ALAIN OLIVIER LA RÉVOLUTION AGROÉCOLOGIQUE Nourrir tous les humains sans détruire la planète
M Û R S P O U R L A R É V O L U T I O N A G R O É C O L O G I Q U E ? Les échecs de la révolution verte des années 1960 et les dysfonctionnements du système alimentaire mondial actuel ne sont plus à démontrer : épuisement des sols, érosion de la biodiversité, problèmes de santé liés aux pesticides, carences alimentaires chez des millions de personnes, sans compter l’endettement des paysans, la privatisation du vivant et la domination des géants de l’agrobusiness sur les semences et les réseaux de distribution alimentaire… Il est temps de conjuguer agriculture et écologie ! Fort de son parcours d’enseignant et de chercheur en agriculture, Alain Olivier nous guide dans cet ensemble de principes scientifiques et de pratiques agricoles qu’est l’agroécologie. Il est important de miser sur une gestion appropriée des sols, sur le recyclage de la biomasse végétale et animale, sur la protection de l’eau et des écosystèmes. Rotations, associations des cultures et agroforesterie devraient être la norme, tout en intégrant l’élevage de façon raisonnée. Puisque l’agroécologie valorise le terroir, le savoir paysan et le rôle des femmes, il est également crucial que ceux et celles qui nous nourrissent aient accès à la terre et aux semences. À l’ère des changements climatiques, les processus écologiques, la justice sociale et la souveraineté alimentaire doivent se trouver au cœur du fonctionnement des agroécosystèmes ainsi que du système alimentaire en général. Vaste mouvement social qui cherche à établir des pratiques plus soutenables et plus justes, l’agroécologie est la voie toute désignée pour métamorphoser les liens qu’entretient l’être humain avec sa nourriture, son territoire et une nature à bout de souffle. Professeur à la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, Alain Olivier est titulaire de la Chaire en développement international et dirige le Groupe interdisciplinaire de recherche en agroforesterie (GIRAF). Il a reçu en 2004 le Prix international La Recherche, mention Environnement, et le Prix d’excellence en enseignement de l’Université Laval pour l’internationalisation de la formation en 2016.
la révolution agroécologique
Alain Olivier
LA RÉVOLUTION AGROÉCOLOGIQUE Nourrir tous les humains sans détruire la planète
Coordination éditoriale : David Murray et Camille Didier Illustration de la couverture : Eloïse Deschamps ; dir. artistique : Jolin Masson Maquette de la couverture : Catherine D’Amours, Nouvelle Administration Typographie et mise en page : Yolande Martel © Les Éditions Écosociété, 2021 ISBN 978-2-89719-660-8 Dépôt légal : 1er trimestre 2021 Ce livre est aussi offert en format numérique.
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Titre : La révolution agroécologique : nourrir tous les humains sans détruire la planète / Alain Olivier. Noms : Olivier, Alain, 1963- auteur. Description : Comprend des références bibliographiques. Identifiants : Canadiana 20200095773 | ISBN 9782897196608 (couverture souple) Vedettes-matière : RVM : Écologie agricole. Classification : LCC S589.7.O45 2021 | CDD 577.5/5—dc23
Les Éditions Écosociété reconnaissent l’appui financier du gouvernement du Canada et remercient la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) et le Conseil des arts du Canada de leur soutien. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.
