L'intégrale de Molière

Page 1


La Jalousie du Barbouillé Note Nous avons établi le texte de cette pièce d’après le manuscrit de la bibliothèque Mazarine, et nous donnons les variantes de l’édition de 1819. Comme ce texte, ainsi que celui du Le Médecin volant, nous est parvenu de façon quelque peu indirecte, puisque Jean-Baptiste Rousseau en a découvert le manuscrit au XVIIIe siècle et qu’il n’a été publié qu’en 1819, nous n’avons pas cru devoir montrer, quant au respect de la ponctuation originale, la même rigueur que pour les pièces publiées du vivant de Molière ou dans l’édition de 1682. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe. Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse : nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait également pour des passages dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; enfin, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans les notices qui précèdent les pièces.

Notice Après l’échec parisien de son « Illustre Théâtre », Molière entreprend de 1646 à 1658 une longue tournée en province pendant laquelle il joue un certain nombre de farces, aujourd’hui perdues, dont nous ne connaissons que les titres. Deux textes seulement nous sont parvenus, La Jalousie du


Barbouillé etLe Médecin volant, de façon quelque peu indirecte, puisqu’on en a trouvé le manuscrit au XVIIIe siècle [1] et qu’ils n’ont été publiés qu’en 1819 par les bons soins de Viollet-le-Duc. On peut légitimement penser que le texte dont nous disposons consiste en une sorte de canevas à peine étoffé, et que lescomédiens devaient exploiter, selon leurs talents propres, tel ou tel effet que le texte ne porte pas ou qu’il se contente d’évoquer. L’art des farceurs, tout comme celui des comédiens italiens est à jamais perdu. De sorte qu’on ne saurait dire à la lecture si ces pochades sont de la main de Molière, ou si elles faisaient simplement partie du répertoire de la troupe. Le fait qu’on rencontre un Gorgibus dans Les Précieuses ridicules, ou que tel passage se retrouve dans Le Dépit amoureux, Le Mariage forcé ou surtout dans George Dandin ne suffit pas à en apporter la preuve. On sait en effet que les auteurs s’empruntaient [2] constamment des effets, des situations, des scènes entières, voire des sujets. Quant à l’étude stylistique du passage, elle ne permet pas de déceler le moindre trait représentatif de l’écriture moliéresque ultérieure et donc de penser à un réemploi. Un indice intéressant a cependant été relevé par Austin Gill [3] , qui remarque des similitudes précises entre la scène 2 de cette farce et Gi’ingiusti sdegni, une commedia erudita de Bernardini Pino (1553) ; mais surtout il montre que d’autres passages de cette commedia ont été utilisés par Molière dans diverses pièces [4] , ce qui inclinerait à penser que La Jalousie du Barbouilléest bien de Molière. La recherche des sources est ici d’autant plus délicate qu’il s’agit là d’un vieux thème de la littérature occidentale, dont on trouve de nombreuses versions, notamment dans un scénario de commedia dell’arte, le Villano geloso, ou dans un conte de Boccace, Le Jaloux corrigé. L’argument, fondé sur le vieux principe de l’arroseur-arrosé, se réduit d’ailleurs à peu de chose : Le Barbouillé, qui a des doutes sur la fidélité de sa femme, Angélique, est trop heureux de lui fermer un soir la porte du logis, alors qu’elle a voulu se rendre à un bal. Elle le supplie en vain et feint de se donner la mort ; il sort pour voir ce qu’il en est et se trouve à son tour à la porte, alors qu’arrive le père d’Angélique.


Cette farce peut sans doute nous donner une idée de celle que Molière, de retour de province, joue devant Louis XIV au petit Chatelet en 1658, Le Docteur amoureux, dont La Grange et Vivot disent dans leur Préface : Cette comédie, qui ne contenait qu’un acte, et quelques autres de cettenature, n’ont point été imprimées : il les avait faites sur quelques idées plaisantes sans y avoir mis la dernière main ; et il trouva à propos de les supprimer, lorsqu’il se fut proposé pour but dans toutes ses pièces d’obliger les hommes à se corriger de leurs défauts. Comme il y avait longtemps qu’on ne parlait plus de petites comédies, I’invention en parut nouvelle, et celle qui fut représentée ce jour-là divertit autant qu’elle surprit tout le monde. Ce qui est remarquable, dans le cas de Molière, c’est qu’il reste fidèle à ce genre pourtant méprisé [i] , en raison du statut du rire, ce qui lui vaudra d’être traité de « farceur » par ses détracteurs, durant la « querelle de L’École des femmes ». Non seulement, il remet la farce à la mode à son retour à Paris, comme le rappelle la préface, alors qu’on n’en avait pas représenté depuis la disparition du fameux trio de farceurs GaultierGarguille, Gros-Guillaume et Turlupin, vers 1630 ; mais encore toutes ses œuvres contiendront, dans une proportion variable, des effets issus de la farce ; surtout, le poète lui fera une place de choix dans le genre qu’il conçoit vers la fin de sa carrière, la comédie-ballet, nouvelle esthétique dramatique dont les scènes de farce seront un des éléments constitutifs. [1] Cette découverte est due à Jean-Baptiste Rousseau, qui d’ailleurs parle de « canevas remplis grossièrement par quelqu’un qui n’a jamais su écrire » (À Brossette, 28 octobre 1731). Le manuscrit dont s’est servi Viollet-le-Duc se trouve à la bibliothèque Mazarine. [2] Voir notre introduction. [3] Austin Gill, « The Doctor in the Farce and Molière », French Studies 2, 1948. [4] Telle la scène de Métaphraste dans Le Dépit amoureux.


[i] La Jalousie du Barbouillé est représentée sept fois de 1660 à 1664. On peut penser que c’est la même oeuvre que la troupe jouait sous le titre La Jalousie de Gros-René.

SCÈNE PREMIÈRE LE BARBOUILLÉ.- Il faut avouer que je suis le plus malheureux de tous les hommes. J’ai une femme qui me fait enrager : au lieu de me donner du soulagement et de faire les choses à mon souhait, elle me fait donner au diable vingt fois le jour ; au lieu de se tenir à la maison, elle aime la promenade, la bonne chère, et fréquente je ne sais quelle sorte de gens. Ah ! pauvre barbouillé, que tu es misérable ! Il faut pourtant la punir. Si je la tuais... L’invention ne vaut rien [1] , car tu serais pendu. Si tu la faisais mettre en prison... La carogne en sortirait avec son passe-partout. Que diable faire donc ? Mais voilà Monsieur le Docteur qui passe par ici : il faut que je lui demande un bon conseil sur ce que je dois faire. SCÈNE II LE DOCTEUR, LE BARBOUILLÉ. LE BARBOUILLÉ.- Je m’en allais vous chercher pour vous faire une prière sur une chose qui m’est d’importance. LE DOCTEUR.- Il faut que tu sois bien mal appris, bien lourdaud, et bien mal morigéné [2] , mon ami, puisque tu m’abordes sans ôter ton chapeau, sans observer rationem loci, temporis et personæ [3] . Quoi ? débuter d’abord par un discours mal digéré, au lieu de dire : Salve, vel salvus sis, Doctor, Doctorum eruditissime [4] ! Hé ! pour qui me prends-tu, mon ami ? LE BARBOUILLÉ.- Ma foi, excusez-moi : c’est que j’avais l’esprit en écharpe [5] , et je ne songeais pas à ce que je faisais ; mais je sais bien


que vous êtes galant homme. LE DOCTEUR.- Sais-tu bien d’où vient le mot de galant homme ? LE BARBOUILLÉ.- Qu’il vienne de Villejuif ou d’Aubervilliers, je ne m’en soucie guère [6] . LE DOCTEUR.- Sache que le mot de galant homme vient d’élégant ; prenant leg et l’a de la dernière syllabe, cela fait ga, et puis prenant l, ajoutant un a et les deux dernières lettres [7] , cela fait galant, et puis ajoutant homme, cela fait galant homme. Mais encore pour qui me prendstu ? LE BARBOUILLÉ.- Je vous prends pour un docteur. Or çà, parlons un peu de l’affaire que je vous veux proposer. Il faut que vous sachiez... LE DOCTEUR.- Sache auparavant que je ne suis pas seulement un docteur [8] , mais que je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, et dix fois docteur : 1° Parce que, comme l’unité est la base, le fondement, et le premier de tous les nombres, aussi, moi, je suis le premier de tous les docteurs, le docte des doctes. 2° Parce qu’il y a deux facultés nécessaires pour la parfaite connaissance de toutes choses : le sens et l’entendement ; et comme je suis tout sens et tout entendement, je suis deux fois docteur. LE BARBOUILLÉ.- D’accord. C’est que... LE DOCTEUR.- 3° Parce que le nombre de trois est celui de la perfection, selon Aristote ; et comme je suis parfait, et que toutes mes productions le sont aussi, je suis trois fois docteur. LE BARBOUILLÉ.- Hé bien ! Monsieur le Docteur... LE DOCTEUR.- 4° Parce que la philosophie a quatre parties : la logique,morale, physique et métaphysique [9] ; et comme je les possède


toutes quatre, et que je suis parfaitement versé en icelles, je suis quatre fois docteur. LE BARBOUILLÉ.- Que diable ! je n’en doute pas. Écoutez-moi donc. LE DOCTEUR.- 5° Parce qu’il y a cinq universelles [i] : le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident, sans la connaissance desquels il est impossible de faire aucun bon raisonnement ; et comme je m’en sers avec avantage, et que j’en connais l’utilité, je suis cinq fois docteur. LE BARBOUILLÉ.- Il faut que j’aie bonne patience. LE DOCTEUR.- 6° Parce que le nombre de six est le nombre du travail ; et comme je travaille incessamment pour ma gloire, je suis six fois docteur. LE BARBOUILLÉ.- Ho ! parle tant que tu voudras. LE DOCTEUR.- 7° Parce que le nombre de sept est le nombre de la félicité ; et comme je possède une parfaite connaissance de tout ce qui peut rendre heureux, et que je le suis en effet par mes talents, je me sens obligé de dire de moi-même : O ter quatuorque beatum [i] ! 8° Parce que le nombre de huit est le nombre de la justice, à cause de l’égalité qui se rencontre en lui, et que la justice et la prudence avec laquelle [10] je mesure et pèse toutes mes actions me rendent huit fois docteur. 9° parce qu’il y a neuf muses, et que je suis également chéri d’elles. 10° parce que, comme on ne peut passer le nombre de dix sans faire une répétition des autres nombres, et qu’il est le nombre universel, aussi, aussi, quand on m’a trouvé [11] , on a trouvé le docteur universel : je contiens en moi tous les autres docteurs. Ainsi tu vois par des raisons plausibles, vraies, démonstratives et convaincantes, que je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, et dix fois docteur. LE BARBOUILLÉ.- Que diable est ceci ? je croyais trouver un homme bien savant, qui me donnerait un bon conseil, et je trouve un ramoneur de


cheminée qui, au lieu de me parler, s’amuse à jouer à la mourre [12] . Un, deux, trois, quatre, ha, ha, ha ! - Oh bien ! ce n’est pas cela : c’est que je vous prie de m’écouter, et croyez que je ne suis pas un homme à vous faire perdre vos peines, et que si vous me satisfaisiez [13] sur ce que je veux de vous, je vous donnerai ce que vous voudrez ; de l’argent, si vous en voulez. LE DOCTEUR.- Hé ! de l’argent. LE BARBOUILLÉ.- Oui, de l’argent, et toute autre chose que vous pourriez demander. LE DOCTEUR, troussant sa robe derrière son cul.- Tu me prends donc pour un homme à qui l’argent fait tout faire, pour un homme attaché à l’intérêt, pour une âme mercenaire ? Sache, mon ami, que quand tu me donnerais une bourse pleine de pistoles, et que cette bourse serait dans une riche boîte, cette boîte dans un étui précieux, cet étui dans un coffret admirable, ce coffret dans un cabinet curieux [14] , ce cabinet dans une chambre magnifique, cette chambre dans un appartement agréable, cet appartement dans un château pompeux, ce château dans une citadelle incomparable, cette citadelle dans une ville célèbre, cette ville dans une île fertile, cette île dans une province opulente, cette province dans une monarchie florissante, cette monarchie dans tout le monde ; et que tu me donnerais le monde où serait cette monarchie florissante, où serait cette province opulente, où serait cette île fertile, où serait cette ville célèbre, où serait cette citadelle incomparable, où serait ce château pompeux, où serait cet appartement agréable, où serait cette chambre magnifique, où serait ce cabinet curieux, où serait ce coffret [15] admirable, où serait cet étui précieux, où serait cette riche boîte dans laquelle serait enfermée la bourse pleine de pistoles, que je me soucierais aussi peu de ton argent et de toi que de cela [16] . LE BARBOUILLÉ.- Ma foi, je m’y suis mépris : à cause qu’il est vêtu comme un médecin, j’ai cru qu’il lui fallait parler d’argent ; mais puisqu’il n’en veut point, il n’y a rien de plus aisé [17] que de le contenter. Je m’en vais courir après lui [18] .


SCÈNE III ANGÉLIQUE, VALÈRE, CATHAU. ANGÉLIQUE.- Monsieur, je vous assure que vous m’obligez [19] beaucoup de me tenir quelquefois compagnie : mon mari est si mal bâti, si débauché, si ivrogne, que ce m’est un supplice d’être avec lui, et je vous laisse à penser quelle satisfaction on peut avoir d’un rustre comme lui. VALÈRE.- Mademoiselle [20] , vous me faites trop d’honneur de me vouloir souffrir, et je vous promets de contribuer de tout mon pouvoir à votre divertissement ; et que, puisque vous témoignez que ma compagnie ne vous est point désagréable, je vous ferai connaître combien j’ai de joie de la bonne nouvelle que vous m’apprenez, par mes empressements [21] . CATHAU.- Ah ! changez de discours : voyez porte-guignon qui arrive. SCÈNE IV LE BARBOUILLÉ, VALÈRE, ANGÉLIQUE, CATHAU. VALÈRE.- Mademoiselle, je suis au désespoir de vous apporter de si méchantes nouvelles ; mais aussi bien les auriez-vous apprises de quelque autre : et puisque votre frère est fort malade... ANGÉLIQUE.- Monsieur, ne m’en dites pas davantage ; je suis votre servante, et vous rends grâces de la peine que vous avez prise. LE BARBOUILLÉ.- Ma foi, sans aller chez le notaire, voilà le certificat de mon cocuage. Ha ! ha ! Madame la carogne, je vous trouve avec un homme, après toutes les défenses que je vous ai faites, et vous me voulez envoyer de Gemini en Capricorne [22] ! ANGÉLIQUE.- Hé bien ! faut-il gronder pour cela ? Ce Monsieur vient de m’apprendre que mon frère est bien malade : où est le sujet de querelles ? CATHAU.- Ah ! le voilà venu : je m’étonnais bien si nous aurions longtemps du repos.


LE BARBOUILLÉ.- Vous vous gâteriez, par ma foi, toutes deux, Mesdames les carognes [23] ; et toi, Cathau, tu corromps ma femme : depuis que tu la sers, elle ne vaut pas la moitié de ce qu’elle valait. CATHAU.- Vraiment oui, vous nous la baillez bonne. ANGÉLIQUE.- Laisse là cet ivrogne ; ne vois-tu pas qu’il est si soûl qu’il ne sait ce qu’il dit ? SCÈNE V GORGIBUS, VILLEBREQUIN, ANGÉLIQUE, CATHAU, LE BARBOUILLÉ. GORGIBUS.- Ne voilà pas encore mon maudit gendre qui querelle ma fille ? VILLEBREQUIN.- Il faut savoir ce que c’est. GORGIBUS.- Hé quoi ? toujours se quereller ! vous n’aurez point la paix dans votre ménage ? LE BARBOUILLÉ.- Cette coquine-là m’appelle ivrogne [24] . Tiens, je suis bien tenté de te bailler une quinte major [i] , en présence de tes parents. GORGIBUS.- Je dédonne au diable l’escarcelle [i] , si vous l’aviez fait. ANGÉLIQUE.- Mais aussi c’est lui qui commence toujours à... CATHAU.- Que maudite soit l’heure que vous avez choisi ce grigou [25] !... VILLEBREQUIN.- Allons, taisez-vous, la paix ! SCÈNE VI LE DOCTEUR, VILLEBREQUIN, GORGIBUS, CATHAU, ANGÉLIQUE, LE BARBOUILLÉ.


LE DOCTEUR.- Qu’est ceci ? quel désordre ! quelle querelle ! quel grabuge ! quel vacarme ! quel bruit ! quel différend ! quelle combustion ! Qu’y a-t-il, Messieurs ? Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? Çà, çà, voyons un peu s’il n’y a pas moyen de vous mettre d’accord, que je sois votre pacificateur, que j’apporte l’union chez vous. GORGIBUS.- C’est mon gendre et ma fille qui ont eu bruit ensemble. LE DOCTEUR.- Et qu’est-ce que c’est ? voyons, dites-moi un peu la cause de leur différend. GORGIBUS.- Monsieur... LE DOCTEUR.- Mais en peu de paroles. GORGIBUS.- Oui-da. Mettez donc votre bonnet. LE DOCTEUR.- Savez-vous d’où vient le mot bonnet ? GORGIBUS.- Nenni. LE DOCTEUR.- Cela vient de bonum est, "bon est, voilà qui est bon", parce qu’il garantit des catarrhes et fluxions. GORGIBUS.- Ma foi, je ne savais pas cela. LE DOCTEUR.- Dites donc vite cette querelle. GORGIBUS.- Voici ce qui est arrivé... LE DOCTEUR.- Je ne crois pas que vous soyez homme à me tenir longtemps, puisque je vous en prie. J’ai quelques affaires pressantes qui m’appellent à la ville ; mais pour remettre la paix dans votre famille, je veux bien m’arrêter un moment. GORGIBUS.- J’aurai fait en un moment. LE DOCTEUR.- Soyez donc bref.


GORGIBUS.- Voilà qui est fait incontinent. LE DOCTEUR.- Il faut avouer, Monsieur Gorgibus, que c’est une belle qualité que de dire les choses en peu de paroles, et que les grands Parleurs, au lieu de se faire écouter, se rendent le plus souvent si importuns, qu’on ne les entend point : Virtutem primam esse puta compescere linguam [26] . Oui, la plus belle qualité d’un honnête homme, c’est de parler peu. GORGIBUS.- Vous saurez donc... LE DOCTEUR.- Socrates recommandait trois choses fort soigneusement à ses disciples : la retenue dans les actions, la sobriété dans le manger, et de dire les choses en peu de paroles. Commencez donc, Monsieur Gorgibus. GORGIBUS.- C’est ce que je veux faire. LE DOCTEUR.- En peu de mots, sans façon, sans vous amuser à beaucoup de discours, tranchez-moi d’un apophthegme [27] , vite, vite, Monsieur Gorgibus, dépêchons, évitez la prolixité. GORGIBUS.- Laissez-moi donc parler. LE DOCTEUR.- Monsieur Gorgibus, touchez là [i] : vous parlez trop ; il faut que quelque autre me dise la cause de leur querelle. VILLEBREQUIN.- Monsieur le Docteur, vous saurez que... LE DOCTEUR.- Vous êtes un ignorant, un indocte, un homme ignare de toutes les bonnes disciplines [i] , un âne en bon français. Hé quoi ? vous commencez la narration sans avoir fait un mot d’exorde ? Il faut que quelque autre me conte le désordre. Mademoiselle, contez-moi un peu le détail de ce vacarme. ANGÉLIQUE.- Voyez-vous bien là mon gros coquin, mon sac à vin de mari ?


LE DOCTEUR.- Doucement, s’il vous plaît : parlez avec respect de votre époux, quand vous êtes devant la moustache d’un docteur comme moi. ANGÉLIQUE.- Ah ! vraiment oui, docteur ! Je me moque bien de vous et de votre doctrine, et je suis docteur quand je veux. LE DOCTEUR.- Tu es docteur quand tu veux, mais je pense que tu es un plaisant docteur. Tu as la mine de suivre fort ton caprice : des parties d’oraison [28] , tu n’aimes que la conjonction ; des genres, le masculin [29] ; des déclinaisons, le génitif ; de la syntaxe, mobile cum fixo ! et enfin de la quantité, tu n’aimes que le dactyle, quia constat ex una longa et duabus brevibus [30] . Venez çà, vous, dites-moi un peu quelle est la cause, le sujet de votre combustion. LE BARBOUILLÉ.- Monsieur le Docteur... LE DOCTEUR.- Voilà qui est bien commencé : "Monsieur le Docteur !" Ce mot de docteur a quelque chose de doux à l’oreille, quelque chose plein d’emphase : "Monsieur le Docteur !" LE BARBOUILLÉ.- À la mienne volonté... LE DOCTEUR.- Voilà qui est bien : "À la mienne volonté !" La volonté présuppose le souhait, le souhait présuppose des moyens pour arriver à ses fins, et la fin présuppose un objet : voilà qui est bien : "À la mienne volonté !" LE BARBOUILLÉ.- J’enrage. LE DOCTEUR.- Ôtez-moi ce mot : "j’enrage" ; voilà un terme bas et populaire. LE BARBOUILLÉ.- Hé ! Monsieur le Docteur, écoutez-moi, de grâce. LE DOCTEUR.- Audi, quæso [31] , aurait dit Ciceron [32] . LE BARBOUILLÉ.- Oh ! ma foi, si se rompt, si se casse, ou si se brise, je


ne m’en mets guère en peine ; mais tu m’écouteras, ou je te vais casser ton museau doctoral ; et que diable donc est ceci ? Le Barbouillé, Angélique, Gorgibus, Cathau, Villebrequin parlent tous à la fois, voulant dire la cause de la querelle, et le Docteur aussi, disant que la paix est une belle chose, et font un bruit confus de leurs voix ; et pendant tout le bruit, Le Barbouillé attache le Docteur par le pied, et le fait tomber ; le docteur se doit laisser tomber sur le dos ; Le Barbouillé l’entraîne par la corde qu’il lui a attachée au pied, et, en l’entraînant, le Docteur doit toujours parler, et compte par ses doigts toutes ses raisons, comme s’il n’était point à terre, alors qu’il ne paraît plus. GORGIBUS.- Allons, ma fille, retirez-vous chez vous, et vivez bien avec votre mari. VILLEBREQUIN.- Adieu, serviteur et bonsoir [33] . SCÈNE VII VALÈRE, LA VALLÉE. Angélique s’en va. VALÈRE.- Monsieur, je vous suis obligé du soin que vous avez pris, et je vous promets de me rendre à l’assignation que vous me donnez, dans une heure [34] . LA VALLÉE.- Cela ne peut se différer ; et si vous tardez un quart d’heure, le bal sera fini dans un moment, et vous n’aurez pas le bien [35] d’y voir celle que vous aimez, si vous n’y venez tout présentement. VALÈRE.- Allons donc ensemble de ce pas [36] . SCÈNE VIII ANGÉLIQUE.- Cependant que mon mari n’y est pas, je vais faire un tour à un bal que donne une de mes voisines. Je serai revenue auparavant lui, car il est quelque part au cabaret : il ne s’apercevra pas que je suis sortie. Ce maroufle-là me laisse toute seule à la maison, comme si j’étais son chien [37].


SCÈNE IX LE BARBOUILLÉ.- Je savais bien que j’aurais raison de ce diable de Docteur, et de toute sa fichue doctrine. Au diable l’ignorant ! Jj’ai bien renvoyé toute la science par terre [38] . Il faut pourtant que j’aille un peu voir si notre bonne ménagère m’aura fait à souper [39] . SCÈNE X ANGÉLIQUE.- Que je suis malheureuse ! j’ai été trop tard [40] , l’assemblée est finie : je suis arrivée justement comme tout le monde sortait ; mais il n’importe, ce sera pour une autre fois. Je m’en vais cependant au logis comme si de rien n’était. Mais la porte est fermée [41] . Cathau, Cathau ! SCÈNE XI LE BARBOUILLÉ, à la fenêtre, ANGÉLIQUE. LE BARBOUILLÉ.- Cathau, Cathau ! Hé bien ! qu’a-t-elle fait, Cathau ? et d’où venez-vous, madame la carogne, à l’heure qu’il est, et par le temps qu’il fait ? ANGÉLIQUE.- D’où je viens ? ouvre-moi seulement, et je te le dirai après. LE BARBOUILLÉ.- Oui ? Ah ! ma foi, tu peux aller coucher d’où tu viens, ou, si tu l’aimes mieux, dans la rue : je n’ouvre point à une coureuse comme toi. Comment, diable ! être toute seule à l’heure qu’il est ! Je ne sais si c’estimagination, mais mon front m’en paraît plus rude de moitié. ANGÉLIQUE.- Hé bien ! pour être toute seule, qu’en veux-tu dire ? Tu me querelles quand je suis en compagnie : comment faut-il donc faire ? LE BARBOUILLÉ.- Il faut être retirée à la maison, donner ordre au souper, avoir soin du ménage, des enfants ; mais sans tant de discours inutiles, adieu, bonsoir, va-t’en au diable et me laisse en repos.


ANGÉLIQUE.- Tu ne veux pas m’ouvrir ? LE BARBOUILLÉ.- Non, je n’ouvrirai pas. ANGÉLIQUE.- Hé ! mon pauvre petit mari, je t’en prie, ouvre-moi, mon cher petit cœur. LE BARBOUILLÉ.- Ah, crocodile ! ah, serpent dangereux ! tu me caresses pour me trahir [42] . ANGÉLIQUE.- Ouvre, ouvre donc. LE BARBOUILLÉ.- Adieu ! Vade retro, Satanas [43] . ANGÉLIQUE.- Quoi ? tu ne m’ouvriras point ? LE BARBOUILLÉ.- Non. ANGÉLIQUE.- Tu n’as point de pitié de ta femme, qui t’aime tant ? LE BARBOUILLÉ.- Non, je suis inflexible : tu m’as offensé, je suis vindicatif comme tous les diables, c’est-à-dire bien fort ; je suis inexorable. ANGÉLIQUE.- Sais-tu bien que si tu me pousses à bout, et que tu me mettes en colère, je ferai quelque chose dont tu te repentiras ? LE BARBOUILLÉ.- Et que feras-tu, bonne chienne ? ANGÉLIQUE.- Tiens, si tu ne m’ouvres, je m’en vais me tuer devant la porte ; mes parents, qui sans doute viendront ici auparavant de se coucher, pour savoir si nous sommes bien ensemble, me trouveront morte, et tu seras pendu. LE BARBOUILLÉ.- Ah, ah, ah, ah, la bonne bête ! et qui y perdra le plus de nous deux ? Va, va, tu n’es pas si sotte que de faire ce coup-là. ANGÉLIQUE.- Tu ne le crois donc pas ? Tiens, tiens, voilà mon couteau tout prêt : si tu ne m’ouvres, je m’en vais tout à cette heure m’en donner


dans le cœur. LE BARBOUILLÉ.- Prends garde, voilà qui est bien pointu. ANGÉLIQUE.- Tu ne veux donc pas m’ouvrir ? LE BARBOUILLÉ.- Je t’ai déjà dit vingt fois que je n’ouvrirai point ; tue-toi, crève, va-t’en au diable, je ne m’en soucie pas. ANGÉLIQUE, faisant semblant de se frapper.- Adieu donc !... Ay ! je suismorte. LE BARBOUILLÉ.- Serait-elle bien assez sotte pour avoir fait ce coup-là ? Il faut que je descende avec la chandelle pour aller voir. ANGÉLIQUE.- Il faut que je t’attrape. Si je peux entrer dans la maison subtilement, cependant que tu me chercheras, chacun aura bien son tour. LE BARBOUILLÉ.- Hé bien ! ne savais-je pas bien qu’elle n’était pas si sotte ? Elle est morte, et si [44] elle court comme le cheval de Pacolet [45] . Ma foi, elle m’avait fait peur tout de bon. Elle a bien fait de gagner au pied [46] ; car si je l’eusse trouvée en vie, après m’avoir fait cette frayeurlà, je lui aurais apostrophé cinq ou six clystères de coups de pied dans le cul, pour lui apprendre à faire la bête. Je m’en vais me coucher cependant. Oh ! oh ! Je pense que le vent a fermé la porte. Hé ! Cathau, Cathau, ouvre-moi. ANGÉLIQUE.- Cathau, Cathau ! Hé bien ! qu’a-t-elle fait, Cathau ? Et d’où venez-vous, Monsieur l’ivrogne ? Ah ! vraiment, va, mes parents, qui vont venir dans un moment, sauront tes vérités. Sac à vin infâme, tu ne bouges du cabaret, et tu laisses une pauvre femme avec des petits enfants, sans savoir s’ils ont besoin de quelque chose, à croquer le marmto [47] tout le long du jour. LE BARBOUILLÉ.- Ouvre vite, diablesse que tu es, ou je te casserai la tête. SCÈNE XII


GORGIBUS, VILLEBREQUIN, ANGÉLIQUE, LE BARBOUILLÉ. GORGIBUS.- Qu’est ceci ? toujours de la dispute, de la querelle et de la dissension ! VILLEBREQUIN.- Hé quoi ? vous ne serez jamais d’accord ? ANGÉLIQUE.- Mais voyez un peu, le voilà qui est soûl, et revient, à l’heure qu’il est, faire un vacarme horrible ; il me menace. GORGIBUS.- Mais aussi ce n’est pas là l’heure de revenir. Ne devriezvous pas, comme un bon père de famille, vous retirer de bonne heure, et bien vivre avec votre femme ? LE BARBOUILLÉ.- Je me donne au diable, si j’ai sorti de la maison, et demandez plutôt à ces Messieurs [48] qui sont là-bas dans le parterre ; c’est elle qui ne fait que de revenir. Ah ! que l’innocence est opprimée ! VILLEBREQUIN.- Çà, çà ; allons, accordez-vous ; demandez-lui pardon. LE BARBOUILLÉ.- Moi, pardon ! j’aimerais mieux que le diable l’eût emportée. Je suis dans une colère que je ne me sens pas. GORGIBUS.- Allons, ma fille, embrassez votre mari, et soyez bons amis. SCÈNE XIII ET DERNIÈRE LE DOCTEUR, à la fenêtre, en bonnet de nuit et en camisole, LE BARBOUILLÉ, VILLEBREQUIN, GORGIBUS, ANGÉLIQUE. LE DOCTEUR.- Hé quoi ? toujours du bruit, du désordre, de la dissension, des querelles, des débats, des différends, des combustions, des altercations éternelles. Qu’est-ce ? qu’y a-t-il donc ? On ne saurait avoir du repos.


VILLEBREQUIN.- Ce n’est rien, Monsieur le Docteur : tout le monde est d’accord. LE DOCTEUR.- À propos d’accord, voulez-vous que je vous lise un chapitre d’Aristote, où il prouve que toutes les parties de l’univers ne subsistent que par l’accord qui est entre elles [49] ? VILLEBREQUIN.- Cela est-il bien long ? LE DOCTEUR.- Non, cela n’est pas long : cela contient environ soixante ou quatre-vingts pages. VILLEBREQUIN.- Adieu, bonsoir ! nous vous remercions. GORGIBUS.- Il n’en est pas de besoin. LE DOCTEUR.- Vous ne le voulez pas ? GORGIBUS.- Non. LE DOCTEUR.- Adieu donc ! puisqu’ainsi est ; bonsoir ! latine, bona nox [50] . VILLEBREQUIN.- Allons-nous-en souper ensemble, nous autres. [1] VAR. Si tu la tuais ? L’invention ne vaut rien. (1819). [2] Morigéné : éduqué, instruit aux bonnes m ?urs. [3] Rationem loci, temporis et personæ : la raison, la convenance du lieu, de temps et de personne. Il s’agit sans aucun doute d’un précepte extrait d’un manuel de rhétorique. [4] Salve, vel salvus sis, Doctor, Doctorum eruditissime : Salut ou sois sauf, Docteur, le plus érudit des docteurs. [5] En écharpe : de travers, de guingois ; se dit d’un homme qui « n’a point de jugement, de bon sens » (Dictionnaire de Furetière, 1690).


[6] Cf. Les Femmes savantes, II, 6, v. 495-496, où la servante Martine fait une réponse identique à sa maîtresse. [7] VAR. Et leurs deux dernières lettres. (1819). [8] VAR. Que je ne suis pas seulement une fois docteur. (1819). [9] VAR. La logique, la morale, la physique et la métaphysique. (1819). [i] Universelles : ellipse de l’expression « natures universelles », qu’on trouve en général sous la forme universaux. Il s’agit d’un des éléments de la philosophie scolastique auquel, dans Le Bourgeois gentilhomme , Le Maître de Philosophie fait allusion en mentionnant les trois opérations de l’esprit : « La première est de bien concevoir par le moyen des universaux. La seconde, de bien juger par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des figures barbara, celarent, darii, ferio, baralipton, etc. » (II, 4). [i] O ter quatuorque beatum : Ô ! trois et quatre fois heureux ! Le solécisme (quatuor au lieu de quater) est-il une faute du Docteur ou une erreur de copiste ? Le texte de 1819, pour sa part, corrige la faute. [10] VAR. Avec lesquelles. (1819). [11] VAR. Et qu’il est le nombre universel, aussi, quand on m’a trouvé. (1819). [12] Le manuscrit de la bibliothèque Mazarine donne : jouer à l’amour, leçon assurément fautive que 1819 corrige. La mourre est un très ancien jeu encore pratiqué en Italie (la mora), et plus largement dans les pays méditerranéens : « jeu fort commun en Italie, que deux personnes jouent ensemble en se montrant les doigts en partie élevés et en partie fermés et en devinant en même temps le nombre de ceux qui sont élevés » (Dictionnaire de Furetière, 1690). [13] VAR. Et que si vous me satisfaites. (1819).


[14] VAR. Cet étui dans un coffre admirable, ce coffre dans un cabinet curieux. (1819). [15] VAR. Coffre. (1819). [16] VAR. Il s’en va. (1819). L’expression suppose un geste traduisant l’indifférence. Cf. L’Étourdi, v. 678, et Le Tartuffe, v. 279. [17] VAR. Rien de plus aisé. (1819). [18] VAR. Il sort. (1819). [19] VAR. Vous m’obligerez. (1819). [20] On disait Madame aux femmes de qualité. [21] VAR. Je vous ferai connaître par mes empressements combien j’ai de joie de la bonne nouvelle que vous m’apprenez. (1819). [22] Le signe des Gémeaux est un signe d’accord, d’union. Celui du Capricorne évoque ? les cornes. La plaisanterie est sans doute inspirée de Rabelais (Pantagruel, Tiers Livre, XXVe), où Herr Tripa évoque dans l’horoscope de Panurge « tous signes portant cornes ». [23] VAR. Vous vous gâtez, par ma foi, toutes deux, Mesdames les carognes ; toi, Cathau ? (1819). [24] VAR. À Angélique. (1819). [i] Quinte major : au jeu de piquet, suite de cinq cartes de même couleur (cf.L’Étourdi, v. 318). L’expression, prise ici au figuré, désigne les cinq doigts de la main, donc un soufflet. [i] Je dédonne au diable l’escarcelle : expression obscure, au point que le texte de 1819 supprime Je dédonne. Il s’agit peut-être d’une modification du juron Je donne mon escarcelle au diable, car le préfixe dé pourrait avoir valeur d’exorcisme.


[25] VAR. Que maudite soit l’heure où vous avez choisi ce grigou. (1819). [26] Virtutem primam esse puta compescere linguam : Sache que la première des vertus est de tenir sa langue. Précepte souvent repris dans les recueils moraux. [27] Cf. Le Mariage forcé (s. 4) : « Tranchez-moi votre discours d’un apophtegme à la laconique ». [i] Touchez là : locution manifestant l’accord, employée ici pour couper court (cf.Le Bourgeois gentilhomme, III, 12 : « Touchez là, Monsieur : ma fille n’est pas pour vous ». [i] Ignare de toutes les bonnes disciplines : l’expression se trouve également dans Le Mariage forcé, s. 4. [28] Le manuscrit de la bibliothèque Mazarine porte des parties de raison, ce qui est un non sens. Nous corrigeons d’après 1819. [29] VAR. Des genres, que le masculin. (1819). [30] Quia constat ex una longa et duabus brevibus : parce qu’il est composé d’une longue et de deux brèves. Il s’agit d’une plaisanterie grivoise que la liberté de la farce autorise. [31] Audi, quaeso : écoute, s’il te plaît. [32] Le Docteur doit prononcer Ciceron avec un e muet, pour permettre la plaisanterie qui suit. [33] VAR. Villebrequin, Gorgibus et Angélique s’en vont. (1819). En revanche l’indication Angélique s’en va est supprimée au début de la scène VII dans 1819. [34] VAR. Je vous promets de me rendre dans une heure à l’assignation que vous me donnez. (1819). [35] VAR. Le bal sera fini dans un moment ; vous n’aurez pas le bien ?


(1819). [36] VAR. Ils s’en vont. (1819). [37] VAR. Elle s’en va. (1819). [38] VAR. J’ai bien envoyé toute sa science par terre. (1819). [39] VAR. Il sort. (1819). [40] VAR. J’ai resté trop tard. (1819). [41] VAR. Ouais ! la porte est fermée. (1819). [42] Cf. George Dandin, III, 6 : « Ah ! crocodile qui flatte les gens pour les étrangler ». Molière y reprend pour le développer l’ensemble de la scène. [43] Vade retro, Satanas : Retire-toi, Satan. [44] Et si : et pourtant. [45] Dans un roman de chevalerie, Valentin et Orson, très souvent réédité, y compris dans la bibliothèque bleue, le nain Pacolet qui a appris à Tolède « l’art de nigromance », a construit un cheval magique en bois qui le transporte dans les airs « plus soudainement que nul oiseau ne savait voler ». [46] Gagner au pied : se sauver. [47] Croquer le marmot : attendre longuement quelqu’un. « Ce proverbe vient des compagnons peintres qui, quand ils attendent quelqu’un, se désennuient à tracer sur les murailles quelques marmots ? » (Dictionnaire de Furetière, 1690). [48] VAR. Si j’ai sorti de la maison ; demandez plutôt à ces Messieurs. (1819). [49] Il pourrait s’agir du chapitre V du petit traité apocryphe du Monde.


[50] Latine, bona nox : en latin, bonne nuit.

Le Médecin volant Note Nous avons établi le texte de cette pièce d’après le manuscrit de la bibliothèque Mazarine, et nous donnons les variantes de l’édition de 1819. Comme ce texte, ainsi que celui de La Jalousie du Barbouillé, nous est parvenu de façon quelque peu indirecte, puisque Jean-Baptiste Rousseau en a découvert le manuscrit au XVIIIe siècle et qu’il n’a été publié qu’en 1819, nous n’avons pas cru devoir montrer, quant au respect de la ponctuation originale, la même rigueur que pour les pièces publiées du vivant de Molière ou dans l’édition de 1682. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe. Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse ; nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait également pour des passages dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; enfin, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans les notices qui précèdent les pièces.

Notice


L’argument du Médecin volant est aussi sommaire que celui de La Jalousie du Barbouillé, également emprunté à cette espèce de fonds commun que constituent les canevas des comédiens italiens ; en perticulier, Scaramouchejoue un Medico volante en 1647, mais on trouve d’autres illustrations de ce thème dans les œuvres de l’époque. Comme pour La Jalousie du Barbouillé, on ignore si cette pochade est de la main de Molière, car rien ne permet de le penser à l’échelle de l’écriture, mais on sait qu’elle était au répertoire de la troupe, puisqu’elle a été joué devant le roi, le 24 octobre 1658, puis seize fois de 1659 à 1664. Mais comme le texte figure dans le même manuscrit que La Jalousie du Barbouillé et qu’Austin Gill [1] a montré qu’il était de Molière... La recherche des sources est ici complexe, car il s’agit d’un sujet qui circule dans toute l’Europe. On connaît une comédie de Lope de Vega, El Acero de Madrid, qui contient ruse, feinte maladie, diagnostic et remèdes du faux médecin, ainsi que plusieurs versions italiennes, sans doute postérieures duMedico volante. Enfin, Patrick Dandrey indique qu’une version de ce scénario était joué en 1647 à Paris par le célèbre Scaramouche, et qui pourrait bien avoir été une source directe de Molière [2] . Quant au Médecin volant de Boursault, publié en 1665, il est très probablement redevable à celui de Molière, comme le laissent penser les similitudes d’expression qu’on y trouve. Sganarelle s’introduit chez le bourgeois Gorgibus, pour servir les amours de Valère, et se fait passer pour un médecin. Comme Gorgibus le rencontre par hasard un peu plus tard sans son habit de médecin, il s’invente un frère jumeau et doit par la suite jouer les deux personnages devant le bourgeois, en passant rapidement d’un rôle à l’autre. Outre le fait qu’on peut y voir l’origine de la satire des médecins que Molière poursuivra ultérieurement jusqu’au Malade imaginaire, l’intérêt de cette farce tient, à la qualité du jeu de l’acteur et au rythme du spectacle, ce dont le texte ne porte évidemment pas trace. Le texte dont nous disposons n’est probablement qu’une sorte de canevas à partir duquel les comédiens devaient exploiter, selon leurs génie propre, tel effet que peut-être le texte ne mentionne même pas ou qu’il se contente


d’évoquer. L’art des farceurs, tout comme celui des comédiens italiens est à jamais perdu. [1] Voir la notice de La Jalousie du Barbouillé. [2] La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière, Paris, Klincksieck, 1998, t. 1, p. 46 sqq.

ACTEURS VALÈRE, amant de Lucile. SABINE, cousine de Lucile. SGANARELLE, valet de Valère. GORGIBUS, père de Lucile. GROS-RENÉ, valet de Gorgibus. LUCILE, fille de Gorgibus. UN AVOCAT. SCÈNE PREMIÈRE VALÈRE, SABINE. VALÈRE.- Hé bien ! Sabine, quel conseil me donneras-tu [1] ? SABINE.- Vraiment, il y a bien des nouvelles. Mon oncle veut résolument que ma cousine épouse Villebrequin, et les affaires sont tellement avancées, que je crois qu’ils eussent été mariés dès aujourd’hui, si vous n’étiez aimé ; mais comme ma cousine m’a confié le secret de l’amour


qu’elle vous porte, et que nous nous sommes vues à l’extrémité par l’avarice de mon vilain oncle, nous nous sommes avisées d’une bonne invention pour différer le mariage. C’est que ma cousine, dès l’heure que je vous parle, contrefait la malade ; et le bon vieillard, qui est assez crédule, m’envoie quérir un médecin. Si vous en pouviez envoyer quelqu’un qui fût de vos bons amis, et qui fût de notre intelligence, il conseillerait à la malade de prendre l’air à la campagne. Le bonhomme ne manquera pas de faire loger ma cousine à ce pavillon qui est au bout de notre jardin, et par ce moyen vous pourriez l’entretenir à l’insu de notre vieillard, l’épouser, et le laisser pester tout son soûl avec Villebrequin. VALÈRE.- Mais le moyen de trouver sitôt un médecin à ma poste [i] , et qui voulût tant hasarder pour mon service ? Je te le dis franchement, je n’en connais pas un. SABINE.- Je songe une chose : si vous faisiez habiller votre valet en médecin ? Il n’y a rien de si facile à duper que le bonhomme. VALÈRE.- C’est un lourdaud qui gâtera tout ; mais il faut s’en servir faute d’autre. Adieu, je le vais chercher. Où diable trouver ce maroufle à présent ? Mais le voici tout à propos. SCÈNE II VALÈRE, SGANARELLE. VALÈRE.- Ah ! mon pauvre Sganarelle, que j’ai de joie de te voir ! J’ai besoin de toi dans une affaire de conséquence ; mais, comme je ne sais pas ce que tu sais faire... SGANARELLE.- Ce que je sais faire, Monsieur ? Employez-moi seulement en vos affaires de conséquence, en quelque chose [2] d’importance : par exemple, envoyez-moi voir quelle heure il est à une horloge, voir combien le beurre vaut au marché, abreuver un cheval ; c’est alors que vous connaîtrez ce que je sais faire. VALÈRE.- Ce n’est pas cela : c’est qu’il faut que tu contrefasses le


médecin. SGANARELLE.- Moi, médecin, Monsieur ! Je suis prêt à faire tout ce qu’il vous plaira ; mais pour faire le médecin, je suis assez votre serviteur pour n’en rien faire du tout ; et par quel bout m’y prendre, bon Dieu ? Ma foi ! Monsieur, vous vous moquez de moi. VALÈRE.- Si tu veux entreprendre cela, va, je te donnerai dix [3] pistoles. SGANARELLE.- Ah ! pour dix pistoles, je ne dis pas que je ne sois médecin ; car, voyez-vous bien, Monsieur ? Je n’ai pas l’esprit tant, tant subtil, pour vous dire la vérité ; mais, quand je serai médecin, où irai-je ? VALÈRE.- Chez le bonhomme Gorgibus, voir sa fille, qui est malade ; mais tu es un lourdaud qui, au lieu de bien faire, pourrais bien... SGANARELLE.- Hé ! mon Dieu, Monsieur, ne soyez point en peine ; je vous réponds que je ferai aussi bien mourir une personne qu’aucun médecin qui soit dans la ville. On dit un proverbe, d’ordinaire : Après la mort le médecin [4] ; mais vous verrez que si je m’en mêle, on dira : Après le médecin, gare lamort ! Mais néanmoins, quand je songe, cela est bien difficile de faire le médecin ; et si je ne fais rien qui vaille... ? VALÈRE.- Il n’y a rien de si facile en cette rencontre : Gorgibus est un homme simple, grossier, qui se laissera étourdir de ton discours, pourvu que tu parles d’Hippocrate et de Galien [5] , et que tu sois un peu effronté. SGANARELLE.- C’est-à-dire qu’il lui faudra parler philosophie, mathématique. Laissez-moi faire ; s’il est un homme facile, comme vous le dites, je vous réponds de tout ; venez seulement me faire avoir un habit de médecin, et m’instruire de ce qu’il faut faire [6] , et me donner mes licences, qui sont les dix pistoles promises [7] . SCÈNE III GORGIBUS, GROS RENÉ. GORGIBUS.- Allez vitement chercher un médecin, car ma fille est bien


malade, et dépêchez-vous. GROS-RENÉ.- Que diable aussi ! pourquoi vouloir donner votre fille à un vieillard ? Croyez-vous que ce ne soit pas le désir qu’elle a d’avoir un jeune homme qui la travaille ? Voyez-vous la connexité qu’il y a, etc. (Galimatias [8].) GORGIBUS.- Va-t’en vite ; je vois bien que cette maladie-là reculera bien les noces. GROS-RENÉ.- Et c’est ce qui me fait enrager : je croyais refaire mon ventre d’une bonne carrelure [9] , et m’en voilà sevré. Je m’en vais chercher un médecin pour moi aussi bien que pour votre fille ; je suis désespéré [10] . SCÈNE IV SABINE, GORGIBUS, SGANARELLE. SABINE.- Je vous trouve à propos, mon oncle, pour vous apprendre une bonne nouvelle. Je vous amène le plus habile médecin du monde, un homme qui vient des pays étrangers, qui sait les plus beaux secrets, et qui sans doute guérira ma cousine. On me l’a indiqué par bonheur, et je vous l’amène. Il est si savant, que je voudrais de bon cœur être malade, afin qu’il me guérît. GORGIBUS.- Où est-il donc ? SABINE.- Le voilà qui me suit ; tenez, le voilà. GORGIBUS.- Très humble serviteur à Monsieur le médecin ! Je vous envoie quérir pour voir ma fille, qui est malade ; je mets toute mon espérance en vous. SGANARELLE.- Hippocrate dit, et Galien par vives raisons persuade qu’une personne ne se porte pas bien quand elle est malade. Vous avez raison de mettre votre espérance en moi ; car je suis le plus grand, le plus


habile, le plus docte médecin qui soit dans la faculté végétable, sensitive et minérale. GORGIBUS.- J’en suis fort ravi. SGANARELLE.- Ne vous imaginez pas que je sois un médecin ordinaire, un médecin du commun. Tous les autres médecins ne sont, à mon égard, que des avortons de médecine [11] . J’ai des talents particuliers, j’ai des secrets.Salamalec, salamalec. "Rodrigue, as-tu du cœur ?" Signor, si ; segnor, non. Per omnia sæcula sæculorum. Mais encore voyons un peu. SABINE.- Hé ! ce n’est pas lui qui est malade, c’est sa fille. SGANARELLE.- Il n’importe : le sang du père et de la fille ne sont qu’une même chose ; et par l’altération de celui du père, je puis connaître la maladiede la fille [12] . Monsieur Gorgibus, y aurait-il moyen de voir de l’urine [13] de l’égrotante [14] ? GORGIBUS.- Oui-da ; Sabine, vite allez quérir de l’urine de ma fille [15] . Monsieur le médecin, j’ai grand’peur qu’elle ne meure. SGANARELLE.- Ah ! qu’elle s’en garde bien ! Il ne faut pas qu’elle s’amuse à se laisser mourir sans l’ordonnance du médecin [16] . Voilà de l’urine qui marque grande chaleur, grande inflammation dans les intestins : elle n’est pas tant mauvaise pourtant. GORGIBUS.- Hé quoi ? Monsieur, vous l’avalez ? SGANARELLE.- Ne vous étonnez pas de cela ; les médecins, d’ordinaire, se contentent de la regarder ; mais moi, qui suis un médecin hors du commun, je l’avale, parce qu’avec le goût je discerne bien mieux la cause et les suites de la maladie. Mais, à vous dire la vérité, il y en avait trop peu pour asseoir un bon jugement : qu’on la fasse encore pisser. SABINE .- [17] J’ai bien eu de la peine à la faire pisser. SGANARELLE.- Que cela ? voilà bien de quoi ! Faites-la pisser copieusement, copieusement. Si tous les malades pissent de la sorte, je


veux être médecin toute ma vie. SABINE.- [18] Voilà tout ce qu’on peut avoir : elle ne peut pas pisser davantage. SGANARELLE.- Quoi ? Monsieur Gorgibus, votre fille ne pisse que des gouttes ? voilà une pauvre pisseuse que votre fille ; je vois bien qu’il faudra que je lui ordonne une potion pissative. N’y aurait-il pas moyen de voir la malade ? SABINE.- Elle est levée ; si vous voulez, je la ferai venir. SCÈNE V LUCILE, SABINE, GORGIBUS, SGANARELLE. SGANARELLE.- Hé bien ! Mademoiselle, vous êtes malade ? LUCILE.- Oui, Monsieur. SGANARELLE.- Tant pis ! c’est une marque que vous ne vous portez pas bien. Sentez-vous de grandes douleurs à la tête, aux reins ? LUCILE.- Oui, Monsieur. SGANARELLE.- C’est fort bien fait. Ovide [19] , ce grand médecin, au chapitre qu’il a fait de la nature des animaux, dit... cent belles choses ; et comme leshumeurs qui ont de la connexité ont beaucoup de rapport ; car, par exemple, comme la mélancolie est ennemie de la joie, et que la bile qui se répand par le corps nous fait devenir jaunes, et qu’il n’est rien plus contraire à la santé que la maladie, nous pouvons dire, avec ce grand homme, que votre fille est fort malade. Il faut que je vous fasse une ordonnance. GORGIBUS.- Vite une table, du papier, de l’encre. SGANARELLE.- Y a-t-il ici quelqu’un qui sache écrire ?


GORGIBUS.- Est-ce que vous ne le savez point ? SGANARELLE.- Ah ! je ne m’en souvenais pas ; j’ai tant d’affaires dans la tête, que j’oublie la moitié... Je crois qu’il serait nécessaire que votre fille prît un peu l’air, qu’elle se divertît à la campagne. GORGIBUS.- Nous avons un fort beau jardin, et quelques chambres qui y répondent ; si vous le trouvez à propos, je l’y ferai loger. SGANARELLE.- Allons, allons visiter les lieux [20] . SCÈNE VI L’AVOCAT.- J’ai ouï dire que la fille de M. Gorgibus était malade : il faut que je m’informe de sa santé, et que je lui offre mes services comme ami de toute safamille. Holà ! holà ! M. Gorgibus y est-il ? SCÈNE VII GORGIBUS, L’AVOCAT. GORGIBUS.- Monsieur, votre très humble, etc. L’AVOCAT.- Ayant appris la maladie de Mademoiselle votre fille, je vous suis venu témoigner la part que j’y prends, et vous faire offre de tout ce qui dépend de moi. GORGIBUS.- J’étais là dedans avec le plus savant homme. L’AVOCAT.- N’y aurait-il pas moyen de l’entretenir un moment ? SCÈNE VIII GORGIBUS, L’AVOCAT, SGANARELLE. GORGIBUS.- Monsieur, voilà un fort habile homme de mes amis qui souhaiterait de vous parler et vous entretenir.


SGANARELLE.- Je n’ai pas le loisir, Monsieur Gorgibus : il faut aller à mes malades. Je ne prendrai pas la droite avec vous, Monsieur. L’AVOCAT.- Monsieur, après ce que m’a dit M. Gorgibus de votre mérite et de votre savoir, j’ai eu la plus grande passion du monde d’avoir l’honneur de votre connaissance, et j’ai pris la liberté de vous saluer à ce dessein : je crois que vous ne le trouverez pas mauvais. Il faut avouer que tous ceux qui excellent en quelque science sont dignes de grande louange, et particulièrement ceux qui font profession de la médecine, tant à cause de son utilité, que parce qu’elle contient en elle plusieurs autres sciences, ce qui rend sa parfaite connaissance fort difficile ; et c’est fort à propos qu’Hippocrate dit dans son premier aphorisme : Vita brevis, ars vero longa, occasio autem præceps, experimentum periculosum, judicium difficile [i] . SGANARELLE, à Gorgibus.- Ficile tantina pota baril cambustibus [21] . L’AVOCAT.- Vous n’êtes pas de ces médecins qui ne vous appliquez [22] qu’à la médecine qu’on appelle rationale ou dogmatique, et je crois que vous l’exercez tous les jours avec beaucoup de succès : experientia magistra rerum [23] . Les premiers hommes qui firent profession de la médecine furent tellement estimés d’avoir cette belle science, qu’on les mit au nombre des Dieux pour les belles cures qu’ils faisaient tous les jours. Ce n’est pas qu’on doive mépriser un médecin qui n’aurait pas rendu la santé à son malade, parce qu’elle ne dépend pas [24] absolument de ses remèdes, ni de son savoir : Interdum docta plus valet arte malum. [i] Monsieur, j’ai peur de vous être importun : je prends congé de vous, dans l’espérance que j’ai qu’à la première vue j’aurai l’honneur de converser avec vous avec plus de loisir. Vos heures vous sont précieuses, etc [25] . GORGIBUS.- Que vous semble de cet homme-là ? SGANARELLE.- Il sait quelque petite chose. S’il fût demeuré tant soit peu davantage, je l’allais mettre sur une matière sublime et relevée.


Cependant, je prends congé de vous [26] . Hé ! que voulez-vous faire ? GORGIBUS.- Je sais bien ce que je vous dois. SGANARELLE.- Vous vous moquez, Monsieur Gorgibus. Je n’en prendrai pas, je ne suis pas un homme mercenaire [27] . Votre très humble serviteur [28] . SCÈNE IX VALÈRE.- Je ne sais ce qu’aura fait Sganarelle : je n’ai point eu de ses nouvelles, et je suis fort en peine où je le pourrais rencontrer [29] . Mais bon, le voici. Hé bien ! Sganarelle, qu’as-tu fait depuis que je ne t’ai point vu ? SCÈNE X SGANARELLE, VALÈRE. SGANARELLE.- Merveille sur merveille ; j’ai si bien fait, que Gorgibus me prend pour un habile médecin. Je me suis introduit chez lui, et lui ai conseillé de faire prendre l’air à sa fille, laquelle est à présent dans un appartement qui est au bout de leur jardin, tellement qu’elle est fort éloignée du vieillard, et que vous pouvez l’aller voir commodément. VALÈRE.- Ah ! que tu me donnes de joie ! Sans perdre de temps, je la vais trouver de ce pas [30] . SGANARELLE.- Il faut avouer que ce bonhomme Gorgibus est un vrai lourdaud de se laisser tromper de la sorte [31] . Ah ! ma foi, tout est perdu : c’est à ce coup que voilà la médecine renversée, mais il faut que je le trompe. SCÈNE XI SGANARELLE, GORGIBUS. GORGIBUS.- Bonjour, Monsieur.


SGANARELLE.- Monsieur, votre serviteur. Vous voyez un pauvre garçon au désespoir ; ne connaissez-vous pas un médecin qui est arrivé depuis peu en cette ville, qui fait des cures admirables ? GORGIBUS.- Oui, je le connais : il vient de sortir de chez moi. SGANARELLE.- Je suis son frère, Monsieur : nous sommes gémeaux ; et, comme nous nous ressemblons fort, on nous prend quelquefois l’un pour l’autre. GORGIBUS.- Je [me] dédonne au diable [i] si je n’y ai été trompé. Et comme [32] vous nommez-vous ? SGANARELLE.- Narcisse, Monsieur, pour vous rendre service. Il faut que vous sachiez qu’étant dans son cabinet, j’ai répandu deux fioles d’essence qui étaient sur le bout de sa table ; aussitôt il s’est mis dans une colère si étrange contre moi, qu’il m’a mis hors du logis, et ne me veut plus [33] jamais voir, tellement que je suis un pauvre garçon à présent sans appui, sans support [34] , sans aucune connaissance. GORGIBUS.- Allez, je ferai votre paix : je suis de ses amis, et je vous promets de vous remettre avec lui. Je lui parlerai d’abord que je le verrai. SGANARELLE.- Je vous serai bien obligé, Monsieur Gorgibus [35] . SCÈNE XII SGANARELLE, GORGIBUS. SGANARELLE.- Il faut avouer que quand les malades ne veulent pas suivre l’avis du médecin, et qu’ils s’abandonnent à la débauche, que [36] ... GORGIBUS.- Monsieur le médecin, votre très humble serviteur. Je vous demande une grâce. SGANARELLE.- Qu’y a-t-il, Monsieur ? Est-il question de vous rendre


service ? GORGIBUS.- Monsieur, je viens de rencontrer Monsieur votre frère, qui est tout à fait fâché de... SGANARELLE.- C’est un coquin, Monsieur Gorgibus. GORGIBUS.- Je vous réponds qu’il est tellement contrit de vous avoir mis en colère... SGANARELLE.- C’est un ivrogne, Monsieur Gorgibus. GORGIBUS.- Hé ! Monsieur, vous voulez désespérer ce pauvre garçon [37] ? SGANARELLE.- Qu’on ne m’en parle plus ; mais voyez l’impudence de ce coquin-là, de vous aller trouver pour faire son accord ; je vous prie de ne m’en pas parler. GORGIBUS.- Au nom de Dieu, Monsieur le médecin ! et faites cela [38] pour l’amour de moi. Si je suis capable de vous obliger en autre chose, je le ferai de bon cœur. Je m’y suis engagé, et... SGANARELLE.- Vous m’en priez avec tant d’instance, que, quoique j’eusse fait [39] serment de ne lui pardonner jamais, allez, touchez là : je lui pardonne. Je vous assure que je me fais grande violence, et qu’il faut que j’aie bien de la complaisance pour vous. Adieu, Monsieur Gorgibus [40] . GORGIBUS.- [41] Monsieur, votre très humble serviteur ; je m’en vais chercher ce pauvre garçon pour lui apprendre cette bonne nouvelle. SCÈNE XIII VALÈRE, SGANARELLE. VALÈRE.- Il faut que j’avoue que je n’eusse jamais cru que Sganarelle se fût si bien acquitté de son devoir [42] . Ah ! mon pauvre garçon, que je t’ai d’obligation ! que j’ai de joie ! et que...


SGANARELLE.- Ma foi, vous parlez fort à votre aise. Gorgibus m’a rencontré ; et sans une invention que j’ai trouvée, toute la mèche était découverte [43] . Mais fuyez-vous-en [44] , le voici [45] . SCÈNE XIV GORGIBUS, SGANARELLE. GORGIBUS.- Je vous cherchais partout pour vous dire que j’ai parlé à votre frère : il m’a assuré qu’il vous pardonnait ; mais, pour en être plus assuré, je veux qu’il vous embrasse en ma présence ; entrez dans mon logis, et je l’irai chercher. SGANARELLE.- Ah ! Monsieur Gorgibus, je ne crois pas que vous le trouviez à présent ; et puis je ne resterai pas chez vous : je crains trop sa colère. GORGIBUS.- Ah ! vous demeurerez, car je vous enfermerai. Je m’en vais à présent chercher votre frère : ne craignez rien, je vous réponds qu’il n’est plus fâché [46] . SGANARELLE.- [47] Ma foi, me voilà attrapé ce coup-là ; il n’y a plus moyen de m’en échapper. Le nuage est fort épais, et j’ai bien peur que, s’il vient à crever, il ne grêle sur mon dos force coups de bâton [48] , ou que, par quelque ordonnance plus forte que toutes celles des médecins, on m’applique tout au moins un cautère royal [49] sur les épaules. Mes affaires vont mal ; mais pourquoi se désespérer ? Puisque j’ai tant fait, poussons la fourbe jusques au bout. Oui, oui, il en faut encore sortir, et faire voir que Sganarelle est le roi des fourbes [50] . SCÈNE XV GROS-RENÉ, GORGIBUS, SGANARELLE. GROS-RENÉ.- Ah ! ma foi, voilà qui est drôle ! comme diable on saute ici par les fenêtres ! Il faut que je demeure ici, et que je voie à quoi tout cela aboutira.


GORGIBUS.- Je ne saurais trouver ce médecin ; je ne sais où diable il s’est caché [51] . Mais le voici. Monsieur, ce n’est pas assez d’avoir pardonné à votre frère ; je vous prie, pour ma satisfaction, de l’embrasser : il est chez moi, et je vous cherchais partout pour vous prier de faire cet accord en ma présence. SGANARELLE.- Vous vous moquez, Monsieur Gorgibus : n’est-ce pas assez que je lui pardonne ? Je ne le veux jamais voir. GORGIBUS.- Mais, Monsieur, pour l’amour de moi. SGANARELLE.- Je ne vous saurais rien refuser : dites-lui qu’il descende [52] . GORGIBUS.- [53] Voilà votre frère qui vous attend là-bas : il m’a promis qu’il fera tout ce que je voudrai. SGANARELLE.- [54] Monsieur Gorgibus, je vous prie de le faire venir ici : je vous conjure que ce soit en particulier que je lui demande pardon, parce que sans doute il me ferait cent hontes et cent opprobres [55] devant tout le monde [56] . GORGIBUS.- Oui-da, je m’en vais lui dire. Monsieur, il dit qu’il est honteux, et qu’il vous prie d’entrer, afin qu’il vous demande pardon en particulier. Voilà la clef, vous pouvez entrer ; je vous supplie de ne me pas refuser et de me donner ce contentement. SGANARELLE.- Il n’y a rien que je ne fasse pour votre satisfaction : vous allez entendre de quelle manière je le vais traiter [57] . Ah ! te voilà, coquin. - Monsieur mon frère, je vous demande pardon, je vous promets qu’il n’y a point de ma faute. - Il n’y a point de ta faute, pilier de débauche, coquin ? Va, je t’apprendrai à vivre. Avoir la hardiesse [58] d’importuner M. Gorgibus, de lui rompre la tête de ses sottises ! - Monsieur mon frère... Tais-toi, te dis-je. - Je ne vous désoblig... - Tais-toi, coquin. GROS-RENÉ.- Qui diable pensez-vous qui soit chez vous à présent ?


GORGIBUS.- C’est le médecin et Narcisse son frère ; ils avaient quelque différend, et ils font leur accord. GROS-RENÉ.- Le diable emporte ! ils ne sont qu’un. SGANARELLE.- [59] Ivrogne que tu es, je t’apprendrai à vivre. Comme il baisse la vue ! il voit bien qu’il a failli, le pendard. Ah ! l’hypocrite, comme il fait le bon apôtre ! GROS-RENÉ.- Monsieur, dites-lui un peu par plaisir qu’il fasse mettre son frère à la fenêtre. GORGIBUS.- Oui-da, Monsieur le médecin, je vous prie de faire paraître votre frère à la fenêtre. SGANARELLE.- [60] Il est indigne de la vue des gens d’honneur, et puis je ne le saurais souffrir auprès de moi. GORGIBUS.- Monsieur, ne me refusez pas cette grâce, après toutes celles que vous m’avez faites. SGANARELLE.- [61] En vérité, Monsieur Gorgibus, vous avez un tel pouvoir sur moi que je ne vous puis rien refuser. Montre, montre-toi, coquin [62] . - Monsieur Gorgibus, je suis votre obligé [63] . - Hé bien ! avez-vous vu cette image de la débauche [64] ? GROS-RENÉ.- Ma foi, ils ne sont qu’un ; et, pour vous le prouver, dites-lui un peu que vous les voulez voir ensemble. GORGIBUS.- Mais faites-moi la grâce de le faire paraître avec vous, et de l’embrasser devant moi à la fenêtre. SGANARELLE.- [65] C’est une chose que je refuserais à tout autre qu’à vous ; mais pour vous montrer que je veux tout faire pour l’amour de vous, je m’y résous, quoique avec peine, et veux auparavant qu’il vous demande pardon de toutes les peines qu’il vous a données. - Oui, Monsieur Gorgibus, je vous demande pardon de vous avoir tant importuné, et vous promets, mon frère, en présence de M. Gorgibus que voilà, de faire si bien


désormais, que vous n’aurez plus lieu de vous plaindre, vous priant de ne plus songer à ce qui s’est passé. Il embrasse son chapeau et sa fraise. [66] GORGIBUS.- Hé bien ! ne les voilà pas tous deux ? GROS-RENÉ.- Ah ! par ma foi, il est sorcier. SGANARELLE.- [67] Monsieur, voilà la clef de votre maison que je vous rends ; je n’ai pas voulu que ce coquin soit descendu avec moi, parce qu’il me fait honte : je ne voudrais pas qu’on le vît en ma compagnie dans la ville, où je suis en quelque réputation. Vous irez le faire sortir quand bon vous semblera. Je vous donne le bonjour, et suis votre, etc [68] . GORGIBUS.- Il faut que j’aille délivrer ce pauvre garçon ; en vérité, s’il lui a pardonné, ce n’a pas été sans le bien maltraiter [69] . SGANARELLE.- Monsieur, je vous remercie de la peine que vous avez prise et de la bonté que vous avez eue : je vous en serai obligé toute ma vie. GROS-RENÉ.- Où pensez-vous que soit à présent le médecin ? GORGIBUS.- Il s’en est allé. GROS-RENÉ.- [70] Je le tiens sous mon bras. Voilà le coquin qui faisait le médecin, et qui vous trompe. Cependant qu’il vous trompe et joue la farcechez vous, Valère et votre fille sont ensemble, qui s’en vont à tous les diables. GORGIBUS.- Ah ! que je suis malheureux ! mais tu seras pendu, fourbe, coquin. SGANARELLE.- Monsieur, qu’allez-vous faire de me pendre ? Écoutez un mot, s’il vous plaît : il est vrai que c’est par mon invention que mon maître est avec votre fille ; mais en le servant, je ne vous ai point désobligé : c’est un parti sortable [71] pour elle, tant pour la naissance que pour les biens.


Croyez-moi, ne faites point un vacarme qui tournerait à votre confusion, et envoyez à tous les diables ce coquin-là, avec Villebrequin. Mais voici nos amants. SCÈNE XVI ET DERNIÉRE VALÈRE, LUCILE, GORGIBUS. VALÈRE.- Nous nous jetons à vos pieds. GORGIBUS.- Je vous pardonne, et suis heureusement trompé par Sganarelle, ayant un si brave gendre. Allons tous faire noces, et boire à la santé de toute la compagnie. [1] VAR. Me donnes-tu ? (1819). [i] À ma poste : à ma convenance (cf. Le Malade imaginaire, III, 2). [2] VAR. Ou pour quelque chose. (1819). [3] Faut-il lire « dix » ou « des » pistoles ? La graphie du manuscrit est ici ambiguë. [4] « On dit après la mort, le médecin pour dire qu’on apporte le remède à une affaire quand elle est ruinée, quand il n’est plus temps » (Dictionnaire de Furetière, 1690). [5] On voue un véritable culte à ces deux autorités médicales au XVIIe siècle. [6] VAR. De ce qu’il me faut faire. (1819). [7] VAR. Valère et Sganarelle s’en vont. (1819). [8] Cela indique que l’acteur improvise ici à son gré. [9] Carrelure : semelles neuves qu’on fait placer sous les souliers. « On dit proverbialement et figurément d’un homme affamé qui a fait un bon repas,


qu’il s’est fait une carrelure, une bonne carrelure de ventre » (Dictionnaire de l’Académie, 1694). [10] VAR. Il sort. (1819). [11] VAR. De médecins. (1819). [12] Cf. L’Amour médecin, III, 5. [13] L’examen de l’urine tient une place importante dans la pratique médicale du XVIIe siècle, encore qu’elle soit contestée, en raison de certains abus qu’en font les charlatans. Les plaisanteries sur le sujet remontent au Moyen-Âge ; Rabelais l’exploite dans Pantagruel, livre III, chap. XXXIV. Élomire hypocondre met en scène un de ces médecins, à l’acte III. [14] L’égrotante : la malade. [15] VAR. Sabine sort. (1819). [16] VAR. Sans l’ordonnace de la médecine. (Sabine rentre.) (1819). Cf. Le Médecin malgré lui, II, 4. [17] VAR. SABINE sort et revient. (1819). [18] VAR. SABINE sort et revient. (1819). [19] La plupart des textes portent ordinairement « Oui da », ce qui ne veut pas dire grand chose au regard de la suite de la phrase. Claude Bourqui nous a amicalement suggéré cette lecture, que l ?étude du manuscrit confirme : Sganarelle utiliserait, dans son désir de paraître savant, le premier nom d ?un ancien dont il se souvient. [20] VAR. Allons visiter les lieux. Ils sortent tous. (1819). [i] Vita brevis ? : la vie est courte, l’art est long (à dominer), l’occasion fugitive, l’expérience pleine de périls, l’appréciation difficile (Aphorismes d’Hyppocrate).


[21] Sganarelle enchaîne sur la fin du propos de l’Avocat, mais le sien n’a aucun sens. [22] VAR. Qui ne s’appliquent. (1819). [23] Experientia magistra rerum : c’est l’expérience qui enseigne toutes choses. Adage extrait d’un recueil d’Érasme. L’Avocat complimente ainsi un médecin qui pratique une médecine empirique, et non pas dogmatique et rationnelle, comme celle de la Faculté. [24] VAR. Puisqu’elle ne dépend pas. (1819). [i] Interdum docta plus valet arte malum : parfois le mal est plus fort que l’art et que la science. (Ovide, Pontiques, livre Ier, chant III, v. 18). [25] VAR. L’Avocat sort. (1819). [26] VAR. Gorgibus lui donne de l’argent. (1819). [27] VAR. Il prend l’argent. (1819). [28] VAR. Sganarelle sort et Gorgibus rentre dans sa maison. (1819). [29] VAR. Sganarelle revient en habit de valet. (1819). [30] VAR. Il sort. (1819). [31] VAR. Apercevant Gorgibus. (1819). [i] Je dédonne au diable : expression obscure. Il s’agit peut-être d’une modification du juron Je me donne au diable, car le préfixe dé pourrait avoir valeur d’exorcisme. Cf. Le Médecin volant, s. 5. C’est l’édition de 1819 qui ajoute [me]. [32] VAR. Et comment. (1819). [33] VAR. Hors du logis ; il ne me veut plus. (1819).


[34] Sans support : sans protection, sans soutien. [35] VAR. Sganarelle sort et rentre aussitôt avec sa robe de médecin. (1819). [36] VAR. À la débauche. (1819). [37] VAR. Voulez-vous désespérer ? (1819). [38] VAR. Monsieur le Médecin, faites cela. (1819). [39] VAR. Avec tant d’instance ? Quoiquej’eusse fait. (1819). [40] VAR. Gorgibus rentre dans sa maison, et Sganarelle s’en va. (1819). [41] Cette réplique est supprimée dans l’édition de 1819. [42] VAR. Sganarelle rentre avec ses habits de valet. (1819). [43] VAR. Apercevant Gorgibus. (1819). [44] Cf. La Fontaine (conte XIII du livre IV) : « Vite, fuis-t’en, m’ayant mis en ta place ». [45] VAR. Valère sort. (1819). [46] VAR. Gorgibus sort. (1819). [47] VAR. SGANARELLE, de la fenêtre. (1819). [48] Cf. Les Fourberies de Scapin, I, 1 : « Je vois se former de loin un nuage de coups de bâton qui crèvera sur mes épaules ». [49] Un cautère royal : les condamnés étaient marqués au fer rouge à l’épaule ; Sganarelle le compare au cautère qui sert à brûler les ulcères. [50] VAR. Il saute de la fenêtre et s’en va. (1819). Cf. L’Étourdi, II, 8, v. 794. [51] VAR. Apercevant Sganarelle qui revient en habit de médecin. (1819).


[52] VAR. Pendant que Gorgibus rentre dans sa maison par la porte, Sganarelle y rentre par la fenêtre. (1819). [53] VAR. GORGIBUS, à la fenêtre. (1819). [54] VAR. SGANARELLE, à la fenêtre. (1819). [55] VAR. Cent hontes, cent opprobres. (1819). [56] VAR. Gorgibus sort de sa maison par la porte, et Sganarelle par la fenêtre. (1819). [57] VAR. À la fenêtre. (1819). [58] VAR. Je vous promets qu’il n’y a pas de ma faute. ? Pilier de débauche, coquin, va, je t’apprendrai à venir avoir la hardiesse. (1819). [59] VAR. SGANARELLE, à la fenêtre. (1819). [60] VAR. SGANARELLE, de la fenêtre. (1819). [61] VAR. SGANARELLE, de la fenêtre. (1819). [62] VAR. Après avoir disparu un moment, il se remontre en habit de valet. (1819). [63] VAR. Il disparaît encore, et reparaît aussitôt en robe de médecin. (1819). [64] VAR. Avez-vous cette image de la débauche. (Manuscrit de la bibliothèque Mazarine). Nous corrigeons cette faute manifeste d’après 1819. [65] VAR. SGANARELLE, de la fenêtre. (1819). [66] VAR. Il embrasse son chapeau et sa fraise qu’il a mis au bout de son coude. (1819).


[67] VAR. SGANARELLE, sortant de la maison, en médecin. (1819). [68] VAR. Il feint de s’en aller, et, après avoir mis bas sa robe, rentre dans la maison par la fenêtre. (1819). [69] VAR. Il entre dans sa maison, et en sort avec Sganarelle, en habit de valet. (1819). [70] VAR. GROS-RENÉ, qui a ramassé la robe de Sganarelle. (1819). [71] Sortable : bien assorti.

L’Étourdi Note Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue du vivant de Molière, et conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même, dans les cas de faute manifeste, nous nous sommes référé à l’édition de 1682, dont nous donnons toutes les variantes. Nous ne nous sommes référé que de manière exceptionnelle à l’édition de 1734, dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier. Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle,


nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ;treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la pièce. LE TEXTE Molière prend le 31 mai 1660 un privilège pour l’impression de L’Étourdi, duDépit amoureux, de Sganarelle et de Dom Garcie de Navarre, mais c’est seulement à la fin de novembre 1662 que l’édition originale de L’Étourdi voit le jour, avec la date de 1663. Après quoi, la pièce figurera dans toutes les éditions collectives de son théâtre. Éditions collationnées : 1663, 1682.

Notice L’ÉTOURDI OU LES CONTRETEMPS


COMÉDIE représentée pour la première fois à Paris sur le Théâtre du Petit-Bourbon au mois de novembre 1658 par la Troupe de Monsieur, Frère Unique du Roi. L’Étourdi ou les Contretemps, comédie en cinq actes et en vers, fut créé à Lyon en 1655, date indiquée par La Grange dans son registre. La pièce devait avoir un succès durable et fut souvent reprise duvivant de Molière [1] . Par son étourderie ou sa maladresse, Lélie fait échouer onze machinations successives que son serviteur Mascarille, « fourbum imperator », a imaginées pour lui assurer la possession de Célie, une jeune esclave que le vieux Trufaldin garde chez lui sans savoir que c’est sa propre fille. L’intrigue est tirée principalement d’une œuvre italienne intitulée L’Inavvertito overo Scapino disturbato e Mezzetino travagliato (« Le Malavisé, ou Scapin déconcerté et Mezzetin tourmenté », 1629) qui n’est pas une commedia sostenuta ou eruditacomme on le lit souvent mais une commedia dell’arte, selon Claude Bourqui [2], qui rappelle que Beltrame, de son vrai nom Nicolo Barbieri, était un comédien de l’art. Molière doit beaucoup à cette source : à l’échelle de la structure d’ensemble, des péripéties qu’il reprend — même s’il transforme parfois un épisode en récit —, et enfin de l’écriture même, puisqu’on retrouve un grand nombre de formulations quasi identiques. La même pièce italienne avait inspiré à Quinault, qui débutait alors au théâtre, L’Amant indiscret ou le Maître étourdi, mais cette comédie, sans doute représentée en 1654, ne fut imprimée qu’en 1656, et l’on peut légitimement penser qu’elle n’eut aucune influence sur notre auteur. Molière profite également de l’héritage de Scarron, dont l’apport au genrecomique est aujoud’hui mieux connu [3] , et cela sur deux points


importants. Alors que le romanesque était central dans les comedias espagnoles dont il s’inspirait, Scarron avait équilibré le comique et le romanesque en plaçant lepersonnage comique au centre de l’intrigue et en rejetant la donnée galante au second plan : dans Don Japhet d’Arménie, il avait presque renoncé à intéresser le spectateur aux aventures romanesques d’un jeune et beau seigneur affligé d’un valet goinfre et peureux ; le personnage grotesque était au centre de l’action. En outre, Scarron avait aussi commencé à concentrer les effets comiques sur un personnage ridicule : dans Don Japhet d’Arménie, c’est le héros noble, et non plus le valet, qui porte ces effets contribuant à sa peinture. Cette dernière innovation, importante dans l’histoire de la comédieclassique, Scarron ne l’a pourtant pas systématiquement exploitée par la suite. C’est Molière qui commence ici à tirer tout le bénéfice de ces innovations : d’une part, l’action n’est pas construite autour d’un couple d’amants, puisque la jeune Célie est quasi inexistante, et qu’elle n’a aucun effet sur les événements, mais d’un maître et de son valet. D’autre part, il placera au centre de sa dramaturgie un personnage monomaniaque etridicule en cela. La composition de L’Étourdi est purement mécanique et répétitive, puisqu’il s’agit d’une juxtaposition de « numéros » joués par un jeune maître et son valet, et que rien ne relie organiquement. On peut voir l’influence de laCommedia dell’arte dans l’accumulation et la variété des lazzi mis en œuvre — stratagèmes détruits par des bévues —, mais aussi de la farce dans l’exploitation du principe de répétition. Ce type de structure en spirale — le procédé génère une certaine tension due à l’irritation croissante du valet, et peut-être aussi du spectateur qui voit retarder l’union des amants — est caractérique des comédies des années 1630-1660, les auteurs cherchant moins à construire une histoire présentant une dynamique d’ensemble qu’à coudre divers moments de théâtre [4] . Si Molière reprend le procédé à son compte, il ne s’agit nullement d’un péché de jeunesse, et il y aura de nouveau recours dans de nombreuses autres pièces, telles que Les Fâcheux, L’École des femmes, Georges Dandin, et même Dom Garcie de Navarre, qui est pourtant d’un genre plus relevé. En fait, cette part d’arbitraire que l’on remarque dans le système des faits est une caractéristique majeure de la poétique


comiqueoriginale que Molière va élaborer, de sorte que les critères aristotéliciens desthéoriciens brandissent pour juger d’une comédie ne sont guère pertinents. Mascarille semble d’ailleurs exhiber la convention du procédé quand il déclare, en parlant des bévues de son maître, à la fin du premier acte : Et de trois : Quand nous serons a dix, nous ferons une croix. (I, 9) Plus exactement, quand nous serons à onze, l’auteur déclenchera arbitrairement le dénouement, à grand renfort de reconnaissances propices, selon l’antique tradition comique, ce que souligne plaisamment le même Mascarille dans sa narration finale : Voyez que d’incidents à la fois enfantés ! (V, 9) C’est Mascarille, ce valet à la vitalité inépuisable, qui constitue l’élément le plus intéressant de la pièce : bien qu’il soit un type comique traditionnel, il annonce bien des figures à venir, cet ancêtre de Scapin et de Figaro, joué d’ailleurs par Molière lui-même portant un masque [5] . Mascarille, est un artiste fier de son don d’invention, et sa verve du valet, qui enchantait Victor Hugo, fait une grande partie de l’intérêt de cette pièce, par ailleurs, écrite dans un style relativement emprunté et conventionnel, et qui n’est pas exempte même de passages obscurs, voire maladroits. Auteur débutant, Molière ne peut qu’imiter ce qui se fait dans les années 16301660, alors lacomédie n’a pas encore trouvé son langage propre, et qu’elle se satisfait d’un discours impersonnel, qui lui convient mal, et que Jean Starobinski nomme le « style d’époque » : Il existe alors une ou plusieurs « langues » littéraires, distinctes de l’usage quotidien, mais établissant elles-mêmes, dans un système d’obligations et de licences obligatoires, des contraintes formelles qui ne laisseront qu’un mince degré de liberté à l’invention personnelle. L’écart est alors pris en charge par une convention anonyme, qui établit des genera dicendi, des genrespoétiques, des « tons » convenables, etc. [...] En pareil cas, le style


[...] prend valeur d’institution : l’écrivain n’en est pas le créateur, il y participe, avec plus ou moins de bonheur [6] . Ce style d’époque, qui nous paraît bien impersonnel aujourd’hui, a pour effet de favoriser l’effacement du personnage en tant que sujet individualisé, car l’emploi constant du stéréotype, qui uniformise la parole, ne permet pas de dévoiler sa subjectivité et ne contribue que bien peu à exprimer son existence propre. Mais, à ce moment de sa carrière, Molière ne cherche pas encore à conférer une forte présence scénique à ses personnages, comme il le fera grâce au procédé de la personnalisation. Ce n’est qu’en élaborant unepoétique comique originale, qu’il forgera pour la comédie un langage neuf, stylisé, fortement émotif, et en relation étroite avec le geste. A l’échelle du dialogue, lorsqu’on compare le texte édité à celui qui était réellement joué à la représentation, on remarque que le Molière de la maturité gomme beaucoup, puisqu’il ne supprime pas moins de 80 vers. Tantôt, il s’agit de simples allègements qui évitent des redondances trahissant la crainte d’un auteur débutant de ne pas être compris, comme par exemple aux vers 921-924 ou 929-932 (III, 1) ; tantôt, c’est la question du ton qui le préoccupe, et on le voit réduire les disparates qui pourraient nuire au liant de son dialogue. C’est le cas dans cette réplique de Mascarille, qui, s’adressant à son maître Lélie, lui parle de son père, dont il a faussement annoncé la mort : Oui, mais non pas pour nous : Je l’ai fait ce matin mort pour l’amour de vous : La vision le choque, et de pareilles feintes Aux vieillards comme lui sont de dures atteintes, Qui sur l’état prochain de leur condition Leur font faire à regret triste réflexion.


Le bon homme, tout vieux, chérit fort la lumière, Et ne veut point de jeu, dessus cette matière ; Il craint le pronostic, et contre moi fâché, On m’a dit qu’en justice il m’avait recherché ( v. 1129-1138.) Ici coexistent deux types de discours de nature fort différente : d’une part, un discours de situation, directement en prise sur la situation qui intéresse les deux interlocuteurs (le bon homme désigne le père de Lélie, donc unpersonnage connu du spectateur) ; ce discours se caractérise entre autres par sa personnalisation (présence de pronoms personnels de la première et deuxième personnes : nous, je vous), et son appartenance à un registre relativement familier (Je l’ai ce matin fait mort..., chérit fort la lumière). Mais au sein de la même réplique se trouve aussi un discours plus général, qui se caractérise par une certaine autonomie linguistique ; références à des lieux communs (... sur l’état prochain de leur condition/ Leur font faire à regret triste réflexion), emploi du pluriel généralisant (aux vieillards), et de la 3e personne (ce qui en exclut, entre autres choses, toute individualité) et de surcroît quelque peu sentencieux sur l’attitude des vieillards. Tout cela fait dévier le ton de la réplique qui paraît moins reliée à la situation de parole précise, de sorte que le discours tend à effacer la présence scénique des personnages. Molière biffe donc ici quatre vers qui constituaient à ses yeux une sorte d’excroissance, pourrait-on dire, de manière que sa réplique ainsi corrigée gagne une unité de ton conve,nat mieux au discours comique. Tantôt enfin, Molière supprime une remarque générale qui outrepasse la situation précise, et qui paraît superfétatoire, comme ici l’allusion aux officiers de justice : Je veux adroitement sur un soupçon frivole, Faire pour quelques jours emprisonner ce drôle. Je sais des officiers de justice altérés,


Qui sont pour de tels coups de vrais délibérés : Dessus l’avide espoir de quelque paraguante, Il n’est rien que leur art aveuglément ne tente, Et du plus innocent, toujours à leur profit, La bourse est criminelle, et paye son délit. (IV, 7, v. 1669-1674) En somme, il faut de bons yeux pour voir dans cette œuvre d’un débutant la marque du grand Molière. Inutile de chercher, dans la peinture sociale oumorale de cette Sicile de fantaisie, le moindre souci de vraisemblance psychologique ou de réalisme. Molière n’en est pas là ; il débute et fait ses gammes en imitant ce qui se fait à l’époque. Comment expliquer que cette pièce, à nos yeux si peu originale en regard des grandes œuvres ultérieures, ait obtenu un vif succès lors de sa création ? Même Le Boulanger de Chalussay, un ennemi de Molière, auteur d’une satyre intitulée Elomire hypocondre, le reconnaît : Je jouai L’Étoudi, qui fut une merveille ; Car à peine on m’eut vu la hallebarde au poing, A peine on eut ouï mon plaisant baragoin, Vu mon habit, ma toque et ma barbe et ma fraise, Que tous les spectateurs furent transportés d’aise, Et qu’on vit sur leurs fronts s’effacer ces froideurs Qui nous avaient causés tant et tant de malheurs. Du parterre au théâtre et du théâtre aux loges, La voix de cent échos fait cent fois mes éloges...


Mais après tout, comment pourrions-nous, lecteurs du XXe siècle, apprécier à leur juste valeur les subtiles variations ou innovations qu’une œuvre peut contenir ? Si nous éprouvons parfois un légitime sentiment de ressassement de la part des dramaturges, c’est que nous ne sommes pas bons juges devant une conception de la création qui nous paraît timorée, alors que nous n’accordons pas aux mots le sens qu’y percevaient le public du XVIIe siècle. Il nous est par exemple devenu impossible de retrouver leurs valeurs connotées, souvent très riches, liées à la culture spécifique des contemporains de Molière. Enfin, il est permis de penser que les qualités d’acteur de Molière, ainsi que la nouveauté du jeu collectif de la troupe, rigoureusement assujetti à une mise en scène précise, phénomène nouveau pour l’époque, ont pu, en l’occurrence, jouer un rôle non négligeable dans l’accueil réservé à cette œuvre. [1] Offert au public parisien dès novembre 1658, L’Étourdi fut repris en 1659, 1660, 1661, 1662 et durant les années suivantes. [2] Les Sources de Molière, Paris, SEDES, 1999, p. 69 sqq. [3] Voir Robert Garapon, Don Japhet d’Arménie, Paris, Didier, S.T.F.M., 1967, et Véronique Sternberg, Scarron et la dramaturgie comique de son temps, Paris, Champion, 2002. [4] Voir Gabriel Conesa, La Comédie de l ?âge classique, Paris, Seuil, 1995. [5] Le nom du valet est forgé sur l’italien mascara (masque). [6] « Léo Spitzer et la lecture stylistique », dans Léo Spitzer, Etudes de style, Paris, Gallimard, 1970, p. 24.

Acte 1


Comédie PERSONNAGES LÉLIE, fils de Pandolphe. CÉLIE, esclave de Trufaldin. MASCARILLE, valet de Lélie. HIPPOLYTE, fille d’Anselme. ANSELME, vieillard. TRUFALDIN, vieillard. PANDOLPHE, vieillard. LÉANDRE, fils de famille. ANDRÈS, cru égyptien. ERGASTE, valet. UN COURRIER. DEUX TROUPES DE MASQUES. ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE La scène est à Messine.

LÉLIE


Hé bien ! Léandre, hé bien ! il faudra contester ; Nous verrons de nous deux qui pourra l’emporter ; Qui dans nos soins communs pour ce jeune miracle, Aux vœux de son rival portera plus d’obstacle. 5 Préparez vos efforts, et vous défendez bien, Sûr que de mon côté je n’épargnerai rien. SCÈNE II LÉLIE, MASCARILLE. LÉLIE

Ah ! Mascarille.

MASCARILLE

Quoi ?

LÉLIE

Voici bien des affaires ;


J’ai dans ma passion toutes choses contraires : Léandre aime Célie, et, par un trait fatal, 10 Malgré mon changement [1] , est toujours mon rival [2] .

MASCARILLE

Léandre aime Célie !

LÉLIE

Il l’adore, te dis-je.

MASCARILLE

Tant pis.

LÉLIE


Hé ! oui, tant pis, c’est là ce qui m’afflige.

Toutefois j’aurais tort de me désespérer, Puisque j’ai ton secours je puis me rassurer [3] ; 15 Je sais que ton esprit en intrigues fertile, N’a jamais rien trouvé qui lui fût difficile, Qu’on te peut appeler le roi des serviteurs, Et qu’en toute la terre...

MASCARILLE

Hé ! trêve de douceurs.

Quand nous faisons besoin [4] nous autres misérables, 20 Nous sommes les chéris et les incomparables, Et dans un autre temps, dès le moindre courroux, Nous sommes les coquins qu’il faut rouer de coups.


LÉLIE

Ma foi, tu me fais tort avec cette invective ; Mais enfin discourons un peu de ma captive [5] , 25 Dis si les plus cruels et plus durs sentiments Ont rien d’impénétrable [6] à des traits si charmants : Pour moi, dans ses discours, comme dans son visage, Je vois pour sa naissance un noble témoignage, Et je crois que le Ciel dedans un rang si bas, 30 Cache son origine, et ne l’en tire pas [7] .

MASCARILLE

Vous êtes romanesque avecque vos chimères ; Mais que fera Pandolfe en toutes ces affaires, C’est, Monsieur, votre père, au moins à ce qu’il dit,


Vous savez que sa bile assez souvent s’aigrit, 35 Qu’il peste contre vous d’une belle manière, Quand vos déportements lui blessent la visière [8] ; Il est avec Anselme en parole pour vous [9] , Que de son Hippolyte on vous fera l’époux, S’imaginant que c’est dans le seul mariage, 40 Qu’il pourra rencontrer de quoi vous faire sage. Et s’il vient à savoir que rebutant son choix D’un objet inconnu vous recevez les lois, Que de ce fol amour la fatale puissance Vous soustrait au devoir de votre obéissance, 45 Dieu sait quelle tempête alors éclatera, Et de quels beaux sermons on vous régalera.

LÉLIE

Ah ! trêve, je vous prie, à votre rhétorique.


MASCARILLE

Mais vous, trêve plutôt à votre politique, Elle n’est pas fort bonne, et vous devriez [10] tâcher...

LÉLIE 50 Sais-tu qu’on n’acquiert rien de bon à me fâcher ? Que chez moi les avis ont de tristes salaires, Qu’un valet conseiller y fait mal ses affaires ?

MASCARILLE

Il se met en courroux [11] ! Tout ce que j’en ai dit N’était rien que pour rire, et vous sonder l’esprit ? 55 D’un censeur de plaisirs ai-je fort l’encolure ? Et Mascarille est-il ennemi de nature ?


Vous savez le contraire, et qu’il est très certain, Qu’on ne peut me taxer que d’être trop humain. Moquez-vous des sermons d’un vieux barbon de père ; 60 Poussez votre bidet, vous dis-je, et laissez faire ; Ma foi, j’en suis d’avis, que ces penards [12] chagrins Nous viennent étourdir de leurs contes badins, Et vertueux par force, espèrent par envie, Oter aux jeunes gens les plaisirs de la vie. 65 Vous savez mon talent, je m’offre à vous servir [13] .

LÉLIE

Ah ! c’est par ces discours que tu peux me ravir. Au reste, mon amour, quand je l’ai fait paraître, N’a point été mal vu des yeux qui l’ont fait naître ; Mais Léandre à l’instant vient de me déclarer 70 Qu’à me ravir Célie il se va préparer.


C’est pourquoi dépêchons, et cherche dans ta tête Les moyens les plus prompts d’en faire ma conquête. Trouve ruses, détours, fourbes, inventions, Pour frustrer un rival de ses prétentions [14] .

MASCARILLE 75 Laissez-moi quelque temps rêver à cette affaire. Que pourrais-je inventer pour ce coup nécessaire [15] ?

LÉLIE

Hé bien ? le stratagème ?

MASCARILLE

Ah ! comme vous courez !

Ma cervelle toujours marche à pas mesurés.


J’ai trouvé votre fait : il faut... Non, je m’abuse. Mais si vous alliez...

LÉLIE

Où ?

MASCARILLE 80 C’est une faible ruse.

J’en songeais une.

LÉLIE

Et quelle ?

MASCARILLE

Elle n’irait pas bien.


Mais ne pourriez-vous pas... ?

LÉLIE

Quoi ?

MASCARILLE

Vous ne pourriez rien.

Parlez avec Anselme.

LÉLIE

Et que lui puis-je dire ?

MASCARILLE


Il est vrai, c’est tomber d’un mal dedans un pire. 85 Il faut pourtant l’avoir. Allez chez Trufaldin.