Table des matières
Prologue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
première partie
Les fondements de l’agroécologie Chapitre 1 L’héritage de la « révolution agricole ». . . . . . . . . . . . . . . . 23 Chapitre 2 Qu’est-ce que l’agroécologie ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 Chapitre 3 L’agroécologie face aux enjeux du système alimentaire . . . 60
deuxième partie
Les principes écologiques de l’agroécologie Chapitre 4 Des sols vivants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Chapitre 5 L’eau, source de vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104 Chapitre 6 L’énergie solaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
Chapitre 7 L’extraordinaire diversité du monde vivant . . . . . . . . . . . 131 Chapitre 8 Atténuer les changements climatiques et s’y adapter. . . . . 151 Chapitre 9 Quelle place pour l’élevage en agroécologie ?. . . . . . . . . . 178
troisième partie
Les dimensions socioéconomiques de l’agroécologie Chapitre 10 Manger à sa faim et vivre en santé. . . . . . . . . . . . . . . . . . 197 Chapitre 11 À qui appartiennent la terre, l’eau et les semences ? . . . . . 215 Chapitre 12 Valoriser l’expertise des paysans et des paysannes . . . . . . 230 Chapitre 13 Un territoire habité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 248 Chapitre 14 La dimension politique de l’agroécologie. . . . . . . . . . . . . 259 Chapitre 15 A-t-on vraiment le choix ? La transition agroécologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273 Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 288 Épilogue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293 Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295
Aux paysans et aux paysannes
Prologue
J
’ai grandi en arpentant les forêts et les champs. Ce sont eux qui m’ont construit, presque autant, oserais-je dire, que ne l’a fait la communauté humaine. En m’exprimant ainsi, je ne suis bien sûr pas sans savoir à quel point un tel propos peut paraître inconvenant. Je n’ai pourtant rien d’un misanthrope. J’aime profondément l’être humain. Cependant, quand j’essaie de comprendre qui je suis, je n’arrive pas à me concevoir isolément du territoire que j’habite et des différents êtres vivants, de toutes espèces, qui l’occupent. Ma biographie est une géographie et, plus encore, une écologie. La thèse selon laquelle l’être humain aurait préséance sur tout le reste du monde sensible est certes séduisante. Mais elle ne parvient pas à pénétrer ma conscience. On sait en effet aujourd’hui que les liens qui nous unissent au monde vivant et, par-delà, à notre environnement, sont beaucoup plus étroits que nous avons voulu, pendant un temps, l’imaginer. Tous les êtres vivants de la planète, quels qu’ils soient, ont un passé commun avec le nôtre. Ils partagent avec nous le même instant présent. Et leur avenir est intimement lié au nôtre. « Notre » destin est totalement, irrémédiablement dépendant du « leur ». Peut-être serait-il temps de retrouver, dans nos rapports avec la nature, une certaine modestie.
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* Je suis un enfant des forêts et des champs. À tel point que j’ai souvent senti, dans le cours de ma vie, qu’il y avait deux pôles à l’intérieur de moi : la nature (la forêt) et la culture (les champs). Je me sentais tiraillé par une de ces dualités classiques qui ont marqué l’histoire de la pensée humaine : celle de l’abstraction cartésienne de la séparation entre le corps (c’està-dire cette nature assimilable à la forêt) et l’esprit (ce domaine de la culture analogue à celui des champs) ; celle de l’inné (la forêt) et de l’acquis (les champs). J’avais même parfois l’impression de devoir livrer ce grand combat entre le Bien (les champs, encore) et le Mal (toujours la forêt), qui emprunte beaucoup à cette idée d’une arène où s’affrontent l’être humain (c’est-à-dire l’Homme) (les champs) et la Bête (la Femme, la forêt), l’âme (les champs) et la chair (la forêt), l’être civilisé par la grâce de la transcendance et celui qui est resté confiné à l’état de nature1. Qu’y a-t-il de si fascinant, pour nous, dans ce genre de dualités ? Faut-il toujours que deux contraires s’affrontent ? Nous savons pourtant à présent que le corps et l’esprit sont inséparables. Que nature et culture ne vont pas l’une sans l’autre. Qu’inné et acquis s’influencent mutuellement. Ces vieux débats sont dépassés. Il est temps de passer à autre chose. Et si l’on permettait aux éléments opposés de chacune de ces équations de dialoguer, plutôt que de se dresser l’un contre l’autre ? Que trouverions-nous entre les deux pôles ? Ce livre présente le récit de ce qui survient lorsque la nature rencontre la culture ou, si l’on veut l’exprimer autrement, de ce qui se passe quand la forêt entre au champ. Place, donc, à la rencontre entre l’agriculture et l’écologie.
1. Ce passage emprunte une partie de ses réflexions à un article paru dans la revue Argument : Alain Olivier, « De la nature et de la culture : les deux solitudes », Argument, vol. 21, no 2, 2019, p. 44-49.
Introduction
D
’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé jardiner. Au cours de mon enfance, durant notre trop court été, quand je ne taquinais pas la truite – ou la ouananiche – et ne courais pas les bois à la recherche de chanterelles ou de bleuets, je prenais soin de l’immense potager familial. Très tôt, j’ai appris, fasciné, qu’on pouvait semer des graines en terre pour voir émerger, quelques jours plus tard, une plantule qui donnerait bientôt des légumes succulents. Il ne faut donc pas trop s’étonner qu’au sortir de l’adolescence, j’ai choisi d’effectuer des études universitaires dans le domaine de l’agronomie. Il faut d’ailleurs ajouter que j’étais alors grandement préoccupé – et le suis toujours – par cette immense injustice qui fait qu’encore aujourd’hui, dans un monde aussi riche que le nôtre, des centaines de millions d’êtres humains souffrent de la faim. Ma voie était tracée. J’aiderais ces gens qui faisaient selon moi le plus noble métier du monde – les paysans et les paysannes1 – à nourrir la planète. Je deviendrais agronome. 1. Au fil du temps, les paysans et les paysannes sont devenus des cultivateurs et des cultivatrices, des agriculteurs et des agricultrices – ou des éleveurs et des éleveuses –, puis des exploitants et des exploitantes, des producteurs et des productrices agricoles. Même si l’emploi des mots « paysan » et « paysanne » dit bien leur rapport au pays et ne limite pas leur rôle et leur identité au fait de produire, il revêt depuis longtemps une connotation
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Au cours de mes études en agronomie, j’allais toutefois découvrir deux nouveaux univers – ceux de la recherche et de l’enseignement – qui auraient une influence marquante sur mon cheminement professionnel. Je travaillerais toujours dans le domaine de l’agriculture. Mais je le ferais à titre de chercheur et d’enseignant. À peine devenu agronome, je me suis donc envolé pour le Burkina Faso afin de participer, dans le cadre d’études de maîtrise à l’Université Laval, à un programme d’amélioration génétique du sorgho. Le sorgho est une céréale particulièrement bien adaptée à la sécheresse. Pour cette raison, elle est appréciée au Sahel, où on en fait une farine qui entre dans la composition de mets qui constituent la base de l’alimentation de millions de personnes. Or, les champs de sorgho, à l’instar de ceux d’autres céréales comme le mil et le maïs, sont parfois infestés par une adventice – c’est-à-dire une « mauvaise » herbe2 – aux caractéristiques tout à fait originales : le striga. Cette adventice a en effet la particularité d’être une plante parasite. Après sa germination, l’extrémité de sa radicule se transforme en une structure plus ou moins globulaire, l’haustorium, qui vient s’accoler à la racine du sorgho. Une connexion est alors établie péjorative que les termes d’exploitant et de producteur n’ont pas. De plus en plus d’agriculteurs et d’agricultrices se réclament toutefois d’une identité paysanne. Cela est particulièrement marqué dans le mouvement agroécologique. Il est difficile d’en faire abstraction quand on traite d’agroécologie et c’est pourquoi je réfèrerai aux paysans et aux paysannes plutôt qu’aux agriculteurs et aux agricultrices ou aux producteurs et aux productrices agricoles tout au long du présent ouvrage. La paysannerie doit toutefois y être vue dans un sens qui englobe tous les gens qui font de l’agriculture, y compris ceux et celles qui ne se reconnaissent pas dans ce terme et s’identifient comme des producteurs et des productrices agricoles, comme c’est généralement le cas au Québec où l’organisation syndicale qui les représente a pour nom, depuis 1972, Union des producteurs agricoles – même s’il existe aussi une Union paysanne. J’espère qu’ils ne m’en tiendront pas trop rigueur. 2. Le concept de « mauvaise herbe » a pour corollaire l’idée selon laquelle certaines herbes sont bonnes et d’autres, mauvaises en soi. En agroécologie, on le verra, une telle idée – très anthropocentrique – n’a guère de sens. J’utiliserai donc le terme d’adventice, qui désigne une plante dont la présence dans un champ n’est pas intentionnelle, ce qui ne l’empêche pas nécessairement de jouer des rôles utiles, même si on considère généralement qu’elle nuit à la production agricole.