LÉLIE

Que faire ?

MASCARILLE

Je ne sais.

LÉLIE

C’en est trop, à la fin ;

Et tu me mets à bout par ces contes frivoles.

MASCARILLE


Monsieur, si vous aviez en main force pistoles, Nous n’aurions pas besoin maintenant de rêver, 90 À chercher les biais que nous devons trouver ; Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave, Empêcher qu’un rival vous prévienne et vous brave. De ces Égyptiens qui la mirent ici, Trufaldin qui la garde est en quelque souci, 95 Et trouvant son argent qu’ils lui font trop attendre, Je sais bien qu’il serait très ravi de la vendre [16] : Car enfin en vrai ladre il a toujours vécu, Il se ferait fesser, pour moins d’un quart d’écu ; Et l’argent est le dieu que sur tout il révère : Mais le mal, c’est...

LÉLIE

Quoi ? c’est ?


MASCARILLE 100 Que Monsieur votre père

Est un autre vilain qui ne vous laisse pas, Comme vous voudriez [17] bien, manier ses ducats : Qu’il n’est point de ressort qui pour votre ressource [18] , Peut [19] faire maintenant ouvrir la moindre bourse : 105 Mais tâchons de parler à Célie un moment, Pour savoir là-dessus quel est son sentiment. La fenêtre est ici [20] .

LÉLIE

Mais Trufaldin pour elle,

Fait de nuit et de jour exacte sentinelle ; Prends garde.


MASCARILLE

Dans ce coin demeurons en repos. 110 Oh ! bonheur ! la voilà qui paraît à propos [21] . SCÈNE III CÉLIE, LÉLIE, MASCARILLE. LÉLIE

Ah ! que le Ciel m’oblige, en offrant à ma vue Les célestes attraits dont vous êtes pourvue ! Et, quelque mal cuisant que m’aient causé vos yeux, Que je prends de plaisir à les voir en ces lieux !

CÉLIE 115 Mon cœur qu’avec raison votre discours étonne, N’entend pas que mes yeux fassent mal à personne ;


Et, si dans quelque chose ils vous ont outragé, Je puis vous assurer que c’est sans mon congé.

LÉLIE

Ah ! leurs coups sont trop beaux pour me faire une injure ; 120 Je mets toute ma gloire à chérir ma blessure [22] , Et...

MASCARILLE

Vous le prenez là d’un ton un peu trop haut ;

Ce style maintenant n’est pas ce qu’il nous faut ; Profitons mieux du temps, et sachons vite d’elle Ce que...

TRUFALDIN, dans la maison.


Célie !

MASCARILLE

Hé bien ?

LÉLIE

Oh ! rencontre cruelle, 125 Ce malheureux vieillard devait-il nous troubler !

MASCARILLE

Allez, retirez-vous ; je saurai lui parler. SCÈNE IV TRUFALDIN, CÉLIE, MASCARILLE, et LÉLIE, retiré dans un coin. TRUFALDIN


Que faites-vous dehors ? et quel soin vous talonne, Vous à qui je défends de parler à personne.

CÉLIE [23]

Autrefois j’ai connu cet honnête garçon ; 130 Et vous n’avez pas lieu d’en prendre aucun soupçon.

MASCARILLE

Est-ce là le seigneur Trufaldin ?

CÉLIE

Oui, lui-même.

MASCARILLE

Monsieur, je suis tout vôtre, et ma joie est extrême,


De pouvoir saluer en toute humilité, Un homme dont le nom est partout si vanté.

TRUFALDIN

Très humble serviteur.

MASCARILLE 135 J’incommode peut-être ;

Mais je l’ai vue ailleurs, où m’ayant fait connaître, Les grands talents qu’elle a pour savoir l’avenir, Je voulais sur un point un peu l’entretenir.

TRUFALDIN

Quoi ! te mêlerais-tu d’un peu de diablerie ?


CÉLIE 140 Non, tout ce que je sais n’est que blanche magie [24] .

MASCARILLE

Voici donc ce que c’est. Le maître que je sers, Languit pour un objet qui le tient dans ses fers ; Il aurait bien voulu du feu qui le dévore, Pouvoir entretenir la beauté qu’il adore : 145 Mais un dragon veillant sur ce rare trésor N’a pu, quoi qu’il ait fait, le lui permettre encor, Et, ce qui plus le gêne et le rend misérable, Il vient de découvrir un rival redoutable ; Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux, 150 Ont sujet d’espérer quelque succès heureux, Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche, Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche.


CÉLIE

Sous quel astre ton maître a-t-il reçu le jour ?

MASCARILLE

Sous un astre à jamais ne changer son amour.

CÉLIE 155 Sans me nommer l’objet pour qui son cœur soupire, La science que j’ai m’en peut assez instruire ; Cette fille a du cœur, et dans l’adversité, Elle sait conserver une noble fierté, Elle n’est pas d’humeur à trop faire connaître, 160 Les secrets sentiments qu’en son cœur on fait naître : Mais je les sais comme elle, et d’un esprit plus doux,


Je vais en peu de mots vous les découvrir tous [25] .

MASCARILLE

Ô ! merveilleux pouvoir de la vertu magique !

CÉLIE

Si ton maître en ce point de constance se pique, 165 Et que la vertu seule anime son dessein, Qu’il n’appréhende pas de soupirer en vain ; Il a lieu d’espérer, et le fort qu’il veut prendre N’est pas sourd aux traités, et voudra bien se rendre.

MASCARILLE

C’est beaucoup ; mais ce fort dépend d’un gouverneur Difficile à gagner.


CÉLIE 170 C’est là tout le malheur.

MASCARILLE

Au diable le fâcheux qui toujours nous éclaire [26] .

CÉLIE

Je vais vous enseigner ce que vous devez faire.

LÉLIE, les joignant.

Cessez, ô ! Trufaldin, de vous inquiéter, C’est par mon ordre seul qu’il vous vient visiter ; 175 Et je vous l’envoyais ce serviteur fidèle, Vous offrir mon service, et vous parler pour elle,


Dont je vous veux dans peu payer la liberté [27] , Pourvu qu’entre nous deux le prix soit arrêté.

MASCARILLE

La peste soit la bête.

TRUFALDIN

Ho ! ho ! qui des deux croire, 180 Ce discours au premier, est fort contradictoire.

MASCARILLE

Monsieur, ce galant homme a le cerveau blessé ; Ne le savez-vous pas ?

TRUFALDIN


Je sais ce que je sai ;

J’ai crainte ici dessous de quelque manigance : Rentrez [28] , et ne prenez jamais cette licence : 185 Et vous filous fieffés, ou je me trompe fort, Mettez pour me jouer vos flûtes mieux d’accord.

MASCARILLE

C’est bien fait ; je voudrais qu’encor sans flatterie, Il nous eût d’un bâton chargés de compagnie ; À quoi bon se montrer ? et comme un Étourdi [i] , 190 Me venir démentir de tout ce que je di ?

LÉLIE

Je pensais faire bien.


MASCARILLE

Oui, c’était fort l’entendre ;

Mais quoi, cette action ne me doit point surprendre, Vous êtes si fertile en pareils Contre-temps, Que vos écarts d’esprit n’étonnent plus les gens.

LÉLIE 195 Ah ! mon Dieu, pour un rien me voilà bien coupable, Le mal est-il si grand qu’il soit irréparable ? Enfin, si tu ne mets Célie entre mes mains, Songe au moins de Léandre à rompre les desseins, Qu’il ne puisse acheter avant moi cette belle, 200 De peur que ma présence encor soit criminelle, Je te laisse.


MASCARILLE

Fort bien. À vrai dire, l’argent

Serait dans notre affaire un sûr et fort agent ; Mais ce ressort manquant, il faut user d’un autre. SCÈNE V ANSELME, MASCARILLE. ANSELME

Par mon chef [29] , c’est un siècle étrange que le nôtre ! 205 J’en suis confus ; jamais tant d’amour pour le bien, Et jamais tant de peine à retirer le sien [30] . Les dettes aujourd’hui, quelque soin qu’on emploie, Sont comme les enfants que l’on conçoit en joie, Et dont avecque peine on fait l’accouchement ; 210 L’argent dans une bourse entre agréablement :


Mais le terme venu que nous devons le rendre, C’est lors que les douleurs commencent à nous prendre. Baste, ce n’est pas peu que deux mille francs dus, Depuis deux ans entiers me soient enfin rendus ; Encore est-ce un bonheur.

MASCARILLE 215 Ô ! Dieu, la belle proie

À tirer en volant [31] ! chut : il faut que je voie, Si je pourrais un peu de près le caresser. Je sais bien les discours dont il le faut bercer. Je viens de voir, Anselme...

ANSELME

Et qui ?

MASCARILLE


Votre Nérine.

ANSELME 220 Que dit-elle de moi, cette gente [32] assassine ?

MASCARILLE

Pour vous elle est de flamme.

ANSELME

Elle ?

MASCARILLE

Et vous aime tant,


Que c’est grande pitié.

ANSELME

Que tu me rends content !

MASCARILLE

Peu s’en faut que d’amour la pauvrette ne meure ; "Anselme, mon mignon, crie-t-elle, à toute heure, 225 Quand est-ce que l’hymen [33] unira nos deux cœurs ? Et que tu daigneras éteindre mes ardeurs ?"

ANSELME

Mais pourquoi jusqu’ici me les avoir celées ? Les filles, par ma foi, sont bien dissimulées ! Mascarille, en effet, qu’en dis-tu ? Quoique vieux, 230


J’ai de la mine encore assez pour plaire aux yeux.

MASCARILLE

Oui, vraiment, ce visage est encor fort mettable ; S’il n’est pas des plus beaux, il est désagréable [34] .

ANSELME

Si bien donc...

MASCARILLE

Si bien donc qu’elle est sotte de vous ;

Ne vous regarde plus...

ANSELME


Quoi ?

MASCARILLE

Que comme un époux :

Et vous veut...

ANSELME

Et me veut... ?

MASCARILLE 235 Et vous veut, quoi qu’il tienne [35] ,

Prendre la bourse.

ANSELME


La... ?

MASCARILLE prend la bourse [36] .

La bouche avec la sienne.

ANSELME

Ah ! je t’entends. Viens çà, lorsque tu la verras, Vante-lui mon mérite autant que tu pourras.

MASCARILLE

Laissez-moi faire.

ANSELME

Adieu.


MASCARILLE

Que le Ciel vous conduise !

ANSELME 240 Ah ! vraiment je faisais une étrange sottise, Et tu pouvais pour toi m’accuser de froideur : Je t’engage à servir mon amoureuse ardeur, Je reçois par ta bouche une bonne nouvelle, Sans du moindre présent récompenser ton zèle ; Tiens, tu te souviendras...

MASCARILLE 245 Ah ! non pas, s’il vous plaît.

ANSELME

Laissez-moi.


MASCARILLE

Point du tout, j’agis sans intérêt.

ANSELME

Je le sais ; mais pourtant...

MASCARILLE

Non, Anselme, vous dis-je :

Je suis homme d’honneur, cela me désoblige.

ANSELME

Adieu donc, Mascarille !


MASCARILLE

Ô long discours !

ANSELME

Je veux 250 Régaler par tes mains cet objet de mes vœux ; Et je vais te donner de quoi faire pour elle L’achat de quelque bague, ou telle bagatelle Que tu trouveras bon.

MASCARILLE

Non, laissez votre argent,

Sans vous mettre en souci, je ferai le présent ; 255 Et l’on m’a mis en main une bague à la mode,


Qu’après vous payerez si cela l’accommode.

ANSELME

Soit, donne-la pour moi ; mais surtout fais si bien, Qu’elle garde toujours l’ardeur de me voir sien. SCÈNE VI LÉLIE, ANSELME, MASCARILLE. LÉLIE

À qui la bourse ?

ANSELME

Ah ! Dieux, elle m’était tombée, 260 Et j’aurais après cru qu’on me l’eût dérobée ; Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant, Qui m’épargne un grand trouble, et me rend mon argent :


Je vais m’en décharger au logis tout à l’heure.

MASCARILLE

C’est être officieux, et très fort, ou je meure.

LÉLIE 265 Ma foi, sans moi, l’argent était perdu pour lui.

MASCARILLE

Certes, vous faites rage, et payez aujourd’hui D’un jugement très rare, et d’un bonheur extrême [37] . Nous avancerons fort, continuez de même.

LÉLIE

Qu’est-ce donc ? qu’ai-je fait ?


MASCARILLE

Le sot, en bon françois, 270 Puisque je puis le dire, et qu’enfin je le dois. Il sait bien l’impuissance où son père le laisse, Qu’un rival qu’il doit craindre, étrangement nous presse, Cependant quand je tente un coup pour l’obliger, Dont je cours, moi tout seul, la honte et le danger [38] ...

LÉLIE

Quoi ! c’était... !

MASCARILLE 275 Oui, bourreau, c’était pour la captive,

Que j’attrapais l’argent dont votre soin nous prive.


LÉLIE

S’il est ainsi j’ai tort ; mais qui l’eût deviné ?

MASCARILLE

Il fallait, en effet, être bien raffiné.

LÉLIE

Tu me devais [39] par signe avertir de l’affaire.

MASCARILLE 280 Oui, je devais au dos avoir mon luminaire [40] ; Au nom de Jupiter [i] , laissez-nous en repos, Et ne nous chantez plus d’impertinents propos : Un autre après cela quitterait tout peut-être ; Mais j’avais médité tantôt un coup de maître,


285 Dont tout présentement je veux voir les effets, À la charge que si...

LÉLIE

Non, je te le promets,

De ne me mêler plus de rien dire, ou rien faire.

MASCARILLE

Allez donc, votre vue excite ma colère.

LÉLIE

Mais surtout hâte-toi, de peur qu’en ce dessein...

MASCARILLE


290 Allez, encore un coup, j’y vais mettre la main. Menons bien ce projet, la fourbe sera fine, S’il faut qu’elle succède [41] ainsi que j’imagine. Allons voir... Bon, voici mon homme justement. SCÈNE VII PANDOLPHE, MASCARILLE. PANDOLFE

Mascarille.

MASCARILLE

Monsieur ?

PANDOLFE

À parler franchement,

Je suis mal satisfait de mon fils.


MASCARILLE 295 De mon maître ?

Vous n’êtes pas le seul qui se plaigne de l’être : Sa mauvaise conduite insupportable en tout, Met à chaque moment ma patience à bout.

PANDOLFE

Je vous croirais pourtant [42] assez d’intelligence Ensemble.

MASCARILLE 300 Moi ? Monsieur, perdez cette croyance ;

Toujours de son devoir je tâche à l’avertir ;


Et l’on nous voit sans cesse avoir maille à partir. À l’heure même encor nous avons eu querelle, Sur l’hymen [43] d’Hippolyte, où je le vois rebelle ; 305 Où par l’indignité d’un refus criminel, Je le vois offenser le respect paternel.

PANDOLFE

Querelle ?

MASCARILLE

Oui, querelle, et bien avant poussée.

PANDOLFE

Je me trompais donc bien : car j’avais la pensée, Qu’à tout ce qu’il faisait tu donnais de l’appui.


MASCARILLE 310 Moi ! Voyez ce que c’est que du monde aujourd’hui ; Et comme l’innocence est toujours opprimée. Si mon intégrité vous était confirmée ; Je suis auprès de lui gagé pour serviteur, Vous me voudriez encor payer pour précepteur [i] : 315 Oui, vous ne pourriez pas lui dire davantage, Que ce que je lui dis, pour le faire être sage. "Monsieur, au nom de Dieu, lui fais-je assez souvent, Cessez de vous laisser conduire au premier vent, Réglez-vous. Regardez l’honnête homme de père 320 Que vous avez du Ciel, comme on le considère ; Cessez de lui vouloir donner la mort au cœur, Et, comme lui, vivez en personne d’honneur."

PANDOLFE


C’est parler comme il faut. Et que peut-il répondre ?

MASCARILLE

Répondre ? Des chansons, dont il me vient confondre. 325 Ce n’est pas qu’en effet, dans le fond de son cœur, Il ne tienne de vous des semences d’honneur ; Mais sa raison n’est pas maintenant sa maîtresse : Si je pouvais parler avecque hardiesse, Vous le verriez dans peu soumis sans nul effort.

PANDOLFE

Parle.

MASCARILLE 330 C’est un secret qui m’importerait fort [44] ,


S’il était découvert : mais à votre prudence Je puis le confier avec toute assurance.

PANDOLFE

Tu dis bien.

MASCARILLE

Sachez donc que vos vœux sont trahis,

Par l’amour qu’une esclave imprime à votre fils.

PANDOLFE 335 On m’en avait parlé ; mais l’action me touche, De voir que je l’apprenne encore par ta bouche.


MASCARILLE

Vous voyez si je suis le secret confident...

PANDOLFE

Vraiment, je suis ravi de cela.

MASCARILLE

Cependant

À son devoir, sans bruit, désirez-vous le rendre ? 340 Il faut... j’ai toujours peur qu’on nous vienne surprendre : Ce serait fait de moi s’il savait ce discours. Il faut, dis-je, pour rompre à toute chose cours, Acheter sourdement l’esclave idolâtrée, Et la faire passer en une autre contrée. 345


Anselme a grand accès auprès de Trufaldin ; Qu’il aille l’acheter pour vous dès ce matin : Après, si vous voulez en mes mains la remettre, Je connais des marchands, et puis bien vous promettre, D’en retirer l’argent qu’elle pourra coûter : 350 Et malgré votre fils de la faire écarter [45] . Car enfin si l’on veut qu’à l’hymen il se range, À cette amour naissant il faut donner le change ; Et de plus, quand bien même il serait résolu, Qu’il aurait pris le joug que vous avez voulu : 355 Cet autre objet pouvant réveiller son caprice, Au mariage encor peut porter préjudice.

PANDOLFE

C’est très bien raisonné ; ce conseil me plaît fort ; Je vois Anselme, va, je m’en vais faire effort,


Pour avoir promptement cette esclave funeste, 360 Et la mettre en tes mains pour achever le reste.

MASCARILLE

Bon, allons avertir mon maître de ceci : Vive la fourberie, et les fourbes aussi. SCÈNE VIII HIPPOLYTE, MASCARILLE. HIPPOLYTE

Oui, traître, c’est ainsi que tu me rends service ; Je viens de tout entendre, et voir ton artifice ; 365 À moins que de cela l’eussé-je soupçonné ! Tu couches d’imposture, et tu m’en as donné [46] ! Tu m’avais promis lâche, et j’avais lieu d’attendre, Qu’on te verrait servir mes ardeurs pour Léandre ; Que du choix de Lélie, où l’on veut m’obliger,


370 Ton adresse et tes soins sauraient me dégager ; Que tu m’affranchirais du projet de mon père ; Et cependant ici tu fais tout le contraire : Mais tu t’abuseras, je sais un sûr moyen, Pour rompre cet achat où tu pousses si bien ; Et je vais de ce pas...

MASCARILLE 375 Ah ! que vous êtes prompte !

La mouche [i] tout d’un coup à la tête vous monte ; Et, sans considérer s’il a raison, ou non, Votre esprit contre moi fait le petit démon. J’ai tort, et je devrais sans finir mon ouvrage, 380 Vous faire dire vrai, puisqu’ainsi l’on m’outrage.


HIPPOLYTE

Par quelle illusion penses-tu m’éblouir ? Traître, peux-tu nier ce que je viens d’ouïr ?

MASCARILLE

Non ; mais il faut savoir que tout cet artifice Ne va directement qu’à vous rendre service : 385 Que ce conseil adroit qui semble être sans fard, Jette dans le panneau l’un et l’autre vieillard : Que mon soin par leurs mains ne veut avoir Célie, Qu’à dessein de la mettre au pouvoir de Lélie : Et faire que l’effet de cette invention 390 Dans le dernier excès portant sa passion, Anselme rebuté de son prétendu gendre, Puisse tourner son choix du côté de Léandre.


HIPPOLYTE

Quoi ! tout ce grand projet qui m’a mise en courroux, Tu l’as formé pour moi, Mascarille !

MASCARILLE

Oui, pour vous. 395 Mais puisqu’on reconnaît si mal mes bons offices, Qu’il me faut de la sorte essuyer vos caprices, Et que, pour récompense, on s’en vient de hauteur Me traiter de faquin, de lâche, d’imposteur, Je m’en vais réparer l’erreur que j’ai commise, 400 Et dès ce même pas rompre mon entreprise.

HIPPOLYTE, l’arrêtant.


Hé ! ne me traite pas si rigoureusement, Et pardonne aux transports d’un premier mouvement.

MASCARILLE

Non, non, laissez-moi faire, il est en ma puissance, De détourner le coup qui si fort vous offense. 405 Vous ne vous plaindrez point de mes soins désormais : Oui, vous aurez mon maître, et je vous le promets.

HIPPOLYTE

Hé ! Mon pauvre garçon, que ta colère cesse ; J’ai mal jugé de toi, j’ai tort, je le confesse : (Tirant sa bourse.)

Mais je veux réparer ma faute avec ceci. 410 Pourrais-tu te résoudre à me quitter ainsi ?


MASCARILLE

Non, je ne le saurais, quelque effort que je fasse : Mais votre promptitude est de mauvaise grâce. Apprenez qu’il n’est rien qui blesse un noble cœur, Comme quand il peut voir qu’on le touche en l’honneur.

HIPPOLYTE 415 Il est vrai je t’ai dit de trop grosses injures : Mais que ces deux louis guérissent tes blessures.

MASCARILLE

Hé ! tout cela n’est rien ; je suis tendre à ces coups : Mais déjà je commence à perdre mon courroux, Il faut de ses amis endurer quelque chose.


HIPPOLYTE 420 Pourras-tu mettre à fin ce que je me propose ? Et crois-tu que l’effet de tes desseins hardis, Produise à mon amour le succès que tu dis ?

MASCARILLE

N’ayez point pour ce fait l’esprit sur des épines ; J’ai des ressorts tout prêts pour diverses machines ; 425 Et quand ce stratagème à nos vœux manquerait, Ce qu’il ne ferait pas, un autre le ferait.

HIPPOLYTE

Crois qu’Hippolyte au moins ne sera pas ingrate.

MASCARILLE


L’espérance du gain n’est pas ce qui me flatte.

HIPPOLYTE

Ton maître te fait signe, et veut parler à toi ; 430 Je te quitte : mais songe à bien agir pour moi. SCÈNE IX MASCARILLE, LÉLIE. LÉLIE

Que diable fais-tu là ; tu me promets merveille ; Mais ta lenteur d’agir est pour moi sans pareille : Sans que mon bon génie au-devant m’a poussé [47] , Déjà tout mon bonheur eût été renversé. 435 C’était fait de mon bien, c’était fait de ma joie, D’un regret éternel je devenais la proie ; Bref, si je ne me fusse en ce lieu rencontré,


Anselme avait l’esclave, et j’en étais frustré. Il l’emmenait chez lui ; mais j’ai paré l’atteinte, 440 J’ai détourné le coup, et tant fait, que par crainte Le pauvre Trufaldin l’a retenue.

MASCARILLE

Et trois ;

Quand nous serons à dix, nous ferons une croix. C’était par mon adresse, ô cervelle incurable, Qu’Anselme entreprenait cet achat favorable ; 445 Entre mes propres mains on la devait livrer ; Et vos soins endiablés nous en viennent sevrer ; Et puis pour votre amour je m’emploierais encore ? J’aimerais mieux cent fois être grosse pécore [48] , Devenir cruche, chou, lanterne, loup-garou, 450


Et que monsieur Satan vous vînt tordre le cou.

LÉLIE

Il nous le faut mener en quelque hôtellerie, Et faire sur les pots décharger sa furie. [1] Malgré mon changement : Lélie et Léandre aimaient tous deux Hippolyte. Lélie a changé, et est devenu amoureux de Célie ; mais Léandre a changé en même temps que lui (voir plus bas, II, 7). [2] VAR. Malgré mon changement, est encor mon rival. (1682). [3] VAR. Puisque j’ai ton secours, je dois me rassurer. (1682). [4] Quand nous faisons besoin : quand on a besoin de nous. [5] VAR. Mais enfin discourons un peu de l’aimable captive. (1682). [6] Ont rien d’impénétrable : ont rien qui puisse résister à des traits si charmants. [7] Cache son origine, et ne l’en tire pas : cache sa noble naissance et ne la tire pas d’un rang si bas. [8] Lui blessent la visière : quand votre conduite lui blesse la vue (visière pour vue est bas et burlesque, selon le Dictionnaire de Richelet, 1679). [9] Il est avec Anselme en parole pour vous : il est en pourparlers avec Anselme à votre sujet. [10] Devriez : le mot compte pour deux syllabes seulement, comme beaucoup de 2es personnes du pluriel du conditionnel présent au XVIIe


siècle (voir les vers 102, 314, 1845). [11] L’édition de 1734 indique que Mascarille dit ce premier hémistiche à part. [12] Penards : "Quelque vieux homme qui est cassé" (Dictionnaire de Richelet, 1679). [13] Les vers 61 à 65 étaient sautés à la représentation, selon l’édition de 1682. [14] VAR. Pour frustrer mon rival de ses prétentions. (1682). [15] L’édition de 1734 indique que Mascarille dit ce vers à part. [16] Vers 93-96 : des Égyptiens ou Bohémiens ont laissé Célie en gage à Trufaldin ; mais, comme ils tardent à venir reprendre la jeune fille en rendant l’argent qui leur a été prêté, le vieillard serait ravi de vendre la jeune esclave et de rentrer dans ses fonds. [17] Ce conditionnel présent ne compte que deux syllabes (cf. vers 49, 314, 1845). [18] Ressource : relèvement, action de sortir d’embarras. [19] VAR. pût (1682). [20] VAR. Sa fenêtre est ici. (1682). [21] VAR. Dans ce coin demeurez en repos./ Oh bonheur ! la voilà qui sort tout à propos. (1682). [22] VAR. Je mets toute ma gloire à chérir leur blessure. (1682). [23] Le texte porte à Célie. Nous corrigeons. [24] La magie blanche, par opposition à la magie noire, est innocente et ne vise qu’à faire du bien aux hommes.


[25] VAR. Je vais en peu de mots te les découvrir tous. (1682). [26] Nous éclaire : nous épie, nous espionne. [27] Payer la liberté : Lélie se propose de racheter Célie, qui, rappelonsle, est une esclave. [28] L’édition de 1734 indique que ce mot s’adresse à Célie. [i] Étourdi et, plus loin, Contre-temps, prennent des majuscules, car ces deux mots rappellent le titre et le sous-titre de la comédie. [29] Par mon chef : par ma tête (juron déjà vieilli à l’époque). [30] Retirer le sien : récupérer son bien. [31] À tirer en volant : à tirer au vol. [32] Gente : gentille, aimable. [33] L’hymen : le mariage. [34] VAR. Il est dés agréables. (1682). C’est bien la leçon de 1663 qui est seule correcte pour la versification. Mais 1682 a adopté la graphie des agréables pour bien faire sentir au lecteur le jeu de mots facile de Mascarille. [35] Quoi qu’il tienne : quelque difficulté qu’il y ait, coûte que coûte. [36] L’édition de 1734 indique que Mascarille prend la bourse et la laisse tomber. Après quoi, il va s’ingénier à empêcher Anselme de fouiller dans la poche de son pourpoint, car il s’apercevrait que la bourse n’y est plus ; de là ses protestations de désintéressement. [37] Payer/ D’un jugement très rare, et d’un bonheur extrême : faire preuve d’un discernement très rare et de beaucoup de chance (évidemment ironique ici).


[38] Le texte porte : Dont je cours tout seul la honte et le danger, ce qui fait 11 syllabes. Nous corrigeons d’après 1682. [39] Tu devais : tu aurais dû ; de même, au vers suivant, je devais signifie : j’aurais dû. [40] Mon luminaire : "mot burlesque pour dire les yeux" (Dictionnaire de Richelet, 1679). [i] Au nom de Jupiter : Molière rend ainsi le juron italien Per Jove, car la scène se passe en Sicile. [41] S’il faut qu’elle succède : s’il arrive que cette ruse ait le résultat que j’imagine. [42] VAR. Je vous croyais pourtant. (1682). [43] L’hymen : le mariage. [i] Vers 312-314 : "Si mon honnêteté était bien établie à vos yeux, vous me payeriez comme précepteur, et non pas comme serviteur de votre fils." Ici, comme au vers 102, voudriez ne compte que pour deux syllabes. [44] Qui m’importerait fort : qui aurait pour moi de graves conséquences, qui me ferait courir de grands risques. [45] Écarter : éloigner. [46] VAR. Tu payes d’imposture, et tu m’en as donné ! (1682). Coucher de vingt pistoles, c’est étendre sur la table vingt pistoles comme enjeu, miser vingt pistoles. Quant à l’expression en donner, elle est couramment synonyme detromper. [i] La mouche : la colère (cf. l’expression prendre la mouche). [47] Sans que mon bon génie au-devant m’a poussé : si mon bon génie ne m’avait fait prévenir le danger.


[48] Pécore : "bête stupide, qui a du mal à concevoir quelque chose" (Dictionnaire de Furetière, 1690).

Acte 2 ACTE II, SCÈNE PREMIÈRE MASCARILLE, LÉLIE. MASCARILLE

À vos désirs enfin il a fallu se rendre, Malgré tous mes serments je n’ai pu m’en défendre, 455 Et pour vos intérêts que je voulais laisser, En de nouveaux périls viens de m’embarrasser ; Je suis ainsi facile, et si de Mascarille Madame la nature avait fait une fille, Je vous laisse à penser ce que ç’aurait été. 460 Toutefois, n’allez pas sur cette sûreté Donner de vos revers [1] au projet que je tente,


Me faire une bévue, et rompre mon attente ; Auprès d’Anselme encor nous vous excuserons, Pour en pouvoir tirer ce que nous désirons ; 465 Mais si dorénavant votre imprudence éclate, Adieu vous dis mes soins pour l’objet qui vous flatte [2] .

LÉLIE

Non, je serai prudent, te dis-je, ne crains rien, Tu verras seulement...

MASCARILLE

Souvenez-vous-en bien :

J’ai commencé pour vous un hardi stratagème : 470 Votre père fait voir une paresse extrême À rendre par sa mort tous vos désirs contents,


Je viens de le tuer, de parole, j’entends, Je fais courir le bruit que d’une apoplexie, Le bonhomme surpris a quitté cette vie ; 475 Mais avant, pour pouvoir mieux feindre ce trépas, J’ai fait que vers sa grange il a porté ses pas ; On est venu lui dire, et par mon artifice, Que les ouvriers [3] qui sont après son édifice, Parmi les fondements qu’ils en jettent encor, 480 Avaient fait par hasard rencontre d’un trésor ; Il a volé d’abord, et comme à la campagne Tout son monde à présent hors nous deux l’accompagne, Dans l’esprit d’un chacun je le tue aujourd’hui, Et produis un fantôme enseveli pour lui [4] : 485 Enfin je vous ai dit à quoi je vous engage, Jouez bien votre rôle, et pour mon personnage, Si vous apercevez que j’y manque d’un mot,


Dites absolument que je ne suis qu’un sot.

LÉLIE, seul.

Son esprit, il est vrai, trouve une étrange voie 490 Pour adresser mes vœux au comble de leur joie ; Mais quand d’un bel objet on est bien amoureux, Que ne ferait-on pas pour devenir heureux ? Si l’amour est au crime une assez belle excuse, Il en peut bien servir à la petite ruse, 495 Que sa flamme aujourd’hui me force d’approuver Par la douceur du bien qui m’en doit arriver : Juste Ciel ! qu’ils sont prompts ! je les vois en parole [5] , Allons nous préparer à jouer notre rôle. SCÈNE II MASCARILLE, ANSELME. MASCARILLE


La nouvelle a sujet de vous surprendre fort.

ANSELME

Etre mort de la sorte !

MASCARILLE 500 Il a certes grand tort.

Je lui sais mauvais gré d’une telle incartade.

ANSELME

N’avoir pas seulement le temps d’être malade !

MASCARILLE

Non, jamais homme n’eut si hâte de mourir.


ANSELME

Et Lélie ?

MASCARILLE

Il se bat, et ne peut rien souffrir : 505 Il s’est fait en maints lieux contusion et bosse, Et veut accompagner son papa dans la fosse : Enfin, pour achever, l’excès de son transport M’a fait en grande hâte ensevelir le mort, De peur que cet objet qui le rend hypocondre [i] , 510 À faire un vilain coup ne me l’allât semondre [6] .

ANSELME

N’importe, tu devais attendre jusqu’au soir,


Outre qu’encore un coup j’aurais voulu le voir. Qui tôt ensevelit, bien souvent assassine, Et tel est cru défunt qui n’en a que la mine.

MASCARILLE 515 Je vous le garantis trépassé comme il faut ; Au reste, pour venir au discours de tantôt, Lélie, et l’action lui sera salutaire, D’un bel enterrement veut régaler son père, Et consoler un peu ce défunt de son sort, 520 Par le plaisir de voir faire honneur à sa mort ; Il hérite beaucoup, mais comme en ses affaires, Il se trouve assez neuf, et ne voit encor guères ; Que son bien la plupart n’est point en ces quartiers, Ou que ce qu’il y tient consiste en des papiers ; 525 Il voudrait vous prier, ensuite de l’instance


D’excuser [7] de tantôt son trop de violence, De lui prêter au moins pour ce dernier devoir...

ANSELME

Tu me l’as déjà dit, et je m’en vais le voir.

MASCARILLE [8]

Jusques ici du moins tout va le mieux du monde : 530 Tâchons à ce progrès que le reste réponde, Et de peur de trouver dans le port un écueil, Conduisons le vaisseau de la main et de l’œil. SCÈNE III LÉLIE, ANSELME, MASCARILLE. ANSELME

Sortons, je ne saurais qu’avec douleur très forte, Le voir empaqueté de cette étrange sorte [9] :


535 Las ! en si peu de temps ! il vivait ce matin !

MASCARILLE

En peu de temps parfois on fait bien du chemin.

LÉLIE

Ah !

ANSELME

Mais quoi ? cher Lélie, enfin il était homme :

On n’a point pour la mort de dispense de Rome.

LÉLIE


Ah !

ANSELME

Sans leur dire gare elle abat les humains, 540 Et contre eux de tout temps a de mauvais desseins.

LÉLIE

Ah !

ANSELME

Ce fier animal [10] pour toutes les prières,

Ne perdrait pas un coup de ses dents meurtrières, Tout le monde y passe.

LÉLIE


Ah !

MASCARILLE

Vous avez beau prêcher,

Ce deuil enraciné ne se peut arracher.

ANSELME 545 Si malgré ces raisons votre ennui [11] persévère, Mon cher Lélie, au moins, faites qu’il se modère.

LÉLIE

Ah !

MASCARILLE


Il n’en fera rien, je connais son humeur.

ANSELME

Au reste, sur l’avis de votre serviteur, J’apporte ici l’argent qui vous est nécessaire, 550 Pour faire célébrer les obsèques d’un père...

LÉLIE

Ah ! Ah !

MASCARILLE

Comme à ce mot s’augmente sa douleur,

Il ne peut sans mourir, songer à ce malheur.


ANSELME

Je sais que vous verrez aux papiers du bonhomme, Que je suis débiteur d’une plus grande somme : 555 Mais, quand par ces raisons je ne vous devrais rien, Vous pourriez librement disposer de mon bien. Tenez, je suis tout vôtre, et le ferai paraître.

LÉLIE, s’en allant.

Ah !

MASCARILLE

Le grand déplaisir que sent Monsieur mon maître !

ANSELME


Mascarille, je crois qu’il serait à propos, 560 Qu’il me fît de sa main un reçu de deux mots.

MASCARILLE

Ah !

ANSELME

Des événements l’incertitude est grande.

MASCARILLE

Ah !

ANSELME

Faisons-lui signer le mot que je demande.


MASCARILLE

Las ! en l’état qu’il est comment vous contenter ! Donnez-lui le loisir de se désattrister ; 565 Et quand ses déplaisirs prendront quelque allégeance, J’aurai soin d’en tirer d’abord votre assurance. Adieu, je sens mon cœur qui se gonfle d’ennui [12] , Et m’en vais tout mon soûl pleurer avecque lui ! Ah !

ANSELME, seul.

Le monde est rempli de beaucoup de traverses, 570 Chaque homme tous les jours en ressent de diverses, Et jamais ici-bas... SCÈNE IV PANDOLPHE, ANSELME


ANSELME

Ah ! bons dieux, je frémi !

Pandolfe qui revient ! fût-il bien endormi [13] . Comme depuis sa mort sa face est amaigrie ! Las ! ne m’approchez pas de plus près, je vous prie ; 575 J’ai trop de répugnance à coudoyer un mort.

PANDOLFE

D’où peut donc provenir ce bizarre transport ?

ANSELME

Dites-moi de bien loin quel sujet vous amène. Si pour me dire adieu vous prenez tant de peine, C’est trop de courtoisie, et véritablement, 580


Je me serais passé de votre compliment. Si votre âme est en peine et cherche des prières, Las ! je vous en promets, et ne m’effrayez guères. Foi d’homme épouvanté, je vais faire à l’instant Prier tant Dieu pour vous, que vous serez content. 585 Disparaissez donc, je vous prie, Et que le Ciel par sa bonté, Comble de joie et de santé Votre défunte seigneurie.

PANDOLFE, riant.

Malgré tout mon dépit, il m’y [14] faut prendre part.

ANSELME 590 Las ! pour un trépassé vous êtes bien gaillard !


PANDOLFE

Est-ce jeu ? dites-nous, ou bien si c’est folie, Qui traite de défunt une personne en vie ?

ANSELME

Hélas ! vous êtes mort, et je viens de vous voir.

PANDOLFE

Quoi ? j’aurais trépassé sans m’en apercevoir ?

ANSELME 595 Sitôt que Mascarille en a dit la nouvelle, J’en ai senti dans l’âme une douleur mortelle.

PANDOLFE


Mais enfin dormez-vous ? êtes-vous éveillé ? Me connaissez-vous pas ?

ANSELME

Vous êtes habillé

D’un corps aérien qui contrefait le vôtre, 600 Mais qui dans un moment peut devenir tout autre. Je crains fort de vous voir comme un géant grandir, Et tout votre visage affreusement laidir [i] . Pour Dieu, ne prenez point de vilaine figure ; J’ai prou [15] de ma frayeur en cette conjoncture.

PANDOLFE 605 En une autre saison, cette naïveté, Dont vous accompagnez votre crédulité,


Anselme, me serait un charmant badinage, Et j’en prolongerais le plaisir davantage : Mais avec cette mort un trésor supposé, 610 Dont parmi les chemins on m’a désabusé, Fomente dans mon âme un soupçon légitime. Mascarille est un fourbe, et fourbe fourbissime, Sur qui ne peuvent rien la crainte, et le remords, Et qui pour ses desseins a d’étranges ressorts.

ANSELME 615 M’aurait-on joué pièce [16] , et fait supercherie ? Ah ! vraiment ma raison vous seriez fort jolie ! Touchons un peu pour voir : en effet, c’est bien lui. Malepeste du sot, que je suis aujourd’hui ! De grâce, n’allez pas divulguer un tel conte ; 620 On en ferait jouer quelque farce à ma honte : Mais, Pandolfe, aidez-moi vous-même à retirer


L’argent que j’ai donné pour vous faire enterrer.

PANDOLFE

De l’argent, dites-vous ? ah ! voilà l’enclouure [17] . Voilà le nœud secret de toute l’aventure [18] ; 625 À votre dam. Pour moi, sans m’en mettre en souci, Je vais faire informer de cette affaire ici [19] , Contre ce Mascarille, et si l’on peut le prendre, Quoi qu’il puisse coûter, je veux le faire pendre [20] .

ANSELME [21]

Et moi, la bonne dupe, à trop croire un vaurien, 630 Il faut donc qu’aujourd’hui je perde, et sens, et bien ? Il me sied bien, ma foi, de porter tête grise, Et d’être encor si prompt à faire une sottise !


D’examiner si peu sur un premier rapport... Mais je vois... SCÈNE V LÉLIE, ANSELME. LÉLIE

Maintenant, avec ce passe-port [22] , 635 Je puis à Trufaldin rendre aisément visite.

ANSELME

À ce que je puis voir, votre douleur vous quitte ?

LÉLIE

Que dites-vous ! jamais elle ne quittera, Un cœur qui chèrement toujours la nourrira [23] .

ANSELME


Je reviens sur mes pas, vous dire, avec franchise, 640 Que tantôt avec vous j’ai fait une méprise ; Que parmi ces louis, quoiqu’ils semblent très beaux, J’en ai sans y penser mêlé que je tiens faux, Et j’apporte sur moi de quoi mettre en leur place : De nos faux-monnoyeurs l’insupportable audace, 645 Pullule en cet État d’une telle façon, Qu’on ne reçoit plus rien qui soit hors de soupçon : Mon Dieu, qu’on ferait bien de les faire tous pendre !

LÉLIE

Vous me faites plaisir de les vouloir reprendre ; Mais je n’en ai point vu de faux, comme je croi.

ANSELME


650 Je les connaîtrai bien, montrez, montrez-les-moi : Est-ce tout ?

LÉLIE

Oui.

ANSELME

Tant mieux ; enfin je vous raccroche,

Mon argent bien aimé, rentrez dedans ma poche ; Et vous, mon brave escroc, vous ne tenez plus rien ; Vous tuez donc des gens qui se portent fort bien ; 655 Et qu’auriez-vous donc fait sur moi, chétif beau-père ? Ma foi, je m’engendrais [24] d’une belle manière ! Et j’allais prendre en vous un beau-fils fort discret. Allez, allez mourir de honte, et de regret.


LÉLIE

Il faut dire : "J’en tiens" ; quelle surprise extrême ! 660 D’où peut-il avoir su sitôt le stratagème ! SCÈNE VI MASCARILLE, LÉLIE. MASCARILLE

Quoi ? vous étiez sorti ? je vous cherchais partout : Hé bien ? en sommes-nous enfin venus à bout ; Je le donne en six coups au fourbe le plus brave, Çà, donnez-moi que j’aille acheter notre esclave, 665 Votre rival après sera bien étonné.

LÉLIE


Ah ! mon pauvre garçon, la chance a bien tourné, Pourrais-tu de mon sort deviner l’injustice ?

MASCARILLE

Quoi ? que serait-ce ?

LÉLIE

Anselme instruit de l’artifice,

M’a repris maintenant tout ce qu’il nous prêtait, 670 Sous couleur de changer de l’orque l’on doutait [25] .

MASCARILLE

Vous vous moquez peut-être ?

LÉLIE


Il est trop véritable.

MASCARILLE

Tout de bon ?

LÉLIE

Tout de bon, j’en suis inconsolable ;

Tu te vas emporter d’un courroux sans égal.

MASCARILLE

Moi, monsieur ? Quelque sot [26] ! la colère fait mal ; 675 Et je veux me choyer, quoi qu’enfin il arrive : Que Célie après tout soit ou libre, ou captive ;


Que Léandre l’achète, ou qu’elle reste là, Pour moi, je m’en soucie autant que de cela.

LÉLIE

Ah ! n’aye [27] point pour moi si grande indifférence, 680 Et sois plus indulgent à ce peu d’imprudence. Sans ce dernier malheur, ne m’avoueras-tu pas, Que j’avais fait merveille ? et qu’en ce feint trépas J’éludais [28] un chacun d’un deuil si vraisemblable, Que les plus clairvoyants l’auraient cru véritable.

MASCARILLE 685 Vous avez en effet sujet de vous louer.

LÉLIE

Hé bien, je suis coupable, et je veux l’avouer ;


Mais, si jamais mon bien te fut considérable [29] , Répare ce malheur, et me sois secourable.

MASCARILLE

Je vous baise les mains, je n’ai pas le loisir.

LÉLIE

Mascarille, mon fils.

MASCARILLE

Point.

LÉLIE 690 Fais-moi ce plaisir.


MASCARILLE

Non, je n’en ferai rien.

LÉLIE

Si tu m’es inflexible,

Je m’en vais me tuer.

MASCARILLE

Soit, il vous est loisible.

LÉLIE

Je ne te puis fléchir ?

MASCARILLE


Non.

LÉLIE

Vois-tu le fer prêt ?

MASCARILLE

Oui.

LÉLIE

Je vais le pousser.

MASCARILLE

Faites ce qu’il vous plaît.

LÉLIE


695 Tu n’auras pas regret de m’arracher la vie ?

MASCARILLE

Non.

LÉLIE

Adieu, Mascarille.

MASCARILLE

Adieu, Monsieur Lélie.

LÉLIE

Quoi... ?

MASCARILLE


Tuez-vous donc vite : ah ! que de longs devis !

LÉLIE

Tu voudrais bien, ma foi, pour avoir mes habits, Que je fisse le sot, et que je me tuasse.

MASCARILLE 700 Savais-je pas qu’enfin ce n’était que grimace ; Et, quoi que ces esprits jurent d’effectuer, Qu’on n’est point aujourd’hui si prompt à se tuer. SCÈNE VII LÉANDRE, TRUFALDIN, LÉLIE, MASCARILLE [30] . LÉLIE

Que vois-je ! mon rival et Trufaldin ensemble ! Il achète Célie ; ah ! de frayeur je tremble.


MASCARILLE 705 Il ne faut point douter qu’il fera ce qu’il peut, Et, s’il a de l’argent, qu’il pourra ce qu’il veut : Pour moi, j’en suis ravi : voilà la récompense De vos brusques erreurs, de votre impatience.

LÉLIE

Que dois-je faire ? dis, veuille me conseiller.

MASCARILLE

Je ne sais.

LÉLIE 710 Laisse-moi, je vais le quereller.


MASCARILLE

Qu’en arrivera-t-il ?

LÉLIE

Que veux-tu que je fasse

Pour empêcher ce coup ?

MASCARILLE

Allez, je vous fais grâce ;

Je jette encore un œil pitoyable sur vous, Laissez-moi l’observer ; par des moyens plus doux ; 715 Je vais, comme je crois, savoir ce qu’il projette.


TRUFALDIN

Quand on viendra tantôt, c’est une affaire faite.

MASCARILLE

Il faut que je l’attrape, et que de ses desseins Je sois le confident pour mieux les rendre vains.

LÉANDRE [31]

Grâces au Ciel, voilà mon bonheur hors d’atteinte, 720 J’ai su me l’assurer, et je n’ai plus de crainte ; Quoi que désormais puisse entreprendre un rival, Il n’est plus en pouvoir de me faire du mal.

MASCARILLE

Ahi [32] , ahi, à l’aide, au meurtre, au secours, on m’assomme,


Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ô traître ! ô bourreau d’homme !

LÉANDRE 725 D’où procède cela ? qu’est-ce ? que te fait-on ?

MASCARILLE

On vient de me donner deux cents coups de bâton.

LÉANDRE

Qui ?

MASCARILLE

Lélie.

LÉANDRE


Et pourquoi ?

MASCARILLE

Pour une bagatelle,

Il me chasse et me bat d’une façon cruelle.

LÉANDRE

Ah ! vraiment il a tort.

MASCARILLE

Mais, ou je ne pourrai, 730 Ou je jure bien fort, que je m’en vengerai ; Oui, je te ferai voir, batteur que Dieu confonde, Que ce n’est pas pour rien qu’il faut rouer le monde :


Que je suis un valet, mais fort homme d’honneur, Et qu’après m’avoir eu quatre ans pour serviteur, 735 Il ne me fallait pas payer en coups de gaules, Et me faire un affront si sensible aux épaules : Je te le dis encor, je saurai m’en venger ; Une esclave te plaît, tu voulais m’engager À la mettre en tes mains, et je veux faire en sorte 740 Qu’un autre te l’enlève, ou le diable m’emporte.

LÉANDRE

Écoute, Mascarille, et quitte ce transport ; Tu m’as plu de tout temps, et je souhaitais fort Qu’un garçon comme toi plein d’esprit et fidèle, À mon service un jour pût attacher son zèle : 745 Enfin, si le parti te semble bon pour toi,


Si tu veux me servir, je t’arrête, avec moi [33] .

MASCARILLE

Oui, Monsieur, d’autant mieux que le destin propice M’offre à me bien venger en vous rendant service, Et que dans mes efforts pour vos contentements, 750 Je puis à mon brutal trouver des châtiments. De Célie en un mot par mon adresse extrême...

LÉANDRE

Mon amour s’est rendu cet office lui-même, Enflammé d’un objet qui n’a point de défaut, Je viens de l’acheter moins encor qu’il ne vaut.

MASCARILLE

Quoi ? Célie est à vous ?


LÉANDRE 755 Tu la verrais paraître,

Si de mes actions j’étais tout à fait maître : Mais quoi ! mon père l’est : comme il a volonté, Ainsi que je l’apprends d’un paquet [34] apporté, De me déterminer à l’hymen [35] d’Hippolyte, 760 J’empêche qu’un rapport de tout ceci l’irrite. Donc avec Trufaldin ; car je sors de chez lui, J’ai voulu tout exprès agir au nom d’autrui, Et l’achat fait, ma bague est la marque choisie, Sur laquelle au premier [36] il doit livrer Célie ; 765 Je songe auparavant à chercher les moyens D’ôter aux yeux de tous ce qui charme les miens, À trouver promptement un endroit favorable,


Où puisse être en secret cette captive aimable.

MASCARILLE

Hors de la ville un peu, je puis avec raison, 770 D’un vieux parent que j’ai vous offrir la maison, Là, vous pourrez la mettre avec toute assurance, Et de cette action nul n’aura connaissance.

LÉANDRE

Oui, ma foi, tu me fais un plaisir souhaité. Tiens donc, et va pour moi prendre cette beauté, 775 Dès que par Trufaldin ma bague sera vue, Aussitôt en tes mains elle sera rendue, Et dans cette maison tu me la conduiras Quand... Mais chut, Hippolyte est ici sur nos pas. SCÈNE VIII


HIPPOLYTE, LÉANDRE, MASCARILLE. HIPPOLYTE

Je dois vous annoncer, Léandre, une nouvelle ; 780 Mais la trouverez-vous agréable, ou cruelle ?

LÉANDRE

Pour en pouvoir juger, et répondre soudain, Il faudrait la savoir.

HIPPOLYTE

Donnez-moi donc la main

Jusqu’au temple [37] , en marchant je pourrai vous l’apprendre [38] .

LÉANDRE


Va, va-t’en me servir sans davantage attendre.

MASCARILLE [39] 785 Oui, je te vais servir d’un plat de ma façon ; Fut-il jamais au monde un plus heureux garçon ! Oh ! que dans un moment Lélie aura de joie ! Sa maîtresse en nos mains tomber par cette voie ! Recevoir tout son bien, d’où l’on attend le mal [40] ! 790 Et devenir heureux par la main d’un rival ! Après ce rare exploit, je veux que l’on s’apprête À me peindre en héros un laurier sur la tête, Et qu’au bas du portrait on mette en lettres d’or, Vivat Mascarillus, fourbum imperator. SCÈNE IX TRUFALDIN, MASCARILLE. MASCARILLE


Holà !

TRUFALDIN

Que voulez-vous ?

MASCARILLE 795 Cette bague connue,

Vous dira le sujet qui cause ma venue.

TRUFALDIN

Oui, je reconnais bien la bague que voilà : Je vais quérir l’esclave, arrêtez un peu là. SCÈNE X LE COURRIER, TRUFALDIN, MASCARILLE. LE COURRIER


Seigneur, obligez-moi de m’enseigner un homme...

TRUFALDIN

Et qui ?

LE COURRIER 800 Je crois que c’est Trufaldin qu’il se nomme.

TRUFALDIN

Et que lui voulez-vous ? Vous le voyez ici.

LE COURRIER

Lui rendre seulement la lettre que voici.

Lettre.


Le Ciel dont la bonté prend souci de ma vie, Vient de me faire ouïr par un bruit assez doux, 805 Que ma fille à quatre ans par des voleurs ravie, Sous le nom de Célie est esclave chez vous. Si vous sûtes jamais ce que c’est qu’être père, Et vous trouvez sensible aux tendresses du sang, Conservez-moi chez vous cette fille si chère, 810 Comme si de la vôtre elle tenait le rang. Pour l’aller retirer, je pars d’ici moi-même, Et vous vais de vos soins récompenser si bien, Que par votre bonheur que je veux rendre extrême, Vous bénirez le jour où vous causez le mien.

De Madrid. Dom Pedro de Gusman,


Marquis de Montalcane.

TRUFALDIN 815 Quoiqu’à leur nation [41] bien peu de foi soit due, Ils me l’avaient bien dit, ceux qui me l’ont vendue, Que je verrais dans peu quelqu’un la retirer, Et que je n’aurais pas sujet d’en murmurer : Et cependant j’allais par mon impatience [42] , 820 Perdre aujourd’hui les fruits d’une haute espérance [43] . Un seul moment plus tard tous vos pas étaient vains, J’allais mettre en l’instant cette fille en ses mains ; Mais suffit, j’en aurai tout le soin qu’on désire [44] . Vous-même vous voyez ce que je viens de lire : 825 Vous direz à celui qui vous a fait venir, Que je ne lui saurais ma parole tenir. Qu’il vienne retirer son argent.


MASCARILLE

Mais l’outrage

Que vous lui faites...

TRUFALDIN

Va, sans causer davantage.

MASCARILLE

Ah ! le fâcheux paquet que nous venons d’avoir ! 830 Le sort a bien donné la baye [45] à mon espoir ! Et bien à la male-heure est-il venu d’Espagne, Ce courrier que la foudre, ou la grêle accompagne [46] ; Jamais, certes, jamais, plus beau commencement, N’eut en si peu de temps plus triste événement.


SCÈNE XI LÉLIE, MASCARILLE. MASCARILLE 835 Quel beau transport de joie à présent vous inspire ?

LÉLIE

Laisse-m’en rire encore avant que te le dire.

MASCARILLE

Çà, rions donc bien fort, nous en avons sujet.

LÉLIE

Ah ! je ne serai plus de tes plaintes l’objet. Tu ne me diras plus, toi qui toujours me cries [47] , 840 Que je gâte en brouillon toutes tes fourberies :


J’ai bien joué moi-même un tour des plus adroits. Il est vrai, je suis prompt, et m’emporte parfois ; Mais pourtant, quand je veux, j’ai l’imaginative Aussi bonne en effet, que personne qui vive ; 845 Et toi-même avoueras que ce que j’ai fait part D’une pointe d’esprit où peu de monde a part.

MASCARILLE

Sachons donc ce qu’a fait cette imaginative.

LÉLIE

Tantôt, l’esprit ému d’une frayeur bien vive, D’avoir vu Trufaldin avecque mon rival, 850 Je songeais à trouver un remède à ce mal, Lorsque me ramassant tout entier en moi-même,


J’ai conçu, digéré, produit un stratagème, Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas, Doivent sans contredit, mettre pavillon bas.

MASCARILLE

Mais qu’est-ce ?

LÉLIE 855 Ah ! s’il te plaît, donne-toi patience ;

J’ai donc feint une lettre avecque diligence, Comme d’un grand seigneur écrite à Trufaldin, Qui mande, qu’ayant su par un heureux destin, Qu’une esclave qu’il tient sous le nom de Célie 860 Est sa fille autrefois par des voleurs ravie ; Il veut la venir prendre, et le conjure au moins De la garder toujours, de lui rendre des soins ;


Qu’à ce sujet il part d’Espagne, et doit pour elle Par de si grands présents reconnaître son zèle, 865 Qu’il n’aura point regret de causer son bonheur.

MASCARILLE

Fort bien.

LÉLIE

Écoute donc ; voici bien le meilleur.

La lettre que je dis a donc été remise ; Mais, sais-tu bien comment ? En saison si bien prise, Que le porteur m’a dit que sans ce trait falot [48] , 870 Un homme l’emmenait qui s’est trouvé fort sot.


MASCARILLE

Vous avez fait ce coup sans vous donner au diable [49] ?

LÉLIE

Oui, d’un tour si subtil m’aurais-tu cru capable ? Loue au moins mon adresse, et la dextérité, Dont je romps d’un rival le dessein concerté.

MASCARILLE 875 À vous pouvoir louer selon votre mérite, Je manque d’éloquence, et ma force est petite ; Oui, pour bien étaler cet effort relevé, Ce bel exploit de guerre à nos yeux achevé, Ce grand et rare effet d’une imaginative, 880 Qui ne cède en vigueur à personne qui vive, Ma langue est impuissante, et je voudrais avoir


Celles de tous les gens du plus exquis savoir, Pour vous dire en beaux vers, ou bien en docte prose, Que vous serez toujours, quoi que l’on se propose, 885 Tout ce que vous avez été durant vos jours ; C’est-à-dire, un esprit chaussé tout à rebours, Une raison malade, et toujours en débauche, Un envers du bon sens, un jugement à gauche, Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi, 890 Que sais-je, un... cent fois plus encor que je ne dis, C’est faire en abrégé votre panégyrique.

LÉLIE

Apprends-moi le sujet qui contre moi te pique : Ai-je fait quelque chose ? éclaircis-moi ce point.

MASCARILLE


Non, vous n’avez rien fait ; mais ne me suivez point.

LÉLIE 895 Je te suivrai partout, pour savoir ce mystère.

MASCARILLE

Oui ? sus donc, préparez vos jambes à bien faire ; Car je vais vous fournir de quoi les exercer.

LÉLIE

Il m’échappe ! ô malheur qui ne se peut forcer [50] ! Au discours qu’il m’a fait que saurais-je comprendre ? 900 Et quel mauvais office aurais-je pu me rendre ? [1] De vos revers : terme d’escrime. [2] Adieu vous dis : construction populaire figée, qui signifie que c’en est


fait de quelqu’un ou de quelque chose. Ici : "C’en est fait des peines que je prends pour la jeune fille que vous aimez." [3] Ouvriers : le mot ne compte ici que pour deux syllabes. [4] Et produis un fantôme enseveli pour lui : et j’exhibe à sa place un mannequin "enseveli", c’est-à-dire entouré d’un suaire. On appelait fantôme un "homme d’osier ou de paille pour les exécutions en effigie" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [5] En parole : en conversation. [i] Qui le rend hypocondre (pour hypocondriaque) : qui lui trouble le cerveau, qui le rend mélancolique, visionnaire, avec des accès de folie furieuse. [6] Semondre : engager, inviter, pousser. [7] Ensuite de l’instance/ D’excuser : après avoir demandé instamment d’excuser. [8] VAR. MASCARILLE, seul. (1682). [9] Anselme revient de la maison de Pandolphe, où il a pu voir le mannequin exposé par Mascarille. [10] Ce fier animal : cet être féroce, cruel. [11] Votre ennui : le mot a un sens très fort au XVIIe siècle et est ici synonyme de désespoir. [12] Ennui : le mot a un sens très fort au XVIIe siècle et est ici synonyme de désespoir. [13] Fût-il bien endormi : Plût au ciel qu’il connût le repos éternel, au lieu d’être un revenant. [14] Y : à la farce que l’on joue ici.


[i] Laidir : enlaidir (au sens de "rendre plus laid" avec visage comme complément d’objet, ou de "devenir plus laid", avec visage comme sujet). [15] J’ai prou : j’ai bien assez. [16] Joué pièce : joué un tour. [17] VAR. ah ! voilà l’enclouure (1682). L’enclouure est une piqûre de clou au pied d’un cheval. Au figuré, c’est un mal caché, la cause secrète du mal. [18] VAR. C’est là le n ?ud secret de toute l’aventure ? (1682). [19] VAR. Je vais faire informer de cette affaire-ci. (1682). [20] VAR. Quoi qu’il puisse coûter, je le veux faire pendre. (1682). [21] VAR. ANSELME, seul. (1682). [22] Ce passe-port désigne l’argent qu’Anselme vient de lui donner. [23] VAR. Un c ?ur qui chèrement toujours la gardera. (1682). [24] Je m’engendrais : je me donnais un gendre (acception burlesque que l’on doit à Scarron). [25] Que l’on doutait : que l’on tenait pour suspect (archaïsme). [26] Quelque sot : Il faudrait être sot pour faire cela. [27] N’aye : deux syllabes. [28] J’éludais : je trompais. [29] Si jamais mon bien te fut considérable : si jamais mon bonheur t’a paru digne de considération. [30] VAR. Trufaldin parle bas à l’oreille de Léandre (1682).


[31] Léandre est seul durant cette réplique selon l’édition de 1734. [32] Ahi compte pour une seule syllabe. [33] Je t’arrête avec moi : je te prends à mon service. [34] Un paquet : une lettre. [35] L’hymen : le mariage. [36] Au premier : au premier qui la lui présentera. [37] Jusqu’au temple : jusqu’à l’église (on évitait de prononcer le mot église sur la scène). [38] Le spectateur ne saura jamais quelle est cette nouvelle, mais Molière avait besoin d’éloigner Léandre et de laisser la scène à Mascarille. [39] Il faut que Mascarille soit seul pour prononcer cette réplique. [40] VAR. Recevoir tout son bien, d’où l’on attend son mal. (1682) [41] À leur nation : il s’agit des Égyptiens ou Bohémiens qui ont laissé Célie chez Trufaldin. [42] VAR. Et cependant j’allais dans mon impatience. (1682). [43] VAR. (Au courrier.) (1682). [44] VAR. (À Mascarille.) (1682). [45] Donner la baye : transcription de l’italien dar la baia, tromper, se moquer de. [46] Accompagne : subjonctif d’imprécation ("que la foudre ou la grêle puisse l’accompagner"). [47] Crier : quereller, réprimander.


[48] Falot : grotesque. [49] Sans vous donner au diable : sans demander au diable de vous inspirer une ruse surhumaine. [50] Malheur qui ne se peut forcer : malheur qui ne peut être surmonté.

Acte 3 ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE MASCARILLE, seul.

Taisez-vous, ma bonté, cessez votre entretien [1] ; Vous êtes une sotte, et je n’en ferai rien ; Oui, vous avez raison, mon courroux, je l’avoue ; Relier tant de fois ce qu’un brouillon dénoue, 905 C’est trop de patience ; et je dois en sortir Après de si beaux coups qu’il a su divertir [2] . Mais aussi, raisonnons un peu sans violence ; Si je suis maintenant ma juste impatience, On dira que je cède à la difficulté,


910 Que je me trouve à bout de ma subtilité ; Et que deviendra lors cette publique estime, Qui te vante partout pour un fourbe sublime, Et que tu t’es acquise en tant d’occasions, À ne t’être jamais vu court d’inventions ? 915 L’honneur, ô Mascarille, est une belle chose : À tes nobles travaux ne fais aucune pause ; Et quoi qu’un maître ait fait pour te faire enrager, Achève pour ta gloire, et non pour l’obliger : Mais quoi ! Que feras-tu, que de l’eau toute claire [3] , 920 Traversé sans repos par ce démon contraire ? Tu vois qu’à chaque instant il te fait déchanter [4] , Et que c’est battre l’eau, de prétendre arrêter Ce torrent effréné, qui de tes artifices Renverse en un moment les plus beaux édifices [5] . 925 Hé bien, pour toute grâce, encore un coup du moins,


Au hasard du succès, sacrifions des soins [6] ; Et s’il poursuit encore à rompre notre chance, J’y consens, ôtons-lui toute notre assistance. Cependant notre affaire encor n’irait pas mal, 930 Si par là nous pouvions perdre notre rival, Et que Léandre enfin, lassé de sa poursuite, Nous laissât jour entier pour ce que je médite [7] . Oui, je roule en ma tête un trait ingénieux, Dont je promettrais bien un succès glorieux, 935 Si je puis n’avoir plus cet obstacle à combattre : Bon, voyons si son feu se rend opiniâtre. SCÈNE II LÉANDRE, MASCARILLE. MASCARILLE

Monsieur, j’ai perdu temps, votre homme se dédit.


LÉANDRE

De la chose lui-même il m’a fait un récit [8] ; Mais c’est bien plus, j’ai su que tout ce beau mystère, 940 D’un rapt d’Égyptiens, d’un grand seigneur pour père, Qui doit partir d’Espagne et venir en ces lieux, N’est qu’un pur stratagème, un trait facétieux, Une histoire à plaisir, un conte [9] dont Lélie A voulu détourner notre achat de Célie.

MASCARILLE

Voyez un peu la fourbe !

LÉANDRE 945 Et pourtant Trufaldin

Est si bien imprimé de ce conte badin [10] ,


Mord si bien à l’appât de cette faible ruse, Qu’il ne veut point souffrir que l’on le désabuse.

MASCARILLE

C’est pourquoi désormais il la gardera bien, 950 Et je ne vois pas lieu d’y prétendre plus rien.

LÉANDRE

Si d’abord à mes yeux elle parut aimable, Je viens de la trouver tout à fait adorable, Et je suis en suspens, si pour me l’acquérir, Aux extrêmes moyens je ne dois point courir, 955 Par le don de ma foi rompre sa destinée, Et changer ses liens en ceux de l’hyménée [11] .


MASCARILLE

Vous pourriez l’épouser !

LÉANDRE

Je ne sais : mais enfin,

Si quelque obscurité se trouve en son destin, Sa grâce et sa vertu sont de douces amorces, 960 Qui pour tirer les cœurs ont d’incroyables forces.

MASCARILLE

Sa vertu, dites-vous [12] ?

LÉANDRE

Quoi ! que murmures-tu ?


Achève, explique-toi sur ce mot de vertu.

MASCARILLE

Monsieur, votre visage en un moment s’altère, Et je ferai bien mieux peut-être de me taire.

LÉANDRE

Non, non, parle.

MASCARILLE 965 Hé bien donc, très charitablement,

Je vous veux retirer de votre aveuglement. Cette fille...


LÉANDRE

Poursuis.

MASCARILLE

N’est rien moins qu’inhumaine ;

Dans le particulier elle oblige sans peine ; Et son cœur, croyez-moi, n’est point roche après tout, 970 À quiconque la sait prendre par le bon bout ; Elle fait la sucrée [13] , et veut passer pour prude ; Mais je puis en parler avecque certitude : Vous savez que je suis quelque peu d’un métier, À me devoir connaître en un pareil gibier.

LÉANDRE

Célie...


MASCARILLE 975 Oui, sa pudeur n’est que franche grimace,

Qu’une ombre de vertu qui garde mal la place, Et qui s’évanouit, comme l’on peut savoir, Aux rayons du soleil qu’une bourse fait voir.

LÉANDRE

Las ! que dis-tu ? croirai-je un discours de la sorte ?

MASCARILLE 980 Monsieur, les volontés sont libres, que m’importe ? Non, ne me croyez pas, suivez votre dessein, Prenez, cette matoise, et lui donnez la main ; Toute la ville en corps reconnaîtra ce zèle,


Et vous épouserez le bien public en elle.

LÉANDRE

Quelle surprise étrange !

MASCARILLE [14] 985 Il a pris l’hameçon ;

Courage, s’il s’y peut enferrer tout de bon [15] , Nous nous ôtons du pied une fâcheuse épine.

LÉANDRE

Oui, d’un coup étonnant ce discours m’assassine.

MASCARILLE

Quoi ! vous pourriez... !


LÉANDRE

Va-t’en jusqu’à la poste, et voi 990 Je ne sais quel paquet qui doit venir pour moi [16] . Qui ne s’y fût trompé ? Jamais l’air d’un visage, Si ce qu’il dit est vrai, n’imposa davantage [17] . SCÈNE III LÉLIE, LÉANDRE. LÉLIE

Du chagrin qui vous tient quel peut être l’objet ?

LÉANDRE

Moi ?

LÉLIE


Vous-même.

LÉANDRE

Pourtant je n’en ai point sujet.

LÉLIE 995 Je vois bien ce que c’est, Célie en est la cause.

LÉANDRE

Mon esprit ne court pas après si peu de chose.

LÉLIE

Pour elle vous aviez pourtant de grands desseins, Mais il faut dire ainsi, lorsqu’ils se trouvent vains.


LÉANDRE

Si j’étais assez sot, pour chérir ses caresses, 1000 Je me moquerais bien de toutes vos finesses.

LÉLIE

Quelles finesses donc ?

LÉANDRE

Mon Dieu ! Nous savons tout.

LÉLIE

Quoi ?

LÉANDRE


Votre procédé de l’un à l’autre bout.

LÉLIE

C’est de l’hébreu pour moi, je n’y puis rien comprendre.

LÉANDRE

Feignez, si vous voulez, de ne me pas entendre ; 1005 Mais, croyez-moi, cessez de craindre pour un bien, Où je serais fâché de vous disputer rien ; J’aime fort la beauté qui n’est point profanée, Et ne veux point brûler pour une abandonnée [18] .

LÉLIE

Tout beau, tout beau, Léandre.


LÉANDRE

Ah ! que vous êtes bon ! 1010 Allez, vous dis-je encor, servez-la sans soupçon, Vous pourrez vous nommer homme à bonnes fortunes : Il est vrai, sa beauté n’est pas des plus communes ; Mais en revanche aussi le reste est fort commun.

LÉLIE

Léandre, arrêtons là ce discours importun [19] . 1015 Contre moi tant d’efforts qu’il vous plaira pour elle ; Mais sur tout retenez cette atteinte mortelle [20] : Sachez que je m’impute à trop de lâcheté, D’entendre mal parler de ma divinité ; Et que j’aurai toujours bien moins de répugnance 1020


À souffrir votre amour, qu’un discours qui l’offense.

LÉANDRE

Ce que j’avance ici me vient de bonne part.

LÉLIE

Quiconque vous l’a dit, est un lâche, un pendard ; On ne peut imposer [21] de tache à cette fille : Je connais bien son cœur.

LÉANDRE

Mais enfin Mascarille, 1025 D’un semblable procès est juge compétent ; C’est lui qui la condamne.

LÉLIE


Oui ?

LÉANDRE

Lui-même.

LÉLIE

Il prétend

D’une fille d’honneur insolemment médire, Et que peut-être encor je n’en ferai que rire. Gage qu’il se dédit [22] .

LÉANDRE

Et moi gage que non.


LÉLIE 1030 Parbleu je le ferais mourir sous le bâton, S’il m’avait soutenu des faussetés pareilles.

LÉANDRE

Moi, je lui couperais sur-le-champ les oreilles, S’il n’était pas garant de tout ce qu’il m’a dit. SCÈNE IV LÉLIE, LÉANDRE, MASCARILLE. LÉLIE

Ah ! bon, bon, le voilà, venez çà, chien maudit.

MASCARILLE

Quoi ?

LÉLIE


1035 Langue de serpent fertile en impostures,

Vous osez sur Célie attacher vos morsures ! Et lui calomnier la plus rare vertu, Qui puisse faire éclat sous un sort abattu [23] !

MASCARILLE

Doucement, ce discours est de mon industrie [24] .

LÉLIE 1040 Non, non, point de clin d’œil, et point de raillerie ; Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit ; Fût-ce mon propre frère, il me la payeroit ; Et sur ce que j’adore oser porter le blâme, C’est me faire une plaie au plus tendre de l’âme ; 1045


Tous ces signes sont vains, quels discours as-tu faits ?

MASCARILLE

Mon Dieu, ne cherchons point querelle, ou je m’en vais.

LÉLIE

Tu n’échapperas pas.

MASCARILLE

Ahii !

LÉLIE

Parle donc, confesse.

MASCARILLE


Laissez-moi, je vous dis que c’est un tour d’adresse.

LÉLIE

Dépêche, qu’as-tu dit ? vide entre nous ce point.

MASCARILLE 1050 J’ai dit ce que j’ai dit, ne vous emportez point.

LÉLIE [25]

Ah ! je vous ferai bien parler d’une autre sorte.

LÉANDRE [26]

Alte un peu, retenez l’ardeur qui vous emporte.

MASCARILLE


Fut-il jamais au monde un esprit moins sensé !

LÉLIE

Laissez-moi contenter mon courage [27] offensé.

LÉANDRE 1055 C’est trop que de vouloir le battre en ma présence.

LÉLIE

Quoi ! châtier mes gens n’est pas en ma puissance ?

LÉANDRE

Comment vos gens ?

MASCARILLE


Encore ! Il va tout découvrir.

LÉLIE

Quand j’aurais volonté de le battre à mourir, Hé bien ? c’est mon valet.

LÉANDRE

C’est maintenant le nôtre.

LÉLIE 1060 Le trait est admirable ! et comment donc le vôtre ? Sans doute...

MASCARILLE, bas.


Doucement.

LÉLIE

Hem, que veux-tu conter ?

MASCARILLE, bas.

Ah ! le double bourreau qui me va tout gâter ! Et qui ne comprend rien quelque signe qu’on donne.

LÉLIE

Vous rêvez bien, Léandre, et me la baillez bonne. Il n’est pas mon valet ?

LÉANDRE 1065 Pour quelque mal commis,


Hors de votre service il n’a pas été mis ?

LÉLIE

Je ne sais ce que c’est.

LÉANDRE

Et plein de violence,

Vous n’avez pas chargé son dos avec outrance ?

LÉLIE

Point du tout. Moi ? l’avoir chassé, roué de coups ? 1070 Vous vous moquez de moi, Léandre, ou lui de vous.

MASCARILLE


Pousse, pousse, bourreau, tu fais bien tes affaires.

LÉANDRE

Donc les coups de bâton ne sont qu’imaginaires.

MASCARILLE

Il ne sait ce qu’il dit, sa mémoire...

LÉANDRE

Non, non,

Tous ces signes pour toi ne disent rien de bon ; 1075 Oui, d’un tour délicat mon esprit te soupçonne ; Mais, pour l’invention, va je te le pardonne [28] : C’est bien assez, pour moi, qu’il m’a désabusé [29] ,


De voir par quels motifs tu m’avais imposé, Et que m’étant commis à ton zèle hypocrite, 1080 À si bon compte encor je m’en sois trouvé quitte [i] . Ceci doit s’appeler un avis au lecteur [30] . Adieu, Lélie, adieu, très humble serviteur [31] .

MASCARILLE

Courage, mon garçon, tout heur nous accompagne [32] ; Mettons flamberge au vent, et bravoure en campagne, 1085 Faisons l’Olibrius [i] , l’occiseur d’innocents .

LÉLIE

Il t’avait accusé de discours médisants Contre...


MASCARILLE

Et vous ne pouviez souffrir mon artifice ?

Lui laisser son erreur, qui vous rendait service, Et par qui son amour s’en était presque allé ? 1090 Non, il [33] a l’esprit franc, et point dissimulé : Enfin chez son rival je m’ancre avec adresse, Cette fourbe en mes mains va mettre sa maîtresse ; Il me la fait manquer avec de faux rapports ; Je veux de son rival alentir les transports : 1095 Mon brave incontinent vient qui le désabuse, J’ai beau lui faire signe, et montrer que c’est ruse ; Point d’affaire, il poursuit sa pointe jusqu’au bout, Et n’est point satisfait qu’il n’ait découvert tout : Grand et sublime effort d’une imaginative 1100 Qui ne le cède point à personne qui vive [34] !


C’est une rare pièce ! et digne sur ma foi, Qu’on en fasse présent au cabinet d’un roi [35] !

LÉLIE

Je ne m’étonne pas si je romps tes attentes ; À moins d’être informé des choses que tu tentes, J’en ferais encor cent de la sorte.

MASCARILLE 1105 Tant pis.

LÉLIE

Au moins, pour t’emporter à de justes dépits [36] , Fais-moi dans tes desseins entrer de quelque chose ; Mais que de leurs ressorts la porte me soit close, C’est ce qui fait toujours que je suis pris sans vert [37] .


MASCARILLE 1110 Je crois que vous seriez un maître d’arme expert : Vous savez à merveille en toutes aventures Prendre les contre-temps, et rompre les mesures [38] .

LÉLIE

Puisque la chose est faite, il n’y faut plus penser : Mon rival en tout cas ne peut me traverser, 1115 Et pourvu que tes soins en qui je me repose...

MASCARILLE

Laissons là ce discours, et parlons d’autre chose, Je ne m’apaise pas, non, si facilement, Je suis trop en colère ; il faut premièrement Me rendre un bon office, et nous verrons ensuite,


1120 Si je dois de vos feux reprendre la conduite.

LÉLIE

S’il ne tient qu’à cela, je n’y résiste pas ; As-tu besoin, dis-moi, de mon sang, de mes bras [39] ?

MASCARILLE

De quelle vision sa cervelle est frappée ! Vous êtes de l’humeur de ces amis d’épée, 1125 Que l’on trouve toujours plus prompts à dégainer, Qu’à tirer un teston [40] , s’il fallait le donner.

LÉLIE

Que puis-je donc pour toi ?


MASCARILLE

C’est que de votre père,

Il faut absolument apaiser la colère.

LÉLIE

Nous avons fait la paix.

MASCARILLE

Oui, mais non pas pour nous : 1130 Je l’ai fait ce matin mort pour l’amour de vous ; La vision le choque, et de pareilles feintes Aux vieillards, comme lui, sont de dures atteintes, Qui sur l’état prochain de leur condition, Leur font faire à regret triste réflexion [41] :


1135 Le bon homme, tout vieux, chérit fort la lumière, Et ne veut point de jeu dessus cette matière ; Il craint le pronostic, et contre moi fâché, On m’a dit qu’en justice il m’avait recherché : J’ai peur, si le logis du Roi [42] fait ma demeure, 1140 De m’y trouver si bien dès le premier quart d’heure, Que j’aye [43] peine aussi d’en sortir par après : Contre moi dès longtemps on a force décrets [44] ; Car enfin, la vertu n’est jamais sans envie, Et dans ce maudit siècle, est toujours poursuivie. Allez donc le fléchir.

LÉLIE 1145 Oui, nous le fléchirons ;

Mais aussi tu promets...


MASCARILLE

Ah ! mon Dieu, nous verrons [45] .

Ma foi, prenons haleine après tant de fatigues, Cessons pour quelque temps le cours de nos intrigues, Et de nous tourmenter de même qu’un lutin : 1150 Léandre, pour nous nuire, est hors de garde enfin, Et Célie arrêtée avecque l’artifice... SCÈNE V ERGASTE, MASCARILLE. ERGASTE

Je te cherchais partout pour te rendre un service, Pour te donner avis d’un secret important.

MASCARILLE


Quoi donc ?

ERGASTE

N’avons-nous point ici quelque écoutant ?

MASCARILLE

Non.

ERGASTE 1155 Nous sommes amis autant qu’on le peut être,

Je sais bien tes desseins, et l’amour de ton maître [46] ; Songez à vous tantôt, Léandre fait parti [47] Pour enlever Célie, et j’en suis averti, Qu’il a mis ordre à tout, et qu’il se persuade 1160


D’entrer chez Trufaldin par une mascarade, Ayant su qu’en ce temps, assez souvent le soir, Des femmes du quartier en masque l’allaient voir.

MASCARILLE

Oui ! Suffit ; il n’est pas au comble de sa joie, Je pourrai bien tantôt lui souffler cette proie ; 1165 Et contre cet assaut je sais un coup fourré [48] , Par qui je veux qu’il soit de lui-même enferré ; Il ne sait pas les dons dont mon âme est pourvue. Adieu, nous boirons pinte à la première vue [49] . Il faut, il faut tirer à nous ce que d’heureux 1170 Pourrait avoir en soi ce projet amoureux, Et par une surprise adroite, et non commune, Sans courir le danger en tenter la fortune : Si je vais me masquer pour devancer ses pas, Léandre assurément ne nous bravera pas ;


1175 Et là premier que lui, si nous faisons la prise [50] , Il aura fait pour nous les frais de l’entreprise ; Puisque par son dessein déjà presque éventé, Le soupçon tombera toujours de son côté, Et que nous à couvert de toutes ses poursuites, 1180 De ce coup hasardeux ne craindrons point les suites [51] ; C’est ne se point commettre à faire de l’éclat, Et tirer les marrons de la patte du chat [52] : Allons donc nous masquer avec quelques bons frères, Pour prévenir nos gens, il ne faut tarder guères ; 1185 Je sais où gît le lièvre, et me puis sans travail Fournir en un moment d’hommes, et d’attirail ; Croyez que je mets bien mon adresse en usage, Si j’ai reçu du Ciel les fourbes en partage, Je ne suis point au rang de ces esprits mal nés, 1190


Qui cachent les talents que Dieu leur a donnés [53] . SCÈNE VI LÉLIE, ERGASTE. LÉLIE

Il prétend l’enlever avec sa mascarade ?

ERGASTE

Il n’est rien plus certain ; quelqu’un de sa brigade, M’ayant de ce dessein instruit, sans m’arrêter, À Mascarille lors j’ai couru tout conter [54] , 1195 Qui s’en va, m’a-t-il dit, rompre cette partie, Par une invention dessus le champ bâtie ; Et comme je vous ai rencontré par hasard, J’ai cru que je devais de tout vous faire part.

LÉLIE


Tu m’obliges par trop avec cette nouvelle : 1200 Va, je reconnaîtrai ce service fidèle [55] ; Mon drôle assurément leur jouera quelque trait : Mais je veux de ma part seconder son projet : Il ne sera pas dit, qu’en un fait qui me touche, Je ne me sois non plus remué qu’une souche ; 1205 Voici l’heure, ils seront surpris à mon aspect. Foin, que n’ai-je avec moi pris mon porte-respect [56] ? Mais, vienne qui voudra contre notre personne, J’ai deux bons pistolets, et mon épée est bonne. Holà, quelqu’un, un mot. SCÈNE VII LÉLIE, TRUFALDIN. TRUFALDIN

Qu’est-ce ? qui me vient voir ?


LÉLIE 1210 Fermez soigneusement votre porte ce soir.

TRUFALDIN

Pourquoi ?

LÉLIE

Certaines gens font une mascarade,

Pour vous venir donner une fâcheuse aubade ; Ils veulent enlever votre Célie.

TRUFALDIN

Oh ! Dieux !

LÉLIE


Et, sans doute bientôt, ils viennent en ces lieux [57] ; 1215 Demeurez, vous pourrez voir tout de la fenêtre : Hé bien ? qu’avais-je dit ? les voyez-vous paraître ? Chut, je veux à vos yeux leur en faire l’affront, Nous allons voir beau jeu, si la corde ne rompt [58] . SCÈNE VIII LÉLIE, TRUFALDIN, MASCARILLE, masqué. TRUFALDIN

Ô ! les plaisants robins [i] qui pensent me surprendre !

LÉLIE 1220 Masques, où courez-vous ? le pourrait-on apprendre ? Trufaldin, ouvrez-leur pour jouer un momon [i] . Bon Dieu ! qu’elle est jolie, et qu’elle a l’air mignon ! Hé quoi ! vous murmurez ! mais sans vous faire outrage,


Peut-on lever le masque, et voir votre visage ?

TRUFALDIN 1225 Allez, fourbes méchants, retirez-vous d’ici, Canaille ; et vous, Seigneur, bonsoir, et grand merci.

LÉLIE [59]

Mascarille, est-ce toi ?

MASCARILLE

Nenni-da, c’est quelque autre.

LÉLIE

Hélas ! quelle surprise ! et quel sort est le nôtre ! L’aurais-je deviné, n’étant point averti 1230


Des secrètes raisons qui t’avaient travesti ! Malheureux que je suis, d’avoir dessous ce masque, Été sans y penser te faire cette frasque ! Il me prendrait envie, en ce juste courroux [60] , De me battre moi-même, et me donner cent coups.

MASCARILLE 1235 Adieu, sublime esprit ; rare imaginative.

LÉLIE

Las ! si de ton secours ta colère me prive, À quel saint me vouerai-je ?

MASCARILLE

Au grand diable d’enfer.


LÉLIE

Ah ! si ton cœur pour moi n’est de bronze, ou de fer, Qu’encore un coup, du moins, mon imprudence ait grâce ; 1240 S’il faut pour l’obtenir que tes genoux j’embrasse, Vois-moi...

MASCARILLE

Tarare. Allons, camarades, allons.

J’entends venir des gens qui sont sur nos talons. SCÈNE IX LÉANDRE, masqué, et sa suite, TRUFALDIN. LÉANDRE

Sans bruit ; ne faisons rien que de la bonne sorte.

TRUFALDIN


Quoi ! masques toute nuit assiégeront ma porte ! 1245 Messieurs, ne gagnez point de rhumes à plaisir, Tout cerveau qui le fait, est certes de loisir [61] ; Il est un peu trop tard pour enlever Célie, Dispensez-l’en ce soir, elle vous en supplie : La belle est dans le lit, et ne peut vous parler ; 1250 J’en suis fâché pour vous : mais pour vous régaler [62] Du souci qui pour elle ici vous inquiète, Elle vous fait présent de cette cassolette.

LÉANDRE

Fi ! cela sent mauvais, et je suis tout gâté ; Nous sommes découverts, tirons de ce côté. [1] Cette apostrophe à des sentiments personnifiés est évidemment une parodie des monologues tragiques. [2] Divertir : détourner, faire échouer.


[3] Faire de l’eau toute claire : n’arriver à aucun résultat. [4] Déchanter : sortir du ton, faire une fausse note, d’où : manquer son coup. [5] L’édition de 1682 nous apprend que les vers 921 à 924 étaient sautés à la représentation. [6] Au hasard du succès sacrifions des soins : ne ménageons pas nos efforts, même si le succès est douteux. [7] L’édition de 1682 nous apprend que les vers 929 à 932 étaient sautés à la représentation. [8] VAR. De la chose lui-même il m’a fait le récit. (1682). [9] Un conte dont : un conte au moyen duquel. [10] Est si bien imprimé de ce conte badin : est tellement pénétré de ce conte à dormir debout. [11] L’hyménée : le mariage. [12] Sbrigani, dans Monsieur de Pourceaugnac, conçoit une ruse du même genre (II, 4). [13] La sucrée : femme qui affecte des manières modestes, innocentes, scrupuleuses. [14] VAR. MASCARILLE, bas. (1682). [15] VAR. Courage : s’il se peut enferrer tout de bon. (1682). [16] VAR. (Seul, après avoir rêvé.) (1682). [17] N’imposa davantage : ne trompa, n’abusa davantage. [18] Une abandonnée : une femme dépravée.


[19] VAR. Léandre, arrêtez là ce discours importun. (1682). [20] Vers 1015-1016 : "Faites contre moi tant d’efforts qu’il vous plaira pour la conquérir, mais abstenez-vous surtout de cette accusation mortelle contre son honneur." [21] Imposer : imputer. [22] Gage qu’il se dédit : ellipse de style parlé pour : "Je gage qu’il se dédit." [23] Vers 1037-1038 : "Et calomnier en elle la plus rare vertu qui puisse éclater dans le mauvais sort." [24] De mon industrie : de mon invention. [25] VAR. LÉLIE, mettant l’épée à la main. (1682). [26] VAR. LÉANDRE, l’arrêtant. (1682). [27] Mon courage : mon c ?ur. [28] VAR. Mais pour l’invention, va, je te la pardonne. (1682). [29] VAR. C’est bien assez pour moi qu’il m’ait désabusé. (1682). [i] Vers 1077-1080 : "C’est bien assez pour moi que Lélie m’ait désabusé ; c’est bien assez pour moi de voir pour quels motifs tu m’avais trompé ; c’est bien assez pour moi que, m’étant fié (commis) à ton zèle hypocrite, je m’en sois encore tiré à si bon compte." [30] Un avis au lecteur : un avertissement d’importance. [31] Sur ces mots, Léandre sort et laisse Mascarille et Célie seuls en scène, comme l’indique l’édition de 1734. [32] Tout heur nous accompagne : qu’une pleine chance nous accompagne (subjonctif de souhait évidemment ironique).


[i] Olibrius : gouverneur romain du IIIe siècle, tristement célèbre pour sa cruauté contre les chrétiens dans les Gaules et en Asie Mineure, souvent cité dans la littérature de colportage. Occiseur : meurtrier (acception burlesque). [33] Il : Lélie. Mascarille parle de lui à la troisième personne, comme pour prendre un tiers à témoin. [34] Reprise ironique des éloges que Lélie se décernait aux vers 843-844. [35] Le cabinet d’un roi : les collections royales. [36] Pour t’emporter à de justes dépits : pour que les dépits auxquels tu te laisses emporter soient justes, légitimes. [37] On dit qu’un homme a été pris sans vert, pour dire à l’improviste, par allusion au jeu qu’on joue au mois de mai, dont la condition est qu’il faut toujours avoir du vert sur soi (Dictionnaire de Furetière, 1690). [38] VAR. des v. 1110-1112 : Ha ! voilà tout le mal, et c’est cela qui nous perd : Ma foi mon cher patron, je vous le dis encore, Vous ne serez jamais qu’une pauvre pécore. (1682) Prendre les contre-temps et rompre les mesures, c’est, à l’escrime, pratiquer des feintes dangereuses pour l’adversaire. [39] VAR. As-tu besoin, dis-moi, de mon sang, de mon bras ? (1682). [40] Un teston : petite monnaie ancienne, qui n’avait plus cours depuis 1575. "On dit d’une chose de vil pris qu’elle ne vaut pas un teston" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [41] L’édition de 1682 nous apprend que les vers 1131 à 1134 étaient


sautés à la représentation. [42] Le logis du Roi : la prison. [43] J’aye : deux syllabes. [44] Décrets : mandats d’arrêt. [45] VAR. (Lélie sort.) (1682). [46] VAR. Je sais tous tes desseins, et l’amour de ton maître. (1682). [47] Léandre fait parti : Léandre rassemble une troupe. [48] Un coup fourré : c’est en escrime le coup où celui qui attaque et touche est attaqué et touché en même temps. [49] VAR. (Ergaste sort.) (1682). [50] Le texte de 1663 porte : Et la première que lui. Nous corrigeons d’après 1682. Premier que lui si nous faisons la prise : si nous nous emparons de Célie avant lui. [51] L’édition de 1682 indique que les vers 1177 à 1180 étaient sautés à la représentation. [52] Vers 1181-1182 : "C’est ne point se risquer à faire aucun éclat, et tirer les marrons du feu par la patte du chat". [53] L’édition de 1682 indique que les vers 1187 à 1190 étaient sautés à la représentation. [54] VAR. À Mascarille alors j’ai couru tout conter. (1682). [55] À ce moment, Ergaste sort, selon l’édition de 1734.


[56] Porte-respect : "Mousqueton ou carabine qui a un calibre fort large" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [57] VAR. Et sans doute bientôt, ils viendront en ces lieux (1682). [58] Nous allons voir beau jeu, si la corde ne rompt : nous allons voir de belles choses, sauf imprévu (expression du tir à l’arc). [i] Les plaisants robins : un robin était un homme de robe, mais l’expressionplaisant robin, au singulier et au pluriel, était une injure (sot, niais, impertinent). [i] Un momon : c’était une partie de dés que jouaient les gens déguisés en masques qui visitaient les maisons surtout à l’époque du carnaval. Après ce vers, l’édition de 1734 porte l’indication de scène suivante : À Mascarille déguisé en femme. [59] L’édition de 1734 indique que Lélie démasque ici Mascarille. [60] Var. Il me prendrait envie, en mon juste courroux. (1682). [61] Est certes de loisir : a certainement du temps à perdre. [62] Pour vous régaler : pour vous dédommager.

Acte 4 ACTE IV, SCÈNE PREMIÈRE LÉLIE, MASCARILLE. MASCARILLE 1255


Vous voilà fagoté d’une plaisante sorte.

LÉLIE

Tu ranimes par là mon espérance morte.

MASCARILLE

Toujours de ma colère on me voit revenir ; J’ai beau jurer, pester, je ne m’en puis tenir.

LÉLIE

Aussi, crois, si jamais je suis dans la puissance, 1260 Que tu seras content de ma reconnaissance ; Et que, quand je n’aurais qu’un seul morceau de pain...

MASCARILLE


Baste [i] , songez à vous, dans ce nouveau dessein ; Au moins, si l’on vous voit commettre une sottise, Vous n’imputerez plus l’erreur à la surprise, 1265 Votre rôle en ce jeu par cœur doit être su.

LÉLIE

Mais comment Trufaldin chez lui t’a-t-il reçu ?

MASCARILLE

D’un zèle simulé j’ai bridé [1] le bon sire : Avec empressement je suis venu lui dire, S’il ne songeait à lui, que l’on le surprendroit, 1270 Que l’on couchait en joue, et de plus d’un endroit Celle, dont il a vu, qu’une lettre en avance, Avait si faussement divulgué la naissance ;


Qu’on avait bien voulu m’y mêler quelque peu ; Mais que j’avais tiré mon épingle du jeu : 1275 Et que, touché d’ardeur pour ce qui le regarde, Je venais l’avertir de se donner de garde [2] . De là, moralisant, j’ai fait de grands discours, Sur les fourbes [i] qu’on voit ici-bas tous les jours ; Que, pour moi, las du monde, et de sa vie infâme, 1280 Je voulais travailler au salut de mon âme ; À m’éloigner du trouble, et pouvoir longuement, Près de quelque honnête homme être paisiblement ; Que s’il le trouvait bon, je n’aurais d’autre envie, Que de passer chez lui le reste de ma vie ; 1285 Et que même à tel point il m’avait su ravir, Que sans lui demander gages pour le servir, Je mettrais en ses mains, que je tenais certaines, Quelque bien de mon père, et le fruit de mes peines, Dont, advenant que Dieu de ce monde m’ôtât,


1290 J’entendais tout de bon que lui seul héritât. C’était le vrai moyen d’acquérir sa tendresse, Et comme pour résoudre avec votre maîtresse, Des biais qu’on doit prendre à terminer vos vœux, Je voulais en secret vous aboucher tous deux, 1295 Lui-même a su m’ouvrir une voie assez belle, De pouvoir hautement vous loger avec elle, Venant m’entretenir d’un fils privé du jour, Dont cette nuit en songe il a vu le retour :

À ce propos, voici l’histoire qu’il m’a dite, 1300 Et sur qui j’ai tantôt notre fourbe construite.

LÉLIE

C’est assez, je sais tout : tu me l’as dit deux fois.