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entre les deux plantes, à tel point qu’on n’arrive plus à distinguer quelles cellules appartiennent au sorgho et lesquelles appartiennent au striga : elles sont tellement imbriquées les unes aux autres qu’elles ne font plus qu’un. La suite, tout aussi fascinante, à tout le moins pour moi qui n’aurai jamais fini d’être ébloui par les merveilles de la nature, a toutefois des conséquences dramatiques pour le sorgho. Grâce à la connexion établie entre les vaisseaux conducteurs de sève des deux plantes, le striga se met à soutirer de l’eau, des éléments minéraux et des glucides à son hôte. Celui-ci ne peut qu’en dépérir et son rendement en grains s’en trouve évidemment affecté. Conséquemment, la paysanne, le paysan et les membres de leur famille ont un peu moins à se mettre sous la dent. Et, malheureusement, « un peu moins » de nourriture signifie bien souvent beaucoup trop peu pour pouvoir manger à leur faim. Quand j’avais appris les effets désastreux que pouvait avoir une plante si inoffensive en apparence, je m’étais senti consterné. Mais j’avais aussi été totalement captivé par le défi qu’elle posait. Je me trouvais enfin confronté à un thème de recherche à la hauteur de mes aspirations. Si j’avais choisi d’étudier en agronomie, n’était-ce pas en grande partie parce que j’étais scandalisé par les problèmes d’insécurité alimentaire qui sévissaient sur la planète ? Comme des dizaines d’autres scientifiques avant moi, je me suis donc lancé avec enthousiasme dans la recherche de solutions pour contrer les dommages causés par le striga. Je savais bien sûr que je ne pourrais au mieux que contribuer modestement à l’atteinte d’un tel objectif. Mais cette simple perspective me grisait. Certes, le chemin risquait d’être long. Il serait parsemé d’embûches. Mais le progrès technologique dont j’avais été à même de constater l’ampleur au cours de mes quatre années d’études en agronomie ne laissait pas de doute : la solution était à notre portée. Tout droit issue de la « révolution verte3 » et, plus globalement, de la modernisation agricole, à 3. Le concept de « révolution verte » fait référence à la transformation des modes de production agricole, à compter des années 1960, dans les pays qu’on qualifiait alors de sous-développés ou en voie de développement,
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laquelle on a aussi donné le nom de « révolution agricole », elle portait le nom enchanteur de « paquet technique4 ». Nous reviendrons ultérieurement sur les assises de ces « révolutions » – dont la dernière n’avait d’ailleurs de vert que le nom – et sur leurs impacts sur les façons de pratiquer l’agriculture et de concevoir l’alimentation. Comme la plupart, sinon la totalité d’entre nous, je suis un enfant de ces révolutions. J’ai été formé dans le plus pur esprit de l’époque qui les a vues naître, qui est d’ailleurs celui qui domine encore aujourd’hui. J’ai donc abordé le problème posé par le striga de la seule manière envisageable, ou de la seule façon que j’étais capable d’imaginer, c’est-à-dire en accord avec l’idéologie issue de ces révolutions.
* Pour contrer les dommages causés par le striga, il fallait se battre sur divers fronts à la fois. Trois d’entre eux, qui attiraient des chercheurs du monde entier, se démarquaient particulièrement. Il ne me restait qu’à choisir l’un de ces combats. Le premier front était celui de la chimie des pesticides. Afin de lutter contre une adventice, il n’y avait rien de mieux, avions-nous appris – que nous soyons paysans, paysannes ou agronomes –, que d’appliquer un herbicide chimique. Bien sûr, on pouvait toujours arracher l’adventice à la main ou avec un sarcloir. Certains commençaient par ailleurs à tester des agents notamment en Asie du Sud-Est et en Amérique latine. Il s’agissait essentiellement « d’intensifier » la production agricole, c’est-à-dire d’augmenter sa « productivité », grâce à l’introduction de la mécanisation et à l’utilisation de variétés à haut rendement et d’intrants de synthèse. La révolution verte faisait suite à la « révolution agricole » qui avait commencé au cours de la deuxième moitié du xixe siècle, dans les pays dits développés, sous l’impulsion des mêmes facteurs. Cette « révolution agricole » n’était toutefois pas la première et certains distinguent, dans l’histoire de l’humanité, plusieurs « révolutions agricoles ». J’utiliserai pour ma part l’expression au singulier pour qualifier la « révolution » la plus récente, c’est-à-dire celle issue de la « modernisation » apportée par l’industrie. 4. L’idée de paquet technique, ou paquet « technologique », est centrale à la révolution verte. Celle-ci reposait en effet sur un « paquet » comportant l’emploi de semences « améliorées », d’engrais chimiques et de pesticides de synthèse, combiné à la mécanisation et à l’irrigation.