MASCARILLE

Oui, oui ; mais quand j’aurais passé jusques à trois, Peut-être encor qu’avec toute sa suffisance, Votre esprit manquera dans quelque circonstance.

LÉLIE 1305 Mais à tant différer je me fais de l’effort.

MASCARILLE

Ah ! de peur de tomber, ne courons pas si fort. Voyez-vous ? vous avez la caboche un peu dure : Rendez-vous affermi dessus cette aventure [3] . Autrefois Trufaldin de Naples est sorti, 1310 Et s’appelait alors Zanobio Ruberti : Un parti [4] qui causa quelque émeute civile,


Dont il fut seulement soupçonné dans sa ville, De fait, il n’est pas homme à troubler un État, L’obligea d’en sortir une nuit sans éclat. 1315 Une fille fort jeune, et sa femme laissées, À quelque temps de là se trouvant trépassées, Il en eut la nouvelle, et dans ce grand ennui, Voulant dans quelque ville emmener avec lui, Outre ses biens, l’espoir qui restait de sa race, 1320 Un sien fils écolier, qui se nommait Horace ; Il écrit à Bologne, où pour mieux être instruit, Un certain maître Albert jeune l’avait conduit ; Mais pour se joindre tous, le rendez-vous qu’il donne, Durant deux ans entiers, ne lui fit voir personne : 1325 Si bien, que les jugeant morts après ce temps-là, Il vint en cette ville, et prit le nom qu’il a, Sans que de cet Albert, ni de ce fils Horace,


Douze ans aient découvert jamais la moindre trace. Voilà l’histoire en gros redite seulement, 1330 Afin de vous servir ici de fondement. Maintenant, vous serez un marchand d’Arménie, Qui les aurez vus sains l’un et l’autre en Turquie. Si j’ai plutôt qu’aucun, un tel moyen trouvé, Pour les ressusciter sur ce qu’il a rêvé ; 1335 C’est qu’en fait d’aventure, il est très ordinaire, De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire, Puis être à leur famille à point nommé rendus, Après quinze ou vingt ans qu’on les a crus perdus. Pour moi, j’ai vu déjà cent contes de la sorte. 1340 Sans nous alambiquer [5] , servons-nous-en ; qu’importe [6] ? Vous leur aurez ouï leur disgrâce conter, Et leur aurez fourni de quoi se racheter. Mais que [7] parti plus tôt, pour chose nécessaire, Horace vous chargea de voir ici son père,


1345 Dont il a su le sort, et chez qui vous devez Attendre quelques jours qu’ils seraient arrivés [8] ; Je vous ai fait tantôt des leçons étendues.

LÉLIE

Ces répétitions ne sont que superflues : Dès l’abord mon esprit a compris tout le fait.

MASCARILLE 1350 Je m’en vais là-dedans donner le premier trait.

LÉLIE

Écoute, Mascarille, un seul point me chagrine, S’il allait de son fils me demander la mine ?


MASCARILLE

Belle difficulté ! devez-vous pas savoir Qu’il était fort petit alors qu’il l’a pu voir ; 1355 Et puis, outre cela, le temps et l’esclavage, Pourraient-ils pas avoir changé tout son visage ?

LÉLIE

Il est vrai ; mais dis-moi, s’il connaît qu’il m’a vu, Que faire ?

MASCARILLE

De mémoire êtes-vous dépourvu ?

Nous avons dit tantôt, qu’outre que votre image 1360 N’avait dans son esprit pu faire qu’un passage,


Pour ne vous avoir vu que durant un moment, Et le poil et l’habit déguisaient grandement.

LÉLIE

Fort bien : mais, à propos, cet endroit de Turquie... ?

MASCARILLE

Tout, vous dis-je, est égal, Turquie, ou Barbarie.

LÉLIE 1365 Mais, le nom de la ville où j’aurai pu les voir ?

MASCARILLE

Tunis. Il me tiendra, je crois, jusques au soir : La répétition, dit-il, est inutile,


Et j’ai déjà nommé douze fois cette ville.

LÉLIE

Va, va-t’en commencer, il ne me faut plus rien.

MASCARILLE 1370 Au moins, soyez prudent, et vous conduisez bien : Ne donnez point ici de l’imaginative.

LÉLIE

Laisse-moi gouverner [9] : que ton âme est craintive !

MASCARILLE

Horace dans Bologne écolier, Trufaldin Zanobio Ruberti, dans Naples citadin ; Le précepteur Albert...


LÉLIE 1375 Ah ! c’est me faire honte,

Que de me tant prêcher : suis-je un sot à ton compte ?

MASCARILLE

Non pas du tout [10] , mais bien quelque chose approchant.

LÉLIE, seul.

Quand il m’est inutile il fait le chien couchant ; Mais, parce qu’il sent bien le secours qu’il me donne, 1380 Sa familiarité jusque là s’abandonne [11] . Je vais être de près éclairé [12] des beaux yeux, Dont la force m’impose un joug si précieux ;


Je m’en vais sans obstacle, avec des traits de flamme, Peindre à cette beauté les tourments de mon âme ; 1385 Je saurai quel arrêt je dois... Mais les voici. SCÈNE II TRUFALDIN, LÉLIE, MASCARILLE. TRUFALDIN

Sois béni, juste Ciel ! de mon sort adouci.

MASCARILLE

C’est à vous de rêver, et de faire des songes, Puisqu’en vous, il est faux, que songes sont mensonges.

TRUFALDIN

Quelle grâce, quels biens [13] vous rendrai-je, Seigneur ? 1390 Vous, que je dois nommer l’ange [14] de mon bonheur.


LÉLIE

Ce sont soins superflus, et je vous en dispense.

TRUFALDIN

J’ai, je ne sais pas où, vu quelque ressemblance De cet Arménien.

MASCARILLE

C’est ce que je disois ;

Mais on voit des rapports admirables parfois.

TRUFALDIN 1395 Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde ?


LÉLIE

Oui, seigneur Trufaldin, le plus gaillard du monde.

TRUFALDIN

Il vous a dit sa vie, et parlé fort de moi ?

LÉLIE

Plus de dix mille fois.

MASCARILLE

Quelque peu moins, je croi.

LÉLIE

Il vous a dépeint tel que je vous vois paraître,


Le visage, le port...

TRUFALDIN 1400 Cela pourrait-il être ?

Si lorsqu’il m’a pu voir il n’avait que sept ans, Et si son précepteur, même depuis ce temps, Aurait peine à pouvoir connaître mon visage ?

MASCARILLE

Le sang, bien autrement, conserve cette image ; 1405 Par des traits si profonds, ce portrait est tracé, Que mon père...

TRUFALDIN


Suffit. Où l’avez-vous laissé ?

LÉLIE

En Turquie, à Turin.

TRUFALDIN

Turin ? Mais cette ville

Est, je pense, en Piémont.

MASCARILLE

Oh ! cerveau malhabile [15] !

Vous ne l’entendez pas, il veut dire Tunis, 1410 Et c’est en effet là qu’il laissa votre fils : Mais les Arméniens ont tous une habitude [16] ,


Certain vice de langue à nous autres fort rude ; C’est que dans tous les mots ils changent nis en rin, Et pour dire Tunis, ils prononcent Turin.

TRUFALDIN 1415 Il fallait, pour l’entendre, avoir cette lumière. Quel moyen, vous dit-il, de rencontrer son père ?

MASCARILLE

Voyez s’il répondra. Je repassais un peu [17] Quelque leçon d’escrime ; autrefois en ce jeu Il n’était point d’adresse à mon adresse égale, 1420 Et j’ai battu le fer en mainte et mainte salle.

TRUFALDIN


Ce n’est pas maintenant ce que je veux savoir. Quel autre nom dit-il que je devais avoir ?

MASCARILLE

Ah ! Seigneur Zanobio Ruberti, quelle joie Est celle maintenant que le Ciel vous envoie !

LÉLIE 1425 C’est là votre vrai nom, et l’autre est emprunté.

TRUFALDIN

Mais où vous a-t-il dit qu’il reçut la clarté ?

MASCARILLE

Naples est un séjour qui paraît agréable : Mais, pour vous, ce doit être un lieu fort haïssable.


TRUFALDIN

Ne peux-tu sans parler, souffrir notre discours ?

LÉLIE 1430 Dans Naples son destin a commencé son cours.

TRUFALDIN

Où l’envoyai-je jeune ? et sous quelle conduite ?

MASCARILLE

Ce pauvre maître Albert a beaucoup de mérite, D’avoir depuis Bologne accompagné ce fils, Qu’à sa discrétion vos soins avaient commis.


TRUFALDIN

Ah !

MASCARILLE [18] 1435 Nous sommes perdus, si cet entretien dure.

TRUFALDIN

Je voudrais bien savoir de vous leur aventure ; Sur quel vaisseau le sort qui m’a su travailler [19] ...

MASCARILLE

Je ne sais ce que c’est, je ne fais que bâiller ; Mais, seigneur Trufaldin, songez-vous que peut-être, 1440 Ce Monsieur l’étranger a besoin de repaître ? Et qu’il est tard aussi ?


LÉLIE

Pour moi, point de repas.

MASCARILLE

Ah ! vous avez plus faim que vous ne pensez pas.

TRUFALDIN

Entrez donc.

LÉLIE

Après vous.

MASCARILLE [20]


Monsieur, en Arménie,

Les maîtres du logis sont sans cérémonie [21] . Pauvre esprit ! pas deux mots !

LÉLIE 1445 D’abord il m’a surpris :

Mais n’appréhende plus, je reprends mes esprits, Et m’en vais débiter avecque hardiesse...

MASCARILLE

Voici notre rival, qui ne sait pas la pièce. SCÈNE III LÉANDRE, ANSELME. ANSELME

Arrêtez-vous, Léandre, et souffrez un discours,


1450 Qui cherche le repos et l’honneur de vos jours ; Je ne vous parle point en père de ma fille, En homme intéressé pour ma propre famille ; Mais comme votre père ému pour votre bien, Sans vouloir vous flatter, et vous déguiser rien ; 1455 Bref, comme je voudrais, d’une âme franche et pure, Que l’on fît à mon sang, en pareille aventure. Savez-vous de quel œil chacun voit cet amour, Qui dedans une nuit vient d’éclater au jour ? À combien de discours, et de traits de risée, 1460 Votre entreprise d’hier est partout exposée ? Quel jugement on fait du choix capricieux, Qui pour femme, dit-on, vous désigne en ces lieux ? Un rebut de l’Égypte, une fille coureuse, De qui le noble emploi, n’est qu’un métier de gueuse ? 1465


J’en ai rougi pour vous, encor plus que pour moi, Qui me trouve compris dans l’éclat que je voi, Moi, dis-je, dont la fille à vos ardeurs promise, Ne peut sans quelque affront souffrir qu’on la méprise. Ah ! Léandre, sortez de cet abaissement ; 1470 Ouvrez un peu les yeux sur votre aveuglement : Si notre esprit n’est pas sage à toutes les heures, Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures. Quand on ne prend en dot que la seule beauté, Le remords est bien près de la solennité, 1475 Et la plus belle femme a très peu de défense, Contre cette tiédeur qui suit la jouissance :

Je vous le dis encor, ces bouillants mouvements, Ces ardeurs de jeunesse, et ces emportements, Nous font trouver d’abord quelques nuits agréables : 1480 Mais ces félicités ne sont guère durables,


Et notre passion alentissant son cours, Après ces bonnes nuits donnent de mauvais jours. De là viennent les soins, les soucis, les misères, Les fils déshérités par le courroux des pères.

LÉANDRE 1485 Dans tout votre discours, je n’ai rien écouté, Que mon esprit déjà ne m’ait représenté. Je sais, combien je dois, à cet honneur insigne, Que vous me voulez faire, et dont je suis indigne, Et vois, malgré l’effort dont je suis combattu, 1490 Ce que vaut votre fille, et quelle est sa vertu : Aussi veux-je tâcher...

ANSELME

On ouvre cette porte,


Retirons-nous plus loin, de crainte qu’il n’en sorte Quelque secret poison dont vous seriez surpris. SCÈNE IV LÉLIE, MASCARILLE. MASCARILLE

Bientôt de notre fourbe on verra le débris, 1495 Si vous continuez des sottises si grandes.

LÉLIE

Dois-je éternellement ouïr tes réprimandes ? De quoi te peux-tu plaindre ? Ai-je pas réussi En tout ce que j’ai dit depuis... ?

MASCARILLE

Coussi, coussi ;


Témoin les Turcs par vous appelés hérétiques, 1500 Et que vous assurez, par serments authentiques, Adorer pour leurs dieux la lune, et le soleil. Passe : ce qui me donne un dépit nonpareil, C’est, qu’ici votre amour étrangement s’oublie Près de Célie, il est ainsi que la bouillie, 1505 Qui par un trop grand feu s’enfle, croît jusqu’aux bords, Et de tous les côtés se répand au dehors [22] .

LÉLIE

Pourrait-on se forcer à plus de retenue ! Je ne l’ai presque point encore entretenue.

MASCARILLE


Oui, mais ce n’est pas tout que de ne parler pas 1510 Par vos gestes, durant un moment de repas, Vous avez aux soupçons donné plus de matière, Que d’autres ne feraient dans une année entière.

LÉLIE

Et comment donc ?

MASCARILLE

Comment ? chacun a pu le voir.

À table, où Trufaldin l’oblige de se seoir, 1515 Vous n’avez toujours fait qu’avoir les yeux sur elle ; Rouge, tout interdit, jouant de la prunelle, Sans prendre jamais garde à ce qu’on vous servait, Vous n’aviez point de soif qu’alors qu’elle buvait ;


Et dans ses propres mains vous saisissant du verre, 1520 Sans le vouloir rincer, sans rien jeter à terre, Vous buviez sur son reste, et montriez [23] d’affecter Le côté qu’à sa bouche elle avait su porter. Sur les morceaux touchés de sa main délicate, Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte 1525 Plus brusquement qu’un chat dessus une souris, Et les avaliez tout ainsi que des pois gris [24] . Puis, outre tout cela, vous faisiez sous la table, Un bruit, un triquetrac [25] de pieds insupportable ; Dont Trufaldin, heurté de deux coups trop pressants, 1530 A puni par deux fois, deux chiens très innocents, Qui, s’ils eussent osé, vous eussent fait querelle : Et puis après cela votre conduite est belle ? Pour moi, j’en ai souffert la gêne sur mon corps ; Malgré le froid, je sue encor de mes efforts ;


1535 Attaché dessus vous, comme un joueur de boule, Après le mouvement de la sienne qui roule [26] , Je pensais retenir toutes vos actions, En faisant de mon corps mille contorsions.

LÉLIE

Mon Dieu ! qu’il t’est aisé de condamner des choses, 1540 Dont tu ne ressens point les agréables causes ! Je veux bien néanmoins, pour te plaire une fois, Faire force [27] à l’amour qui m’impose des lois : Désormais... SCÈNE V LÉLIE, MASCARILLE, TRUFALDIN. MASCARILLE

Nous parlions des fortunes d’Horace.


TRUFALDIN

C’est bien fait. Cependant me ferez-vous la grâce 1545 Que je puisse lui dire un seul mot en secret ?

LÉLIE

Il faudrait autrement être fort indiscret.

TRUFALDIN

Écoute, sais-tu bien ce que je viens de faire ?

MASCARILLE

Non : mais si vous voulez je ne tarderai guère, Sans doute, à le savoir.


TRUFALDIN

D’un chêne grand et fort, 1550 Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort, Je viens de détacher une branche admirable, Choisie expressément, de grosseur raisonnable, Dont j’ai fait sur-le-champ avec beaucoup d’ardeur, Un bâton à peu près... oui, de cette grandeur [28] ; 1555 Moins gros par l’un des bouts, mais plus que trente gaules Propre, comme je pense, à rosser les épaules ; Car il est bien en main, vert, noueux et massif.

MASCARILLE

Mais, pour qui, je vous prie, un tel préparatif ?

TRUFALDIN


Pour toi premièrement, puis pour ce bon apôtre, 1560 Qui veut m’en donner d’une, et m’en jouer d’une autre [i] , Pour cet Arménien, ce marchand déguisé, Introduit sous l’appas d’un conte supposé [29] .

MASCARILLE

Quoi ? Vous ne croyez pas... ?

TRUFALDIN

Ne cherche point d’excuse,

Lui-même heureusement a découvert sa ruse, 1565 Et disant à Célie, en lui serrant la main, Que pour elle il venait sous ce prétexte vain : Il n’a pas aperçu Jeannette ma fillole,


Laquelle a tout ouï parole pour parole ; Et je ne doute point, quoiqu’il n’en ait rien dit, 1570 Que tu ne sois de tout le complice maudit.

MASCARILLE

Ah ! vous me faites tort ! S’il faut qu’on vous affronte [30] , Croyez qu’il m’a trompé le premier à ce conte.

TRUFALDIN

Veux-tu me faire voir que tu dis vérité ? Qu’à le chasser mon bras soit du tien assisté ; 1575 Donnons-en à ce fourbe, et du long, et du large, Et de tout crime après mon esprit te décharge.

MASCARILLE


Oui-da, très volontiers, je l’épousterai bien, Et par là vous verrez que je n’y trempe en rien. Ah ! vous serez rossé, monsieur de l’Arménie, Qui toujours gâtez tout [31] . SCÈNE VI LÉLIE, TRUFALDIN, MASCARILLE. TRUFALDIN heurte à sa porte. 1580 Un mot, je vous supplie.

Donc, Monsieur l’imposteur, vous osez aujourd’hui Duper un honnête homme, et vous jouer de lui ?

MASCARILLE

Feindre avoir vu son fils en une autre contrée ! Pour vous donner chez lui plus aisément entrée.

TRUFALDIN


Vidons [32] , vidons sur l’heure.

LÉLIE [33]

Ah coquin !

MASCARILLE [34] 1585 C’est ainsi

Que les fourbes...

LÉLIE

Bourreau !

MASCARILLE

... sont ajustés ici.


Garde-moi bien cela.

LÉLIE

Quoi donc ? je serais homme...

MASCARILLE

Tirez, tirez, vous dis-je, ou bien je vous assomme.

TRUFALDIN

Voilà qui me plaît fort ; rentre, je suis content.

LÉLIE 1590 À moi ! par un valet cet affront éclatant ! L’aurait-on pu prévoir l’action de ce traître !


Qui vient insolemment de maltraiter son maître.

MASCARILLE [35]

Peut-on vous demander comme va votre dos ?

LÉLIE

Quoi ? tu m’oses encor tenir un tel propos.

MASCARILLE 1595 Voilà, voilà que c’est, de ne voir pas Jeannette, Et d’avoir en tout temps une langue indiscrète ; Mais pour cette fois-ci, je n’ai point de courroux, Je cesse d’éclater, de pester contre vous ; Quoique de l’action l’imprudence soit haute, 1600 Ma main sur votre échine a lavé votre faute.


LÉLIE

Ah ! je me vengerai de ce trait déloyal.

MASCARILLE

Vous vous êtes causé vous-même tout le mal.

LÉLIE

Moi ?

MASCARILLE

Si vous n’étiez pas une cervelle folle,

Quand vous avez parlé naguère à votre idole, 1605 Vous auriez aperçu Jeannette sur vos pas,


Dont l’oreille subtile a découvert le cas.

LÉLIE

On aurait pu surprendre un mot dit à Célie !

MASCARILLE

Et d’où doncques viendrait cette prompte sortie ? Oui, vous n’êtes dehors [36] que par votre caquet ; 1610 Je ne sais si souvent vous jouez au piquet ; Mais, au moins, faites-vous des écarts [37] admirables.

LÉLIE

Ô ! le plus malheureux de tous les misérables ! Mais encore, pourquoi me voir chassé par toi ?

MASCARILLE


Je ne fis jamais mieux que d’en prendre l’emploi ; 1615 Par là, j’empêche au moins que de cet artifice, Je ne sois soupçonné d’être auteur, ou complice.

LÉLIE

Tu devais [38] donc, pour toi, frapper plus doucement.

MASCARILLE

Quelque sot [39] , Trufaldin lorgnait exactement. Et puis je vous dirai, sous ce prétexte utile, 1620 Je n’étais point fâché d’évaporer ma bile : Enfin la chose est faite, et si j’ai votre foi, Qu’on ne vous verra point vouloir venger sur moi ; Soit, ou directement, ou par quelque autre voie,


Les coups sur votre râble assenés avec joie, 1625 Je vous promets aidé par le poste où je suis, De contenter vos vœux avant qu’il soit deux nuits.

LÉLIE

Quoique ton traitement ait eu trop de rudesse, Qu’est-ce que dessus moi ne peut cette promesse ?

MASCARILLE

Vous le promettez donc ?

LÉLIE

Oui, je te le promets.

MASCARILLE 1630


Ce n’est pas encor tout, promettez que jamais Vous ne vous mêlerez dans quoi que j’entreprenne.

LÉLIE

Soit.

MASCARILLE

Si vous y manquez, votre fièvre quartaine [40] !

LÉLIE

Mais tiens-moi donc parole, et songe à mon repos.

MASCARILLE

Allez quitter l’habit, et graisser votre dos.


LÉLIE 1635 Faut-il que le malheur qui me suit à la trace, Me fasse voir toujours disgrâce sur disgrâce ?

MASCARILLE [41]

Quoi ! vous n’êtes pas loin ! sortez vite d’ici ; Mais, surtout, gardez-vous de prendre aucun souci : Puisque je fais pour vous, que cela vous suffise ; 1640 N’aidez point mon projet de la moindre entreprise... Demeurez en repos.

LÉLIE

Oui, va, je m’y tiendrai.

MASCARILLE


Il faut voir maintenant quel biais je prendrai. SCÈNE VII ERGASTE, MASCARILLE. ERGASTE

Mascarille, je viens te dire une nouvelle, Qui donne à tes desseins une atteinte cruelle ; 1645 À l’heure que je parle, un jeune Égyptien, Qui n’est pas noir pourtant, et sent assez son bien [42] , Arrive accompagné d’une vieille fort hâve, Et vient chez Trufaldin racheter cette esclave Que vous vouliez. Pour elle, il paraît fort zélé.

MASCARILLE 1650 Sans doute, c’est l’amant dont Célie a parlé. Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre ! Sortant d’un embarras, nous entrons dans un autre.


En vain nous apprenons que Léandre est au point De quitter la partie, et ne nous troubler point ; 1655 Que son père, arrivé contre toute espérance, Du côté d’Hippolyte emporte la balance ; Qu’il a tout fait changer par son autorité, Et va dès aujourd’hui conclure le traité [43] ; Lorsqu’un rival s’éloigne, un autre plus funeste 1660 S’en vient nous enlever tout l’espoir qui nous reste : Toutefois, par un trait merveilleux de mon art, Je crois que je pourrai retarder leur départ [44] , Et me donner le temps qui sera nécessaire, Pour tâcher de finir cette fameuse affaire. 1665 Il s’est fait un grand vol, par qui, l’on n’en sait rien ; Eux autres rarement passent pour gens de bien : Je veux adroitement sur un soupçon frivole, Faire pour quelques jours emprisonner ce drôle ; Je sais des officiers de justice altérés [45] ,


1670 Qui sont pour de tels coups de vrais délibérés [46] : Dessus l’avide espoir de quelque paraguante [47] , Il n’est rien que leur art aveuglément ne tente, Et du plus innocent, toujours à leur profit La bourse est criminelle, et paye son délit [48] . [i] Baste : ça suffit (de l’italien basta). [1] J’ai bridé : j’ai trompé (cf. l’expression : "la bécasse est bridée" pour dire la dupe est dupée). [2] Se donner de garde : prendre garde. [i] Les fourbes : sens de fourberies, de même qu’au vers 1300. [3] Rendez-vous affermi dessus cette aventure : acquérez une solide information sur cette aventure. [4] Un parti : une faction. [5] Sans nous alambiquer : sans nous torturer les méninges. [6] L’édition de 1682 indique que les vers 1337 à 1340 étaient sautés à la représentation. [7] Mais que : mais vous ajouterez que... [8] VAR. Attendre quelques jours qu’ils y soient arrivés. (1682). [9] Laisse-moi gouverner : laisse-moi conduire cette affaire. [10] Non pas du tout : pas entièrement.


[11] Jusque là s’abandonne : se laisse aller jusque là. [12] Éclairé : observé. [13] Quels biens : quels bienfaits. [14] L’ange : au sens étymologique, le messager. [15] Mascarille dit à part ce demi-vers, d’après l’édition de 1734, puis se tourne vers Trufaldin. [16] VAR. Mais les Arméniens ont tous par habitude. (1682). [17] VAR. MASCARILLE, à part : Voyez s’il répondra. (À Trufaldin, après s’être escrimé.) Je repassais un peu... (1734). [18] VAR. MASCARILLE, bas. (1682). [19] Travailler : tourmenter. [20] VAR. MASCARILLE, à Trufaldin. (1682). [21] VAR. (À Lélie.) (1682). [22] 1682 indique par des guillemets que les vers 1502-1506 étaient sautés à la représentation ; mais il doit y avoir ici une faute d’impression, car, si l’on ôte ces quatre vers, la réplique de Mascarille demeure suspendue et la réponse de Lélie (vers 1507-1518) devient incompréhensible. [23] Montriez : deux syllabes (cf. les conditionnels présents des vers 49, 102, 314, 1845). [24] VAR. Et les avaliez tout ainsi que pois gris. (1682). "On appelle un glouton, un gourmand, un avaleur de pois gris" (dictionnaire de l’Académie, 1694).


[25] Un triquetrac : un bruit comparable à celui que font les joueurs de trictrac en maniant leurs dés et leurs jetons. [26] L’édition de 1682 indique que les vers 1533 à 1536 étaient sautés à la représentation. [27] Faire force : faire violence. [28] VAR. (Il montre son bras.) (1682). [i] Qui veut m’en donner d’une et m’en jouer d’une autre : qui veut me tromper (m’en donner) d’une main, et me jouer un tour (m’en jouer) d’une autre. [29] Supposé : inventé de toutes pièces. [30] S’il faut qu’on vous affronte : s’il s’avère qu’on vous fait cet affront. [31] D’après l’édition de 1735, Mascarille dit les deux derniers vers en aparté. [32] Vuidons : vidons les lieux, sortons. [33] Cette réplique s’adresse visiblement à Mascarille qui le bat aussi. [34] VAR. MASCARILLE le bat aussi. (1682). [35] VAR. MASCARILLE, à la fenêtre de Trufaldin. (1682). [36] Vous n’êtes dehors : vous n’avez été chassé. [37] Des écarts : Mascarille joue ici sur les deux sens possibles du mot : 1° action d’écarter des cartes, de se défausser, au jeu de piquet ; 2° au sens moral, action de s’écarter, divagation, folie. [38] Tu devais : tu aurais dû. [39] Quelque sot : seul un sot aurait fait cela.


[40] Votre fièvre quartaine : que la fièvre quartaine vous serre, vous étouffe ! [41] Mascarille, qui venait d’entrer chez Trufaldin, en ressort. [42] Et sent assez son bien : et donne assez l’impression d’être riche. [43] Le traité : le contrat de mariage. [44] Leur départ : de l’Égyptien et de Célie. [45] Altérés : avides d’argent. [46] Délibérés : hardis, résolus. [47] Paraguante : pourboire. [48] L’édition de 1682 indique que les vers 1669 à 1674 étaient sautés à la représentation.

Acte 5 ACTE V, SCÈNE PREMIÈRE MASCARILLE, ERGASTE. MASCARILLE 1675 Ah chien ! Ah double chien ! Mâtine de cervelle, Ta persécution sera-t-elle éternelle ?


ERGASTE

Par les soins vigilants de l’exempt [1] balafré, Ton affaire allait bien, le drôle était coffré, Si ton maître au moment ne fût venu lui-même, 1680 En vrai désespéré rompre ton stratagème : "Je ne saurais souffrir, a-t-il dit hautement, Qu’un honnête homme soit traîné honteusement ; J’en réponds sur sa mine, et je le cautionne" : Et comme on résistait à lâcher sa personne, 1685 D’abord il a chargé si bien sur les recors [2] , Qui sont gens d’ordinaire à craindre pour leurs corps, Qu’à l’heure que je parle ils sont encore en fuite, Et pensent tous avoir un Lélie à leur suite.

MASCARILLE


Le traître ne sait pas que cet Égyptien, 1690 Est déjà là dedans pour lui ravir son bien.

ERGASTE

Adieu : certaine affaire à te quitter m’oblige.

MASCARILLE

Oui, je suis stupéfait de ce dernier prodige ; On dirait, et pour moi, j’en suis persuadé, Que ce démon brouillon, dont il est possédé, 1695 Se plaise à me braver, et me l’aille conduire, Partout où sa présence est capable de nuire. Pourtant, je veux poursuivre, et malgré tous ces coups, Voir qui l’emportera de ce diable ou de nous : Célie est quelque peu de notre intelligence, 1700


Et ne voit son départ qu’avecque répugnance ; Je tâche à profiter de cette occasion : Mais ils viennent ; songeons à l’exécution. Cette maison meublée est en ma bienséance [3] , Je puis en disposer avec grande licence ; 1705 Si le sort nous en dit [4] , tout sera bien réglé, Nul que moi ne s’y tient, et j’en garde la clé. Ô Dieu ! qu’en peu de temps on a vu d’aventures ! Et qu’un fourbe est contraint de prendre de figures ! SCÈNE II CÉLIE, ANDRÈS. ANDRÈS

Vous le savez, Célie, il n’est rien que mon cœur 1710 N’ait fait, pour vous prouver l’excès de son ardeur ; Chez les Vénitiens, dès un assez jeune âge, La guerre en quelque estime avait mis mon courage,


Et j’y pouvais un jour, sans trop croire de moi, Prétendre en les servant, un honorable emploi, 1715 Lorsqu’on me vit pour vous oublier toute chose, Et que le prompt effet d’une métamorphose, Qui suivit de mon cœur le soudain changement, Parmi vos compagnons, sut ranger votre amant [5] , Sans que mille accidents, ni votre indifférence, 1720 Aient pu me détacher de ma persévérance : Depuis, par un hasard, d’avec vous séparé, Pour beaucoup plus de temps que je n’eusse auguré, Je n’ai pour vous rejoindre épargné temps ni peine : Enfin, ayant trouvé la vieille Égyptienne, 1725 Et plein d’impatience, apprenant votre sort, Que pour certain argent qui leur importait fort, Et qui de tous vos gens détourna le naufrage, Vous aviez en ces lieux été mise en otage [6] : J’accours vite y briser ces chaînes d’intérêt,


1730 Et recevoir de vous les ordres qu’il vous plaît : Cependant on vous voit une morne tristesse, Alors que dans vos yeux doit briller l’allégresse ; Si pour vous la retraite avait quelques appas, Venise, du butin fait parmi les combats, 1735 Me garde pour tous deux, de quoi pouvoir y vivre. Que si, comme devant, il vous faut encor suivre, J’y consens, et mon cœur n’ambitionnera Que d’être auprès de vous tout ce qu’il vous plaira.

CÉLIE

Votre zèle pour moi visiblement éclate ; 1740 Pour en paraître triste il faudrait être ingrate ; Et mon visage aussi par son émotion, N’explique point mon cœur en cette occasion ;


Une douleur de tête y peint sa violence, Et, si j’avais sur vous quelque peu de puissance, 1745 Notre voyage, au moins, pour trois ou quatre jours, Attendrait que ce mal eût pris un autre cours.

ANDRÈS

Autant que vous voudrez, faites qu’il se diffère, Toutes mes volontés ne butent [7] qu’à vous plaire ; Cherchons une maison à vous mettre en repos, 1750 L’écriteau que voici s’offre tout à propos. SCÈNE III MASCARILLE [8] , CÉLIE, ANDRÈS. ANDRÈS

Seigneur suisse, êtes-vous de ce logis le maître ?

MASCARILLE


Moi, pour serfir à fous.

ANDRÈS

Pourrons-nous y bien être ?

MASCARILLE

Oui, moi pour d’estrancher chappon champre garni ; Mais ché non point locher te gent te méchant vi.

ANDRÈS 1755 Je crois votre maison franche de tout ombrage [9] .

MASCARILLE

Fous nouviau dant sti fil, moi foir à la fissage.


ANDRÈS

Oui.

MASCARILLE

La matame est-il mariage al montsieur ?

ANDRÈS

Quoi ?

MASCARILLE

S’il être son fame, ou s’il être son sœur ?

ANDRÈS

Non.


MASCARILLE

Mon foi, pien choli. Finir pour marchandisse, 1760 Ou pien pour temanter à la palais choustice ? La procès, il fault rien, il coûter tant tarchant ! La procurair larron, la focat pien méchant.

ANDRÈS

Ce n’est pas pour cela.

MASCARILLE

Fous tonc mener sti file,

Pour fenir pourmener, et recarter la file ?


ANDRÈS 1765 Il n’importe. Je suis à vous dans un moment, Je vais faire venir la vieille promptement, Contremander aussi notre voiture prête.

MASCARILLE

Li ne porte pas pien ?

ANDRÈS

Elle a mal à la tête.

MASCARILLE

Moi, chavoir de pon fin et de fromage pon. 1770 Entre fous, entre fous dans mon petit maisson. SCÈNE IV


LÉLIE, ANDRÈS. LÉLIE [10]

Quel que soit le transport d’une âme impatiente, Ma parole m’engage à rester en attente ; À laisser faire un autre, et voir sans rien oser, Comme de mes destins le Ciel veut disposer [11] . 1775 Demandiez-vous quelqu’un dedans cette demeure ?

ANDRÈS

C’est un logis garni que j’ai pris tout à l’heure.

LÉLIE

À mon père pourtant, la maison appartient, Et mon valet la nuit, pour la garder s’y tient.


ANDRÈS

Je ne sais, l’écriteau marque au moins qu’on la loue : Lisez.

LÉLIE 1780 Certes, ceci me surprend, je l’avoue ;

Qui diantre l’aurait mis, et par quel intérêt... ? Ah ! ma foi, je devine à peu près ce que c’est : Cela ne peut venir que de ce que j’augure.

ANDRÈS

Peut-on vous demander quelle est cette aventure ?

LÉLIE 1785 Je voudrais à tout autre en faire un grand secret ;


Mais, pour vous, il n’importe, et vous serez discret ; Sans doute, l’écriteau que vous voyez paraître, Comme je conjecture, au moins ne saurait être, Que quelque invention du valet que je di, 1790 Que quelque nœud subtil qu’il doit avoir ourdi, Pour mettre en mon pouvoir certaine Égyptienne Dont j’ai l’âme piquée, et qu’il faut que j’obtienne : Je l’ai déjà manquée, et même plusieurs coups.

ANDRÈS

Vous l’appelez ?

LÉLIE

Célie.

ANDRÈS


Hé ! que ne disiez-vous ! 1795 Vous n’aviez qu’à parler ; je vous aurais sans doute, Épargné tous les soins que ce projet vous coûte.

LÉLIE

Quoi ? vous la connaissez ?

ANDRÈS

C’est moi, qui maintenant

Viens de la racheter.

LÉLIE

Ô ! discours surprenant !


ANDRÈS

Sa santé de partir ne nous pouvant permettre, 1800 Au logis que voilà je venais de la mettre ; Et je suis très ravi, dans cette occasion, Que vous m’ayez instruit de votre intention.

LÉLIE

Quoi ? j’obtiendrais de vous le bonheur que j’espère ? Vous pourriez... ?

ANDRÈS [12]

Tout à l’heure [13] on va vous satisfaire.

LÉLIE 1805


Que pourrai-je vous dire, et quel remerciement... ?

ANDRÈS

Non, ne m’en faites point, je n’en veux nullement. SCÈNE V MASCARILLE, LÉLIE, ANDRÈS. MASCARILLE

Hé bien ! ne voilà pas mon enragé de maître ! Il nous va faire encor quelque nouveau bissêtre [14] .

LÉLIE

Sous ce crotesque habit, qui l’aurait reconnu ? 1810 Approche, Mascarille, et sois le bienvenu.

MASCARILLE


Moi souis ein chant honneur, moi non point Maquerille [15] : Chai point fentre chamais le fame ni le fille.

LÉLIE

Le plaisant baragouin ! Il est bon, sur ma foi.

MASCARILLE

Alle fous pourmener, sans toi rire te moi.

LÉLIE 1815 Va, va, lève le masque, et reconnais ton maître.

MASCARILLE

Partieu, tiable, mon foi jamais toi chai connaître.


LÉLIE

Tout est accommodé, ne te déguise point.

MASCARILLE

Si toi point en aller, chai paille ein cou te point.

LÉLIE

Ton jargon allemand est superflu, te dis-je ; 1820 Car nous sommes d’accord, et sa bonté m’oblige : J’ai tout ce que mes vœux lui pouvaient demander [16] , Et tu n’as pas sujet de rien appréhender.

MASCARILLE

Si vous êtes d’accord par un bonheur extrême, Je me dessuisse donc, et redeviens moi-même.


ANDRÈS 1825 Ce valet vous servait avec beaucoup de feu ; Mais je reviens à vous, demeurez quelque peu [17] .

LÉLIE

Hé bien ! que diras-tu ?

MASCARILLE

Que j’ai l’âme ravie,

De voir d’un beau succès notre peine suivie.

LÉLIE

Tu feignais [18] à sortir de ton déguisement ?


1830 Et ne pouvais me croire en cet événement.

MASCARILLE

Comme je vous connais, j’étais dans l’épouvante, Et trouve l’aventure aussi fort surprenante.

LÉLIE

Mais, confesse qu’enfin, c’est avoir fait beaucoup ; Au moins, j’ai réparé mes fautes à ce coup, 1835 Et j’aurai cet honneur d’avoir fini l’ouvrage.

MASCARILLE

Soit, vous aurez été bien plus heureux que sage. SCÈNE VI CÉLIE, MASCARILLE, LÉLIE, ANDRÈS.


ANDRÈS

N’est-ce pas là l’objet dont vous m’avez parlé ?

LÉLIE

Ah ! quel bonheur au mien pourrait être égalé !

ANDRÈS

Il est vrai, d’un bienfait je vous suis redevable, 1840 Si je ne l’avouais, je serais condamnable : Mais enfin, ce bienfait aurait trop de rigueur, S’il fallait le payer aux dépens de mon cœur ; Jugez donc le transport où sa beauté me jette [19] , Si je dois à ce prix vous acquitter ma dette ; 1845 Vous êtes généreux, vous ne le voudriez [20] pas,


Adieu pour quelques jours : retournons sur nos pas [21] .

MASCARILLE [22]

Je ris, et toutefois je n’en ai guère envie [23] , Vous voilà bien d’accord, il vous donne Célie. Et... Vous m’entendez bien [24] .

LÉLIE

C’est trop : je ne veux plus 1850 Te demander pour moi de secours superflus ; Je suis un chien, un traître, un bourreau détestable ! Indigne d’aucun soin, de rien faire incapable. Va, cesse tes efforts pour un malencontreux [25] Qui ne saurait souffrir que l’on le rende heureux ! 1855 Après tant de malheurs, après mon imprudence, Le trépas me doit seul prêter son assistance.


MASCARILLE

Voilà le vrai moyen d’achever son destin ; Il ne lui manque plus que de mourir, enfin, Pour le couronnement de toutes ses sottises ; 1860 Mais en vain son dépit pour ses fautes commises, Lui fait licencier [26] mes soins et mon appui ; Je veux, quoi qu’il en soit, le servir malgré lui, Et dessus son lutin obtenir la victoire : Plus l’obstacle est puissant, plus on reçoit de gloire, 1865 Et les difficultés dont on est combattu, Sont les dames d’atour qui parent la vertu. SCÈNE VII MASCARILLE, CÉLIE. CÉLIE


Quoi que tu veuilles dire, et que l’on se propose, De ce retardement j’attends fort peu de chose ; Ce qu’on voit de succès [i] peut bien persuader, 1870 Qu’ils ne sont pas encor fort près de s’accorder, Et je t’ai déjà dit qu’un cœur comme le nôtre, Ne voudrait pas pour l’un faire injustice à l’autre ; Et que très fortement, par de différents nœuds, Je me trouve attachée au parti de tous deux : 1875 Si Lélie a pour lui l’amour et sa puissance, Andrès pour son partage a la reconnaissance, Qui ne souffrira point que mes pensers secrets, Consultent jamais rien contre ses intérêts : Oui, s’il ne peut avoir plus de place en mon âme, 1880 Si le don de mon cœur ne couronne sa flamme, Au moins, dois-je ce prix à ce qu’il fait pour moi, De n’en choisir point d’autre au mépris de sa foi, Et de faire à mes vœux autant de violence,


Que j’en fais aux désirs qu’il met en évidence : 1885 Sur ces difficultés qu’oppose mon devoir, Juge ce que tu peux te permettre d’espoir.

MASCARILLE

Ce sont, à dire vrai, de très fâcheux obstacles, Et je ne sais point l’art de faire des miracles : Mais je vais employer mes efforts plus puissants, 1890 Remuer terre et ciel, m’y prendre de tout sens, Pour tâcher de trouver un biais salutaire ; Et vous dirai bientôt ce qui se pourra faire. SCÈNE VIII CÉLIE, HIPPOLYTE. HIPPOLYTE

Depuis votre séjour, les dames de ces lieux,


Se plaignent justement des larcins de vos yeux ; 1895 Si vous leur dérobez leurs conquêtes plus belles, Et de tous leurs amants faites des infidèles. Il n’est guère de cœurs qui puissent échapper Aux traits, dont à l’abord vous savez les frapper ; Et mille libertés à vos chaînes offertes, 1900 Semblent vous enrichir chaque jour de nos pertes ? Quant à moi, toutefois je ne me plaindrais pas, Du pouvoir absolu de vos rares appas ; Si lorsque mes amants sont devenus les vôtres, Un seul m’eût consolé de la perte des autres : 1905 Mais qu’inhumainement vous me les ôtiez tous, C’est un dur procédé, dont je me plains à vous.

CÉLIE

Voilà d’un air galant faire une raillerie ;


Mais, épargnez un peu celle qui vous en prie : Vos yeux, vos propres yeux, se connaissent trop bien, 1910 Pour pouvoir de ma part redouter jamais rien ; Ils sont fort assurés du pouvoir de leurs charmes, Et ne prendront jamais de pareilles alarmes.

HIPPOLYTE

Pourtant, en ce discours je n’ai rien avancé, Qui dans tous les esprits ne soit déjà passé ; 1915 Et, sans parler du reste, on sait bien que Célie A causé des désirs à Léandre et Lélie.

CÉLIE

Je crois, qu’étant tombés dans cet aveuglement, Vous vous consoleriez de leur perte aisément,


Et trouveriez pour vous l’amant peu souhaitable, 1920 Qui d’un si mauvais choix se trouverait capable.

HIPPOLYTE

Au contraire, j’agis d’un air [27] tout différent, Et trouve en vos beautés un mérite si grand ; J’y vois tant de raisons capables de défendre L’inconstance de ceux qui s’en laissent surprendre, 1925 Que je ne puis blâmer la nouveauté des feux, Dont envers moi Léandre a parjuré ses vœux ; Et le vais voir tantôt, sans haine et sans colère, Ramené sous mes lois par le pouvoir d’un père. SCÈNE IX MASCARILLE, CÉLIE, HIPPOLYTE. MASCARILLE

Grande ! grande nouvelle, et succès surprenant !


1930 Que ma bouche vous vient annoncer maintenant !

CÉLIE

Qu’est-ce donc ?

MASCARILLE

Écoutez, voici sans flatterie...

CÉLIE

Quoi ?

MASCARILLE

La fin d’une vraie et pure comédie ;


La vieille Égyptienne à l’heure même...

CÉLIE

Hé bien ?

MASCARILLE

Passait dedans la place, et ne songeait à rien, 1935 Alors qu’une autre vieille assez défigurée, L’ayant de près, au nez, longtemps considérée ; Par un bruit enroué de mots injurieux, A donné le signal d’un combat furieux : Qui pour armes pourtant, mousquets, dagues, ou flèches, 1940 Ne faisait voir en l’air que quatre griffes sèches ; Dont ces deux combattants s’efforçaient d’arracher, Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair [28] : On n’entend que ces mots, chienne, louve, bagace [i] .


D’abord leurs escoffions [i] ont volé par la place, 1945 Et laissant voir à nu deux têtes sans cheveux, Ont rendu le combat risiblement affreux. Andrès, et Trufaldin, à l’éclat du murmure, Ainsi que force monde, accourus d’aventure, Ont, à les décharpir [29] , eu de la peine assez, 1950 Tant leurs esprits étaient par la fureur poussés ; Cependant que chacune après cette tempête, Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête, Et que l’on veut savoir qui causait cette humeur, Celle qui la première avait fait la rumeur, 1955 Malgré la passion dont elle était émue, Ayant sur Trufaldin tenu longtemps la vue ; "C’est vous, si quelque erreur n’abuse ici mes yeux, Qu’on m’a dit qui viviez inconnu dans ces lieux [30] ", A-t-elle dit tout haut, "ô ! rencontre opportune !


1960 Oui, seigneur Zanobio Ruberti, la fortune Me fait vous reconnaître, et dans le même instant, Que pour votre intérêt je me tourmentais tant : Lorsque Naples vous vit quitter votre famille, J’avais, vous le savez, en mes mains votre fille, 1965 Dont j’élevais l’enfance, et qui par mille traits, Faisait voir dès quatre ans sa grâce et ses attraits ; Celle que vous voyez, cette infâme sorcière, Dedans notre maison se rendant familière, Me vola ce trésor. Hélas ! de ce malheur 1970 Votre femme, je crois, conçut tant de douleur, Que cela servit fort pour avancer sa vie : Si bien qu’entre mes mains cette fille ravie, Me faisant redouter un reproche fâcheux, Je vous fis annoncer la mort de toutes deux : 1975 Mais il faut maintenant, puisque je l’ai connue [31] ,


Qu’elle fasse savoir ce qu’elle est devenue [32] " ; Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix, Pendant tout ce récit répétait plusieurs fois : Andrès, ayant changé quelque temps de visage, 1980 À Trufaldin surpris, a tenu ce langage : "Quoi donc ! Le Ciel me fait trouver heureusement, Celui que jusqu’ici j’ai cherché vainement, Et que j’avais pu voir, sans pourtant reconnaître La source de mon sang, et l’auteur de mon être ! 1985 Oui, mon père, je suis Horace votre fils, D’Albert qui me gardait les jours étant finis, Me sentant naître au cœur d’autres inquiétudes, Je sortis de Bologne, et quittant mes études, Portai durant six ans mes pas en divers lieux, 1990 Selon que me poussait un désir curieux ; Pourtant, après ce temps, une secrète envie


Me pressa de revoir les miens, et ma patrie ; Mais dans Naples, hélas ! je ne vous trouvai plus, Et n’y sus votre sort que par des bruits confus : 1995 Si bien, qu’à votre quête ayant perdu mes peines, Venise pour un temps borna mes courses vaines ; Et j’ai vécu depuis, sans que de ma maison, J’eusse d’autres clartés que d’en savoir le nom." Je vous laisse à juger, si pendant ces affaires, 2000 Trufaldin ressentait des transports ordinaires [33] . Enfin, pour retrancher ce que plus à loisir, Vous aurez le moyen de vous faire éclaircir, Par la confession de votre Égyptienne, Trufaldin maintenant vous reconnaît pour sienne ; 2005 Andrès est votre frère ; et comme de sa sœur Il ne peut plus songer à se voir possesseur, Une obligation qu’il prétend reconnaître, A fait qu’il vous obtient pour épouse à mon maître ;


Dont le père témoin de tout l’événement, 2010 Donne à cette hyménée [34] un plein consentement ; Et pour mettre une joie entière en sa famille, Pour le nouvel Horace a proposé sa fille. Voyez que d’incidents à la fois enfantés.

CÉLIE

Je demeure immobile à tant de nouveautés.

MASCARILLE 2015 Tous viennent sur mes pas, hors les deux championnes, Qui du combat encor remettent leurs personnes : Léandre est de la troupe, et votre père aussi : Moi, je vais avertir mon maître de ceci ; Et que lorsqu’à ses vœux on croit le plus d’obstacle, 2020


Le Ciel en sa faveur produit comme un miracle.

HIPPOLYTE

Un tel ravissement rend mes esprits confus, Que pour mon propre sort je n’en aurais pas plus. Mais les voici venir. SCÈNE X TRUFALDIN, ANSELME, PANDOLPHE, ANDRÈS, CÉLIE, HIPPOLYTE, LÉANDRE. TRUFALDIN

Ah ! ma fille.

CÉLIE

Ah ! mon père.

TRUFALDIN


Sais-tu déjà comment le Ciel nous est prospère ?

CÉLIE 2025 Je viens d’entendre ici ce succès [35] merveilleux.

HIPPOLYTE, à Léandre.

En vain vous parleriez pour excuser vos feux, Si j’ai devant les yeux ce que vous pouvez dire.

LÉANDRE

Un généreux pardon est ce que je désire ; Mais j’atteste les Cieux, qu’en ce retour soudain 2030 Mon père fait bien moins que mon propre dessein.

ANDRÈS, à Célie.


Qui l’aurait jamais cru que cette ardeur si pure, Pût être condamnée un jour par la nature ? Toutefois, tant d’honneur la sut toujours régir, Qu’en y changeant fort peu, je puis la retenir.

CÉLIE 2035 Pour moi, je me blâmais, et croyais faire faute, Quand je n’avais pour vous qu’une estime très haute ; Je ne pouvais savoir quel obstacle puissant M’arrêtait sur un pas si doux et si glissant, Et détournait mon cœur de l’aveu d’une flamme, 2040 Que mes sens s’efforçaient d’introduire en mon âme.

TRUFALDIN

Mais en te recouvrant que diras-tu de moi ? Si je songe aussitôt à me priver de toi ?


Et t’engage à son fils sous les lois d’hyménée ?

CÉLIE

Que de vous maintenant dépend ma destinée. SCÈNE XI TRUFALDIN, MASCARILLE, LÉLIE, ANSELME, PANDOLPHE, ANDRÈS, CÉLIE, HIPPOLYTE, LÉANDRE. MASCARILLE 2045 Voyons si votre diable aura bien le pouvoir De détruire à ce coup un si solide espoir ; Et si contre l’excès du bien qui vous arrive, Vous armerez encor votre imaginative [36] . Par un coup imprévu des destins les plus doux, 2050 Vos vœux sont couronnés, et Célie est à vous.

LÉLIE


Croirai-je que du Ciel la puissance absolue... ?

TRUFALDIN

Oui, mon gendre, il est vrai.

PANDOLFE

La chose est résolue.

ANDRÈS [37]

Je m’acquitte par là de ce que je vous dois.

LÉLIE, à Mascarille.

Il faut que je t’embrasse et mille et mille fois, Dans cette joie...

MASCARILLE


2055 Ahi, ahi, doucement, je vous prie,

Il m’a presque étouffé, je crains fort pour Célie. Si vous la caressez avec tant de transport : De vos embrassements on se passerait fort.

TRUFALDIN, à Lélie.

Vous savez le bonheur que le Ciel me renvoie ; 2060 Mais puisqu’un même jour nous met tous dans la joie, Ne nous séparons point qu’il ne soit terminé, Et que son père [38] aussi nous soit vite amené.

MASCARILLE

Vous voilà tous pourvus ; n’est-il point quelque fille, Qui pût accommoder le pauvre Mascarille ;


2065 À voir chacun se joindre à sa chacune ici, J’ai des démangeaisons de mariage aussi.

ANSELME

J’ai ton fait.

MASCARILLE

Allons donc ; et que les Cieux prospères

Nous donnent des enfants dont nous soyons les pères. [1] Exempt : "Officier établi dans les compagnies de gardes du corps, dans celles des prévôts[...]. Ils commandent en l’absence des capitaines et lieutenants et ils sont ordinairement employés à faire des captures ou autres exécutions à la tête de quelques gardes ou archers." (Dictionnaire de Furetière, 1690). [2] Un recors : c’est l’aide d’un sergent (huissier). [3] Est en ma bienséance : est à ma disposition. [4] Si le sort nous en dit : si le sort nous est favorable. [5] Andrès s’est fait "Égyptien", c’est-à-dire gitan, pour suivre Célie.


[6] Vers 1725-1729 : "Apprenant ce qui vous était arrivé, [à savoir] que, contre une certaine somme dont ils avaient le plus grand besoin, et qui conjura la ruine de tous ceux qui étaient avec vous, vous aviez été laissée ici en otage, j’accourus vite pour vous libérer de cette servitude née de nécessités financières...". [7] Ne butent : ne tendent. [8] Mascarille est ici déguisé en Suisse. selon l’édition de 1734. [9] Franche de tout ombrage : au-dessus de tout soupçon. [10] VAR. LÉLIE, seul. (1682). [11] VAR. (Andrès sort.) (1682). [12] VAR. ANDRÈS heurte à la porte. (1682). [13] Tout à l’heure : immédiatement, sur le champ. [14] Bissêtre : "accident causé par l’imprudence de quelqu’un" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [15] Maquerille : jeu de mot du "suisse" Mascarille, qui se défend d’être "Maquerille" et de vendre sa femme, ou sa fille. [16] VAR. J’ai tout ce que mes v ?ux lui peuvent demander. (1682). [17] Comme l’indique 1734, Andrès quitte la scène sur cette réplique et laisse Lélie et Mascarille seuls. [18] Tu feignais : tu hésitais. [19] VAR. Jugez, dans le transport où sa beauté me jette. (1682). [20] Voudriez : deux syllabes.


[21] VAR. Il emmène Célie. (1682). [22] VAR. MASCARILLE chante. (1682). [23] VAR. Je chante, et toutefois je n’en ai guère envie. (1682). [24] VAR. Hem ! vous m’entendez bien. (1682). [25] Un malencontreux : quelqu’un qui porte malheur, ou à qui il arrive malheur. [26] Licencier : donner congé à. [i] Ce qu’on voit de succès : le dénouement malheureux que nous voyons (succès peut s’entendre en mauvaise comme en bonne part). [27] D’un air : d’une façon. [28] L’édition de 1682 indique que les vers 1939 à 1942 étaient sautés à la représentation. [i] Louve (latin lupa), et bagace (italien bagascia) sont synonymes et signifient : femme de mauvaise vie. [i] Escoffions (ou scoffions) : coiffes, bonnets (cf. l’italien scoffione). [29] Décharpir : séparer (des gens qui se battent, qui se prennent à bras le corps ou aux cheveux). [30] VAR. Qu’on m’a dit qui vivez inconnu dans ces lieux. (1682). [31] Connue : reconnue. [32] L’édition de 1682 indique que les vers 1960 à 1976 étaient sautés à la représentation. [33] L’édition de 1682 indique que les vers 1985 à 2000 étaient sautés à la représentation.


[34] Hyménée : mariage. [35] Succès : dénouement. [36] L’édition de 1682 indique que les vers 2045 à 2048 étaient sautés à la représentation. [37] Cette réplique s’adresse à Lélie d’après l’édition de 1734. [38] Son père : le père de Léandre, dont l’arrivée a été annoncée plus haut (IV, 7, v. 1655-1658).



Le Dépit amoureux Note Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue du vivant de Molière, et conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même, dans les cas de faute manifeste, nous nous sommes référé à l’édition de 1682, dont nous donnons toutes les variantes. Nous ne nous sommes référé que de manière exceptionnelle à l’édition de 1734, dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier. Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ;treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la


pièce.

Le Dépit amoureux Notice COMÉDIE représentée pour la première fois à Paris, sur le Théâtre du Petit-Bourbon, au mois de décembre 1658, par la Troupe de Monsieur, Frère Unique du Roi. Pour recueillir l’héritage d’un très riche parent, Albert devait avoir un fils ; sa femme ayant accouché d’une fille, Dorothée, il lui a substitué le fils de la bouquetière, Ignès ; mais ce bébé est mort à l’âge de dix mois, en l’absence d’Albert, et sa femme a repris chez elle sa fille pour l’élever sous le nom d’Ascagne, à la place du garçon qu’elle n’avait pas eu. Vingt ans ont passé, et Dorothée-Acsagne est tombée amoureuse du jeune Valère et l’a épousé secrètement, en prenant pour la circonstance le nom de sa sœur Lucile. Mais Lucile aime Éraste, qui l’aime en retour, et lorsque Éraste apprend le prétendumariage, il entre dans une violente colère... Telle est la donnée passablement compliquée que Molière trouve dans une œuvre de Nicolo Secchi, L’Interesse (« La Cupidité »), comédie érudite publiée à Venise en 1581. On y remarque une identité parfaite de l’intrigue, la reprise fidèle de diverses situations, et même des similitudes très nettes à l’échelle du dialogue. « Phénomène exceptionnel par son ampleur dans l’œuvre de Molière », dit C. Bourqui [1] . Molière se borne à étoffer les rapports entre Éraste et Valère, à modifier l’ordre de certains épisodes, et à ajouter la scènede dépit amoureux, lieu commun déjà


ancien de la Commedia dell’arte. Autre source, Molière a sans doute emprunté la scène de Métaphraste à d’un texte italien de Pino da Cagli, I Falsi Sospetti (Venise 1588), comme tend à le montrer l’identité de formulation de certains passages [2] . Il en résulte unecomédie d’intrigue où la vraisemblance est mise à rude épreuve en raison de la confusion de l’intrigue, chargée de péripéties nombreuses [3] . Pour ce qui est des personnages, Mascarille, deuxième du nom, valet gourmand et pleutre, ne ressemble pas à l’infatigable et ingénieux Mascarille qui était au centre de L’Étourdi ; mais il est d’une humanité et d’une naïveté désarmantes, lorsque, par exemple, il prend conscience des risques que lui fait courir son maître Valère en lui demandant d’être son second : Quand je viens à songer, moi qui me suis si cher, Qu’il ne faut que deux doigts d’un misérable fer Dans le corps, pour vous mettre un humain dans la bière, Je suis scandalisé d’une étrange manière ! (V, l) Quant à Éraste, il est le premier d’une lignée de jaloux promis à nombre de variations et d’approfondissements, dans un registre plus sombre, car plus obsessionnel. L’intérêt majeur de la pièce réside en fait dans l’exploitation du dépit amoureux, lazzi traditionnel de la commedia dell’arte, dont la forme est fixée depuis longtemps, puisqu’il possède une ouverture, une cloture, ce qui lui confère une autonomie parfaite. Il peut ainsi aisément être déplacé au sein d’une intrigue à tel ou tel moment de l’histoire, selon les besoins du spectacle, ou encore extrait et transposé d’une œuvre à l’autre [4] , ce qu’autorise lesystème des faits propre à la poétique de la comédie. Le recours à ce type delazzi permet à notre poète débutant de se familiariser avec les dosages, les effets de symétrie, les variations, et d’accéder progressivement à la maîtrise du dialogue comique. La difficulté consiste ici à jouer avec légèreté sur les effets d’écho et de rebond de la parole


tout en évitant le piège des automatismes qui risquent d’engendrer la monotonie : ÉRASTE Nous rompons ? LUCILE Oui, vraiment : quoi ? n’en est-ce pas fait ? ÉRASTE Et vous voyez cela d’un esprit satisfait ? LUCILE Comme vous. ÉRASTE Comme moi ? LUCILE Sans doute : c’est faiblesse De faire voir aux gens que leur perte nous blesse. ÉRASTE Mais, cruelle, c’est vous qui l’avez bien voulu. LUCILE Moi ? point du tout ; c’est vous qui l’avez résolu. ÉRASTE


Moi ? je vous ai cru là faire un plaisir extrême. LUCILE Point : vous avez voulu vous contenter vous-même. (IV, 3) Pour autant, cette pièce de jeunesse n’échappe pas au style d’époque qui nuisait déjà à L’Étourdi. Et nous trouvons des faits de style dont Molière se débarrassera rapidement, quand il aura forgé son écriture propre, fortement émotive et personnalisée. Des groupes peu expressifs car attendus, puisque régis par l’usage des stéréotypes : Le traître ! faire voir cette insolence extrême ! Et si jamais celui de ce perfide amant... Et ma plus vive ardeur, en ce moment fatal De mes justes soupçons suis-je sorti trop tard ? (Resp. v. 591, 630, 1203, 1207) Des propos de nature sentencieuse, qui dépassent de ce fait le cadre de la situation dramatique en question, afin d’en souligner l’exemplarité : Souvent d’un faux espoir un amant est nourri : Le mieux reçu toujours n’est pas le plus chéri ; Et tout ce que d’ardeur font paraître les femmes Parfois n’est qu’un beau voile à couvrir d’autres flammes. Quand l’amour est bien fort, rien ne peut l’arrêter ; Ses projets seulement vont à se contenter, Et pourvu qu’il arrive au but qu’il se propose,


Il croit que tout le reste après est peu de chose. (Resp. v. 23-26 et 469-472) Enfin, comme pour L’Étourdi, Molière saute une trentaine de vers lors de la représentation. Il allège ici un passage trop explicatif qui risque de perdre le spectateur (vers 377 à 380 par exemple), là une grande partie de la tirade de Gros-René qui devait sans doute provenir du fonds de ce célèbre farceur et que Molière supprima à sa mort : Et moi, je ne veux plus m’embarrasser de femme : À toutes je renonce, et crois, en bonne foi, Que vous feriez fort bien de faire comme moi. Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon maître, Un certain animal difficile à connaître, *Et de qui la nature est fort encline au mal ; *Et comme un animal est toujours animal, *Et ne sera jamais qu’animal, quand sa vie *Durerait cent mille ans, aussi, sans repartie, *La femme est toujours femme, et jamais ne sera *Que femme, tant qu’entier le monde durera ; *D’où vient qu’un certain Grec dit que sa tête passe *Pour un sable mouvant ; car, goûtez bien, de grâce, *Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts : *Ainsi que la tête est comme le chef du corps,


*Et que le corps sans chef est pire qu’une bête : *Si le chef n’est pas bien d’accord avec la tête, *Que tout ne soit pas bien réglé par le compas, *Nous voyons arriver de certains embarras ; *La partie brutale alors veut prendre empire *Dessus la sensitive, et l’on voit que l’un tire *À dia, l’autre à hurhaut ; l’un demande du mou, *L’autre du dur ; enfin tout va sans savoir où : *Pour montrer qu’ici-bas, ainsi qu’on l’interprète, *La tête d’une femme est comme une girouette Au haut d’une maison, qui tourne au premier vent. (IV, 2, v. 1247 à 1266) Le registre de La Grange et la Préface de 1682 indiquent que la pièce est créée en décembre 1656, à Béziers, où les États du Languedoc sont réunis. Reprise à Paris en décembre 1658, elle y obtient un très vif succès, non seulement du vivant de Molière, mais aussi bien après sa mort. Boulanger de Chalussay, un ennemi du poète qui avait reconnu à son corps défendant, dans Élomire hypocondre, le succès de L’Étourdi, fit de même avec Le Dépit amoureux : Mon Dépit amoureux suivit ce frère aîné, Et ce charmeur cadet fut aussi fortuné. Car, quand du Gros-René on aperçut la taille,


Quand on vit sa dondon rompre avec lui la paille, Quand on m’eut vu sonner mes grelots de mulets, Mon bègue dédaigneux déchirer ses poulets Et ramener chez soi la belle désolée, Ce ne fut que « Ah ! Ah ! » dans toute l’assemblée, Et de tous côtés chacun cria tout haut : « C’est là faire et jouer des pièces comme il faut ! » En somme, le jeune Molière est encore un « apprenti consciencieux », selon le mot de Georges Mongrédien, et ces premières comédies, tranchent nettement sur les œuvres ultérieures, qui seront conçues selon une poétique plus neuve. [1] Les Sources de Molière. Un répertoire critique, Paris, SEDES, 1999, p. 86. [2] Voir Antonio Stäuble, "Gli antenati italiani di un pedante di Molière",Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 53 (1991), p. 423427. [3] Une simplification fut d’ailleurs imaginée par l’acteur Valville à la fin du XVIIIe siècle. La comédie était en effet abrégée en deux actes, comprenant l’acte Ier , les six premiers vers de la scène 3 de l’acte II, la 4e scène du même acte, plus les scènes 2, 3 et 4 de l’acte IV. [4] On en trouvera quelques exemples dans le Zibaldone de Pérouse, recueil de textes de la commedia dell’arte, date du XVIIIe siècle, traduit et édité par Suzanne Thérault, Paris, CNRS, 1975. Cf. notamment p. 65. Voir aussi G. Conesa, "Molière et l’héritage du jeu comique italien", L’Art du théâtre. Mélanges en hommage à Robert Garapon, Paris, P.U.F., 1992, p. 177-187.


Acte 1 Comédie ACTEURS ÉRASTE, amant de Lucile. ALBERT, père de Lucile. GROS-RENÉ, valet d’Éraste. VALÈRE, fils de Polidore. LUCILE, fille d’Albert. MARINETTE, suivante de Lucile. POLIDORE, père de Valère. FROSINE, confidente d’Ascagne. ASCAGNE, fille sous l’habit d’homme. MASCARILLE, valet de Valère. MÉTAPHRASTE, pédant. LA RAPIÈRE, bretteur. ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE ÉRASTE, GROS-RENÉ. ÉRASTE


Veux-tu que je te die [1] ? Une atteinte secrète Ne laisse point mon âme en une bonne assiette : Oui, quoi qu’à mon amour tu puisses repartir, Il craint d’être la dupe, à ne te point mentir : 5 Qu’en faveur d’un rival ta foi ne se corrompe, Ou du moins, qu’avec moi, toi-même on ne te trompe.

GROS-RENÉ

Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour, Je dirai, n’en déplaise à Monsieur votre amour, Que c’est injustement blesser ma prud’homie 10 Et se connaître mal en physionomie. Les gens de mon minois ne sont point accusés D’être, grâces à Dieu, ni fourbes, ni rusés : Cet honneur qu’on nous fait je ne le démens guères,


Et suis homme fort rond, de toutes les manières [2] . 15 Pour que l’on me trompât, cela se pourrait bien ; Le doute est mieux fondé ; pourtant je n’en crois rien. Je ne vois point encore, ou je suis une bête, Sur quoi vous avez pu prendre martel en tête. Lucile, à mon avis, vous montre assez d’amour, 20 Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour, Et Valère après tout qui cause votre crainte Semble n’être à présent souffert que par contrainte.

ÉRASTE

Souvent d’un faux espoir un amant est nourri ; Le mieux reçu toujours n’est pas le plus chéri ; 25 Et tout ce que d’ardeur font paraître les femmes Parfois n’est qu’un beau voile à couvrir d’autres flammes. Valère enfin, pour être un amant rebuté,


Montre depuis un temps trop de tranquillité ; Et ce qu’à ces faveurs, dont tu crois l’apparence, 30 Il témoigne de joie ou bien d’indifférence, M’empoisonne à tous coups leurs plus charmants appas, Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas ; Tient mon bonheur en doute, et me rend difficile Une entière croyance aux propos de Lucile. 35 Je voudrais, pour trouver un tel destin plus doux [3] , Y voir entrer un peu de son transport jaloux, Et sur ses déplaisirs et son impatience Mon âme prendrait lors une pleine assurance. Toi-même, penses-tu, qu’on puisse, comme il fait, 40 Voir chérir un rival d’un esprit satisfait ? Et si tu n’en crois rien, dis-moi, je t’en conjure, Si, j’ai lieu de rêver dessus cette aventure.


GROS-RENÉ

Peut-être que son cœur a changé de désirs Connaissant qu’il poussait d’inutiles soupirs.

ÉRASTE 45 Lorsque par les rebuts une âme est détachée, Elle veut fuir l’objet dont elle fut touchée, Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d’éclat, Qu’elle puisse rester en un paisible état : De ce qu’on a chéri la fatale présence 50 Ne nous laisse jamais dedans l’indifférence ; Et, si de cette vue on n’accroît son dédain, Notre amour est bien près de nous rentrer au sein. Enfin, crois-moi, si bien qu’on éteigne une flamme, Un peu de jalousie occupe encore une âme, 55 Et l’on ne saurait voir, sans en être piqué,


Posséder par un autre un cœur qu’on a manqué.

GROS-RENÉ

Pour moi, je ne sais point tant de philosophie ; Ce que voyent [4] mes yeux, franchement je m’y fie, Et ne suis point de moi si mortel ennemi, 60 Que je m’aille affliger sans sujet ni demi [i] ; Pourquoi subtiliser, et faire le capable À chercher des raisons pour être misérable ? Sur des soupçons en l’air je m’irais alarmer ? Laissons venir la fête avant que la chômer [5] . 65 Le chagrin me paraît une incommode chose ; Je n’en prends point pour moi, sans bonne et juste cause ; Et mêmes à mes yeux cent sujets d’en avoir S’offrent le plus souvent, que je ne veux pas voir. Avec vous en amour je cours même fortune ;


70 Celle que vous aurez me doit être commune ; La maîtresse ne peut abuser votre foi, À moins que la suivante en fasse autant pour moi : Mais j’en fuis la pensée avec un soin extrême. Je veux croire les gens quand on me dit "Je t’aime" ; 75 Et ne vais point chercher, pour m’estimer heureux, Si Mascarille ou non, s’arrache les cheveux. Que tantôt Marinette endure qu’à son aise Jodelet par plaisir la caresse et la baise [6] , Et que ce beau rival en rie ainsi qu’un fou, 80 À son exemple aussi j’en rirai tout mon soûl ; Et l’on verra qui rit avec meilleure grâce.

ÉRASTE

Voilà de tes discours.


GROS-RENÉ

Mais je la vois qui passe. SCÈNE II ÉRASTE, MARINETTE, GROS-RENÉ. GROS-RENÉ

Et, Marinette.

MARINETTE

Oh, oh. Que fais-tu là ?

GROS-RENÉ

Ma foi,

Demande, nous étions tout à l’heure sur toi.


MARINETTE 85 Vous êtes aussi là ! Monsieur, depuis une heure Vous m’avez fait trotter comme un Basque [7] , je meure [8] .

ÉRASTE

Comment ?

MARINETTE

Pour vous chercher j’ai fait dix mille pas,

Et vous promets, ma foi...

ÉRASTE

Quoi ?

MARINETTE


Que vous n’êtes pas

Au temple, au cours, chez vous, ni dans la grande place [9] .

GROS-RENÉ

Il fallait en jurer [10] .

ÉRASTE 90 Apprends-moi donc de grâce,

Qui te fait me chercher ?

MARINETTE

Quelqu’un en vérité,


Qui pour vous n’a pas trop mauvaise volonté, Ma maîtresse en un mot.

ÉRASTE

Ah ! chère Marinette,

Ton discours de son cœur est-il bien l’interprète ? 95 Ne me déguise point un mystère fatal, Je ne t’en voudrai pas pour cela plus de mal : Au nom des dieux, dis-moi si ta belle maîtresse N’abuse point mes vœux d’une fausse tendresse.

MARINETTE

Hé, hé, d’où vous vient donc ce plaisant mouvement ? 100 Elle ne fait pas voir assez son sentiment ? Quel garant est-ce encor que votre amour demande ?


Que lui faut-il ?

GROS-RENÉ

À moins que Valère se pende,

Bagatelle ; son cœur ne s’assurera point.

MARINETTE

Comment ?

GROS-RENÉ

Il est jaloux jusques en un tel point.

MARINETTE 105 De Valère ? Ah ! vraiment la pensée est bien belle !


Elle peut seulement naître en votre cervelle ? Je vous croyais du sens, et jusqu’à ce moment ; J’avais de votre esprit quelque bon sentiment, Mais, à ce que je vois, je m’étais fort trompée. 110 Ta tête de ce mal est-elle aussi frappée ?

GROS-RENÉ

Moi jaloux ? Dieu m’en garde, et d’être assez badin [11] Pour m’aller emmaigrir avec un tel chagrin ; Outre que de ton cœur ta foi me cautionne, L’opinion que j’ai de moi-même est trop bonne 115 Pour croire auprès de moi que quelqu’autre te plût. Où diantre pourrais-tu trouver qui me valût ?

MARINETTE

En effet, tu dis bien, voilà comme il faut être,


Jamais de ces soupçons qu’un jaloux fait paraître : Tout le fruit qu’on en cueille est de se mettre mal, 120 Et d’avancer par là les desseins d’un rival : Au mérite souvent de qui l’éclat vous blesse, Vos chagrins font ouvrir les yeux d’une maîtresse ; Et j’en sais tel qui doit son destin le plus doux Aux soins trop inquiets de son rival jaloux. 125 Enfin, quoi qu’il en soit, témoigner de l’ombrage C’est jouer en amour un mauvais personnage, Et se rendre après tout misérable à crédit [12] : Cela, seigneur Éraste, en passant vous soit dit.

ÉRASTE

Eh bien, n’en parlons plus, que venais-tu m’apprendre ?

MARINETTE


130 Vous mériteriez bien que l’on vous fît attendre : Qu’afin de vous punir je vous tinsse caché, Le grand secret pourquoi je vous ai tant cherché. Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute. Lisez-le donc tout haut ; personne ici n’écoute.

ÉRASTE lit. 135 "Vous m’avez dit que votre amour Était capable de tout faire, Il se couronnera lui-même dans ce jour, S’il peut avoir l’aveu d’un père. Faites parler les droits qu’on a dessus mon cœur ; 140 Je vous en donne la licence : Et, si c’est en votre faveur, Je vous réponds de mon obéissance."

Ah ! quel bonheur ! Ô, toi, qui me l’as apporté


Je te dois regarder comme une déité.

GROS-RENÉ 145 Je vous le disais bien contre votre croyance, Je ne me trompe guère aux choses que je pense.

ÉRASTE lit.

"Faites parler les droits qu’on a dessus mon cœur ; Je vous en donne la licence : Et, si c’est en votre faveur, 150 Je vous réponds de mon obéissance."

MARINETTE

Si je lui rapportais vos faiblesses d’esprit, Elle désavouerait bientôt un tel écrit.


ÉRASTE

Ah, cache-lui, de grâce, une peur passagère Où mon âme a cru voir quelque peu de lumière [13] ; 155 Ou, si tu la lui dis, ajoute que ma mort Est prête d’expier l’erreur de ce transport ; Que je vais à ses pieds, si j’ai pu lui déplaire, Sacrifier ma vie à sa juste colère.

MARINETTE

Ne parlons point de mort, ce n’en est pas le temps.

ÉRASTE 160 Au reste, je te dois beaucoup, et je prétends Reconnaître dans peu de la bonne manière Les soins d’une si noble et si belle courrière.


MARINETTE

À propos ; savez-vous où je vous ai cherché Tantôt encore ?

ÉRASTE

Hé bien ?

MARINETTE

Tout proche du marché,

Où vous savez.

ÉRASTE

Où donc ?


MARINETTE 165 Là, dans cette boutique

Où dès le mois passé votre cœur magnifique Me promit, de sa grâce [14] , une bague.

ÉRASTE

Ah ! j’entends.

GROS-RENÉ

La matoise !

ÉRASTE

Il est vrai, j’ai tardé trop longtemps

À m’acquitter vers toi d’une telle promesse ;


Mais...

MARINETTE 170 Ce que j’en ai dit, n’est pas que je vous presse.

GROS-RENÉ

Oh ! que non !

ÉRASTE [15] lui donne sa bague.

Celle-ci peut-être aura de quoi

Te plaire. Accepte-la pour celle que je doi.

MARINETTE

Monsieur, vous vous moquez, j’aurais honte à la prendre.


GROS-RENÉ

Pauvre honteuse, prends, sans davantage attendre. 175 Refuser ce qu’on donne, est bon à faire aux fous.

MARINETTE

Ce sera pour garder quelque chose de vous.

ÉRASTE

Quand puis-je rendre grâce à cet ange adorable ?

MARINETTE

Travaillez à vous rendre un père favorable.

ÉRASTE


Mais, s’il me rebutait, dois-je...

MARINETTE

Alors comme alors [16] , 180 Pour vous on emploiera toutes sortes d’efforts, D’une façon ou d’autre il faut qu’elle soit vôtre ; Faites votre pouvoir, et nous ferons le nôtre.

ÉRASTE

Adieu, nous en saurons le succès [17] dans ce jour.

MARINETTE

Et nous, que dirons-nous aussi de notre amour ? Tu ne m’en parles point.


GROS-RENÉ 185 Un hymen qu’on souhaite

Entre gens comme nous est chose bientôt faite. Je te veux. Me veux-tu de même ?

MARINETTE

Avec plaisir.

GROS-RENÉ

Touche [18] ; il suffit.

MARINETTE

Adieu, Gros-René, mon désir.


GROS-RENÉ

Adieu, mon astre.

MARINETTE

Adieu, beau tison de ma flamme.

GROS-RENÉ 190 Adieu, chère comète, arc-en-ciel de mon âme. Le bon Dieu soit loué, nos affaires vont bien : Albert n’est pas un homme à vous refuser rien.

ÉRASTE

Valère vient à nous.

GROS-RENÉ


Je plains le pauvre hère,

Sachant ce qui se passe. SCÈNE III ÉRASTE, VALÈRE, GROS-RENÉ. ÉRASTE

Hé bien ? Seigneur Valère.

VALÈRE

Hé bien ? Seigneur Éraste.

ÉRASTE 195 En quel état l’amour ?

VALÈRE


En quel état vos feux ?

ÉRASTE

Plus forts de jour en jour.

VALÈRE

Et mon amour plus fort.

ÉRASTE

Pour Lucile ?

VALÈRE

Pour elle.

ÉRASTE


Certes, je l’avouerai, vous êtes le modèle D’une rare constance.

VALÈRE

Et votre fermeté 200 Doit être un rare exemple à la postérité.

ÉRASTE

Pour moi, je suis peu fait à cet amour austère, Qui dans les seuls regards trouve à se satisfaire, Et je ne forme point d’assez beaux sentiments, Pour souffrir constamment [19] les mauvais traitements. 205 Enfin, quand j’aime bien, j’aime fort que l’on m’aime.

VALÈRE


Il est très naturel, et j’en suis bien de même : Le plus parfait objet dont je serais charmé N’aurait pas mes tributs, n’en étant point aimé.

ÉRASTE

Lucile cependant...

VALÈRE

Lucile dans son âme 210 Rend tout ce que je veux qu’elle rende à ma flamme.

ÉRASTE

Vous êtes donc facile à contenter.


VALÈRE

Pas tant

Que vous pourriez penser.

ÉRASTE

Je puis croire pourtant,

Sans trop de vanité, que je suis en sa grâce.

VALÈRE

Moi, je sais que j’y tiens une assez bonne place.

ÉRASTE

Ne vous abusez point ; croyez-moi.


VALÈRE 215 Croyez-moi,

Ne laissez point duper vos yeux à trop de foi [20] .

ÉRASTE

Si j’osais vous montrer une preuve assurée Que son cœur... Non ; votre âme en serait altérée.

VALÈRE

Si je vous osais moi découvrir en secret... 220 Mais, je vous fâcherais, et veux être discret.

ÉRASTE


Vraiment, vous me poussez ; et contre mon envie Votre présomption veut que je l’humilie. Lisez.

VALÈRE

Ces mots sont doux.

ÉRASTE

Vous connaissez la main ?

VALÈRE

Oui, de Lucile.

ÉRASTE

Hé bien ? cet espoir si certain...


VALÈRE, riant [21] .

Adieu, seigneur Éraste.

GROS-RENÉ 225 Il est fou, le bon sire,

Où vient-il donc, pour lui de voir le mot pour rire [22] ?

ÉRASTE

Certes, il me surprend, et j’ignore, entre nous, Quel diable de mystère est caché là-dessous.

GROS-RENÉ

Son valet vient, je pense.


ÉRASTE

Oui, je le vois paraître. 230 Feignons, pour le jeter sur l’amour de son maître. SCÈNE IV MASCARILLE, ÉRASTE, GROS-RENÉ. MASCARILLE

Non, je ne trouve point d’état plus malheureux, Que d’avoir un patron jeune et fort amoureux.

GROS-RENÉ

Bonjour.

MASCARILLE

Bonjour.


GROS-RENÉ

Où tend Mascarille à cette heure ?

Que fait-il ? revient-il ? va-t-il ? ou s’il demeure ?

MASCARILLE 235 Non, je ne reviens pas ; car je n’ai pas été : Je ne vais pas aussi ; car je suis arrêté : Et ne demeure point ; car, tout de ce pas même, Je prétends m’en aller.

ÉRASTE

La rigueur est extrême :

Doucement, Mascarille.


MASCARILLE

Ha ! Monsieur, serviteur.

ÉRASTE 240 Vous nous fuyez bien vite ? Hé quoi ! vous fais-je peur ?

MASCARILLE

Je ne crois pas cela de votre courtoisie.

ÉRASTE

Touche : nous n’avons plus sujet de jalousie ; Nous devenons amis, et mes feux que j’éteins Laissent la place libre à vos heureux desseins.

MASCARILLE


Plût à Dieu !

ÉRASTE 245 Gros-René sait qu’ailleurs je me jette.

GROS-RENÉ

Sans doute [23] ; et je te cède aussi la Marinette.

MASCARILLE

Passons sur ce point-là ; notre rivalité N’est pas pour en venir à grande extrémité : Mais, est-ce un coup bien sûr que Votre Seigneurie 250 Soit désenamourée, ou si c’est raillerie ?

ÉRASTE


J’ai su qu’en ses amours ton maître était trop bien ; Et je serais un fou de prétendre plus rien Aux étroites faveurs qu’il a de cette belle [24] .

MASCARILLE

Certes, vous me plaisez avec cette nouvelle ; 255 Outre qu’en nos projets je vous craignais un peu, Vous tirez sagement votre épingle du jeu. Oui, vous avez bien fait de quitter une place, Où l’on vous caressait pour la seule grimace ; Et mille fois, sachant tout ce qui se passait, 260 J’ai plaint le faux espoir dont on vous repaissait. On offense un brave homme alors que l’on l’abuse. Mais, d’où, diantre, après tout, avez-vous su la ruse ? Car cet engagement mutuel de leur foi N’eut, pour témoins, la nuit, que deux autres et moi ;


265 Et l’on croit jusqu’ici la chaîne fort secrète Qui rend de nos amants la flamme satisfaite.

ÉRASTE

Hé ! que dis-tu ?

MASCARILLE

Je dis que je suis interdit :

Et ne sais pas, Monsieur, qui peut vous avoir dit, Que, sous ce faux semblant qui trompe tout le monde, 270 En vous trompant aussi, leur ardeur sans seconde D’un secret mariage a serré le lien.

ÉRASTE


Vous en avez menti.

MASCARILLE

Monsieur, je le veux bien.

ÉRASTE

Vous êtes un coquin.

MASCARILLE

D’accord.

ÉRASTE

Et cette audace

Mériterait cent coups de bâton sur la place.


MASCARILLE

Vous avez tout pouvoir.

ÉRASTE

Ha ! Gros-René.

GROS-RENÉ 275 Monsieur.

ÉRASTE

Je démens un discours dont je n’ai que trop peur. (À Mascarille.) Tu penses fuir ?


MASCARILLE

Nenni.

ÉRASTE

Quoi ! Lucile est la femme...

MASCARILLE

Non, Monsieur, je raillais.

ÉRASTE

Ah ! vous railliez [i] ! infâme.

MASCARILLE

Non, je ne raillais point.


ÉRASTE

Il est donc vrai ?

MASCARILLE

Non pas,

Je ne dis pas cela.

ÉRASTE

Que dis-tu donc ?

MASCARILLE 280 Hélas !

Je ne dis rien, de peur de mal parler.


ÉRASTE

Assure,

Ou si c’est chose vraie, ou si c’est imposture.

MASCARILLE

C’est ce qu’il vous plaira : je ne suis pas ici Pour vous rien contester.

ÉRASTE [25]

Veux-tu dire ? Voici, 285 Sans marchander, de quoi te délier la langue.

MASCARILLE


Elle ira faire encor quelque sotte harangue. Hé, de grâce, plutôt, si vous le trouvez bon, Donnez-moi vitement quelques coups de bâton, Et me laissez tirer mes chausses [26] sans murmure.

ÉRASTE 290 Tu mourras, ou je veux que la vérité pure S’exprime par ta bouche.

MASCARILLE

Hélas ! Je la dirai :

Mais, peut-être, Monsieur, que je vous fâcherai.

ÉRASTE

Parle : mais prends bien garde à ce que tu vas faire,


À ma juste fureur rien ne te peut soustraire, 295 Si tu mens d’un seul mot en ce que tu diras.

MASCARILLE

J’y consens, rompez-moi les jambes et les bras, Faites-moi pis encor, tuez-moi si j’impose [27] En tout ce que j’ai dit ici la moindre chose.

ÉRASTE

Ce mariage est vrai ?

MASCARILLE

Ma langue, en cet endroit, 300 A fait un pas de clerc dont elle s’aperçoit : Mais, enfin, cette affaire est comme vous la dites,


Et c’est après cinq jours de nocturnes visites, Tandis que vous serviez à mieux couvrir leur jeu, Que depuis avant-hier ils sont joints de ce nœud ; 305 Et Lucile depuis fait encor moins paraître La violente amour qu’elle porte à mon maître, Et veut absolument que tout ce qu’il verra, Et qu’en votre faveur son cœur témoignera, Il l’impute à l’effet d’une haute prudence ; 310 Qui veut de leurs secrets ôter la connaissance. Si, malgré mes serments, vous doutez de ma foi, Gros-René peut venir une nuit avec moi ; Et je lui ferai voir étant en sentinelle Que nous avons dans l’ombre un libre accès chez elle.

ÉRASTE

Ote-toi de mes yeux, maraud.


MASCARILLE 315 Et de grand cœur ;

C’est ce que je demande.

ÉRASTE

Hé bien ?

GROS-RENÉ

Hé bien, Monsieur,

Nous en tenons [28] tous deux, si l’autre est véritable.

ÉRASTE

Las ! il ne l’est que trop, le bourreau détestable.


Je vois trop d’apparence à tout ce qu’il a dit : 320 Et ce qu’a fait Valère, en voyant cet écrit, Marque bien leur concert, et que c’est une baye [29] Qui sert sans doute [30] aux feux dont l’ingrate le paye. SCÈNE V MARINETTE, GROS-RENÉ, ÉRASTE. MARINETTE

Je viens vous avertir que tantôt sur le soir Ma maîtresse au jardin vous permet de la voir.

ÉRASTE 325 Oses-tu me parler, âme double et traîtresse ? Va, sors de ma présence, et dis à ta maîtresse, Qu’avecque ses écrits elle me laisse en paix, Et que voilà l’état, infâme, que j’en fais [31] .


MARINETTE

Gros-René, dis-moi donc, quelle mouche le pique ?

GROS-RENÉ 330 M’oses-tu bien encor parler ? femelle inique ? Crocodile trompeur, de qui le cœur félon Est pire qu’un satrape, ou bien qu’un Lestrygon [32] . Va, va, rendre réponse à ta bonne maîtresse, Et lui dis bien et beau que, malgré sa souplesse [33] , 335 Nous ne sommes plus sots, ni mon maître, ni moi, Et désormais qu’elle aille au diable avecque toi.

MARINETTE, seule.

Ma pauvre Marinette, es-tu bien éveillée ? De quel démon est donc leur âme travaillée ? Quoi, faire un tel accueil à nos soins obligeants !


340 Oh ! que ceci chez nous va surprendre les gens ! [1] Die : forme ancienne du subjonctif présent, pour dise. [2] Fort rond de toutes les manières : l’acteur Du Parc, qui créa le rôle de Gros-René, était célèbre pour sa corpulence. [3] VAR. Je voudrais, pour trouver un tel destin bien doux (1682). [4] Voyent : deux syllabes (comme au vers 969). [i] Sans sujet ni demi : sans aucun sujet. cf. le dictionnaire de Furetière (éd. 1701) : "Le petit peuple dit : sans respect ni demi, pour dire : sans aucun respect." [5] Laissons venir la fête avant que la chômer : "Il ne faut point chômer les fêtes avant qu’elles soient venues : il ne faut point s’affliger ou se réjouir par prévoyance avant que les biens ou les maux soient arrivés" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [6] VAR. Gros-René par plaisir la caresse et la baise. (1682). En 1659-1660, Jodelet passa chez Molière alors que Du Parc (GrosRené) déserta la troupe de Molière pour celle du Marais. [7] Les Basques passaient pour être des marcheurs rapides et infatigables. [8] VAR. Vous m’avez fait trotter comme un Basque, ou je meure. (1682) [9] Si la scène de la comédie est à Paris, comme l’affirme l’édition de 1734, il s’agit de l’église ou du jardin du Temple, du Cours la Reine, de la Place Royale. Mais la scène se passe-t-elle à Paris ? Le marché dont il est question au vers 164 semble la situer dans une petite ville.


[10] VAR. Il en fallait jurer (1682). [11] Badin : naïf, sot, niais. [12] À crédit : "à plaisir, sans utilité, sans fondement" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [13] Quelque peu de lumière : quelque vraisemblance, quelque fondement. [14] De sa grâce : de son propre mouvement. [15] VAR. ÉRASTE lui donne sa bague. (1682). [16] Alors comme alors : "Quand les choses arriveront, on s’y conformera, on se tirera d’affaire comme on pourra" (Littré). [17] Le succès : le résultat (bon ou mauvais). [18] Au XVIIe siècle, le fait de se toucher la main de manière solennelle équivaut à un engagement, et ici à une promesse de mariage. [19] Constamment : avec constance. [20] Trop de foi : trop de confiance. [21] VAR. ÉRASTE, riant et s’en allant (1682). [22] VAR. Où vient-il donc pour lui d’avoir le mot pour rire ? (1682). Où vient-il(au sens de convenir) : à quoi est-ce que cela rime pour lui d’avoir le mot pour rire ? [23] Sans doute : assurément. [24] VAR. Aux secrètes faveurs que lui fait cette belle. (1682). [i] Vous railliez : toutes les éditions anciennes, y compris 1734, ont : Vous raillez. Comme beaucoup d’éditeurs, nous corrigeons et changeons ce présent en imparfait pour qu’il s’accorde avec les deux imparfaits (je


raillais, je ne raillais point) des vers 278 et 279. [25] VAR. ÉRASTE, tirant son épée. (1734). [26] Tirer mes chausses : décamper. [27] Si j’impose : si j’assure mensongèrement. [28] Nous en tenons : nous sommes dupés, nous sommes attrapés. [29] Et que c’est une baye... : et que c’est une tromperie qui sert à dissimuler l’amour que Lucile lui porte. [30] Sans doute : assurément, sans aucun doute. [31] VAR. Il déchire la lettre (1682). [32] Un Lestrygon : les Lestrygons sont des géants anthropophages qui apparaissent dans le chant X de L’Odyssée . [33] Souplesse : ruse artificieuse, habileté à tromper.

Acte 2 ACTE II, SCÈNE PREMIÈRE ASCAGNE, FROSINE. FROSINE

Ascagne, je suis fille à secret, Dieu merci.


ASCAGNE

Mais, pour un tel discours, sommes-nous bien ici [i] ? Prenons garde qu’aucun ne nous vienne surprendre, Ou que de quelque endroit on ne nous puisse entendre.

FROSINE 345 Nous serions au logis beaucoup moins sûrement : Ici de tous côtés on découvre [1] aisément, Et nous pouvons parler avec toute assurance.

ASCAGNE

Hélas ! que j’ai de peine à rompre mon silence !

FROSINE

Ouais ! ceci doit donc être un important secret.


ASCAGNE 350 Trop, puisque je le dis à vous-même à regret [2] , Et que si je pouvais le cacher davantage, Vous ne le sauriez point.

FROSINE

Ha ! c’est me faire outrage

Feindre à [3] s’ouvrir à moi ! dont vous avez connu Dans tous vos intérêts l’esprit si retenu. 355 Moi nourrie avec vous, et qui tiens sous silence Des choses qui vous sont de si grande importance ! Qui sais...

ASCAGNE


Oui, vous savez la secrète raison

Qui cache aux yeux de tous mon sexe et ma maison : Vous savez que dans celle où passa mon bas âge 360 Je suis, pour y pouvoir retenir l’héritage Que relâchait ailleurs le jeune Ascagne mort [4] , Dont mon déguisement fait revivre le sort, Et c’est aussi pourquoi ma bouche se dispense [5] À vous ouvrir mon cœur avec plus d’assurance. 365 Mais, avant que passer, Frosine, à ce discours, Éclaircissez un doute, où je tombe toujours. Se pourrait-il qu’Albert ne sût rien du mystère Qui masque ainsi mon sexe et l’a rendu mon père ?

FROSINE

En bonne foi, ce point sur quoi vous me pressez,


370 Est une affaire aussi qui m’embarrasse assez : Le fond de cette intrigue est pour moi lettre close ; Et ma mère ne put m’éclaircir mieux la chose. Quand il mourut ce fils, l’objet de tant d’amour, Au destin de qui même, avant qu’il vînt au jour, 375 Le testament d’un oncle abondant en richesses, D’un soin particulier avait fait des largesses, Et que sa mère fit un secret de sa mort, De son époux absent redoutant le transport, S’il voyait chez un autre aller tout l’héritage 380 Dont sa maison tirait un si grand avantage [6] , Quand, dis-je, pour cacher un tel événement, La supposition fut de son sentiment [7] , Et qu’on vous prit chez nous où vous étiez nourrie, Votre mère d’accord de cette tromperie 385 Qui remplaçait ce fils à sa garde commis,


En faveur des présents le secret fut promis. Albert ne l’a point su de nous ; et pour sa femme, L’ayant plus de douze ans conservé dans son âme, Comme le mal fut prompt dont on la vit mourir, 390 Son trépas imprévu ne put rien découvrir. Mais, cependant je vois qu’il garde intelligence Avec celle de qui vous tenez la naissance. J’ai su, qu’en secret même, il lui faisait du bien ; Et peut-être cela ne se fait pas pour rien. 395 D’autre part, il vous veut porter au mariage [8] ; Et comme il le prétend, c’est un mauvais langage [9] : Je ne sais s’il saurait la supposition Sans le déguisement ; mais la digression Tout insensiblement pourrait trop loin s’étendre : 400 Revenons au secret que je brûle d’apprendre.