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de lutte biologique. Mais rien ne battait en efficacité un herbicide chimique. Avec le striga, néanmoins, ce n’était pas si simple. La relation entre l’adventice et son hôte était si étroite, si intime, qu’il n’était pas facile de trouver un herbicide s’attaquant au striga sans affecter le sorgho. Mais on finirait bien par trouver. Ce n’était qu’une question de temps. Malgré les promesses offertes par la lutte chimique, j’avais décidé de laisser à d’autres cette approche. À l’époque, c’est-àdire vers la fin des années 1980, on se préoccupait déjà depuis un certain temps des risques occasionnés par l’utilisation de pesticides. La toxicité de quelques-uns d’entre eux, qui engendrait des problèmes de santé publique, était progressivement mise en lumière. Des insectes ravageurs, des microorganismes pathogènes, des adventices commençaient à montrer une résistance à certains pesticides. Cela ne remettait évidemment pas en cause nos façons de faire. Il fallait simplement être plus vigilant. Je n’en éprouvais pas moins un malaise grandissant devant de telles pratiques. Ce combat ne serait donc pas le mien, même si j’étais curieux d’en voir les résultats. Le deuxième front, lui aussi, appartenait à la chimie. C’était celui de la fertilisation minérale. Certains avaient en effet constaté qu’un plant de sorgho « bien nourri » semblait mieux supporter les infestations de striga qu’un plant « mal nourri ». Cela ne l’empêchait pas d’être parasité. Mais il suffisait peut-être de trouver les bonnes doses de fertilisants chimiques pour que son rendement en grains ne soit pas trop affecté par la plante parasite. Quelques chercheurs avaient bien sûr commencé à évoquer également le rôle potentiel des amendements organiques. Il n’en demeurait pas moins beaucoup plus simple de travailler avec des engrais minéraux. J’étais toutefois préoccupé par les coûts exorbitants de ces engrais pour des paysans et des paysannes le plus souvent fort démunis. Je finis donc par porter mon choix sur le troisième front, qui était celui de l’amélioration génétique. Des chercheurs avaient identifié des variétés de sorgho qui avaient un faible rendement, mais semblaient résistantes au parasite. J’écris « semblaient », car il s’avéra par la suite que cette résistance n’était pas stable, ou même qu’elle n’avait jamais existé. Quoi qu’il en soit, cette découverte laissait entrevoir un avenir
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rempli de promesses. En croisant ces variétés avec diverses autres variétés sensibles au striga, mais à haut rendement en grains, on finirait bien par trouver, dans leur progéniture, des individus résistants et hautement productifs. Et la sécurité alimentaire des paysans et des paysannes serait assurée. J’entrepris donc, sous la supervision d’un chercheur de renom travaillant pour un centre de recherche international ayant une antenne au Burkina Faso, un projet de recherche visant à développer une variété – ou un cultivar5 – de sorgho présentant un haut rendement tout en étant résistant au striga. Les travaux comportaient notamment des essais « en milieu paysan » afin d’évaluer, dans des conditions aussi proches que possible des conditions « réelles », les différentes variétés provenant des croisements réalisés. Un paysan burkinabè, Yacouba6, était associé à ces travaux. C’est lui qui procédait au semis, à la fertilisation, au désherbage et à la récolte des parcelles selon les consignes qu’on lui donnait. Il va sans dire que les essais n’avaient de « paysan » que le nom. Yacouba n’était qu’un manœuvre n’ayant aucune voix au chapitre. Il ne faisait qu’obéir, contre une maigre rémunération, à ce qu’on lui demandait de faire. Yacouba était pourtant un paysan aguerri. C’était aussi un homme d’une très grande gentillesse et d’une extrême patience. Il se prit rapidement d’affection pour le jeune homme sans expérience que j’étais alors. Et, petit à petit, il devint pour moi non seulement un véritable ami, mais aussi un guide incomparable dans l’univers paysan.