ASCAGNE

Sachez donc que l’amour ne sait point s’abuser ; Que mon sexe à ses yeux n’a pu se déguiser, Et que ses traits subtils, sous l’habit que je porte, Ont su trouver le cœur d’une fille peu forte : J’aime enfin.

FROSINE

Vous aimez ?

ASCAGNE 405 Frosine, doucement ;

N’entrez pas tout à fait dedans l’étonnement : Il n’est pas temps encore : et ce cœur qui soupire A bien pour vous surprendre autre chose à vous dire.


FROSINE

Et quoi ?

ASCAGNE

J’aime Valère.

FROSINE

Ha ! vous avez raison, 410 L’objet de votre amour, lui dont à la maison [10] Votre imposture enlève un puissant héritage, Et qui de votre sexe ayant le moindre ombrage, Verrait incontinent ce bien lui retourner, C’est encore un plus grand sujet de s’étonner.

ASCAGNE


415 J’ai de quoi toutefois surprendre plus votre âme : Je suis sa femme.

FROSINE

Oh Dieux ! sa femme !

ASCAGNE

Oui, sa femme.

FROSINE

Ha ! certes celui-là l’emporte, et vient à bout De toute ma raison.

ASCAGNE

Ce n’est pas encor tout.


FROSINE

Encore ?

ASCAGNE

Je la suis, dis-je, sans qu’il le pense 420 Ni qu’il ait de mon sort la moindre connaissance.

FROSINE

Ho ! poussez ; je le quitte [11] , et ne raisonne plus, Tant mes sens coup sur coup se treuvent confondus. À ces énigmes-là je ne puis rien comprendre.

ASCAGNE


Je vais vous l’expliquer, si vous voulez m’entendre. 425 Valère dans les fers de ma sœur arrêté Me semblait un amant digne d’être écouté, Et je ne pouvais voir qu’on rebutât sa flamme [12] , Sans qu’un peu d’intérêt touchât pour lui mon âme. Je voulais que Lucile aimât son entretien, 430 Je blâmais ses rigueurs, et les blâmai si bien, Que moi-même j’entrai, sans pouvoir m’en défendre, Dans tous les sentiments qu’elle ne pouvait prendre. C’était en lui parlant moi qu’il persuadait, Je me laissais gagner aux soupirs qu’il perdait, 435 Et ses vœux rejetés de l’objet qui l’enflamme Étaient, comme vainqueurs, reçus dedans mon âme. Ainsi, mon cœur, Frosine, un peu trop faible, hélas ! Se rendit à des soins qu’on ne lui rendait pas, Par un coup réfléchi [13] , reçut une blessure, 440


Et paya pour un autre [i] avec beaucoup d’usure. Enfin, ma chère, enfin, l’amour que j’eus pour lui Se voulut expliquer, mais sous le nom d’autrui : Dans ma bouche [14] , une nuit, cet amant trop aimable Crut rencontrer Lucile à ses vœux favorable, 445 Et je sus ménager si bien cet entretien, Que du déguisement il ne reconnut rien. Sous ce voile trompeur qui flattait sa pensée, Je lui dis que pour lui mon âme était blessée ; Mais que, voyant mon père en d’autres sentiments, 450 Je devais une feinte à ses commandements ; Qu’ainsi de notre amour nous ferions un mystère, Dont la nuit seulement serait dépositaire, Et qu’entre nous de jour, de peur de rien gâter, Tout entretien secret se devait éviter ; 455 Qu’il me verrait alors la même indifférence,


Qu’avant que nous eussions aucune intelligence, Et que de son côté, de même que du mien, Geste, parole, écrit, ne m’en dît jamais rien. Enfin, sans m’arrêter sur toute l’industrie 460 Dont j’ai conduit le fil de cette tromperie, J’ai poussé jusqu’au bout un projet si hardi, Et me suis assuré l’époux que je vous di.

FROSINE

Peste ! les grands talents que votre esprit possède [15] ! Dirait-on qu’elle y touche, avec sa mine froide [i] ? 465 Cependant, vous avez été bien vite ici ; Car je veux que la chose ait d’abord réussi, Ne jugez-vous pas bien, à regarder l’issue, Qu’elle ne peut longtemps éviter d’être sue ?

ASCAGNE


Quand l’amour est bien fort, rien ne peut l’arrêter ; 470 Ses projets seulement vont à se contenter, Et, pourvu qu’il arrive au but qu’il se propose, Il croit que tout le reste après est peu de chose. Mais, enfin, aujourd’hui je me découvre à vous, Afin que vos conseils... Mais voici cet époux. SCÈNE II VALÈRE, ASCAGNE, FROSINE. VALÈRE 475 Si vous êtes tous deux en quelque conférence, Où je vous fasse tort de mêler ma présence, Je me retirerai.

ASCAGNE

Non, non ; vous pouvez bien,


Puisque vous le faisiez [16] , rompre notre entretien.

VALÈRE

Moi ?

ASCAGNE

Vous-même.

VALÈRE

Et comment ?

ASCAGNE

Je disais que Valère 480 Aurait, si j’étais fille, un peu trop su me plaire ;


Et que si je faisais tous les vœux de son cœur, Je ne tarderais guère à faire son bonheur.

VALÈRE

Ces protestations ne coûtent pas grand-chose, Alors qu’à leur effet un pareil si s’oppose ; 485 Mais vous seriez bien pris, si quelque événement Allait mettre à l’épreuve un si doux compliment.

ASCAGNE

Point du tout ; je vous dis que régnant dans votre âme Je voudrais de bon cœur couronner votre flamme.

VALÈRE

Et si c’était quelqu’une [17] , où par votre secours


490 Vous pussiez être utile au bonheur de mes jours ?

ASCAGNE

Je pourrais assez mal répondre à votre attente.

VALÈRE

Cette confession n’est pas fort obligeante.

ASCAGNE

Hé ! quoi ? vous voudriez, Valère, injustement, Qu’étant fille, et mon cœur vous aimant tendrement, 495 Je m’allasse engager avec une promesse De servir vos ardeurs pour quelque autre maîtresse ? Un si pénible effort pour moi m’est interdit.


VALÈRE

Mais cela n’étant pas ?

ASCAGNE

Ce que je vous ai dit,

Je l’ai dit comme fille, et vous le devez prendre Tout de même.

VALÈRE 500 Ainsi donc il ne faut rien prétendre,

Ascagne, à des bontés que vous auriez pour nous, À moins que le Ciel fasse un grand miracle en vous. Bref, si vous n’êtes fille, adieu votre tendresse ; Il ne vous reste rien qui pour nous s’intéresse.


ASCAGNE 505 J’ai l’esprit délicat plus qu’on ne peut penser, Et le moindre scrupule a de quoi m’offenser Quand il s’agit d’aimer ; enfin je suis sincère ; Je ne m’engage point à vous servir, Valère, Si vous ne m’assurez au moins absolument, 510 Que vous gardez pour moi le même sentiment [18] ; Que pareille chaleur d’amitié vous transporte, Et que, si j’étais fille, une flamme plus forte N’outragerait point celle où je vivrais pour vous.

VALÈRE

Je n’avais jamais vu ce scrupule jaloux ; 515 Mais tout nouveau qu’il est, ce mouvement m’oblige, Et je vous fais ici tout l’aveu qu’il exige.


ASCAGNE

Mais sans fard ?

VALÈRE

Oui, sans fard.

ASCAGNE

S’il est vrai, désormais ;

Vos intérêts seront les miens, je vous promets.

VALÈRE

J’ai bientôt à vous dire un important mystère, 520


Où l’effet de ces mots me sera nécessaire.

ASCAGNE

Et j’ai quelque secret de même à vous ouvrir, Où votre cœur pour moi se pourra découvrir.

VALÈRE

Hé ! de quelle façon cela pourrait-il être ?

ASCAGNE

C’est que j’ai de l’amour qui n’oserait paraître, 525 Et vous pourriez avoir sur l’objet de mes vœux, Un empire à pouvoir rendre mon sort heureux.

VALÈRE


Expliquez-vous, Ascagne, et croyez par avance Que votre heur est certain, s’il est en ma puissance.

ASCAGNE

Vous promettez ici plus que vous ne croyez.

VALÈRE 530 Non, non ; dites l’objet pour qui vous m’employez.

ASCAGNE

Il n’est pas encor temps ; mais c’est une personne Qui vous touche de près.

VALÈRE

Votre discours m’étonne.


Plût à Dieu que ma sœur...

ASCAGNE

Ce n’est pas la saison

De m’expliquer, vous dis-je.

VALÈRE

Et pourquoi ?

ASCAGNE

Pour raison. 535 Vous saurez mon secret, quand je saurai le vôtre.

VALÈRE


J’ai besoin pour cela de l’aveu de quelque autre.

ASCAGNE

Ayez-le donc ; et lors nous expliquant nos vœux, Nous verrons qui tiendra mieux parole des deux.

VALÈRE

Adieu, j’en suis content.

ASCAGNE

Et moi content, Valère.

FROSINE 540 Il croit trouver en vous l’assistance d’un frère.


SCÈNE III FROSINE, ASCAGNE, MARINETTE, LUCILE. LUCILE

C’en est fait ; c’est ainsi que je puis me venger : Et, si cette action a de quoi l’affliger, C’est toute la douceur que mon cœur s’y propose. Mon frère, vous voyez une métamorphose. 545 Je veux chérir Valère après tant de fierté, Et mes vœux maintenant tournent de son côté.

ASCAGNE

Que dites-vous ? ma sœur ; comment ! courir au change ! Cette inégalité me semble trop étrange.

LUCILE

La vôtre me surprend avec plus de sujet :


550 De vos soins autrefois Valère était l’objet ; Je vous ai vu pour lui m’accuser de caprice, D’aveugle cruauté, d’orgueil, et d’injustice, Et, quand je veux l’aimer, mon dessein vous déplaît, Et je vous vois parler contre son intérêt.

ASCAGNE 555 Je le quitte, ma sœur, pour embrasser le vôtre : Je sais qu’il est rangé dessous les lois d’un autre, Et ce serait un trait honteux à vos appas, Si vous le rappeliez et qu’il ne revînt pas.

LUCILE

Si ce n’est que cela, j’aurai soin de ma gloire ; 560 Et je sais pour son cœur tout ce que j’en dois croire :


Il s’explique à mes yeux intelligiblement. Ainsi, découvrez-lui, sans peur, mon sentiment : Ou, si vous refusez de le faire, ma bouche Lui va faire savoir que son ardeur me touche. 565 Quoi ! mon frère, à ces mots vous restez interdit !

ASCAGNE

Ha ! ma sœur, si sur vous je puis avoir crédit, Si vous êtes sensible aux prières d’un frère, Quittez un tel dessein, et n’ôtez point Valère Aux vœux d’un jeune objet [19] dont l’intérêt m’est cher, 570 Et qui sur ma parole a droit de vous toucher. La pauvre infortunée aime avec violence ; À moi seul de ses feux elle fait confidence, Et je vois dans son cœur de tendres mouvements À dompter la fierté des plus durs sentiments. 575


Oui, vous auriez pitié de l’état de son âme, Connaissant de quel coup vous menacez sa flamme, Et je ressens si bien la douleur qu’elle aura, Que je suis assuré ma sœur, qu’elle en mourra, Si vous lui dérobez l’amant qui peut lui plaire. 580 Éraste est un parti qui doit vous satisfaire ; Et des feux mutuels...

LUCILE

Mon frère, c’est assez :

Je ne sais point pour qui vous vous intéressez ; Mais, de grâce, cessons ce discours, je vous prie, Et me laissez un peu dans quelque rêverie.

ASCAGNE 585


Allez, cruelle sœur, vous me désespérez, Si vous effectuez vos desseins déclarés. SCÈNE IV MARINETTE, LUCILE. MARINETTE

La résolution, Madame, est assez prompte.

LUCILE

Un cœur ne pèse rien alors que l’on l’affronte ; Il court à sa vengeance, et saisit promptement 590 Tout ce qu’il croit servir à son ressentiment. Le traître ! faire voir cette insolence extrême !

MARINETTE

Vous m’en voyez encor toute hors de moi-même ; Et, quoique là-dessus je rumine sans fin,


L’aventure me passe, et j’y perds mon latin. 595 Car enfin, aux transports d’une bonne nouvelle, Jamais cœur ne s’ouvrit d’une façon plus belle : De l’écrit obligeant le sien tout transporté Ne me donnait pas moins que de la déité ; Et cependant jamais, à cet autre message, 600 Fille ne fut traitée avecque tant d’outrage. Je ne sais, pour causer de si grands changements, Ce qui s’est pu passer entre ces courts moments.

LUCILE

Rien ne s’est pu passer dont il faille être en peine, Puisque rien ne le doit défendre de ma haine. 605 Quoi ! tu voudrais chercher hors de sa lâcheté La secrète raison de cette indignité !


Cet écrit malheureux dont mon âme s’accuse Peut-il à son transport souffrir la moindre excuse ?

MARINETTE

En effet ; je comprends que vous avez raison, 610 Et que cette querelle est pure trahison. Nous en tenons [20] , Madame ; et puis prêtons l’oreille Aux bons chiens de pendards qui nous chantent merveille, Qui pour nous accrocher feignent tant de langueur ; Laissons à leurs beaux mots fondre notre rigueur, 615 Rendons-nous à leurs vœux, trop faibles que nous sommes. Foin de notre sottise, et peste soit des hommes.

LUCILE

Hé bien, bien ; qu’il s’en vante, et rie à nos dépens ; Il n’aura pas sujet d’en triompher longtemps ;


Et je lui ferai voir qu’en une âme bien faite 620 Le mépris suit de près la faveur qu’on rejette.

MARINETTE

Au moins en pareil cas, est-ce un bonheur bien doux, Quand on sait qu’on n’a point d’avantage sur vous [21] . Marinette eut bon nez, quoi qu’on en puisse dire, De ne permettre rien un soir qu’on voulait rire. 625 Quelque autre, sous espoir de matrimonion [22] , Aurait ouvert l’oreille à la tentation ; Mais moi, nescio vos [i] .

LUCILE

Que tu dis de folies !


Et choisis mal ton temps pour de telles saillies ! Enfin je suis touchée au cœur sensiblement, 630 Et, si jamais celui de ce perfide amant, Par un coup de bonheur, dont j’aurais tort, je pense, De vouloir à présent concevoir l’espérance, (Car le Ciel a trop pris plaisir à m’affliger [23] , Pour me donner celui de me pouvoir venger), 635 Quand, dis-je, par un sort à mes désirs propice, Il reviendrait m’offrir sa vie en sacrifice, Détester à mes pieds l’action d’aujourd’hui, Je te défends surtout de me parler pour lui. Au contraire, je veux que ton zèle s’exprime 640 À me bien mettre aux yeux la grandeur de son crime, Et même, si mon cœur était pour lui tenté De descendre jamais à quelque lâcheté, Que ton affection me soit alors sévère, Et tienne comme il faut la main à ma colère.


MARINETTE 645 Vraiment, n’ayez point peur, et laissez faire à nous ; J’ai pour le moins autant de colère que vous ; Et je serais plutôt fille toute ma vie, Que mon gros traître aussi me redonnât envie. S’il vient... SCÈNE V MARINETTE, LUCILE, ALBERT. ALBERT

Rentrez, Lucile, et me faites venir 650 Le précepteur, je veux un peu l’entretenir, Et m’informer de lui qui me gouverne Ascagne, S’il sait point quel ennui depuis peu l’accompagne.

(Il continue seul.)


En quel gouffre de soins et de perplexité Nous jette une action faite sans équité ! 655 D’un enfant supposé [24] par mon trop d’avarice, Mon cœur depuis longtemps souffre bien le supplice Et, quand je vois les maux où je me suis plongé, Je voudrais à ce bien n’avoir jamais songé. Tantôt je crains de voir, par la fourbe éventée, 660 Ma famille en opprobre et misère jetée ; Tantôt, pour ce fils-là [25] , qu’il me faut conserver, Je crains cent accidents qui peuvent arriver. S’il advient que dehors quelque affaire m’appelle, J’appréhende au retour cette triste nouvelle, 665 "Las ! vous ne savez pas ? vous l’a-t-on annoncé ? Votre fils a la fièvre, ou jambe, ou bras cassé" : Enfin ,à tous moments, sur quoi que je m’arrête, Cent sortes de chagrins me roulent par la tête.


Ha ! SCÈNE VI ALBERT, MÉTAPHRASTE. MÉTAPHRASTE

Mandatum tuum curo diligenter [26] .

ALBERT

Maître, j’ai voulu...

MÉTAPHRASTE 670 Maître est dit a magister [27] :

C’est comme qui dirait trois fois plus grand.

ALBERT


Je meure,

Si je savais cela. Mais, soit, à la bonne heure. Maître, donc...

MÉTAPHRASTE

Poursuivez.

ALBERT

Je veux poursuivre aussi ;

Mais ne poursuivez point, vous, d’interrompre ainsi. 675 Donc, encore une fois, Maître, c’est la troisième, Mon fils me rend chagrin ; vous savez que je l’aime, Et que soigneusement je l’ai toujours nourri.

MÉTAPHRASTE


Il est vrai : filio non potest præferri Nisi filius [28] .

ALBERT

Maître, en discourant ensemble, 680 Ce jargon n’est pas fort nécessaire, me semble ; Je vous crois grand latin [29] , et grand docteur juré ; Je m’en rapporte à ceux qui m’en ont assuré : Mais, dans un entretien qu’avec vous je destine, N’allez point déployer toute votre doctrine, 685 Faire le pédagogue, et cent mots me cracher, Comme si vous étiez en chaire pour prêcher. Mon père, quoiqu’il eût la tête des meilleures, Ne m’a jamais rien fait apprendre que mes heures, Qui, depuis cinquante ans dites journellement,


690 Ne sont encor pour moi que du haut allemand. Laissez donc en repos votre science auguste, Et que votre langage à mon faible s’ajuste.

MÉTAPHRASTE

Soit.

ALBERT

À mon fils, l’hymen [30] semble lui faire peur,

Et sur quelque parti que je sonde son cœur, 695 Pour un pareil lien il est froid, et recule.

MÉTAPHRASTE

Peut-être a-t-il l’humeur du frère de Marc Tulle,


Dont avec Atticus le même fait sermon [i] , Et comme aussi les Grecs disent "atanaton... [31] "

ALBERT

Mon Dieu, maître éternel, laissez là, je vous prie, 700 Les Grecs, les Albanais, avec l’Esclavonie Et tous ces autres gens dont vous venez parler [32] ; Eux et mon fils n’ont rien ensemble à démêler.

MÉTAPHRASTE

Hé bien donc, votre fils ?

ALBERT

Je ne sais si dans l’âme


Il ne sentirait point une secrète flamme. 705 Quelque chose le trouble, ou je suis fort déçu, Et je l’aperçus hier, sans en être aperçu, Dans un recoin du bois où nul ne se retire.

MÉTAPHRASTE

Dans un lieu reculé du bois, voulez-vous dire ; Un endroit écarté, latine secessus ; 710 Virgile l’a dit : est in secessu locus [i] ...

ALBERT

Comment aurait-il pu l’avoir dit ce Virgile ? Puisque je suis certain que dans ce lieu tranquille Ame du monde enfin n’était lors que nous deux.

MÉTAPHRASTE


Virgile est nommé là comme un auteur fameux 715 D’un terme plus choisi que le mot que vous dites, Et non comme témoin de ce que hier vous vîtes [33] .

ALBERT

Et moi, je vous dis, moi, que je n’ai pas besoin De terme plus choisi, d’auteur ni de témoin, Et qu’il suffit ici de mon seul témoignage.

MÉTAPHRASTE 720 Il faut choisir pourtant les mots mis en usage Par les meilleurs auteurs ; tu vivendo bonos, Comme on dit, scribendo sequare peritos [34] .

ALBERT


Homme ou démon, veux-tu m’entendre sans conteste ?

MÉTAPHRASTE

Quintilien en fait le précepte...

ALBERT

La peste

Soit du causeur !

MÉTAPHRASTE 725 Et dit là-dessus doctement

Un mot, que vous serez bien aise assurément D’entendre.


ALBERT

Je serai le diable qui t’emporte,

Chien d’homme. Oh ! que je suis tenté d’étrange sorte De faire sur ce mufle une application !

MÉTAPHRASTE 730 Mais qui cause, Seigneur, votre inflammation ? Que voulez-vous de moi ?

ALBERT

Je veux que l’on m’écoute,

Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle.

MÉTAPHRASTE


Ha ! Sans doute [35] .

Vous serez satisfait, s’il ne tient qu’à cela. Je me tais.

ALBERT

Vous ferez sagement.

MÉTAPHRASTE

Me voilà

Tout prêt de vous ouïr.

ALBERT

Tant mieux.


MÉTAPHRASTE 735 Que je trépasse,

Si je dis plus mot.

ALBERT

Dieu vous en fasse la grâce.

MÉTAPHRASTE

Vous n’accuserez point mon caquet désormais.

ALBERT

Ainsi soit-il.

MÉTAPHRASTE


Parlez quand vous voudrez.

ALBERT

J’y vais.

MÉTAPHRASTE

Et n’appréhendez plus l’interruption nôtre [36] .

ALBERT

C’est assez dit.

MÉTAPHRASTE 740 Je suis exact plus qu’aucun autre.

ALBERT


Je le crois.

MÉTAPHRASTE

J’ai promis que je ne dirais rien.

ALBERT

Suffit.

MÉTAPHRASTE

Dès à présent je suis muet.

ALBERT

Fort bien.


MÉTAPHRASTE

Parlez : courage ; au moins, je vous donne audience ; Vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence, 745 Je ne desserre pas la bouche seulement.

ALBERT

Le traître !

MÉTAPHRASTE

Mais de grâce, achevez vitement ;

Depuis longtemps j’écoute, il est bien raisonnable Que je parle à mon tour.

ALBERT


Donc, bourreau détestable...

MÉTAPHRASTE

Hé ! bon Dieu ! voulez-vous que j’écoute à jamais ? 750 Partageons le parler, au moins, ou je m’en vais.

ALBERT

Ma patience est bien...

MÉTAPHRASTE

Quoi ? voulez-vous poursuivre ?

Ce n’est pas encor fait ? Per Jovem [37] , je suis ivre.

ALBERT


Je n’ai pas dit...

MÉTAPHRASTE

Encor ? bon Dieu ! que de discours !

Rien n’est-il suffisant d’en arrêter le cours ?

ALBERT

J’enrage.

MÉTAPHRASTE 755 Derechef ? Oh ! l’étrange torture !

Hé ! laissez-moi parler un peu, je vous conjure ; Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas D’un savant qui se tait.


ALBERT, s’en allant.

Parbleu, tu te tairas.

MÉTAPHRASTE [38]

D’où vient fort à propos cette sentence expresse 760 D’un philosophe : "Parle, afin qu’on te connaisse." Doncques, si de parler le pouvoir m’est ôté, Pour moi, j’aime autant perdre aussi l’humanité, Et changer mon essence en celle d’une bête. Me voilà pour huit jours avec un mal de tête. 765 Oh ! Que les grands parleurs sont par moi détestés. Mais quoi ! si les savants ne sont point écoutés, Si l’on veut que toujours ils aient la bouche close, Il faut donc renverser l’ordre de chaque chose ;


Que les poules dans peu dévorent les renards ; 770 Que les jeunes enfants remontrent aux vieillards ; Qu’à poursuivre les loups les agnelets s’ébattent ; Qu’un fou fasse les lois ; que les femmes combattent ; Que par les criminels les juges soient jugés : Et par les écoliers les maîtres fustigés ; 775 Que le malade au sain présente le remède ; Que le lièvre craintif... Miséricorde, à l’aide.

Albert lui vient sonner aux oreilles une cloche de mulet qui le fait fuir. [i] Ici : sur la place publique, lieu habituel de la commedia italienne. [1] On découvre : on a des vues. [2] Le texte de 1663 est corrompu. Nous corrigeons d’après l’édition de 1682. [3] Feindre à : hésiter à. [4] Vers 359-362. Le texte des premières comédies de Molière ne présente pas toujours la parfaite clarté qu’on lui connaît dans les ?uvres ultérieures. Il faut entendre ici : "Vous savez que je suis dans la maison où se passa mon enfance, pour y pouvoir retenir l’héritage que la mort du petit Ascagne laissait échapper ailleurs, Ascagne dont j’ai pris l’identité


par mon déguisement, comme s’il était toujours vivant." [5] Se dispense : s’autorise à. [6] L’édition de 1682 signale que les vers 377 à 380 étaient sautés à la représentation. [7] La supposition fut de son sentiment : elle fut d’avis de vous substituer à son fils mort. [8] L’édition de 1682 signale que les vers 393 à 396 étaient sautés à la représentation. [9] Et comme il le prétend, c’est un mauvais langage : et, de la façon dont il l’envisage, c’est parler pour ne rien dire (puisqu’il veut me faire épouser une jeune fille). [10] Lui dont à la maison : lui à la maison de qui... [11] Je le quitte : j’y renonce. [12] VAR. Je ne pouvais souffrir qu’on rebutât sa flamme. (1682). [13] Par un coup réfléchi : par réflexion (au sens optique du terme), par réverbération. [i] Pour un autre : au XVIIe siècle, le pronom indéfini un autre peut désigner aussi bien une femme qu’un homme (cf. Andromaque, IV, 5 : "[...] Ne souffre qu’à regret qu’un autre t’entretiennne"). [14] Dans ma bouche : à travers mes paroles. [15] VAR. Ho, ho ! les grands talents que votre esprit possède ! (1682). [i] Froide : le mot pouvait se prononcer frède et rimer ainsi avec possède. [16] Puisque vous le faisiez : puisque vous en étiez le sujet.


[17] Quelqu’une : quelque flamme, quelque inclination. [18] VAR. Que vous avez pour moi le même sentiment. (1682). Que vous sentez pour moi le même sentiment. (1666-81). [19] Objet : le mot désigne une femme ou un homme, sans nuance péjorative. [20] Nous en tenons : nous sommes trompés. [21] VAR. Quand on sait qu’on a point d’avantage sur nous. (1682). [22] VAR. Quelque autre, sous l’espoir de matrimonion. (1682). Matrimonion est l’ancienne prononciation populaire, de matrimonium, mariage. [i] Nescio vos : je ne vous connais pas. La formule revient plusieurs fois dans les Évangiles (par exemple, Matthieu 25, 12). [23] VAR. Car le Ciel a trop pris plaisir de m’affliger. (1682). [24] D’un enfant supposé : latinisme. La phrase équivaut à : mon c ?ur souffre depuis longtemps le supplice, le remords né de la substitution d’un enfant à cause de mon avidité... [25] Albert ignore qu’Ascagne est une fille déguisée en garçon. [26] Je m’empresse d’obéir à votre ordre. [27] Dans les éditions postérieures, le mot magister est écrit magis ter, ce qui éclaire la suite de la réplique. [28] La référence à cette règle de droit féodal ("À un fils on ne peut préférer qu’un fils") est ici tout à fait hors de propos. [29] Grand latin : grand latiniste.


[30] L’hymen : le mariage. [i] Vers 696-697 : peut-être a-t-il l’humeur de Quintus Cicéron, le frère de Cicéron (Marcus Tullius Cicero), dont ce dernier s’entretient (fait sermon) avec son correspondant Atticus. Quintus passait pour misogyne et ne s’entendait pas avec sa femme Pomponia, s ?ur d’Atticus. [31] Début d’une nouvelle citation, en grec cette fois : "Immortel..." [32] VAR. Et tous ces autres gens dont vous voulez parler. (1682). [i] Latine, secessus : en latin, secessus. Est in secessu locus... : Il est un endroit écarté... (Énéide, I, v. 159). [33] VAR. Et non comme témoin de ce qu’hier vous vîtes. (1682). [34] Pour vivre, suis les gens de bien... pour écrire, les bons écrivains... (c’est un vers de la Syntaxe de Despautère). [35] Sans doute : assurément, sans aucun doute. [36] VAR. Et n’appréhendez plus d’interruption nôtre (1682). [37] Per Jovem : "Par Jupiter". [38] Ce discours du pédant contient les ornements rhétoriques les plus conventionnels : sentence fabriquée pour les besoins de la cause, répétitions et redondances, liste d’impossibilités, etc.

Acte 3 ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE MASCARILLE


Le Ciel parfois seconde un dessein téméraire, Et l’on sort comme on peut d’une méchante affaire. Pour moi, qu’une imprudence a trop fait discourir, 780 Le remède plus prompt où j’ai su recourir, C’est de pousser ma pointe, et dire en diligence À notre vieux patron toute la manigance. Son fils qui m’embarrasse est un évaporé : L’autre, diable, disant ce que j’ai déclaré, 785 Gare une irruption sur notre friperie [1] : Au moins, avant qu’on puisse échauffer sa furie, Quelque chose de bon nous pourra succéder [2] , Et les vieillards entre eux se pourront accorder. C’est ce qu’on va tenter ; et de la part du nôtre, 790 Sans perdre un seul moment, je m’en vais trouver l’autre. SCÈNE II MASCARILLE, ALBERT.


ALBERT

Qui frappe ?

MASCARILLE

Amis.

ALBERT

Ho ! Ho ! qui te peut amener ?

Mascarille.

MASCARILLE

Je viens, Monsieur, pour vous donner

Le bonjour.


ALBERT

Ha ! vraiment, tu prends beaucoup de peine.

De tout mon cœur, bonjour [3] ...

MASCARILLE

La réplique est soudaine.

Quel homme brusque [4] !

ALBERT

Encor ?

MASCARILLE 795 Vous n’avez pas ouï,


Monsieur.

ALBERT

Ne m’as-tu pas donné le bonjour ?

MASCARILLE

Oui.

ALBERT

Eh bien, bonjour, te dis-je [5] .

MASCARILLE

Oui ; mais je viens encore


Vous saluer au nom du seigneur Polydore.

ALBERT

Ha ! c’est un autre fait. Ton maître t’a chargé De me saluer ?

MASCARILLE

Oui.

ALBERT 800 Je lui suis obligé ;

Va [6] , que je lui souhaite une joie infinie [7] .

MASCARILLE

Cet homme est ennemi de la cérémonie [8] .


Je n’ai pas achevé, Monsieur, son compliment : Il voudrait vous prier d’une chose instamment.

ALBERT 805 Hé bien ! quand il voudra je suis à son service.

MASCARILLE

Attendez, et souffrez qu’en deux mots je finisse. Il souhaite un moment pour vous entretenir D’une affaire importante, et doit ici venir.

ALBERT

Hé ? quelle est-elle encor l’affaire qui l’oblige À me vouloir parler ?

MASCARILLE


810 Un grand secret, vous dis-je,

Qu’il vient de découvrir en ce même moment, Et qui, sans doute [9] , importe à tous deux grandement. Voilà mon ambassade. SCÈNE III ALBERT

Oh ! juste Ciel, je tremble !

Car enfin nous avons peu de commerce ensemble. 815 Quelque tempête va renverser mes desseins, Et ce secret sans doute [10] est celui que je crains. L’espoir de l’intérêt m’a fait quelque infidèle [11] , Et voilà sur ma vie une tache éternelle ; Ma fourbe est découverte. Oh ! que la vérité 820 Se peut cacher longtemps avec difficulté !


Et qu’il eût mieux valu, pour moi, pour mon estime [12] , Suivre les mouvements d’une peur légitime, Par qui je me suis vu tenté plus de vingt fois, De rendre à Polydore un bien que je lui dois, 825 De prévenir l’éclat où ce coup-ci m’expose, Et faire qu’en douceur passât toute la chose. Mais, hélas ! c’en est fait, il n’est plus de saison, Et ce bien par la fraude entré dans ma maison N’en sera point tiré, que dans cette sortie 830 Il n’entraîne du mien la meilleure partie. SCÈNE IV ALBERT, POLYDORE. POLYDORE

S’être ainsi marié sans qu’on en ait su rien ! Puisse cette action se terminer à bien : Je ne sais qu’en attendre, et je crains fort du père


Et la grande richesse, et la juste colère. Mais je l’aperçois seul.

ALBERT 835 Dieu ! Polydore vient [13] !

POLYDORE

Je tremble à l’aborder.

ALBERT

La crainte me retient.

POLYDORE

Par où lui débuter ?

ALBERT


Quel sera mon langage ?

POLYDORE

Son âme est toute émue.

ALBERT

Il change de visage.

POLYDORE

Je vois, Seigneur Albert, au trouble de vos yeux 840 Que vous savez déjà qui [14] m’amène en ces lieux.

ALBERT


Hélas ! oui.

POLYDORE

La nouvelle a droit de vous surprendre,

Et je n’eusse pas cru ce que je viens d’apprendre.

ALBERT

J’en dois rougir de honte, et de confusion.

POLYDORE

Je trouve condamnable une telle action, 845 Et je ne prétends point excuser le coupable.

ALBERT


Dieu fait miséricorde au pécheur misérable.

POLYDORE

C’est ce qui doit par vous être considéré.

ALBERT

Il faut être chrétien.

POLYDORE

Il est très assuré [15] .

ALBERT

Grâce, au nom de Dieu, grâce, ô seigneur Polydore.

POLYDORE


850 Eh ! c’est moi qui de vous présentement l’implore.

ALBERT

Afin de l’obtenir je me jette à genoux.

POLYDORE

Je dois en cet état être plutôt que vous [16] .

ALBERT

Prenez quelque pitié de ma triste aventure.

POLYDORE

Je suis le suppliant dans une telle injure.

ALBERT


855 Vous me fendez le cœur avec cette bonté.

POLYDORE

Vous me rendez confus de tant d’humilité.

ALBERT

Pardon, encore un coup.

POLYDORE

Hélas ! pardon vous-même.

ALBERT

J’ai de cette action une douleur extrême.


POLYDORE

Et moi, j’en suis touché de même au dernier point.

ALBERT 860 J’ose vous convier qu’elle n’éclate point [17] .

POLYDORE

Hélas ! Seigneur Albert, je ne veux autre chose.

ALBERT

Conservons mon honneur.

POLYDORE

Hé ! oui, je m’y dispose.


ALBERT

Quant au bien qu’il faudra, vous-même en résoudrez.

POLYDORE

Je ne veux de vos biens que ce que vous voudrez : 865 De tous ces intérêts je vous ferai le maître, Et je suis trop content si vous le pouvez être.

ALBERT

Ha ! quel homme de Dieu ! quel excès de douceur !

POLYDORE

Quelle douceur, vous-même, après un tel malheur !


ALBERT

Que puissiez-vous avoir toutes choses prospères !

POLYDORE

Le bon Dieu vous maintienne !

ALBERT 870 Embrassons-nous en frères.

POLYDORE

J’y consens de grand cœur, et me réjouis fort Que tout soit terminé par un heureux accord.

ALBERT

J’en rends grâces au Ciel.


POLYDORE

Il ne vous faut rien feindre,

Votre ressentiment me donnait lieu de craindre ; 875 Et Lucile tombée en faute avec mon fils, Comme on vous voit puissant, et de biens, et d’amis...

ALBERT

Heu ? que parlez-vous là de faute, et de Lucile ?

POLYDORE

Soit ; ne commençons point un discours inutile : Je veux bien que mon fils y trempe grandement, 880


Même, si cela fait à votre allégement, J’avouerai qu’à lui seul en est toute la faute ; Que votre fille avait une vertu trop haute, Pour avoir jamais fait ce pas contre l’honneur, Sans l’incitation d’un méchant suborneur ; 885 Que le traître a séduit sa pudeur innocente, Et de votre conduite ainsi détruit l’attente [18] ; Puisque la chose est faite, et que selon mes vœux, Un esprit de douceur nous met d’accord tous deux, Ne ramentevons [i] rien, et réparons l’offense 890 Par la solennité d’une heureuse alliance.

ALBERT

Oh ! Dieu, quelle méprise ! et qu’est-ce qu’il m’apprend ? Je rentre ici d’un trouble en un autre aussi grand : Dans ces divers transports je ne sais que répondre, Et, si je dis un mot, j’ai peur de me confondre.


POLYDORE

À quoi pensez-vous là, Seigneur Albert ?

ALBERT 895 À rien :

Remettons, je vous prie, à tantôt l’entretien : Un mal subit me prend qui veut que je vous laisse. SCÈNE V POLYDORE

Je lis dedans son âme, et vois ce qui le presse. À quoi que sa raison l’eût déjà disposé, 900 Son déplaisir n’est pas encor tout apaisé. L’image de l’affront lui revient, et sa fuite


Tâche à me déguiser le trouble qui l’agite. Je prends part à sa honte, et son deuil m’attendrit. Il faut qu’un peu de temps remette son esprit : 905 La douleur trop contrainte aisément se redouble. Voici mon jeune fou d’où nous vient tout ce trouble. SCÈNE VI POLYDORE, VALÈRE. POLYDORE

Enfin, le beau mignon, vos bons déportements [19] Troubleront les vieux jours d’un père à tous moments. Tous les jours vous ferez de nouvelles merveilles, 910 Et nous n’aurons jamais autre chose aux oreilles.

VALÈRE

Que fais-je tous les jours qui soit si criminel ? En quoi mériter tant le courroux paternel ?


POLYDORE

Je suis un étrange homme, et d’une humeur terrible, D’accuser un enfant si sage et si paisible. 915 Las ! il vit comme un saint, et dedans la maison Du matin jusqu’au soir il est en oraison. Dire qu’il pervertit l’ordre de la nature, Et fait du jour la nuit, oh ! la grande imposture ! Qu’il n’a considéré père, ni parenté 920 En vingt occasions, horrible fausseté ! Que, de fraiche mémoire, un furtif hyménée [20] À la fille d’Albert a joint sa destinée, Sans craindre de la suite un désordre puissant, On le prend pour un autre, et le pauvre innocent 925 Ne sait pas seulement ce que je lui veux dire !


Ha ! chien, que j’ai reçu du ciel pour mon martyre, Te croiras-tu toujours [21] ? et ne pourrai-je pas, Te voir être une fois sage avant mon trépas ?

VALÈRE, seul [22] .

D’où peut venir ce coup ? mon âme embarrassée 930 Ne voit que Mascarille où jeter sa pensée : Il ne sera pas homme à m’en faire un aveu ; Il faur user d’adresse, et me contraindre un peu Dans ce juste courroux. SCÈNE VII MASCARILLE, VALÈRE. VALÈRE

Mascarille, mon père

Que je viens de trouver sait toute notre affaire.


MASCARILLE

Il la sait ?

VALÈRE

Oui.

MASCARILLE 935 D’où, diantre, a-t-il pu la savoir ?

VALÈRE

Je ne sais point sur qui ma conjecture asseoir ; Mais enfin d’un succès [23] cette affaire est suivie Dont j’ai tous les sujets d’avoir l’âme ravie. Il ne m’en a pas dit un mot qui fût fâcheux ; 940


Il excuse ma faute, il approuve mes feux, Et je voudrais savoir qui peut être capable D’avoir pu rendre ainsi son esprit si traitable. Je ne puis t’exprimer l’aise que j’en reçois.

MASCARILLE

Et que me diriez-vous, Monsieur, si c’était moi 945 Qui vous eût procuré [24] cette heureuse fortune ?

VALÈRE

Bon, bon, tu voudrais bien ici m’en donner d’une [25] .

MASCARILLE

C’est moi, vous dis-je, moi, dont le patron le sait [26] , Et qui vous ai produit ce favorable effet.


VALÈRE

Mais, là, sans te railler ?

MASCARILLE

Que le diable m’emporte, 950 Si je fais raillerie, et s’il n’est de la sorte.

VALÈRE [27]

Et qu’il m’entraîne, moi, si tout présentement Tu m’en vas recevoir le juste payement.

MASCARILLE

Ha ! Monsieur, qu’est-ce ci ? Je défends la surprise [28] .


VALÈRE

C’est la fidélité que tu m’avais promise ? 955 Sans ma feinte jamais tu n’eusses avoué Le trait que j’ai bien cru que tu m’avais joué. Traître, de qui la langue à causer trop habile D’un père contre moi vient d’échauffer la bile, Qui me perds tout à fait, il faut sans discourir Que tu meures.

MASCARILLE 960 Tout beau ; mon âme, pour mourir,

N’est pas en bon état. Daignez, je vous conjure, Attendre le succès [29] qu’aura cette aventure. J’ai de fortes raisons qui m’ont fait révéler Un hymen [30] que vous-même aviez peine à celer ; 965


C’était un coup d’État [31] , et vous verrez l’issue Condamner la fureur que vous avez conçue. De quoi vous fâchez-vous ? pourvu que vos souhaits Se trouvent par mes soins pleinement satisfaits, Et voyent mettre à fin la contrainte où vous êtes ?

VALÈRE 970 Et si tous ces discours ne sont que des sornettes ?

MASCARILLE

Toujours serez-vous lors à temps pour me tuer. Mais enfin mes projets pourront s’effectuer. Dieu fera [32] pour les siens, et content dans la suite Vous me remercierez de ma rare conduite.

VALÈRE


Nous verrons. Mais, Lucile...

MASCARILLE 975 Halte ; son père sort. SCÈNE VIII VALÈRE, ALBERT, MASCARILLE. ALBERT

Plus je reviens du trouble où j’ai donné d’abord, Plus je me sens piqué de ce discours étrange, Sur qui ma peur prenait un si dangereux change ;

Car Lucile soutient que c’est une chanson, 980 Et m’a parlé d’un air à m’ôter tout soupçon. Ha ! Monsieur, est-ce vous, de qui l’audace insigne Met en jeu mon honneur, et fait ce conte indigne ?

MASCARILLE


Seigneur Albert, prenez un ton un peu plus doux, Et contre votre gendre ayez moins de courroux.

ALBERT 985 Comment gendre, coquin ? Tu portes bien la mine De pousser les ressorts d’une telle machine, Et d’en avoir été le premier inventeur.

MASCARILLE

Je ne vois ici rien à vous mettre en fureur.

ALBERT

Trouves-tu beau, dis-moi, de diffamer ma fille ? 990 Et faire un tel scandale [33] à toute une famille ?


MASCARILLE

Le voilà prêt de faire en tout vos volontés.

ALBERT

Que voudrais-je, sinon qu’il dît des vérités ? Si quelque intention le pressait pour Lucile, La recherche en pouvait être honnête et civile, 995 Il fallait l’attaquer du côté du devoir, Il fallait de son père implorer le pouvoir, Et non pas recourir à cette lâche feinte, Qui porte à la pudeur une sensible atteinte.

MASCARILLE

Quoi ? Lucile n’est pas sous des liens secrets À mon maître ?


ALBERT 1000 Non, traître, et n’y sera jamais.

MASCARILLE

Tout doux ; et s’il est vrai que ce soit chose faite, Voulez-vous l’approuver cette chaîne secrète ?

ALBERT

Et, s’il est constant, toi, que cela ne soit pas, Veux-tu te voir casser les jambes et les bras ?

VALÈRE 1005 Monsieur, il est aisé de vous faire paraître Qu’il dit vrai.


ALBERT

Bon, voilà l’autre encor, digne maître

D’un semblable valet. Oh ! les menteurs hardis !

MASCARILLE

D’homme d’honneur [i] , il est ainsi que je le dis.

VALÈRE

Quel serait notre but de vous en faire accroire ?

ALBERT 1010 Ils s’entendent tous deux comme larrons en foire.

MASCARILLE


Mais venons à la preuve, et sans nous quereller : Faites sortir Lucile et la laissez parler.

ALBERT

Et si le démenti par elle vous en reste ?

MASCARILLE

Elle n’en fera rien, Monsieur, je vous proteste. 1015 Promettez à leurs vœux votre consentement, Et je veux m’exposer au plus dur châtiment, Si de sa propre bouche elle ne vous confesse, Et la foi qui l’engage, et l’ardeur qui la presse.

ALBERT


Il faut voir cette affaire.

MASCARILLE, à Valère.

Allez, tout ira bien.

ALBERT

Holà, Lucile, un mot.

VALÈRE

Je crains...

MASCARILLE 1020 Ne craignez rien. SCÈNE IX VALÈRE, ALBERT, MASCARILLE, LUCILE. MASCARILLE


Seigneur Albert, au moins, silence [34] . Enfin, Madame, Toute chose conspire au bonheur de votre âme Et Monsieur votre père averti de vos feux Vous laisse votre époux, et confirme vos vœux ; 1025 Pourvu que bannissant toutes craintes frivoles, Deux mots de votre aveu confirment nos paroles.

LUCILE

Que me vient donc conter ce coquin assuré [35] ?

MASCARILLE

Bon, me voilà déjà d’un beau titre honoré.

LUCILE


Sachons un peu, Monsieur, quelle belle saillie [36] 1030 Fait ce conte galant qu’aujourd’hui l’on publie.

VALÈRE

Pardon, charmant objet, un valet a parlé, Et j’ai vu malgré moi notre hymen [37] révélé.

LUCILE

Notre hymen ?

VALÈRE

On sait tout, adorable Lucile,

Et vouloir déguiser est un soin inutile.

LUCILE


1035 Quoi ? l’ardeur de mes feux vous a fait mon époux ?

VALÈRE

C’est un bien qui me doit faire mille jaloux ; Mais j’impute bien moins ce bonheur de ma flamme À l’ardeur de vos feux, qu’aux bontés de votre âme. Je sais que vous avez sujet de vous fâcher ; 1040 Que c’était un secret que vous vouliez cacher, Et j’ai de mes transports forcé la violence, À ne point violer votre expresse défense : Mais...

MASCARILLE

Hé bien, oui, c’est moi ; le grand mal que voilà !


LUCILE

Est-il une imposture égale à celle-là ? 1045 Vous l’osez soutenir en ma présence même, Et pensez m’obtenir par ce beau stratagème ? Oh ! le plaisant amant ! dont la galante ardeur Veut blesser mon honneur au défaut de mon cœur, Et que mon père ému de l’éclat d’un sot conte, 1050 Paye avec mon hymen qui me couvre de honte [p] . Quand tout contribuerait à votre passion, Mon père, les destins, mon inclination, On me verrait combattre en ma juste colère Mon inclination, les destins, et mon père ; 1055 Perdre même le jour avant que de m’unir À qui par ce moyen aurait cru m’obtenir. Allez ; et si mon sexe, avecque bienséance, Se pouvait emporter à quelque violence,


Je vous apprendrais bien à me traiter ainsi.

VALÈRE 1060 C’en est fait, son courroux ne peut être adouci.

MASCARILLE

Laissez-moi lui parler. Eh ! Madame, de grâce, À quoi bon maintenant toute cette grimace ? Quelle est votre pensée ? et quel bourru transport Contre vos propres vœux vous fait raidir si fort ? 1065 Si Monsieur votre père était homme farouche, Passe : mais il permet que la raison le touche, Et lui-même m’a dit qu’une confession Vous va tout obtenir de son affection. Vous sentez, je crois bien, quelque petite honte 1070


À faire un libre aveu de l’amour qui vous dompte : Mais s’il vous a fait perdre un peu de liberté, Par un bon mariage on voit tout rajusté ; Et, quoi que l’on reproche au feu qui vous consomme, Le mal n’est pas si grand que de tuer un homme. 1075 On sait que la chair est fragile quelquefois, Et qu’une fille enfin n’est ni caillou ni bois. Vous n’avez pas été sans doute [38] la première, Et vous ne serez pas, que je crois, la dernière.

LUCILE

Quoi ? vous pouvez ouïr ces discours effrontés : 1080 Et vous ne dites mot à ces indignités ?

ALBERT

Que veux-tu que je die ? Une telle aventure


Me met tout hors de moi.

MASCARILLE

Madame, je vous jure,

Que déjà vous devriez [39] avoir tout confessé.

LUCILE

Et quoi donc confesser ?

MASCARILLE

Quoi ? ce qui s’est passé 1085 Entre mon maître et vous ; la belle raillerie !

LUCILE


Et que s’est-il passé, monstre d’effronterie, Entre ton maître et moi ?

MASCARILLE

Vous devez, que je croi,

En savoir un peu plus de nouvelles que moi, Et pour vous cette nuit fut trop douce, pour croire 1090 Que vous puissiez si vite en perdre la mémoire.

LUCILE

C’est trop souffrir, mon père, un impudent valet [40] . SCÈNE X VALÈRE, MASCARILLE, ALBERT. MASCARILLE


Je crois qu’elle me vient de donner un soufflet.

ALBERT

Va, coquin, scélérat, sa main vient sur ta joue, De faire une action dont son père la loue.

MASCARILLE 1095 Et, nonobstant cela, qu’un diable en cet instant M’emporte, si j’ai dit rien que de très constant [41] .

ALBERT

Et nonobstant cela qu’on me coupe une oreille, Si tu portes, fort loin une audace pareille.

MASCARILLE


Voulez-vous deux témoins qui me justifieront ?

ALBERT 1100 Veux-tu deux de mes gens qui te bâtonneront ?

MASCARILLE

Leur rapport doit au mien donner toute créance.

ALBERT

Leurs bras peuvent du mien réparer l’impuissance.

MASCARILLE

Je vous dis que Lucile agit par honte ainsi.

ALBERT


Je te dis que j’aurai raison de tout ceci.

MASCARILLE 1105 Connaissez-vous Ormin ce gros notaire habile ?

ALBERT

Connais-tu bien Grimpant le bourreau de la ville ?

MASCARILLE

Et Simon le tailleur jadis si recherché ?

ALBERT

Et la potence mise au milieu du marché ?

MASCARILLE


Vous verrez confirmer par eux cet hyménée.

ALBERT 1110 Tu verras achever par eux ta destinée.

MASCARILLE

Ce sont eux qu’ils ont pris pour témoins de leur foi.

ALBERT

Ce sont eux qui dans peu me vengeront de toi.

MASCARILLE

Et ces yeux [42] les ont vus s’entre-donner parole.

ALBERT


Et ces yeux te verront faire la capriole.

MASCARILLE 1115 Et, pour signe, Lucile avait un voile noir.

ALBERT

Et, pour signe, ton front nous le fait assez voir [43] .

MASCARILLE

Oh ! l’obstiné vieillard !

ALBERT

Oh ! le fourbe damnable !


Va, rends grâce à mes ans qui me font incapable De punir sur-le-champ l’affront que tu me fais ; 1120 Tu n’en perds que l’attente, et je te le promets. SCÈNE XI VALÈRE, MASCARILLE. VALÈRE

Hé bien ! ce beau succès que tu devais produire...

MASCARILLE

J’entends à demi-mot ce que vous voulez dire ; Tout s’arme contre moi ; pour moi de tous côtés Je vois coups de bâton, et gibets apprêtés : 1125 Aussi, pour être en paix dans ce désordre extrême, Je me vais d’un rocher précipiter moi-même, Si dans le désespoir dont mon cœur est outré, Je puis en rencontrer d’assez haut à mon gré.


Adieu, Monsieur.

VALÈRE

Non, non ; ta fuite est superflue : 1130 Si tu meurs, je prétends que ce soit à ma vue.

MASCARILLE

Je ne saurais mourir quand je suis regardé, Et mon trépas ainsi se verrait retardé.

VALÈRE

Suis-moi, traître, suis-moi ; mon amour en furie Te fera voir si c’est matière à raillerie.

MASCARILLE


1135 Malheureux Mascarille ! a quels maux aujourd’hui Te vois-tu condamné pour le péché d’autrui ! [1] Vers 784-785 : si l’autre, par malheur, dit ce que j’ai déclaré, gare aux coups de bâton sur votre dos ! [2] Succéder : arriver [3] VAR. Il s’en va. (1682). [4] VAR. Il heurte. (1682). [5] VAR. Il s’en va, Mascarille l’arrête. (1682). [6] Va, que... : va, dis-lui que... [7] VAR. Il s’en va. (1682). [8] VAR. (Il heurte.) (1682). [9] Sans doute : assurément, sans aucun doute. [10] Sans doute : assurément, sans aucun doute. [11] Vers 817 : l’espoir du gain a poussé quelqu’un de mon entourage à me trahir. [12] Pour mon estime : pour l’estime que l’on a de moi. [13] VAR. Ciel ! Polydore vient ! (1682). [14] Qui (au neutre) : ce qui. [15] Il est très assuré : cela est tout à fait certain. [16] Les deux vieillards sont donc à genoux l’un devant l’autre.


[17] VAR. J’ose vous conjurer qu’elle n’éclate point. (1682). [18] Et de votre conduite ainsi détruit l’attente : et a ainsi détruit les espoirs que vous aviez mis dans la bonne éducation de votre fille. [i] Ramentevons : impératif de ramentevoir, rappeler le souvenir de (verbe archaïque). [19] VAR. Enfin, le beau mignon, vos beaux déportements. (1682). Vers 1660 déportements au pluriel est synonyme de "conduite", en bonne part ou en mauvaise part, mais il tend à devenir péjoratif. [20] Hyménée : mariage. [21] Te croiras-tu toujours : n’en feras-tu toujours qu’à ta tête ? [22] VAR. VALÈRE, seul et rêvant (1682). Rêver a ici le sens de réfléchir. [23] Succès : issue, bonne ou mauvaise. [24] Si c’était moi qui vous eût procuré : on attendait plutôt le verbe de la relative à la première personne. Mais il s’agit ici d’une affirmation très atténuée qui équivaut à peu près à : "Que diriez-vous si c’était moi l’homme qui vous a procuré...". [25] M’en donner d’une : me tromper. [26] C’est moi... dont le patron le sait : tour normal au XVIIe siècle ; nous dirions aujourd’hui : "c’est de moi que votre père le sait". [27] VAR. VALÈRE, mettant l’épée à la main. (1682) [28] Je défends la surprise : j’interdis la surprise, je proteste contre la surprise, qui ne me permet pas de me justifier.


[29] Le succès : le résultat (bon ou mauvais). [30] Hymen : mariage. [31] Un coup d’État : un acte où il en va des intérêts de tout l’État ; décision d’une exceptionnelle gravité. [32] Fera : agira. [33] Un tel scandale : un tel affront. [i] D’homme d’honneur : abréviation de "foi d’homme d’honneur" (on dirait aussi simplement : d’honneur). [34] VAR. Seigneur Albert, silence, au moins. (1682). [35] Assuré : déterminé, impudent. [36] Saillie : emportement, impétuosité d’esprit. [37] Hymen : mariage. [p] Vers 1047-1050 : on peut les entendre de deux façons, selon que l’on fait du que du vers 1049 un pronom relatif symétrique de dont ou une conjonction de subordination introduisant une proposition complétive complément de veut. On obtient les deux sens suivants : 1/ Oh ! le plaisant amoureux dont la galante ardeur veut blesser mon honneur, faute d’avoir pu toucher mon c ?ur, et que mon père, épouvanté par le scandale d’un conte à dormir debout, paye en me mariant à lui, ce qui me couvre de honte ! 2/ Oh ! le plaisant amoureux dont la galante ardeur... et [qui veut] que mon père... paye en me mariant à lui qui me couvre de honte ! [38] Sans doute : assurément, sans aucun doute. [39] Devriez : deux syllabes.


[40] VAR. En donnant un soufflet. (1682). [41] Constant : avéré. [42] Ces yeux : mes propres yeux. [43] Le fait assez voir : que tu seras pendu.

Acte 4 ACTE IV, SCÈNE PREMIÈRE ASCAGNE, FROSINE. FROSINE

L’aventure est fâcheuse.

ASCAGNE

Ah ! ma chère Frosine,

Le sort absolument a conclu ma ruine : Cette affaire venue au point où la voilà 1140 N’est pas assurémént pour en demeurer là [1] ;


Il faut qu’elle passe outre ; et Lucile et Valère, Surpris des nouveautés d’un semblable mystère Voudront chercher un jour dans ces obscurités, Par qui [2] tous mes projets se verront avortés. 1145 Car, enfin, soit qu’Albert ait part au stratagème, Ou qu’avec tout le monde on l’ait trompé lui-même ; S’il arrive une fois que mon sort éclairci Mette ailleurs tout le bien dont le sien a grossi, Jugez s’il aura lieu de souffrir ma présence : 1150 Son intérêt détruit me laisse à ma naissance [3] ; C’est fait de sa tendresse, et, quelque sentiment Où pour ma fourbe alors pût être mon amant, Voudra-t-il avouer pour épouse une fille Qu’il verra sans appui de biens et de famille ?

FROSINE 1155


Je trouve que c’est là raisonné comme il faut : Mais ces réflexions devaient venir plus tôt. Qui vous a jusqu’ici caché cette lumière ? Il ne fallait pas être une grande sorcière, Pour voir, dès le moment de vos desseins pour lui, 1160 Tout ce que votre esprit ne voit que d’aujourd’hui. L’action le disait ; et dès que je l’ai sue, Je n’en ai prévu guère une meilleure issue.

ASCAGNE

Que dois-je faire enfin ? Mon trouble est sans pareil : Mettez-vous en ma place, et me donnez conseil.

FROSINE 1165 Ce doit être à vous-même, en prenant votre place [4] , À me donner conseil dessus cette disgrâce : Car je suis maintenant vous, et vous êtes moi ;


Conseillez-moi, Frosine, au point où je me voi, Quel remède trouver ? Dites, je vous en prie.

ASCAGNE 1170 Hélas ! ne traitez point ceci de raillerie ; C’est prendre peu de part à mes cuisants ennuis, Que de rire et de voir les termes où j’en suis [5] .

FROSINE

Non vraiment, tout de bon ; votre ennui m’est sensible [6] , Et pour vous en tirer je ferais mon possible. 1175 Mais, que puis-je après tout ? Je vois fort peu de jour À tourner cette affaire au gré de votre amour.

ASCAGNE


Si rien ne peut m’aider, il faut donc que je meure.

FROSINE

Ha ! pour cela toujours il est assez bonne heure ; La mort est un remède à trouver quand on veut, 1180 Et l’on s’en doit servir le plus tard que l’on peut.

ASCAGNE

Non, non, Frosine, non ; si vos conseils propices Ne conduisent mon sort parmi ces précipices, Je m’abandonne toute aux traits du désespoir.

FROSINE

Savez-vous ma pensée ? Il faut que j’aille voir 1185 La [7] ... Mais Éraste vient qui pourrait nous distraire,


Nous pourrons en marchant parler de cette affaire ; Allons, retirons-nous. SCÈNE II ÉRASTE, GROS-RENÉ. ÉRASTE

Encore rebuté ?

GROS-RENÉ

Jamais ambassadeur ne fut moins écouté : À peine ai-je voulu lui porter la nouvelle 1190 Du moment d’entretien que vous souhaitiez d’elle, Qu’elle m’a répondu tenant son quant-à-moi [8] : "Va, va ; je fais état de lui, comme de toi : Dis-lui qu’il se promène" ; et sur ce beau langage, Pour suivre son chemin m’a tourné le visage : 1195


Et Marinette aussi, d’un dédaigneux museau, Lâchant un "laisse-nous, beau valet de carreau [9] ", M’a planté là comme elle, et mon sort et le vôtre N’ont rien à se pouvoir reprocher l’un à l’autre.

ÉRASTE

L’ingrate ! recevoir avec tant de fierté 1200 Le prompt retour d’un cœur justement emporté ! Quoi ! le premier transport d’un amour qu’on abuse Sous tant de vraisemblance est indigne d’excuse ? Et ma plus vive ardeur en ce moment fatal Devait être insensible au bonheur d’un rival ? 1205 Tout autre n’eût pas fait même chose en ma place ? Et se fût moins laissé surprendre à tant d’audace ? De mes justes soupçons suis-je sorti trop tard ? Je n’ai point attendu de serments de sa part, Et, lorsque tout le monde encor ne sait qu’en croire,


1210 Ce cœur impatient lui rend toute sa gloire, Il cherche à s’excuser, et le sien voit si peu Dans ce profond respect la grandeur de mon feu ? Loin d’assurer une âme, et lui fournir des armes, Contre ce qu’un rival lui veut donner d’alarmes, 1215 L’ingrate m’abandonne à mon jaloux transport, Et rejette de moi, message, écrit, abord [10] ! Ha ! sans doute [11] , un amour a peu de violence, Qu’est capable d’éteindre une si faible offense, Et ce dépit si prompt à s’armer de rigueur, 1220 Découvre assez pour moi tout le fond de son cœur, Et de quel prix doit être à présent à mon âme Tout ce dont son caprice a pu flatter ma flamme. Non je ne prétends plus demeurer engagé Pour un cœur, où je vois le peu de part que j’ai ; 1225


Et, puisque l’on témoigne une froideur extrême À conserver les gens, je veux faire de même.

GROS-RENÉ

Et moi de même aussi : soyons tous deux fâchés, Et mettons notre amour au rang des vieux péchés [12] : Il faut apprendre à vivre à ce sexe volage, 1230 Et lui faire sentir que l’on a du courage. Qui souffre ses mépris les veut bien recevoir. Si nous avions l’esprit de nous faire valoir, Les femmes n’auraient pas la parole si haute. Oh ! qu’elles nous sont bien fières par notre faute ! 1235 Je veux être pendu, si nous ne les verrions Sauter à notre cou plus que nous ne voudrions [13] , Sans tous ces vils devoirs, dont la plupart des hommes Les gâtent tous les jours dans le siècle où nous sommes.


ÉRASTE

Pour moi, sur toutes choses, un mépris me surprend ; 1240 Et, pour punir le sien par un autre aussi grand, Je veux mettre en mon cœur une nouvelle flamme.

GROS-RENÉ

Et moi, je ne veux plus m’embarrasser de femme ; À toutes je renonce, et crois, en bonne foi, Que vous feriez fort bien de faire comme moi. 1245 Car, voyez-vous ? la femme est, comme on dit, mon maître, Un certain animal difficile à connaître, Et de qui la nature est fort encline au mal : Et comme un animal est toujours animal, Et ne sera jamais qu’animal, quand sa vie 1250


Durerait cent mille ans ; aussi, sans repartie, La femme est toujours femme, et jamais ne sera Que femme, tant qu’entier le monde durera ; D’où vient qu’un certain Grec dit, que sa tête passe Pour un sable mouvant : car, goûtez bien, de grâce, 1255 Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts : Ainsi que la tête est comme le chef du corps, Et que le corps sans chef est pire qu’une bête ; Si le chef n’est pas bien d’accord avec la tête, Que tout ne soit pas bien réglé par le compas, 1260 Nous voyons arriver de certains embarras ; La partie brutale [14] alors veut prendre empire Dessus la sensitive, et l’on voit que l’un tire À dia, l’autre à hurhaut [i] ; l’un demande du mou, L’autre du dur ; enfin tout va sans savoir où : 1265 Pour montrer qu’ici-bas, ainsi qu’on l’interprète, La tête d’une femme est comme la girouette [15]


Au haut d’une maison, qui tourne au premier vent [16] . C’est pourquoi, le cousin Aristote [17] souvent La compare à la mer ; d’où vient qu’on dit qu’au monde 1270 On ne peut rien trouver de si stable que l’onde. Or, par comparaison [18] ; car la comparaison Nous fait distinctement comprendre une raison ; Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d’étude, Une comparaison qu’une similitude. 1275 Par comparaison donc, mon maître, s’il vous plaît, Comme on voit que la mer, quand l’orage s’accroît [i] , Vient à se courroucer, le vent souffle, et ravage, Les flots contre les flots font un remue-ménage Horrible, et le vaisseau, malgré le nautonier, 1280 Va tantôt à la cave, et tantôt au grenier ; Ainsi, quand une femme a sa tête fantasque, On voit une tempête en forme de bourrasque,


Qui veut compétiter [i] par de certains... propos ; Et lors un... certain vent, qui par... de certains flots 1285 De... certaine façon, ainsi qu’un banc de sable... Quand... les femmes enfin ne valent pas le diable.

ÉRASTE

C’est fort bien raisonner.

GROS-RENÉ

Assez bien, Dieu merci :

Mais je les vois, Monsieur, qui passent par ici. Tenez-vous ferme au moins.

ÉRASTE

Ne te mets pas en peine.


GROS-RENÉ 1290 J’ai bien peur que ses yeux resserrent votre chaîne. SCÈNE III ÉRASTE, LUCILE, MARINETTE, GROS-RENÉ. MARINETTE

Je l’aperçois encor ; mais ne vous rendez point.

LUCILE

Ne me soupçonne pas d’être faible à ce point.

MARINETTE

Il vient à nous.

ÉRASTE


Non, non ; ne croyez pas, Madame,

Que je revienne encor vous parler de ma flamme, 1295 C’en est fait ; je me veux guérir, et connais bien Ce que de votre cœur a possédé le mien. Un courroux si constant pour l’ombre d’une offense M’a trop bien éclairé de votre indifférence [19] , Et je dois vous montrer que les traits du mépris 1300 Sont sensibles surtout aux généreux esprits. Je l’avouerai, mes yeux observaient dans les vôtres Des charmes qu’ils n’ont point trouvés dans tous les autres, Et le ravissement où j’étais de mes fers, Les aurait préférés à des sceptres offerts : 1305 Oui, mon amour pour vous, sans doute [20] , était extrême, Je vivais tout en vous ; et je l’avouerai même, Peut-être qu’après tout j’aurai, quoiqu’outragé,


Assez de peine encore à m’en voir dégagé : Possible, que malgré la cure qu’elle essaie, 1310 Mon âme saignera longtemps de cette plaie, Et qu’affranchi d’un joug qui faisait tout mon bien, Il faudra se résoudre à n’aimer jamais rien [21] . Mais, enfin, il n’importe ; et puisque votre haine Chasse un cœur tant de fois que l’amour vous ramène, 1315 C’est la dernière ici des importunités Que vous aurez jamais de mes vœux rebutés.

LUCILE

Vous pouvez faire aux miens la grâce toute entière, Monsieur, et m’épargner encor cette dernière.

ÉRASTE


Hé bien, Madame, hé bien, ils seront satisfaits : 1320 Je romps avecque vous, et j’y romps pour jamais, Puisque vous le voulez ; que je perde la vie Lorsque de vous parler je reprendrai l’envie.

LUCILE

Tant mieux ; c’est m’obliger.

ÉRASTE

Non, non ; n’ayez pas peur

Que je fausse parole [22] , eussé-je un faible cœur 1325 Jusques à n’en pouvoir effacer votre image, Croyez que vous n’aurez jamais cet avantage, De me voir revenir.


LUCILE

Ce serait bien en vain.

ÉRASTE

Moi-même, de cent coups je percerais mon sein, Si j’avais jamais fait cette bassesse insigne, 1330 De vous revoir, après ce traitement indigne.

LUCILE

Soit ; n’en parlons donc plus [23] .

ÉRASTE

Oui, oui, n’en parlons plus :


Et, pour trancher ici tous propos superflus, Et vous donner, ingrate, une preuve certaine, Que je veux sans retour sortir de votre chaîne, 1335 Je ne veux rien garder, qui puisse retracer Ce que de mon esprit il me faut effacer. Voici votre portrait, il présente à la vue Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue [24] , Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands, 1340 Et c’est un imposteur enfin que je vous rends.

GROS-RENÉ

Bon.

LUCILE

Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre,


Voilà le diamant que vous m’aviez fait prendre.

MARINETTE

Fort bien.

ÉRASTE

Il est à vous encor ce bracelet [25] .

LUCILE

Et cette agate à vous, qu’on fit mettre en cachet.

ÉRASTE lit. 1345 "Vous m’aimez d’une amour extrême, Éraste ; et de mon cœur voulez être éclairci : Si je n’aime Éraste de même,


Au moins, aimé-je fort qu’Éraste m’aime ainsi". (Éraste continue.) Vous m’assuriez par là d’agréer mon service ? 1350 C’est une fausseté digne de ce supplice [26] .

LUCILE lit.

"J’ignore le destin de mon amour ardente, Et jusqu’à quand je souffrirai : Mais je sais, ô beauté charmante, Que toujours je vous aimerai. (Elle continue.) 1355 Voilà qui m’assurait à jamais de vos feux ? Et la main, et la lettre, ont menti toutes deux [27] .

GROS-RENÉ

Poussez.


ÉRASTE

Elle est de vous ? suffit ; même fortune [28] .

MARINETTE

Ferme.

LUCILE

J’aurais regret d’en épargner aucune [29] .

GROS-RENÉ [30]

N’ayez pas le dernier.

MARINETTE


Tenez bon jusqu’au bout.

LUCILE

Enfin, voilà le reste.

ÉRASTE 1360 Et, grâce au Ciel, c’est tout.

Que sois-je exterminé, si je ne tiens parole.

LUCILE

Me confonde le Ciel, si la mienne est frivole.

ÉRASTE

Adieu donc.


LUCILE

Adieu donc.

MARINETTE

Voilà qui va des mieux.

GROS-RENÉ

Vous triomphez.

MARINETTE

Allons, ôtez-vous de ses yeux.

GROS-RENÉ 1365 Retirez-vous, après cet effort de courage.


MARINETTE

Qu’attendez-vous encor ?

GROS-RENÉ

Que faut-il davantage ?

ÉRASTE

Ha ! Lucile, Lucile, un cœur comme le mien Se fera regretter, et je le sais fort bien.

LUCILE

Éraste, Éraste, un cœur fait comme est fait le vôtre, 1370 Se peut facilement réparer par un autre.


ÉRASTE

Non, non, cherchez partout, vous n’en aurez jamais De si passionné pour vous, je vous promets. Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie ; J’aurais tort d’en former encore quelque envie, 1375 Mes plus ardents respects n’ont pu vous obliger, Vous avez voulu rompre : il n’y faut plus songer : Mais personne après moi, quoi qu’on vous fasse entendre, N’aura jamais pour vous de passion si tendre.

LUCILE

Quand on aime les gens, on les traite autrement ; 1380 On fait de leur personne un meilleur jugement.

ÉRASTE


Quand on aime les gens, on peut de jalousie, Sur beaucoup d’apparence, avoir l’âme saisie : Mais alors qu’on les aime, on ne peut en effet Se résoudre à les perdre, et vous vous l’avez fait.

LUCILE 1385 La pure jalousie est plus respectueuse.

ÉRASTE

On voit d’un œil plus doux une offense amoureuse.

LUCILE

Non, votre cœur, Éraste, était mal enflammé.

ÉRASTE


Non, Lucile, jamais vous ne m’avez aimé.

LUCILE

Eh ! je crois que cela faiblement vous soucie : 1390 Peut-être en serait-il beaucoup mieux pour ma vie, Si je... Mais laissons là ces discours superflus : Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus.

ÉRASTE

Pourquoi ?

LUCILE

Par la raison que nous rompons ensemble,

Et que cela n’est plus de saison ce me semble.


ÉRASTE

Nous rompons ?

LUCILE 1395 Oui, vraiment : quoi ? n’en est-ce pas fait ?

ÉRASTE

Et vous voyez cela d’un esprit satisfait ?

LUCILE

Comme vous.

ÉRASTE

Comme moi !


LUCILE

Sans doute [31] c’est faiblesse,

De faire voir aux gens que leur perte nous blesse.

ÉRASTE

Mais, cruelle, c’est vous qui l’avez bien voulu.

LUCILE 1400 Moi ? point du tout ; c’est vous qui l’avez résolu.

ÉRASTE

Moi ? je vous ai cru là faire un plaisir extrême.


LUCILE

Point, vous avez voulu vous contenter vous-même.

ÉRASTE

Mais si mon cœur encor revoulait sa prison ? Si, tout fâché qu’il est, il demandait pardon ?...

LUCILE 1405 Non, non, n’en faites rien ma faiblesse est trop grande, J’aurais peur d’accorder trop tôt votre demande.

ÉRASTE

Ha ! vous ne pouvez pas trop tôt me l’accorder, Ni moi sur cette peur trop tôt le demander ; Consentez-y, Madame, une flamme si belle, 1410


Doit pour votre intérêt demeurer immortelle. Je le demande enfin : me l’accorderez-vous, Ce pardon obligeant ?

LUCILE

Remenez-moi chez nous. SCÈNE IV MARINETTE, GROS-RENÉ. MARINETTE

Oh ! la lâche personne !

GROS-RENÉ

Ha ! le faible courage !

MARINETTE


J’en rougis de dépit.

GROS-RENÉ

J’en suis gonflé de rage : 1415 Ne t’imagine pas que je me rende ainsi.

MARINETTE

Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi.

GROS-RENÉ

Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère.

MARINETTE

Tu nous prends pour une autre [32] ; et tu n’as pas affaire À ma sotte maîtresse. Ardez [33] le beau museau !


1420 Pour nous donner envie encore de sa peau : Moi, j’aurais de l’amour pour ta chienne de face ? Moi, je te chercherais ? Ma foi, l’on t’en fricasse Des filles comme nous.

GROS-RENÉ

Oui ? tu le prends par là ?

Tiens, tiens, sans y chercher tant de façons, voilà 1425 Ton beau galand de neige, avec ta nompareille [34] : Il n’aura plus l’honneur d’être sur mon oreille.

MARINETTE

Et toi, pour te montrer que tu m’es à mépris, Voilà ton demi-cent d’épingles de Paris [35] ,


Que tu me donnas hier avec tant de fanfare [36] .

GROS-RENÉ 1430 Tiens encor ton couteau ; la pièce est riche et rare : Il te coûta six blancs [37] lorsque tu m’en fis don.

MARINETTE

Tiens tes ciseaux, avec ta chaîne de laiton.

GROS-RENÉ

J’oubliais d’avant-hier ton morceau de fromage ; Tiens : je voudrais pouvoir rejeter le potage 1435 Que tu me fis manger, pour n’avoir rien à toi [38] .

MARINETTE


Je n’ai point maintenant de tes lettres sur moi ; Mais j’en ferai du feu jusques à la dernière.

GROS-RENÉ

Et des tiennes tu sais ce que j’en saurai faire ?

MARINETTE

Prends garde à ne venir jamais me reprier.

GROS-RENÉ 1440 Pour couper tout chemin à nous rapatrier, Il faut rompre la paille ; une paille rompue [i] Rend, entre gens d’honneur, une affaire conclue ; Ne fais point les doux yeux ; je veux être fâché.

MARINETTE


Ne me lorgne point, toi : j’ai l’esprit trop touché.

GROS-RENÉ 1445 Romps ; voilà le moyen de ne s’en plus dédire : Romps ; tu ris bonne bête !

MARINETTE

Oui, car tu me fais rire.

GROS-RENÉ

La peste soit ton ris ; voilà tout mon courroux Déjà dulcifié [i] : qu’en dis-tu ? romprons-nous, Ou ne romprons-nous pas ?

MARINETTE


Vois.

GROS-RENÉ

Vois, toi.

MARINETTE

Vois, toi-même.

GROS-RENÉ 1450 Est-ce que tu consens que jamais je ne t’aime ?

MARINETTE

Moi ? ce que tu voudras.

GROS-RENÉ


Ce que tu voudras, toi :

Dis.

MARINETTE

Je ne dirai rien.

GROS-RENÉ

Ni moi non plus.

MARINETTE

Ni moi.

GROS-RENÉ

Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace ;


Touche, je te pardonne.

MARINETTE

Et moi, je te fais grâce.

GROS-RENÉ 1455 Mon Dieu ! qu’à tes appas je suis acoquiné !

MARINETTE

Que Marinette est sotte après son Gros-René ! [1] VAR. N’est pas absolument pour en demeurer là. (1682). [2] Par qui : par lequel (jour) ; Lucile et Valère voudront avoir le fin mot de l’énigme, et cela dissipera en fumée les projets d’Ascagne, alias Dorothée. [3] Vers 1150 : quand il n’aura plus d’intérêt à me reconnaître pour ce que je ne suis pas, je serai réduite à ma véritable identité. [4] En prenant votre place : du moment que je prends votre place. [5] L’édition de 1682 signale que les vers 1165 à 1172 étaient sautés à la


représentation. [6] VAR. Ascagne, tout de bon, votre ennui m’est sensible. (1682). [7] La... : C’est Ignès la bouquetière que Frosine va voir, et grâce à qui elle dénouera toute la situation. (voir V, 4 et le récit des vers 1584 et suivants). [8] Tenir son quant-à-moi : c’est prendre un air réservé, fier, et répondre avec froideur et circonspection à ce qu’on vous dit. [9] Beau valet de carreau : "on dit pour mépriser quelqu’un que c’est un valet de carreau" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [10] Abord : accès, entrevue. [11] Sans doute : assurément, sans aucun doute. [12] Vers 1228 : manière amusante de dire : n’y pensons plus. [13] Voudrions : deux syllabes. [14] À en croire le dictionnaire de Furetière (1690), la partie brutale : est l’âme que possèdent les plantes ; les bêtes possèdent une âme sensitive ; l’homme seul possède l’âme raisonnable. [i] Dia est le cri des charretiers quand ils veulent faire aller leurs chevaux à gauche, hurhaut, huhaut ou huc, quand ils veulent les faire tourner à droite. [15] VAR. La tête d’une femme est comme une girouette. (1682). [16] L’édition de 1682 signale que les vers 1247 à 1267 étaient sautés à la représentation. [17] Le cousin Aristote : formule de familiarité qui d’habitude s’employait pour un voisin. [18] À partir d’ici, Gros-René se laisse emporter par son désir de faire le savant, et il donne dans le galimatias ou la fatrasie pure et simple.


[i] S’accroît se prononçait s’accraît encore au XVIIIe siècle. [i] Compétiter : mot forgé sur compétiteur, néologisme burlesque. [19] VAR. M’a trop bien éclairci de votre indifférence. (1682). [20] Sans doute : assurément, sans aucun doute. [21] VAR. Il faudra me résoudre à n’aimer jamais rien. (1682). [22] Fausser parole : manquer à sa parole. [23] VAR. Soit donc, n’en parlons plus. (1682). [24] VAR. Cent charmes éclatants dont vous êtes pourvue. (1682). [25] Les amants tiennent à grande faveur d’avoir des bracelets de cheveux de leur maîtressse (Dictionnaire de Furetière, 1690). [26] VAR. Il déchire la lettre. (1734). [27] VAR. Elle déchire la lettre. (1734). [28] Éraste déchire donc une autre lettre. [29] Marinette de même déchire d’autres lettres. [30] "En parlant de certains jeux de mains, on dit ne vouloir jamais avoir le dernierpour dire : ne vouloir pas souffrir d’être touché le dernier. En parlant aussi d’un homme qui veut toujours répliquer dans une dispute, on dit que c’est un homme qui ne veut jamais avoir le dernier." (Dictionnaire de l’Académie, 1762). [31] Sans doute : assurément, sans aucun doute. [32] Le texte porte : Tu nous prend pour un autre. Nous corrigeons d’après 1682.


[33] Ardez : abréviation populaire pour regardez. [34] Un galand était un n ?ud de ruban ou de dentelle qui ornait les habits ou la tête ; la neige était une dentelle de peu de valeur ; quant à la nonpareille, c’était "une sorte de ruban fort étroit" (Dictionnaire de l’Académie, 1694). [35] VAR. Voilà ton demi-cent d’aiguilles de Paris. (1682). [36] Fanfare : pompe, fracas, vantardise. [37] Un blanc : petite monnaie valant cinq deniers. [38] VAR. Que tu me fis manger, pour n’avoir rien de toi. (1682). [i] Rompre la paille ou le fétu avec quelqu’un est une expression proverbiale qui signifiait rompre une amitié. [i] Dulcifié : le mot dulcifier était un terme technique de la langue des apothicaires, mais il semble bien être ici un peu néologisme burlesque (cf. Scarron, Don Japhet d’Arménie, vers 1004).

Acte 5 ACTE V, SCÈNE PREMIÈRE MASCARILLE

"Dès que l’obscurité régnera dans la ville, Je me veux introduire au logis de Lucile :


Va vite de ce pas préparer pour tantôt, 1460 Et la lanterne sourde, et les armes qu’il faut." Quand il m’a dit ces mots, il m’a semblé d’entendre, "Va vitement chercher un licou pour te pendre." Venez çà, mon patron, car, dans l’étonnement Où m’a jeté d’abord un tel commandement, 1465 Je n’ai pas eu le temps de vous pouvoir répondre ; Mais je vous veux ici parler, et vous confondre : Défendez-vous donc bien, et raisonnons sans bruit. Vous voulez, dites-vous, aller voir cette nuit Lucile ? "Oui, Mascarille." Et que pensez-vous faire ? 1470 "Une action d’amant qui se veut satisfaire." Une action d’un homme à fort petit cerveau, Que d’aller sans besoin risquer ainsi sa peau ; "Mais tu sais quel motif à ce dessein m’appelle : Lucile est irritée." Eh bien, tant pis pour elle. 1475


"Mais l’amour veut que j’aille apaiser son esprit." Mais l’amour est un sot qui ne sait ce qu’il dit : Nous garantira-t-il cet amour, je vous prie, D’un rival, ou d’un père, ou d’un frère en furie ? "Penses-tu qu’aucun d’eux songe à nous faire mal ?" 1480 Oui vraiment, je le pense ; et surtout, ce rival. "Mascarille, en tout cas, l’espoir où je me fonde, Nous irons bien armés, et si quelqu’un nous gronde, Nous nous chamaillerons [1] ." Oui ; voilà justement Ce que votre valet ne prétend nullement : 1485 Moi, chamailler ? bon Dieu ! Suis-je un Roland, mon maître, Ou quelque Ferragu [2] ? C’est fort mal me connaître. Quand je viens à songer, moi qui me suis si cher, Qu’il ne faut que deux doigts d’un misérable fer Dans le corps, pour vous mettre un humain dans la bière, 1490 Je suis scandalisé d’une étrange manière.


"Mais tu seras armé de pied en cap." Tant pis ; J’en serai moins léger à gagner le taillis [3] : Et de plus, il n’est point d’armure si bien jointe, Où ne puisse glisser une vilaine pointe. 1495 "Oh ! tu seras ainsi tenu pour un poltron." Soit : pourvu que toujours je branle le menton [4] : À table comptez-moi, si vous voulez, pour quatre ; Mais comptez-moi pour rien, s’il s’agit de se battre : Enfin, si l’autre monde a des charmes pour vous, 1500 Pour moi, je trouve l’air de celui-ci fort doux : Je n’ai pas grande faim de mort ni de blessure, Et vous ferez le sot tout seul, je vous assure. SCÈNE II VALÈRE, MASCARILLE. VALÈRE

Je n’ai jamais trouvé de jour plus ennuyeux : Le soleil semble s’être oublié dans les cieux,


1505 Et jusqu’au lit qui doit recevoir sa lumière, Je vois rester encore une telle carrière, Que je crois que jamais il ne l’achèvera, Et que de sa lenteur mon âme enragera.

MASCARILLE

Et cet empressement pour s’en aller dans l’ombre, 1510 Pêcher vite à tâtons quelque sinistre encombre... Vous voyez que Lucile entière en ses rebuts...

VALÈRE

Ne me fais point ici de contes superflus. Quand j’y devrais trouver cent embûches mortelles [5] , Je sens de son courroux des gênes trop cruelles ; 1515


Et je veux l’adoucir, ou terminer mon sort. C’est un point résolu.

MASCARILLE

J’approuve ce transport :

Mais le mal est, Monsieur, qu’il faudra s’introduire En cachette.

VALÈRE

Fort bien.

MASCARILLE

Et j’ai peur de vous nuire.

VALÈRE


Et comment ?

MASCARILLE

Une toux me tourmente à mourir, 1520 Dont le bruit importun vous fera découvrir : De moment en moment... Vous voyez le supplice.

VALÈRE

Ce mal te passera [6] , prends du jus de réglisse.

MASCARILLE

Je ne crois pas, Monsieur, qu’il se veuille passer. Je serais ravi moi de ne vous point laisser ; 1525 Mais j’aurais un regret mortel, si j’étais cause


Qu’il fût à mon cher maître arrivé quelque chose. SCÈNE III VALÈRE, LA RAPIÈRE, MASCARILLE. LA RAPIÈRE

Monsieur, de bonne part je viens d’être informé, Qu’Éraste est contre vous fortement animé ; Et qu’Albert parle aussi de faire pour sa fille 1530 Rouer jambes et bras à votre Mascarille.

MASCARILLE

Moi, je ne suis pour rien dans tout cet embarras. Qu’ai-je fait ? pour me voir rouer jambes et bras ? Suis-je donc gardien, pour employer ce style, De la virginité des filles de la ville ? 1535 Sur la tentation ai-je quelque crédit ? Et puis-je mais [7] , chétif, si le cœur leur en dit [8] ?


VALÈRE

Oh ! qu’ils ne seront pas si méchants qu’ils le disent ! Et quelque belle ardeur que ses feux lui produisent, Éraste n’aura pas si bon marché de nous.

LA RAPIÈRE 1540 S’il vous faisait besoin, mon bras est tout à vous. Vous savez de tout temps que je suis un bon frère.

VALÈRE

Je vous suis obligé, Monsieur de la Rapière.

LA RAPIÈRE

J’ai deux amis aussi que je vous puis donner [9] ,


Qui contre tous venants sont gens à dégainer, 1545 Et sur qui vous pourrez prendre toute assurance.

MASCARILLE

Acceptez-les, Monsieur.

VALÈRE

C’est trop de complaisance.

LA RAPIÈRE

Le petit Gille encore eût pu nous assister, Sans le triste accident [10] qui vient de nous l’ôter. Monsieur, le grand dommage ! Et l’homme de service ! 1550 Vous avez su le tour que lui fit la justice ? Il mourut en César, et lui cassant les os


Le bourreau ne lui put faire lâcher deux mots.

VALÈRE

Monsieur de la Rapière, un homme de la sorte Doit être regretté ; mais quant à votre escorte [11] , Je vous rends grâce.

LA RAPIÈRE 1555 Soit ; mais soyez averti

Qu’il vous cherche, et vous peut faire un mauvais parti.

VALÈRE

Et moi, pour vous montrer combien je l’appréhende : Je lui veux, s’il me cherche, offrir ce qu’il demande : Et par toute la ville aller présentement,


1560 Sans être accompagné que de lui seulement [12] .

MASCARILLE

Quoi ? Monsieur, vous voulez tenter Dieu ? quelle audace ! Las ! vous voyez tous deux comme l’on nous menace, Combien de tous côtés...

VALÈRE

Que regardes-tu là ?

MASCARILLE

C’est qu’il [13] sent le bâton du côté que voilà. 1565 Enfin, si maintenant ma prudence en est crue, Ne nous obstinons point à rester dans la rue : Allons nous renfermer.


VALÈRE

Nous renfermer ! faquin ;

Tu m’oses proposer un acte de coquin ? Sus, sans plus de discours, résous-toi de me suivre.

MASCARILLE 1570 Eh ! Monsieur, mon cher maître, il est si doux de vivre ! On ne meurt qu’une fois ; et c’est pour si longtemps !

VALÈRE

Je m’en vais t’assommer de coups, si je t’entends. Ascagne vient ici ; laissons-le ; il faut [14] attendre Quel parti de lui-même il résoudra de prendre. 1575


Cependant avec moi viens prendre à la maison, Pour nous frotter [15] .

MASCARILLE

Je n’ai nulle démangeaison.

Que maudit soit l’amour, et les filles maudites, Qui veulent en tâter, puis font les chattemites [16] . SCÈNE IV ASCAGNE, FROSINE. ASCAGNE

Est-il bien vrai, Frosine ? et ne rêvé-je point ? 1580 De grâce, contez-moi bien tout de point en point.

FROSINE

Vous en saurez assez le détail ; laissez faire :


Ces sortes d’incidents ne sont pour l’ordinaire Que redits trop de fois de moment en moment. Suffit que vous sachiez, qu’après ce testament 1585 Qui voulait un garçon pour tenir sa promesse, De la femme d’Albert la dernière grossesse N’accoucha que de vous, et que lui dessous main Ayant depuis longtemps concerté son dessein, Fit son fils de celui d’Ignès la bouquetière, 1590 Qui vous donna pour sienne à nourrir à ma mère. La mort ayant ravi ce petit innocent Quelque dix mois après, Albert étant absent, La crainte d’un époux, et l’amour maternelle, Firent l’événement d’une ruse nouvelle. 1595 Sa femme en secret lors se rendit son vrai sang ; Vous devîntes celui qui tenait votre rang, Et la mort de ce fils mis dans votre famille


Se couvrit pour Albert de celle de sa fille [17] . Voilà de votre sort un mystère éclairci 1600 Que votre feinte mère a caché jusqu’ici. Elle en dit des raisons, et peut en avoir d’autres, Par qui ses intérêts n’étaient pas tous les vôtres. Enfin cette visite [18] où j’espérais si peu, Plus qu’on ne pouvait croire, a servi votre feu. 1605 Cette Ignès vous relâche [19] ; et par votre autre affaire L’éclat de son secret devenu nécessaire [20] , Nous en avons nous deux votre père informé : Un billet de sa femme a le tout confirmé, Et poussant plus avant encore notre pointe, 1610 Quelque peu de fortune [21] à notre adresse jointe, Aux intérêts d’Albert, de Polydore après, Nous avons ajusté si bien les intérêts, Si doucement à lui déplié ces mystères, Pour n’effaroucher pas d’abord trop les affaires,


1615 Enfin, pour dire tout, mené si prudemment [22] Son esprit pas à pas à l’accommodement [23] , Qu’autant que votre père il montre de tendresse À confirmer les nœuds qui font votre allégresse.

ASCAGNE

Ha ! Frosine, la joie où vous m’acheminez !... 1620 Et que ne dois-je point à vos soins fortunés !

FROSINE

Au reste, le bonhomme est en humeur de rire, Et pour son fils encor nous défend de rien dire. SCÈNE V ASCAGNE, FROSINE, POLYDORE. POLYDORE


Approchez-vous, ma fille [24] , un tel nom m’est permis ; Et j’ai su le secret que cachaient ces habits. 1625 Vous avez fait un trait, qui dans sa hardiesse Fait briller tant d’esprit et tant de gentillesse, Que je vous en excuse, et tiens mon fils heureux, Quand il saura l’objet de ses soins amoureux. Vous valez tout un monde ; et c’est moi qui l’assure 1630 Mais le voici ; prenons plaisir de l’aventure. Allez faire venir tous vos gens promptement.

ASCAGNE

Vous obéir sera mon premier compliment. SCÈNE VI MASCARILLE, POLYDORE, VALÈRE. MASCARILLE


Les disgrâces souvent sont du Ciel révélées : J’ai songé cette nuit de perles défilées, 1635 Et d’œufs cassés, Monsieur, un tel songe m’abat.

VALÈRE

Chien de poltron !

POLYDORE

Valère, il s’apprête un combat,

Où toute ta valeur te sera nécessaire. Tu vas avoir en tête un puissant adversaire.

MASCARILLE [25]

Et personne, Monsieur, qui se veuille bouger


1640 Pour retenir des gens qui se vont égorger ? Pour moi je le veux bien ; mais, au moins, s’il arrive Qu’un funeste accident de votre fils vous prive, Ne m’en accusez point.

POLYDORE

Non, non ; en cet endroit,

Je le pousse moi-même à faire ce qu’il doit.

MASCARILLE

Père dénaturé !

VALÈRE 1645 Ce sentiment, mon père,


Est d’un homme de cœur ; et je vous en révère. J’ai dû vous offenser, et je suis criminel D’avoir fait tout ceci sans l’aveu paternel ; Mais, à quelque dépit que ma faute vous porte, 1650 La nature toujours se montre la plus forte, Et votre honneur fait bien, quand il ne veut pas voir Que le transport d’Éraste ait de quoi m’émouvoir.

POLYDORE

On me faisait tantôt redouter sa menace ; Mais les choses depuis ont bien changé de face ; 1655 Et, sans le pouvoir fuir, d’un ennemi plus fort Tu vas être attaqué.

MASCARILLE


Point de moyen d’accord ?

VALÈRE

Moi ! le fuir ! Dieu m’en garde. Et qui donc pourrait-ce être ?

POLYDORE

Ascagne.

VALÈRE

Ascagne ?

POLYDORE

Oui, tu le vas voir paraître.

VALÈRE


Lui, qui de me servir m’avait donné sa foi !

POLYDORE 1660 Oui, c’est lui qui prétend avoir affaire à toi ; Et qui veut, dans le champ où l’honneur vous appelle, Qu’un combat seul à seul vide votre querelle.

MASCARILLE

C’est un brave homme ; il sait que les cœurs généreux Ne mettent point les gens en compromis [26] pour eux.

POLYDORE 1665 Enfin d’une imposture ils te rendent coupable, Dont le ressentiment m’a paru raisonnable ; Si bien qu’Albert et moi sommes tombés d’accord, Que tu satisferais Ascagne sur ce tort.


Mais aux yeux d’un chacun, et sans nulles remises, 1670 Dans les formalités en pareil cas requises.

VALÈRE

Et Lucile, mon père, a d’un cœur endurci !...

POLYDORE

Lucile épouse Éraste, et te condamne aussi : Et pour convaincre mieux tes discours d’injustice, Veut, qu’à tes propres yeux cet hymen s’accomplisse.

VALÈRE 1675 Ha ! c’est une impudence à me mettre en fureur : Elle a donc perdu sens, foi, conscience, honneur ! SCÈNE VII MASCARILLE, LUCILE, ÉRASTE, POLYDORE, ALBERT, VALÈRE.


ALBERT

Hé bien ? les combattants ? On amène le nôtre. Avez-vous disposé le courage du vôtre ?

VALÈRE

Oui, oui ; me voilà prêt, puisqu’on m’y veut forcer ; 1680 Et, si j’ai pu trouver sujet de balancer, Un reste de respect en pouvait être cause, Et non pas la valeur du bras que l’on m’oppose. Mais c’est trop me pousser, ce respect est à bout ; À toute extrémité mon esprit se résout, 1685 Et l’on fait voir un trait de perfidie étrange, Dont il faut hautement que mon amour se venge. Non pas que cet amour prétende encore à vous ; Tout son feu se résout en ardeur de courroux,


Et quand j’aurai rendu votre honte publique, 1690 Votre coupable hymen n’aura rien qui me pique. Allez, ce procédé, Lucile, est odieux : À peine en puis-je croire au rapport de mes yeux ; C’est de toute pudeur se montrer ennemie : Et vous devriez [27] mourir d’une telle infamie.

LUCILE 1695 Un semblable discours me pourrait affliger, Si je n’avais en main qui m’en saura venger. Voici venir Ascagne, il aura l’avantage De vous faire changer bien vite de langage, Et sans beaucoup d’effort. SCÈNE VIII MASCARILLE, LUCILE, ÉRASTE, ALBERT, VALÈRE, GROS-RENÉ, MARINETTE, ASCAGNE, FROSINE, POLYDORE. VALÈRE


Il ne le fera pas, 1700 Quand il joindrait au sien encor vingt autres bras. Je le plains de défendre une sœur criminelle : Mais, puisque son erreur me veut faire querelle, Nous le satisferons, et vous, mon brave [i] , aussi.

ÉRASTE

Je prenais intérêt tantôt à tout ceci ; 1705 Mais enfin, comme Ascagne a pris sur lui l’affaire, Je ne veux plus en prendre, et je laisse faire [28] .

VALÈRE

C’est bien fait ; la prudence est toujours de saison : Mais...

ÉRASTE


Il saura pour tous vous mettre à la raison.

VALÈRE

Lui ?

POLYDORE

Ne t’y trompe pas : tu ne sais pas encore

Quel étrange garçon est Ascagne.

ALBERT 1710 Il l’ignore.

Mais il [29] pourra dans peu le lui faire savoir.


VALÈRE

Sus donc, que maintenant il me le fasse voir.

MARINETTE

Aux yeux de tous ?

GROS-RENÉ

Cela ne serait pas honnête.

VALÈRE

Se moque-t-on de moi ? Je casserai la tête 1715 À quelqu’un des rieurs. Enfin, voyons l’effet.

ASCAGNE


Non, non, je ne suis pas si méchant qu’on me fait : Et, dans cette aventure où chacun m’intéresse, Vous allez voir plutôt éclater ma faiblesse, Connaître que le Ciel qui dispose de nous 1720 Ne me fit pas un cœur pour tenir contre vous, Et qu’il vous réservait pour victoire facile, De finir le destin du frère de Lucile. Oui, bien loin de vanter le pouvoir de mon bras, Ascagne va par vous recevoir le trépas : 1725 Mais il veut bien mourir, si sa mort nécessaire Peut avoir maintenant de quoi vous satisfaire, En vous donnant pour femme en présence de tous Celle qui justement ne peut être qu’à vous [30] .

VALÈRE

Non, quand toute la terre, après sa perfidie,


Et les traits effrontés...

ASCAGNE 1730 Ah ! souffrez que je die [31] ,

Valère, que le cœur qui vous est engagé D’aucun crime envers vous ne peut être chargé : Sa flamme est toujours pure, et sa constance extrême ; Et j’en prends à témoin votre père lui-même.

POLYDORE 1735 Oui, mon fils, c’est assez rire de ta fureur, Et je vois qu’il est temps de te tirer d’erreur. Celle à qui par serment ton âme est attachée, Sous l’habit que tu vois à tes yeux est cachée ; Un intérêt de bien dès ses plus jeunes ans, 1740 Fit ce déguisement qui trompe tant de gens ;


Et depuis peu l’amour en a su faire un autre, Qui t’abusa joignant leur famille à la nôtre. Ne va point regarder à tout le monde aux yeux [32] ; Je te fais maintenant un discours sérieux : 1745 Oui, c’est elle, en un mot, dont l’adresse subtile, La nuit reçut ta foi sous le nom de Lucile, Et qui par ce ressort qu’on ne comprenait pas, A semé parmi vous un si grand embarras. Mais puisqu’Ascagne ici fait place à Dorothée, 1750 Il faut voir de vos feux toute imposture ôtée, Et qu’un nœud plus sacré [33] donne force au premier.

ALBERT

Et c’est là justement ce combat singulier, Qui devait envers nous réparer votre offense, Et pour qui les édits n’ont point fait de défense.


POLYDORE 1755 Un tel événement rend tes esprits confus ; Mais en vain tu voudrais balancer là-dessus.

VALÈRE

Non, non ; je ne veux pas songer à m’en défendre ; Et, si cette aventure a lieu de me surprendre, La surprise me flatte, et je me sens saisir 1760 De merveille [34] à la fois, d’amour, et de plaisir, Se peut-il que ces yeux... ?

ALBERT

Cet habit, cher Valère,

Souffre mal les discours que vous lui pourriez faire.


Allons lui faire en prendre un autre ; et cependant Vous saurez le détail de tout cet incident.

VALÈRE 1765 Vous, Lucile, pardon, si mon âme abusée...

LUCILE

L’oubli de cette injure est une chose aisée.

ALBERT

Allons, ce compliment se fera bien chez nous, Et nous aurons loisir de nous en faire tous [35] .

ÉRASTE

Mais vous ne songez pas, en tenant ce langage,


1770 Qu’il reste encor ici des sujets de carnage : Voilà bien à tous deux notre amour couronné, Mais de son Mascarille, et de mon Gros-René, Par qui doit Marinette être ici possédée ? Il faut que par le sang l’affaire soit vidée.

MASCARILLE 1775 Nenni, nenni, mon sang dans mon corps sied trop bien : Qu’il l’épouse en repos, cela ne me fait rien. De l’humeur que je sais la chère Marinette, L’hymen ne ferme pas la porte à la fleurette.

MARINETTE

Et tu crois que de toi je ferais mon galant ? 1780 Un mari, passe encor ; tel qu’il est, on le prend ; On n’y va pas chercher tant de cérémonie :


Mais il faut qu’un galant soit fait à faire envie.

GROS-RENÉ

Écoute, quand l’hymen aura joint nos deux peaux, Je prétends qu’on soit sourde à tous les damoiseaux.

MASCARILLE 1785 Tu crois te marier pour toi tout seul, compère ?

GROS-RENÉ

Bien entendu, je veux une femme sévère : Ou je ferai beau bruit.

MASCARILLE

Eh ! mon Dieu, tu feras


Comme les autres font : et tu t’adouciras. Ces gens avant l’hymen, si fâcheux et critiques 1790 Dégénèrent souvent en maris pacifiques.

MARINETTE

Va, va, petit mari : ne crains rien de ma foi : Les douceurs ne feront que blanchir [36] contre moi : Et je te dirai tout.

MASCARILLE

Oh ! la fine pratique [37] !

Un mari confident !...

MARINETTE


Taisez-vous, as de pique [38] .

ALBERT 1795 Pour la troisième fois, allons-nous-en chez nous Poursuivre en liberté des entretiens si doux. [1] Chamailler : "se battre contre un ennemi armé de toutes pièces." (Dictionnaire de Furetière, 1690). [2] Le chrétien Roland et le sarrasin Ferragu se battent ensemble dans le XIIe chant du Roland furieux de l’Arioste. [3] Gagner le taillis : "se mettre en lieu de sûreté, se cacher dans un bois épais." (Dictionnaire de Furetière, 1690). [4] Branler le menton : remuer le menton pour manger. [5] VAR. Quand je devrais trouver cent embûches mortelles. (1682). [6] VAR. Ce mal se passera. (1682). [7] Puis-je mais : y puis-je quelque chose ? [8] L’édition de 1682 signale que les vers 1533 à 1536 étaient sautés à la représentation. [9] VAR. J’ai deux amis encore que je vous puis donner. (1682). [10] Le triste accident : comme l’indiquent les vers suivants, le Gille a été roué, mais n’a livré aucun de ses complices. [11] L’édition de 1682 signale que les vers 1547 à 1554 étaient sautés à


la représentation. [12] Valère montre évidemment Mascarille. D’après l’édition de 1734, La Rapière sort et Valère reste seul avec son valet. [13] Il , impersonnel : cela sent le bâton. [14] Le e final de le s’élide devant le i de il faut. [15] Pour nous frotter : de quoi nous battre. [16] Personne qui affecte des manières humbles et flatteuses. [17] Les vers 1591-98 appellent un mot d’explication : "Cependant, le fils de la bouquetière Ignès étant mort dix mois après, en l’absence d’Albert, sous l’effet de la crainte d’un mari et de l’amour maternel, une nouvelle ruse vit le jour : sa femme en secret récupéra son enfant, vous devîntes le fils qui était le second enfant d’Albert, et l’on couvrit la mort de l’enfant supposé qu’Albert avait mis dans sa famille par la prétendue mort de la fille qu’il avait confiée à Ignès." [18] Cette visite : la visite que Frosine partait faire à la fin de IV, 1. [19] Vous relâche : vous rend la liberté en reconnaissant que vous êtes la fille d’Albert. [20] L’édition de 1682 signale que les vers 1599 à 1606 étaient sautés à la représentation. [21] Quelque peu de fortune : quelque heureuse chance. [22] L’édition de 1682 signale que les vers 1613 à 1616 étaient sautés à la représentation. [23] Vers 1611-1616 : "Après, nous avons si bien fait correspondre les intérêts de Polydore et ceux d’Albert, nous lui avons si doucement expliqué ces secrets pour ne pas rendre d’abord les affaires trop difficiles à régler, bref nous avons si prudemment mené son esprit petit à petit à


l’accomodement..." [24] Ma fille : par ce mot, Polydore reconnaît la validité du mariage secret qui a été contracté par son fils Valère. [25] Mascarille s’est d’abord adressé à son maître (vers 1633-1635) ; il se tourne maintenant vers Polydore. [26] En compromis : en danger. [27] Devriez : en deux syllabes, comme précédemment aux vers 1083 et 1236. [i] Brave : le terme est ici nettement injurieux, et équivaut à spadassin. [28] VAR. Je ne m’en mêle plus, et je le laisse faire. (1682). [29] Il : Ascagne. [30] Vers 1724-1728 : pointe assez peu compréhensible. Ascagne va mourir, pour renaître sous les traits de la jeune Dorothée, qui en jouait le rôle. [31] Die : forme ancienne du subjonctif présent, pour dise. [32] Regarder à tout le monde aux yeux : regarder tout le monde dans les yeux (pour voir si on parle sérieusement). [33] Un n ?ud plus sacré : une cérémonie publique, en présence d’un prêtre, confirmera le mariage secret que les jeunes gens ont contracté en prenant des engagements définitifs appelés "paroles de présent". [34] Merveille : étonnement, émerveillement. [35] L’édition de 1682 signale que les vers 1765 à 1768 étaient sautés à la représentation. [36] Blanchir : "se dit des coups de canon qui ne font qu’effleurer un


muraille et y laissent une marque blanche" (Dictionnaire de Furetière, 1690). De là, au figuré, le sens de ne parvenir à aucun résultat, d’être inutile. [37] Le texte porte : Oh ! las ! fine pratique. Nous corrigeons d’après l’édition de 1682. [38] As de pique : injure vague (imbécile, sot, stupide...).

Les Précieuses ridicules Note Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue du vivant de Molière, et conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même, dans les cas de faute manifeste, nous nous sommes référé à l’édition de 1682, dont nous donnons toutes les variantes. Nous ne nous sommes référé que de manière exceptionnelle à l’édition de 1734, dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier. Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi


;treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la pièce. LE TEXTE L’édition originale des Précieuses ridicules porte un achevé d’imprimer du 29 janvier 1660. Éditions collationnées : 1660, 1682.

Notice COMÉDIE représentée pour la première fois sur le Théâtre du Petit-Bourbon le 18e novembre 1659 par la Troupe de Monsieur Frère Unique du Roi.


La première représentation des Précieuses ridicules a lieu le 18 novembre 1659. Il est douteux que la pièce ait déjà été donnée en province, comme l’affirme Grimarest (Vie de M. de Molière, éd. G. Mongrédien, p. 48), car La Grange, qui y tient un rôle, ne dit rien de semblable dans son Registre. On a prétendu aussi, à la suite de Somaize [1] , que les représentations de la pièce avaient été suspendues en raison de l’intervention d’un « alcoviste de qualité », c’est-à-dire d’un grand seigneur habitué des salons et des réunions qui s’y tiennent. Toujours estil que la comédie n’est reprise que le 2 décembre, que cette fois-ci le prix des places a été doublé, comme c’est le cas pour les pièces nouvelles goûtées du public, et qu’elle connaît un très vif succès : la soirée rapporte la somme considérable de 1400 livres. Jusqu’à la démolition de la salle du Petit-Bourbon, en octobre 1660, Les Précieusesseront présentées 44 fois, sans compter les « visites », c’est-à-dire les représentations privées données chez quelque grand tels que Mme du Plessis-Guénégaud, Le Tellier, le prince de Condé, Monsieur, le Cardinal de Mazarin [2] . Pour éviter une édition subreptice que médite Somaize de concerve avec le libraire Jean Ribou, Molière doit se hâter de publier sacomédie ; elle paraît dans les tout derniers jours de janvier 1660, précédée d’une préface qui annonce la verve joyeuse d’un Beaumarchais. De quels modèles Molière s’est-il inspiré ? À en croire Somaize, Donneau de Visé et quelques autres, il se serait contenté de traduire une pièce écrite en italien par l’abbé de Pure et représentée en 1656 par les comédiens italiens de Paris, avec lesquels notre auteur partage le PetitBourbon depuis l’automne de 1658. L’ennui est que la prétendue pièce de l’abbé de Pure n’a pas été publiée, ni en 1656 ni par la suite, et que la rapide analyse d’une pièce intitulée La Précieuse, que l’on trouve dans le roman du même abbé, La Prétieuse ou le mystère des ruelles [3] , a bien peu de rapport avec notrecomédie. Plus certaine est l’influence qu’ont pu avoir sur Molière une comédie de Scarron que Molière a précisément jouée durant la saison 16581659,L’Héritier ridicule. Dans cette pièce, une jeune fille noble, Hélène, refuse d’épouser Don Diègue de Mendoce parce qu’il n’est pas assez riche ; pour la punir de ce dédain, Don Diègue déguise son valet Filipin,


qui est porté sur le bel esprit, et le fait passer pour un de ses parents qu’il présente comme fabuleusement riche sous le nom de Don Pedro de Buffalos ; ledit Don Pedro tient à Hélène des discours ampoulés et ridicules, mais est bien reçu d’elle, et, au moment où la « dame intéressée » (c’est le sous-titre de la pièce) va épouser le prétendu gentilhomme, Don Diègue prend un malin plaisir à lui révéler sa véritable identité. On le voit, on est ici très près de la situation des Précieuses, car, tout comme Philipin est un garçon à qui le beau style a tourné la tête, Mascarille est « un extravagant [qui] se pique de galanterie et de vers [4] ». D’autre part, c’est bien Don Diègue qui, à la grande confusion d’Hélène, vient démasquer son valet, ainsi que le feront La Grange et Du Croisy. C’est à partir de cette donnée que travaille l’invention comique de Molière pour atteindre à une signification humaine plus profonde. Molière s’est également servi d’un texte attribué à Charles Sorel, Les Lois de la galanterie [5] — qu’il aurait également utilisé pour L’École des maris, Dom Juanet Le Bourgeois gentilhomme, selon Claude Bourqui [6] —, qui énumère précisément les qualités dont il convient de faire preuve et les comportements qu’il sied d’adopter pour mériter le titre de galant. Ce texte mentionne ainsi entre autres la nécessité de louer Paris et de mépriser la province, de faire usage d’une chaise à porteurs, de revêtir une tenue comportant « petite-oye », plumes et rubans, de se donner un coup de peigne en public, d’employer un vocabulaire à la mode ou encore de fréquenter le monde littéraire…). La similitude des textes incite Claude Bourqui à conclure que Molière a ici usé de sources livresques et que sa pièce n’est guère redevable à l’observation directe d’une réalité sociale, dont il a simplement pu entendre parler, comme ses contemporains. Dans cette perspective, on comprend que Molière n’ait voulu retenir de la préciosité que certaines outrances caricaturales d’un mouvement de revendication féminine audacieux, certes, mais légitime à bien des égards. Ce mouvement hardi, qui témoigne d’un désir profond de raffinement et de distinction, prône l’émancipation de la femme, sa liberté, son droit à l’amour, et entend protester contre les contraintes sociales du mariage bourgeois, où la jeune fillle est mariée selon les vœux de la famille et non selon ses sentiments. La préciosité en un mot ne se réduit


pas simplement à un petit groupe de snobs parlant une langue ridicule et artificielle, et le dramaturgecomique, en l’occurrence, s’est peu soucié de peindre la réalité ; le langage de Cathos et Magdelon n’est pas celui que l’on pratique dans les cercles précieux , et Molière procède comme Somaize dans son Dictionnaire des Précieuses [7](1660) : il isole les métaphores de leur contexte et les présente comme des vocables nouveaux. De la même manière, on voit mal pourquoi Molière aurait voulu porter une attaque à peine voilée contre Mme de Rambouillet (qui se prénommait Catherine) et contre Madeleine de Scudéry, l’auteur du Grand Cyrus et de la Clélie, comme cela a été suggéré. Si Molière commence à scruter la société dans laquelle il vit, il le fait ici à travers des sources livresques qui rendent vaines les rapprochements précis avec les contemporains qui auraient pu lui servir de modèles. À la différence de ce qu’il avait fait dans ses deux premières pièces, Molière se montre fidèle, avec Les Précieuses ridicules, à la tradition de la farce qu’il remet à la mode, comme en témoigne la quasi-totalité des éléments dramatiques mis en œuvre. L’intrigue consiste en un mauvais tour qu’on joue à quelqu’un pour s’en venger. Quant aux moyens comiques, parmi lesquels le geste tient une place de choix, ils relèvent également de cette tradition : usage du bâton par trois fois, attitude ridicule de Mascarille chantant son impromptu avec une assurance digne d’une meilleure cause, port du masque à la farine pourJodelet, exhibition de leurs cicatrices par les deux faux braves, qui en montreraient plus encore si on ne les arrêtait, et enfin piteux déshabillage des deux héros, au retour de leurs maîtres. Les personnages de premier plan, Mascarille et Jodelet, appartiennent également au monde de la farce. Jodelet, en particulier, est un personnageextrêmement populaire, pour lequel des auteurs de renom ont écrit des pièces dont il est le protagoniste : Jodelet ou le Maître valet, Les Trois Dorothées ou Jodelet duelliste (Scarron), Jodelet astrologue (d’Ouville). Son assurance imperturbable, ses grossièretés, ses balourdises (« Que veux-tu dire avec ta demi-lune ? C’était bien une lune tout entière ! »), tout montre que la célébrité du personnage impose un certain style comique. Il seraitridicule par conséquent de rechercher dans


cette œuvre des embryons decaractères ; tout au plus peut-on souligner l’attitude tyrannique des deux jeunes filles (sc. 4), dont le vocabulaire et le ton impérieux annoncent d’autres héros quelque peu inquiétants à venir telles Armande et Philaminte desFemmes savantes : […] le mariage ne doit jamais arriver qu’après les autres aventures. Il faut qu’un amant… Premièrement, il doit voir au temple… Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin… Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles dont en bonne galanterie on ne saurait se dispenser. Cependant, Les Précieuses ridicules, ne sont pas une farce de plus qui ne vise que le rire, car cette pièce présente une nature nouvelle : elle constitue un essai de synthèse dont certaines composantes sont promises à un bel avenir pour ce qui a trait à l’esthétique de la comédie. En effet, alors que, dans ses deux premières comédies de sa carrière, Molière suivait sagement et sans grande originalité des sentiers battus, il commence ici à trouver sa voie propre en tirant son sujet, non plus du fonds commun de la tradition, mais de l’actualité parisienne de son temps. Dans ce tableau de mœurs, tout en se montrant fidèle à la farce, il ouvre déjà la voie de la peinture sociale de son époque, dans la mesure où il fustige un travers, le goût du romanesque qui entraîne les esprits faibles dans une sorte de folie contraire à la nature. Molière trouve là un sujet qu’il ne cessera d’approfondir : l’égarement de l’imagination dû à la poursuite d’un idéal chimérique [8] . Cathos et Magdelon comptent ainsi parmi les premiers personnages de ce théâtre qui tombent dans le ridicule, par leur inaptitude à imiter certains modèles, et par leur manque de mesure et de naturel. Plus généralement, les gestes qu’elles font et toutes les attitudes qu’elles adoptent révèlent un comportement plus éternel, le goût de la distinction. Par là, elles incarnent, non pas une déformation passagère causée par l’engouement et la mode, mais un trait decaractère permanent : la recherche de ce qui est plus ingénieux et plus déclicat que le bon et simple naturel, ou, pour l’appeler par son nom actuel, le snobisme. Cela les conduit à l’extravagance, lorsque, par exemple, elles approuvent béatement les avis de leurs visiteurs ou qu’elles admirent les vers de


mirliton de Mascarille : MASCARILLE.— Tout ce que je fais, a l’air cavalier, cela ne sent point le pédant. MAGDELON.— Il en est éloigné de plus de deux mille lieues. MASCARILLE.— Avez-vous remarqué ce commencement : oh, oh ? Voilà qui est extraordinaire : oh, oh ! Comme un homme qui s’avise tout d’un coup : oh, oh !La surprise : oh, oh ! MAGDELON.— Oui, je trouve ce oh, oh ! admirable. MASCARILLE.— Il semble que cela ne soit rien. CATHOS.— Ah ! mon Dieu, que dites-vous ? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer. MAGDELON.— Sans doute, et j’aimerais mieux avoir fait ce oh, oh ! qu’un poème épique. MASCARILLE.— Tudieu ! vous avez le goût bon. La pièce marque donc le début d’une longue réflexion philosophique et dramaturgique sur l’authenticité, plus particulièrement dans le monde et les salons, cycle auquel appartiendront Le Misanthrope, La Comtesse d’Escarbagnas et Les Femmes savantes. Avec ce tournant capital s’affirme chez Molière l’une des dimensions fondamentales de sa dramaturgie, la satire desridicules et la mise à nu des mobiles qui les suscitent. Le dramaturge fustigera ainsi fréquemment les travers de ses contemporains, promettant en cela de suivre l’exemple du poète latin Térence et de faire renaître la comédie morale, qui vise à corriger les défauts des hommes. Si cette œuvre manque peut-être de dynamisme du fait que son action est quelque peu ramassée, on y voit en revanche s’affirmer la maîtrise du poète dramatique dans l’exploitation d’une situation de parole conflictuelle, l’un de points forts de sa dramaturgie. Dès la scène 3, par exemple,


commence un étonnant crescendo de la tension qu’un jeu d’oppositions diverses concourt à alimenter, et que Molière ménage avec un doigté parfait à l’échelle de l’écriture. D’abord, le dramaturge ne manque pas de souligner la distance qui sépare les personnages au moyen de leurs références respectives : alors que sa fille et sa nièce se préoccupent de leur beauté, en préparant une pommade pour leurs lèvres afin de ressembler aux héroïnes des romans dont elles se repaissent, Gorgibus leur reproche bourgeoisement de se « graisser le museau ». Tandis qu’elles ne vivent que dans l’espoir de connaître une histoire d’amour romanesque, lui fait le compte de ce qu’elles lui coûtent : Je ne vois partout que blancs d’œufs, lait virginal, et mille autres brimborions que je ne connais point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d’une douzaine de cochons, pour le moins, et quatre valets vivraient tous les jours des pieds de mouton qu’elles emploient. Tout les sépare donc, et Molière multiplie les « points de friction » entre les conceptions traditionnelles de Gorgibus et le renversement des valeurs que prônent les jeunes filles : elles ne conçoivent pas qu’un amant commence sacour par une demande en mariage, qu’il ignore les règles en vigueur dans les romans, qu’il ne suive pas la mode vestimentaire des galants, qu’on puisse se nommer Cathos ou Magdelon, ni surtout qu’on soit amenée, étant mariée, à coucher « contre un homme vraiment nu ». Molière commence à élaborer une écriture dramatique originale et efficace ; dans cette perspective, il soigne particulièrement la forme des répliques, élément hautement signifiant au théâtre. Le discours de Magdelon est ainsi fermement structuré, et sa composition même contribue à l’irritation de Gorgibus, car elle tend à présenter cette chimère comme un système clos et normalisé et donc intangible. La jeune fille donne énonce d’abord la règle : Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre, et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. puis elle retrace par le menu les étapes du parcours imposé que doit


accomplir le parfait amant : Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade... Il cache un temps sa passion à l’objet aimé... Le jour de la déclaration arrive... et cette déclaration est suivie... Ensuite il trouve moyen de... Après cela viennent les aventures, les rivaux... Enfin, le propos se clôt par une sorte de péroraison au ton impérieux qui ne laisse guère de place à la discussion : Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles dont en bonne galanterie on ne saurait se dispenser. D’autre part, le dramaturge excelle à exploiter scéniquement l’opposition des tons, et à conférer aux répliques qui bénéficient de cette situation de parole une efficacité comique parfaite : MAGDELON.— La belle galanterie que la leur ! Quoi ? de débuter d’abord par le mariage ? GORGIBUS.— Et par où veux-tu donc qu’ils débutent ? par le concubinage ? De même, alors que le bon bourgeois, de plus en plus ahuri et exaspéré, perd pied : Que me vient conter celle-ci ? Encore un coup, je n’entends rien à toutes ces balivernes... elles continuent de se référer placidement à une norme galante incontestable à leurs yeux, et vont jusqu’à miner les repères les plus fondamentaux du bourgeois en changeant d’identité :


Eh ! de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement. Enfin, Molière n’omet pas de mettre en valeur le jeu des alliances auxquelles recourent les jeunes filles : Mon père, voilà ma cousine, qui vous dira, aussi bien que moi, que... Il est vrai mon oncle que[e]... En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Cela leur assure la victoire sur un Gorgibus qui refuse le combat et tend à quitter l’échange, comme le montre le fait qu’il parle de ses interlocutrices à la 3e personne : Que me vient conter celle-ci ? [...] Je pense qu’elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Il n’en faut point douter, elles sont achevées. Le divorce est consommé ; elles ne peuvent que rejeter le bon bourgeois : Ah, mon père ! ce que vous dites là est du dernier bourgeois... Mon Dieu, que si tout le monde vous ressemblait, un roman serait bientôt fini ! Mon Dieu, que vous êtes vulgaire ! de sorte qu’avec tout son bon sens et ses certitudes, Gorgibus ne peut que faire appel à son autorité pour sortir de ce cauchemar : Je n’entends point que… et je veux, résolûment, que je veux être maître absolu ; et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux, avant qu’il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses : j’en


fais un bon serment. C’est cet art difficile de l’exploitation maximale des effets au moyen d’un dialogue parfaitement maîtrisé, pourrait-on dire, qui se révèle dans Les Précieuses ridicules. Ainsi, grâce à cette petite pièce d’un genre nouveau, Molière connaît un début de gloire parisienne, ce qui lui vaut ses premiers ennemis, pressentant sans doute le danger que constitue pour eux le triomphe de ce débutant. C’est à cette occasion que Thomas Corneille prononce avec dédain le mot de « Bagatelles », qui poursuivra Molière comme une sorte de leitmotiv infamant pendant des années. [1] Somaize, Grand Dictionnaire des Précieuses, éd. Livet, Paris, Jannet, 1856, t. I, p. 188-189. [2] Voir sur les relations aristocratiques de Molière La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1998, de C.E.J. Caldicott. [3] La Prétieuse ou le Mystère des ruelles, éd. Magne, Paris, Droz, 19381939, t. II, p. 173. [4] Ce sont les mots mêmes de La Grange, à la fin de la première scène. [5] Voir Micheline Cuénin, édition des Précieuses ridicules, Genève et Paris, Droz et Minard, 1973 ; Roger Duchêne, « De Sorel à Molière ou la rhétorique des Précieuses », in Le Langage littéraire au XVIIe siècle, pp. C. Wentzlaff-Eggebert, Tübingen, Günter Narr, 1991, p. 135-145. [6] Les Sources de Molière. Un répertoire critique, Paris, SEDES, 1999. [7] Voir l’article d’Antoine Adam, Cahiers de l’Association Internationale des Etudes Françaises, n° 1, 1951. Sur l’ensemble de la question, voir Roger Lathuillère, La Préciosité, étude historique et linguistique, Genève, Droz, 1966. [8] C ?est là l ?un des thèmes fondamentaux de l ?étude de Patrick


Dandrey,Molière ou l ?Esthétique du ridicule, op. cit.

Preface C’est une chose étrange qu’on imprime les gens malgré eux [1] . Je ne vois rien de si injuste, et je pardonnerais toute autre violence plutôt que celle-là. Ce n’est pas que je veuille faire ici l’auteur modeste, et mépriser, par honneur, ma comédie. J’offenserais mal à propos tout Paris, si je l’accusais d’avoir pu applaudir à une sottise. Comme le public est le juge absolu de ces sortes d’ouvrages, il y aurait de l’impertinence à moi de le démentir ; et quand j’aurais eu la plus mauvaise opinion du monde de mes Précieuses ridiculesavant leur représentation, je dois croire maintenant qu’elles valent quelque chose, puisque tant de gens ensemble en ont dit du bien. Mais comme une grande partie des grâces qu’on y a trouvées dépendent de l’action et du ton de voix, il m’importait qu’on ne les dépouillât pas de ces ornements ; et je trouvais que le succès qu’elles avaient eu dans la représentation était assez beau pour en demeurer là. J’avais résolu, dis-je, de ne les faire voir qu’à la chandelle [2] , pour ne point donner lieu à quelqu’un de dire le proverbe [3] ; et je ne voulais pas qu’elles sautassent du théâtre de Bourbon dans la galerie du Palais [4] . Cependant je n’ai pu l’éviter, et je suis tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d’un privilège obtenu par surprise. J’ai eu beau crier : « Ô temps ! ô mœurs ! » on m’a fait voir une nécessité pour moi d’être imprimé, ou d’avoir un procès ; et le dernier mal est encore pire que le premier. Il faut donc se laisser aller à la destinée, et consentir à une chose qu’on ne laisserait pas de faire sans moi. Mon Dieu, l’étrange embarras qu’un livre à mettre au jour, et qu’un auteur est neuf la première fois qu’on l’imprime ! Encore si l’on m’avait donné du temps, j’aurais pu mieux songer à moi, et j’aurais pris toutes les


précautions que Messieurs les auteurs, à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables occasions. Outre quelque grand seigneur que j’aurais été prendre malgré lui pour protecteur de mon ouvrage, et dont j’aurais tenté la libéralité par une épître dédicatoire bien fleurie, j’aurais tâché de faire une belle et docte préface ; et je ne manque point de livres qui m’auraient fourni tout ce qu’on peut dire de savant sur la tragédie et la comédie, l’étymologie de toutes deux, leur origine, leur définition et le reste. J’aurais parlé aussi à mes amis, qui pour la recommandation de ma pièce ne m’auraient pas refusé ou des vers français, ou des vers latins. J’en ai même qui m’auraient loué en grec, et l’on ignore pas qu’une louange en grec est d’une merveilleuse efficace à la tête d’un livre. Mais on me met au jour sans me donner le loisir de me reconnaître ; et je ne puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour justifier mes intentions sur le sujet de cette comédie. J’aurais voulu faire voir qu’elle se tient partout dans les bornes de la satire honnête et permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes, qui méritent d’être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu’il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie ; et que, par la même raison que les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s’offenser du Docteur de la comédie et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois de voir Trivelin [5] , ou quelque autre sur le théâtre, faire ridiculement le prince, le juge ou le roi, aussi les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, comme je l’ai dit, on ne me laisse pas le temps de respirer, et M. de Luynes veut m’aller relier de ce pas : à la bonne heure, puisque Dieu l’a voulu ! [1] Jean Ribou, un libraire dénué de scrupule était en effet parvenu à obtenir, sans l’accord de Molière, un privilège d’impression pour Les Précieuses ridicules ; ce comportement n’était pas rare dans le monde de l’édition au XVIIe siècle. C’est donc pour se défendre de cette malhonnêteté que le poète et son libraire, de Luynes, obtiennent rapidement à leur tour un privilège et préparent une édition régulière, mais faite à marche forcée, d’où la protestation de Molière. [2] C’est-à-dire, au théâtre, car la scène est, bien entendu, éclairée par


des chandelles. Molière se montre d’ailleurs hostile à la lecture des pièces de théâtre, qui sont faites pour être représentées. [3] Le dictionnaire de Furetière donne cet emploi proverbial du mot chandelle : « Cette femme est belle à la chandelle, mais le jour gâte tout ; pour dire que la grande lumière fait aisément découvrir ses défauts. » [4] Le libraire, de Luynes, est installé dans la Galerie du Palais. [5] Personnage comique de la comédie italienne.

Les Précieuses ridicules Acte 1 Comédie PERSONNAGES LA GRANGE, amant rebuté. DU CROISY, amant rebuté. GORGIBUS, bon bourgeois. MAGDELON, fille de Gorgibus, précieuse ridicule. CATHOS, nièce de Gorgibus, précieuse ridicule. MAROTTE, servante des précieuses ridicules. ALMANZOR, laquais des précieuses ridicules. LE MARQUIS DE MASCARILLE, valet de la Grange.


LE VICOMTE DE JODELET, valet de du Croisy. DEUX PORTEURS DE CHAISE. VOISINES. VIOLONS. SCÈNE PREMIÈRE LA GRANGE, DU CROISY. DU CROISY.- Seigneur la Grange... LA GRANGE.- Quoi ? DU CROISY.- Regardez-moi un peu sans rire. LA GRANGE.- Eh bien ? DU CROISY.- Que dites-vous de notre visite ? en êtes-vous fort satisfait ? LA GRANGE.- À votre avis, avons-nous sujet de l’être tous deux ? DU CROISY.- Pas tout à fait à dire vrai. LA GRANGE.- Pour moi je vous avoue que j’en suis tout scandalisé. A-ton jamais vu, dites-moi, deux pecques [1] provinciales faire plus les renchéries que celles-là, et deux hommes traités avec plus de mépris que nous ? À peine ont-elles pu se résoudre à nous faire donner des sièges. Je n’ai jamais vu tant parler à l’oreille qu’elles ont fait entre elles, tant bâiller ; tant se frotter les yeux, et demander tant de fois : "quelle heure estil [2] ?" ; Ont-elles répondu que oui, et non, à tout ce que nous avons pu leur dire ? Et ne m’avouerez-vous pas enfin que quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne pouvait nous faire pis qu’elles ont fait ? DU CROISY.- Il me semble que vous prenez la chose fort à cœur.


LA GRANGE.- Sans doute je l’y prends, et de telle façon que, je veux me venger de cette impertinence. Je connais ce qui nous a fait mépriser. L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c’est un ambigu [3] de précieuse et de coquette que leur personne ; je vois ce qu’il faut être, pour en être bien reçu, et si vous m’en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce [4] , qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connaître un peu mieux leur monde. DU CROISY.- Et comment encore ? LA GRANGE.- J’ai un certain valet nommé Mascarille, qui passe au sentiment de beaucoup de gens pour une manière de bel esprit ; car il n’y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C’est un extravagant, qui s’est mis dans la tête de vouloir faire l’homme de condition [5] . Il se pique ordinairement de galanterie, et de vers, et dédaigne les autres valets jusqu’à les appeler brutaux. DU CROISY.- Eh bien qu’en prétendez-vous faire ? LA GRANGE.- Ce que j’en prétends faire ! Il faut... mais sortons d’ici auparavant. SCÈNE II GORGIBUS, DU CROISY, LA GRANGE. GORGIBUS.- Eh bien vous avez vu ma nièce, et ma fille, les affaires irontelles bien ? quel est le résultat de cette visite ? LA GRANGE.- C’est une chose que vous pourrez mieux apprendre d’elles, que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c’est que nous vous rendons grâce de la faveur que vous nous avez faite, et demeurons vos très humbles serviteurs. GORGIBUS.- Ouais il semble qu’ils sortent mal satisfaits d’ici, d’où pourrait venir leur mécontentement ? Il faut savoir un peu ce que c’est.


Holà. SCÈNE III MAROTTE, GORGIBUS. MAROTTE.- Que désirez-vous monsieur ? GORGIBUS.- Où sont vos maîtresses ? MAROTTE.- Dans leur cabinet. GORGIBUS.- Que font-elles ? MAROTTE.- De la pommade pour les lèvres. GORGIBUS.- C’est trop pommadé, dites-leur qu’elles descendent. Ces pendardes-là avec leur pommade ont je pense envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d’œufs, lait virginal [6] , et mille autres brimborions que je ne connais point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d’une douzaine de cochons, pour le moins ; et quatre valets vivraient tous les jours des pieds de mouton qu’elles emploient. SCÈNE IV MAGDELON, CATHOS, GORGIBUS. GORGIBUS.- Il est bien nécessaire, vraiment, de faire tant de dépense pour vous graisser le museau. Dites-moi un peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur ? Vous avais-je pas commandé de les recevoir comme des personnes, que je voulais vous donner pour maris ? MAGDELON.- Et quelle estime, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier [i] de ces gens-là ? CATHOS.- Le moyen [7] , mon oncle, qu’une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne ?


GORGIBUS.- Et qu’y trouvez-vous à redire ? MAGDELON.- La belle galanterie que la leur ! Quoi débuter d’abord [8] par lemariage ? GORGIBUS.- Et par où veux-tu donc qu’ils débutent, par le concubinage ? N’est-ce pas un procédé, dont vous avez sujet de vous louer toutes deux, aussi bien que moi ? Est-il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils aspirent n’est-il pas un témoignage de l’honnêteté de leurs intentions ? MAGDELON.- Ah mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses. GORGIBUS.- Je n’ai que faire, ni d’air, ni de chanson. Je te dis que le mariageest une chose sainte et sacrée, et que c’est faire en honnêtes gens que de débuter par là. MAGDELON.- Mon Dieu, que si tout le monde vous ressemblait un roman serait bientôt fini : la belle chose, que ce serait, si d’abord Cyrus épousait Mandane, et qu’Aronce de plain-pied fût marié à Clélie [9] . GORGIBUS.- Que me vient conter celle-ci. MAGDELON.- Mon père, voilà ma cousine, qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver, qu’après les autres aventures. Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments ; pousser [i] le doux, le tendre, et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple [10] , ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle, par un parent, ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache, un temps, sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante, qui exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie


s’est un peu éloignée : et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paraît à notre rougeur, et qui pour un temps bannit l’amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser ; de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles, dont en bonne galanterie on ne saurait se dispenser ; mais en venir de but en blanc à l’union conjugale ! ne faire l’amour [11] qu’en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ! Encore un coup mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé, et j’ai mal au cœur de la seule vision [12] que cela me fait. GORGIBUS.- Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style. CATHOS.- En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ? Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la Carte de Tendre [i] , et que billets-doux, petits-soins, billets-galants et jolis-vers, sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie ; un chapeau désarmé de plumes ; une tête irrégulière en cheveux [13] et un habit qui souffre une indigence de rubans ! Mon Dieu quels amants sontce là ! quelle frugalité d’ajustement, et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demipied, que leurs hauts-de-chausses, ne soient assez larges. GORGIBUS.- Je pense qu’elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos et vous Magdelon. MAGDELON.- Eh de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges [14] , et nous appelez autrement.


GORGIBUS.- Comment, ces noms étranges ? Ne sont-ce pas vos noms de baptême ? MAGDELON.- Mon Dieu, que vous êtes vulgaire ! Pour moi un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle [15] que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon ? et ne m’avouerez-vous pas que ce serait assez d’un de ces noms, pour décrier le plus beau roman du monde ? CATHOS.- Il est vrai, mon oncle, qu’une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là, et le nom de Polyxène, que ma cousine a choisi, et celui d’Aminte, que je me suis donné [i] , ont une grâce, dont il faut que vous demeuriez d’accord. GORGIBUS.- Écoutez ; il n’y a qu’un mot qui serve. Je n’entends point que vous ayez d’autres noms, que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines [16] , et pour ces Messieurs, dont il est question je connais leursfamilles et leurs biens, et je veux résolûment que vous vous disposiez [17] à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante, pour un homme de mon âge. CATHOS.- Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire c’est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ? MAGDELON.- Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d’arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n’en pressez point tant la conclusion. GORGIBUS.- Il n’en faut point douter, elles sont achevées. Encore un coup, je n’entends rien à toutes ces balivernes, je veux être maître absolu, et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux, avant qu’il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses, j’en fais un bon serment.


SCÈNE V CATHOS, MAGDELON. CATHOS.- Mon Dieu, ma chère, que ton père a la forme [18] enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse, et qu’il fait sombre dans son âme ! MAGDELON.- Que veux-tu, ma chère, j’en suis en confusion pour lui. J’ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure, un jour, me viendra développer [19] une naissance plus illustre. CATHOS.- Je le croirais bien oui, il y a toutes les apparences du monde, et pour moi, quand je me regarde aussi... SCÈNE VI MAROTTE, CATHOS, MAGDELON. MAROTTE.- Voilà un laquais, qui demande, si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir. MAGDELON.- Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : "Voilà un nécessaire [20] qui demande ; si vous êtes en commodité d’être visibles [21] ." MAROTTE.- Dame, je n’entends point le latin, et je n’ai pas appris, comme vous, la filofie dans le Grand Cyre. MAGDELON.- L’impertinente ! Le moyen de souffrir cela ! Et qui est-il le maître de ce laquais ? MAROTTE.- Il me l’a nommé le marquis de Mascarille. MAGDELON.- Ah ma chère ! un marquis. Oui, allez dire qu’on nous peut voir. C’est sans doute un bel esprit, qui aura ouï parler de nous.


CATHOS.- Assurément, ma chère. MAGDELON.- Il faut le recevoir dans cette salle basse, plutôt qu’en notre chambre : ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des Grâces [22] . MAROTTE.- Par ma foi, je ne sais point quelle bête c’est là, il faut parler chrétien, si vous voulez, que je vous entende. CATHOS.- Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes. Et gardezvous bien d’en salir la glace, par la communication de votre image. SCÈNE VII MASCARILLE, DEUX PORTEURS. MASCARILLE.- Holà, porteurs, holà. Là, là, là, là, là, là. Je pense que ces marauds-là ont dessein de me briser, à force de heurter contre les murailles, et les pavés. 1er PORTEUR.- Dame, c’est que la porte est étroite. Vous avez voulu aussi, que nous soyons entrés jusqu’ici. MASCARILLE.- Je le crois bien. Voudriez-vous, faquins, que j’exposasse l’embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse, et que j’allasse imprimer mes souliers en boue ? Allez, ôtez votre chaise d’ici [23] . 2e PORTEUR.- Payez-nous donc, s’il vous plaît, Monsieur. MASCARILLE.- Hem ? 2e PORTEUR.- Je dis, Monsieur, que vous nous donniez de l’argent, s’il vous plaît. MASCARILLE, lui donnant un soufflet.- Comment, coquin, demander de l’argent à une personne de ma qualité ?


2e PORTEUR.- Est-ce ainsi, qu’on paye les pauvres gens ? et votre qualité nous donne-t-elle à dîner ? MASCARILLE.- Ah, ah, ah, je vous apprendrai à vous connaître. Ces canailles-là s’osent jouer à moi. 1er PORTEUR, prenant un des bâtons de sa chaise.- Çà, payez-nous vitement. MASCARILLE.- Quoi ? 1er PORTEUR.- Je dis, que je veux avoir de l’argent, tout à l’heure [24] . MASCARILLE.- Il est raisonnable [25] . 1er PORTEUR.- Vite donc. MASCARILLE.- Oui-da, tu parles comme il faut, toi ; mais l’autre est un coquin, qui ne sait ce qu’il dit. Tiens es-tu content ? 1er PORTEUR.- Non je ne suis pas content, vous avez donné un soufflet à mon camarade, et... MASCARILLE.- Doucement, tiens, voilà pour le soufflet. On obtient tout de moi, quand on s’y prend de la bonne façon. Allez, venez me reprendre tantôt, pour aller au Louvre au petit coucher [26] . SCÈNE VIII MAROTTE, MASCARILLE. MAROTTE.- Monsieur, voilà mes maîtresses, qui vont venir tout à l’heure. MASCARILLE.- Qu’elles ne se pressent point, je suis ici posté commodément, pour attendre. MAROTTE.- Les voici.


SCÈNE IX MAGDELON, CATHOS, MASCARILLE, ALMANZOR. MASCARILLE, après avoir salué.- Mesdames, vous serez surprises, sans doute de l’audace de ma visite ; mais votre réputation vous attire cette méchante affaire, et le mérite a pour moi des charmes si puissants, que jecours, partout, après lui. MAGDELON.- Si vous poursuivez le mérite, ce n’est pas sur nos terres que vous devez chasser. CATHOS.- Pour voir chez nous le mérite, il a fallu, que vous l’y ayez amené. MASCARILLE.- Ah je m’inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste, en contant ce que vous valez, et vous allez faire pic, repic et capot [27] , tout ce qu’il y a de galant dans Paris. MAGDELON.- Votre complaisance pousse, un peu trop avant, la libéralité de ses louanges, et nous n’avons garde, ma cousine, et moi, de donner de notre sérieux, dans le doux de votre flatterie. CATHOS.- Ma chère, il faudrait faire donner des sièges. MAGDELON.- Holà, Almanzor. ALMANZOR.- Madame. MAGDELON.- Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation [28] . MASCARILLE.- Mais au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi. CATHOS.- Que craignez-vous ? MASCARILLE.- Quelque vol de mon cœur, quelque assassinat de ma franchise [29] . Je vois ici des yeux qui ont la mine d’être de fort mauvais


garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More. Comment diable, d’abord qu’on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière ? Ah ! par ma foi je m’en défie, et je m’en vais gagner au pied [30], ou je veux caution bourgeoise, qu’ils ne me feront point de mal. MAGDELON.- Ma chère, c’est le caractère enjoué. CATHOS.- Je vois bien que c’est un Amilcar [i] . MAGDELON.- Ne craignez rien, nos yeux n’ont point de mauvais desseins, et votre cœur peut dormir en assurance sur leur prud’homie [31] . CATHOS.- Mais de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d’heure, contentez un peu l’envie qu’il a de vous embrasser. MASCARILLE, après s’être peigné et avoir ajusté ses canons.- Eh bien, Mesdames, que dites-vous de Paris ? MAGDELON.- Hélas ! qu’en pourrions-nous dire ? Il faudrait être l’antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles [32] , le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie. MASCARILLE.- Pour moi, je tiens que hors de Paris, il n’y a point de salut pour les honnêtes gens. CATHOS.- C’est une vérité incontestable. MASCARILLE.- Il y fait un peu crotté, mais nous avons la chaise. MAGDELON.- Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue, et du mauvais temps. MASCARILLE.- Vous recevez beaucoup de visites ? quel bel esprit est des vôtres ?


MAGDELON.- Hélas nous ne sommes pas encore connues ; mais nous sommes en passe de l’être, et nous avons une amie particulière, qui nous a promis d’amener ici tous ces messieurs du Recueil des Pièces Choisies [33] . CATHOS.- Et certains autres, qu’on nous a nommés aussi, pour être les arbitres souverains des belles choses. MASCARILLE.- C’est moi qui ferai votre affaire mieux que personne ; ils me rendent tous visite, et je puis dire que je ne me lève jamais, sans une demi-douzaine de beaux esprits. MAGDELON.- Eh ! mon Dieu, nous vous serons obligées de la dernière obligation ; si vous nous faites cette amitié : car enfin il faut avoir la connaissance de tous ces Messieurs-là, si l’on veut être du beau monde. Ce sont eux qui donnent le branle [34] à la réputation dans Paris ; et vous savez qu’il y en a tel, dont il ne faut que la seule fréquentation, pour vous donner bruit de connaisseuse, quand il n’y aurait rien autre chose que cela. Mais pour moi ce que je considère particulièrement, c’est que par le moyen de ces visitesspirituelles [35] , on est instruite de cent choses, qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit [36] . On apprend par là, chaque jour, les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose, et de vers. On sait à point nommé, " Un tel a composé la plus jolie pièce du monde, sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celuilà a composé des stances sur une infidélité ; Monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un telauteur a fait un tel dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse [37] " : c’est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l’on ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir. CATHOS.- En effet je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit, et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et pour moi j’aurais toutes les hontes du monde, s’il fallait qu’on vînt à me demander, si j’aurais vu quelque chose


de nouveau, que je n’aurais pas vu. MASCARILLE.- Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine, je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris, que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je veux, et vous verrez courir de ma façon dans les belles ruelles [38] de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes, et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits. MAGDELON.- Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits ; je ne vois rien de si galant que cela. MASCARILLE.- Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond. Vous en verrez de ma manière, qui ne vous déplairont pas. CATHOS.- Pour moi j’aime terriblement les énigmes. MASCARILLE.- Cela exerce l’esprit, et j’en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner. MAGDELON.- Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés. MASCARILLE.- C’est mon talent particulier, et je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine. MAGDELON.- Ah ! certes, cela sera du dernier beau, j’en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer. MASCARILLE.- Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires, qui me persécutent. MAGDELON.- Je m’imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé. MASCARILLE.- Sans doute ; mais à propos, il faut que je vous dise un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies, que je fus


visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus. CATHOS.- L’impromptu est justement la pierre de touche de l’esprit. MASCARILLE.- Écoutez donc. MAGDELON.- Nous y sommes de toutes nos oreilles. MASCARILLE.Oh, oh, je n’y prenais pas garde, Tandis que sans songer à mal, je vous regarde, Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur, Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur. CATHOS.- Ah mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant. MASCARILLE.- Tout ce que je fais a l’air cavalier, cela ne sent point le pédant. MAGDELON.- Il [i] en est éloigné de plus de deux mille lieues. MASCARILLE.- Avez-vous remarqué ce commencement, oh, oh ? Voilà qui est extraordinaire, oh, oh. Comme un homme qui s’avise tout d’un coup, oh, oh. La surprise, oh, oh. MAGDELON.- Oui, je trouve ce oh, oh, admirable. MASCARILLE.- Il semble que cela ne soit rien. CATHOS.- Ah, mon Dieu, que dites-vous ! Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer. MAGDELON.- Sans doute, et j’aimerais mieux avoir fait ce oh, oh, qu’un poème épique.


MASCARILLE.- Tudieu, vous avez le goût bon. MAGDELON.- Eh, je ne l’ai pas tout à fait mauvais. MASCARILLE.- Mais n’admirez-vous pas aussi, je n’y prenais pas garde ? Je n’y prenais pas garde, je ne m’apercevais pas de cela, façon de parler naturelle, je n’y prenais pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis qu’innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, je vous regarde ; c’est-à-dire je m’amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple. Votre œil en tapinois... Que vous semble de ce mot, tapinois, n’est-il pas bien choisi ? CATHOS.- Tout à fait bien. MASCARILLE.- Tapinois, en cachette, il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris. Tapinois. MAGDELON.- Il ne se peut rien de mieux. MASCARILLE.- Me dérobe mon cœur, me l’emporte, me le ravit. Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur. Ne diriez-vous pas que c’est un homme qui crie etcourt après un voleur pour le faire arrêter, Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur. MAGDELON.- Il faut avouer que cela a un tour spirituel, et galant. MASCARILLE.- Je veux vous dire l’air que j’ai fait dessus. CATHOS.- Vous avez appris la musique ? MASCARILLE.- Moi ? point du tout. CATHOS.- Et comment donc cela se peut-il ? MASCARILLE.- Les gens de qualité savent tout, sans avoir jamais rien appris. MAGDELON.- Assurément, ma chère.


MASCARILLE.- Écoutez si vous trouverez l’air à votre goût : hem, hem. La, la, la, la, la. La brutalité de la saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix ; mais il n’importe, c’est à la cavalière [39] . (Il chante.) Oh, oh, je n’y prenais pas... CATHOS.- Ah que voilà un air qui est passionné ! Est-ce qu’on n’en meurt point ? MAGDELON.- Il y a de la chromatique [40] là dedans. MASCARILLE.- Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant ?Au voleur... Et puis comme si l’on criait bien fort, au, au, au, au, au, au voleur ; et tout d’un coup comme une personne essoufflée, au voleur. MAGDELON.- C’est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure ; je suis enthousiasmée de l’air, et des paroles. CATHOS.- Je n’ai encore rien vu de cette force-là. MASCARILLE.- Tout ce que je fais me vient naturellement, c’est sans étude. MAGDELON.- La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l’enfant gâté. MASCARILLE.- À quoi donc passez-vous le temps [41] ? CATHOS.- À rien du tout. MAGDELON.- Nous avons été jusqu’ici, dans un jeûne effroyable de divertissements. MASCARILLE.- Je m’offre à vous mener l’un de ces jours à la comédie, si vous voulez, aussi bien on en doit jouer une nouvelle, que je serai bien


aise, que nous voyions ensemble. MAGDELON.- Cela n’est pas de refus [42] . MASCARILLE.- Mais je vous demande d’applaudir, comme il faut, quand nous serons là. Car je me suis engagé de faire valoir la pièce, et l’auteur m’en est venu prier encore ce matin. C’est la coutume ici, qu’à nous autres gens de condition, les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles, et leur donner de la réputation, et je vous laisse à penser, si quand nous disons quelque chose le parterre ose nous contredire. Pour moi, j’y suis fort exact ; et quand j’ai promis à quelque poète, je crie toujours : "Voilà qui est beau [43] ", devant que les chandelles soient allumées. MAGDELON.- Ne m’en parlez point, c’est un admirable lieu que Paris ; il s’y passe cent choses tous les jours, qu’on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu’on puisse être. CATHOS.- C’est assez, puisque nous sommes instruites, nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur tout ce qu’on dira. MASCARILLE.- Je ne sais si je me trompe ; mais vous avez toute la mine d’avoir fait quelque comédie. MAGDELON.- Eh, il pourrait être quelque chose de ce que vous dites. MASCARILLE.- Ah, ma foi, il faudra que nous la voyions. Entre nous, j’en ai composé une que je veux faire représenter. CATHOS.- Hé, à quels comédiens la donnerez-vous ? MASCARILLE.- Belle demande ! Aux grands comédiens [44] ; il n’y a qu’eux qui soient capables de faire valoir les choses ; les autres sont des ignorants, qui récitent comme l’on parle [45] ; ils ne savent pas faire ronfler les vers, et s’arrêter au bel endroit ; et le moyen de connaître où est le beau vers, si lecomédien ne s’y arrête et ne vous avertit par là, qu’il faut faire le brouhaha [i] ?


CATHOS.- En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés d’un ouvrage, et les choses ne valent que ce qu’on les fait valoir. MASCARILLE.- Que vous semble de ma petite-oie [i] ? la trouvez-vous congruante à l’habit ? CATHOS.- Tout à fait. MASCARILLE.- Le ruban est bien choisi. MAGDELON.- Furieusement bien. C’est Perdrigeon [46] tout pur. MASCARILLE.- Que dites-vous de mes canons [47] ? MAGDELON.- Ils ont tout à fait bon air. MASCARILLE.- Je puis me vanter au moins qu’ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu’on fait. MAGDELON.- Il faut avouer que je n’ai jamais vu porter si haut l’élégance de l’ajustement. MASCARILLE.- Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat. MAGDELON.- Ils sentent terriblement bon. CATHOS.- Je n’ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée. MASCARILLE.- Et celle-là [48] ? MAGDELON.- Elle est tout à fait de qualité ; le sublime [49] en est touché délicieusement. MASCARILLE.- Vous ne me dites rien de mes plumes, comment les trouvez-vous ? CATHOS.- Effroyablement belles.


MASCARILLE.- Savez-vous que le brin me coûte un louis d’or ? Pour moi j’ai cette manie, de vouloir donner généralement, sur tout ce qu’il y a de plus beau. MAGDELON.- Je vous assure, que nous sympathisons vous et moi ; j’ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte ; et jusqu’à mes chaussettes [50] , je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne ouvrière [51] . MASCARILLE, s’écriant brusquement.- Ahi, ahi, ahi, doucement ; Dieu me damne, Mesdames, c’est fort mal en user ; j’ai à me plaindre de votre procédé ; cela n’est pas honnête. CATHOS.- Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ? MASCARILLE.- Quoi ? toutes deux contre mon cœur, en même temps ? m’attaquer à droit et à gauche ? Ah c’est contre le droit des gens, la partie n’est pas égale, et je m’en vais crier au meurtre. CATHOS.- Il faut avouer qu’il dit les choses d’une manière particulière. MAGDELON.- Il a un tour admirable dans l’esprit. CATHOS.- Vous avez plus de peur que de mal, et votre cœur crie avant qu’on l’écorche. MASCARILLE.- Comment diable ! il est écorché depuis la tête jusqu’aux pieds. SCÈNE X MAROTTE, MASCARILLE, CATHOS, MAGDELON. MAROTTE.- Madame, on demande à vous voir. MAGDELON.- Qui ? MAROTTE.- Le vicomte de Jodelet.


MASCARILLE.- Le vicomte de Jodelet ? MAROTTE.- Oui, Monsieur. CATHOS.- Le connaissez-vous ? MASCARILLE.- C’est mon meilleur ami. MAGDELON.- Faites entrer vitement. MASCARILLE.- Il y a quelque temps que nous ne nous sommes vus, et je suis ravi de cette aventure. CATHOS.- Le voici. SCÈNE XI JODELET, MASCARILLE, CATHOS, MAGDELON, MAROTTE. MASCARILLE.- Ah Vicomte ! JODELET, s’embrassant l’un l’autre.- Ah Marquis ! MASCARILLE.- Que je suis aise de te rencontrer ! JODELET.- Que j’ai de joie de te voir ici ! MASCARILLE.- Baise-moi donc encore un peu, je te prie. MAGDELON.- Ma toute bonne, nous commençons d’être connues, voilà le beau monde qui prend le chemin de nous venir voir. MASCARILLE.- Mesdames, agréez que je vous présente ce gentilhomme-ci. Sur ma parole, il est digne d’être connu de vous. JODELET.- Il est juste de venir vous rendre ce qu’on vous doit, et vos attraits exigent leurs droits seigneuriaux sur toutes sortes de personnes.


MAGDELON.- C’est pousser vos civilités jusqu’aux derniers confins de la flatterie. CATHOS.- Cette journée doit être marquée dans notre almanach, comme une journée bienheureuse. MAGDELON.- Allons, petit garçon, faut-il toujours vous répéter les choses ? voyez-vous pas qu’il faut le surcroît d’un fauteuil ? MASCARILLE.- Ne vous étonnez pas de voir le Vicomte de la sorte, il ne fait que sortir d’une maladie qui lui a rendu le visage pâle, comme vous le voyez [52] . JODELET.- Ce sont fruits des veilles de la cour, et des fatigues de la guerre. MASCARILLE.- Savez-vous, Mesdames, que vous voyez dans le Vicomte un des vaillants hommes du siècle ? C’est un brave à trois poils [53] . JODELET.- Vous ne m’en devez rien [54] , Marquis, et nous savons ce que vous savez faire aussi. MASCARILLE.- Il est vrai que nous nous sommes vus tous deux dans l’occasion. JODELET.- Et dans des lieux où il faisait fort chaud [55] . MASCARILLE, les regardant toutes deux.- Oui, mais non pas si chaud qu’ici. Hay, hay, hay. JODELET.- Notre connaissance s’est faite à l’armée, et la première fois que nous nous vîmes, il commandait un régiment de cavalerie sur les galères de Malte. MASCARILLE.- Il est vrai ; mais vous étiez pourtant dans l’emploi avant que j’y fusse, et je me souviens que je n’étais que petit officier encore, que vous commandiez deux mille chevaux.


JODELET.- La guerre est une belle chose : mais ma foi, la cour récompense bien mal aujourd’hui les gens de service comme nous. MASCARILLE.- C’est ce qui fait que je veux pendre l’épée au croc. CATHOS.- Pour moi j’ai un furieux tendre pour les hommes d’épée. MAGDELON.- Je les aime aussi : mais je veux que l’esprit assaisonne la bravoure. MASCARILLE.- Te souvient-il, Vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur les ennemis au siège d’Arras ? JODELET.- Que veux-tu dire avec ta demi-lune ? C’était bien une lune tout entière [56] . MASCARILLE.- Je pense que tu as raison. JODELET.- Il m’en doit bien souvenir, ma foi : j’y fus blessé à la jambe d’un coup de grenade, dont je porte encore les marques. Tâtez un peu, de grâce, vous sentirez quelque coup, c’était là [57] . CATHOS.- Il est vrai que la cicatrice est grande. MASCARILLE.- Donnez-moi un peu votre main, et tâtez celui-ci : là, justement au derrière de la tête. Y êtes-vous ? MAGDELON.- Oui, je sens quelque chose. MASCARILLE.- C’est un coup de mousquet que je reçus la dernière campagne que j’ai faite. JODELET.- Voici un autre coup qui me perça de part en part à l’attaque de Gravelines. MASCARILLE, mettant la main sur le bouton de son haut-de-chausses.Je vais vous montrer une furieuse plaie.


MAGDELON.- Il n’est pas nécessaire, nous le croyons, sans y regarder. MASCARILLE.- Ce sont des marques honorables, qui font voir ce qu’on est. CATHOS.- Nous ne doutons point de ce que vous êtes. MASCARILLE.- Vicomte, as-tu là ton carrosse ? JODELET.- Pourquoi ? MASCARILLE.- Nous mènerions promener ces dames hors des portes, et leur donnerions un cadeau [58] . MAGDELON.- Nous ne saurions sortir aujourd’hui. MASCARILLE.- Ayons donc les violons pour danser. JODELET.- Ma foi c’est bien avisé. MAGDELON.- Pour cela nous y consentons ; mais il faut donc quelque surcroît de compagnie. MASCARILLE.- Holà Champagne, Picard, Bourguignon, Casquaret, Basque, La Verdure, Lorrain, Provençal, La Violette. Au diable soient tous les laquais. Je ne pense pas qu’il y ait gentilhomme en France plus mal servi que moi. Ces canailles me laissent toujours seul. MAGDELON.- Almanzor, dites aux gens de Monsieur, qu’ils aillent quérir des violons, et nous faites venir ces Messieurs, et ces Dames d’ici près, pour peupler la solitude de notre bal. MASCARILLE.- Vicomte, que dis-tu de ces yeux ? JODELET.- Mais toi-même, Marquis que t’en semble ? MASCARILLE.- Moi, je dis, que nos libertés auront peine à sortir d’ici les braies nettes [59] . Au moins, pour moi, je reçois d’étranges secousses, et


mon cœur ne tient plus qu’à un filet. MAGDELON.- Que tout ce qu’il dit est naturel ! Il tourne les choses le plus agréablement du monde. CATHOS.- Il est vrai, qu’il fait une furieuse dépense en esprit. MASCARILLE.- Pour vous montrer que je suis véritable, je veux faire un impromptu là-dessus [60] . CATHOS.- Eh je vous en conjure de toute la dévotion de mon cœur, que nous ayons quelque chose [61] qu’on ait fait pour nous. JODELET.- J’aurais envie d’en faire autant : mais je me trouve un peu incommodé de la veine poétique, pour la quantité des saignées que j’y ai faites ces jours passés [62] . MASCARILLE.- Que diable est celà ? Je fais toujours bien le premier vers : mais j’ai peine à faire les autres. Ma foi, ceci est un peu trop pressé, je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau du monde. JODELET.- Il a de l’esprit comme un démon. MAGDELON.- Et du galant, et du bien tourné. MASCARILLE.- Vicomte dis-moi un peu, y a-t-il longtemps, que tu n’as vu la Comtesse ? JODELET.- Il y a plus de trois semaines que je ne lui ai rendu visite. MASCARILLE.- Sais-tu bien que le Duc m’est venu voir ce matin, et m’a voulu mener à la campagne, courir un cerf, avec lui ? MAGDELON.- Voici nos amies, qui viennent. SCÈNE XII


JODELET, MASCARILLE, CATHOS, MAGDELON, MAROTTE, LUCILE [63] . MAGDELON.- Mon Dieu, mes chères, nous vous demandons pardon. Ces Messieurs ont eu fantaisie de nous donner les âmes des pieds [64] , et nous vous avons envoyé quérir pour remplir les vides de notre assemblée. LUCILE.- Vous nous avez obligées, sans doute. MASCARILLE.- Ce n’est ici qu’un bal à la hâte ; mais l’un de ces jours nous vous en donnerons un dans les formes. Les violons sont-ils venus ? ALMANZOR.- Oui, Monsieur, ils sont ici. CATHOS.- Allons donc, mes chères, prenez place. MASCARILLE, dansant lui seul comme par prélude.- La, la, la, la, la, la, la, la. MAGDELON.- Il a tout à fait la taille élégante [65] . CATHOS.- Et a la mine de danser proprement. MASCARILLE, ayant pris Magdelon.- Ma franchise va danser la courante [66]aussi bien que mes pieds. En cadence, violons, en cadence. Oh quels ignorants ! il n’y a pas moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte, ne sauriez-vous jouer en mesure ? La, la, la, la, la, la, la. Ferme, ô violons de village. JODELET, dansant ensuite.- Holà, ne pressez pas si fort la cadence, je ne fais que sortir de maladie. SCÈNE XIII DU CROISY, LA GRANGE, MASCARILLE, JODELET, CATHOS, MAGDELON, MAROTTE, LUCILE. LA GRANGE, un bâton à la main.- Ah, ah, coquins, que faites-vous ici ? il y


a trois heures que nous vous cherchons. MASCARILLE, se sentant battre.- Ahy, ahy, ahy, vous ne m’aviez pas dit que les coups en seraient aussi. JODELET.- Ahy, ahy, ahy. LA GRANGE.- C’est bien à vous, infâme que vous êtes, à vouloir faire l’homme d’importance. DU CROISY.- Voilà qui vous apprendra à vous connaître. Ils sortent. SCÈNE XIV MASCARILLE, JODELET, CATHOS, MAGDELON, MAROTTE, LUCILE. MAGDELON.- Que veut donc dire ceci ? JODELET.- C’est une gageure. CATHOS.- Quoi ? vous laisser battre de la sorte ! MASCARILLE.- Mon Dieu, je n’ai pas voulu faire semblant de rien : car je suis violent, et je me serais emporté. MAGDELON.- Endurer un affront comme celui-là, en notre présence ? MASCARILLE.- Ce n’est rien, ne laissons pas d’achever. Nous nous connaissons il y a longtemps, et entre amis on ne va pas se piquer, pour si peu de chose. SCÈNE XV DU CROISY, LA GRANGE, MASCARILLE, JODELET, MAGDELON, CATHOS.


LA GRANGE.- Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres [67] . MAGDELON.- Quelle est donc cette audace, de venir nous troubler de la sorte, dans notre maison ? DU CROISY.- Comment, Mesdames, nous endurerons que nos laquais soient mieux reçus, que nous ? qu’ils viennent vous faire l’amour [68] à nos dépens, et vous donnent le bal [69] ? MAGDELON.- Vos laquais ? LA GRANGE.- Oui, nos laquais, et cela n’est ni beau, ni honnête, de nous les débaucher [70] , comme vous faites. MAGDELON.- Ô Ciel, quelle insolence ! LA GRANGE.- Mais ils n’auront pas l’avantage de se servir de nos habits, pour vous donner dans la vue, et si vous les voulez aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite qu’on les dépouille sur-le-champ. JODELET.- Adieu notre braverie [71] . MASCARILLE.- Voilà le marquisat et la vicomté à bas. DU CROISY.- Ha, ha, coquins, vous avez l’audace d’aller sur nos brisées. Vous irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure. LA GRANGE.- C’est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits. MASCARILLE.- Ô fortune, quelle est ton inconstance ! DU CROISY.- Vite qu’on leur ôte jusqu’à la moindre chose. LA GRANGE.- Qu’on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, Mesdames, en l’état qu’ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec


eux, tant qu’il vous plaira, nous vous laissons toute sorte de liberté [72] pour cela, et nous vous protestons, Monsieur, et moi, que nous n’en serons aucunement jaloux [73] . CATHOS.- Ah quelle confusion ! MAGDELON.- Je crève de dépit. VIOLONS, au marquis.- Qu’est-ce donc que ceci ? qui nous payera nous autres ? MASCARILLE.- Demandez à Monsieur le Vicomte. VIOLONS, au vicomte.- Qui est-ce, qui nous donnera de l’argent ? JODELET.- Demandez à Monsieur le Marquis. SCÈNE XVI GORGIBUS, MASCARILLE, JODELET [74] , MAGDELON, CATHOS, MAROTTE. GORGIBUS.- Ah coquines, que vous êtes, vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois, et je viens d’apprendre de belles affaires vraiment, de ces Messieurs qui sortent [75] . MAGDELON.- Ah ! mon père, c’est une pièce sanglante [76] , qu’ils nous ont faite. GORGIBUS.- Oui, c’est une pièce sanglante ; mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes. Ils se sont ressentis du traitement, que vous leur avez fait, et cependant, malheureux que je suis, il faut, que je boive l’affront. MAGDELON.- Ah, je jure, que nous en serons vengées, ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici, après votre insolence ?


MASCARILLE.- Traiter comme cela un marquis ? Voilà ce que c’est, que du monde, la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissaient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part ; je vois bien qu’on n’aime ici, que la vaine apparence, et qu’on n’y considère point la vertu toute nue. Ils sortent tous deux. SCÈNE XVII GORGIBUS, MAGDELON, CATHOS, VIOLONS. VIOLONS.- Monsieur nous entendons que vous nous contentiez [77] à leur défaut, pour ce que nous avons joué ici. GORGIBUS, les battant.- Oui, oui, je vous vais contenter, et voici la monnaie, dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui [78] me tient que je ne vous en fasse autant, nous allons servir de fable, et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines, allez vous cacher pour jamais. Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables. [1] Pecques : "misérables, mal bâties, sottes" (Dictionnaire de Richelet). [2] La ponctuation exacte du texte est la suivante : "demander tant de fois quelle heure est-il". Nous corrigeons. [3] Un ambigu est, au sens propre, "un repas où l’on servait ensemble les viandes et le dessert" (Dictionnaire de Furetière, 1690) ; d’où, au figuré, le sens de mélange incongru, bizarre. [4] Une pièce : un tour, une farce. [5] La condition indique la noblesse ; la qualité désigne la noblesse distinguée.


[6] Lait virginal : "sorte de cosmétique dont on se sert pour se blanchir le teint" (Littré). [i] Procédé irrégulier : manière d’agir, conduite qui n’est pas conforme à la norme, aux usages. Le mot irrégulier était d’emploi récent et précieux dans ce sens. [7] Le moyen (suivi d’un infinitif ou d’une proposition conjonctive) est une expression typiquement précieuse qui revient à :" Comment est-il possible de... (ou que) ?" [8] VAR. Quoi ? de débuter d’abord (1682). [9] Cyrus et Mandane sont les héros du Grand Cyrus de Madeleine de Sculéry (1648-53) ; Aronce et Clélie sont les héros de Clélie du même auteur (1654-1651). [i] Pousser le doux, le tendre et le passionné. "Pousser de beaux sentiments" qui signifie exprimer avec éclat de beaux sentiments est une expression récente et tout à fait précieuse. [10] Au temple : à l’église (mot que l’on répugne à prononcer au théâtre, par respect pour les choses saintes). [11] Faire l’amour : courtiser, faire sa cour. [12] Vision : idée (récent dans ce sens). [i] La carte de Tendre illustrait le tome Ier de la Clélie, paru en 1654. [13] Une tête irrégulière en cheveux : une tête qui n’est pas coiffée à la mode. [14] Étrange, au sens très fort que cet adjectif peut avoir au XVIIe siècle : inouï, extraordinaire. [15] Si spirituelle : si passionnée pour les choses de l’intelligence.


[i] Polyxène est le nom d’une jeune fille dans La Prétieuse de l’abbé de Pure (1656-1658), et Aminte est la célèbre héroïne du Tasse, dans la pastorale qui est intitulée de ce nom. [16] VAR. et vos marraines (1682). [17] Le texte porte une faute de ponctuation manifeste : "et je veux résolûment ; que vous vous disposiez". [18] La forme, c’est l’ensemble des qualités d’un homme. [19] Développer : faire connaître. [20] Un nécessaire : un valet (sens probablement inventé par Molière). [21] Le texte de 1660 ne porte pas de guillemets. Nous les ajoutons. [22] Le conseiller des Grâces : le miroir (autre expression inventée par Molière). [23] Le texte porte : "allez ôtez...". [24] Tout à l’heure : immédiatement. [25] VAR. Il est raisonnable, celui-là. (1682). [26] Au petit coucher : seuls étaient admis au petit coucher du Roi quelques courtisans très distingués. [27] Faire pic, repic, et capot : termes de jeu de piquet, gagner la partie sans laisser faire un seul point à l’adversaire. [28] Les commodités de la conversation : les fauteuils (invention de Molière). [29] Ma franchise : ma liberté. [30] Gagner au pied : s’enfuir.


[i] Amilcar est un personnage de la Clélie : c’est un amant beau parleur et spirituel. [31] Leur prud’homie : leur probité, leur sagesse. [32] Le grand bureau des merveilles : le grand centre, le grand magasin des merveilles ; le bureau, c’est essentiellement l’endroit où l’on trouve ce dont on a besoin. [33] Recueil des Pièces Choisies : célèbre recueil publié depuis 1653 par le libraire Charles de Sercy, qui en était à son quatrième tome en 1659 ; chaque volume rassemblait des pièces de près de 150 poètes. [34] VAR. Ce sont ceux qui donnent la branle. (1660). [35] Ces visites spirituelles : ces visites qui exercent l’esprit. [36] VAR. Et qui sont de l’essence du bel esprit. (1682). [37] Le texte de 1660 ne porte pas de guillemets. [38] Dans les belles ruelles : dans les beaux salons. La ruelle (espace laissé entre le lit et le mur) est l’endroit où se tiennent les amis intimes de la dame qui reçoit dans sa chambre, allongée sur son lit de parade. [i] Il signifie au neutre cela. [39] À la cavalière : sans accompagnement. [40] La chromatique est la musique caractérisée par les demi-tons, intermédiaires entre la diatonique, où dominent les tons, et l’enharmonique, où dominent les quarts de ton. [41] VAR. MASCARILLE.- À quoi donc passez-vous le temps, mesdames ? (1682). [42] Cela n’est pas de refus : expression populaire selon le dictionnaire de Furetière, 1690.


[43] Le texte de 1660 ne porte pas de guillemets. [44] VAR. Aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. (1682). [45] Ces phrases annoncent le passage de la première scène de L’Impromptu de Versailles (octobre 1663), où Molière imagine un poète refusant la diction naturelle et simple, réclamant la déclamation ampoulée des acteurs de l’Hôtel de Bourgogne et précisant : " Là, appuyez comme il faut sur le dernier vers. Voilà qui attire l’approbation et fait faire le brouhaha ". [i] Brouhaha : manifestation d’admiration du public. [i] Petite-oie : on désignait ainsi tout les accessoires de la toilette masculine (rubans, bas, chapeau, gants), mais surtout les n ?uds de rubans dits galandsqui garnissaient différents endroits de l’habit. [46] Perdrigeon : célèbre mercier parisien. [47] Les canons étaient des ornements de toile souvent garnis de dentelles qu’on attachait en-dessous du genou et qui descendaient jusqu’à mi-jambe. [48] VAR. Il donne à sentir les cheveux poudrés de sa perruque. (1682). [49] Le sublime : le cerveau (sens inventé par Molière). [50] La chaussette : est " le bas de toile que l’on met par-dessus la chausse ou le bas de soie ou de drap" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [51] VAR. Qui ne soit de la bonne faiseuse. (1682). [52] Plaisanterie digne de la farce, car Jodelet jouait toujours le visage enfariné. [53] Le velours à trois poils (à trois fils de trame) était de qualité supérieure.


[54] Vous ne m’en devez rien : vous ne me cédez en rien. [55] On dit en style militaire qu’une affaire est chaude lorsqu’un combat est très meurtrier. [56] Une demi-lune est un ouvrage de fortification formant un angle saillant vers la campagne. La réplique de Jodelet trahit une totale ignorance de cette expression technique. [57] VAR. Vous sentirez quel coup : c’était là. (1682). [58] Un cadeau est un "repas qu’on donne hors de chez soi et particulièrement à la campagne" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [59] Les braies nettes : sans avoir sali sa culotte, et, au figuré, sans dommage. [60] VAR. Il médite. (1682). [61] VAR. Que nous oyions [entendions] quelque chose. (1682). [62] VAR. pour la quantité de saignées que j’y ai fait faire ces jours passés. (1682). [63] L’édition de 1682 indique un personnage supplémentaire, CELIMENE, ainsi qu’en tête des scènes XIII, XIV et XV. [64] Les âmes des pieds : périphrase burlesque pour désigner les violons, expression de l’invention de Molière. [65] VAR. Il a la taille tout à fait élégante (1682). [66] Ma franchise va danser la courante : ma liberté va être mise à rude épreuve. [67] VAR. Trois ou quatre spadassins entrent. (1682). [68] Faire l’amour : courtiser.


[69] VAR. et vous donner (1682). [70] Les débaucher : les détourner de leurs devoirs. [71] Braverie : élégance vestimentaire, beaux habits. [72] VAR. Nous vous laisserons toute sorte de liberté. (1682). [73] VAR. Lucile et Célimène sortent. (1682). [74] Le texte de 1660 omet de mentionner Jodelet, qui intervient pourtant dans la scène. [75] VAR. De ces Messieurs et de ces Dames qui sortent. (1682). [76] Une pièce sanglante : un outrage sanglant. [77] Nous entendons que vous nous contentiez : nous prétendons être dédommagés par vous (c’est-à-dire payés). [78] Qui, au neutre : ce qui.



Sganarelle ou le Cocu imaginaire Note Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue du vivant de Molière, et conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même, dans les cas de faute manifeste, nous nous sommes référé à l’édition de 1682, dont nous donnons toutes les variantes. Nous ne nous sommes référé que de manière exceptionnelle à l’édition de 1734, dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier. Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ; treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la pièce.


LE TEXTE Dès le mois d’août 1660, le libraire Ribou publiait une édition subreptice de lacomédie, avec des arguments en prose placés en tête de chaque scène. Molière intenta une action judiciaire contre ce libraire pirate et la gagna, puis il conclut avec lui un accommodement. Éditions collationnées : 1660, 1682.

Notice COMÉDIE représentée pour la première fois sur le Théâtre du Petit-Bourbon, le 28e jour de mai 1660, par la Troupe de Monsieur, Frère Unique du Roi. Le 28 mai 1660, Molière représente, après le Venceslas de Rotrou, unecomédie en un acte et en vers, Sganarelle ou le Cocu imaginaire, qui obtient un grand succès. Cette petite pièce sera donnée trente fois avant la fin de l’année, et sera l’œuvre la plus représentée du vivant de son auteur [1] . Une miniature tombée des mains d’une malheureuse éplorée va provoquer une série de quiproquos : Sganarelle pense que sa femme le trompe, et celle-ci le pense infidèle ; de surcroît, Lélie est persuadé que sa maîtresse Célie s’est mariée en faisant fi de son penchant pour lui, et


Célie que Lélie ne l’aime plus... Au moment où Sganarelle, qui se croit cocufié par Lélie, est partagé entre le désir de provoquer en duel cet « affronteur » — celui qui lui fait porter des cornes ! — et la crainte de perdre la vie, la suivante de Célie, sorte de déesse ex machina, éclaircit toute l’affaire et Sganarelle, le « cocu imaginaire », tire la leçon burlesque des événements : De cet exemple-ci ressouvenez-vous bien, Et, quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien. À ce moment de sa carrière, Molière n’a pas encore élaboré sa poétiquecomique ; il se cherche et procède à une nouvelle expérience dramaturgique, quoiqu’il ne quitte pas encore le registre de la farce. En témoignent le choix du cocuage comme thème central, les trivialités débitées par Gros-René, qui ne pense qu’à bien boire et à bien manger, ou encore le ton de certains propos de Sganarelle, comme celui-ci : Quand j’aurai fait le brave, et qu’un fer, pour ma peine, M’aura d’un vilain coup transpercé la bedaine, Que par la ville ira le bruit de mon trépas, Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras ? (Sc. 17) À quoi l’on pourrait ajouter certains mots ou plaisanteries « en situation », qui relèvent de cette tradition ; ainsi quand Sganarelle reconnaissant Lélie, qu’il croit être l’amant de sa femme, s’écrie : Ah ! ma foi, me voilà de mon trouble éclairci ! ... C’est mon homme, ou plutôt c’est celui de ma femme. (Sc. 9) Cependant, comme il l’avait fait avec Les Précieuses ridicules, Molière dépasse l’esthétique limitée de la farce, mais en explorant ici d’autres voies. Il laisse de côté la satire des mœurs de ses contemporains, et s’intéresse de plus près au personnage de Sganarelle. Celui-ci,


relativement individualisé, n’est plus une marionnette comique comme le Mascarille de L’Étourdi, ou le Sganarelle duMédecin volant, qui n’étaient que des emplois ou des types traditionnels. Il se présente, en dépit de sa bonhomie, comme un jaloux aveuglé par une idée fixe : la crainte d’être trompé, obsession qui fait de lui le premier d’une longue lignée de héros monomaniaques à venir, dont certains seront bien plus inquiétants. Pour l’heure, Molière semble séduit par ce thème de la jalousie, qu’il va moduler d’une œuvre à l’autre — entre autres, peu de temps après et sur un ton plus grave, avec Dom Garcie de Navarre. Comme tous les obsédés, Sganarelle a une vision des choses déformée par son imagination ; il se montre constamment soupçonneux et interprète tout ce qu’il perçoit en fonction de son idée fixe. Mais il est aussi aveugle sur lui-même, ce qui nous vaut quelques beaux effets comiques ; par exemple lorsqu’il surprend sa femme admirant un portrait qu’elle a trouvé, et qu’il la croit infidèle : Donc à votre calcul, ô ma trop digne femme, Monsieur, tout bien compté, ne vaut pas bien Madame ? Et de par Belzébut qui vous puisse emporter, Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter ? Qui peut trouver en moi quelque chose à redire ? Cette taille, ce port, que tout le monde admire, Ce visage si propre à donner de l’amour, Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour ; Bref en tout et partout ma personne charmante N’est donc pas un morceau dont vous soyez contente ? (Sc. 6) Enfin, Sganarelle possède également des traits de caractère relativement humains, dans sa faiblesse et sa lâcheté ; et là encore, Molière exploitecomiquement cette dimension du personnage, reflétant l’«


humaine nature », comme lorsqu’il songe à se venger de celui qui, penset-il, l’a fait cocu : Je me sens là pourtant remuer une bile Qui veut me conseiller quelque action virile ; Oui, le courroux me prend ; c’est trop être poltron : Je veux résolûment me venger du larron ; Déjà pour commencer, dans l’ardeur qui m’enflamme, Je vais dire partout qu’il couche avec ma femme. (Sc. 18) Sganarelle est sans doute un des premiers « personnages » de Molière, bien qu’il ne jouisse pas encore de toutes les caractéristiques de la longue lignée de héros monomaniaques qu’il inaugure. En particulier, il est complètementridicule, comme le voulait la tradition comique pour le personnage chargé de faire rire* ; c’est ce que dira le pédant Lysidas dans La Critique de l’École des femmes : […] puisque c’est le personnage ridicule de la pièce, fallait-il lui faire faire l’action d’un honnête homme ? (Sc. 6) Les successeurs de Sganarelle en effet seront ridicules en de certaines choses, et honnêtes hommes en d’autres, ce qui contribuera au premier chef à leur vraisemblance. Outre cette attention plus grande portée aux traits de caractère du héros,Sganarelle explore une seconde voie, car Molière allie le comique de la farce à celui de la comédie d’intrigue, ses incidents et ses péripéties, comme s’il avait été tenté d’unir la vis comica de la première à l’habileté dans l’agencement des hasards, dont il avait donné la preuve en composant L’Étourdi. Molière continue de faire sienne une écriture dramatique stylisée en exploitant plus fréquemment par exemple les effets de symétrie comiques


: LÉLIE Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour Brûlant des mêmes feux, et mon ardente amour Verra, comme je crois, la promesse accomplie Qui me donna l’espoir de l’hymen de Célie. GORGIBUS Monsieur, que je revois en ces lieux de retour Brûlant des mêmes feux, et dont l’ardente amour Verra, que vous croyez, la promesse accomplie Qui vous donna l’espoir de l’hymen de Célie, Très humble serviteur à Votre Seigneurie. (Sc. 23) Outre le fait qu’il traduise métaphoriquement l’attitude de Gorgibus, ce type d’effet d’identité dans la reprise des termes séduit le spectateur par sa dimension ludique. Quand au comique « gestueux », il est hélas à jamais perdu pour nous. De ce jeu comique de l’acteur Molière, un contemporain, La Neufvillenaine, témoigne : Il ne s’est jamais rien vu de si agréable que les postures de Sganarelle quand il est derrière sa femme : son visage et ses gestes expriment si bien la jalousie, qu’il ne serait pas nécessaire qu’il parlât pour paraître le plus jaloux de tous les hommes. […] Jamais personne ne sut si bien démonter son visage et l’on peut dire que dans cette scène, il en change plus de vingt fois. Ainsi, Molière s’efforce d’ouvrir des voies nouvelles à la comédie,


aiguillonné sans doute, comme tout grand auteur, par son désir de transformer le genre à la mesure de sa visée esthétique, mais aussi peutêtre pour échapper à une certaine réputation de farceur que s’ingénient à lui faire ses ennemis, et qu’il ne croit pas mériter ; est-ce pour cela qu’il a pris soin d’écrire cette pièce en vers ? [1] Exactement 122 fois. Grimarest confirme ce succès de Sganarelle : « Le commun des gens ne lui tenait pas compte de cette pièce comme des Précieuses ridicules ; les caractères de celle-là ne les touchaient pas aussi vivement que ceux de l’autre. Cependant, malgré l’avis des troupes, des auteurs et des personnes inquiètes, Le Cocu imaginaire passa avec applaudissement dans le public ». Vie de M. de Molière, éd. G. Mongrédien, Paris, 1955, p. 49.

Sganarelle ou le Cocu imaginaire Acte 1 SGANARELLE OU LE COCU IMAGINAIRE Comédie ACTEURS GORGIBUS, bourgeois de Paris. CÉLIE, sa fille. LÉLIE, amant de Célie. GROS-RENÉ, valet de Lélie. SGANARELLE, bourgeois de Paris, et cocu imaginaire.


SA FEMME. VILLEBREQUIN, père de Valère. LA SUIVANTE de Célie. UN PARENT de Sganarelle. La scène est à Paris. SCÈNE PREMIÈRE GORGIBUS, CÉLIE, SA SUIVANTE. CÉLIE, sortant toute éplorée et son père la suivant.

Ah ! n’espérez jamais que mon cœur y consente.

GORGIBUS

Que marmottez-vous là petite impertinente, Vous prétendez choquer [1] ce que j’ai résolu, Je n’aurai pas sur vous un pouvoir absolu, 5 Et par sottes raisons votre jeune cervelle Voudrait régler ici la raison paternelle. Qui de nous deux à l’autre a droit de faire loi,


À votre avis, qui mieux, ou de vous, ou de moi Ô sotte, peut juger ce qui vous est utile ! 10 Par la corbleu [i] , gardez d’échauffer trop ma bile, Vous pourriez éprouver sans beaucoup de longueur Si mon bras sait encor montrer quelque vigueur. Votre plus court sera Madame la mutine, D’accepter sans façons l’époux qu’on vous destine. 15 J’ignore, dites-vous, de quelle humeur il est, Et dois auparavant consulter s’il vous plaît. Informé du grand bien qui lui tombe en partage, Dois-je prendre le soin d’en savoir davantage, Et cet époux ayant vingt mille bons ducats [2] , 20 Pour être aimé de vous doit-il manquer d’appas. Allez tel qu’il puisse être avecque cette somme, Je vous suis caution qu’il est très honnête homme.


CÉLIE

Hélas !

GORGIBUS

Eh bien, hélas ! que veut dire ceci,

Voyez le bel hélas ! qu’elle nous donne ici. 25 Hé ! que si la colère une fois me transporte, Je vous ferai chanter hélas ! de belle sorte. Voilà, voilà le fruit de ces empressements Qu’on vous voit nuit et jour à lire vos romans, De quolibets [3] d’amour votre tête est remplie, 30 Et vous parlez de Dieu, bien moins que de Clélie [4] . Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits, Lisez-moi comme il faut au lieu de ces sornettes


Les Quatrains de Pibrac [5] , et les doctes Tablettes 35 Du conseiller Matthieu [6] , ouvrage de valeur Et plein de beaux dictons à réciter par cœur. La Guide des pécheurs [7] est encore un bon livre ; C’est là qu’en peu de temps on apprend à bien vivre, Et si vous n’aviez lu que ces moralités [8] , 40 Vous sauriez un peu mieux suivre mes volontés.

CÉLIE

Quoi vous prétendez donc mon père, que j’oublie La constante amitié que je dois à Lélie, J’aurais tort si sans vous je disposais de moi ; Mais vous-même à ses vœux engageâtes ma foi.

GORGIBUS 45


Lui fût-elle engagée encore davantage, Un autre est survenu dont le bien l’en dégage. Lélie est fort bien fait ; mais apprends qu’il n’est rien Qui ne doive céder au soin d’avoir du bien, Que l’or donne aux plus laids certain charme pour plaire, 50 Et que sans lui le reste est une triste affaire. Valère, je crois bien, n’est pas de toi chéri ; Mais s’il ne l’est amant, il le sera mari [9] Plus que l’on ne le croit, ce nom d’époux engage Et l’amour est souvent un fruit du mariage. 55 Mais suis-je pas bien fat [10] de vouloir raisonner, Où de droit absolu j’ai pouvoir d’ordonner, Trêve donc je vous prie à vos impertinences, Que je n’entende plus vos sottes doléances : Ce gendre doit venir vous visiter ce soir, 60 Manquez un peu, manquez, à le bien recevoir, Si je ne vous lui vois faire fort bon visage


Je vous... je ne veux pas en dire davantage. SCÈNE II CÉLIE, SA SUIVANTE. LA SUIVANTE

Quoi refuser Madame, avec cette rigueur Ce que tant d’autres gens voudraient de tout leur cœur, 65 À des offres d’hymen répondre par des larmes Et tarder tant à dire un oui si plein de charmes. Hélas ! que ne veut-on aussi me marier, Ce ne serait pas moi qui se ferait prier [11] , Et loin qu’un pareil oui me donnât de la peine 70 Croyez que j’en dirais bien vite une douzaine. Le précepteur qui fait répéter la leçon À votre jeune frère, a fort bonne raison, Lorsque nous discourant des choses de la terre, Il dit que la femelle est ainsi que le lierre,


75 Qui croît beau tant qu’à l’arbre il se tient bien serré Et ne profite point s’il en est séparé. Il n’est rien de plus vrai, ma très chère maîtresse, Et je l’éprouve en moi chétive pécheresse. Le bon Dieu fasse paix à mon pauvre Martin, 80 Mais j’avais, lui vivant, le teint d’un chérubin, L’embonpoint merveilleux, l’œil gai, l’âme contente, Et je suis maintenant ma commère dolente [12] . Pendant cet heureux temps, passé comme un éclair, Je me couchais sans feu dans le fort de l’hiver, 85 Sécher même les draps me semblait ridicule, Et je tremble à présent dedans la canicule. Enfin il n’est rien tel, Madame, croyez-moi, Que d’avoir un mari la nuit auprès de soi, Ne fût-ce que pour l’heur d’avoir qui vous salue 90 D’un Dieu vous soit en aide alors qu’on éternue.


CÉLIE

Peux-tu me conseiller de commettre un forfait, D’abandonner Lélie, et prendre ce mal-fait.

LA SUIVANTE

Votre Lélie aussi, n’est ma foi qu’une bête, Puisque si hors de temps son voyage l’arrête, 95 Et la grande longueur de son éloignement Me le fait soupçonner de quelque changement.

CÉLIE, lui montrant le portrait de Lélie.

Ah ! ne m’accable point par ce triste présage, Vois attentivement les traits de ce visage, Ils jurent à mon cœur d’éternelles ardeurs,


100 Je veux croire après tout qu’ils ne sont pas menteurs, Et comme c’est celui que l’art y représente [13] Il conserve à mes feux une amitié constante.

LA SUIVANTE

Il est vrai que ces traits marquent un digne amant, Et que vous avez lieu de l’aimer tendrement.

CÉLIE

Et cependant il faut... ah ! soutiens-moi. Laissant tomber le portrait de Lélie. LA SUIVANTE 105 Madame,

D’où vous pourrait venir... ah ! bons dieux ! elle pâme. Hé ! vite, holà, quelqu’un.


SCÈNE III CÉLIE, LA SUIVANTE, SGANARELLE. SGANARELLE

Qu’est-ce ? donc, me voilà.

LA SUIVANTE

Ma maîtresse se meurt.

SGANARELLE

Quoi ? ce n’est que cela [14] ,

Je croyais tout perdu, de crier de la sorte ; 110 Mais approchons pourtant. Madame êtes-vous morte. Hays, elle ne dit mot.


LA SUIVANTE

Je vais faire venir

Quelqu’un pour l’emporter, veuillez la soutenir [15] : SCÈNE IV CÉLIE, SGANARELLE, SA FEMME. SGANARELLE, en lui passant la main sur le sein.

Elle est froide partout et je ne sais qu’en dire, Approchons-nous pour voir si sa bouche respire. 115 Ma foi, je ne sais pas ; mais j’y trouve encor moi Quelque signe de vie.

LA FEMME DE SGANARELLE, regardant par la fenêtre.

Ah ! qu’est-ce que je voi,

Mon mari dans ses bras... Mais je m’en vais descendre,


Il me trahit sans doute, et je veux le surprendre.

SGANARELLE

Il faut se dépêcher de l’aller secourir. 120 Certes elle aurait tort de se laisser mourir. Aller en l’autre monde est très grande sottise Tant que dans celui-ci l’on peut être de mise. Il l’emporte avec un homme que la suivante amène [16] . SCÈNE V LA FEMME DE SGANARELLE, seule.