*
5. Une « variété » représente une forme particulière d’une espèce de plante donnée qui se distingue des autres plantes de la même espèce par au moins un caractère, sans pour autant que cela en fasse une plante d’espèce différente. Un « cultivar » désigne une variété de plante cultivée qui a fait l’objet de sélection pour au moins un caractère distinctif. À des fins de simplification, j’utiliserai dans ce qui suit le terme « variété », plus englobant, même s’il conviendrait parfois de parler plutôt de cultivar ou même de lignée. 6. Par une drôle de coïncidence, il appartenait à la famille Sawadogo, comme son homonyme qui a reçu à Stockholm, en 2018, le Right Livelihood Award pour sa lutte contre la désertification au Burkina Faso.
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Je finis par demander un jour à Yacouba son avis sur les différentes variétés de notre essai. Nous n’étions plus qu’à quelques jours de la récolte et on pouvait déjà apprécier visuellement le rendement de chacune des parcelles et leur taux d’infestation, même si j’attendais bien sûr d’avoir collecté et analysé toutes les données avant d’émettre des conclusions définitives. Sa réponse me renversa. Aucune des variétés qui figuraient en tête de liste dans mes cahiers de notes n’avait sa faveur. Elles avaient beau être celles dont les rendements semblaient les plus prometteurs tout en étant pratiquement exemptes de striga, rien n’y faisait. Sa préférence allait à une variété traditionnelle7 que nous n’avions pourtant incluse qu’à titre de témoin, afin de pouvoir comparer nos résultats avec ce qui se rapprochait le plus possible de la situation paysanne « à améliorer ». Je lui demandai les raisons de son choix. Il me dévisagea longuement, puis me répondit simplement, un sourire moqueur sur les lèvres : « L’étranger a de grands yeux, mais il ne voit rien. » Je le regardai d’un air interrogateur. Ses yeux brillaient d’un éclat malicieux. « Oui, mais encore ? » avais-je envie de rétorquer. Qu’étaient donc ces choses que je ne voyais pas ? Sa réponse vint en plusieurs temps. C’était un homme de peu de mots, surtout en français, une langue qui n’était pas la sienne et qu’il maîtrisait mal, même s’il était, pour les langues de son pays, le plus parfait des polyglottes. J’appris d’abord que le goût de toutes ces variétés dites « améliorées » qu’on lui proposait périodiquement, sans être insupportable, lui était vraiment désagréable. « Je mange du sorgho chaque jour », avait-il simplement précisé. Il n’en avait pas dit plus, mais c’était limpide : il n’avait pas envie de manger, tous les jours de sa vie, un mets qui lui déplaisait. 7. Pour qualifier les variétés paysannes, on emploie parfois le terme de « variété population », qui désigne une variété traditionnelle hétérogène sur le plan génétique, puisque sa pollinisation est libre, comparativement aux variétés ou aux cultivars issus des processus modernes d’amélioration variétale, qui sont stables et homogènes pour certains caractères distinctifs. L’hétérogénéité des variétés populations leur confère notamment une meilleure capacité d’adaptation aux conditions changeantes de leur environnement.