Il s’est subitement éloigné de ces lieux, Et sa fuite a trompé mon désir curieux. 125 Mais de sa trahison je ne fais plus de doute [17] , Et le peu que j’ai vu me la découvre toute. Je ne m’étonne plus de l’étrange froideur


Dont je le vois répondre à ma pudique ardeur, Il réserve, l’ingrat, ses caresses à d’autres, 130 Et nourrit leurs plaisirs par le jeûne des nôtres. Voilà de nos maris, le procédé commun, Ce qui leur est permis, leur devient importun, Dans les commencements ce sont toutes merveilles Ils témoignent pour nous des ardeurs non pareilles ; 135 Mais les traîtres bientôt se lassent de nos feux, Et portent autre part ce qu’ils doivent chez eux. Ah ! que j’ai de dépit, que la loi n’autorise À changer de mari comme on fait de chemise : Cela serait commode, et j’en sais telle ici 140 Qui comme moi ma foi le voudrait bien aussi. (En ramassant le portrait que Célie avait laissé tomber.)

Mais quel est ce bijou que le sort me présente, L’émail en est fort beau, la gravure charmante,


Ouvrons. SCÈNE VI SGANARELLE ET SA FEMME. SGANARELLE

On la croyait morte et ce n’était rien,

Il n’en faut plus qu’autant [18] , elle se porte bien. Mais j’aperçois ma femme.

SA FEMME 145 Ô Ciel ! c’est miniature,

Et voilà d’un bel homme une vive peinture.

SGANARELLE, à part, et regardant sur l’épaule de sa femme.

Que considère-t-elle avec attention,


Ce portrait mon honneur [19] ne nous dit rien de bon, D’un fort vilain soupçon je me sens l’âme émue.

SA FEMME, sans l’apercevoir, continue. 150 Jamais rien de plus beau ne s’offrit à ma vue. Le travail plus que l’or s’en doit encor priser. Hon que cela sent bon.

SGANARELLE, à part.

Quoi peste le baiser.

Ah ! j’en tiens.

SA FEMME poursuit.

Avouons qu’on doit être ravie

Quand d’un homme ainsi fait on se peut voir servie,


155 Et que s’il en contait avec attention, Le penchant serait grand à la tentation. Ah ! que n’ai-je un mari d’une aussi bonne mine, Au lieu de mon pelé, de mon rustre...

SGANARELLE, lui arrachant le portrait.

Ah ! mâtine,

Nous vous y surprenons en faute contre nous, 160 Et diffamant l’honneur de votre cher époux : Donc à votre calcul, ô ma trop digne femme ! Monsieur, tout bien compté, ne vaut pas bien Madame, Et de par Belzébut qui vous puisse emporter Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter : 165 Peut-on trouver [20] en moi quelque chose à redire,


Cette taille, ce port, que tout le monde admire, Ce visage si propre à donner de l’amour, Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour ; Bref en tout et partout ma personne charmante, 170 N’est donc pas un morceau dont vous soyez contente : Et pour rassasier votre appétit gourmand, Il faut à son mari le ragoût d’un galant [21] ?

SA FEMME

J’entends à demi-mot où va la raillerie, Tu crois par ce moyen...

SGANARELLE

À d’autres je vous prie, 175 La chose est avérée, et je tiens dans mes mains Un bon certificat du mal dont je me plains.


SA FEMME

Mon courroux n’a déjà que trop de violence, Sans le charger encor d’une nouvelle offense ; Écoute, ne crois pas retenir mon bijou, Et songe un peu...

SGANARELLE 180 Je songe à te rompre le cou.

Que ne puis-je, aussi bien que je tiens la copie Tenir l’original !

SA FEMME

Pourquoi ?


SGANARELLE

Pour rien mamie,

Doux objet de mes vœux j’ai grand tort de crier, Et mon front de vos dons vous doit remercier. (Regardant le portrait de Lélie.) 185 Le voilà le beau-fils, le mignon de couchette, Le malheureux tison de ta flamme secrète, Le drôle avec lequel...

SA FEMME

Avec lequel, poursuis ?

SGANARELLE

Avec lequel te dis-je... et j’en crève d’ennuis.


SA FEMME

Que me veut donc par là conter ce maître ivrogne [22] ?

SGANARELLE 190 Tu ne m’entends que trop, Madame la carogne ; Sganarelle, est un nom qu’on ne me dira plus, Et l’on va m’appeler seigneur Cornelius : J’en suis pour mon honneur ; mais à toi qui me l’ôtes, Je t’en ferai du moins pour un bras ou deux côtes [23] .

SA FEMME 195 Et tu m’oses tenir de semblables discours.

SGANARELLE

Et tu m’oses jouer de ces diables de tours.


SA FEMME

Et quels diables de tours, parle donc sans rien feindre [24] ?

SGANARELLE

Ah ! cela ne vaut pas la peine de se plaindre, D’un panache de cerf sur le front me pourvoir, 200 Hélas ! voilà vraiment un beau venez-y-voir [25] .

SA FEMME

Donc après m’avoir fait la plus sensible offense Qui puisse d’une femme exciter la vengeance, Tu prends d’un feint courroux le vain amusement [26] Pour prévenir l’effet de mon ressentiment : 205 D’un pareil procédé l’insolence est nouvelle,


Celui qui fait l’offense est celui qui querelle.

SGANARELLE

Eh ! la bonne effrontée, à voir ce fier maintien Ne la croirait-on pas une femme de bien.

SA FEMME

Va, poursuis ton chemin, cajole tes maîtresses [27] , 210 Adresse-leur tes vœux et fais-leur des caresses ; Mais rends-moi mon portrait sans te jouer de moi. Elle lui arrache le portrait et s’enfuit. SGANARELLE courant après elle.

Oui, tu crois m’échapper, je l’aurai malgré toi. SCÈNE VII >


LÉLIE, GROS-RENÉ. GROS-RENÉ

Enfin nous y voici ; mais Monsieur, si je l’ose, Je voudrais vous prier de me dire une chose.

LÉLIE

Hé bien, parle ?

GROS-RENÉ 215 Avez-vous le diable dans le corps

Pour ne pas succomber à de pareils efforts, Depuis huit jours entiers avec vos longues traites Nous sommes à piquer de chiennes de mazettes, De qui le train maudit nous a tant secoués, 220 Que je m’en sens pour moi tous les membres roués,


Sans préjudice encor d’un accident bien pire, Qui m’afflige un endroit que je ne veux pas dire ; Cependant arrivé vous sortez bien et beau Sans prendre de repos, ni manger un morceau.

LÉLIE 225 Ce grand empressement n’est point digne de blâme [28] De l’hymen de Célie, on alarme mon âme ; Tu sais que je l’adore, et je veux être instruit Avant tout autre soin de ce funeste bruit.

GROS-RENÉ

Oui ; mais un bon repas vous serait nécessaire 230 Pour s’aller éclaircir, Monsieur, de cette affaire, Et votre cœur sans doute en deviendrait plus fort Pour pouvoir résister aux attaques du sort.


J’en juge par moi-même, et la moindre disgrâce Lorsque je suis à jeun, me saisit, me terrasse ; 235 Mais quand j’ai bien mangé, mon âme est ferme à tout, Et les plus grands revers n’en viendraient pas à bout. Croyez-moi, bourrez-vous et sans réserve aucune, Contre les coups que peut vous porter la fortune, Et pour fermer chez vous l’entrée à la douleur, 240 De vingt verres de vin entourez votre cœur.

LÉLIE

Je ne saurais manger.

GROS-RENÉ, à part ce demi-vers.

Si ferait bien moi, je meure.

Votre dîné pourtant serait prêt tout à l’heure.


LÉLIE

Tais-toi, je te l’ordonne.

GROS-RENÉ

Ah ! quel ordre inhumain.

LÉLIE

J’ai de l’inquiétude et non pas de la faim.

GROS-RENÉ 245 Et moi j’ai de la faim, et de l’inquiétude De voir qu’un sot amour fait toute votre étude.

LÉLIE


Laisse-moi m’informer de l’objet de mes vœux, Et sans m’importuner, va manger si tu veux.

GROS-RENÉ

Je ne réplique point à ce qu’un maître ordonne. SCÈNE VIII LÉLIE, seul. 250 Non non, à trop de peur mon âme s’abandonne, Le père m’a promis et la fille a fait voir Des preuves d’un amour qui soutient mon espoir. SCÈNE IX SGANARELLE, LÉLIE. SGANARELLE

Nous l’avons, et je puis voir à l’aise la trogne Du malheureux pendard qui cause ma vergogne. Il ne m’est point connu.


LÉLIE, à part. 255 Dieu ! qu’aperçois-je ici,

Et si c’est mon portrait, que dois-je croire aussi.

SGANARELLE continue.

Ah ! pauvre Sganarelle, à quelle destinée Ta réputation est-elle condamnée, Apercevant Lélie qui le regarde, il se retourne d’un autre côté.

Faut...

LÉLIE, à part.

Ce gage ne peut sans alarmer ma foi, 260


Être sorti des mains qui le tenaient de moi.

SGANARELLE

Faut-il que désormais à deux doigts l’on te montre, Qu’on te mette en chansons, et qu’en toute rencontre, On te rejette au nez le scandaleux affront Qu’une femme mal née imprime sur ton front.

LÉLIE, à part.

Me trompé-je.

SGANARELLE 265 Ah ! truande, as-tu bien le courage

De m’avoir fait cocu dans la fleur de mon âge, Et femme d’un mari qui peut passer pour beau, Faut-il qu’un marmouset [29] , un maudit étourneau.


LÉLIE, à part, et regardant encore son portrait.

Je ne m’abuse point, c’est mon portrait lui-même.

SGANARELLE lui tourne le dos.

Cet homme est curieux.

LÉLIE, à part. 270 Ma surprise est extrême.

SGANARELLE

À qui donc en a-t-il ?

LÉLIE, à part.


Je le veux accoster. (Haut.)

Puis-je... ? Hé ! de grâce un mot.

SGANARELLE le fuit encore.

Que me veut-il conter.

LÉLIE

Puis-je obtenir de vous, de savoir l’aventure, Qui fait dedans vos mains trouver cette peinture.

SGANARELLE, à part, et examinant le portrait qu’il tient et Lélie. 275 D’où lui vient ce désir ; mais je m’avise ici... Ah ! ma foi, me voilà de son trouble éclairci, Sa surprise à présent n’étonne plus mon âme, C’est mon homme, ou plutôt c’est celui de ma femme.


LÉLIE

Retirez-moi de peine et dites d’où vous vient...

SGANARELLE 280 Nous savons Dieu merci le souci qui vous tient, Ce portrait qui vous fâche est votre ressemblance, Il était en des mains de votre connaissance, Et ce n’est pas un fait qui soit secret pour nous Que les douces ardeurs de la dame et de vous : 285 Je ne sais pas si j’ai dans sa galanterie L’honneur d’être connu de votre seigneurie ; Mais faites-moi celui de cesser désormais Un amour qu’un mari peut trouver fort mauvais, Et songez que les nœuds du sacré mariage...


LÉLIE 290 Quoi, celle dites-vous dont vous tenez ce gage [30] ...

SGANARELLE

Est ma femme, et je suis son mari.

LÉLIE

Son mari ?

SGANARELLE

Oui, son mari vous dis-je, et mari très marri, Vous en savez la cause et je m’en vais l’apprendre Sur l’heure à ses parents. SCÈNE X LÉLIE, seul.


Ah ! que viens-je d’entendre [31] ? 295 On me l’avait bien dit, et que c’était de tous L’homme le plus mal fait qu’elle avait pour époux. Ah ! quand mille serments de ta bouche infidèle Ne m’auraient pas promis une flamme éternelle, Le seul mépris d’un choix si bas et si honteux 300 Devait bien soutenir l’intérêt de mes feux [32] Ingrate, et quelque bien... Mais ce sensible outrage Se mêlant aux travaux d’un assez long voyage, Me donne tout à coup un choc si violent, Que mon cœur devient faible et mon corps chancelant. SCÈNE XI LÉLIE, LA FEMME DE SGANARELLE. LA FEMME DE SGANARELLE, se tournant vers Lélie. 305 Malgré moi mon perfide... Hélas ! quel mal vous presse, Je vous vois prêt Monsieur à tomber en faiblesse.


LÉLIE

C’est un mal qui m’a pris assez subitement.

LA FEMME DE SGANARELLE

Je crains ici pour vous l’évanouissement, Entrez dans cette salle en attendant qu’il passe.

LÉLIE 310 Pour un moment ou deux, j’accepte cette grâce. SCÈNE XII SGANARELLE ET LE PARENT DE SA FEMME. LE PARENT

D’un mari sur ce point j’approuve le souci ; Mais c’est prendre la chèvre [33] un peu bien vite aussi, Et tout ce que de vous je viens d’ouïr contre elle


Ne conclut point parent, qu’elle soit criminelle : 315 C’est un point délicat, et de pareils forfaits, Sans les bien avérer [34] ne s’imputent jamais.

SGANARELLE

C’est-à-dire qu’il faut toucher au doigt la chose.

LE PARENT

Le trop de promptitude à l’erreur nous expose. Qui sait comme en ses mains ce portrait est venu [35] , 320 Et si l’homme après tout lui peut être connu. Informez-vous-en donc, et si c’est ce qu’on pense [36] , Nous serons les premiers à punir son offense. SCÈNE XIII SGANARELLE, seul.


On ne peut pas mieux dire, en effet, il est bon D’aller tout doucement. Peut-être sans raison 325 Me suis-je en tête mis ces visions cornues, Et les sueurs au front m’en sont trop tôt venues. Par ce portrait enfin dont je suis alarmé, Mon déshonneur n’est pas tout à fait confirmé, Tâchons donc par nos soins... SCÈNE XIV SGANARELLE, SA FEMME, LÉLIE, sur la porte de Sganarelle, en parlant à sa femme. SGANARELLE poursuit.

Ah ! que vois-je, je meure, 330 Il n’est plus question de portrait à cette heure, Voici ma foi la chose en propre original.

LA FEMME DE SGANARELLE à Lélie.


C’est par trop vous hâter Monsieur, et votre mal Si vous sortez sitôt pourra bien vous reprendre.

LÉLIE

Non non, je vous rends grâce, autant qu’on puisse rendre, 335 De l’obligeant secours que vous m’avez prêté [37] .

SGANARELLE, à part.

La masque [i] encore après lui fait civilité ! SCÈNE XV SGANARELLE, LÉLIE. SGANARELLE, à part.

Il m’aperçoit, voyons ce qu’il me pourra dire.

LÉLIE, à part.


Ah ! mon âme s’émeut et cet objet [38] m’inspire... Mais je dois condamner cet injuste transport, 340 Et n’imputer mes maux qu’aux rigueurs de mon sort. Envions seulement le bonheur de sa flamme. (Passant auprès de lui, et le regardant.)

Oh ! trop heureux d’avoir une si belle femme. SCÈNE XVI SGANARELLE, CÉLIE regardant aller Lélie. SGANARELLE sans voir Célie.

Ce n’est point s’expliquer en termes ambigus. Cet étrange propos me rend aussi confus 345 Que s’il m’était venu des cornes à la tête. (Il se tourne du côté que Lélie s’en vient d’en aller.)


Allez, ce procédé n’est point du tout honnête.

CÉLIE, à part.

Quoi, Lélie a paru tout à l’heure à mes yeux, Qui [39] pourrait me cacher son retour en ces lieux.

SGANARELLE poursuit.

Ô ! trop heureux, d’avoir une si belle femme, 350 Malheureux, bien plutôt, de l’avoir cette infâme, Dont le coupable feu trop bien vérifié, Sans respect ni demi [i] nous a cocufié ; (Célie approche peu à peu de lui, et attend que son transport soit fini pour lui parler.)

Mais je le laisse aller après un tel indice Et demeure les bras croisés comme un jocrisse [40] . 355


Ah ! je devais du moins lui jeter son chapeau, Lui ruer quelque pierre, ou crotter son manteau, Et sur lui hautement pour contenter ma rage Faire au larron d’honneur crier le voisinage.

CÉLIE

Celui qui maintenant devers vous est venu 360 Et qui vous a parlé, d’où vous est-il connu ?

SGANARELLE

Hélas ! ce n’est pas moi qui le connaît [41] Madame, C’est ma femme.

CÉLIE

Quel trouble agite ainsi votre âme ?


SGANARELLE

Ne me condamnez point d’un deuil hors de saison Et laissez-moi pousser des soupirs à foison.

CÉLIE 365 D’où vous peuvent venir ces douleurs non communes ?

SGANARELLE

Si je suis affligé, ce n’est pas pour des prunes Et je le donnerais à bien d’autres qu’à moi [42] De se voir sans chagrin au point où je me voi. Des maris malheureux, vous voyez le modèle, 370 On dérobe l’honneur au pauvre Sganarelle ; Mais c’est peu que l’honneur dans mon affliction L’on me dérobe encor la réputation.


CÉLIE

Comment ?

SGANARELLE

Ce damoiseau, parlant par révérence

Me fait cocu Madame, avec toute licence, 375 Et j’ai su par mes yeux avérer aujourd’hui Le commerce secret de ma femme et de lui.

CÉLIE

Celui qui maintenant...

SGANARELLE


Oui, oui, me déshonore,

Il adore ma femme, et ma femme l’adore.

CÉLIE

Ah ! j’avais bien jugé que ce secret retour 380 Ne pouvait me couvrir que quelque lâche tour, Et j’ai tremblé d’abord en le voyant paraître, Par un pressentiment de ce qui devait être.

SGANARELLE

Vous prenez ma défense avec trop de bonté, Tout le monde n’a pas la même charité 385 Et plusieurs qui tantôt ont appris mon martyre, Bien loin d’y prendre part, n’en ont rien fait que rire.


CÉLIE

Est-il rien de plus noir que ta lâche action, Et peut-on lui trouver une punition : Dois-tu ne te pas croire indigne de la vie, 390 Après t’être souillé de cette perfidie. Ô Ciel ! est-il possible ?

SGANARELLE

Il est trop vrai pour moi.

CÉLIE

Ah ! traître, scélérat, âme double et sans foi.

SGANARELLE


La bonne âme.

CÉLIE

Non, non, l’enfer n’a point de gêne [43]

Qui ne soit pour ton crime une trop douce peine.

SGANARELLE

Que voilà bien parler.

CÉLIE 395 Avoir ainsi traité

Et la même innocence et la même bonté !

SGANARELLE. Il soupire haut.


Hay.

CÉLIE

Un cœur, qui jamais n’a fait la moindre chose

À mériter [44] l’affront où ton mépris l’expose.

SGANARELLE

Il est vrai.

CÉLIE

Qui bien loin... Mais c’est trop, et ce cœur 400 Ne saurait y songer sans mourir de douleur.


SGANARELLE

Ne vous fâchez pas tant ma très chère Madame, Mon mal vous touche trop et vous me percez l’âme.

CÉLIE

Mais ne t’abuse pas jusqu’à te figurer Qu’à des plaintes sans fruit j’en veuille demeurer, 405 Mon cœur pour se venger sait ce qu’il te faut faire Et j’y cours de ce pas, rien ne m’en peut distraire. SCÈNE XVII SGANARELLE, seul.

Que le Ciel la préserve à jamais de danger. Voyez quelle bonté de vouloir me venger : En effet, son courroux qu’excite ma disgrâce 410 M’enseigne hautement ce qu’il faut que je fasse,


Et l’on ne doit jamais souffrir sans dire mot De semblables affronts à moins qu’être un vrai sot. Courons donc le chercher cependant qui m’affronte [45] , Montrons notre courage à venger notre honte. 415 Vous apprendrez, maroufle, à rire à nos dépens Et sans aucun respect faire cocus les gens. (Il se retourne ayant fait trois ou quatre pas.)

Doucement, s’il vous plaît, cet homme a bien la mine D’avoir le sang bouillant et l’âme un peu mutine, Il pourrait bien mettant affront dessus affront 420 Charger de bois mon dos, comme il a fait mon front. Je hais de tout mon cœur les esprits colériques, Et porte grand amour aux hommes pacifiques : Je ne suis point battant de peur d’être battu Et l’humeur débonnaire est ma grande vertu. 425


Mais mon honneur me dit que d’une telle offense Il faut absolument que je prenne vengeance. Ma foi, laissons-le dire autant qu’il lui plaira, Au diantre qui pourtant rien du tout en fera : Quand j’aurai fait le brave, et qu’un fer pour ma peine 430 M’aura d’un vilain coup transpercé la bedaine, Que par la ville ira le bruit de mon trépas, Dites-moi mon honneur en serez-vous plus gras ? La bière est un séjour par trop mélancolique Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique, 435 Et quant à moi je trouve, ayant tout compassé [46] , Qu’il vaut mieux être encor cocu que trépassé : Quel mal cela fait-il ? La jambe en devient-elle Plus tortue après tout, et la taille moins belle. Peste soit qui premier trouva l’invention 440 De s’affliger l’esprit de cette vision, Et d’attacher l’honneur de l’homme le plus sage


Aux choses que peut faire une femme volage ; Puisqu’on tient à bon droit tout crime personnel Que fait là notre honneur pour être criminel, 445 Des actions d’autrui l’on nous donne le blâme, Si nos femmes sans nous ont un commerce infâme, Il faut que tout le mal tombe sur notre dos, Elles font la sottise, et nous sommes les sots [i] , C’est un vilain abus et les gens de police 450 Nous devraient bien régler une telle injustice. N’avons-nous pas assez des autres accidents Qui nous viennent happer en dépit de nos dents [47] , Les querelles, procès, faim, soif, et maladie, Troublent-ils pas assez le repos de la vie 455 Sans s’aller de surcroît aviser sottement De se faire un chagrin qui n’a nul fondement. Moquons-nous de cela, méprisons les alarmes,


Et mettons sous nos pieds les soupirs et les larmes, Si ma femme a failli, qu’elle pleure bien fort ; 460 Mais pourquoi moi pleurer puisque je n’ai point tort : En tout cas ce qui peut m’ôter ma fâcherie, C’est que je ne suis pas seul de ma confrérie, Voir cajoler sa femme et n’en témoigner rien Se pratique aujourd’hui par force gens de bien : 465 N’allons donc point chercher à faire une querelle Pour un affront qui n’est que pure bagatelle. L’on m’appellera sot de ne me venger pas ; Mais je le serais fort de courir au trépas. (Mettant la main sur son estomac [48] .)

Je me sens là, pourtant remuer une bile 470 Qui veut me conseiller quelque action virile : Oui le courroux me prend, c’est trop être poltron, Je veux résolûment me venger du larron :


Déjà pour commencer dans l’ardeur qui m’enflamme, Je vais dire partout qu’il couche avec ma femme. SCÈNE XVIII GORGIBUS, CÉLIE, LA SUIVANTE. CÉLIE 475 Oui, je veux bien subir une si juste loi Mon père, disposez de mes vœux et de moi, Faites quand vous voudrez signer cet hyménée [49] , À suivre mon devoir je suis déterminée, Je prétends gourmander mes propres sentiments 480 Et me soumettre en tout à vos commandements.

GORGIBUS

Ah ! voilà qui me plaît de parler de la sorte, Parbleu ! si grande joie à l’heure me transporte, Que mes jambes sur l’heure en cabrioleraient


Si nous n’étions point vus de gens qui s’en riraient. 485 Approche-toi de moi, viens çà que je t’embrasse : Une belle action n’a pas mauvaise grâce, Un père, quand il veut peut sa fille baiser, Sans que l’on ait sujet de s’en scandaliser. Va le contentement de te voir si bien née 490 Me fera rajeunir de dix fois une année. SCÈNE XIX CÉLIE, LA SUIVANTE. LA SUIVANTE

Ce changement m’étonne.

CÉLIE

Et lorsque tu sauras

Par quel motif j’agis tu m’en estimeras.


LA SUIVANTE

Cela pourrait bien être.

CÉLIE

Apprends donc que Lélie,

A pu blesser mon cœur par une perfidie, Qu’il était en ces lieux sans...

LA SUIVANTE 495 Mais il vient à nous. SCÈNE XX CÉLIE, LÉLIE, LA SUIVANTE. LÉLIE


Avant que pour jamais je m’éloigne de vous, Je veux vous reprocher au moins en cette place...

CÉLIE

Quoi me parler encore, avez-vous cette audace ?

LÉLIE

Il est vrai qu’elle est grande, et votre choix est tel 500 Qu’à vous rien reprocher je serais criminel, Vivez, vivez contente et bravez ma mémoire Avec le digne époux qui vous comble de gloire.

CÉLIE

Oui traître j’y veux vivre, et mon plus grand désir Ce serait que ton cœur en eût du déplaisir.


LÉLIE 505 Qui rend donc contre moi ce courroux légitime ?

CÉLIE

Quoi tu fais le surpris, et demandes ton crime ? SCÈNE XXI CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA SUIVANTE. SGANARELLE entre armé.

Guerre, guerre mortelle, à ce larron d’honneur Qui sans miséricorde a souillé notre honneur.

CÉLIE, à Lélie.

Tourne ? tourne les yeux sans me faire répondre.

LÉLIE


Ah ! je vois...

CÉLIE 510 Cet objet [50] suffit pour te confondre.

LÉLIE

Mais pour vous obliger bien plutôt à rougir.

SGANARELLE

Ma colère à présent est en état d’agir, Dessus ses grands chevaux est monté mon courage Et si je le rencontre, on verra du carnage [51] : 515 Oui j’ai juré sa mort, rien ne peut l’empêcher [52] Où je le trouverai, je le veux dépêcher, Au beau milieu du cœur il faut que je lui donne...


LÉLIE

À qui donc en veut-on ?

SGANARELLE

Je n’en veux à personne.

LÉLIE

Pourquoi ces armes-là ?

SGANARELLE

C’est un habillement (À part.) 520 Que j’ai pris pour la pluie. Ah ! quel contentement


J’aurais à le tuer, prenons-en le courage.

LÉLIE

Hay ?

SGANARELLE se donnant des coups de poing sur l’estomac et des soufflets pour s’exciter.

Je ne parle pas. (À part.) Ah ! poltron dont j’enrage,

Lâche, vrai cœur de poule.

CÉLIE

Il t’en doit dire assez,

Cet objet, dont tes yeux nous paraissent blessés.

LÉLIE


525 Oui, je connais par là que vous êtes coupable De l’infidélité la plus inexcusable, Qui jamais d’un amant puisse outrager la foi.

SGANARELLE, à part.

Que n’ai-je un peu de cœur.

CÉLIE

Ah ! cesse devant moi

Traître, de ce discours l’insolence cruelle.

SGANARELLE 530 Sganarelle, tu vois qu’elle prend ta querelle, Courage mon enfant, sois un peu vigoureux,


Là, hardi, tâche à faire un effort généreux, En le tuant, tandis qu’il tourne le derrière.

LÉLIE, faisant deux ou trois pas sans dessein, fait retourner Sganarelle qui s’approchait pour le tuer.

Puisqu’un pareil discours émeut votre colère, 535 Je dois de votre cœur me montrer satisfait, Et l’applaudir ici du beau choix qu’il a fait.

CÉLIE

Oui oui, mon choix est tel qu’on n’y peut rien reprendre.

LÉLIE

Allez, vous faites bien de le vouloir défendre.

SGANARELLE


Sans doute elle fait bien de défendre mes droits : 540 Cette action Monsieur, n’est point selon les lois, J’ai raison de m’en plaindre, et si je n’étais sage, On verrait arriver un étrange carnage.

LÉLIE

D’où vous naît cette plainte ? et quel chagrin brutal...

SGANARELLE

Suffit, vous savez bien où le bois me fait mal [53] ; 545 Mais votre conscience et le soin de votre âme Vous devraient mettre aux yeux que ma femme est ma femme, Et vouloir à ma barbe en faire votre bien, Que ce n’est pas du tout agir en bon chrétien.


LÉLIE

Un semblable soupçon est bas et ridicule, 550 Allez dessus ce point n’ayez aucun scrupule, Je sais qu’elle est à vous, et bien loin de brûler...

CÉLIE

Ah ! qu’ici tu sais bien traître, dissimuler

LÉLIE

Quoi me soupçonnez-vous d’avoir une pensée De qui son âme ait sujet de se croire offensée [54] : 555 De cette lâcheté voulez-vous me noircir.

CÉLIE


Parle ? parle à lui-même ? il pourra t’éclaircir.

SGANARELLE

Vous me défendez mieux que je ne saurais faire [55] , Et du biais qu’il faut vous prenez cette affaire. SCÈNE XXII CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, SA FEMME, LA SUIVANTE. LA FEMME DE SGANARELLE, à Célie.

Je ne suis point d’humeur à vouloir contre vous 560 Faire éclater Madame, un esprit trop jaloux ; Mais je ne suis point dupe et vois ce qui se passe : Il est de certains feux de fort mauvaise grâce, Et votre âme devrait prendre un meilleur emploi, Que de séduire un cœur qui doit n’être qu’à moi.


CÉLIE 565 La déclaration est assez ingénue.

SGANARELLE, à sa femme.

L’on ne demandait pas carogne ta venue [56] , Tu la viens quereller lorsqu’elle me défend, Et tu trembles de peur qu’on t’ôte ton galand.

CÉLIE

Allez ne croyez pas que l’on en ait envie. (Se tournant vers Lélie.) 570 Tu vois si c’est mensonge, et j’en suis fort ravie.

LÉLIE

Que me veut-on conter ?


LA SUIVANTE

Ma foi, je ne sais pas,

Quand on verra finir ce galimatias, Déjà depuis longtemps je tâche à le comprendre [57] , Et si [58] plus je l’écoute, et moins je puis l’entendre : 575 Je vois bien à la fin que je m’en dois mêler. (Allant se mettre entre Lélie et sa maîtresse.)

Répondez-moi par ordre et me laissez parler. (À Lélie.)

Vous, qu’est-ce qu’à son cœur peut reprocher le vôtre ?

LÉLIE


Que l’infidèle a pu me quitter pour un autre [59] : Que lorsque sur le bruit de son hymen fatal [60] , 580 J’accours tout transporté d’un amour sans égal, Dont l’ardeur résistait à se croire oubliée, Mon abord en ces lieux la trouve mariée.

LA SUIVANTE

Mariée, à qui donc ?

LÉLIE, montrant Sganarelle.

À lui.

LA SUIVANTE

Comment à lui.

LÉLIE


Oui-da.

LA SUIVANTE

Qui vous l’a dit ?

LÉLIE

C’est lui-même, aujourd’hui.

LA SUIVANTE, à Sganarelle.

Est-il vrai ?

SGANARELLE 585 Moi, j’ai dit que c’était à ma femme


Que j’étais marié.

LÉLIE

Dans un grand trouble d’âme,

Tantôt de mon portrait je vous ai vu saisi [61] .

SGANARELLE

Il est vrai, le voilà.

LÉLIE

Vous m’avez dit aussi,

Que celle aux mains de qui vous aviez pris ce gage [62] 590 Était liée à vous des nœuds du mariage.


SGANARELLE, montrant sa femme.

Sans doute, et je l’avais de ses mains arraché, Et n’eusse pas sans lui découvert son péché.

LA FEMME DE SGANARELLE

Que me viens-tu conter par ta plainte importune, Je l’avais sous mes pieds rencontré par fortune, 595 Et même quand après ton injuste courroux (Montrant Lélie.)

J’ai fait dans sa faiblesse entrer Monsieur, chez nous, Je n’ai pas reconnu les traits de sa peinture.

CÉLIE

C’est moi qui du portrait ai causé l’aventure


Et je l’ai laissé choir en cette pâmoison (À Sganarelle.) 600 Qui m’a fait par vos soins remettre à la maison.

LA SUIVANTE

Vous voyez que sans moi vous y seriez encore [63] , Et vous aviez besoin de mon peu d’ellébore [64] .

SGANARELLE

Prendrons-nous tout ceci pour de l’argent comptant : Mon front l’a sur mon âme eu bien chaude pourtant.

SA FEMME 605 Ma crainte toutefois n’est pas trop dissipée, Et doux que soit le mal, je crains d’être trompée [65] .


SGANARELLE

Hé ! mutuellement croyons-nous gens de bien, Je risque plus du mien que tu ne fais du tien : Accepte sans façon le marché qu’on propose [66] .

SA FEMME 610 Soit, mais gare le bois [67] si j’apprends quelque chose.

CÉLIE, à Lélie, après avoir parlé bas ensemble.

Ah ! Dieux ! s’il est ainsi, qu’est-ce donc que j’ai fait, Je dois de mon courroux appréhender l’effet : Oui, vous croyant sans foi, j’ai pris pour ma vengeance Le malheureux secours de mon obéissance 615 Et depuis un moment mon cœur vient d’accepter Un hymen que toujours j’eus lieu de rebuter,


J’ai promis à mon père, et ce qui me désole... Mais je le vois venir.

LÉLIE

Il me tiendra parole. SCÈNE XXIII CÉLIE, LÉLIE, GORGIBUS, SGANARELLE, SA FEMME, LA SUIVANTE. LÉLIE

Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour 620 Brûlant des mêmes feux, et mon ardente amour Verra comme je crois la promesse accomplie Qui me donna l’espoir de l’hymen de Célie.

GORGIBUS

Monsieur, que je revois en ces lieux de retour Brûlant des mêmes feux, et dont l’ardente amour


625 Verra, que vous croyez, la promesse accomplie Qui vous donna l’espoir de l’hymen de Célie, Très humble serviteur à Votre Seigneurie [68] .

LÉLIE

Quoi ? Monsieur, est-ce ainsi qu’on trahit mon espoir ?

GORGIBUS

Oui Monsieur, c’est ainsi que je fais mon devoir, Ma fille en suit les lois.

CÉLIE 630 Mon devoir m’intéresse,

Mon père à dégager vers lui votre promesse.


GORGIBUS

Est-ce répondre en fille à mes commandements ? Tu te démens bien tôt de tes bons sentiments, Pour Valère tantôt... Mais j’aperçois son père, 635 Il vient assurément pour conclure l’affaire. SCÈNE DERNIÈRE CÉLIE, LÉLIE, GORGIBUS, SGANARELLE, SA FEMME, VILLEBREQUIN, LA SUIVANTE. GORGIBUS

Qui vous amène ici, seigneur Villebrequin ?

VILLEBREQUIN

Un secret important que j’ai su ce matin, Qui rompt absolument ma parole donnée. Mon fils, dont votre fille acceptait l’hyménée,


640 Sous des liens cachés trompant les yeux de tous Vit depuis quatre mois avec Lise en époux, Et comme des parents le bien et la naissance M’ôtent tout le pouvoir d’en casser l’alliance [69] , Je vous viens...

GORGIBUS

Brisons là, si sans votre congé, 645 Valère votre fils ailleurs s’est engagé, Je ne vous puis celer que ma fille Célie, Dès longtemps par moi-même est promise à Lélie, Et que riche en vertus son retour aujourd’hui M’empêche d’agréer un autre époux que lui.

VILLEBREQUIN

Un tel choix me plaît fort.


LÉLIE 650 Et cette juste envie [70] ,

D’un bonheur éternel va couronner ma vie.

GORGIBUS

Allons choisir le jour pour se donner la foi.

SGANARELLE

A-t-on mieux cru jamais être cocu que moi. Vous voyez qu’en ce fait la plus forte apparence 655 Peut jeter dans l’esprit une fausse créance : De cet exemple-ci, ressouvenez-vous bien, Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien.


[1] Choquer : contredire, résister à. [i] Par la corbleu signifie étymologiquement par le corps de Dieu. L’article féminin s’explique par l’influence du juron euphémisé par la morbleu. [2] Ducats : le ducat était une monnaie d’or. [3] Un quolibet est un propos trivial, une mauvaise plaisanterie. Ici, quolibets d’amour est synonyme de propos d’amour, mais avec une forte valeur péjorative. [4] Clélie, histoire romaine, très célèbre roman de Madeleine de Scudéry, parut en dix volumes, de 1654 à 1660. [5] Les Quatrains moraux de Guy du Faur de Pibrac, haut magistrat mort en 1584, furent publiés en 1575-1576 et souvent réédités. [6] Pierre Matthieu, historiographe de France mort en 1621, avait publié en 1616 d’autres quatrains moraux sous le titre de Tablettes de la vie et de la mort. [7] El Guia de los pecadores, (1555), ?uvre très connue du dominicain espagnol Louis de Grenade, avait été traduite en français en 1651 et encore en 1658. Nous ajoutons l’italique. [8] Moralités : ici, Gorgibus emploie le terme pour désigner des ouvrages de morale. [9] Le vers s’achève sans ponctuation. Il manque visiblement un point, ou un point-virgule, voire deux points, selon les habitudes de l’époque. [10] Fat : sot. [11] Il semble que ce tours était admis au XVIIe siècle. Cf. Le Dépit amoureux, III, 7, v. 944-945 (" Que diriez-vous... si c’était moi / Qui vous eût procuré... ") et Le Médecin malgré lui, I, 5, (" Je vous demande si ce n’est pas vous qui se nomme Sganarelle " et " C’est moi qui se nomme Sganarelle ").


[12] VAR. Et maintenant je suis ma commère dolente. (1682). [13] Et comme Lélie est bien celui que l’art a représenté sur le portrait... [14] VAR. Quoi ? n’est-ce que cela (1682). [15] VAR. La fin de la réplique devrait être marquée par un point. Il s’agit d’une erreur. Hélas ! daignez me l’apporter. Il lui faut du vinaigre et j’en cours apprêter (1682) Le second hémistiche du 2e vers se lit en effet ainsi : " Hélas ! Daignez me l’apporter. " Mais sous cette forme, ce vers compterait quatorze syllabes. De plus, il paraît évident que me l’apporter doit être lu : me la porter. [16] VAR. Il l’emporte (1682). [17] VAR. Mais de sa trahison je ne suis plus en doute (1682). [18] Il n’en faut plus qu’autant : il n’y a plus qu’à recommencer. [19] Mon honneur : cette apostrophe à l’honneur sent sa parodie des monologues tragiques. [20] VAR. Qui peut trouver (1682). [21] VAR. Il faut joindre au mari le ragoût d’un galant (1682). À son mari : en plus de son mari. Quant à ragoût, le dictionnaire de Furetière indique : " ce qui est fait pour donner de l’appétit à ceux qui l’ont perdu, soit par quelque indisposition, soit par quelque satiété ". [22] VAR. Que me veut donc conter par là ce maître ivrogne (1682).


[23] Vers 193-194 : " J’ai perdu mon honneur, mais toi qui me le fais perdre, je te battrai assez pour te casser au moins un bras ou deux côtes. " [24] Sans rien feindre : sans rien inventer, sans mentir si peu que ce soit. [25] "On dit populairement par mépris, et pour exténuer [rabaisser] une chose qu’un autre voudrait faire valoir : Voilà un beau venez-y-voir" (Dictionnaire de l’Académie, 1694). [26] Tu prends d’un feint courroux le vain amusement : Tu essaies de détourner mes soupçons (vain amusement) en faisant semblant d’être en colère. [27] VAR. Va, va, suis ton chemin, cajole tes maîtresses (1682). [28] VAR. Ce grand empressement n’est pas digne de blâme (1682). [29] Un marmouset : " figure d’homme mal peinte, mal faite... On le dit aussi d’un homme mal bâti " (Dictionnaire de Furetière, 1690). [30] VAR. Quoi ? celle, dites-vous, qui conservait ce gage (1682). [31] Le texte porte un point ; nous corrigeons. [32] Vers 299-300 : " Le mépris attaché à un choix si bas et si honteux aurait dû suffire à me conserver ton amour. " [33] Prendre la chèvre : " se fâcher, se mettre en colère légèrement " (Dictionnaire de Furetière, 1690). [34] Sans les bien avérer : sans qu’on ait bien établi la véracité des faits. [35] VAR. Sait-on comme en ses mains ce portrait est venu (1682). [36] VAR. Informez-vous-en mieux ; et si c’est ce qu’on pense (1682).


[37] VAR. Du secours obligeant que vous m’avez prêté (1682). [i] La masque : employé au féminin, ce mot est, selon le Dictionnaire de Furetière (1690) " un terme injurieux qu’on dit aux femmes du commun peuple pour leur reprocher leur laideur ou leur vieillesse ". Mais il semble qu’il faille le rapprocher ici d’un autre sens : " Personne déguisée qui s’est couvert le visage pour n’être point connue " et qu’il soit donc synonyme d’hypocrite ou dedissimulée. Cf. Le Malade imaginaire, II, 8 : " Ah ! ah ! petite masque, vous ne dites pas que vous avez vu un homme dans la chambre de votre s ?ur. " [38] Cet objet : cet homme ici présent. [39] Qui, au neutre : qu’est-ce qui. [i] Sans respect ni demi : sans aucun respect (cf. L’Étourdi, v. 60). [40] Un jocrisse : un niais, un idiot. [41] Il semble que ce tours était admis au XVIIe siècle. Cf. plus haut, le vers 68, ou encore Le Dépit amoureux, III, 7, v. 944-945 (" Que diriezvous... si c’était moi / Qui vous eût procuré... ") et Le Médecin malgré lui, I, 5, (" Je vous demande si ce n’est pas vous qui se nomme Sganarelle " et " C’est moi qui se nomme Sganarelle "). [42] Je le donnerais à bien d’autres qu’à moi : j’en défierais bien d’autres que moi. [43] De gêne : de torture. [44] Les éditions du XVIIe siècle, y compris 1682, donnent : A mérité. Il s’agit d’une erreur. Nous corrigeons d’après 1734 (" un c ?ur qui n’a jamais fait la moindre chose susceptible de mériter... "). [45] Le texte de 1660 (Cependant qui m’affronte) et celui de 1682 (Cependant qu’il m’affronte) sont manifestement fautifs ; nous adoptons ici celui de 1734 qui est plus satisfaisant.


[46] Compasser : mesurer, calculer exactement. [i] Les sots : le mot a ici le double sens de sots et de cocus. [47] En dépit de nos dents : malgré nous. [48] Sur son estomac : sur sa poitrine. [49] Signer cet hyménée : signer le contrat de mariage. [50] Cet objet : cet homme ici présent (cf. v. 338 et 524). [51] VAR. Et si je le rencontre, on va voir du carnage (1682). [52] VAR. Oui, j’ai juré sa mort, rien ne peut m’empêcher (1682). [53] VAR. Suffit. Vous savez bien où le bois me fait mal (1682). Il y a là, sans doute, une allusion aux bois de cerf, les cornes étant l’attribut du mari trompé. [54] VAR. Dont son âme ait sujet de se croire offensée (1682). [55] VAR. Non, non, vous dites mieux que je ne saurais faire (1682). [56] VAR. L’on ne demande pas, carogne, ta venue (1682). [57] VAR. Depuis assez longtemps je tâche à le comprendre (1682). [58] Et si : et cependant. [59] Le texte porte : " Que l’infidèle a pu me quitter pour autre ". Il s’agit d’une faute d’impression, puisqu’il manque une syllabe à cet alexandrin. Nous corrigeons d’après le texte de 1682. [60] VAR. Et que quand sur le bruit de son hymen fatal (1682). [61] Vers 586-587 : " Je vous ai vu tantôt, tout troublé, en possession de mon portrait. "


[62] VAR. Que celle aux mains de qui vous avez pris ce gage (1682). [63] VAR. Vous le voyez, sans moi vous y seriez encore (1682). Vous y seriez encore : vous seriez encore dans l’embarras. [64] L’ellébore passait pour guérir la folie. [65] Et doux que soit le mal... : Quelque doux que soit le mal d’être trompée, je crains de l’être. [66] VAR. Accepte sans façon le parti qu’on propose (1682) [67] Le bois : au double sens dont il est question au vers 420, les coups de bâton et les cornes du mari cocu. [68] L’emploi de votre seigneurie introduit curieusement une troisième rime féminine. [69] VAR. M’ôtent tout le pouvoir de casser l’alliance (1682). [70] Et cette juste envie : et cette passion légitime...

Dom Garcie de Navarre Note Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue après la mort de Molière, dans l’importante édition de 1682, due à La Grange et Vivot, conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même et de manière exceptionnelle, nous nous sommes référé à l’édition de 1734, dans les cas de faute manifeste, et dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier.


Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ; treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la pièce. LE TEXTE Dom Garcie de Navarre n’a jamais été publié du vivant de Molière, et la pièce serait perdue si La Grange et Vivot ne l’avaient fait imprimer pour la première fois dans le tome VII de l’édition de 1682. Édition utilisée : 1682.


Notice COMÉDIE représentée pour la première fois le 4e février 1661 sur le Théâtre de la Salle du Palais-Royal par la Troupe de Monsieur Frère Unique du Roi. Au dire de Somaize dans ses Véritables Précieuses, imprimées au début de janvier 1660, Dom Garcie de Navarre est écrit dès 1659. En tout cas, le 31 mai 1660, Molière prend un privilège pour cette pièce en même temps que pourL’Étourdi, Le Dépit amoureux et Sganarelle. Cependant, il diffère de la représenter pour exploiter le succès des Précieuses ridicules, puis deSganarelle. Après les aménagements réalisés dans la salle du Palais-Royal et la réouverture de son théâtre, le poète doit penser que le moment est venu de frapper un grand coup pour asseoir sa réputation d’auteur dramatique à part entière. Autant dire qu’il cherche à faire oublier celle de farceur que lui font ses ennemis, car le rire jouit d’un statut quasi infamant à l’époque. Peut-être aussi, comme le suggère C.E.J. Caldicott [1] , est-ce sous l’influence de Madeleine Béjart, qui brille dans les rôles sérieux, que Molière vise un ton plus élevé. Pour cette occasion, une comédie héroïque, genre qui se situe à mi-chemin entre la comédie et la tragédie, devrait lui permettre de rivaliser avec les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, qui ont d’ailleurs essayé sans succès de désorganiser sa troupe, alors qu’elle était un temps sans théâtre. Il décide donc de jouer Dom Garcie de Navarre, qu’il a en portefeuille depuis une bonne année. La première, le 4 février 1661, est un échec : la pièce tient seulement jusqu’à la septième représentation, avec des recettes de misère. À trois reprises, Molière la reprend devant le Roi en 1662 et en 1663, puis tente une nouvelle série de représentations devant


le public parisien en novembre 1663. Mais rien n’y fait, et le poète ne publie pas sa comédie. Il en disséminera une centaine de vers dans Le Misanthrope, et quelques autres encore dans Le Tartuffe, Amphitryon et Les Femmes savantes. Pour l’essentiel, l’intrigue de Dom Garcie de Navarre est empruntée à une source italienne, Le Gelosie fortunate del principe Rodrigo de Cicognini (« L’Heureuse Jalousie du prince Rodrigue »), publiée à Pérouse en 1654. Molière y reprend le développement de l’intrigue mais aussi les accès de jalousie du prince, ainsi que de nombreuses situations : par exemple, le héros, Rodrigo, interprète à tort un fragment de lettre déchirée et soumet sa maîtresse à un interrogatoire injurieux au cours duquel celle-ci se justifie sans peine et finit par pardonner ; il la surprend à parler avec un cavalier, ce qui suscite en lui un nouvel accès de jalousie… Notre poète a en revanche abandonné, pour d’évidentes raisons de bienséance, le thème du faux inceste un instant redouté entre Rodrigo et son amante Delmira. C’est donc à une ample adaptation d’un modèle étranger — comme il l’avait fait pour L’Etourdiet Le Dépit amoureux — que procède Molière, en se laissant la liberté d’écarter certains épisodes, et d’en développer d’autres. Claude Bourqui [2] signale en outre que les noms des principaux personnages (Dom Garcie, Elvire, Alphonse et Mauregat) sont tirés de L’Histoire générale d’Espagne de Turquet de Mayerne (1587). Cependant le ton adopté par Molière est différent de celui du modèle ; visant le genre sérieux, le poète veut écrire, non pas une tragi-comédie à l’ancienne mode, mais une comédie de ton relevé à la façon de Corneille. Aussi bien suffit-il de rapprocher deux titres, Dom Garcie de Navarre et Don Sanche d’Aragon — qu’il a peut-être interprété —, pour voir que Molière a pris comme patron la comédie héroïque telle que Corneille l’avait conçue quelques années plus tôt ; encore que plusieurs autres œuvres présentent ces caractéristiques à l’époque, à savoir une action excluant le risque de mort et au dénouement heureux, des personnages pris sur le trône ou sur les marches du trône. DeDon Sanche d’Aragon, notre auteur a retenu le cadre espagnol, le climat généreux, les personnages princiers, le langage constamment soutenu et noble. On peut


penser qu’il a rêvé d’égaler Corneille qu’il admirait. Il s’en faut de beaucoup qu’il y soit parvenu, et l’on peut avancer diverses hypothèses propres à expliquer cet incontestable échec. La première réside dans la discordance existant entre le ton relevé qui marque tous les rôles, et une intrigue qui ressemble nettement à celles de la comédie. À la différence du romanesque à résonances épiques de Don Sanche d’Aragon, l’intrigue deDom Garcie est fondée, comme celle de L’Étourdi, sur les principes de la répétition et de la contradiction : sans cesse, le prince de Navarre proteste qu’il se gardera désormais de la jalousie comme de la peste et, sans cesse, il y retombe, tout comme Lélie accumulait les bévues en jurant que c’était la dernière. La répétition du cycle soupçons-accusation-confusion tend à rendre le héros ridicule ; ces hauts et ses bas conviennent mal à un genre qui implique la dignité d’un héros de rang élevé. D’autant qu’à d’autres moments, le discours adopte un ton tragique qui fait courir à la pièce un risque de disparate : Quelles tristes clartés dissipent mon erreur, Enveloppent mes sens d’une profonde horreur, Et ne laissent plus voir à mon âme abattue, Que l’effroyable objet d’un remords qui me tue ! (IV, 9) Une seconde hypothèse a trait au ton du discours qui, pour être encore empreint de style d’époque, nous paraît quelque peu guindé. Done Elvire, qui est un instant naturelle et d’une grande fraîcheur de sentiments et d’expression, retombe vite dans la grandiloquence ; quant au héros luimême, il s’exprime dans une langue relativement conventionnelle, qui se caractérise entre autres par de nombreuses métaphores trop souvent employées par les contemporains, ainsi que par des formules impersonnelles et généralisantes. Un court extrait d’une scène d’affrontement suffira à en donner une idée : DOM GARCIE


Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit ? DONE ELVIRE L’innocence à rougir n’est point accoutumée. DOM GARCIE Il est vrai qu’en ces lieux on la voit opprimée. Ce billet démenti pour n’avoir point de seing... (v. 563-566) Si l’on compare cet échange avec ce qu’il deviendra dans Le Misanthrope, bien que les deux œuvres soient d’un genre différent, on est frappé par les caractéristiques du texte initial : ALCESTE Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit ? CÉLIMÈNE Et par quelle raison faut-il que j’en rougisse ? ALCESTE Quoi ? vous joignez ici l’audace à l’artifice ? Le désavouerez-vous, pour n’avoir point de seing ? (v. 1328-1331) Done Elvire, on le voit, répond par une maxime, ce qui au théâtre comiqueprésente l’inconvénient de l’impersonnalité ; Molière modifiera cette réplique en la personnalisant nettement au moyen d’une forme verbale de la première personne (« j’en rougisse ») et par l’usage d’une interrogation riche de sens. De surcroît, l’attaque de la troisième réplique sera plus nerveuse dans la bouche d’Alceste avec ce « Quoi ? » qui claque, et ces verbes à la deuxième personne qui exercent une forte pression sur la jeune femme. Sans oublier qu’il y a quelque artifice à


comparer ces vers réutilisés dans un genre différent, on perçoit néanmoins la relative pâleur du discours dans Dom Garcie, ce qui tend à atténuer la présence scénique des héros. À côté de cela, cependant, Molière fait siens certains schémas syntaxiques dont il éprouve l’efficacité scénique, et qui deviendront caractéristiques de son style ; ainsi, dans les situations de conflit, ce schéma intonatif de phrase qui monte d’abord en tension, puis qui se détend sur la chute, comme ici : Et puisque notre cœur fait un effort extrême, Lorsqu’il se peut résoudre à confesser qu’il aime, Puisque l’honneur du sexe, en tout temps rigoureux, Oppose un fort obstacle à de pareils aveux, L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle, // Doit-il impunément douter de cet oracle ? (III, 1, v. 804-809.) On peut enfin alléguer une raison qui n’est pas des moindres et qui a trait au jeu tragique de Molière lui-même, car son désir d’y introduire une diction« naturelle » déplaît à ses contemporains. Dans ses Nouvelles nouvelles, après avoir dit qu’il joue « fort mal le sérieux », Donneau de Visé ajoute ce commentaire au sujet de la représentation de Dom Garcie de Navarre : […] je crois qu’il suffit de vous dire que c’était une pièce sérieuse, et qu’il en avait le premier rôle, pour vous faire connaître que l’on ne s’y devait pas beaucoup divertir. Molière était-il réellement un détestable tragédien, ou était-il, comme on pourrait aussi le penser, en avance sur son temps [3] , lui-même trop attaché à la pompe déclamatoire qu’affectionnaient les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, et dont notre poète se gaussera dans L’Impromptu de Versailles ? Molière est encore, à bien des égards, un auteur qui se


forme et qui n’a pas encore élaboré son écriture, ce discours fortement personnalisé et plein de sève qu’il prêtera à Orgon, à Alceste ou à Dom Juan. Il est ici comme dans un entre deux : entre la douceur du style galant dont il donnera un exemple avecAmphitryon [4] et la couleur du dialogue comique, qui implique une hypertrophie des éléments émotifs du discours. Cet essai malheureux a marqué le poète, puisqu’on le voit se livrer à d’incessants réemplois, réutilisant dans plusieurs pièces ultérieures de nombreux vers de Dom Garcie, comme s’il voulait en sauver le plus possible ; vieux complexe d’infériorité des poètes comiques à l’égard de leurs confrères tragiques, que Beaumarchais éprouvera de la même manière. Mais à quelque chose malheur est bon : faute d’avoir réussi dans ce genre sérieux, Molière « tirera » le genre comique vers le haut, en intégrant dans ses grandes œuvres, comme Le Misanthrope entre autres, des passages parfois graves et pathétiques. En d’autres termes, il élargira le champ de la comédie en lui offrant une plasticité de ton inconnue à ce jour, contribuant par là à en faire un « grand genre ». [1] La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, Rodopi, Amsterdam, 1998, p. 29 sqq. [2] Les Sources de Molière. Un répertoire critique, Paris, SEDES, 1999, p. 357 sqq. [3] Racine entreprendra quelques années plus tard, mais avec plus de succès, une démarche similaire, visant à atténuer les outrances déclamatoires des « Grands Comédiens ». [4] Certains passages de Dom Garcie ont été réutilisés dans Amphitryon. Cf. par exemple respectivement les vers 678-704 et 1359-1390. Voir la notice de cette pièce.

Dom Garcie de Navarre Acte 1


DOM GARCIE DE NAVARRE OU LE PRINCE JALOUX Comédie PERSONNAGES DOM GARCIE, prince de Navarre, amant d’Elvire. ELVIRE, princesse de Léon. ÉLISE, confidente d’Elvire. DOM ALFONSE, prince de Léon, cru prince de Castille, sous le nom de Dom Sylve. IGNÈS, comtesse, amante de Dom Sylve, aimée par Mauregat, usurpateur de l’État de Léon. DOM ALVAR, confident de Dom Garcie, amant d’Élise. DOM LOPE, autre confident de Dom Garcie, amant rebuté d’Élise. DOM PÈDRE, écuyer d’Ignès. La scène est à Astorgue, ville d’Espagne, dans le royaume de Léon. ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE DONE ELVIRE, ÉLISE. DONE ELVIRE

Non, ce n’est point un choix, qui pour ces deux amants, Sut régler de mon cœur les secrets sentiments ;


Et le Prince n’a point dans tout ce qu’il peut être, Ce qui fit préférer l’amour qu’il fait paraître. 5 Dom Sylve comme lui fit briller à mes yeux Toutes les qualités d’un héros glorieux ; Même éclat de vertus, joint à même naissance, Me parlait en tous deux pour cette préférence ; Et je serais encore à nommer le vainqueur, 10 Si le mérite seul prenait droit sur un cœur. Mais ces chaînes du ciel, qui tombent sur nos âmes, Décidèrent en moi le destin de leurs flammes [1] ; Et toute mon estime égale entre les deux, Laissa vers Dom Garcie entraîner tous mes vœux.

ÉLISE 15 Cet amour que pour lui votre astre vous inspire, N’a sur vos actions pris que bien peu d’empire ; Puisque nos yeux, Madame, ont pu longtemps douter


Qui de ces deux amants vous vouliez mieux traiter.

DONE ELVIRE

De ces nobles rivaux l’amoureuse poursuite, 20 À de fâcheux combats, Élise, m’a réduite. Quand je regardais l’un, rien ne me reprochait Le tendre mouvement où mon âme penchait ; Mais je me l’imputais à beaucoup d’injustice, Quand de l’autre à mes yeux s’offrait le sacrifice. 25 Et Dom Sylve, après tout, dans ses soins amoureux Me semblait mériter un destin plus heureux. Je m’opposais encor, ce qu’au sang de Castille, Du feu roi de Léon, semble devoir la fille ; Et la longue amitié, qui d’un étroit lien 30 Joignit les intérêts, de son père et du mien.


Ainsi plus dans mon âme un autre prenait place, Plus de tous ses respects je plaignais la disgrâce : Ma pitié complaisante à ses brûlants soupirs, D’un dehors favorable amusait ses désirs ; 35 Et voulait réparer par ce faible avantage, Ce qu’au fond de mon cœur je lui faisais d’outrage.

ÉLISE

Mais son premier amour que vous avez appris, Doit de cette contrainte affranchir vos esprits. Et puisqu’avant ces soins, où pour vous il s’engage, 40 Done Ignès de son cœur avait reçu l’hommage ; Et que par des liens aussi fermes que doux L’amitié vous unit cette comtesse et vous. Son secret révélé vous est une matière À donner à vos vœux liberté tout entière ; 45


Et vous pouvez sans crainte à cet amant confus D’un devoir d’amitié couvrir tous vos refus.

DONE ELVIRE

Il est vrai que j’ai lieu de chérir la nouvelle, Qui m’apprit que Dom Sylve était un infidèle ; Puisque par ses ardeurs mon cœur tyrannisé 50 Contre elles à présent se voit autorisé, Qu’il en peut justement combattre les hommages, Et sans scrupule ailleurs donner tous ses suffrages. Mais enfin quelle joie en peut prendre ce cœur, Si d’une autre contrainte il souffre la rigueur ? 55 Si d’un prince jaloux l’éternelle faiblesse, Reçoit indignement les soins de ma tendresse ; Et semble préparer dans mon juste courroux Un éclat à briser tout commerce entre nous ?


ÉLISE

Mais si de votre bouche il n’a point su sa gloire [2] , 60 Est-ce un crime pour lui que de n’oser la croire ? Et ce qui d’un rival a pu flatter les feux, L’autorise-t-il pas à douter de vos vœux ?

DONE ELVIRE

Non, non, de cette sombre, et lâche jalousie Rien ne peut excuser l’étrange frénésie ; 65 Et par mes actions je l’ai trop informé, Qu’il peut bien se flatter du bonheur d’être aimé. Sans employer la langue, il est des interprètes Qui parlent clairement des atteintes secrètes. Un soupir, un regard, une simple rougeur, 70


Un silence est assez pour expliquer un cœur. Tout parle dans l’amour, et sur cette matière Le moindre jour doit être une grande lumière ; Puisque chez notre sexe, où l’honneur est puissant, On ne montre jamais tout ce que l’on ressent. 75 J’ai voulu, je l’avoue ajuster ma conduite, Et voir d’un œil égal, l’un et l’autre mérite : Mais que contre ses vœux on combat vainement, Et que la différence est connue aisément, De toutes ces faveurs qu’on fait avec étude 80 À celles où du cœur fait pencher l’habitude. Dans les unes toujours, on paraît se forcer ; Mais les autres, hélas ! se font sans y penser, Semblables à ces eaux, si pures et si belles, Qui coulent sans effort des sources naturelles. 85 Ma pitié pour Dom Sylve, avait beau l’émouvoir,


J’en trahissais les soins, sans m’en apercevoir. Et mes regards au Prince, en un pareil martyre En disaient toujours plus, que je n’en voulais dire [3] .

ÉLISE

Enfin, si les soupçons de cet illustre amant, 90 Puisque vous le voulez n’ont point de fondement ; Pour le moins font-ils foi d’une âme bien atteinte, Et d’autres chériraient ce qui fait votre plainte. De jaloux mouvements doivent être odieux, S’ils partent d’un amour qui déplaise à nos yeux. 95 Mais tout ce qu’un amant nous peut montrer d’alarmes, Doit lorsque nous l’aimons, avoir pour nous des charmes ; C’est par là que son feu se peut mieux exprimer, Et plus il est jaloux, plus nous devons l’aimer ; Ainsi puisqu’en votre âme un prince magnanime...


DONE ELVIRE 100 Ah ! ne m’avancez point cette étrange maxime Partout la jalousie est un monstre odieux, Rien n’en peut adoucir les traits injurieux ; Et plus l’amour est cher, qui lui donne naissance Plus on doit ressentir les coups de cette offense. 105 Voir un prince emporté, qui perd à tous moments Le respect que l’amour inspire aux vrais amants : Qui dans les soins jaloux, où son âme se noie, Querelle également mon chagrin, et ma joie ; Et dans tous mes regards ne peut rien remarquer, 110 Qu’en faveur d’un rival il ne veuille expliquer. Non, non, par ces soupçons je suis trop offensée, Et sans déguisement je te dis ma pensée. Le prince Dom Garcie est cher à mes désirs, Il peut d’un cœur illustre échauffer les soupirs :


115 Au milieu de Léon, on a vu son courage Me donner de sa flamme un noble témoignage, Braver en ma faveur les [4] périls les plus grands, M’enlever aux desseins de nos lâches tyrans. Et dans ces murs forcés mettre ma destinée, 120 À couvert des horreurs d’un indigne hyménée [5] ; Et je ne cèle point que j’aurais de l’ennui, Que la gloire en fût due à quelque autre qu’à lui ; Car un cœur amoureux prend un plaisir extrême, À se voir redevable, Élise, à ce qu’il aime ; 125 Et sa flamme timide ose mieux éclater, Lorsqu’en favorisant, elle croit s’acquitter. Oui, j’aime qu’un secours qui hasarde sa tête [6] Semble à sa passion donner droit de conquête. J’aime que mon péril m’ait jetée en ses mains, 130 Et si les bruits communs ne sont pas des bruits vains ;


Si la bonté du Ciel nous ramène mon frère, Les vœux les plus ardents, que mon cœur puisse faire ; C’est que son bras encor, sur un perfide sang Puisse aider à ce frère, à reprendre son rang. 135 Et par d’heureux succès d’une haute vaillance Mériter tous les soins de sa reconnaissance : Mais avec tout cela, s’il pousse mon courroux, S’il ne purge ses feux de leurs transports jaloux, Et ne les range aux lois, que je lui veux prescrire, 140 C’est inutilement qu’il prétend Done Elvire. L’hymen ne peut nous joindre, et j’abhorre des nœuds, Qui deviendraient sans doute un enfer pour tous deux.

ÉLISE

Bien que l’on pût avoir des sentiments tout autres, C’est au Prince, Madame, à se régler aux vôtres,


145 Et dans votre billet ils sont si bien marqués, Que quand il les verra de la sorte expliqués...

DONE ELVIRE

Je n’y veux point, Élise, employer cette lettre, C’est un soin qu’à ma bouche, il me vaut mieux commettre. La faveur d’un écrit laisse aux mains d’un amant 150 Des témoins trop constants de notre attachement : Ainsi donc empêchez, qu’au Prince on ne la livre.

ÉLISE

Toutes vos volontés sont des lois qu’on doit suivre. J’admire cependant que le Ciel ait jeté Dans le goût des esprits tant de diversité, 155 Et que ce que les uns regardent comme outrage,


Soit vu par d’autres yeux sous un autre visage [i] . Pour moi je trouverais mon sort tout à fait doux, Si j’avais un amant qui pût être jaloux ; Je saurais m’applaudir de son inquiétude ; 160 Et ce qui pour mon âme est souvent un peu rude, C’est de voir Dom Alvar ne prendre aucun souci.

DONE ELVIRE

Nous ne le croyions pas si proche ; le voici. SCÈNE II DONE ELVIRE, DOM ALVAR, ÉLISE. DONE ELVIRE

Votre retour surprend, qu’avez-vous à m’apprendre ? Dom Alphonse vient-il, a-t-on lieu de l’attendre ?

DOM ALVAR


165 Oui, Madame, et ce frère en Castille élevé De rentrer dans ses droits voit le temps arrivé. Jusqu’ici Dom Louis qui vit à sa prudence Par le feu Roi mourant, commettre son enfance, A caché ses destins aux yeux de tout l’État, 170 Pour l’ôter aux fureurs du traître Mauregat. Et bien que le tyran, depuis sa lâche audace, L’ait souvent demandé pour lui rendre sa place ; Jamais son zèle ardent n’a pris de sûreté, À l’appas dangereux de sa fausse équité [i] . 175 Mais les peuples émus [7] par cette violence Que vous a voulu faire une injuste puissance, Ce généreux vieillard a cru qu’il était temps D’éprouver le succès d’un espoir de vingt ans. Il a tenté Léon, et ses fidèles trames, 180 Des grands, comme du peuple ont pratiqué les âmes [8] ,


Tandis que la Castille armait dix mille bras, Pour redonner ce prince aux vœux de ses États ; Il fait auparavant semer sa renommée, Et ne veut le montrer qu’en tête d’une armée. 185 Que tout prêt à lancer le foudre punisseur [i] , Sous qui doit succomber un lâche ravisseur. On investit Léon, et Dom Sylve en personne Commande le secours que son père vous donne.

DONE ELVIRE

Un secours si puissant doit flatter notre espoir ; 190 Mais je crains que mon frère y puisse trop devoir [9] .

DOM ALVAR

Mais, Madame, admirez que malgré la tempête


Que votre usurpateur voit gronder sur sa tête [10] , Tous les bruits de Léon annoncent pour certain, Qu’à la comtesse Ignès il va donner la main.

DONE ELVIRE 195 Il cherche dans l’hymen de cette illustre fille L’appui du grand crédit, où se voit sa famille ; Je ne reçois rien d’elle, et j’en suis en souci, Mais son cœur au tyran fut toujours endurci.

ÉLISE

De trop puissants motifs, d’honneur et de tendresse, 200 Opposent ses refus aux nœuds dont on la presse, Pour...

DOM ALVAR


Le Prince entre ici. SCÈNE III DOM GARCIE, DONE ELVIRE, DOM ALVAR, ÉLISE. DOM GARCIE

Je viens m’intéresser,

Madame, au doux espoir, qu’il vous vient d’annoncer. Ce frère qui menace un tyran plein de crimes, Flatte de mon amour les transports légitimes. 205 Son sort offre à mon bras des périls glorieux, Dont je puis faire hommage à l’éclat de vos yeux, Et par eux m’acquérir, si le Ciel m’est propice, La gloire d’un revers [11] , que vous doit sa justice ; Qui va faire à vos pieds choir l’infidélité, 210 Et rendre à votre sang toute sa dignité. Mais ce qui plus me plaît, d’une attente si chère,


C’est que pour être roi, le Ciel vous rend ce frère ; Et qu’ainsi mon amour peut éclater au moins Sans qu’à d’autres motifs on impute ses soins ; 215 Et qu’il soit soupçonné, que dans votre personne Il cherche à me gagner les droits d’une couronne. Oui, tout mon cœur voudrait montrer aux yeux de tous, Qu’il ne regarde en vous autre chose que vous [12] ; Et cent fois, si je puis le dire sans offense, 220 Ses vœux se sont armés contre votre naissance, Leur chaleur indiscrète a d’un destin plus bas Souhaité le partage à vos divins appas, Afin que de ce cœur, le noble sacrifice Pût du Ciel envers vous réparer l’injustice ; 225 Et votre sort tenir des mains de mon amour, Tout ce qu’il doit au sang, dont vous tenez le jour. Mais puisque enfin les Cieux, de tout ce juste hommage, À mes feux prévenus [13] dérobent l’avantage.


Trouvez bon que ces feux, prennent un peu d’espoir 230 Sur la mort que mon bras s’apprête à faire voir [14] ; Et qu’ils osent briguer par d’illustres services, D’un frère et d’un État les suffrages propices.

DONE ELVIRE

Je sais que vous pouvez, Prince, en vengeant nos droits Faire par votre amour parler cent beaux exploits. 235 Mais ce n’est pas assez pour le prix qu’il espère Que l’aveu d’un État, et la faveur d’un frère. Done Elvire n’est pas au bout de cet effort, Et je vous vois à vaincre un obstacle plus fort.

DOM GARCIE

Oui, Madame, j’entends ce que vous voulez dire,


240 Je sais bien que pour vous mon cœur en vain soupire ; Et l’obstacle puissant, qui s’oppose à mes feux, Sans que vous le nommiez, n’est pas secret pour eux.

DONE ELVIRE

Souvent on entend mal, ce qu’on croit bien entendre, Et par trop de chaleur, Prince, on se peut méprendre. 245 Mais puisqu’il faut parler, désirez-vous savoir, Quand vous pourrez me plaire, et prendre quelque espoir ?

DOM GARCIE

Ce me sera, Madame, une faveur extrême.

DONE ELVIRE

Quand vous saurez m’aimer, comme il faut que l’on aime [15] .


DOM GARCIE

Et que peut-on, hélas ! observer sous les cieux 250 Qui ne cède à l’ardeur, que m’inspirent vos yeux ?

DONE ELVIRE

Quand votre passion ne fera rien paraître, Dont se puisse [16] indigner celle qui l’a fait naître.

DOM GARCIE

C’est là son plus grand soin.

DONE ELVIRE

Quand tous ses mouvements


Ne prendront point de moi de trop bas sentiments.

DOM GARCIE

Ils vous révèrent trop.

DONE ELVIRE 255 Quand d’un injuste ombrage

Votre raison saura me réparer l’outrage [17] ; Et que vous bannirez, enfin, ce monstre affreux, Qui de son noir venin empoisonne vos feux. Cette jalouse humeur, dont l’importun caprice, 260 Aux vœux, que vous m’offrez, rend un mauvais office, S’oppose à leur attente, et contre eux à tous coups Arme les mouvements de mon juste courroux.


DOM GARCIE

Ah ! Madame, il est vrai, quelque effort que je fasse, Qu’un peu de jalousie en mon cœur trouve place, 265 Et qu’un rival absent de vos divins appas [18] Au repos de ce cœur vient livrer des combats. Soit caprice, ou raison, j’ai toujours la croyance Que votre âme en ces lieux souffre de son absence ; Et que malgré mes soins, vos soupirs amoureux 270 Vont trouver à tous coups ce rival trop heureux. Mais si de tels soupçons ont de quoi vous déplaire, Il vous est bien facile, hélas ! de m’y soustraire ; Et leur bannissement, dont j’accepte la loi Dépend bien plus de vous, qu’il ne dépend de moi. 275 Oui, c’est vous qui pouvez par deux mots pleins de flamme, Contre la jalousie armer toute mon âme ;


Et des pleines clartés d’un glorieux espoir Dissiper les horreurs que ce monstre y fait choir. Daignez donc étouffer le doute qui m’accable, 280 Et faites qu’un aveu d’une bouche adorable Me donne l’assurance au fort de tant d’assauts, Que je ne puis trouver dans le peu que je vaux.

DONE ELVIRE

Prince, de vos soupçons la tyrannie est grande Au moindre mot qu’il dit, un cœur veut qu’on l’entende, 285 Et n’aime pas ces feux, dont l’importunité Demande qu’on s’explique avec tant de clarté. Le premier mouvement qui découvre notre âme, Doit d’un amant discret satisfaire la flamme ; Et c’est à s’en dédire autoriser nos vœux, 290 Que vouloir plus avant pousser de tels aveux.


Je ne dis point quel choix, s’il m’était volontaire, Entre Dom Sylve et vous, mon âme pourrait faire ; Mais vouloir vous contraindre à n’être point jaloux, Aurait dit quelque chose à tout autre que vous ; 295 Et je croyais cet ordre un assez doux langage Pour n’avoir pas besoin d’en dire davantage. Cependant votre amour n’est pas encor content ; Il demande un aveu qui soit plus éclatant. Pour l’ôter de scrupule, il me faut à vous-même, 300 En des termes exprès, dire que je vous aime ; Et peut-être qu’encor pour vous en assurer Vous vous obstineriez à m’en faire jurer.

DOM GARCIE

Hé bien, Madame, hé bien, je suis trop téméraire, De tout ce qui vous plaît, je dois me satisfaire ;


305 Je ne demande point de plus grande clarté, Je crois que vous avez pour moi quelque bonté, Que d’un peu de pitié mon feu vous sollicite, Et je me vois heureux plus que je ne mérite. C’en est fait, je renonce à mes soupçons jaloux, 310 L’arrêt qui les condamne, est un arrêt bien doux ; Et je reçois la loi qu’il daigne me prescrire, Pour affranchir mon cœur de leur injuste empire.

DONE ELVIRE

Vous promettez beaucoup, Prince, et je doute fort, Si vous pourrez sur vous faire ce grand effort.

DOM GARCIE 315 Ah ! Madame, il suffit pour me rendre croyable, Que ce qu’on vous promet doit être inviolable ;


Et que l’heur d’obéir à sa divinité, Ouvre aux plus grands efforts trop de facilité ; Que le Ciel me déclare une éternelle guerre, 320 Que je tombe à vos pieds d’un éclat de tonnerre, Ou pour périr encor par de plus rudes coups, Puissé-je voir sur moi fondre votre courroux ; Si jamais mon amour descend à la faiblesse De manquer aux devoirs d’une telle promesse ; 325 Si jamais dans mon âme aucun jaloux transport Fait... Dom Pèdre apporte un billet.

DONE ELVIRE

J’en étais en peine, et tu m’obliges fort,

Que le courrier attende. À ces regards qu’il jette,


Vois-je pas que déjà cet écrit l’inquiète ? Prodigieux effet de son tempérament, 330 Qui vous arrête, Prince, au milieu du serment ?

DOM GARCIE

J’ai cru que vous aviez quelque secret ensemble, Et je ne voulais pas l’interrompre.

DONE ELVIRE

Il me semble

Que vous me répondez d’un ton fort altéré, Je vous vois tout à coup le visage égaré ; 335 Ce changement soudain a lieu de me surprendre, D’où peut-il provenir, le pourrait-on apprendre ?


DOM GARCIE

D’un mal qui tout à coup vient d’attaquer mon cœur.

DONE ELVIRE

Souvent plus qu’on ne croit ces maux ont de rigueur ; Et quelque prompt secours vous serait nécessaire, 340 Mais encor dites-moi vous prend-il d’ordinaire ?

DOM GARCIE

Parfois.

DONE ELVIRE

Ah ! prince faible, hé bien par cet écrit,


Guérissez-le ce mal, il n’est que dans l’esprit.

DOM GARCIE

Par cet écrit, Madame, ah ! ma main le refuse, Je vois votre pensée, et de quoi l’on m’accuse ; Si...

DONE ELVIRE 345 Lisez-le, vous dis-je, et satisfaites-vous.

DOM GARCIE

Pour me traiter après, de faible, de jaloux ? Non, non, je dois ici vous rendre un témoignage, Qu’à mon cœur cet écrit n’a point donné d’ombrage ; Et bien que vos bontés m’en laissent le pouvoir, 350 Pour me justifier je ne veux point le voir.


DONE ELVIRE

Si vous vous obstinez à cette résistance, J’aurais tort de vouloir vous faire violence ; Et c’est assez enfin, que vous avoir pressé De voir de quelle main ce billet m’est tracé.

DOM GARCIE 355 Ma volonté toujours vous doit être soumise, Si c’est votre plaisir, que pour vous je le lise ; Je consens volontiers à prendre cet emploi.

DONE ELVIRE

Oui, oui, Prince, tenez vous le lirez pour moi.

DOM GARCIE


C’est pour vous obéir au moins, et je puis dire...

DONE ELVIRE 360 C’est ce que vous voudrez, dépêchez-vous de lire.

DOM GARCIE

Il est de Done Ignès, à ce que je connoi.

DONE ELVIRE

Oui, je m’en réjouis, et pour vous, et pour moi.

DOM GARCIE lit.

"Malgré l’effort d’un long mépris, Le tyran toujours m’aime, et depuis votre absence, 365


Vers moi pour me porter au dessein qu’il a pris, Il semble avoir tourné toute la violence [19] , Dont il poursuivait l’alliance [20] De vous et de son fils.

"Ceux qui sur moi peuvent avoir empire 370 Par de lâches motifs qu’un faux honneur inspire, Approuvent tous cet indigne lien ; J’ignore encor par où finira mon martyre : Mais je mourrai plutôt que de consentir rien [21] . Puissiez-vous jouir, belle Elvire, 375 D’un destin plus doux que le mien.

"Done Ignès."

(Il continue.) Dans la haute vertu son âme est affermie.


DONE ELVIRE

Je vais faire réponse à cette illustre amie, Cependant apprenez, Prince, à vous mieux armer Contre ce qui prend droit de vous trop alarmer. 380 J’ai calmé votre trouble, avec cette lumière, Et la chose a passé d’une douce manière ; Mais à n’en point mentir il serait des moments, Où je pourrais entrer dans d’autres sentiments.

DOM GARCIE

Hé, quoi vous croyez donc...

DONE ELVIRE

Je crois ce qu’il faut croire. 385


Adieu, de mes avis conservez la mémoire, Et s’il est vrai pour moi, que votre amour soit grand, Donnez-en à mon cœur les preuves qu’il prétend.

DOM GARCIE

Croyez que désormais, c’est toute mon envie, Et qu’avant qu’y manquer, je veux perdre la vie. [1] Done Elvire reprend ici le thème platonicien des unions mystérieusement décidées dans le ciel. Cf., pour le seul théâtre de Corneille antérieur à 1660,L’Illusion comique, III, 1, v. 640-652 ; Rodogune, I, 5, v. 359-362 ; La Suite du Menteur, IV, 1, v. 1221-1224. [2] Sa gloire : le fait que vous lui accordiez la préférence. [3] Vers 85-88 : "La pitié que j’avais pour Dom Sylve inquiétait certes Dom Garcie, mais je manquais, sans m’en apercevoir, aux soins qu’elle aurait dû me coûter, tandis que les regards que je portais sur Dom Garcie, en une pareille épreuve, en disaient toujours plus que je n’aurais voulu." [4] Le texte porte des périls. Nous corrigeons. [5] Vers 119-120 : "Et dans ces murs (d’Astorgue) qu’il avait conquis de vive force, mettre ma destinée à l’abri des horreurs d’un indigne mariage (avec le fils de Mauregat). [6] Qui hasarde sa tête : qui met sa tête, sa vie en danger. [i] Un autre visage : un autre aspect ("Visage se dit figurément en choses morales. Toutes les affaires, toutes les questions ont deux visages"


(Dictionnaire de Furetière, 1690). [i] Son zèle ardent : celui de Dom Louis ; sa fausse équité : celle de Mauregat. [7] Mais, les peuples émus... : mais comme le peuple a été révolté par cette violence (participe absolu). [8] Vers 179-180 : "Il a mis à l’épreuve le royaume de Léon, et ses intrigues pour le bon motif (trames fidèles) ont acquis les âmes des grands comme du peuple." [i] Le foudre punisseur : terme vieux et noble, à mettre en parallèle avec en tête d’une armée. [9] Vers 189-190 : la princesse craint que son frère (qu’elle ne connaît pas encore) ne se croie obligé de la donner en mariage à Dom Sylve, qui passe pour le fils du roi de Castille. [10] Le texte de 1682 porte oit au lieu de voit ; mais comme oit devient voit dès 1697 et est la leçon de 1734, nous pensons que oit est une simple faute d’impression. [11] Le revers est un "renversement de fortune" (Dictionnaire de Furetière, 1690), qui peut être favorable comme défavorable. [12] Ce mouvement donne lieu à un réemploi ; il se retrouve dans la bouche d’Alceste parlant à Célimène (Le Misanthrope, IV, 3, v. 14251432). [13] Prévenus : devancés. [14] La mort de l’usurpateur Mauregat. [15] Autre réemploi : ce second hémistiche se retrouve dans la bouche de Célimène (Le Misanthrope, IV, 3, v. 1421). [16] Le texte porte je puisse. Nous corrigeons.


[17] Vers 255-256 : "Quand vous serez assez raisonnable pour réparer l’outrage que me fait un soupçon sans fondement." [18] Absent de vos divins appas : éloigné de votre présence (cf. v. 268). [19] 1682 donne : toute sa violence ; nous corrigeons d’après 1718. [20] 1682 donne : Dont il poursuit l’alliance ; nous corrigeons d’après 1734. [21] 1682 donne : de consentir. Nous corrigeons d’après 1734.

Acte 2 ACTE II, SCÈNE PREMIÈRE ÉLISE, DON LOPE. ÉLISE 390 Tout ce que fait le Prince, à parler franchement, N’est pas ce qui me donne un grand étonnement ; Car que d’un noble amour une âme bien saisie, En pousse les transports jusqu’à la jalousie, Que de doutes fréquents ses vœux soient traversés, 395


Il est fort naturel, et je l’approuve assez ; Mais ce qui me surprend, Dom Lope, c’est d’entendre, Que vous lui préparez les soupçons qu’il doit prendre, Que votre âme les forme, et qu’il n’est en ces lieux, Fâcheux que par vos soins, jaloux que par vos yeux, 400 Encore un coup, Dom Lope, une âme bien éprise Des soupçons qu’elle prend, ne me rend point surprise ; Mais qu’on ait sans amour tous les soins d’un jaloux, C’est une nouveauté qui n’appartient qu’à vous.

DOM LOPE

Que sur cette conduite à son aise l’on glose, 405 Chacun règle la sienne au but qu’il se propose ; Et rebuté par vous des soins de mon amour, Je songe auprès du Prince à bien faire ma cour.

ÉLISE


Mais savez-vous, qu’enfin, il fera mal la sienne, S’il faut qu’en cette humeur votre esprit l’entretienne ?

DOM LOPE 410 Et quand, charmante Élise, a-t-on vu s’il vous plaît, Qu’on cherche auprès des grands, que son propre intérêt [1] ? Qu’un parfait courtisan veuille charger leur suite, D’un censeur des défauts, qu’on trouve en leur conduite ; Et s’aille inquiéter, si son discours leur nuit, 415 Pourvu que sa fortune en tire quelque fruit ? Tout ce qu’on fait ne va, qu’à se mettre en leur grâce Par la plus courte voie, on y cherche une place ; Et les plus prompts moyens de gagner leur faveur, C’est de flatter toujours le faible de leur cœur : 420 D’applaudir en aveugle à ce qu’ils veulent faire,


Et n’appuyer jamais ce qui peut leur déplaire ; C’est là le vrai secret d’être bien auprès d’eux, Les utiles conseils font passer pour fâcheux, Et vous laissent toujours hors de la confidence, 425 Où vous jette d’abord l’adroite complaisance. Enfin on voit partout, que l’art des courtisans, Ne tend qu’à profiter des faiblesses des grands ; À nourrir leurs erreurs, et jamais dans leur âme, Ne porter les avis des choses qu’on y blâme.

ÉLISE 430 Ces maximes un temps leur peuvent succéder [2] ; Mais il est des revers, qu’on doit appréhender. Et dans l’esprit des grands, qu’on tâche de surprendre, Un rayon de lumière, à la fin peut descendre, Qui sur tous ces flatteurs venge équitablement, 435 Ce qu’a fait à leur gloire, un long aveuglement.


Cependant je dirai, que votre âme s’explique Un peu bien librement sur votre politique ; Et ses nobles motifs, au Prince rapportés, Serviraient assez mal vos assiduités.

DOM LOPE 440 Outre que je pourrais désavouer, sans blâme, Ces libres vérités, sur quoi s’ouvre mon âme ; Je sais fort bien qu’Elise a l’esprit trop discret, Pour aller divulguer cet entretien secret. Qu’ai-je dit, après tout, que sans moi l’on ne sache ? 445 Et dans mon procédé que faut-il que je cache ? On peut craindre une chute avec quelque raison, Quand on met en usage, ou ruse, ou trahison. Mais qu’ai-je à redouter, moi qui partout n’avance Que les soins approuvés d’un peu de complaisance ; 450


Et qui suis seulement par d’utiles leçons La pente qu’a le Prince à de jaloux soupçons ? Son âme semble en vivre, et je mets mon étude, À trouver des raisons à son inquiétude, À voir de tous côtés, s’il ne se passe rien, 455 À fournir le sujet d’un secret entretien. Et quand je puis venir enflé d’une nouvelle, Donner à son repos une atteinte mortelle ; C’est lors que plus il m’aime, et je vois sa raison D’une audience [3] avide avaler ce poison, 460 Et m’en remercier, comme d’une victoire, Qui comblerait ses jours, de bonheur et de gloire, Mais mon rival paraît, je vous laisse tous deux, Et bien que je renonce à l’espoir de vos vœux [4] , J’aurais un peu de peine à voir qu’en ma présence, 465 Il reçût des effets de quelque préférence ; Et je veux, si je puis, m’épargner ce souci.


ÉLISE

Tout amant de bon sens en doit user ainsi. SCÈNE II DOM ALVAR, ÉLISE. DOM ALVAR

Enfin, nous apprenons que le roi de Navarre Pour les désirs du Prince, aujourd’hui se déclare ; 470 Et qu’un nouveau renfort de troupes nous attend Pour le fameux service, où son amour prétend. Je suis surpris pour moi, qu’avec tant de vitesse, On ait fait avancer... Mais... SCÈNE III DOM GARCIE, ÉLISE, DOM ALVAR. DOM GARCIE


Que fait la Princesse ?

ÉLISE

Quelques lettres, Seigneur, je le présume ainsi ; 475 Mais elle va savoir que vous êtes ici. SCÈNE IV DOM GARCIE, seul.

J’attendrai qu’elle ait fait, près de souffrir sa vue, D’un trouble tout nouveau je me sens l’âme émue ; Et la crainte mêlée à mon ressentiment, Jette par tout mon corps un soudain tremblement. 480 Prince, prends garde au moins, qu’un aveugle caprice Ne te conduise ici dans quelque précipice ; Et que de ton esprit les désordres puissants, Ne donnent un peu trop au rapport de tes sens. Consulte ta raison, prends sa clarté pour guide,


485 Vois si de tes soupçons, l’apparence est solide, Ne démens pas leur voix, mais aussi garde bien Que pour les croire trop, ils ne t’imposent rien [5] ; Qu’à tes premiers transports ils n’osent trop permettre, Et relis posément cette moitié de lettre. 490 Ha ! qu’est-ce que mon cœur, trop digne de pitié, Ne voudrait pas donner pour son autre moitié ! Mais après tout que dis-je ? il suffit bien de l’une, Et n’en voilà que trop pour voir mon infortune.

"Quoique votre rival... 495 Vous devez toutefois vous... Et vous avez en vous à... L’obstacle le plus grand...

"Je chéris tendrement ce...


Pour me tirer des mains de... 500 Son amour, ses devoirs... Mais il m’est odieux, avec...

"Otez donc à vos feux ce... Méritez les regards que l’on... Et lorsqu’on vous oblige... 505 Ne vous obstinez point à..."

Oui, mon sort par ces mots est assez éclairci, Son cœur comme sa main se fait connaître ici ; Et les sens imparfaits de cet écrit funeste, Pour s’expliquer à moi, n’ont pas besoin du reste. 510 Toutefois dans l’abord agissons doucement, Couvrons à l’infidèle un vif ressentiment ; Et de ce que je tiens, ne donnant point d’indice, Confondons son esprit par son propre artifice.


La voici, ma raison, renferme mes transports, 515 Et rends-toi pour un temps maîtresse du dehors. SCÈNE V DONE ELVIRE, DOM GARCIE. DONE ELVIRE

Vous avez bien voulu que je vous fisse attendre ?

DOM GARCIE

Ha ! qu’elle cache bien.

DONE ELVIRE

On vient de nous apprendre

Que le Roi votre père approuve vos projets, Et veut bien que son fils nous rende nos sujets,


520 Et mon âme en a pris une allégresse extrême.

DOM GARCIE

Oui, Madame, et mon cœur s’en réjouit de même, Mais...

DONE ELVIRE

Le tyran sans doute aura peine à parer

Les foudres que partout il entend murmurer, Et j’ose me flatter que le même courage 525 Qui put bien me soustraire à sa brutale rage ; Et dans les murs d’Astorgue, arrachés de ses mains, Me faire un sûr asile à braver ses desseins : Pourra de tout Léon, achevant la conquête, Sous ses nobles efforts faire choir cette tête.


DOM GARCIE 530 Le succès en pourra parler dans quelques jours, Mais de grâce passons à quelque autre discours. Puis-je sans trop oser vous prier de me dire, À qui vous avez pris, Madame, soin d’écrire, Depuis que le destin nous a conduits ici ?

DONE ELVIRE 535 Pourquoi cette demande ? et d’où vient ce souci ?

DOM GARCIE

D’un désir curieux de pure fantaisie.

DONE ELVIRE


La curiosité naît de la jalousie.

DOM GARCIE

Non, ce n’est rien du tout de ce que vous pensez, Vos ordres de ce mal me défendent assez.

DONE ELVIRE 540 Sans chercher plus avant quel intérêt vous presse, J’ai deux fois à Léon, écrit à la comtesse ; Et deux fois au marquis Dom Louis, à Burgos, Avec cette réponse êtes-vous en repos ?

DOM GARCIE

Vous n’avez point écrit à quelque autre personne, Madame ?

DONE ELVIRE


545 Non, sans doute, et ce discours m’étonne.

DOM GARCIE

De grâce songez bien avant que d’assurer, En manquant de mémoire on peut se parjurer.

DONE ELVIRE

Ma bouche sur ce point ne peut être parjure.

DOM GARCIE

Elle a dit toutefois une haute imposture.

DONE ELVIRE

Prince.


DOM GARCIE

Madame.

DONE ELVIRE 550 Ô Ciel ! quel est ce mouvement,

Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement [6] ?

DOM GARCIE

Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue, J’ai pris pour mon malheur le poison qui me tue ; Et que j’ai cru trouver quelque sincérité 555 Dans les traîtres appas, dont je fus enchanté.

DONE ELVIRE


De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ?

DOM GARCIE

Ah ! que ce cœur est double, et sait bien l’art de feindre ; Mais tous moyens de fuir lui vont être soustraits, Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits [7] ; 560 Sans avoir vu le reste, il m’est assez facile De découvrir pour qui vous employez ce style.

DONE ELVIRE

Voilà donc le sujet qui vous trouble l’esprit ?

DOM GARCIE

Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit ?


DONE ELVIRE

L’innocence à rougir n’est point accoutumée.

DOM GARCIE 565 Il est vrai qu’en ces lieux on la voit opprimée, Ce billet démenti pour n’avoir point de seing...

DONE ELVIRE

Pourquoi le démentir, puisqu’il est de ma main ?

DOM GARCIE

Encore est-ce beaucoup que de franchise pure, Vous demeuriez d’accord, que c’est votre écriture ; 570 Mais ce sera, sans doute, et j’en serais garant,


Un billet qu’on envoie à quelque indifférent, Ou du moins ce qu’il a de tendresse évidente Sera pour une amie, ou pour quelque parente.

DONE ELVIRE

Non, c’est pour un amant, que ma main l’a formé, 575 Et j’ajoute de plus pour un amant aimé [8] .

DOM GARCIE

Et je puis, ô perfide...

DONE ELVIRE

Arrêtez, Prince indigne

De ce lâche transport l’égarement insigne,


Bien que de vous mon cœur ne prenne point de loi, Et ne doive en ces lieux aucun compte qu’à soi, 580 Je veux bien me purger pour votre seul supplice, Du crime que m’impose un insolent caprice ; Vous serez éclairci, n’en doutez nullement, J’ai ma défense prête en ce même moment. Vous allez recevoir une pleine lumière, 585 Mon innocence ici paraîtra toute entière ; Et je veux vous mettant juge en votre intérêt, Vous faire prononcer vous-même votre arrêt.

DOM GARCIE

Ce sont propos obscurs, qu’on ne saurait comprendre.

DONE ELVIRE

Bientôt à vos dépens vous me pourrez entendre.


Élise, holà. SCÈNE VI DOM GARCIE, DONE ELVIRE, ÉLISE. ÉLISE

Madame.

DONE ELVIRE [9] 590 Observez bien au moins,

Si j’ose à vous tromper employer quelques soins, Si par un seul coup d’œil, ou geste qui l’instruise, Je cherche de ce coup à parer la surprise. Le billet que tantôt ma main avait tracé, 595 Répondez promptement, où l’avez-vous laissé ?

ÉLISE


Madame, j’ai sujet de m’avouer coupable, Je ne sais comme il est demeuré sur ma table ; Mais on vient de m’apprendre en ce même moment, Que Dom Lope venant dans mon appartement, 600 Par une liberté, qu’on lui voit se permettre, A fureté partout, et trouvé cette lettre. Comme il la dépliait, Léonor a voulu S’en saisir promptement, avant qu’il eût rien lu ; Et se jetant sur lui, la lettre contestée, 605 En deux justes moitiés dans leurs mains est restée, Et Dom Lope aussitôt prenant un prompt essor, A dérobé la sienne aux soins de Léonor.

DONE ELVIRE

Avez-vous ici l’autre ?


ÉLISE

Oui, la voilà, Madame.

DONE ELVIRE

Donnez, nous allons voir qui mérite le blâme, 610 Avec votre moitié rassemblez celle-ci, Lisez, et hautement, je veux l’entendre aussi.

DOM GARCIE

"Au Prince Dom Garcie !" Ah.

DONE ELVIRE

Achevez de lire,


Votre âme pour ce mot ne doit pas s’interdire [10] .

DOM GARCIE lit.

"Quoique votre rival, Prince, alarme votre âme, 615 Vous devez toutefois vous craindre plus que lui, Et vous avez en vous à détruire aujourd’hui L’obstacle le plus grand que trouve votre flamme.

"Je chéris tendrement ce qu’a fait Dom Garcie, Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs, 620 Son amour, ses devoirs ont pour moi des douceurs ; Mais il m’est odieux avec sa jalousie.

"Otez donc à vos feux, ce qu’ils en font paraître, Méritez les regards que l’on jette sur eux ; Et lorsqu’on vous oblige à vous tenir heureux, 625


Ne vous obstinez point à ne pas vouloir l’être."

DONE ELVIRE

Hé bien, que dites-vous ?

DOM GARCIE

Ha ! Madame, je dis,

Qu’à cet objet mes sens demeurent interdits ; Que je vois dans ma plainte une horrible injustice, Et qu’il n’est point pour moi d’assez cruel supplice.

DONE ELVIRE 630 Il suffit, apprenez que si j’ai souhaité Qu’à vos yeux cet écrit pût être présenté ; C’est pour le démentir, et cent fois me dédire


De tout ce que pour vous, vous y venez de lire. Adieu Prince.

DOM GARCIE

Madame, hélas ! où fuyez-vous ?

DONE ELVIRE 635 Où vous ne serez point trop odieux jaloux.

DOM GARCIE

Ha ! Madame, excusez un amant misérable, Qu’un sort prodigieux a fait vers vous coupable, Et qui, bien qu’il vous cause un courroux si puissant, Eût été plus blâmable à rester innocent. 640 Car enfin, peut-il être une âme bien atteinte, Dont l’espoir le plus doux ne soit mêlé de crainte ?


Et pourriez-vous penser que mon cœur eût aimé, Si ce billet fatal ne l’eût point alarmé ? S’il n’avait point frémi des coups de cette foudre, 645 Dont je me figurais tout mon bonheur en poudre ? Vous-même, dites-moi, si cet événement, N’eût pas dans mon erreur jeté tout autre amant ? Si d’une preuve, hélas ! qui me semblait si claire, Je pouvais démentir...

DONE ELVIRE

Oui, vous le pouviez faire, 650 Et dans mes sentiments assez bien déclarés Vos doutes rencontraient des garants assurés ; Vous n’aviez rien à craindre, et d’autres sur ce gage, Auraient du monde entier bravé le témoignage.


DOM GARCIE

Moins on mérite un bien qu’on nous fait espérer, 655 Plus notre âme a de peine à pouvoir s’assurer ; Un sort trop plein de gloire à nos yeux est fragile, Et nous laisse aux soupçons une pente facile. Pour moi qui crois si peu mériter vos bontés, J’ai douté du bonheur de mes témérités [11] ; 660 J’ai cru que dans ces lieux rangés sous ma puissance Votre âme se forçait à quelque complaisance ; Que déguisant pour moi votre sévérité...

DONE ELVIRE

Et je pourrais descendre à cette lâcheté, Moi prendre le parti d’une honteuse feinte, 665 Agir par les motifs d’une servile crainte,


Trahir mes sentiments, et pour être en vos mains [12] , D’un masque de faveur vous couvrir mes dédains ; La gloire sur mon cœur aurait si peu d’empire, Vous pouvez le penser, et vous me l’osez dire ? 670 Apprenez que ce cœur ne sait point s’abaisser, Qu’il n’est rien sous les cieux qui puisse l’y forcer. Et s’il vous a fait voir par une erreur insigne Des marques de bonté, dont vous n’étiez pas digne ; Qu’il saura bien montrer malgré votre pouvoir, 675 La haine que pour vous il se résout d’avoir ; Braver votre furie, et vous faire connaître Qu’il n’a point été lâche, et ne veut jamais l’être.

DOM GARCIE

Hé bien, je suis coupable, et ne m’en défends pas, Mais je demande grâce à vos divins appas [13] ;


680 Je la demande au nom de la plus vive flamme, Dont jamais deux beaux yeux aient fait brûler une âme. Que si votre courroux ne peut être apaisé, Si mon crime est trop grand pour se voir excusé, Si vous ne regardez, ni l’amour qui le cause, 685 Ni le vif repentir que mon cœur vous expose ; Il faut qu’un coup heureux, en me faisant mourir, M’arrache à des tourments que je ne puis souffrir. Non ne présumez pas, qu’ayant su vous déplaire, Je puisse vivre une heure avec votre colère. 690 Déjà de ce moment la barbare longueur, Sous ses cuisants remords fait succomber mon cœur ; Et de mille vautours les blessures cruelles, N’ont rien de comparable à ses douleurs mortelles ; Madame, vous n’avez qu’à me le déclarer, 695 S’il n’est point de pardon que je doive espérer,


Cette épée aussitôt, par un coup favorable Va percer à vos yeux le cœur d’un misérable ; Ce cœur, ce traître cœur, dont les perplexités, Ont si fort outragé vos extrêmes bontés ; 700 Trop heureux en mourant, si ce coup légitime Efface en votre esprit l’image de mon crime ; Et ne laisse aucuns traits de votre aversion Au faible souvenir de mon affection ; C’est l’unique faveur que demande ma flamme.

DONE ELVIRE

Ha ! Prince trop cruel.

DOM GARCIE 705 Dites, parlez, Madame.


DONE ELVIRE

Faut-il encor pour vous conserver des bontés, Et vous voir m’outrager par tant d’indignités ?

DOM GARCIE

Un cœur ne peut jamais outrager quand il aime, Et ce que fait l’amour il l’excuse lui-même.

DONE ELVIRE 710 L’amour n’excuse point de tels emportements.

DOM GARCIE

Tout ce qu’il a d’ardeur passe en ses mouvements, Et plus il devient fort, plus il trouve de peine...

DONE ELVIRE


Non, ne m’en parlez point, vous méritez ma haine.

DOM GARCIE

Vous me haïssez donc ?

DONE ELVIRE

J’y veux tâcher au moins ; 715 Mais, hélas ! je crains bien que j’y perde mes soins, Et que tout le courroux qu’excite votre offense Ne puisse jusque-là faire aller ma vengeance.

DOM GARCIE

D’un supplice si grand ne tentez point l’effort, Puisque pour vous venger je vous offre ma mort ;


720 Prononcez-en l’arrêt, et j’obéis sur l’heure.

DONE ELVIRE

Qui ne saurait haïr, ne peut vouloir qu’on meure.

DOM GARCIE

Et moi je ne puis vivre, à moins que vos bontés Accordent un pardon à mes témérités, Résolvez l’un des deux, de punir, ou d’absoudre.

DONE ELVIRE 725 Hélas ! j’ai trop fait voir, ce que je puis résoudre. Par l’aveu d’un pardon, n’est-ce pas se trahir, Que dire au criminel qu’on ne le peut haïr ?

DOM GARCIE


Ah ! c’en est trop, souffrez, adorable Princesse...

DONE ELVIRE

Laissez, je me veux mal d’une telle faiblesse [14] .

DOM GARCIE

Enfin je suis... SCÈNE VII DOM LOPE, DOM GARCIE. DOM LOPE 730 Seigneur, je viens vous informer

D’un secret dont vos feux ont droit de s’alarmer.

DOM GARCIE


Ne me viens point parler de secret, ni d’alarme Dans les doux mouvements du transport qui me charme, Après ce qu’à mes yeux on vient de présenter, 735 Il n’est point de soupçons que je doive écouter ; Et d’un divin objet la bonté sans pareille, À tous ces vains rapports, doit fermer mon oreille, Ne m’en fais plus.

DOM LOPE

Seigneur, je veux ce qu’il vous plaît,

Mes soins en tout ceci n’ont que votre intérêt ; 740 J’ai cru que le secret que je viens de surprendre Méritait bien qu’en hâte on vous le vînt apprendre ; Mais puisque vous voulez que je n’en touche rien, Je vous dirai, Seigneur, pour changer d’entretien,


Que déjà dans Léon on voit chaque famille 745 Lever le masque au bruit des troupes de Castille, Et que surtout le peuple y fait pour son vrai roi Un éclat à donner au tyran de l’effroi.

DOM GARCIE

La Castille du moins n’aura pas la victoire, Sans que nous essayions d’en partager la gloire ; 750 Et nos troupes aussi peuvent être en état, D’imprimer quelque crainte au cœur de Mauregat. Mais quel est ce secret, dont tu voulais m’instruire, Voyons un peu ?

DOM LOPE

Seigneur, je n’ai rien à vous dire.


DOM GARCIE

Va, va, parle, mon cœur t’en donne le pouvoir.

DOM LOPE 755 Vos paroles, Seigneur, m’en ont trop fait savoir, Et puisque mes avis ont de quoi vous déplaire, Je saurai désormais trouver l’art de me taire.

DOM GARCIE

Enfin, je veux savoir la chose absolument.

DOM LOPE

Je ne réplique point à ce commandement ; 760 Mais, Seigneur, en ce lieu le devoir de mon zèle


Trahirait le secret d’une telle nouvelle. Sortons pour vous l’apprendre, et sans rien embrasser [15] , Vous-même vous verrez ce qu’on en doit penser. [1] Que son propre intérêt : autre chose que son propre intérêt. [2] Succéder : réussir. [3] Audience : "attention que l’on prête à quelque discours" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [4] À l’espoir de vos v ?ux : à l’espoir d’être aimé de vous (littéralement : à l’espoir que vous formiez des v ?ux pour moi). Cf. ci-dessous v. 1384 et 1494). [5] Ils ne t’imposent rien : ils ne te trompent en quoi que ce soit. [6] Autre réemploi : les vers 551-567 sont repris, à quelques modifications près, dans la scène 3 de l’acte IV du Misanthrope. [7] Vos traits : votre écriture. [8] Autre réemploi : les vers 572-575 sont repris dans Le Misanthrope, IV, 3, v. 1363-1365. [9] Comme l’indique 1734, les trois premiers vers et demi de cette réplique s’adressent à Dom Garcie, les deux derniers à Élise. [10] S’interdire : être interdite, troublée, déconcertée. [11] Autre réemploi : les vers 654-659 sont repris, à quelques détails près, dans Le Tartuffe (IV, 5, V. 1459-1464). [12] Et, pour être dans vos mains : et, parce que je suis dans une ville où vous exercez le commandement...


[13] Autre réemploi : à partir de ce vers 679 jusqu’au vers 729 compris, toute cette fin de scène se retrouve, adaptée en vers libres, dans Amphitryon, II, 6, v. 1359-1421. [14] Vers 729 : cf. Le Misanthrope, IV, 3, v. 1411-1412. [15] Sans rien embrasser : sans embrasser d’avance aucune opinion, sans prendre parti.

Acte 3 ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE DONE ELVIRE, ÉLISE. DONE ELVIRE

Élise, que dis-tu de l’étrange faiblesse, 765 Que vient de témoigner le cœur d’une princesse ? Que dis-tu de me voir tomber si promptement, De toute la chaleur de mon ressentiment [1] ; Et malgré tant d’éclat relâcher mon courage Au pardon trop honteux d’un si cruel outrage ?


ÉLISE 770 Moi, je dis que d’un cœur que nous pouvons chérir, Une injure sans doute est bien dure à souffrir : Mais que s’il n’en est point qui davantage irrite, Il n’en est point aussi qu’on pardonne si vite ; Et qu’un coupable aimé triomphe à nos genoux 775 De tous les prompts transports du plus bouillant courroux, D’autant plus aisément, Madame, quand l’offense Dans un excès d’amour peut trouver sa naissance ; Ainsi quelque dépit que l’on vous ait causé, Je ne m’étonne point de le voir apaisé ; 780 Et je sais quel pouvoir malgré votre menace, À de pareils forfaits donnera toujours grâce.

DONE ELVIRE

Ah ! sache quelque ardeur qui m’impose des lois,


Que mon front a rougi pour la dernière fois ; Et que si désormais on pousse ma colère, 785 Il n’est point de retour qu’il faille qu’on espère. Quand je pourrais reprendre un tendre sentiment, C’est assez contre lui que l’éclat d’un serment ; Car enfin un esprit qu’un peu d’orgueil inspire, Trouve beaucoup de honte à se pouvoir dédire ; 790 Et souvent aux dépens d’un pénible combat, Fait sur ses propres vœux un illustre attentat, S’obstine par honneur, et n’a rien qu’il n’immole À la noble fierté de tenir sa parole. Ainsi dans le pardon que l’on vient d’obtenir, 795 Ne prends point de clartés pour régler l’avenir ; Et quoi qu’à mes destins la fortune prépare, Crois que je ne puis être au prince de Navarre, Que de ces noirs accès qui troublent sa raison,


Il n’ait fait éclater l’entière guérison, 800 Et réduit tout mon cœur que ce mal persécute, À n’en plus redouter l’affront d’une rechute.

ÉLISE

Mais quel affront nous fait le transport d’un jaloux ?

DONE ELVIRE

En est-il un qui soit plus digne de courroux ? Et puisque notre cœur fait un effort extrême, 805 Lorsqu’il se peut résoudre à confesser qu’il aime ; Puisque l’honneur du sexe en tout temps rigoureux, Oppose un fort obstacle à de pareils aveux, L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle, Doit-il impunément douter de cet oracle ? 810


Et n’est-il pas coupable, alors qu’il ne croit pas, Ce qu’on ne dit jamais qu’après de grands combats [2] ?

ÉLISE

Moi, je tiens que toujours un peu de défiance, En ces occasions n’a rien qui nous offense ; Et qu’il est dangereux qu’un cœur qu’on a charmé, 815 Soit trop persuadé, Madame, d’être aimé, Si...

DONE ELVIRE

N’en disputons plus, chacun a sa pensée,

C’est un scrupule, enfin, dont mon âme est blessée ; Et contre mes désirs, je sens je ne sais quoi, Me prédire un éclat entre le Prince et moi ;


820 Qui malgré ce qu’on doit aux vertus dont il brille... Mais ô Ciel ! en ces lieux, Dom Sylve de Castille ; Ah ! Seigneur, par quel sort vous vois-je maintenant ? SCÈNE II DOM SYLVE, DONE ELVIRE, ÉLISE. DOM SYLVE

Je sais que mon abord, Madame, est surprenant, Et qu’être sans éclat entré dans cette ville, 825 Dont l’ordre d’un rival rend l’accès difficile ; Qu’avoir pu me soustraire aux yeux de ses soldats, C’est un événement que vous n’attendiez pas. Mais si j’ai dans ces lieux franchi quelques obstacles, L’ardeur de vous revoir peut bien d’autres miracles, 830 Tout mon cœur a senti par de trop rudes coups Le rigoureux destin d’être éloigné de vous ; Et je n’ai pu nier au tourment qui le tue,


Quelques moments secrets d’une si chère vue. Je viens vous dire donc que je rends grâce aux Cieux, 835 De vous voir hors des mains d’un tyran odieux ; Mais parmi les douceurs d’une telle aventure, Ce qui m’est un sujet d’éternelle torture, C’est de voir qu’à mon bras les rigueurs de mon sort, Ont envié l’honneur de cet illustre effort, 840 Et fait à mon rival, avec trop d’injustice, Offrir les doux périls d’un si fameux service ; Oui, Madame, j’avais pour rompre vos liens Des sentiments sans doute aussi beaux que les siens ; Et je pouvais pour vous gagner cette victoire, 845 Si le Ciel n’eût voulu m’en dérober la gloire.

DONE ELVIRE


Je sais, Seigneur, je sais, que vous avez un cœur, Qui des plus grands périls vous peut rendre vainqueur ; Et je ne doute point que ce généreux zèle, Dont la chaleur vous pousse à venger ma querelle, 850 N’eût contre les efforts d’un indigne projet Pu faire en ma faveur tout ce qu’un autre a fait. Mais sans cette action, dont vous étiez capable, Mon sort à la Castille est assez redevable ; On sait ce qu’en ami, plein d’ardeur et de foi, 855 Le Comte votre père a fait pour le feu Roi, Après l’avoir aidé, jusqu’à l’heure dernière, Il donne en ses États un asile à mon frère. Quatre lustres entiers, il y cache son sort, Aux barbares fureurs de quelque lâche effort ; 860 Et pour rendre à son front l’éclat d’une couronne, Contre nos ravisseurs vous marchez en personne. N’êtes-vous pas content, et ces soins généreux,


Ne m’attachent-ils point par d’assez puissants nœuds ? Quoi votre âme, Seigneur, serait-elle obstinée 865 À vouloir asservir toute ma destinée ; Et faut-il que jamais il ne tombe sur nous L’ombre d’un seul bienfait qu’il ne vienne de vous ? Ah ! souffrez dans les maux, où mon destin m’expose, Qu’aux soins d’un autre aussi, je doive quelque chose ; 870 Et ne vous plaignez point de voir un autre bras, Acquérir de la gloire, où le vôtre n’est pas.

DOM SYLVE

Oui, Madame, mon cœur doit cesser de s’en plaindre, Avec trop de raison vous voulez m’y contraindre, Et c’est injustement qu’on se plaint d’un malheur, 875 Quand un autre plus grand s’offre à notre douleur.


Ce secours d’un rival m’est un cruel martyre ; Mais, hélas ! de mes maux, ce n’est pas là le pire, Le coup, le rude coup, dont je suis atterré, C’est de me voir par vous ce rival préféré. 880 Oui, je ne vois que trop, que ses feux pleins de gloire, Sur les miens dans votre âme emportent la victoire ; Et cette occasion de servir vos appas, Cet avantage offert de signaler son bras, Cet éclatant exploit qui vous fut salutaire, 885 N’est que le pur effet du bonheur de vous plaire, Que le secret pouvoir d’un astre merveilleux, Qui fait tomber la gloire, où s’attachent vos vœux ; Ainsi tous mes efforts ne seront que fumée, Contre vos fiers tyrans je conduis une armée. 890 Mais je marche en tremblant à cet illustre emploi, Assuré que vos vœux ne seront pas pour moi, Et que s’ils sont suivis, la fortune prépare


L’heur des plus beaux succès aux soins de la Navarre. Ah ! Madame, faut-il me voir précipité 895 De l’espoir glorieux dont je m’étais flatté ; Et ne puis-je savoir quels crimes on m’impute, Pour avoir mérité cette effroyable chute ?

DONE ELVIRE

Ne me demandez rien avant que regarder, Ce qu’à mes sentiments vous devez demander ; 900 Et sur cette froideur qui semble vous confondre, Répondez-vous, Seigneur, ce que je puis répondre ; Car enfin tous vos soins ne sauraient ignorer Quels secrets de votre âme on m’a su déclarer, Et je la crois cette âme, et trop noble, et trop haute, 905 Pour vouloir m’obliger à commettre une faute ;


Vous-même, dites-vous, s’il est de l’équité, De me voir couronner une infidélité. Si vous pouviez m’offrir, sans beaucoup d’injustice Un cœur à d’autres yeux offert en sacrifice, 910 Vous plaindre avec raison, et blâmer mes refus, Lorsqu’ils veulent d’un crime affranchir vos vertus. Oui, Seigneur, c’est un crime, et les premières flammes, Ont des droits si sacrés sur les illustres âmes, Qu’il faut perdre grandeurs, et renoncer au jour, 915 Plutôt que de pencher vers un second amour [3] . J’ai pour vous cette ardeur que peut prendre l’estime, Pour un courage haut, pour un cœur magnanime ; Mais n’exigez de moi que ce que je vous dois, Et soutenez l’honneur de votre premier choix. 920 Malgré vos feux nouveaux, voyez quelle tendresse Vous conserve le cœur de l’aimable comtesse ;


Ce que pour un ingrat, (car vous l’êtes Seigneur,) Elle a d’un choix constant refusé de bonheur [4] . Quel mépris généreux dans son ardeur extrême, 925 Elle a fait de l’éclat, que donne un diadème ; Voyez combien d’efforts pour vous elle a bravés, Et rendez à son cœur, ce que vous lui devez.

DOM SYLVE

Ah ! Madame, à mes yeux n’offrez point son mérite, Il n’est que trop présent à l’ingrat qui la quitte ; 930 Et si mon cœur vous dit, ce que pour elle il sent, J’ai peur qu’il ne soit pas envers vous innocent. Oui, ce cœur l’ose plaindre, et ne suit pas sans peine L’impérieux effort de l’amour qui l’entraîne, Aucun espoir pour vous n’a flatté mes désirs, 935


Qui ne m’ait arraché pour elle des soupirs ; Qui n’ait dans ses douceurs fait jeter à mon âme, Quelques tristes regards, vers sa première flamme Se reprocher l’effet de vos divins attraits, Et mêler des remords à mes plus chers souhaits. 940 J’ai fait plus que cela, puisqu’il vous faut tout dire, Oui, j’ai voulu sur moi vous ôter votre empire, Sortir de votre chaîne, et rejeter mon cœur, Sous le joug innocent de son premier vainqueur. Mais après mes efforts ma constance abattue, 945 Voit un cours nécessaire à ce mal qui me tue ; Et dût être mon sort à jamais malheureux, Je ne puis renoncer à l’espoir de mes vœux ; Je ne saurais souffrir l’épouvantable idée De vous voir par un autre à mes yeux possédée ; 950 Et le flambeau du jour qui m’offre vos appas, Doit avant cet hymen éclairer mon trépas.


Je sais que je trahis une princesse aimable, Mais, Madame, après tout mon cœur est-il coupable ; Et le fort ascendant, que prend votre beauté, 955 Laisse-t-il aux esprits aucune liberté ? Hélas ! je suis ici, bien plus à plaindre qu’elle, Son cœur, en me perdant, ne perd qu’un infidèle. D’un pareil déplaisir on se peut consoler ; Mais moi par un malheur qui ne peut s’égaler, 960 J’ai celui de quitter une aimable personne, Et tous les maux encor que mon amour me donne.

DONE ELVIRE

Vous n’avez que les maux que vous voulez avoir, Et toujours notre cœur est en notre pouvoir ; Il peut bien quelquefois montrer quelque faiblesse, 965


Mais enfin, sur nos sens, la raison, la maîtresse... SCÈNE III DOM GARCIE, DONE ELVIRE, DOM SYLVE. DOM GARCIE

Madame, mon abord, comme je connais bien, Assez mal à propos trouble votre entretien ; Et mes pas en ce lieu, s’il faut que je le die [5] , Ne croyaient pas trouver si bonne compagnie.

DONE ELVIRE 970 Cette vue, en effet, surprend au dernier point, Et de même que vous, je ne l’attendais point.

DOM GARCIE

Oui, Madame, je crois, que de cette visite, Comme vous l’assurez, vous n’étiez point instruite ; Mais, Seigneur, vous deviez nous faire au moins l’honneur


975 De nous donner avis de ce rare bonheur ; Et nous mettre en état, sans nous vouloir surprendre, De vous rendre en ces lieux, ce qu’on voudrait vous rendre.

DOM SYLVE

Les héroïques soins vous occupent si fort, Que de vous en tirer, Seigneur, j’aurais eu tort ; 980 Et des grands conquérants les sublimes pensées Sont aux civilités avec peine abaissées.

DOM GARCIE

Mais les grands conquérants, dont on vante les soins, Loin d’aimer le secret, affectent les témoins. Leur âme dès l’enfance à la gloire élevée, 985


Les fait dans leurs projets aller tête levée ; Et s’appuyant toujours sur des hauts sentiments, Ne s’abaisse jamais à des déguisements. Ne commettez-vous point vos vertus héroïques, En passant dans ces lieux par des sourdes pratiques [6] ; 990 Et ne craignez-vous point, qu’on puisse aux yeux de tous Trouver cette action trop indigne de vous ?

DOM SYLVE

Je ne sais si quelqu’un blâmera ma conduite, Au secret que j’ai fait d’une telle visite ; Mais je sais qu’aux projets qui veulent la clarté, 995 Prince, je n’ai jamais cherché l’obscurité. Et quand j’aurai sur vous à faire une entreprise, Vous n’aurez pas sujet de blâmer la surprise ; Il ne tiendra qu’à vous de vous en garantir, Et l’on prendra le soin de vous en avertir.


1000 Cependant demeurons aux termes ordinaires, Remettons nos débats après d’autres affaires Et d’un sang un peu chaud réprimant les bouillons, N’oublions pas tous deux, devant qui nous parlons.

DONE ELVIRE

Prince, vous avez tort, et sa visite est telle, Que vous...

DOM GARCIE 1005 Ah ! c’en est trop que prendre sa querelle,

Madame, et votre esprit devrait feindre un peu mieux, Lorsqu’il veut ignorer sa venue en ces lieux. Cette chaleur si prompte, à vouloir la défendre, Persuade assez mal, qu’elle ait pu vous surprendre.


DONE ELVIRE 1010 Quoi que vous soupçonniez, il m’importe si peu, Que j’aurais du regret d’en faire un désaveu.

DOM GARCIE

Poussez donc jusqu’au bout cet orgueil héroïque, Et que sans hésiter tout votre cœur s’explique ; C’est au déguisement donner trop de crédit, 1015 Ne désavouez rien, puisque vous l’avez dit. Tranchez, tranchez le mot, forcez toute contrainte, Dites que de ses feux vous ressentez l’atteinte ; Que pour vous sa présence a des charmes si doux...

DONE ELVIRE

Et si je veux l’aimer m’en empêcherez-vous ?


1020 Avez-vous sur mon cœur quelque empire à prétendre, Et pour régler mes vœux ai-je votre ordre à prendre ? Sachez que trop d’orgueil a pu vous décevoir, Si votre cœur sur moi s’est cru quelque pouvoir ; Et que mes sentiments sont d’une âme trop grande 1025 Pour vouloir les cacher, lorsqu’on me les demande : Je ne vous dirai point si le Comte est aimé, Mais apprenez de moi qu’il est fort estimé, Que ses hautes vertus, pour qui je m’intéresse, Méritent mieux que vous les vœux d’une Princesse, 1030 Que je garde aux ardeurs, aux soins qu’il me fait voir Tout le ressentiment [7] qu’une âme puisse avoir. Et que si des destins la fatale puissance, M’ôte la liberté d’être sa récompense ; Au moins est-il en moi de promettre à ses vœux, 1035


Qu’on ne me verra point le butin de vos feux. Et sans vous amuser d’une attente frivole, C’est à quoi je m’engage, et je tiendrai parole. Voilà mon cœur ouvert, puisque vous le voulez, Et mes vrais sentiments à vos yeux étalés ; 1040 Étes-vous satisfait, et mon âme attaquée, S’est-elle à votre avis assez bien expliquée ? Voyez pour vous ôter tout lieu de soupçonner, S’il reste quelque jour [8] encore à vous donner [9] ; Cependant si vos soins s’attachent à me plaire, 1045 Songez que votre bras, Comte, m’est nécessaire ; Et d’un capricieux, quels que soient les transports, Qu’à punir nos tyrans, il doit tous ses efforts. Fermez l’oreille, enfin, à toute sa furie, Et pour vous y porter, c’est moi qui vous en prie. SCÈNE IV DOM GARCIE, DOM SYLVE. DOM GARCIE


1050 Tout vous rit, et votre âme en cette occasion Jouit superbement de ma confusion ; Il vous est doux de voir un aveu plein de gloire, Sur les feux d’un rival marquer votre victoire ; Mais c’est à votre joie un surcroît sans égal, 1055 D’en avoir pour témoins les yeux de ce rival ; Et mes prétentions hautement étouffées, À vos vœux triomphants sont d’illustres trophées ; Goûtez à pleins transports ce bonheur éclatant, Mais sachez qu’on n’est pas encore où l’on prétend. 1060 La fureur qui m’anime a de trop justes causes, Et l’on verra peut-être arriver bien des choses ; Un désespoir va loin quand il est échappé [10] , Et tout est pardonnable à qui se voit trompé. Si l’ingrate à mes yeux pour flatter votre flamme, 1065


À jamais n’être à moi, vient d’engager son âme ; Je saurai bien trouver dans mon juste courroux Les moyens d’empêcher qu’elle ne soit à vous.

DOM SYLVE

Cet obstacle n’est pas ce qui me met en peine, Nous verrons quelle attente en tout cas sera vaine, 1070 Et chacun de ses feux pourra par sa valeur, Ou défendre la gloire, ou venger le malheur. Mais comme entre rivaux, l’âme la plus posée, À des termes d’aigreur, trouve une pente aisée, Et que je ne veux point qu’un pareil entretien 1075 Puisse trop échauffer votre esprit, et le mien : Prince, affranchissez-moi d’une gêne secrète, Et me donnez moyen de faire ma retraite.

DOM GARCIE


Non, non, ne craignez point qu’on pousse votre esprit, À violer ici l’ordre qu’on vous prescrit ; 1080 Quelque juste fureur qui me presse, et vous flatte, Je sais, Comte, je sais, quand il faut qu’elle éclate. Ces lieux vous sont ouverts, oui, sortez-en, sortez, Glorieux des douceurs que vous en remportez ; Mais encore une fois, apprenez que ma tête 1085 Peut seule dans vos mains mettre votre conquête.

DOM SYLVE

Quand nous en serons là, le sort en notre bras [11] , De tous nos intérêts videra les débats. [1] Vers 766-767 : "Que dis-tu de me voir renoncer si vite à toute la chaleur de ma colère..." [2] Autre réemploi : les vers 804-811 sont repris, à quelques détails près, et placés dans la bouche de Célimène, dans Le Misanthrope, IV, 3, v. 1401-1408.


[3] Armande dira de même à Clitandre (Les Femmes savantes, IV, 2) : "Et les premières flammes S’établissent des droits si sacrés sur les âmes, Qu’il faut perdre fortune et renoncer au jour, Plutôt que de brûler des feux d’un autre amour." [4] Le texte de 1682 donne : refusé le bonheur. Nous corrigeons d’après 1734. [5] Die : ancienne forme du subjonctif, pour dise. [6] Vers 988-989 : "Ne compromettez-vous vos vertus héroïques en vous introduisant dans ces lieux grâce à des complicités cachées ?" [7] Ressentiment : sentiment vif d’une chose agréable ou pénible ; le mot peut indiquer un profond chagrin, mais aussi, comme ici, une vive reconnaissance. [8] Quelque jour : quelque précision. [9] Comme l’indique 1734, Done Elvire se tourne alors vers Dom Sylve. [10] Quand il est échappé : quand il s’emporte inconsidérément, sans souci de la raison ou de la bienséance. [11] En nos bras : par la valeur de nos bras respectifs (allusion au duel que Dom Sylve envisage avec Dom Garcie).

Acte 5


ACTE V, SCÈNE PREMIÈRE DOM ALVAR, ÉLISE. DOM ALVAR

Oui, jamais il ne fut de si rude surprise, Il venait de former cette haute entreprise, À l’avide désir d’immoler Mauregat, De son prompt désespoir il tournait tout l’éclat. 1520 Ses soins précipités voulaient à son courage, De cette juste mort assurer l’avantage, Y chercher son pardon, et prévenir l’ennui, Qu’un rival partageât cette gloire avec lui. Il sortait de ces murs, quand un bruit trop fidèle, 1525 Est venu lui porter la fâcheuse nouvelle, Que ce même rival qu’il voulait prévenir, A remporté l’honneur qu’il pensait obtenir ; L’a prévenu lui-même, en immolant le traître, Et pousse dans ce jour, Dom Alphonse à paraître,


1530 Qui d’un si prompt succès va goûter la douceur, Et vient prendre en ces lieux la Princesse sa sœur ; Et ce qui n’a pas peine à gagner la croyance, On entend publier que c’est la récompense, Dont il prétend payer le service éclatant 1535 Du bras qui lui fait jour, au trône qui l’attend.

ÉLISE

Oui, Done Elvire a su ces nouvelles semées, Et du vieux Dom Louis, les trouve confirmées, Qui vient de lui mander, que Léon dans ce jour, De Dom Alphonse, et d’elle, attend l’heureux retour, 1540 Et que c’est là qu’on doit, par un revers prospère [1] , Lui voir prendre un époux de la main de ce frère ; Dans ce peu qu’il en dit, il donne assez à voir,


Que Dom Sylve est l’époux qu’elle doit recevoir.

DOM ALVAR

Ce coup au cœur du Prince...

ÉLISE

Est sans doute bien rude, 1545 Et je le trouve à plaindre en son inquiétude, Son intérêt pourtant, si j’en ai bien jugé, Est encor cher au cœur qu’il a tant outragé ; Et je n’ai point connu, qu’à ce succès qu’on vante, La Princesse ait fait voir une âme fort contente, 1550 De ce frère qui vient, et de la lettre aussi, Mais... SCÈNE II DONE ELVIRE, DOM ALVAR, ÉLISE, DONE IGNÈS [2] .


DONE ELVIRE

Faites Dom Alvar venir le Prince ici,

Souffrez que devant vous je lui parle, Madame Sur cet événement, dont on surprend mon âme ? Et ne m’accusez point d’un trop prompt changement, 1555 Si je perds contre lui tout mon ressentiment. Sa disgrâce imprévue a pris droit de l’éteindre, Sans lui laisser ma haine, il est assez à plaindre, Et le Ciel qui l’expose à ce trait de rigueur, N’a que trop bien servi les serments de mon cœur, 1560 Un éclatant arrêt de ma gloire outragée, À jamais n’être à lui me tenait engagée ; Mais quand par les destins il est exécuté, J’y vois pour son amour trop de sévérité ; Et le triste succès de tout ce qu’il m’adresse [3]


1565 M’efface son offense, et lui rend ma tendresse. Oui, mon cœur trop vengé par de si rudes coups, Laisse à leur cruauté désarmer son courroux, Et cherche maintenant par un soin pitoyable [i] À consoler le sort d’un amant misérable ; 1570 Et je crois que sa flamme a bien pu mériter Cette compassion que je lui veux prêter.

DONE IGNÈS

Madame, on aurait tort de trouver à redire Aux tendres sentiments qu’on voit qu’il vous inspire, Ce qu’il a fait pour vous... Il vient, et sa pâleur, 1575 De ce coup surprenant marque assez la douleur. SCÈNE III DOM GARCIE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, ÉLISE. DOM GARCIE


Madame, avec quel front faut-il que je m’avance, Quand je viens vous offrir l’odieuse présence...

DONE ELVIRE

Prince, ne parlons plus de mon ressentiment, Votre sort dans mon âme a fait du changement, 1580 Et par le triste état où sa rigueur vous jette, Ma colère est éteinte, et notre paix est faite. Oui, bien que votre amour ait mérité les coups, Que fait sur lui du Ciel éclater le courroux ; Bien que ses noirs soupçons aient offensé ma gloire, 1585 Par des indignités qu’on aurait peine à croire ; J’avouerai toutefois que je plains son malheur, Jusqu’à voir nos succès avec quelque douleur ; Que je hais les faveurs de ce fameux service,


Lorsqu’on veut de mon cœur lui faire un sacrifice [4] , 1590 Et voudrais bien pouvoir racheter les moments, Où le sort contre vous n’armait que mes serments, Mais, enfin, vous savez comme nos destinées, Aux intérêts publics sont toujours enchaînées, Et que l’ordre des Cieux pour disposer de moi, 1595 Dans mon frère qui vient, me va montrer mon roi. Cédez comme moi, Prince, à cette violence, Où la grandeur soumet celles de ma naissance ; Et si de votre amour les déplaisirs sont grands, Qu’il se fasse un secours de la part que j’y prends 1600 Et ne se serve point contre un coup qui l’étonne Du pouvoir qu’en ces lieux votre valeur vous donne ; Ce vous serait sans doute un indigne transport De vouloir dans vos maux lutter contre le sort. Et lorsque c’est en vain qu’on s’oppose à sa rage, 1605


La soumission prompte est grandeur de courage, Ne résistez donc point à ses coups éclatants, Ouvrez les murs d’Astorgue au frère que j’attends, Laissez-moi rendre aux droits qu’il peut sur moi prétendre, Ce que mon triste cœur a résolu de rendre ; 1610 Et ce fatal hommage, où mes vœux sont forcés Peut-être n’ira pas si loin que vous pensez.

DOM GARCIE

C’est faire voir, Madame, une bonté trop rare, Que vouloir adoucir le coup qu’on me prépare, Sur moi sans de tels soins vous pouvez laisser choir 1615 Le foudre rigoureux de tout votre devoir. En l’état où je suis, je n’ai rien à vous dire, J’ai mérité du sort tout ce qu’il a de pire, Et je sais, quelques maux qu’il me faille endurer,


Que je me suis ôté le droit d’en murmurer. 1620 Par où pourrais-je, hélas ! dans ma vaste disgrâce, Vers vous de quelque plainte autoriser l’audace ? Mon amour s’est rendu mille fois odieux, Il n’a fait qu’outrager vos attraits glorieux : Et lorsque par un juste, et fameux sacrifice, 1625 Mon bras à votre sang cherche à rendre un service, Mon astre m’abandonne au déplaisir fatal, De me voir prévenu par le bras d’un rival. Madame, après cela je n’ai rien à prétendre, Je suis digne du coup que l’on me fait attendre, 1630 Et je le vois venir, sans oser contre lui, Tenter de votre cœur le favorable appui. Ce qui peut me rester dans mon malheur extrême, C’est de chercher alors mon remède en moi-même, Et faire que ma mort propice à mes désirs, 1635


Affranchisse mon cœur de tous ses déplaisirs. Oui, bientôt dans ces lieux, Dom Alphonse doit être, Et déjà mon rival commence de paraître. De Léon vers ces murs, il semble avoir volé, Pour recevoir le prix du tyran immolé ; 1640 Ne craignez point du tout qu’aucune résistance Fasse valoir ici ce que j’ai de puissance, Il n’est effort humain que pour vous conserver, Si vous y consentiez, je ne pusse braver ; Mais ce n’est pas à moi, dont on hait la mémoire, 1645 À pouvoir espérer cet aveu plein de gloire, Et je ne voudrais pas par des efforts trop vains Jeter le moindre obstacle à vos justes desseins. Non, je ne contrains point vos sentiments, Madame, Je vais en liberté laisser toute votre âme, 1650 Ouvrir les murs d’Astorgue à cet heureux vainqueur,


Et subir de mon sort la dernière rigueur. SCÈNE IV DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, ÉLISE. DONE ELVIRE

Madame, au désespoir où son destin l’expose, De tous mes déplaisirs n’imputez pas la cause, Vous me rendrez justice, en croyant que mon cœur 1655 Fait de vos intérêts sa plus vive douleur, Que bien plus que l’amour l’amitié m’est sensible, Et que si je me plains d’une disgrâce horrible, C’est de voir que du Ciel le funeste courroux Ait pris chez moi les traits qu’il lance contre vous, 1660 Et rendu mes regards coupables d’une flamme, Qui traite indignement les bontés de votre âme.

DONE IGNÈS


C’est un événement, dont sans doute vos yeux N’ont point pour moi, Madame, à quereller les Cieux ; Si les faibles attraits qu’étale mon visage, 1665 M’exposaient au destin de souffrir un volage, Le Ciel ne pouvait mieux m’adoucir de tels coups, Quand pour m’ôter ce cœur, il s’est servi de vous, Et mon front ne doit point rougir d’une inconstance Qui de vos traits aux miens marque la différence. 1670 Si pour ce changement je pousse des soupirs, Ils viennent de le voir fatal à vos désirs ; Et dans cette douleur que l’amitié m’excite, Je m’accuse pour vous de mon peu de mérite, Qui n’a pu retenir un cœur, dont les tributs 1675 Causent un si grand trouble à vos vœux combattus.

DONE ELVIRE


Accusez-vous plutôt de l’injuste silence, Qui m’a de vos deux cœurs caché l’intelligence, Ce secret plus tôt su, peut-être à toutes deux Nous aurait épargné des troubles si fâcheux ; 1680 Et mes justes froideurs des désirs d’un volage, Au point de leur naissance, ayant banni l’hommage, Eussent pu renvoyer...

DONE IGNÈS

Madame, le voici.

DONE ELVIRE

Sans rencontrer ses yeux vous pouvez être ici, Ne sortez point, Madame, et dans un tel martyre, 1685 Veuillez être témoin de ce que je vais dire.


DONE IGNÈS

Madame, j’y consens, quoique je sache bien, Qu’on fuirait en ma place un pareil entretien.

DONE ELVIRE

Son succès, si le Ciel seconde ma pensée, Madame, n’aura rien, dont vous soyez blessée. SCÈNE V DOM SYLVE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS. DONE ELVIRE 1690 Avant que vous parliez je demande instamment, Que vous daigniez, Seigneur, m’écouter un moment ; Déjà la renommée a jusqu’à nos oreilles Porté de votre bras les soudaines merveilles ; Et j’admire avec tous, comme en si peu de temps,


1695 Il donne à nos destins ces succès éclatants. Je sais bien qu’un bienfait de cette conséquence Ne saurait demander trop de reconnaissance, Et qu’on doit toute chose à l’exploit immortel Qui replace mon frère au trône paternel. 1700 Mais quoi que de son cœur vous offrent les hommages, Usez en généreux de tous vos avantages, Et ne permettez pas que ce coup glorieux Jette sur moi, Seigneur, un joug impérieux, Que votre amour qui sait quel intérêt m’anime, 1705 S’obstine à triompher d’un refus légitime, Et veuille que ce frère, où l’on va m’exposer [i] Commence d’être roi pour me tyranniser. Léon a d’autres prix, dont en cette occurrence, Il peut mieux honorer votre haute vaillance ; 1710 Et c’est à vos vertus faire un présent trop bas,


Que vous donner un cœur qui ne se donne pas. Peut-on être jamais satisfait en soi-même, Lorsque par la contrainte on obtient ce qu’on aime ? C’est un triste avantage, et l’amant généreux 1715 À ces conditions refuse d’être heureux ; Il ne veut rien devoir à cette violence Qu’exercent sur nos cœurs les droits de la naissance, Et pour l’objet qu’il aime est toujours trop zélé, Pour souffrir qu’en victime il lui soit immolé ; 1720 Ce n’est pas que ce cœur au mérite d’un autre Prétende réserver ce qu’il refuse au vôtre : Non, Seigneur, j’en réponds, et vous donne ma foi Que personne jamais n’aura pouvoir sur moi ; Qu’une sainte retraite à toute autre poursuite...

DOM SYLVE 1725


J’ai de votre discours assez souffert la suite, Madame, et par deux mots je vous l’eusse épargné, Si votre fausse alarme eût sur vous moins gagné. Je sais qu’un bruit commun qui partout se fait croire, De la mort du tyran me veut donner la gloire ; 1730 Mais le seul peuple, enfin, comme on nous fait savoir, Laissant par Dom Louis échauffer son devoir, A remporté l’honneur de cet acte héroïque, Dont mon nom est chargé par la rumeur publique. Et ce qui d’un tel bruit a fourni le sujet, 1735 C’est que pour appuyer son illustre projet, Dom Louis fit semer par une feinte utile, Que secondé des miens j’avais saisi la ville, Et par cette nouvelle il a poussé les bras, Qui d’un usurpateur ont hâté le trépas. 1740 Par son zèle prudent il a su tout conduire, Et c’est par un des siens qu’il vient de m’en instruire ;


Mais dans le même instant un secret m’est appris Qui va vous étonner autant qu’il m’a surpris. Vous attendez un frère, et Léon son vrai maître, 1745 À vos yeux maintenant le Ciel le fait paraître. Oui, je suis Dom Alphonse, et mon sort conservé, Et sous le nom du sang de Castille élevé, Est un fameux effet de l’amitié sincère, Qui fut entre son Prince, et le Roi notre père [5] . 1750 Dom Louis du secret a toutes les clartés, Et doit aux yeux de tous prouver ces vérités. D’autres soins maintenant occupent ma pensée, Non, qu’à votre sujet elle soit traversée, Que ma flamme querelle un tel événement, 1755 Et qu’en mon cœur le frère importune l’amant. Mes feux par ce secret ont reçu sans murmure, Le changement qu’en eux a prescrit la nature ;


Et le sang qui nous joint m’a si bien détaché De l’amour, dont pour vous mon cœur était touché, 1760 Qu’il ne respire plus pour faveur souveraine Que les chères douceurs de sa première chaîne, Et le moyen de rendre à l’adorable Ignès, Ce que de ses bontés a mérité l’excès ; Mais son sort incertain rend le mien misérable, 1765 Et si ce qu’on en dit se trouvait véritable, En vain Léon m’appelle, et le trône m’attend, La couronne n’a rien à me rendre content ; Et je n’en veux l’éclat que pour goûter la joie, D’en couronner l’objet où le Ciel me renvoie, 1770 Et pouvoir réparer par ces justes tributs L’outrage que j’ai fait à ses rares vertus. Madame, c’est de vous que j’ai raison d’attendre, Ce que de son destin mon âme peut apprendre, Instruisez-m’en de grâce, et par votre discours,


1775 Hâtez mon désespoir, ou le bien de mes jours.

DONE ELVIRE

Ne vous étonnez pas si je tarde à répondre, Seigneur, ces nouveautés ont droit de me confondre, Je n’entreprendrai point de dire à votre amour, Si Done Ignès est morte, ou respire le jour ; 1780 Mais par ce cavalier, l’un de ses plus fidèles, Vous en pourrez sans doute apprendre des nouvelles ?

DON SYLVE ou DOM ALPHONSE [6]

Ah ! Madame, il m’est doux en ces perplexités De voir ici briller vos célestes beautés, Mais vous avec quels yeux verrez-vous un volage, Dont le crime...


DONE IGNÈS 1785 Ah ! gardez de me faire un outrage,

Et de vous hasarder à dire que vers moi, Un cœur, dont je fais cas ait pu manquer de foi ; J’en refuse l’idée, et l’excuse me blesse, Rien n’a pu m’offenser auprès de la Princesse, 1790 Et tout ce que d’ardeur elle vous a causé, Par un si haut mérite est assez excusé. Cette flamme vers moi ne vous rend point coupable, Et dans le noble orgueil, dont je me sens capable, Sachez si vous l’étiez, que ce serait en vain, 1795 Que vous présumeriez de fléchir mon dédain, Et qu’il n’est repentir, ni suprême puissance Qui gagnât sur mon cœur d’oublier cette offense.


DONE ELVIRE

Mon frère, d’un tel nom souffrez-moi la douceur, De quel ravissement comblez-vous une sœur ; 1800 Que j’aime votre choix, et bénis l’aventure, Qui vous fait couronner une amitié si pure, Et de deux nobles cœurs que j’aime tendrement... SCÈNE VI DOM GARCIE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, DOM SYLVE, ÉLISE. DOM GARCIE

De grâce cachez-moi votre contentement, Madame, et me laissez mourir dans la croyance, 1805 Que le devoir vous fait un peu de violence. Je sais que de vos vœux vous pouvez disposer, Et mon dessein n’est pas de leur rien opposer, Vous le voyez assez, et quelle obéissance


De vos commandements m’arrache la puissance ; 1810 Mais je vous avouerai que cette gayeté [i] Surprend au dépourvu toute ma fermeté ; Et qu’un pareil objet dans mon âme fait naître Un transport, dont j’ai peur que je ne sois pas maître, Et je me punirais, s’il m’avait pu tirer 1815 De ce respect soumis où je veux demeurer. Oui, vos commandements ont prescrit à mon âme, De souffrir sans éclat le malheur de ma flamme. Cet ordre sur mon cœur doit être tout-puissant, Et je prétends mourir en vous obéissant ; 1820 Mais encore une fois, la joie où je vous treuve, M’expose à la rigueur d’une trop rude épreuve, Et l’âme la plus sage en ces occasions Répond malaisément de ses émotions [7] . Madame, épargnez-moi cette cruelle atteinte, 1825


Donnez-moi par pitié deux moments de contrainte, Et quoi que d’un rival vous inspirent les soins, N’en rendez pas mes yeux les malheureux témoins, C’est la moindre faveur qu’on peut je crois prétendre, Lorsque dans ma disgrâce un amant peut descendre ; 1830 Je ne l’exige pas, Madame, pour longtemps, Et bientôt mon départ rendra vos vœux contents. Je vais, où de ses feux mon âme consumée, N’apprendra votre hymen que par la renommée, Ce n’est pas un spectacle où je doive courir, 1835 Madame, sans le voir j’en saurai bien mourir.

DONE IGNÈS

Seigneur, permettez-moi de blâmer votre plainte, De vos maux la Princesse a su paraître atteinte ; Et cette joie encor, de quoi vous murmurez


Ne lui vient que des biens qui vous sont préparés. 1840 Elle goûte un succès à vos désirs prospère, Et dans votre rival elle trouve son frère ; C’est Dom Alphonse, enfin, dont on a tant parlé, Et ce fameux secret vient d’être dévoilé.

DOM SYLVE ou DOM ALPHONSE

Mon cœur, grâces au Ciel, après un long martyre, 1845 Seigneur, sans vous rien prendre a tout ce qu’il désire, Et goûte d’autant mieux son bonheur en ce jour, Qu’il se voit en état de servir votre amour.

DOM GARCIE

Hélas ! cette bonté, Seigneur, doit me confondre, À mes plus chers désirs elle daigne répondre, 1850


Le coup que je craignais le Ciel l’a détourné, Et tout autre que moi se verrait fortuné ; Mais ces douces clartés d’un secret favorable, Vers l’objet adoré me découvrent coupable, Et tombé de nouveau dans ces traîtres soupçons, 1855 Sur quoi l’on m’a tant fait d’inutiles leçons ; Et par qui mon ardeur si souvent odieuse, Doit perdre tout espoir d’être jamais heureuse. Oui, l’on doit me haïr avec trop de raison, Moi-même je me trouve indigne de pardon, 1860 Et quelque heureux succès que le sort me présente, La mort, la seule mort, est toute mon attente.

DONE ELVIRE

Non, non, de ce transport le soumis mouvement, Prince, jette en mon âme un plus doux sentiment,


Par lui de mes serments je me sens détachée, 1865 Vos plaintes, vos respects, vos douleurs m’ont touchée, J’y vois partout briller un excès d’amitié, Et votre maladie est digne de pitié. Je vois, Prince, je vois, qu’on doit quelque indulgence, Aux défauts, où du Ciel fait pencher l’influence, 1870 Et pour tout dire, enfin, jaloux, ou non jaloux ; Mon roi sans me gêner [8] peut me donner à vous.

DOM GARCIE

Ciel ! dans l’excès des biens que cet aveu m’octroie, Rends capable mon cœur de supporter sa joie.

DOM SYLVE ou DOM ALPHONSE

Je veux que cet hymen après nos vains débats, 1875


Seigneur, joigne à jamais nos cœurs, et nos États ; Mais ici le temps presse, et Léon nous appelle, Allons dans nos plaisirs satisfaire son zèle, Et par notre présence, et nos soins différents, Donner le dernier coup au parti des tyrans. [1] Par un revers prospère : Par un heureux retournement de situation. (cf. ci-dessus, v. 208). [2] L’édition de 1734 rappelle que Done Ignès est déguisée en homme. [3] Et le triste succès de tout ce qu’il m’adresse : "Et le triste résultat de tout ce qu’il fait pour moi." [i] Par un soin pitoyable : dans un souci de pitié (pitoyable au XVIIe siècle peut avoir le sens de "qui éprouve de la pitié"). [4] Vers 1588-1589 : "Que je hais les avantages que nous a procurés ce fameux service [la mise à mort de Mauregat] quand on veut lui sacrifier mon c ?ur", c’est-à-dire me donner en mariage à celui qui en est l’auteur. [i] Où l’on va m’exposer : au pouvoir de qui on va me soumettre (exposer a ici le sens de livrer, abandonner). [5] L’expression, dans les vers 1746-1749, est quelque peu embarrassée : "Oui, je suis Dom Alphonse, et, si j’ai eu la vie sauve et si j’ai été élevé sous le nom du prince de Castille, c’est grâce à l’amitié sincère qui fut entre le souverain de Castille et le Roi notre père." [6] L’édition de 1734 indique que Dom Alphonse reconnaît Done Ignès. [i] Gayeté compte encore pour trois syllabes chez Molière (cf., par exemple,Amphitryon, II, 6, v. 1290).


[7] 1682 donne : Répond malaisément de ces émotions. Nous corrigeons d’après 1734. [8] Sans me gêner : sans me faire violence.



Sganarelle ou le Cocu imaginaire Note Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue du vivant de Molière, et conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même, dans les cas de faute manifeste, nous nous sommes référé à l’édition de 1682, dont nous donnons toutes les variantes. Nous ne nous sommes référé que de manière exceptionnelle à l’édition de 1734, dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier. Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ; treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la pièce.


LE TEXTE Dès le mois d’août 1660, le libraire Ribou publiait une édition subreptice de lacomédie, avec des arguments en prose placés en tête de chaque scène. Molière intenta une action judiciaire contre ce libraire pirate et la gagna, puis il conclut avec lui un accommodement. Éditions collationnées : 1660, 1682.

Notice COMÉDIE représentée pour la première fois sur le Théâtre du Petit-Bourbon, le 28e jour de mai 1660, par la Troupe de Monsieur, Frère Unique du Roi. Le 28 mai 1660, Molière représente, après le Venceslas de Rotrou, unecomédie en un acte et en vers, Sganarelle ou le Cocu imaginaire, qui obtient un grand succès. Cette petite pièce sera donnée trente fois avant la fin de l’année, et sera l’œuvre la plus représentée du vivant de son auteur [1] . Une miniature tombée des mains d’une malheureuse éplorée va provoquer une série de quiproquos : Sganarelle pense que sa femme le trompe, et celle-ci le pense infidèle ; de surcroît, Lélie est persuadé que sa maîtresse Célie s’est mariée en faisant fi de son penchant pour lui, et


Célie que Lélie ne l’aime plus... Au moment où Sganarelle, qui se croit cocufié par Lélie, est partagé entre le désir de provoquer en duel cet « affronteur » — celui qui lui fait porter des cornes ! — et la crainte de perdre la vie, la suivante de Célie, sorte de déesse ex machina, éclaircit toute l’affaire et Sganarelle, le « cocu imaginaire », tire la leçon burlesque des événements : De cet exemple-ci ressouvenez-vous bien, Et, quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien. À ce moment de sa carrière, Molière n’a pas encore élaboré sa poétiquecomique ; il se cherche et procède à une nouvelle expérience dramaturgique, quoiqu’il ne quitte pas encore le registre de la farce. En témoignent le choix du cocuage comme thème central, les trivialités débitées par Gros-René, qui ne pense qu’à bien boire et à bien manger, ou encore le ton de certains propos de Sganarelle, comme celui-ci : Quand j’aurai fait le brave, et qu’un fer, pour ma peine, M’aura d’un vilain coup transpercé la bedaine, Que par la ville ira le bruit de mon trépas, Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras ? (Sc. 17) À quoi l’on pourrait ajouter certains mots ou plaisanteries « en situation », qui relèvent de cette tradition ; ainsi quand Sganarelle reconnaissant Lélie, qu’il croit être l’amant de sa femme, s’écrie : Ah ! ma foi, me voilà de mon trouble éclairci ! ... C’est mon homme, ou plutôt c’est celui de ma femme. (Sc. 9) Cependant, comme il l’avait fait avec Les Précieuses ridicules, Molière dépasse l’esthétique limitée de la farce, mais en explorant ici d’autres voies. Il laisse de côté la satire des mœurs de ses contemporains, et s’intéresse de plus près au personnage de Sganarelle. Celui-ci,


relativement individualisé, n’est plus une marionnette comique comme le Mascarille de L’Étourdi, ou le Sganarelle duMédecin volant, qui n’étaient que des emplois ou des types traditionnels. Il se présente, en dépit de sa bonhomie, comme un jaloux aveuglé par une idée fixe : la crainte d’être trompé, obsession qui fait de lui le premier d’une longue lignée de héros monomaniaques à venir, dont certains seront bien plus inquiétants. Pour l’heure, Molière semble séduit par ce thème de la jalousie, qu’il va moduler d’une œuvre à l’autre — entre autres, peu de temps après et sur un ton plus grave, avec Dom Garcie de Navarre. Comme tous les obsédés, Sganarelle a une vision des choses déformée par son imagination ; il se montre constamment soupçonneux et interprète tout ce qu’il perçoit en fonction de son idée fixe. Mais il est aussi aveugle sur lui-même, ce qui nous vaut quelques beaux effets comiques ; par exemple lorsqu’il surprend sa femme admirant un portrait qu’elle a trouvé, et qu’il la croit infidèle : Donc à votre calcul, ô ma trop digne femme, Monsieur, tout bien compté, ne vaut pas bien Madame ? Et de par Belzébut qui vous puisse emporter, Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter ? Qui peut trouver en moi quelque chose à redire ? Cette taille, ce port, que tout le monde admire, Ce visage si propre à donner de l’amour, Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour ; Bref en tout et partout ma personne charmante N’est donc pas un morceau dont vous soyez contente ? (Sc. 6) Enfin, Sganarelle possède également des traits de caractère relativement humains, dans sa faiblesse et sa lâcheté ; et là encore, Molière exploitecomiquement cette dimension du personnage, reflétant l’«


humaine nature », comme lorsqu’il songe à se venger de celui qui, penset-il, l’a fait cocu : Je me sens là pourtant remuer une bile Qui veut me conseiller quelque action virile ; Oui, le courroux me prend ; c’est trop être poltron : Je veux résolûment me venger du larron ; Déjà pour commencer, dans l’ardeur qui m’enflamme, Je vais dire partout qu’il couche avec ma femme. (Sc. 18) Sganarelle est sans doute un des premiers « personnages » de Molière, bien qu’il ne jouisse pas encore de toutes les caractéristiques de la longue lignée de héros monomaniaques qu’il inaugure. En particulier, il est complètementridicule, comme le voulait la tradition comique pour le personnage chargé de faire rire* ; c’est ce que dira le pédant Lysidas dans La Critique de l’École des femmes : […] puisque c’est le personnage ridicule de la pièce, fallait-il lui faire faire l’action d’un honnête homme ? (Sc. 6) Les successeurs de Sganarelle en effet seront ridicules en de certaines choses, et honnêtes hommes en d’autres, ce qui contribuera au premier chef à leur vraisemblance. Outre cette attention plus grande portée aux traits de caractère du héros,Sganarelle explore une seconde voie, car Molière allie le comique de la farce à celui de la comédie d’intrigue, ses incidents et ses péripéties, comme s’il avait été tenté d’unir la vis comica de la première à l’habileté dans l’agencement des hasards, dont il avait donné la preuve en composant L’Étourdi. Molière continue de faire sienne une écriture dramatique stylisée en exploitant plus fréquemment par exemple les effets de symétrie comiques


: LÉLIE Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour Brûlant des mêmes feux, et mon ardente amour Verra, comme je crois, la promesse accomplie Qui me donna l’espoir de l’hymen de Célie. GORGIBUS Monsieur, que je revois en ces lieux de retour Brûlant des mêmes feux, et dont l’ardente amour Verra, que vous croyez, la promesse accomplie Qui vous donna l’espoir de l’hymen de Célie, Très humble serviteur à Votre Seigneurie. (Sc. 23) Outre le fait qu’il traduise métaphoriquement l’attitude de Gorgibus, ce type d’effet d’identité dans la reprise des termes séduit le spectateur par sa dimension ludique. Quand au comique « gestueux », il est hélas à jamais perdu pour nous. De ce jeu comique de l’acteur Molière, un contemporain, La Neufvillenaine, témoigne : Il ne s’est jamais rien vu de si agréable que les postures de Sganarelle quand il est derrière sa femme : son visage et ses gestes expriment si bien la jalousie, qu’il ne serait pas nécessaire qu’il parlât pour paraître le plus jaloux de tous les hommes. […] Jamais personne ne sut si bien démonter son visage et l’on peut dire que dans cette scène, il en change plus de vingt fois. Ainsi, Molière s’efforce d’ouvrir des voies nouvelles à la comédie,


aiguillonné sans doute, comme tout grand auteur, par son désir de transformer le genre à la mesure de sa visée esthétique, mais aussi peutêtre pour échapper à une certaine réputation de farceur que s’ingénient à lui faire ses ennemis, et qu’il ne croit pas mériter ; est-ce pour cela qu’il a pris soin d’écrire cette pièce en vers ? [1] Exactement 122 fois. Grimarest confirme ce succès de Sganarelle : « Le commun des gens ne lui tenait pas compte de cette pièce comme des Précieuses ridicules ; les caractères de celle-là ne les touchaient pas aussi vivement que ceux de l’autre. Cependant, malgré l’avis des troupes, des auteurs et des personnes inquiètes, Le Cocu imaginaire passa avec applaudissement dans le public ». Vie de M. de Molière, éd. G. Mongrédien, Paris, 1955, p. 49.

Sganarelle ou le Cocu imaginaire Acte 1 SGANARELLE OU LE COCU IMAGINAIRE Comédie ACTEURS GORGIBUS, bourgeois de Paris. CÉLIE, sa fille. LÉLIE, amant de Célie. GROS-RENÉ, valet de Lélie. SGANARELLE, bourgeois de Paris, et cocu imaginaire.


SA FEMME. VILLEBREQUIN, père de Valère. LA SUIVANTE de Célie. UN PARENT de Sganarelle. La scène est à Paris. SCÈNE PREMIÈRE GORGIBUS, CÉLIE, SA SUIVANTE. CÉLIE, sortant toute éplorée et son père la suivant.

Ah ! n’espérez jamais que mon cœur y consente.

GORGIBUS

Que marmottez-vous là petite impertinente, Vous prétendez choquer [1] ce que j’ai résolu, Je n’aurai pas sur vous un pouvoir absolu, 5 Et par sottes raisons votre jeune cervelle Voudrait régler ici la raison paternelle. Qui de nous deux à l’autre a droit de faire loi,


À votre avis, qui mieux, ou de vous, ou de moi Ô sotte, peut juger ce qui vous est utile ! 10 Par la corbleu [i] , gardez d’échauffer trop ma bile, Vous pourriez éprouver sans beaucoup de longueur Si mon bras sait encor montrer quelque vigueur. Votre plus court sera Madame la mutine, D’accepter sans façons l’époux qu’on vous destine. 15 J’ignore, dites-vous, de quelle humeur il est, Et dois auparavant consulter s’il vous plaît. Informé du grand bien qui lui tombe en partage, Dois-je prendre le soin d’en savoir davantage, Et cet époux ayant vingt mille bons ducats [2] , 20 Pour être aimé de vous doit-il manquer d’appas. Allez tel qu’il puisse être avecque cette somme, Je vous suis caution qu’il est très honnête homme.


CÉLIE

Hélas !

GORGIBUS

Eh bien, hélas ! que veut dire ceci,

Voyez le bel hélas ! qu’elle nous donne ici. 25 Hé ! que si la colère une fois me transporte, Je vous ferai chanter hélas ! de belle sorte. Voilà, voilà le fruit de ces empressements Qu’on vous voit nuit et jour à lire vos romans, De quolibets [3] d’amour votre tête est remplie, 30 Et vous parlez de Dieu, bien moins que de Clélie [4] . Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits, Lisez-moi comme il faut au lieu de ces sornettes


Les Quatrains de Pibrac [5] , et les doctes Tablettes 35 Du conseiller Matthieu [6] , ouvrage de valeur Et plein de beaux dictons à réciter par cœur. La Guide des pécheurs [7] est encore un bon livre ; C’est là qu’en peu de temps on apprend à bien vivre, Et si vous n’aviez lu que ces moralités [8] , 40 Vous sauriez un peu mieux suivre mes volontés.

CÉLIE

Quoi vous prétendez donc mon père, que j’oublie La constante amitié que je dois à Lélie, J’aurais tort si sans vous je disposais de moi ; Mais vous-même à ses vœux engageâtes ma foi.

GORGIBUS 45


Lui fût-elle engagée encore davantage, Un autre est survenu dont le bien l’en dégage. Lélie est fort bien fait ; mais apprends qu’il n’est rien Qui ne doive céder au soin d’avoir du bien, Que l’or donne aux plus laids certain charme pour plaire, 50 Et que sans lui le reste est une triste affaire. Valère, je crois bien, n’est pas de toi chéri ; Mais s’il ne l’est amant, il le sera mari [9] Plus que l’on ne le croit, ce nom d’époux engage Et l’amour est souvent un fruit du mariage. 55 Mais suis-je pas bien fat [10] de vouloir raisonner, Où de droit absolu j’ai pouvoir d’ordonner, Trêve donc je vous prie à vos impertinences, Que je n’entende plus vos sottes doléances : Ce gendre doit venir vous visiter ce soir, 60 Manquez un peu, manquez, à le bien recevoir, Si je ne vous lui vois faire fort bon visage


Je vous... je ne veux pas en dire davantage. SCÈNE II CÉLIE, SA SUIVANTE. LA SUIVANTE

Quoi refuser Madame, avec cette rigueur Ce que tant d’autres gens voudraient de tout leur cœur, 65 À des offres d’hymen répondre par des larmes Et tarder tant à dire un oui si plein de charmes. Hélas ! que ne veut-on aussi me marier, Ce ne serait pas moi qui se ferait prier [11] , Et loin qu’un pareil oui me donnât de la peine 70 Croyez que j’en dirais bien vite une douzaine. Le précepteur qui fait répéter la leçon À votre jeune frère, a fort bonne raison, Lorsque nous discourant des choses de la terre, Il dit que la femelle est ainsi que le lierre,


75 Qui croît beau tant qu’à l’arbre il se tient bien serré Et ne profite point s’il en est séparé. Il n’est rien de plus vrai, ma très chère maîtresse, Et je l’éprouve en moi chétive pécheresse. Le bon Dieu fasse paix à mon pauvre Martin, 80 Mais j’avais, lui vivant, le teint d’un chérubin, L’embonpoint merveilleux, l’œil gai, l’âme contente, Et je suis maintenant ma commère dolente [12] . Pendant cet heureux temps, passé comme un éclair, Je me couchais sans feu dans le fort de l’hiver, 85 Sécher même les draps me semblait ridicule, Et je tremble à présent dedans la canicule. Enfin il n’est rien tel, Madame, croyez-moi, Que d’avoir un mari la nuit auprès de soi, Ne fût-ce que pour l’heur d’avoir qui vous salue 90 D’un Dieu vous soit en aide alors qu’on éternue.


CÉLIE

Peux-tu me conseiller de commettre un forfait, D’abandonner Lélie, et prendre ce mal-fait.

LA SUIVANTE

Votre Lélie aussi, n’est ma foi qu’une bête, Puisque si hors de temps son voyage l’arrête, 95 Et la grande longueur de son éloignement Me le fait soupçonner de quelque changement.

CÉLIE, lui montrant le portrait de Lélie.

Ah ! ne m’accable point par ce triste présage, Vois attentivement les traits de ce visage, Ils jurent à mon cœur d’éternelles ardeurs,


100 Je veux croire après tout qu’ils ne sont pas menteurs, Et comme c’est celui que l’art y représente [13] Il conserve à mes feux une amitié constante.

LA SUIVANTE

Il est vrai que ces traits marquent un digne amant, Et que vous avez lieu de l’aimer tendrement.

CÉLIE

Et cependant il faut... ah ! soutiens-moi. Laissant tomber le portrait de Lélie. LA SUIVANTE 105 Madame,

D’où vous pourrait venir... ah ! bons dieux ! elle pâme. Hé ! vite, holà, quelqu’un.


SCÈNE III CÉLIE, LA SUIVANTE, SGANARELLE. SGANARELLE

Qu’est-ce ? donc, me voilà.

LA SUIVANTE

Ma maîtresse se meurt.

SGANARELLE

Quoi ? ce n’est que cela [14] ,

Je croyais tout perdu, de crier de la sorte ; 110 Mais approchons pourtant. Madame êtes-vous morte. Hays, elle ne dit mot.


LA SUIVANTE

Je vais faire venir

Quelqu’un pour l’emporter, veuillez la soutenir [15] : SCÈNE IV CÉLIE, SGANARELLE, SA FEMME. SGANARELLE, en lui passant la main sur le sein.

Elle est froide partout et je ne sais qu’en dire, Approchons-nous pour voir si sa bouche respire. 115 Ma foi, je ne sais pas ; mais j’y trouve encor moi Quelque signe de vie.

LA FEMME DE SGANARELLE, regardant par la fenêtre.

Ah ! qu’est-ce que je voi,

Mon mari dans ses bras... Mais je m’en vais descendre,


Il me trahit sans doute, et je veux le surprendre.

SGANARELLE

Il faut se dépêcher de l’aller secourir. 120 Certes elle aurait tort de se laisser mourir. Aller en l’autre monde est très grande sottise Tant que dans celui-ci l’on peut être de mise. Il l’emporte avec un homme que la suivante amène [16] . SCÈNE V LA FEMME DE SGANARELLE, seule.

Il s’est subitement éloigné de ces lieux, Et sa fuite a trompé mon désir curieux. 125 Mais de sa trahison je ne fais plus de doute [17] , Et le peu que j’ai vu me la découvre toute. Je ne m’étonne plus de l’étrange froideur


Dont je le vois répondre à ma pudique ardeur, Il réserve, l’ingrat, ses caresses à d’autres, 130 Et nourrit leurs plaisirs par le jeûne des nôtres. Voilà de nos maris, le procédé commun, Ce qui leur est permis, leur devient importun, Dans les commencements ce sont toutes merveilles Ils témoignent pour nous des ardeurs non pareilles ; 135 Mais les traîtres bientôt se lassent de nos feux, Et portent autre part ce qu’ils doivent chez eux. Ah ! que j’ai de dépit, que la loi n’autorise À changer de mari comme on fait de chemise : Cela serait commode, et j’en sais telle ici 140 Qui comme moi ma foi le voudrait bien aussi. (En ramassant le portrait que Célie avait laissé tomber.)

Mais quel est ce bijou que le sort me présente, L’émail en est fort beau, la gravure charmante,


Ouvrons. SCÈNE VI SGANARELLE ET SA FEMME. SGANARELLE

On la croyait morte et ce n’était rien,

Il n’en faut plus qu’autant [18] , elle se porte bien. Mais j’aperçois ma femme.

SA FEMME 145 Ô Ciel ! c’est miniature,

Et voilà d’un bel homme une vive peinture.

SGANARELLE, à part, et regardant sur l’épaule de sa femme.

Que considère-t-elle avec attention,


Ce portrait mon honneur [19] ne nous dit rien de bon, D’un fort vilain soupçon je me sens l’âme émue.

SA FEMME, sans l’apercevoir, continue. 150 Jamais rien de plus beau ne s’offrit à ma vue. Le travail plus que l’or s’en doit encor priser. Hon que cela sent bon.

SGANARELLE, à part.

Quoi peste le baiser.

Ah ! j’en tiens.

SA FEMME poursuit.

Avouons qu’on doit être ravie

Quand d’un homme ainsi fait on se peut voir servie,


155 Et que s’il en contait avec attention, Le penchant serait grand à la tentation. Ah ! que n’ai-je un mari d’une aussi bonne mine, Au lieu de mon pelé, de mon rustre...

SGANARELLE, lui arrachant le portrait.

Ah ! mâtine,

Nous vous y surprenons en faute contre nous, 160 Et diffamant l’honneur de votre cher époux : Donc à votre calcul, ô ma trop digne femme ! Monsieur, tout bien compté, ne vaut pas bien Madame, Et de par Belzébut qui vous puisse emporter Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter : 165 Peut-on trouver [20] en moi quelque chose à redire,


Cette taille, ce port, que tout le monde admire, Ce visage si propre à donner de l’amour, Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour ; Bref en tout et partout ma personne charmante, 170 N’est donc pas un morceau dont vous soyez contente : Et pour rassasier votre appétit gourmand, Il faut à son mari le ragoût d’un galant [21] ?

SA FEMME

J’entends à demi-mot où va la raillerie, Tu crois par ce moyen...

SGANARELLE

À d’autres je vous prie, 175 La chose est avérée, et je tiens dans mes mains Un bon certificat du mal dont je me plains.


SA FEMME

Mon courroux n’a déjà que trop de violence, Sans le charger encor d’une nouvelle offense ; Écoute, ne crois pas retenir mon bijou, Et songe un peu...

SGANARELLE 180 Je songe à te rompre le cou.

Que ne puis-je, aussi bien que je tiens la copie Tenir l’original !

SA FEMME

Pourquoi ?


SGANARELLE

Pour rien mamie,

Doux objet de mes vœux j’ai grand tort de crier, Et mon front de vos dons vous doit remercier. (Regardant le portrait de Lélie.) 185 Le voilà le beau-fils, le mignon de couchette, Le malheureux tison de ta flamme secrète, Le drôle avec lequel...

SA FEMME

Avec lequel, poursuis ?

SGANARELLE

Avec lequel te dis-je... et j’en crève d’ennuis.


SA FEMME

Que me veut donc par là conter ce maître ivrogne [22] ?

SGANARELLE 190 Tu ne m’entends que trop, Madame la carogne ; Sganarelle, est un nom qu’on ne me dira plus, Et l’on va m’appeler seigneur Cornelius : J’en suis pour mon honneur ; mais à toi qui me l’ôtes, Je t’en ferai du moins pour un bras ou deux côtes [23] .

SA FEMME 195 Et tu m’oses tenir de semblables discours.

SGANARELLE

Et tu m’oses jouer de ces diables de tours.


SA FEMME

Et quels diables de tours, parle donc sans rien feindre [24] ?

SGANARELLE

Ah ! cela ne vaut pas la peine de se plaindre, D’un panache de cerf sur le front me pourvoir, 200 Hélas ! voilà vraiment un beau venez-y-voir [25] .

SA FEMME

Donc après m’avoir fait la plus sensible offense Qui puisse d’une femme exciter la vengeance, Tu prends d’un feint courroux le vain amusement [26] Pour prévenir l’effet de mon ressentiment : 205 D’un pareil procédé l’insolence est nouvelle,


Celui qui fait l’offense est celui qui querelle.

SGANARELLE

Eh ! la bonne effrontée, à voir ce fier maintien Ne la croirait-on pas une femme de bien.

SA FEMME

Va, poursuis ton chemin, cajole tes maîtresses [27] , 210 Adresse-leur tes vœux et fais-leur des caresses ; Mais rends-moi mon portrait sans te jouer de moi. Elle lui arrache le portrait et s’enfuit. SGANARELLE courant après elle.

Oui, tu crois m’échapper, je l’aurai malgré toi. SCÈNE VII >


LÉLIE, GROS-RENÉ. GROS-RENÉ

Enfin nous y voici ; mais Monsieur, si je l’ose, Je voudrais vous prier de me dire une chose.

LÉLIE

Hé bien, parle ?

GROS-RENÉ 215 Avez-vous le diable dans le corps

Pour ne pas succomber à de pareils efforts, Depuis huit jours entiers avec vos longues traites Nous sommes à piquer de chiennes de mazettes, De qui le train maudit nous a tant secoués, 220 Que je m’en sens pour moi tous les membres roués,


Sans préjudice encor d’un accident bien pire, Qui m’afflige un endroit que je ne veux pas dire ; Cependant arrivé vous sortez bien et beau Sans prendre de repos, ni manger un morceau.

LÉLIE 225 Ce grand empressement n’est point digne de blâme [28] De l’hymen de Célie, on alarme mon âme ; Tu sais que je l’adore, et je veux être instruit Avant tout autre soin de ce funeste bruit.

GROS-RENÉ

Oui ; mais un bon repas vous serait nécessaire 230 Pour s’aller éclaircir, Monsieur, de cette affaire, Et votre cœur sans doute en deviendrait plus fort Pour pouvoir résister aux attaques du sort.


J’en juge par moi-même, et la moindre disgrâce Lorsque je suis à jeun, me saisit, me terrasse ; 235 Mais quand j’ai bien mangé, mon âme est ferme à tout, Et les plus grands revers n’en viendraient pas à bout. Croyez-moi, bourrez-vous et sans réserve aucune, Contre les coups que peut vous porter la fortune, Et pour fermer chez vous l’entrée à la douleur, 240 De vingt verres de vin entourez votre cœur.

LÉLIE

Je ne saurais manger.

GROS-RENÉ, à part ce demi-vers.

Si ferait bien moi, je meure.

Votre dîné pourtant serait prêt tout à l’heure.


LÉLIE

Tais-toi, je te l’ordonne.

GROS-RENÉ

Ah ! quel ordre inhumain.

LÉLIE

J’ai de l’inquiétude et non pas de la faim.

GROS-RENÉ 245 Et moi j’ai de la faim, et de l’inquiétude De voir qu’un sot amour fait toute votre étude.

LÉLIE


Laisse-moi m’informer de l’objet de mes vœux, Et sans m’importuner, va manger si tu veux.

GROS-RENÉ

Je ne réplique point à ce qu’un maître ordonne. SCÈNE VIII LÉLIE, seul. 250 Non non, à trop de peur mon âme s’abandonne, Le père m’a promis et la fille a fait voir Des preuves d’un amour qui soutient mon espoir. SCÈNE IX SGANARELLE, LÉLIE. SGANARELLE

Nous l’avons, et je puis voir à l’aise la trogne Du malheureux pendard qui cause ma vergogne. Il ne m’est point connu.


LÉLIE, à part. 255 Dieu ! qu’aperçois-je ici,

Et si c’est mon portrait, que dois-je croire aussi.

SGANARELLE continue.

Ah ! pauvre Sganarelle, à quelle destinée Ta réputation est-elle condamnée, Apercevant Lélie qui le regarde, il se retourne d’un autre côté.

Faut...

LÉLIE, à part.

Ce gage ne peut sans alarmer ma foi, 260


Être sorti des mains qui le tenaient de moi.

SGANARELLE

Faut-il que désormais à deux doigts l’on te montre, Qu’on te mette en chansons, et qu’en toute rencontre, On te rejette au nez le scandaleux affront Qu’une femme mal née imprime sur ton front.

LÉLIE, à part.

Me trompé-je.

SGANARELLE 265 Ah ! truande, as-tu bien le courage

De m’avoir fait cocu dans la fleur de mon âge, Et femme d’un mari qui peut passer pour beau, Faut-il qu’un marmouset [29] , un maudit étourneau.


LÉLIE, à part, et regardant encore son portrait.

Je ne m’abuse point, c’est mon portrait lui-même.

SGANARELLE lui tourne le dos.

Cet homme est curieux.

LÉLIE, à part. 270 Ma surprise est extrême.

SGANARELLE

À qui donc en a-t-il ?

LÉLIE, à part.


Je le veux accoster. (Haut.)

Puis-je... ? Hé ! de grâce un mot.

SGANARELLE le fuit encore.

Que me veut-il conter.

LÉLIE

Puis-je obtenir de vous, de savoir l’aventure, Qui fait dedans vos mains trouver cette peinture.

SGANARELLE, à part, et examinant le portrait qu’il tient et Lélie. 275 D’où lui vient ce désir ; mais je m’avise ici... Ah ! ma foi, me voilà de son trouble éclairci, Sa surprise à présent n’étonne plus mon âme, C’est mon homme, ou plutôt c’est celui de ma femme.


LÉLIE

Retirez-moi de peine et dites d’où vous vient...

SGANARELLE 280 Nous savons Dieu merci le souci qui vous tient, Ce portrait qui vous fâche est votre ressemblance, Il était en des mains de votre connaissance, Et ce n’est pas un fait qui soit secret pour nous Que les douces ardeurs de la dame et de vous : 285 Je ne sais pas si j’ai dans sa galanterie L’honneur d’être connu de votre seigneurie ; Mais faites-moi celui de cesser désormais Un amour qu’un mari peut trouver fort mauvais, Et songez que les nœuds du sacré mariage...


LÉLIE 290 Quoi, celle dites-vous dont vous tenez ce gage [30] ...

SGANARELLE

Est ma femme, et je suis son mari.

LÉLIE

Son mari ?

SGANARELLE

Oui, son mari vous dis-je, et mari très marri, Vous en savez la cause et je m’en vais l’apprendre Sur l’heure à ses parents. SCÈNE X LÉLIE, seul.


Ah ! que viens-je d’entendre [31] ? 295 On me l’avait bien dit, et que c’était de tous L’homme le plus mal fait qu’elle avait pour époux. Ah ! quand mille serments de ta bouche infidèle Ne m’auraient pas promis une flamme éternelle, Le seul mépris d’un choix si bas et si honteux 300 Devait bien soutenir l’intérêt de mes feux [32] Ingrate, et quelque bien... Mais ce sensible outrage Se mêlant aux travaux d’un assez long voyage, Me donne tout à coup un choc si violent, Que mon cœur devient faible et mon corps chancelant. SCÈNE XI LÉLIE, LA FEMME DE SGANARELLE. LA FEMME DE SGANARELLE, se tournant vers Lélie. 305 Malgré moi mon perfide... Hélas ! quel mal vous presse, Je vous vois prêt Monsieur à tomber en faiblesse.


LÉLIE

C’est un mal qui m’a pris assez subitement.

LA FEMME DE SGANARELLE

Je crains ici pour vous l’évanouissement, Entrez dans cette salle en attendant qu’il passe.

LÉLIE 310 Pour un moment ou deux, j’accepte cette grâce. SCÈNE XII SGANARELLE ET LE PARENT DE SA FEMME. LE PARENT

D’un mari sur ce point j’approuve le souci ; Mais c’est prendre la chèvre [33] un peu bien vite aussi, Et tout ce que de vous je viens d’ouïr contre elle


Ne conclut point parent, qu’elle soit criminelle : 315 C’est un point délicat, et de pareils forfaits, Sans les bien avérer [34] ne s’imputent jamais.

SGANARELLE

C’est-à-dire qu’il faut toucher au doigt la chose.

LE PARENT

Le trop de promptitude à l’erreur nous expose. Qui sait comme en ses mains ce portrait est venu [35] , 320 Et si l’homme après tout lui peut être connu. Informez-vous-en donc, et si c’est ce qu’on pense [36] , Nous serons les premiers à punir son offense. SCÈNE XIII SGANARELLE, seul.


On ne peut pas mieux dire, en effet, il est bon D’aller tout doucement. Peut-être sans raison 325 Me suis-je en tête mis ces visions cornues, Et les sueurs au front m’en sont trop tôt venues. Par ce portrait enfin dont je suis alarmé, Mon déshonneur n’est pas tout à fait confirmé, Tâchons donc par nos soins... SCÈNE XIV SGANARELLE, SA FEMME, LÉLIE, sur la porte de Sganarelle, en parlant à sa femme. SGANARELLE poursuit.

Ah ! que vois-je, je meure, 330 Il n’est plus question de portrait à cette heure, Voici ma foi la chose en propre original.

LA FEMME DE SGANARELLE à Lélie.


C’est par trop vous hâter Monsieur, et votre mal Si vous sortez sitôt pourra bien vous reprendre.

LÉLIE

Non non, je vous rends grâce, autant qu’on puisse rendre, 335 De l’obligeant secours que vous m’avez prêté [37] .

SGANARELLE, à part.

La masque [i] encore après lui fait civilité ! SCÈNE XV SGANARELLE, LÉLIE. SGANARELLE, à part.

Il m’aperçoit, voyons ce qu’il me pourra dire.

LÉLIE, à part.


Ah ! mon âme s’émeut et cet objet [38] m’inspire... Mais je dois condamner cet injuste transport, 340 Et n’imputer mes maux qu’aux rigueurs de mon sort. Envions seulement le bonheur de sa flamme. (Passant auprès de lui, et le regardant.)

Oh ! trop heureux d’avoir une si belle femme. SCÈNE XVI SGANARELLE, CÉLIE regardant aller Lélie. SGANARELLE sans voir Célie.

Ce n’est point s’expliquer en termes ambigus. Cet étrange propos me rend aussi confus 345 Que s’il m’était venu des cornes à la tête. (Il se tourne du côté que Lélie s’en vient d’en aller.)


Allez, ce procédé n’est point du tout honnête.

CÉLIE, à part.

Quoi, Lélie a paru tout à l’heure à mes yeux, Qui [39] pourrait me cacher son retour en ces lieux.

SGANARELLE poursuit.

Ô ! trop heureux, d’avoir une si belle femme, 350 Malheureux, bien plutôt, de l’avoir cette infâme, Dont le coupable feu trop bien vérifié, Sans respect ni demi [i] nous a cocufié ; (Célie approche peu à peu de lui, et attend que son transport soit fini pour lui parler.)

Mais je le laisse aller après un tel indice Et demeure les bras croisés comme un jocrisse [40] . 355


Ah ! je devais du moins lui jeter son chapeau, Lui ruer quelque pierre, ou crotter son manteau, Et sur lui hautement pour contenter ma rage Faire au larron d’honneur crier le voisinage.

CÉLIE

Celui qui maintenant devers vous est venu 360 Et qui vous a parlé, d’où vous est-il connu ?

SGANARELLE

Hélas ! ce n’est pas moi qui le connaît [41] Madame, C’est ma femme.

CÉLIE

Quel trouble agite ainsi votre âme ?


SGANARELLE

Ne me condamnez point d’un deuil hors de saison Et laissez-moi pousser des soupirs à foison.

CÉLIE 365 D’où vous peuvent venir ces douleurs non communes ?

SGANARELLE

Si je suis affligé, ce n’est pas pour des prunes Et je le donnerais à bien d’autres qu’à moi [42] De se voir sans chagrin au point où je me voi. Des maris malheureux, vous voyez le modèle, 370 On dérobe l’honneur au pauvre Sganarelle ; Mais c’est peu que l’honneur dans mon affliction L’on me dérobe encor la réputation.


CÉLIE

Comment ?

SGANARELLE

Ce damoiseau, parlant par révérence

Me fait cocu Madame, avec toute licence, 375 Et j’ai su par mes yeux avérer aujourd’hui Le commerce secret de ma femme et de lui.

CÉLIE

Celui qui maintenant...

SGANARELLE


Oui, oui, me déshonore,

Il adore ma femme, et ma femme l’adore.

CÉLIE

Ah ! j’avais bien jugé que ce secret retour 380 Ne pouvait me couvrir que quelque lâche tour, Et j’ai tremblé d’abord en le voyant paraître, Par un pressentiment de ce qui devait être.

SGANARELLE

Vous prenez ma défense avec trop de bonté, Tout le monde n’a pas la même charité 385 Et plusieurs qui tantôt ont appris mon martyre, Bien loin d’y prendre part, n’en ont rien fait que rire.


CÉLIE

Est-il rien de plus noir que ta lâche action, Et peut-on lui trouver une punition : Dois-tu ne te pas croire indigne de la vie, 390 Après t’être souillé de cette perfidie. Ô Ciel ! est-il possible ?

SGANARELLE

Il est trop vrai pour moi.

CÉLIE

Ah ! traître, scélérat, âme double et sans foi.

SGANARELLE


La bonne âme.

CÉLIE

Non, non, l’enfer n’a point de gêne [43]

Qui ne soit pour ton crime une trop douce peine.

SGANARELLE

Que voilà bien parler.

CÉLIE 395 Avoir ainsi traité

Et la même innocence et la même bonté !

SGANARELLE. Il soupire haut.


Hay.

CÉLIE

Un cœur, qui jamais n’a fait la moindre chose

À mériter [44] l’affront où ton mépris l’expose.

SGANARELLE

Il est vrai.

CÉLIE

Qui bien loin... Mais c’est trop, et ce cœur 400 Ne saurait y songer sans mourir de douleur.


SGANARELLE

Ne vous fâchez pas tant ma très chère Madame, Mon mal vous touche trop et vous me percez l’âme.

CÉLIE

Mais ne t’abuse pas jusqu’à te figurer Qu’à des plaintes sans fruit j’en veuille demeurer, 405 Mon cœur pour se venger sait ce qu’il te faut faire Et j’y cours de ce pas, rien ne m’en peut distraire. SCÈNE XVII SGANARELLE, seul.

Que le Ciel la préserve à jamais de danger. Voyez quelle bonté de vouloir me venger : En effet, son courroux qu’excite ma disgrâce 410 M’enseigne hautement ce qu’il faut que je fasse,


Et l’on ne doit jamais souffrir sans dire mot De semblables affronts à moins qu’être un vrai sot. Courons donc le chercher cependant qui m’affronte [45] , Montrons notre courage à venger notre honte. 415 Vous apprendrez, maroufle, à rire à nos dépens Et sans aucun respect faire cocus les gens. (Il se retourne ayant fait trois ou quatre pas.)

Doucement, s’il vous plaît, cet homme a bien la mine D’avoir le sang bouillant et l’âme un peu mutine, Il pourrait bien mettant affront dessus affront 420 Charger de bois mon dos, comme il a fait mon front. Je hais de tout mon cœur les esprits colériques, Et porte grand amour aux hommes pacifiques : Je ne suis point battant de peur d’être battu Et l’humeur débonnaire est ma grande vertu. 425


Mais mon honneur me dit que d’une telle offense Il faut absolument que je prenne vengeance. Ma foi, laissons-le dire autant qu’il lui plaira, Au diantre qui pourtant rien du tout en fera : Quand j’aurai fait le brave, et qu’un fer pour ma peine 430 M’aura d’un vilain coup transpercé la bedaine, Que par la ville ira le bruit de mon trépas, Dites-moi mon honneur en serez-vous plus gras ? La bière est un séjour par trop mélancolique Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique, 435 Et quant à moi je trouve, ayant tout compassé [46] , Qu’il vaut mieux être encor cocu que trépassé : Quel mal cela fait-il ? La jambe en devient-elle Plus tortue après tout, et la taille moins belle. Peste soit qui premier trouva l’invention 440 De s’affliger l’esprit de cette vision, Et d’attacher l’honneur de l’homme le plus sage


Aux choses que peut faire une femme volage ; Puisqu’on tient à bon droit tout crime personnel Que fait là notre honneur pour être criminel, 445 Des actions d’autrui l’on nous donne le blâme, Si nos femmes sans nous ont un commerce infâme, Il faut que tout le mal tombe sur notre dos, Elles font la sottise, et nous sommes les sots [i] , C’est un vilain abus et les gens de police 450 Nous devraient bien régler une telle injustice. N’avons-nous pas assez des autres accidents Qui nous viennent happer en dépit de nos dents [47] , Les querelles, procès, faim, soif, et maladie, Troublent-ils pas assez le repos de la vie 455 Sans s’aller de surcroît aviser sottement De se faire un chagrin qui n’a nul fondement. Moquons-nous de cela, méprisons les alarmes,


Et mettons sous nos pieds les soupirs et les larmes, Si ma femme a failli, qu’elle pleure bien fort ; 460 Mais pourquoi moi pleurer puisque je n’ai point tort : En tout cas ce qui peut m’ôter ma fâcherie, C’est que je ne suis pas seul de ma confrérie, Voir cajoler sa femme et n’en témoigner rien Se pratique aujourd’hui par force gens de bien : 465 N’allons donc point chercher à faire une querelle Pour un affront qui n’est que pure bagatelle. L’on m’appellera sot de ne me venger pas ; Mais je le serais fort de courir au trépas. (Mettant la main sur son estomac [48] .)

Je me sens là, pourtant remuer une bile 470 Qui veut me conseiller quelque action virile : Oui le courroux me prend, c’est trop être poltron, Je veux résolûment me venger du larron :


Déjà pour commencer dans l’ardeur qui m’enflamme, Je vais dire partout qu’il couche avec ma femme. SCÈNE XVIII GORGIBUS, CÉLIE, LA SUIVANTE. CÉLIE 475 Oui, je veux bien subir une si juste loi Mon père, disposez de mes vœux et de moi, Faites quand vous voudrez signer cet hyménée [49] , À suivre mon devoir je suis déterminée, Je prétends gourmander mes propres sentiments 480 Et me soumettre en tout à vos commandements.

GORGIBUS

Ah ! voilà qui me plaît de parler de la sorte, Parbleu ! si grande joie à l’heure me transporte, Que mes jambes sur l’heure en cabrioleraient


Si nous n’étions point vus de gens qui s’en riraient. 485 Approche-toi de moi, viens çà que je t’embrasse : Une belle action n’a pas mauvaise grâce, Un père, quand il veut peut sa fille baiser, Sans que l’on ait sujet de s’en scandaliser. Va le contentement de te voir si bien née 490 Me fera rajeunir de dix fois une année. SCÈNE XIX CÉLIE, LA SUIVANTE. LA SUIVANTE

Ce changement m’étonne.

CÉLIE

Et lorsque tu sauras

Par quel motif j’agis tu m’en estimeras.


LA SUIVANTE

Cela pourrait bien être.

CÉLIE

Apprends donc que Lélie,

A pu blesser mon cœur par une perfidie, Qu’il était en ces lieux sans...

LA SUIVANTE 495 Mais il vient à nous. SCÈNE XX CÉLIE, LÉLIE, LA SUIVANTE. LÉLIE


Avant que pour jamais je m’éloigne de vous, Je veux vous reprocher au moins en cette place...

CÉLIE

Quoi me parler encore, avez-vous cette audace ?

LÉLIE

Il est vrai qu’elle est grande, et votre choix est tel 500 Qu’à vous rien reprocher je serais criminel, Vivez, vivez contente et bravez ma mémoire Avec le digne époux qui vous comble de gloire.

CÉLIE

Oui traître j’y veux vivre, et mon plus grand désir Ce serait que ton cœur en eût du déplaisir.


LÉLIE 505 Qui rend donc contre moi ce courroux légitime ?

CÉLIE

Quoi tu fais le surpris, et demandes ton crime ? SCÈNE XXI CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA SUIVANTE. SGANARELLE entre armé.

Guerre, guerre mortelle, à ce larron d’honneur Qui sans miséricorde a souillé notre honneur.

CÉLIE, à Lélie.

Tourne ? tourne les yeux sans me faire répondre.

LÉLIE


Ah ! je vois...

CÉLIE 510 Cet objet [50] suffit pour te confondre.

LÉLIE

Mais pour vous obliger bien plutôt à rougir.

SGANARELLE

Ma colère à présent est en état d’agir, Dessus ses grands chevaux est monté mon courage Et si je le rencontre, on verra du carnage [51] : 515 Oui j’ai juré sa mort, rien ne peut l’empêcher [52] Où je le trouverai, je le veux dépêcher, Au beau milieu du cœur il faut que je lui donne...