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J’appris ensuite que son épouse, qui était responsable de la cuisine, n’appréciait pas tellement ces variétés, elle non plus. « Elle se fatigue », m’avait-il dit. J’avais fini par comprendre que la cuisson était plus longue et plus difficile avec la farine issue de ces variétés « améliorées » qu’avec celle des variétés traditionnelles. Malaxer la pâte nécessitait plus de temps et d’énergie. Et exigeait aussi, par conséquent, une plus grande quantité de bois de feu. « Le bois est rare. Il faut aller loin pour en trouver. » Ce n’était pourtant pas tout. Au cours des semaines qui suivirent, Yacouba m’enseigna que les variétés « améliorées » n’obtenaient de hauts rendements que lorsque la pluie était au rendez-vous. Qu’on ne pouvait absolument pas omettre de les fertiliser à l’aide d’engrais minéraux si on voulait éviter d’être aux prises avec des rendements désastreux. Qu’elles étaient couramment affectées par l’une ou l’autre des maladies fongiques qui s’attaquaient parfois au sorgho. Que des nématodes, ou alors des insectes ravageurs, en raffolaient. Il aborda même un jour, de façon imagée, la question de l’interdépendance entre tous les êtres animés et inanimés de la planète. Mais je ne portai pas trop attention à ses propos, que je pris alors pour des fabulations : j’étais incapable de discerner le savoir écologique qui se cachait derrière8. Petit à petit, Yacouba avait tout de même réussi à ébranler, l’air de rien, mes plus grandes certitudes. Cependant, c’est au 8. On pourrait dire de la même façon que je n’avais pas encore compris que le travail d’un paysan ou d’une paysanne ne consiste pas à maximiser le rendement brut d’une unique culture, mais bien à gérer un agroécosystème d’une incroyable complexité, pour emprunter les mots de Marc Dufumier. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’alors que ce sont des paysans sahéliens comme Yacouba qui m’ont enseigné ce genre de choses, ce sont des paysannes malgaches qui ont fait de même auprès de Dufumier. Celui-ci raconte comment ces femmes lui avaient montré que les variétés de riz « améliorées », les engrais de synthèse et les pesticides dont il faisait, jeune agronome, la promotion auprès d’elles, détruisaient en fait un agroécosystème fourmillant de vie – canards, poissons, grenouilles, escargots – qui fonctionnait pourtant très bien. Ces animaux leur fournissaient même des protéines que les variétés de riz « améliorées » étaient incapables de leur donner, tout en se chargeant d’éliminer les adventices et les ravageurs des cultures. Marc Dufumier et Olivier Le Naire, L’agroécologie peut nous sauver, Arles, Actes Sud, 2019.
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Des arbres, encore des arbres, tel est le mot d’ordre. L’arbre signifie l’eau, le fourrage, le bétail, les récoltes ; l’arbre, c’est l’ombre, les loisirs, les chansons – les poètes, les peintres, les législateurs, les visionnaires.
Tout y est, bien condensé. Le rôle écologique de l’arbre. La production alimentaire qui lui est associée. Sa contribution aux sociétés humaines. La nature ne s’oppose pas à la culture. Elle en est l’origine. Et elle lui est plus que jamais nécessaire. Nous avons cru, durant un temps, qu’il fallait, pour être humain, la dompter, sinon la détruire. Il nous fallait à tout prix nous distinguer de la terre, de la plante, de l’animal, sous peine de perdre une dignité qui ne pouvait, pour exister, appartenir qu’à nous seuls. Or, ce faisant, nous nous déshonorions. Il est grand temps de retrouver cette dignité qui nous vient de la terre et que nous partageons avec tous les autres êtres vivants – d’autres diraient les êtres animés et inanimés – de la planète. Il n’est pas nécessaire, pour nous nourrir, de l’anéantir. S’il est une chose que l’agroécologie peut nous apprendre, c’est que nous pouvons faire les choses autrement et en avons même le devoir ou, pour emprunter les mots de Hans Jonas, la responsabilité. Aborder la question de notre responsabilité envers les êtres humains les plus démunis, envers ceux des prochaines générations, envers les autres êtres vivants et, par-delà, envers la planète tout entière n’a évidemment rien de très séduisant. Nous avons une telle soif de liberté ! Or, celle-ci – comme la dignité – ne se situe pas forcément dans la négation de notre dépendance envers les autres êtres vivants et les cycles biogéochimiques de la biosphère. Nous ne pouvons être libres d’être autres que ce que nous sommes. Si l’on se fie à Spinoza, être libre, en effet, ne veut-il pas dire être pleinement soi, c’est-àdire répondre adéquatement aux déterminations de sa nature ? Certes, une plante cultivée, un animal d’élevage, ne pourront sans doute jamais répondre totalement à de telles déterminations et ne seront donc jamais libres. Mais ils pourraient certainement l’être à tout le moins un peu plus. Et nous n’en serions que plus libres nous-mêmes et vraisemblablement plus dignes de notre mère, la Terre.