LÉLIE

À qui donc en veut-on ?

SGANARELLE

Je n’en veux à personne.

LÉLIE

Pourquoi ces armes-là ?

SGANARELLE

C’est un habillement (À part.) 520 Que j’ai pris pour la pluie. Ah ! quel contentement


J’aurais à le tuer, prenons-en le courage.

LÉLIE

Hay ?

SGANARELLE se donnant des coups de poing sur l’estomac et des soufflets pour s’exciter.

Je ne parle pas. (À part.) Ah ! poltron dont j’enrage,

Lâche, vrai cœur de poule.

CÉLIE

Il t’en doit dire assez,

Cet objet, dont tes yeux nous paraissent blessés.

LÉLIE


525 Oui, je connais par là que vous êtes coupable De l’infidélité la plus inexcusable, Qui jamais d’un amant puisse outrager la foi.

SGANARELLE, à part.

Que n’ai-je un peu de cœur.

CÉLIE

Ah ! cesse devant moi

Traître, de ce discours l’insolence cruelle.

SGANARELLE 530 Sganarelle, tu vois qu’elle prend ta querelle, Courage mon enfant, sois un peu vigoureux,


Là, hardi, tâche à faire un effort généreux, En le tuant, tandis qu’il tourne le derrière.

LÉLIE, faisant deux ou trois pas sans dessein, fait retourner Sganarelle qui s’approchait pour le tuer.

Puisqu’un pareil discours émeut votre colère, 535 Je dois de votre cœur me montrer satisfait, Et l’applaudir ici du beau choix qu’il a fait.

CÉLIE

Oui oui, mon choix est tel qu’on n’y peut rien reprendre.

LÉLIE

Allez, vous faites bien de le vouloir défendre.

SGANARELLE


Sans doute elle fait bien de défendre mes droits : 540 Cette action Monsieur, n’est point selon les lois, J’ai raison de m’en plaindre, et si je n’étais sage, On verrait arriver un étrange carnage.

LÉLIE

D’où vous naît cette plainte ? et quel chagrin brutal...

SGANARELLE

Suffit, vous savez bien où le bois me fait mal [53] ; 545 Mais votre conscience et le soin de votre âme Vous devraient mettre aux yeux que ma femme est ma femme, Et vouloir à ma barbe en faire votre bien, Que ce n’est pas du tout agir en bon chrétien.


LÉLIE

Un semblable soupçon est bas et ridicule, 550 Allez dessus ce point n’ayez aucun scrupule, Je sais qu’elle est à vous, et bien loin de brûler...

CÉLIE

Ah ! qu’ici tu sais bien traître, dissimuler

LÉLIE

Quoi me soupçonnez-vous d’avoir une pensée De qui son âme ait sujet de se croire offensée [54] : 555 De cette lâcheté voulez-vous me noircir.

CÉLIE


Parle ? parle à lui-même ? il pourra t’éclaircir.

SGANARELLE

Vous me défendez mieux que je ne saurais faire [55] , Et du biais qu’il faut vous prenez cette affaire. SCÈNE XXII CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, SA FEMME, LA SUIVANTE. LA FEMME DE SGANARELLE, à Célie.

Je ne suis point d’humeur à vouloir contre vous 560 Faire éclater Madame, un esprit trop jaloux ; Mais je ne suis point dupe et vois ce qui se passe : Il est de certains feux de fort mauvaise grâce, Et votre âme devrait prendre un meilleur emploi, Que de séduire un cœur qui doit n’être qu’à moi.


CÉLIE 565 La déclaration est assez ingénue.

SGANARELLE, à sa femme.

L’on ne demandait pas carogne ta venue [56] , Tu la viens quereller lorsqu’elle me défend, Et tu trembles de peur qu’on t’ôte ton galand.

CÉLIE

Allez ne croyez pas que l’on en ait envie. (Se tournant vers Lélie.) 570 Tu vois si c’est mensonge, et j’en suis fort ravie.

LÉLIE

Que me veut-on conter ?


LA SUIVANTE

Ma foi, je ne sais pas,

Quand on verra finir ce galimatias, Déjà depuis longtemps je tâche à le comprendre [57] , Et si [58] plus je l’écoute, et moins je puis l’entendre : 575 Je vois bien à la fin que je m’en dois mêler. (Allant se mettre entre Lélie et sa maîtresse.)

Répondez-moi par ordre et me laissez parler. (À Lélie.)

Vous, qu’est-ce qu’à son cœur peut reprocher le vôtre ?

LÉLIE


Que l’infidèle a pu me quitter pour un autre [59] : Que lorsque sur le bruit de son hymen fatal [60] , 580 J’accours tout transporté d’un amour sans égal, Dont l’ardeur résistait à se croire oubliée, Mon abord en ces lieux la trouve mariée.

LA SUIVANTE

Mariée, à qui donc ?

LÉLIE, montrant Sganarelle.

À lui.

LA SUIVANTE

Comment à lui.

LÉLIE


Oui-da.

LA SUIVANTE

Qui vous l’a dit ?

LÉLIE

C’est lui-même, aujourd’hui.

LA SUIVANTE, à Sganarelle.

Est-il vrai ?

SGANARELLE 585 Moi, j’ai dit que c’était à ma femme


Que j’étais marié.

LÉLIE

Dans un grand trouble d’âme,

Tantôt de mon portrait je vous ai vu saisi [61] .

SGANARELLE

Il est vrai, le voilà.

LÉLIE

Vous m’avez dit aussi,

Que celle aux mains de qui vous aviez pris ce gage [62] 590 Était liée à vous des nœuds du mariage.


SGANARELLE, montrant sa femme.

Sans doute, et je l’avais de ses mains arraché, Et n’eusse pas sans lui découvert son péché.

LA FEMME DE SGANARELLE

Que me viens-tu conter par ta plainte importune, Je l’avais sous mes pieds rencontré par fortune, 595 Et même quand après ton injuste courroux (Montrant Lélie.)

J’ai fait dans sa faiblesse entrer Monsieur, chez nous, Je n’ai pas reconnu les traits de sa peinture.

CÉLIE

C’est moi qui du portrait ai causé l’aventure


Et je l’ai laissé choir en cette pâmoison (À Sganarelle.) 600 Qui m’a fait par vos soins remettre à la maison.

LA SUIVANTE

Vous voyez que sans moi vous y seriez encore [63] , Et vous aviez besoin de mon peu d’ellébore [64] .

SGANARELLE

Prendrons-nous tout ceci pour de l’argent comptant : Mon front l’a sur mon âme eu bien chaude pourtant.

SA FEMME 605 Ma crainte toutefois n’est pas trop dissipée, Et doux que soit le mal, je crains d’être trompée [65] .


SGANARELLE

Hé ! mutuellement croyons-nous gens de bien, Je risque plus du mien que tu ne fais du tien : Accepte sans façon le marché qu’on propose [66] .

SA FEMME 610 Soit, mais gare le bois [67] si j’apprends quelque chose.

CÉLIE, à Lélie, après avoir parlé bas ensemble.

Ah ! Dieux ! s’il est ainsi, qu’est-ce donc que j’ai fait, Je dois de mon courroux appréhender l’effet : Oui, vous croyant sans foi, j’ai pris pour ma vengeance Le malheureux secours de mon obéissance 615 Et depuis un moment mon cœur vient d’accepter Un hymen que toujours j’eus lieu de rebuter,


J’ai promis à mon père, et ce qui me désole... Mais je le vois venir.

LÉLIE

Il me tiendra parole. SCÈNE XXIII CÉLIE, LÉLIE, GORGIBUS, SGANARELLE, SA FEMME, LA SUIVANTE. LÉLIE

Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour 620 Brûlant des mêmes feux, et mon ardente amour Verra comme je crois la promesse accomplie Qui me donna l’espoir de l’hymen de Célie.

GORGIBUS

Monsieur, que je revois en ces lieux de retour Brûlant des mêmes feux, et dont l’ardente amour


625 Verra, que vous croyez, la promesse accomplie Qui vous donna l’espoir de l’hymen de Célie, Très humble serviteur à Votre Seigneurie [68] .

LÉLIE

Quoi ? Monsieur, est-ce ainsi qu’on trahit mon espoir ?

GORGIBUS

Oui Monsieur, c’est ainsi que je fais mon devoir, Ma fille en suit les lois.

CÉLIE 630 Mon devoir m’intéresse,

Mon père à dégager vers lui votre promesse.


GORGIBUS

Est-ce répondre en fille à mes commandements ? Tu te démens bien tôt de tes bons sentiments, Pour Valère tantôt... Mais j’aperçois son père, 635 Il vient assurément pour conclure l’affaire. SCÈNE DERNIÈRE CÉLIE, LÉLIE, GORGIBUS, SGANARELLE, SA FEMME, VILLEBREQUIN, LA SUIVANTE. GORGIBUS

Qui vous amène ici, seigneur Villebrequin ?

VILLEBREQUIN

Un secret important que j’ai su ce matin, Qui rompt absolument ma parole donnée. Mon fils, dont votre fille acceptait l’hyménée,


640 Sous des liens cachés trompant les yeux de tous Vit depuis quatre mois avec Lise en époux, Et comme des parents le bien et la naissance M’ôtent tout le pouvoir d’en casser l’alliance [69] , Je vous viens...

GORGIBUS

Brisons là, si sans votre congé, 645 Valère votre fils ailleurs s’est engagé, Je ne vous puis celer que ma fille Célie, Dès longtemps par moi-même est promise à Lélie, Et que riche en vertus son retour aujourd’hui M’empêche d’agréer un autre époux que lui.

VILLEBREQUIN

Un tel choix me plaît fort.


LÉLIE 650 Et cette juste envie [70] ,

D’un bonheur éternel va couronner ma vie.

GORGIBUS

Allons choisir le jour pour se donner la foi.

SGANARELLE

A-t-on mieux cru jamais être cocu que moi. Vous voyez qu’en ce fait la plus forte apparence 655 Peut jeter dans l’esprit une fausse créance : De cet exemple-ci, ressouvenez-vous bien, Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien.


[1] Choquer : contredire, résister à. [i] Par la corbleu signifie étymologiquement par le corps de Dieu. L’article féminin s’explique par l’influence du juron euphémisé par la morbleu. [2] Ducats : le ducat était une monnaie d’or. [3] Un quolibet est un propos trivial, une mauvaise plaisanterie. Ici, quolibets d’amour est synonyme de propos d’amour, mais avec une forte valeur péjorative. [4] Clélie, histoire romaine, très célèbre roman de Madeleine de Scudéry, parut en dix volumes, de 1654 à 1660. [5] Les Quatrains moraux de Guy du Faur de Pibrac, haut magistrat mort en 1584, furent publiés en 1575-1576 et souvent réédités. [6] Pierre Matthieu, historiographe de France mort en 1621, avait publié en 1616 d’autres quatrains moraux sous le titre de Tablettes de la vie et de la mort. [7] El Guia de los pecadores, (1555), ?uvre très connue du dominicain espagnol Louis de Grenade, avait été traduite en français en 1651 et encore en 1658. Nous ajoutons l’italique. [8] Moralités : ici, Gorgibus emploie le terme pour désigner des ouvrages de morale. [9] Le vers s’achève sans ponctuation. Il manque visiblement un point, ou un point-virgule, voire deux points, selon les habitudes de l’époque. [10] Fat : sot. [11] Il semble que ce tours était admis au XVIIe siècle. Cf. Le Dépit amoureux, III, 7, v. 944-945 (" Que diriez-vous... si c’était moi / Qui vous eût procuré... ") et Le Médecin malgré lui, I, 5, (" Je vous demande si ce n’est pas vous qui se nomme Sganarelle " et " C’est moi qui se nomme Sganarelle ").


[12] VAR. Et maintenant je suis ma commère dolente. (1682). [13] Et comme Lélie est bien celui que l’art a représenté sur le portrait... [14] VAR. Quoi ? n’est-ce que cela (1682). [15] VAR. La fin de la réplique devrait être marquée par un point. Il s’agit d’une erreur. Hélas ! daignez me l’apporter. Il lui faut du vinaigre et j’en cours apprêter (1682) Le second hémistiche du 2e vers se lit en effet ainsi : " Hélas ! Daignez me l’apporter. " Mais sous cette forme, ce vers compterait quatorze syllabes. De plus, il paraît évident que me l’apporter doit être lu : me la porter. [16] VAR. Il l’emporte (1682). [17] VAR. Mais de sa trahison je ne suis plus en doute (1682). [18] Il n’en faut plus qu’autant : il n’y a plus qu’à recommencer. [19] Mon honneur : cette apostrophe à l’honneur sent sa parodie des monologues tragiques. [20] VAR. Qui peut trouver (1682). [21] VAR. Il faut joindre au mari le ragoût d’un galant (1682). À son mari : en plus de son mari. Quant à ragoût, le dictionnaire de Furetière indique : " ce qui est fait pour donner de l’appétit à ceux qui l’ont perdu, soit par quelque indisposition, soit par quelque satiété ". [22] VAR. Que me veut donc conter par là ce maître ivrogne (1682).


[23] Vers 193-194 : " J’ai perdu mon honneur, mais toi qui me le fais perdre, je te battrai assez pour te casser au moins un bras ou deux côtes. " [24] Sans rien feindre : sans rien inventer, sans mentir si peu que ce soit. [25] "On dit populairement par mépris, et pour exténuer [rabaisser] une chose qu’un autre voudrait faire valoir : Voilà un beau venez-y-voir" (Dictionnaire de l’Académie, 1694). [26] Tu prends d’un feint courroux le vain amusement : Tu essaies de détourner mes soupçons (vain amusement) en faisant semblant d’être en colère. [27] VAR. Va, va, suis ton chemin, cajole tes maîtresses (1682). [28] VAR. Ce grand empressement n’est pas digne de blâme (1682). [29] Un marmouset : " figure d’homme mal peinte, mal faite... On le dit aussi d’un homme mal bâti " (Dictionnaire de Furetière, 1690). [30] VAR. Quoi ? celle, dites-vous, qui conservait ce gage (1682). [31] Le texte porte un point ; nous corrigeons. [32] Vers 299-300 : " Le mépris attaché à un choix si bas et si honteux aurait dû suffire à me conserver ton amour. " [33] Prendre la chèvre : " se fâcher, se mettre en colère légèrement " (Dictionnaire de Furetière, 1690). [34] Sans les bien avérer : sans qu’on ait bien établi la véracité des faits. [35] VAR. Sait-on comme en ses mains ce portrait est venu (1682). [36] VAR. Informez-vous-en mieux ; et si c’est ce qu’on pense (1682).


[37] VAR. Du secours obligeant que vous m’avez prêté (1682). [i] La masque : employé au féminin, ce mot est, selon le Dictionnaire de Furetière (1690) " un terme injurieux qu’on dit aux femmes du commun peuple pour leur reprocher leur laideur ou leur vieillesse ". Mais il semble qu’il faille le rapprocher ici d’un autre sens : " Personne déguisée qui s’est couvert le visage pour n’être point connue " et qu’il soit donc synonyme d’hypocrite ou dedissimulée. Cf. Le Malade imaginaire, II, 8 : " Ah ! ah ! petite masque, vous ne dites pas que vous avez vu un homme dans la chambre de votre s ?ur. " [38] Cet objet : cet homme ici présent. [39] Qui, au neutre : qu’est-ce qui. [i] Sans respect ni demi : sans aucun respect (cf. L’Étourdi, v. 60). [40] Un jocrisse : un niais, un idiot. [41] Il semble que ce tours était admis au XVIIe siècle. Cf. plus haut, le vers 68, ou encore Le Dépit amoureux, III, 7, v. 944-945 (" Que diriezvous... si c’était moi / Qui vous eût procuré... ") et Le Médecin malgré lui, I, 5, (" Je vous demande si ce n’est pas vous qui se nomme Sganarelle " et " C’est moi qui se nomme Sganarelle "). [42] Je le donnerais à bien d’autres qu’à moi : j’en défierais bien d’autres que moi. [43] De gêne : de torture. [44] Les éditions du XVIIe siècle, y compris 1682, donnent : A mérité. Il s’agit d’une erreur. Nous corrigeons d’après 1734 (" un c ?ur qui n’a jamais fait la moindre chose susceptible de mériter... "). [45] Le texte de 1660 (Cependant qui m’affronte) et celui de 1682 (Cependant qu’il m’affronte) sont manifestement fautifs ; nous adoptons ici celui de 1734 qui est plus satisfaisant.


[46] Compasser : mesurer, calculer exactement. [i] Les sots : le mot a ici le double sens de sots et de cocus. [47] En dépit de nos dents : malgré nous. [48] Sur son estomac : sur sa poitrine. [49] Signer cet hyménée : signer le contrat de mariage. [50] Cet objet : cet homme ici présent (cf. v. 338 et 524). [51] VAR. Et si je le rencontre, on va voir du carnage (1682). [52] VAR. Oui, j’ai juré sa mort, rien ne peut m’empêcher (1682). [53] VAR. Suffit. Vous savez bien où le bois me fait mal (1682). Il y a là, sans doute, une allusion aux bois de cerf, les cornes étant l’attribut du mari trompé. [54] VAR. Dont son âme ait sujet de se croire offensée (1682). [55] VAR. Non, non, vous dites mieux que je ne saurais faire (1682). [56] VAR. L’on ne demande pas, carogne, ta venue (1682). [57] VAR. Depuis assez longtemps je tâche à le comprendre (1682). [58] Et si : et cependant. [59] Le texte porte : " Que l’infidèle a pu me quitter pour autre ". Il s’agit d’une faute d’impression, puisqu’il manque une syllabe à cet alexandrin. Nous corrigeons d’après le texte de 1682. [60] VAR. Et que quand sur le bruit de son hymen fatal (1682). [61] Vers 586-587 : " Je vous ai vu tantôt, tout troublé, en possession de mon portrait. "


[62] VAR. Que celle aux mains de qui vous avez pris ce gage (1682). [63] VAR. Vous le voyez, sans moi vous y seriez encore (1682). Vous y seriez encore : vous seriez encore dans l’embarras. [64] L’ellébore passait pour guérir la folie. [65] Et doux que soit le mal... : Quelque doux que soit le mal d’être trompée, je crains de l’être. [66] VAR. Accepte sans façon le parti qu’on propose (1682) [67] Le bois : au double sens dont il est question au vers 420, les coups de bâton et les cornes du mari cocu. [68] L’emploi de votre seigneurie introduit curieusement une troisième rime féminine. [69] VAR. M’ôtent tout le pouvoir de casser l’alliance (1682). [70] Et cette juste envie : et cette passion légitime...

Dom Garcie de Navarre Note Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue après la mort de Molière, dans l’importante édition de 1682, due à La Grange et Vivot, conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même et de manière exceptionnelle, nous nous sommes référé à l’édition de 1734, dans les cas de faute manifeste, et dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier.


Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ; treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la pièce. LE TEXTE Dom Garcie de Navarre n’a jamais été publié du vivant de Molière, et la pièce serait perdue si La Grange et Vivot ne l’avaient fait imprimer pour la première fois dans le tome VII de l’édition de 1682. Édition utilisée : 1682.


Notice COMÉDIE représentée pour la première fois le 4e février 1661 sur le Théâtre de la Salle du Palais-Royal par la Troupe de Monsieur Frère Unique du Roi. Au dire de Somaize dans ses Véritables Précieuses, imprimées au début de janvier 1660, Dom Garcie de Navarre est écrit dès 1659. En tout cas, le 31 mai 1660, Molière prend un privilège pour cette pièce en même temps que pourL’Étourdi, Le Dépit amoureux et Sganarelle. Cependant, il diffère de la représenter pour exploiter le succès des Précieuses ridicules, puis deSganarelle. Après les aménagements réalisés dans la salle du Palais-Royal et la réouverture de son théâtre, le poète doit penser que le moment est venu de frapper un grand coup pour asseoir sa réputation d’auteur dramatique à part entière. Autant dire qu’il cherche à faire oublier celle de farceur que lui font ses ennemis, car le rire jouit d’un statut quasi infamant à l’époque. Peut-être aussi, comme le suggère C.E.J. Caldicott [1] , est-ce sous l’influence de Madeleine Béjart, qui brille dans les rôles sérieux, que Molière vise un ton plus élevé. Pour cette occasion, une comédie héroïque, genre qui se situe à mi-chemin entre la comédie et la tragédie, devrait lui permettre de rivaliser avec les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, qui ont d’ailleurs essayé sans succès de désorganiser sa troupe, alors qu’elle était un temps sans théâtre. Il décide donc de jouer Dom Garcie de Navarre, qu’il a en portefeuille depuis une bonne année. La première, le 4 février 1661, est un échec : la pièce tient seulement jusqu’à la septième représentation, avec des recettes de misère. À trois reprises, Molière la reprend devant le Roi en 1662 et en 1663, puis tente une nouvelle série de représentations devant


le public parisien en novembre 1663. Mais rien n’y fait, et le poète ne publie pas sa comédie. Il en disséminera une centaine de vers dans Le Misanthrope, et quelques autres encore dans Le Tartuffe, Amphitryon et Les Femmes savantes. Pour l’essentiel, l’intrigue de Dom Garcie de Navarre est empruntée à une source italienne, Le Gelosie fortunate del principe Rodrigo de Cicognini (« L’Heureuse Jalousie du prince Rodrigue »), publiée à Pérouse en 1654. Molière y reprend le développement de l’intrigue mais aussi les accès de jalousie du prince, ainsi que de nombreuses situations : par exemple, le héros, Rodrigo, interprète à tort un fragment de lettre déchirée et soumet sa maîtresse à un interrogatoire injurieux au cours duquel celle-ci se justifie sans peine et finit par pardonner ; il la surprend à parler avec un cavalier, ce qui suscite en lui un nouvel accès de jalousie… Notre poète a en revanche abandonné, pour d’évidentes raisons de bienséance, le thème du faux inceste un instant redouté entre Rodrigo et son amante Delmira. C’est donc à une ample adaptation d’un modèle étranger — comme il l’avait fait pour L’Etourdiet Le Dépit amoureux — que procède Molière, en se laissant la liberté d’écarter certains épisodes, et d’en développer d’autres. Claude Bourqui [2] signale en outre que les noms des principaux personnages (Dom Garcie, Elvire, Alphonse et Mauregat) sont tirés de L’Histoire générale d’Espagne de Turquet de Mayerne (1587). Cependant le ton adopté par Molière est différent de celui du modèle ; visant le genre sérieux, le poète veut écrire, non pas une tragi-comédie à l’ancienne mode, mais une comédie de ton relevé à la façon de Corneille. Aussi bien suffit-il de rapprocher deux titres, Dom Garcie de Navarre et Don Sanche d’Aragon — qu’il a peut-être interprété —, pour voir que Molière a pris comme patron la comédie héroïque telle que Corneille l’avait conçue quelques années plus tôt ; encore que plusieurs autres œuvres présentent ces caractéristiques à l’époque, à savoir une action excluant le risque de mort et au dénouement heureux, des personnages pris sur le trône ou sur les marches du trône. DeDon Sanche d’Aragon, notre auteur a retenu le cadre espagnol, le climat généreux, les personnages princiers, le langage constamment soutenu et noble. On peut


penser qu’il a rêvé d’égaler Corneille qu’il admirait. Il s’en faut de beaucoup qu’il y soit parvenu, et l’on peut avancer diverses hypothèses propres à expliquer cet incontestable échec. La première réside dans la discordance existant entre le ton relevé qui marque tous les rôles, et une intrigue qui ressemble nettement à celles de la comédie. À la différence du romanesque à résonances épiques de Don Sanche d’Aragon, l’intrigue deDom Garcie est fondée, comme celle de L’Étourdi, sur les principes de la répétition et de la contradiction : sans cesse, le prince de Navarre proteste qu’il se gardera désormais de la jalousie comme de la peste et, sans cesse, il y retombe, tout comme Lélie accumulait les bévues en jurant que c’était la dernière. La répétition du cycle soupçons-accusation-confusion tend à rendre le héros ridicule ; ces hauts et ses bas conviennent mal à un genre qui implique la dignité d’un héros de rang élevé. D’autant qu’à d’autres moments, le discours adopte un ton tragique qui fait courir à la pièce un risque de disparate : Quelles tristes clartés dissipent mon erreur, Enveloppent mes sens d’une profonde horreur, Et ne laissent plus voir à mon âme abattue, Que l’effroyable objet d’un remords qui me tue ! (IV, 9) Une seconde hypothèse a trait au ton du discours qui, pour être encore empreint de style d’époque, nous paraît quelque peu guindé. Done Elvire, qui est un instant naturelle et d’une grande fraîcheur de sentiments et d’expression, retombe vite dans la grandiloquence ; quant au héros luimême, il s’exprime dans une langue relativement conventionnelle, qui se caractérise entre autres par de nombreuses métaphores trop souvent employées par les contemporains, ainsi que par des formules impersonnelles et généralisantes. Un court extrait d’une scène d’affrontement suffira à en donner une idée : DOM GARCIE


Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit ? DONE ELVIRE L’innocence à rougir n’est point accoutumée. DOM GARCIE Il est vrai qu’en ces lieux on la voit opprimée. Ce billet démenti pour n’avoir point de seing... (v. 563-566) Si l’on compare cet échange avec ce qu’il deviendra dans Le Misanthrope, bien que les deux œuvres soient d’un genre différent, on est frappé par les caractéristiques du texte initial : ALCESTE Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit ? CÉLIMÈNE Et par quelle raison faut-il que j’en rougisse ? ALCESTE Quoi ? vous joignez ici l’audace à l’artifice ? Le désavouerez-vous, pour n’avoir point de seing ? (v. 1328-1331) Done Elvire, on le voit, répond par une maxime, ce qui au théâtre comiqueprésente l’inconvénient de l’impersonnalité ; Molière modifiera cette réplique en la personnalisant nettement au moyen d’une forme verbale de la première personne (« j’en rougisse ») et par l’usage d’une interrogation riche de sens. De surcroît, l’attaque de la troisième réplique sera plus nerveuse dans la bouche d’Alceste avec ce « Quoi ? » qui claque, et ces verbes à la deuxième personne qui exercent une forte pression sur la jeune femme. Sans oublier qu’il y a quelque artifice à


comparer ces vers réutilisés dans un genre différent, on perçoit néanmoins la relative pâleur du discours dans Dom Garcie, ce qui tend à atténuer la présence scénique des héros. À côté de cela, cependant, Molière fait siens certains schémas syntaxiques dont il éprouve l’efficacité scénique, et qui deviendront caractéristiques de son style ; ainsi, dans les situations de conflit, ce schéma intonatif de phrase qui monte d’abord en tension, puis qui se détend sur la chute, comme ici : Et puisque notre cœur fait un effort extrême, Lorsqu’il se peut résoudre à confesser qu’il aime, Puisque l’honneur du sexe, en tout temps rigoureux, Oppose un fort obstacle à de pareils aveux, L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle, // Doit-il impunément douter de cet oracle ? (III, 1, v. 804-809.) On peut enfin alléguer une raison qui n’est pas des moindres et qui a trait au jeu tragique de Molière lui-même, car son désir d’y introduire une diction« naturelle » déplaît à ses contemporains. Dans ses Nouvelles nouvelles, après avoir dit qu’il joue « fort mal le sérieux », Donneau de Visé ajoute ce commentaire au sujet de la représentation de Dom Garcie de Navarre : […] je crois qu’il suffit de vous dire que c’était une pièce sérieuse, et qu’il en avait le premier rôle, pour vous faire connaître que l’on ne s’y devait pas beaucoup divertir. Molière était-il réellement un détestable tragédien, ou était-il, comme on pourrait aussi le penser, en avance sur son temps [3] , lui-même trop attaché à la pompe déclamatoire qu’affectionnaient les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, et dont notre poète se gaussera dans L’Impromptu de Versailles ? Molière est encore, à bien des égards, un auteur qui se


forme et qui n’a pas encore élaboré son écriture, ce discours fortement personnalisé et plein de sève qu’il prêtera à Orgon, à Alceste ou à Dom Juan. Il est ici comme dans un entre deux : entre la douceur du style galant dont il donnera un exemple avecAmphitryon [4] et la couleur du dialogue comique, qui implique une hypertrophie des éléments émotifs du discours. Cet essai malheureux a marqué le poète, puisqu’on le voit se livrer à d’incessants réemplois, réutilisant dans plusieurs pièces ultérieures de nombreux vers de Dom Garcie, comme s’il voulait en sauver le plus possible ; vieux complexe d’infériorité des poètes comiques à l’égard de leurs confrères tragiques, que Beaumarchais éprouvera de la même manière. Mais à quelque chose malheur est bon : faute d’avoir réussi dans ce genre sérieux, Molière « tirera » le genre comique vers le haut, en intégrant dans ses grandes œuvres, comme Le Misanthrope entre autres, des passages parfois graves et pathétiques. En d’autres termes, il élargira le champ de la comédie en lui offrant une plasticité de ton inconnue à ce jour, contribuant par là à en faire un « grand genre ». [1] La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, Rodopi, Amsterdam, 1998, p. 29 sqq. [2] Les Sources de Molière. Un répertoire critique, Paris, SEDES, 1999, p. 357 sqq. [3] Racine entreprendra quelques années plus tard, mais avec plus de succès, une démarche similaire, visant à atténuer les outrances déclamatoires des « Grands Comédiens ». [4] Certains passages de Dom Garcie ont été réutilisés dans Amphitryon. Cf. par exemple respectivement les vers 678-704 et 1359-1390. Voir la notice de cette pièce.

Dom Garcie de Navarre Acte 1


DOM GARCIE DE NAVARRE OU LE PRINCE JALOUX Comédie PERSONNAGES DOM GARCIE, prince de Navarre, amant d’Elvire. ELVIRE, princesse de Léon. ÉLISE, confidente d’Elvire. DOM ALFONSE, prince de Léon, cru prince de Castille, sous le nom de Dom Sylve. IGNÈS, comtesse, amante de Dom Sylve, aimée par Mauregat, usurpateur de l’État de Léon. DOM ALVAR, confident de Dom Garcie, amant d’Élise. DOM LOPE, autre confident de Dom Garcie, amant rebuté d’Élise. DOM PÈDRE, écuyer d’Ignès. La scène est à Astorgue, ville d’Espagne, dans le royaume de Léon. ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE DONE ELVIRE, ÉLISE. DONE ELVIRE

Non, ce n’est point un choix, qui pour ces deux amants, Sut régler de mon cœur les secrets sentiments ;


Et le Prince n’a point dans tout ce qu’il peut être, Ce qui fit préférer l’amour qu’il fait paraître. 5 Dom Sylve comme lui fit briller à mes yeux Toutes les qualités d’un héros glorieux ; Même éclat de vertus, joint à même naissance, Me parlait en tous deux pour cette préférence ; Et je serais encore à nommer le vainqueur, 10 Si le mérite seul prenait droit sur un cœur. Mais ces chaînes du ciel, qui tombent sur nos âmes, Décidèrent en moi le destin de leurs flammes [1] ; Et toute mon estime égale entre les deux, Laissa vers Dom Garcie entraîner tous mes vœux.

ÉLISE 15 Cet amour que pour lui votre astre vous inspire, N’a sur vos actions pris que bien peu d’empire ; Puisque nos yeux, Madame, ont pu longtemps douter


Qui de ces deux amants vous vouliez mieux traiter.

DONE ELVIRE

De ces nobles rivaux l’amoureuse poursuite, 20 À de fâcheux combats, Élise, m’a réduite. Quand je regardais l’un, rien ne me reprochait Le tendre mouvement où mon âme penchait ; Mais je me l’imputais à beaucoup d’injustice, Quand de l’autre à mes yeux s’offrait le sacrifice. 25 Et Dom Sylve, après tout, dans ses soins amoureux Me semblait mériter un destin plus heureux. Je m’opposais encor, ce qu’au sang de Castille, Du feu roi de Léon, semble devoir la fille ; Et la longue amitié, qui d’un étroit lien 30 Joignit les intérêts, de son père et du mien.


Ainsi plus dans mon âme un autre prenait place, Plus de tous ses respects je plaignais la disgrâce : Ma pitié complaisante à ses brûlants soupirs, D’un dehors favorable amusait ses désirs ; 35 Et voulait réparer par ce faible avantage, Ce qu’au fond de mon cœur je lui faisais d’outrage.

ÉLISE

Mais son premier amour que vous avez appris, Doit de cette contrainte affranchir vos esprits. Et puisqu’avant ces soins, où pour vous il s’engage, 40 Done Ignès de son cœur avait reçu l’hommage ; Et que par des liens aussi fermes que doux L’amitié vous unit cette comtesse et vous. Son secret révélé vous est une matière À donner à vos vœux liberté tout entière ; 45


Et vous pouvez sans crainte à cet amant confus D’un devoir d’amitié couvrir tous vos refus.

DONE ELVIRE

Il est vrai que j’ai lieu de chérir la nouvelle, Qui m’apprit que Dom Sylve était un infidèle ; Puisque par ses ardeurs mon cœur tyrannisé 50 Contre elles à présent se voit autorisé, Qu’il en peut justement combattre les hommages, Et sans scrupule ailleurs donner tous ses suffrages. Mais enfin quelle joie en peut prendre ce cœur, Si d’une autre contrainte il souffre la rigueur ? 55 Si d’un prince jaloux l’éternelle faiblesse, Reçoit indignement les soins de ma tendresse ; Et semble préparer dans mon juste courroux Un éclat à briser tout commerce entre nous ?


ÉLISE

Mais si de votre bouche il n’a point su sa gloire [2] , 60 Est-ce un crime pour lui que de n’oser la croire ? Et ce qui d’un rival a pu flatter les feux, L’autorise-t-il pas à douter de vos vœux ?

DONE ELVIRE

Non, non, de cette sombre, et lâche jalousie Rien ne peut excuser l’étrange frénésie ; 65 Et par mes actions je l’ai trop informé, Qu’il peut bien se flatter du bonheur d’être aimé. Sans employer la langue, il est des interprètes Qui parlent clairement des atteintes secrètes. Un soupir, un regard, une simple rougeur, 70


Un silence est assez pour expliquer un cœur. Tout parle dans l’amour, et sur cette matière Le moindre jour doit être une grande lumière ; Puisque chez notre sexe, où l’honneur est puissant, On ne montre jamais tout ce que l’on ressent. 75 J’ai voulu, je l’avoue ajuster ma conduite, Et voir d’un œil égal, l’un et l’autre mérite : Mais que contre ses vœux on combat vainement, Et que la différence est connue aisément, De toutes ces faveurs qu’on fait avec étude 80 À celles où du cœur fait pencher l’habitude. Dans les unes toujours, on paraît se forcer ; Mais les autres, hélas ! se font sans y penser, Semblables à ces eaux, si pures et si belles, Qui coulent sans effort des sources naturelles. 85 Ma pitié pour Dom Sylve, avait beau l’émouvoir,


J’en trahissais les soins, sans m’en apercevoir. Et mes regards au Prince, en un pareil martyre En disaient toujours plus, que je n’en voulais dire [3] .

ÉLISE

Enfin, si les soupçons de cet illustre amant, 90 Puisque vous le voulez n’ont point de fondement ; Pour le moins font-ils foi d’une âme bien atteinte, Et d’autres chériraient ce qui fait votre plainte. De jaloux mouvements doivent être odieux, S’ils partent d’un amour qui déplaise à nos yeux. 95 Mais tout ce qu’un amant nous peut montrer d’alarmes, Doit lorsque nous l’aimons, avoir pour nous des charmes ; C’est par là que son feu se peut mieux exprimer, Et plus il est jaloux, plus nous devons l’aimer ; Ainsi puisqu’en votre âme un prince magnanime...


DONE ELVIRE 100 Ah ! ne m’avancez point cette étrange maxime Partout la jalousie est un monstre odieux, Rien n’en peut adoucir les traits injurieux ; Et plus l’amour est cher, qui lui donne naissance Plus on doit ressentir les coups de cette offense. 105 Voir un prince emporté, qui perd à tous moments Le respect que l’amour inspire aux vrais amants : Qui dans les soins jaloux, où son âme se noie, Querelle également mon chagrin, et ma joie ; Et dans tous mes regards ne peut rien remarquer, 110 Qu’en faveur d’un rival il ne veuille expliquer. Non, non, par ces soupçons je suis trop offensée, Et sans déguisement je te dis ma pensée. Le prince Dom Garcie est cher à mes désirs, Il peut d’un cœur illustre échauffer les soupirs :


115 Au milieu de Léon, on a vu son courage Me donner de sa flamme un noble témoignage, Braver en ma faveur les [4] périls les plus grands, M’enlever aux desseins de nos lâches tyrans. Et dans ces murs forcés mettre ma destinée, 120 À couvert des horreurs d’un indigne hyménée [5] ; Et je ne cèle point que j’aurais de l’ennui, Que la gloire en fût due à quelque autre qu’à lui ; Car un cœur amoureux prend un plaisir extrême, À se voir redevable, Élise, à ce qu’il aime ; 125 Et sa flamme timide ose mieux éclater, Lorsqu’en favorisant, elle croit s’acquitter. Oui, j’aime qu’un secours qui hasarde sa tête [6] Semble à sa passion donner droit de conquête. J’aime que mon péril m’ait jetée en ses mains, 130 Et si les bruits communs ne sont pas des bruits vains ;


Si la bonté du Ciel nous ramène mon frère, Les vœux les plus ardents, que mon cœur puisse faire ; C’est que son bras encor, sur un perfide sang Puisse aider à ce frère, à reprendre son rang. 135 Et par d’heureux succès d’une haute vaillance Mériter tous les soins de sa reconnaissance : Mais avec tout cela, s’il pousse mon courroux, S’il ne purge ses feux de leurs transports jaloux, Et ne les range aux lois, que je lui veux prescrire, 140 C’est inutilement qu’il prétend Done Elvire. L’hymen ne peut nous joindre, et j’abhorre des nœuds, Qui deviendraient sans doute un enfer pour tous deux.

ÉLISE

Bien que l’on pût avoir des sentiments tout autres, C’est au Prince, Madame, à se régler aux vôtres,


145 Et dans votre billet ils sont si bien marqués, Que quand il les verra de la sorte expliqués...

DONE ELVIRE

Je n’y veux point, Élise, employer cette lettre, C’est un soin qu’à ma bouche, il me vaut mieux commettre. La faveur d’un écrit laisse aux mains d’un amant 150 Des témoins trop constants de notre attachement : Ainsi donc empêchez, qu’au Prince on ne la livre.

ÉLISE

Toutes vos volontés sont des lois qu’on doit suivre. J’admire cependant que le Ciel ait jeté Dans le goût des esprits tant de diversité, 155 Et que ce que les uns regardent comme outrage,


Soit vu par d’autres yeux sous un autre visage [i] . Pour moi je trouverais mon sort tout à fait doux, Si j’avais un amant qui pût être jaloux ; Je saurais m’applaudir de son inquiétude ; 160 Et ce qui pour mon âme est souvent un peu rude, C’est de voir Dom Alvar ne prendre aucun souci.

DONE ELVIRE

Nous ne le croyions pas si proche ; le voici. SCÈNE II DONE ELVIRE, DOM ALVAR, ÉLISE. DONE ELVIRE

Votre retour surprend, qu’avez-vous à m’apprendre ? Dom Alphonse vient-il, a-t-on lieu de l’attendre ?

DOM ALVAR


165 Oui, Madame, et ce frère en Castille élevé De rentrer dans ses droits voit le temps arrivé. Jusqu’ici Dom Louis qui vit à sa prudence Par le feu Roi mourant, commettre son enfance, A caché ses destins aux yeux de tout l’État, 170 Pour l’ôter aux fureurs du traître Mauregat. Et bien que le tyran, depuis sa lâche audace, L’ait souvent demandé pour lui rendre sa place ; Jamais son zèle ardent n’a pris de sûreté, À l’appas dangereux de sa fausse équité [i] . 175 Mais les peuples émus [7] par cette violence Que vous a voulu faire une injuste puissance, Ce généreux vieillard a cru qu’il était temps D’éprouver le succès d’un espoir de vingt ans. Il a tenté Léon, et ses fidèles trames, 180 Des grands, comme du peuple ont pratiqué les âmes [8] ,


Tandis que la Castille armait dix mille bras, Pour redonner ce prince aux vœux de ses États ; Il fait auparavant semer sa renommée, Et ne veut le montrer qu’en tête d’une armée. 185 Que tout prêt à lancer le foudre punisseur [i] , Sous qui doit succomber un lâche ravisseur. On investit Léon, et Dom Sylve en personne Commande le secours que son père vous donne.

DONE ELVIRE

Un secours si puissant doit flatter notre espoir ; 190 Mais je crains que mon frère y puisse trop devoir [9] .

DOM ALVAR

Mais, Madame, admirez que malgré la tempête


Que votre usurpateur voit gronder sur sa tête [10] , Tous les bruits de Léon annoncent pour certain, Qu’à la comtesse Ignès il va donner la main.

DONE ELVIRE 195 Il cherche dans l’hymen de cette illustre fille L’appui du grand crédit, où se voit sa famille ; Je ne reçois rien d’elle, et j’en suis en souci, Mais son cœur au tyran fut toujours endurci.

ÉLISE

De trop puissants motifs, d’honneur et de tendresse, 200 Opposent ses refus aux nœuds dont on la presse, Pour...

DOM ALVAR


Le Prince entre ici. SCÈNE III DOM GARCIE, DONE ELVIRE, DOM ALVAR, ÉLISE. DOM GARCIE

Je viens m’intéresser,

Madame, au doux espoir, qu’il vous vient d’annoncer. Ce frère qui menace un tyran plein de crimes, Flatte de mon amour les transports légitimes. 205 Son sort offre à mon bras des périls glorieux, Dont je puis faire hommage à l’éclat de vos yeux, Et par eux m’acquérir, si le Ciel m’est propice, La gloire d’un revers [11] , que vous doit sa justice ; Qui va faire à vos pieds choir l’infidélité, 210 Et rendre à votre sang toute sa dignité. Mais ce qui plus me plaît, d’une attente si chère,


C’est que pour être roi, le Ciel vous rend ce frère ; Et qu’ainsi mon amour peut éclater au moins Sans qu’à d’autres motifs on impute ses soins ; 215 Et qu’il soit soupçonné, que dans votre personne Il cherche à me gagner les droits d’une couronne. Oui, tout mon cœur voudrait montrer aux yeux de tous, Qu’il ne regarde en vous autre chose que vous [12] ; Et cent fois, si je puis le dire sans offense, 220 Ses vœux se sont armés contre votre naissance, Leur chaleur indiscrète a d’un destin plus bas Souhaité le partage à vos divins appas, Afin que de ce cœur, le noble sacrifice Pût du Ciel envers vous réparer l’injustice ; 225 Et votre sort tenir des mains de mon amour, Tout ce qu’il doit au sang, dont vous tenez le jour. Mais puisque enfin les Cieux, de tout ce juste hommage, À mes feux prévenus [13] dérobent l’avantage.


Trouvez bon que ces feux, prennent un peu d’espoir 230 Sur la mort que mon bras s’apprête à faire voir [14] ; Et qu’ils osent briguer par d’illustres services, D’un frère et d’un État les suffrages propices.

DONE ELVIRE

Je sais que vous pouvez, Prince, en vengeant nos droits Faire par votre amour parler cent beaux exploits. 235 Mais ce n’est pas assez pour le prix qu’il espère Que l’aveu d’un État, et la faveur d’un frère. Done Elvire n’est pas au bout de cet effort, Et je vous vois à vaincre un obstacle plus fort.

DOM GARCIE

Oui, Madame, j’entends ce que vous voulez dire,


240 Je sais bien que pour vous mon cœur en vain soupire ; Et l’obstacle puissant, qui s’oppose à mes feux, Sans que vous le nommiez, n’est pas secret pour eux.

DONE ELVIRE

Souvent on entend mal, ce qu’on croit bien entendre, Et par trop de chaleur, Prince, on se peut méprendre. 245 Mais puisqu’il faut parler, désirez-vous savoir, Quand vous pourrez me plaire, et prendre quelque espoir ?

DOM GARCIE

Ce me sera, Madame, une faveur extrême.

DONE ELVIRE

Quand vous saurez m’aimer, comme il faut que l’on aime [15] .


DOM GARCIE

Et que peut-on, hélas ! observer sous les cieux 250 Qui ne cède à l’ardeur, que m’inspirent vos yeux ?

DONE ELVIRE

Quand votre passion ne fera rien paraître, Dont se puisse [16] indigner celle qui l’a fait naître.

DOM GARCIE

C’est là son plus grand soin.

DONE ELVIRE

Quand tous ses mouvements


Ne prendront point de moi de trop bas sentiments.

DOM GARCIE

Ils vous révèrent trop.

DONE ELVIRE 255 Quand d’un injuste ombrage

Votre raison saura me réparer l’outrage [17] ; Et que vous bannirez, enfin, ce monstre affreux, Qui de son noir venin empoisonne vos feux. Cette jalouse humeur, dont l’importun caprice, 260 Aux vœux, que vous m’offrez, rend un mauvais office, S’oppose à leur attente, et contre eux à tous coups Arme les mouvements de mon juste courroux.


DOM GARCIE

Ah ! Madame, il est vrai, quelque effort que je fasse, Qu’un peu de jalousie en mon cœur trouve place, 265 Et qu’un rival absent de vos divins appas [18] Au repos de ce cœur vient livrer des combats. Soit caprice, ou raison, j’ai toujours la croyance Que votre âme en ces lieux souffre de son absence ; Et que malgré mes soins, vos soupirs amoureux 270 Vont trouver à tous coups ce rival trop heureux. Mais si de tels soupçons ont de quoi vous déplaire, Il vous est bien facile, hélas ! de m’y soustraire ; Et leur bannissement, dont j’accepte la loi Dépend bien plus de vous, qu’il ne dépend de moi. 275 Oui, c’est vous qui pouvez par deux mots pleins de flamme, Contre la jalousie armer toute mon âme ;


Et des pleines clartés d’un glorieux espoir Dissiper les horreurs que ce monstre y fait choir. Daignez donc étouffer le doute qui m’accable, 280 Et faites qu’un aveu d’une bouche adorable Me donne l’assurance au fort de tant d’assauts, Que je ne puis trouver dans le peu que je vaux.

DONE ELVIRE

Prince, de vos soupçons la tyrannie est grande Au moindre mot qu’il dit, un cœur veut qu’on l’entende, 285 Et n’aime pas ces feux, dont l’importunité Demande qu’on s’explique avec tant de clarté. Le premier mouvement qui découvre notre âme, Doit d’un amant discret satisfaire la flamme ; Et c’est à s’en dédire autoriser nos vœux, 290 Que vouloir plus avant pousser de tels aveux.


Je ne dis point quel choix, s’il m’était volontaire, Entre Dom Sylve et vous, mon âme pourrait faire ; Mais vouloir vous contraindre à n’être point jaloux, Aurait dit quelque chose à tout autre que vous ; 295 Et je croyais cet ordre un assez doux langage Pour n’avoir pas besoin d’en dire davantage. Cependant votre amour n’est pas encor content ; Il demande un aveu qui soit plus éclatant. Pour l’ôter de scrupule, il me faut à vous-même, 300 En des termes exprès, dire que je vous aime ; Et peut-être qu’encor pour vous en assurer Vous vous obstineriez à m’en faire jurer.

DOM GARCIE

Hé bien, Madame, hé bien, je suis trop téméraire, De tout ce qui vous plaît, je dois me satisfaire ;


305 Je ne demande point de plus grande clarté, Je crois que vous avez pour moi quelque bonté, Que d’un peu de pitié mon feu vous sollicite, Et je me vois heureux plus que je ne mérite. C’en est fait, je renonce à mes soupçons jaloux, 310 L’arrêt qui les condamne, est un arrêt bien doux ; Et je reçois la loi qu’il daigne me prescrire, Pour affranchir mon cœur de leur injuste empire.

DONE ELVIRE

Vous promettez beaucoup, Prince, et je doute fort, Si vous pourrez sur vous faire ce grand effort.

DOM GARCIE 315 Ah ! Madame, il suffit pour me rendre croyable, Que ce qu’on vous promet doit être inviolable ;


Et que l’heur d’obéir à sa divinité, Ouvre aux plus grands efforts trop de facilité ; Que le Ciel me déclare une éternelle guerre, 320 Que je tombe à vos pieds d’un éclat de tonnerre, Ou pour périr encor par de plus rudes coups, Puissé-je voir sur moi fondre votre courroux ; Si jamais mon amour descend à la faiblesse De manquer aux devoirs d’une telle promesse ; 325 Si jamais dans mon âme aucun jaloux transport Fait... Dom Pèdre apporte un billet.

DONE ELVIRE

J’en étais en peine, et tu m’obliges fort,

Que le courrier attende. À ces regards qu’il jette,


Vois-je pas que déjà cet écrit l’inquiète ? Prodigieux effet de son tempérament, 330 Qui vous arrête, Prince, au milieu du serment ?

DOM GARCIE

J’ai cru que vous aviez quelque secret ensemble, Et je ne voulais pas l’interrompre.

DONE ELVIRE

Il me semble

Que vous me répondez d’un ton fort altéré, Je vous vois tout à coup le visage égaré ; 335 Ce changement soudain a lieu de me surprendre, D’où peut-il provenir, le pourrait-on apprendre ?


DOM GARCIE

D’un mal qui tout à coup vient d’attaquer mon cœur.

DONE ELVIRE

Souvent plus qu’on ne croit ces maux ont de rigueur ; Et quelque prompt secours vous serait nécessaire, 340 Mais encor dites-moi vous prend-il d’ordinaire ?

DOM GARCIE

Parfois.

DONE ELVIRE

Ah ! prince faible, hé bien par cet écrit,


Guérissez-le ce mal, il n’est que dans l’esprit.

DOM GARCIE

Par cet écrit, Madame, ah ! ma main le refuse, Je vois votre pensée, et de quoi l’on m’accuse ; Si...

DONE ELVIRE 345 Lisez-le, vous dis-je, et satisfaites-vous.

DOM GARCIE

Pour me traiter après, de faible, de jaloux ? Non, non, je dois ici vous rendre un témoignage, Qu’à mon cœur cet écrit n’a point donné d’ombrage ; Et bien que vos bontés m’en laissent le pouvoir, 350 Pour me justifier je ne veux point le voir.


DONE ELVIRE

Si vous vous obstinez à cette résistance, J’aurais tort de vouloir vous faire violence ; Et c’est assez enfin, que vous avoir pressé De voir de quelle main ce billet m’est tracé.

DOM GARCIE 355 Ma volonté toujours vous doit être soumise, Si c’est votre plaisir, que pour vous je le lise ; Je consens volontiers à prendre cet emploi.

DONE ELVIRE

Oui, oui, Prince, tenez vous le lirez pour moi.

DOM GARCIE


C’est pour vous obéir au moins, et je puis dire...

DONE ELVIRE 360 C’est ce que vous voudrez, dépêchez-vous de lire.

DOM GARCIE

Il est de Done Ignès, à ce que je connoi.

DONE ELVIRE

Oui, je m’en réjouis, et pour vous, et pour moi.

DOM GARCIE lit.

"Malgré l’effort d’un long mépris, Le tyran toujours m’aime, et depuis votre absence, 365


Vers moi pour me porter au dessein qu’il a pris, Il semble avoir tourné toute la violence [19] , Dont il poursuivait l’alliance [20] De vous et de son fils.

"Ceux qui sur moi peuvent avoir empire 370 Par de lâches motifs qu’un faux honneur inspire, Approuvent tous cet indigne lien ; J’ignore encor par où finira mon martyre : Mais je mourrai plutôt que de consentir rien [21] . Puissiez-vous jouir, belle Elvire, 375 D’un destin plus doux que le mien.

"Done Ignès."

(Il continue.) Dans la haute vertu son âme est affermie.


DONE ELVIRE

Je vais faire réponse à cette illustre amie, Cependant apprenez, Prince, à vous mieux armer Contre ce qui prend droit de vous trop alarmer. 380 J’ai calmé votre trouble, avec cette lumière, Et la chose a passé d’une douce manière ; Mais à n’en point mentir il serait des moments, Où je pourrais entrer dans d’autres sentiments.

DOM GARCIE

Hé, quoi vous croyez donc...

DONE ELVIRE

Je crois ce qu’il faut croire. 385


Adieu, de mes avis conservez la mémoire, Et s’il est vrai pour moi, que votre amour soit grand, Donnez-en à mon cœur les preuves qu’il prétend.

DOM GARCIE

Croyez que désormais, c’est toute mon envie, Et qu’avant qu’y manquer, je veux perdre la vie. [1] Done Elvire reprend ici le thème platonicien des unions mystérieusement décidées dans le ciel. Cf., pour le seul théâtre de Corneille antérieur à 1660,L’Illusion comique, III, 1, v. 640-652 ; Rodogune, I, 5, v. 359-362 ; La Suite du Menteur, IV, 1, v. 1221-1224. [2] Sa gloire : le fait que vous lui accordiez la préférence. [3] Vers 85-88 : "La pitié que j’avais pour Dom Sylve inquiétait certes Dom Garcie, mais je manquais, sans m’en apercevoir, aux soins qu’elle aurait dû me coûter, tandis que les regards que je portais sur Dom Garcie, en une pareille épreuve, en disaient toujours plus que je n’aurais voulu." [4] Le texte porte des périls. Nous corrigeons. [5] Vers 119-120 : "Et dans ces murs (d’Astorgue) qu’il avait conquis de vive force, mettre ma destinée à l’abri des horreurs d’un indigne mariage (avec le fils de Mauregat). [6] Qui hasarde sa tête : qui met sa tête, sa vie en danger. [i] Un autre visage : un autre aspect ("Visage se dit figurément en choses morales. Toutes les affaires, toutes les questions ont deux visages"


(Dictionnaire de Furetière, 1690). [i] Son zèle ardent : celui de Dom Louis ; sa fausse équité : celle de Mauregat. [7] Mais, les peuples émus... : mais comme le peuple a été révolté par cette violence (participe absolu). [8] Vers 179-180 : "Il a mis à l’épreuve le royaume de Léon, et ses intrigues pour le bon motif (trames fidèles) ont acquis les âmes des grands comme du peuple." [i] Le foudre punisseur : terme vieux et noble, à mettre en parallèle avec en tête d’une armée. [9] Vers 189-190 : la princesse craint que son frère (qu’elle ne connaît pas encore) ne se croie obligé de la donner en mariage à Dom Sylve, qui passe pour le fils du roi de Castille. [10] Le texte de 1682 porte oit au lieu de voit ; mais comme oit devient voit dès 1697 et est la leçon de 1734, nous pensons que oit est une simple faute d’impression. [11] Le revers est un "renversement de fortune" (Dictionnaire de Furetière, 1690), qui peut être favorable comme défavorable. [12] Ce mouvement donne lieu à un réemploi ; il se retrouve dans la bouche d’Alceste parlant à Célimène (Le Misanthrope, IV, 3, v. 14251432). [13] Prévenus : devancés. [14] La mort de l’usurpateur Mauregat. [15] Autre réemploi : ce second hémistiche se retrouve dans la bouche de Célimène (Le Misanthrope, IV, 3, v. 1421). [16] Le texte porte je puisse. Nous corrigeons.


[17] Vers 255-256 : "Quand vous serez assez raisonnable pour réparer l’outrage que me fait un soupçon sans fondement." [18] Absent de vos divins appas : éloigné de votre présence (cf. v. 268). [19] 1682 donne : toute sa violence ; nous corrigeons d’après 1718. [20] 1682 donne : Dont il poursuit l’alliance ; nous corrigeons d’après 1734. [21] 1682 donne : de consentir. Nous corrigeons d’après 1734.

Acte 2 ACTE II, SCÈNE PREMIÈRE ÉLISE, DON LOPE. ÉLISE 390 Tout ce que fait le Prince, à parler franchement, N’est pas ce qui me donne un grand étonnement ; Car que d’un noble amour une âme bien saisie, En pousse les transports jusqu’à la jalousie, Que de doutes fréquents ses vœux soient traversés, 395


Il est fort naturel, et je l’approuve assez ; Mais ce qui me surprend, Dom Lope, c’est d’entendre, Que vous lui préparez les soupçons qu’il doit prendre, Que votre âme les forme, et qu’il n’est en ces lieux, Fâcheux que par vos soins, jaloux que par vos yeux, 400 Encore un coup, Dom Lope, une âme bien éprise Des soupçons qu’elle prend, ne me rend point surprise ; Mais qu’on ait sans amour tous les soins d’un jaloux, C’est une nouveauté qui n’appartient qu’à vous.

DOM LOPE

Que sur cette conduite à son aise l’on glose, 405 Chacun règle la sienne au but qu’il se propose ; Et rebuté par vous des soins de mon amour, Je songe auprès du Prince à bien faire ma cour.

ÉLISE


Mais savez-vous, qu’enfin, il fera mal la sienne, S’il faut qu’en cette humeur votre esprit l’entretienne ?

DOM LOPE 410 Et quand, charmante Élise, a-t-on vu s’il vous plaît, Qu’on cherche auprès des grands, que son propre intérêt [1] ? Qu’un parfait courtisan veuille charger leur suite, D’un censeur des défauts, qu’on trouve en leur conduite ; Et s’aille inquiéter, si son discours leur nuit, 415 Pourvu que sa fortune en tire quelque fruit ? Tout ce qu’on fait ne va, qu’à se mettre en leur grâce Par la plus courte voie, on y cherche une place ; Et les plus prompts moyens de gagner leur faveur, C’est de flatter toujours le faible de leur cœur : 420 D’applaudir en aveugle à ce qu’ils veulent faire,


Et n’appuyer jamais ce qui peut leur déplaire ; C’est là le vrai secret d’être bien auprès d’eux, Les utiles conseils font passer pour fâcheux, Et vous laissent toujours hors de la confidence, 425 Où vous jette d’abord l’adroite complaisance. Enfin on voit partout, que l’art des courtisans, Ne tend qu’à profiter des faiblesses des grands ; À nourrir leurs erreurs, et jamais dans leur âme, Ne porter les avis des choses qu’on y blâme.

ÉLISE 430 Ces maximes un temps leur peuvent succéder [2] ; Mais il est des revers, qu’on doit appréhender. Et dans l’esprit des grands, qu’on tâche de surprendre, Un rayon de lumière, à la fin peut descendre, Qui sur tous ces flatteurs venge équitablement, 435 Ce qu’a fait à leur gloire, un long aveuglement.


Cependant je dirai, que votre âme s’explique Un peu bien librement sur votre politique ; Et ses nobles motifs, au Prince rapportés, Serviraient assez mal vos assiduités.

DOM LOPE 440 Outre que je pourrais désavouer, sans blâme, Ces libres vérités, sur quoi s’ouvre mon âme ; Je sais fort bien qu’Elise a l’esprit trop discret, Pour aller divulguer cet entretien secret. Qu’ai-je dit, après tout, que sans moi l’on ne sache ? 445 Et dans mon procédé que faut-il que je cache ? On peut craindre une chute avec quelque raison, Quand on met en usage, ou ruse, ou trahison. Mais qu’ai-je à redouter, moi qui partout n’avance Que les soins approuvés d’un peu de complaisance ; 450


Et qui suis seulement par d’utiles leçons La pente qu’a le Prince à de jaloux soupçons ? Son âme semble en vivre, et je mets mon étude, À trouver des raisons à son inquiétude, À voir de tous côtés, s’il ne se passe rien, 455 À fournir le sujet d’un secret entretien. Et quand je puis venir enflé d’une nouvelle, Donner à son repos une atteinte mortelle ; C’est lors que plus il m’aime, et je vois sa raison D’une audience [3] avide avaler ce poison, 460 Et m’en remercier, comme d’une victoire, Qui comblerait ses jours, de bonheur et de gloire, Mais mon rival paraît, je vous laisse tous deux, Et bien que je renonce à l’espoir de vos vœux [4] , J’aurais un peu de peine à voir qu’en ma présence, 465 Il reçût des effets de quelque préférence ; Et je veux, si je puis, m’épargner ce souci.


ÉLISE

Tout amant de bon sens en doit user ainsi. SCÈNE II DOM ALVAR, ÉLISE. DOM ALVAR

Enfin, nous apprenons que le roi de Navarre Pour les désirs du Prince, aujourd’hui se déclare ; 470 Et qu’un nouveau renfort de troupes nous attend Pour le fameux service, où son amour prétend. Je suis surpris pour moi, qu’avec tant de vitesse, On ait fait avancer... Mais... SCÈNE III DOM GARCIE, ÉLISE, DOM ALVAR. DOM GARCIE


Que fait la Princesse ?

ÉLISE

Quelques lettres, Seigneur, je le présume ainsi ; 475 Mais elle va savoir que vous êtes ici. SCÈNE IV DOM GARCIE, seul.

J’attendrai qu’elle ait fait, près de souffrir sa vue, D’un trouble tout nouveau je me sens l’âme émue ; Et la crainte mêlée à mon ressentiment, Jette par tout mon corps un soudain tremblement. 480 Prince, prends garde au moins, qu’un aveugle caprice Ne te conduise ici dans quelque précipice ; Et que de ton esprit les désordres puissants, Ne donnent un peu trop au rapport de tes sens. Consulte ta raison, prends sa clarté pour guide,


485 Vois si de tes soupçons, l’apparence est solide, Ne démens pas leur voix, mais aussi garde bien Que pour les croire trop, ils ne t’imposent rien [5] ; Qu’à tes premiers transports ils n’osent trop permettre, Et relis posément cette moitié de lettre. 490 Ha ! qu’est-ce que mon cœur, trop digne de pitié, Ne voudrait pas donner pour son autre moitié ! Mais après tout que dis-je ? il suffit bien de l’une, Et n’en voilà que trop pour voir mon infortune.

"Quoique votre rival... 495 Vous devez toutefois vous... Et vous avez en vous à... L’obstacle le plus grand...

"Je chéris tendrement ce...


Pour me tirer des mains de... 500 Son amour, ses devoirs... Mais il m’est odieux, avec...

"Otez donc à vos feux ce... Méritez les regards que l’on... Et lorsqu’on vous oblige... 505 Ne vous obstinez point à..."

Oui, mon sort par ces mots est assez éclairci, Son cœur comme sa main se fait connaître ici ; Et les sens imparfaits de cet écrit funeste, Pour s’expliquer à moi, n’ont pas besoin du reste. 510 Toutefois dans l’abord agissons doucement, Couvrons à l’infidèle un vif ressentiment ; Et de ce que je tiens, ne donnant point d’indice, Confondons son esprit par son propre artifice.


La voici, ma raison, renferme mes transports, 515 Et rends-toi pour un temps maîtresse du dehors. SCÈNE V DONE ELVIRE, DOM GARCIE. DONE ELVIRE

Vous avez bien voulu que je vous fisse attendre ?

DOM GARCIE

Ha ! qu’elle cache bien.

DONE ELVIRE

On vient de nous apprendre

Que le Roi votre père approuve vos projets, Et veut bien que son fils nous rende nos sujets,


520 Et mon âme en a pris une allégresse extrême.

DOM GARCIE

Oui, Madame, et mon cœur s’en réjouit de même, Mais...

DONE ELVIRE

Le tyran sans doute aura peine à parer

Les foudres que partout il entend murmurer, Et j’ose me flatter que le même courage 525 Qui put bien me soustraire à sa brutale rage ; Et dans les murs d’Astorgue, arrachés de ses mains, Me faire un sûr asile à braver ses desseins : Pourra de tout Léon, achevant la conquête, Sous ses nobles efforts faire choir cette tête.


DOM GARCIE 530 Le succès en pourra parler dans quelques jours, Mais de grâce passons à quelque autre discours. Puis-je sans trop oser vous prier de me dire, À qui vous avez pris, Madame, soin d’écrire, Depuis que le destin nous a conduits ici ?

DONE ELVIRE 535 Pourquoi cette demande ? et d’où vient ce souci ?

DOM GARCIE

D’un désir curieux de pure fantaisie.

DONE ELVIRE


La curiosité naît de la jalousie.

DOM GARCIE

Non, ce n’est rien du tout de ce que vous pensez, Vos ordres de ce mal me défendent assez.

DONE ELVIRE 540 Sans chercher plus avant quel intérêt vous presse, J’ai deux fois à Léon, écrit à la comtesse ; Et deux fois au marquis Dom Louis, à Burgos, Avec cette réponse êtes-vous en repos ?

DOM GARCIE

Vous n’avez point écrit à quelque autre personne, Madame ?

DONE ELVIRE


545 Non, sans doute, et ce discours m’étonne.

DOM GARCIE

De grâce songez bien avant que d’assurer, En manquant de mémoire on peut se parjurer.

DONE ELVIRE

Ma bouche sur ce point ne peut être parjure.

DOM GARCIE

Elle a dit toutefois une haute imposture.

DONE ELVIRE

Prince.


DOM GARCIE

Madame.

DONE ELVIRE 550 Ô Ciel ! quel est ce mouvement,

Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement [6] ?

DOM GARCIE

Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue, J’ai pris pour mon malheur le poison qui me tue ; Et que j’ai cru trouver quelque sincérité 555 Dans les traîtres appas, dont je fus enchanté.

DONE ELVIRE


De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ?

DOM GARCIE

Ah ! que ce cœur est double, et sait bien l’art de feindre ; Mais tous moyens de fuir lui vont être soustraits, Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits [7] ; 560 Sans avoir vu le reste, il m’est assez facile De découvrir pour qui vous employez ce style.

DONE ELVIRE

Voilà donc le sujet qui vous trouble l’esprit ?

DOM GARCIE

Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit ?


DONE ELVIRE

L’innocence à rougir n’est point accoutumée.

DOM GARCIE 565 Il est vrai qu’en ces lieux on la voit opprimée, Ce billet démenti pour n’avoir point de seing...

DONE ELVIRE

Pourquoi le démentir, puisqu’il est de ma main ?

DOM GARCIE

Encore est-ce beaucoup que de franchise pure, Vous demeuriez d’accord, que c’est votre écriture ; 570 Mais ce sera, sans doute, et j’en serais garant,


Un billet qu’on envoie à quelque indifférent, Ou du moins ce qu’il a de tendresse évidente Sera pour une amie, ou pour quelque parente.

DONE ELVIRE

Non, c’est pour un amant, que ma main l’a formé, 575 Et j’ajoute de plus pour un amant aimé [8] .

DOM GARCIE

Et je puis, ô perfide...

DONE ELVIRE

Arrêtez, Prince indigne

De ce lâche transport l’égarement insigne,


Bien que de vous mon cœur ne prenne point de loi, Et ne doive en ces lieux aucun compte qu’à soi, 580 Je veux bien me purger pour votre seul supplice, Du crime que m’impose un insolent caprice ; Vous serez éclairci, n’en doutez nullement, J’ai ma défense prête en ce même moment. Vous allez recevoir une pleine lumière, 585 Mon innocence ici paraîtra toute entière ; Et je veux vous mettant juge en votre intérêt, Vous faire prononcer vous-même votre arrêt.

DOM GARCIE

Ce sont propos obscurs, qu’on ne saurait comprendre.

DONE ELVIRE

Bientôt à vos dépens vous me pourrez entendre.


Élise, holà. SCÈNE VI DOM GARCIE, DONE ELVIRE, ÉLISE. ÉLISE

Madame.

DONE ELVIRE [9] 590 Observez bien au moins,

Si j’ose à vous tromper employer quelques soins, Si par un seul coup d’œil, ou geste qui l’instruise, Je cherche de ce coup à parer la surprise. Le billet que tantôt ma main avait tracé, 595 Répondez promptement, où l’avez-vous laissé ?

ÉLISE


Madame, j’ai sujet de m’avouer coupable, Je ne sais comme il est demeuré sur ma table ; Mais on vient de m’apprendre en ce même moment, Que Dom Lope venant dans mon appartement, 600 Par une liberté, qu’on lui voit se permettre, A fureté partout, et trouvé cette lettre. Comme il la dépliait, Léonor a voulu S’en saisir promptement, avant qu’il eût rien lu ; Et se jetant sur lui, la lettre contestée, 605 En deux justes moitiés dans leurs mains est restée, Et Dom Lope aussitôt prenant un prompt essor, A dérobé la sienne aux soins de Léonor.

DONE ELVIRE

Avez-vous ici l’autre ?


ÉLISE

Oui, la voilà, Madame.

DONE ELVIRE

Donnez, nous allons voir qui mérite le blâme, 610 Avec votre moitié rassemblez celle-ci, Lisez, et hautement, je veux l’entendre aussi.

DOM GARCIE

"Au Prince Dom Garcie !" Ah.

DONE ELVIRE

Achevez de lire,


Votre âme pour ce mot ne doit pas s’interdire [10] .

DOM GARCIE lit.

"Quoique votre rival, Prince, alarme votre âme, 615 Vous devez toutefois vous craindre plus que lui, Et vous avez en vous à détruire aujourd’hui L’obstacle le plus grand que trouve votre flamme.

"Je chéris tendrement ce qu’a fait Dom Garcie, Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs, 620 Son amour, ses devoirs ont pour moi des douceurs ; Mais il m’est odieux avec sa jalousie.

"Otez donc à vos feux, ce qu’ils en font paraître, Méritez les regards que l’on jette sur eux ; Et lorsqu’on vous oblige à vous tenir heureux, 625


Ne vous obstinez point à ne pas vouloir l’être."

DONE ELVIRE

Hé bien, que dites-vous ?

DOM GARCIE

Ha ! Madame, je dis,

Qu’à cet objet mes sens demeurent interdits ; Que je vois dans ma plainte une horrible injustice, Et qu’il n’est point pour moi d’assez cruel supplice.

DONE ELVIRE 630 Il suffit, apprenez que si j’ai souhaité Qu’à vos yeux cet écrit pût être présenté ; C’est pour le démentir, et cent fois me dédire


De tout ce que pour vous, vous y venez de lire. Adieu Prince.

DOM GARCIE

Madame, hélas ! où fuyez-vous ?

DONE ELVIRE 635 Où vous ne serez point trop odieux jaloux.

DOM GARCIE

Ha ! Madame, excusez un amant misérable, Qu’un sort prodigieux a fait vers vous coupable, Et qui, bien qu’il vous cause un courroux si puissant, Eût été plus blâmable à rester innocent. 640 Car enfin, peut-il être une âme bien atteinte, Dont l’espoir le plus doux ne soit mêlé de crainte ?


Et pourriez-vous penser que mon cœur eût aimé, Si ce billet fatal ne l’eût point alarmé ? S’il n’avait point frémi des coups de cette foudre, 645 Dont je me figurais tout mon bonheur en poudre ? Vous-même, dites-moi, si cet événement, N’eût pas dans mon erreur jeté tout autre amant ? Si d’une preuve, hélas ! qui me semblait si claire, Je pouvais démentir...

DONE ELVIRE

Oui, vous le pouviez faire, 650 Et dans mes sentiments assez bien déclarés Vos doutes rencontraient des garants assurés ; Vous n’aviez rien à craindre, et d’autres sur ce gage, Auraient du monde entier bravé le témoignage.


DOM GARCIE

Moins on mérite un bien qu’on nous fait espérer, 655 Plus notre âme a de peine à pouvoir s’assurer ; Un sort trop plein de gloire à nos yeux est fragile, Et nous laisse aux soupçons une pente facile. Pour moi qui crois si peu mériter vos bontés, J’ai douté du bonheur de mes témérités [11] ; 660 J’ai cru que dans ces lieux rangés sous ma puissance Votre âme se forçait à quelque complaisance ; Que déguisant pour moi votre sévérité...

DONE ELVIRE

Et je pourrais descendre à cette lâcheté, Moi prendre le parti d’une honteuse feinte, 665 Agir par les motifs d’une servile crainte,


Trahir mes sentiments, et pour être en vos mains [12] , D’un masque de faveur vous couvrir mes dédains ; La gloire sur mon cœur aurait si peu d’empire, Vous pouvez le penser, et vous me l’osez dire ? 670 Apprenez que ce cœur ne sait point s’abaisser, Qu’il n’est rien sous les cieux qui puisse l’y forcer. Et s’il vous a fait voir par une erreur insigne Des marques de bonté, dont vous n’étiez pas digne ; Qu’il saura bien montrer malgré votre pouvoir, 675 La haine que pour vous il se résout d’avoir ; Braver votre furie, et vous faire connaître Qu’il n’a point été lâche, et ne veut jamais l’être.

DOM GARCIE

Hé bien, je suis coupable, et ne m’en défends pas, Mais je demande grâce à vos divins appas [13] ;


680 Je la demande au nom de la plus vive flamme, Dont jamais deux beaux yeux aient fait brûler une âme. Que si votre courroux ne peut être apaisé, Si mon crime est trop grand pour se voir excusé, Si vous ne regardez, ni l’amour qui le cause, 685 Ni le vif repentir que mon cœur vous expose ; Il faut qu’un coup heureux, en me faisant mourir, M’arrache à des tourments que je ne puis souffrir. Non ne présumez pas, qu’ayant su vous déplaire, Je puisse vivre une heure avec votre colère. 690 Déjà de ce moment la barbare longueur, Sous ses cuisants remords fait succomber mon cœur ; Et de mille vautours les blessures cruelles, N’ont rien de comparable à ses douleurs mortelles ; Madame, vous n’avez qu’à me le déclarer, 695 S’il n’est point de pardon que je doive espérer,


Cette épée aussitôt, par un coup favorable Va percer à vos yeux le cœur d’un misérable ; Ce cœur, ce traître cœur, dont les perplexités, Ont si fort outragé vos extrêmes bontés ; 700 Trop heureux en mourant, si ce coup légitime Efface en votre esprit l’image de mon crime ; Et ne laisse aucuns traits de votre aversion Au faible souvenir de mon affection ; C’est l’unique faveur que demande ma flamme.

DONE ELVIRE

Ha ! Prince trop cruel.

DOM GARCIE 705 Dites, parlez, Madame.


DONE ELVIRE

Faut-il encor pour vous conserver des bontés, Et vous voir m’outrager par tant d’indignités ?

DOM GARCIE

Un cœur ne peut jamais outrager quand il aime, Et ce que fait l’amour il l’excuse lui-même.

DONE ELVIRE 710 L’amour n’excuse point de tels emportements.

DOM GARCIE

Tout ce qu’il a d’ardeur passe en ses mouvements, Et plus il devient fort, plus il trouve de peine...

DONE ELVIRE


Non, ne m’en parlez point, vous méritez ma haine.

DOM GARCIE

Vous me haïssez donc ?

DONE ELVIRE

J’y veux tâcher au moins ; 715 Mais, hélas ! je crains bien que j’y perde mes soins, Et que tout le courroux qu’excite votre offense Ne puisse jusque-là faire aller ma vengeance.

DOM GARCIE

D’un supplice si grand ne tentez point l’effort, Puisque pour vous venger je vous offre ma mort ;


720 Prononcez-en l’arrêt, et j’obéis sur l’heure.

DONE ELVIRE

Qui ne saurait haïr, ne peut vouloir qu’on meure.

DOM GARCIE

Et moi je ne puis vivre, à moins que vos bontés Accordent un pardon à mes témérités, Résolvez l’un des deux, de punir, ou d’absoudre.

DONE ELVIRE 725 Hélas ! j’ai trop fait voir, ce que je puis résoudre. Par l’aveu d’un pardon, n’est-ce pas se trahir, Que dire au criminel qu’on ne le peut haïr ?

DOM GARCIE


Ah ! c’en est trop, souffrez, adorable Princesse...

DONE ELVIRE

Laissez, je me veux mal d’une telle faiblesse [14] .

DOM GARCIE

Enfin je suis... SCÈNE VII DOM LOPE, DOM GARCIE. DOM LOPE 730 Seigneur, je viens vous informer

D’un secret dont vos feux ont droit de s’alarmer.

DOM GARCIE


Ne me viens point parler de secret, ni d’alarme Dans les doux mouvements du transport qui me charme, Après ce qu’à mes yeux on vient de présenter, 735 Il n’est point de soupçons que je doive écouter ; Et d’un divin objet la bonté sans pareille, À tous ces vains rapports, doit fermer mon oreille, Ne m’en fais plus.

DOM LOPE

Seigneur, je veux ce qu’il vous plaît,

Mes soins en tout ceci n’ont que votre intérêt ; 740 J’ai cru que le secret que je viens de surprendre Méritait bien qu’en hâte on vous le vînt apprendre ; Mais puisque vous voulez que je n’en touche rien, Je vous dirai, Seigneur, pour changer d’entretien,


Que déjà dans Léon on voit chaque famille 745 Lever le masque au bruit des troupes de Castille, Et que surtout le peuple y fait pour son vrai roi Un éclat à donner au tyran de l’effroi.

DOM GARCIE

La Castille du moins n’aura pas la victoire, Sans que nous essayions d’en partager la gloire ; 750 Et nos troupes aussi peuvent être en état, D’imprimer quelque crainte au cœur de Mauregat. Mais quel est ce secret, dont tu voulais m’instruire, Voyons un peu ?

DOM LOPE

Seigneur, je n’ai rien à vous dire.


DOM GARCIE

Va, va, parle, mon cœur t’en donne le pouvoir.

DOM LOPE 755 Vos paroles, Seigneur, m’en ont trop fait savoir, Et puisque mes avis ont de quoi vous déplaire, Je saurai désormais trouver l’art de me taire.

DOM GARCIE

Enfin, je veux savoir la chose absolument.

DOM LOPE

Je ne réplique point à ce commandement ; 760 Mais, Seigneur, en ce lieu le devoir de mon zèle


Trahirait le secret d’une telle nouvelle. Sortons pour vous l’apprendre, et sans rien embrasser [15] , Vous-même vous verrez ce qu’on en doit penser. [1] Que son propre intérêt : autre chose que son propre intérêt. [2] Succéder : réussir. [3] Audience : "attention que l’on prête à quelque discours" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [4] À l’espoir de vos v ?ux : à l’espoir d’être aimé de vous (littéralement : à l’espoir que vous formiez des v ?ux pour moi). Cf. ci-dessous v. 1384 et 1494). [5] Ils ne t’imposent rien : ils ne te trompent en quoi que ce soit. [6] Autre réemploi : les vers 551-567 sont repris, à quelques modifications près, dans la scène 3 de l’acte IV du Misanthrope. [7] Vos traits : votre écriture. [8] Autre réemploi : les vers 572-575 sont repris dans Le Misanthrope, IV, 3, v. 1363-1365. [9] Comme l’indique 1734, les trois premiers vers et demi de cette réplique s’adressent à Dom Garcie, les deux derniers à Élise. [10] S’interdire : être interdite, troublée, déconcertée. [11] Autre réemploi : les vers 654-659 sont repris, à quelques détails près, dans Le Tartuffe (IV, 5, V. 1459-1464). [12] Et, pour être dans vos mains : et, parce que je suis dans une ville où vous exercez le commandement...


[13] Autre réemploi : à partir de ce vers 679 jusqu’au vers 729 compris, toute cette fin de scène se retrouve, adaptée en vers libres, dans Amphitryon, II, 6, v. 1359-1421. [14] Vers 729 : cf. Le Misanthrope, IV, 3, v. 1411-1412. [15] Sans rien embrasser : sans embrasser d’avance aucune opinion, sans prendre parti.

Acte 3 ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE DONE ELVIRE, ÉLISE. DONE ELVIRE

Élise, que dis-tu de l’étrange faiblesse, 765 Que vient de témoigner le cœur d’une princesse ? Que dis-tu de me voir tomber si promptement, De toute la chaleur de mon ressentiment [1] ; Et malgré tant d’éclat relâcher mon courage Au pardon trop honteux d’un si cruel outrage ?


ÉLISE 770 Moi, je dis que d’un cœur que nous pouvons chérir, Une injure sans doute est bien dure à souffrir : Mais que s’il n’en est point qui davantage irrite, Il n’en est point aussi qu’on pardonne si vite ; Et qu’un coupable aimé triomphe à nos genoux 775 De tous les prompts transports du plus bouillant courroux, D’autant plus aisément, Madame, quand l’offense Dans un excès d’amour peut trouver sa naissance ; Ainsi quelque dépit que l’on vous ait causé, Je ne m’étonne point de le voir apaisé ; 780 Et je sais quel pouvoir malgré votre menace, À de pareils forfaits donnera toujours grâce.

DONE ELVIRE

Ah ! sache quelque ardeur qui m’impose des lois,


Que mon front a rougi pour la dernière fois ; Et que si désormais on pousse ma colère, 785 Il n’est point de retour qu’il faille qu’on espère. Quand je pourrais reprendre un tendre sentiment, C’est assez contre lui que l’éclat d’un serment ; Car enfin un esprit qu’un peu d’orgueil inspire, Trouve beaucoup de honte à se pouvoir dédire ; 790 Et souvent aux dépens d’un pénible combat, Fait sur ses propres vœux un illustre attentat, S’obstine par honneur, et n’a rien qu’il n’immole À la noble fierté de tenir sa parole. Ainsi dans le pardon que l’on vient d’obtenir, 795 Ne prends point de clartés pour régler l’avenir ; Et quoi qu’à mes destins la fortune prépare, Crois que je ne puis être au prince de Navarre, Que de ces noirs accès qui troublent sa raison,


Il n’ait fait éclater l’entière guérison, 800 Et réduit tout mon cœur que ce mal persécute, À n’en plus redouter l’affront d’une rechute.

ÉLISE

Mais quel affront nous fait le transport d’un jaloux ?

DONE ELVIRE

En est-il un qui soit plus digne de courroux ? Et puisque notre cœur fait un effort extrême, 805 Lorsqu’il se peut résoudre à confesser qu’il aime ; Puisque l’honneur du sexe en tout temps rigoureux, Oppose un fort obstacle à de pareils aveux, L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle, Doit-il impunément douter de cet oracle ? 810


Et n’est-il pas coupable, alors qu’il ne croit pas, Ce qu’on ne dit jamais qu’après de grands combats [2] ?

ÉLISE

Moi, je tiens que toujours un peu de défiance, En ces occasions n’a rien qui nous offense ; Et qu’il est dangereux qu’un cœur qu’on a charmé, 815 Soit trop persuadé, Madame, d’être aimé, Si...

DONE ELVIRE

N’en disputons plus, chacun a sa pensée,

C’est un scrupule, enfin, dont mon âme est blessée ; Et contre mes désirs, je sens je ne sais quoi, Me prédire un éclat entre le Prince et moi ;


820 Qui malgré ce qu’on doit aux vertus dont il brille... Mais ô Ciel ! en ces lieux, Dom Sylve de Castille ; Ah ! Seigneur, par quel sort vous vois-je maintenant ? SCÈNE II DOM SYLVE, DONE ELVIRE, ÉLISE. DOM SYLVE

Je sais que mon abord, Madame, est surprenant, Et qu’être sans éclat entré dans cette ville, 825 Dont l’ordre d’un rival rend l’accès difficile ; Qu’avoir pu me soustraire aux yeux de ses soldats, C’est un événement que vous n’attendiez pas. Mais si j’ai dans ces lieux franchi quelques obstacles, L’ardeur de vous revoir peut bien d’autres miracles, 830 Tout mon cœur a senti par de trop rudes coups Le rigoureux destin d’être éloigné de vous ; Et je n’ai pu nier au tourment qui le tue,


Quelques moments secrets d’une si chère vue. Je viens vous dire donc que je rends grâce aux Cieux, 835 De vous voir hors des mains d’un tyran odieux ; Mais parmi les douceurs d’une telle aventure, Ce qui m’est un sujet d’éternelle torture, C’est de voir qu’à mon bras les rigueurs de mon sort, Ont envié l’honneur de cet illustre effort, 840 Et fait à mon rival, avec trop d’injustice, Offrir les doux périls d’un si fameux service ; Oui, Madame, j’avais pour rompre vos liens Des sentiments sans doute aussi beaux que les siens ; Et je pouvais pour vous gagner cette victoire, 845 Si le Ciel n’eût voulu m’en dérober la gloire.

DONE ELVIRE


Je sais, Seigneur, je sais, que vous avez un cœur, Qui des plus grands périls vous peut rendre vainqueur ; Et je ne doute point que ce généreux zèle, Dont la chaleur vous pousse à venger ma querelle, 850 N’eût contre les efforts d’un indigne projet Pu faire en ma faveur tout ce qu’un autre a fait. Mais sans cette action, dont vous étiez capable, Mon sort à la Castille est assez redevable ; On sait ce qu’en ami, plein d’ardeur et de foi, 855 Le Comte votre père a fait pour le feu Roi, Après l’avoir aidé, jusqu’à l’heure dernière, Il donne en ses États un asile à mon frère. Quatre lustres entiers, il y cache son sort, Aux barbares fureurs de quelque lâche effort ; 860 Et pour rendre à son front l’éclat d’une couronne, Contre nos ravisseurs vous marchez en personne. N’êtes-vous pas content, et ces soins généreux,


Ne m’attachent-ils point par d’assez puissants nœuds ? Quoi votre âme, Seigneur, serait-elle obstinée 865 À vouloir asservir toute ma destinée ; Et faut-il que jamais il ne tombe sur nous L’ombre d’un seul bienfait qu’il ne vienne de vous ? Ah ! souffrez dans les maux, où mon destin m’expose, Qu’aux soins d’un autre aussi, je doive quelque chose ; 870 Et ne vous plaignez point de voir un autre bras, Acquérir de la gloire, où le vôtre n’est pas.

DOM SYLVE

Oui, Madame, mon cœur doit cesser de s’en plaindre, Avec trop de raison vous voulez m’y contraindre, Et c’est injustement qu’on se plaint d’un malheur, 875 Quand un autre plus grand s’offre à notre douleur.


Ce secours d’un rival m’est un cruel martyre ; Mais, hélas ! de mes maux, ce n’est pas là le pire, Le coup, le rude coup, dont je suis atterré, C’est de me voir par vous ce rival préféré. 880 Oui, je ne vois que trop, que ses feux pleins de gloire, Sur les miens dans votre âme emportent la victoire ; Et cette occasion de servir vos appas, Cet avantage offert de signaler son bras, Cet éclatant exploit qui vous fut salutaire, 885 N’est que le pur effet du bonheur de vous plaire, Que le secret pouvoir d’un astre merveilleux, Qui fait tomber la gloire, où s’attachent vos vœux ; Ainsi tous mes efforts ne seront que fumée, Contre vos fiers tyrans je conduis une armée. 890 Mais je marche en tremblant à cet illustre emploi, Assuré que vos vœux ne seront pas pour moi, Et que s’ils sont suivis, la fortune prépare


L’heur des plus beaux succès aux soins de la Navarre. Ah ! Madame, faut-il me voir précipité 895 De l’espoir glorieux dont je m’étais flatté ; Et ne puis-je savoir quels crimes on m’impute, Pour avoir mérité cette effroyable chute ?

DONE ELVIRE

Ne me demandez rien avant que regarder, Ce qu’à mes sentiments vous devez demander ; 900 Et sur cette froideur qui semble vous confondre, Répondez-vous, Seigneur, ce que je puis répondre ; Car enfin tous vos soins ne sauraient ignorer Quels secrets de votre âme on m’a su déclarer, Et je la crois cette âme, et trop noble, et trop haute, 905 Pour vouloir m’obliger à commettre une faute ;


Vous-même, dites-vous, s’il est de l’équité, De me voir couronner une infidélité. Si vous pouviez m’offrir, sans beaucoup d’injustice Un cœur à d’autres yeux offert en sacrifice, 910 Vous plaindre avec raison, et blâmer mes refus, Lorsqu’ils veulent d’un crime affranchir vos vertus. Oui, Seigneur, c’est un crime, et les premières flammes, Ont des droits si sacrés sur les illustres âmes, Qu’il faut perdre grandeurs, et renoncer au jour, 915 Plutôt que de pencher vers un second amour [3] . J’ai pour vous cette ardeur que peut prendre l’estime, Pour un courage haut, pour un cœur magnanime ; Mais n’exigez de moi que ce que je vous dois, Et soutenez l’honneur de votre premier choix. 920 Malgré vos feux nouveaux, voyez quelle tendresse Vous conserve le cœur de l’aimable comtesse ;


Ce que pour un ingrat, (car vous l’êtes Seigneur,) Elle a d’un choix constant refusé de bonheur [4] . Quel mépris généreux dans son ardeur extrême, 925 Elle a fait de l’éclat, que donne un diadème ; Voyez combien d’efforts pour vous elle a bravés, Et rendez à son cœur, ce que vous lui devez.

DOM SYLVE

Ah ! Madame, à mes yeux n’offrez point son mérite, Il n’est que trop présent à l’ingrat qui la quitte ; 930 Et si mon cœur vous dit, ce que pour elle il sent, J’ai peur qu’il ne soit pas envers vous innocent. Oui, ce cœur l’ose plaindre, et ne suit pas sans peine L’impérieux effort de l’amour qui l’entraîne, Aucun espoir pour vous n’a flatté mes désirs, 935


Qui ne m’ait arraché pour elle des soupirs ; Qui n’ait dans ses douceurs fait jeter à mon âme, Quelques tristes regards, vers sa première flamme Se reprocher l’effet de vos divins attraits, Et mêler des remords à mes plus chers souhaits. 940 J’ai fait plus que cela, puisqu’il vous faut tout dire, Oui, j’ai voulu sur moi vous ôter votre empire, Sortir de votre chaîne, et rejeter mon cœur, Sous le joug innocent de son premier vainqueur. Mais après mes efforts ma constance abattue, 945 Voit un cours nécessaire à ce mal qui me tue ; Et dût être mon sort à jamais malheureux, Je ne puis renoncer à l’espoir de mes vœux ; Je ne saurais souffrir l’épouvantable idée De vous voir par un autre à mes yeux possédée ; 950 Et le flambeau du jour qui m’offre vos appas, Doit avant cet hymen éclairer mon trépas.


Je sais que je trahis une princesse aimable, Mais, Madame, après tout mon cœur est-il coupable ; Et le fort ascendant, que prend votre beauté, 955 Laisse-t-il aux esprits aucune liberté ? Hélas ! je suis ici, bien plus à plaindre qu’elle, Son cœur, en me perdant, ne perd qu’un infidèle. D’un pareil déplaisir on se peut consoler ; Mais moi par un malheur qui ne peut s’égaler, 960 J’ai celui de quitter une aimable personne, Et tous les maux encor que mon amour me donne.

DONE ELVIRE

Vous n’avez que les maux que vous voulez avoir, Et toujours notre cœur est en notre pouvoir ; Il peut bien quelquefois montrer quelque faiblesse, 965


Mais enfin, sur nos sens, la raison, la maîtresse... SCÈNE III DOM GARCIE, DONE ELVIRE, DOM SYLVE. DOM GARCIE

Madame, mon abord, comme je connais bien, Assez mal à propos trouble votre entretien ; Et mes pas en ce lieu, s’il faut que je le die [5] , Ne croyaient pas trouver si bonne compagnie.

DONE ELVIRE 970 Cette vue, en effet, surprend au dernier point, Et de même que vous, je ne l’attendais point.

DOM GARCIE

Oui, Madame, je crois, que de cette visite, Comme vous l’assurez, vous n’étiez point instruite ; Mais, Seigneur, vous deviez nous faire au moins l’honneur


975 De nous donner avis de ce rare bonheur ; Et nous mettre en état, sans nous vouloir surprendre, De vous rendre en ces lieux, ce qu’on voudrait vous rendre.

DOM SYLVE

Les héroïques soins vous occupent si fort, Que de vous en tirer, Seigneur, j’aurais eu tort ; 980 Et des grands conquérants les sublimes pensées Sont aux civilités avec peine abaissées.

DOM GARCIE

Mais les grands conquérants, dont on vante les soins, Loin d’aimer le secret, affectent les témoins. Leur âme dès l’enfance à la gloire élevée, 985


Les fait dans leurs projets aller tête levée ; Et s’appuyant toujours sur des hauts sentiments, Ne s’abaisse jamais à des déguisements. Ne commettez-vous point vos vertus héroïques, En passant dans ces lieux par des sourdes pratiques [6] ; 990 Et ne craignez-vous point, qu’on puisse aux yeux de tous Trouver cette action trop indigne de vous ?

DOM SYLVE

Je ne sais si quelqu’un blâmera ma conduite, Au secret que j’ai fait d’une telle visite ; Mais je sais qu’aux projets qui veulent la clarté, 995 Prince, je n’ai jamais cherché l’obscurité. Et quand j’aurai sur vous à faire une entreprise, Vous n’aurez pas sujet de blâmer la surprise ; Il ne tiendra qu’à vous de vous en garantir, Et l’on prendra le soin de vous en avertir.


1000 Cependant demeurons aux termes ordinaires, Remettons nos débats après d’autres affaires Et d’un sang un peu chaud réprimant les bouillons, N’oublions pas tous deux, devant qui nous parlons.

DONE ELVIRE

Prince, vous avez tort, et sa visite est telle, Que vous...

DOM GARCIE 1005 Ah ! c’en est trop que prendre sa querelle,

Madame, et votre esprit devrait feindre un peu mieux, Lorsqu’il veut ignorer sa venue en ces lieux. Cette chaleur si prompte, à vouloir la défendre, Persuade assez mal, qu’elle ait pu vous surprendre.


DONE ELVIRE 1010 Quoi que vous soupçonniez, il m’importe si peu, Que j’aurais du regret d’en faire un désaveu.

DOM GARCIE

Poussez donc jusqu’au bout cet orgueil héroïque, Et que sans hésiter tout votre cœur s’explique ; C’est au déguisement donner trop de crédit, 1015 Ne désavouez rien, puisque vous l’avez dit. Tranchez, tranchez le mot, forcez toute contrainte, Dites que de ses feux vous ressentez l’atteinte ; Que pour vous sa présence a des charmes si doux...

DONE ELVIRE

Et si je veux l’aimer m’en empêcherez-vous ?


1020 Avez-vous sur mon cœur quelque empire à prétendre, Et pour régler mes vœux ai-je votre ordre à prendre ? Sachez que trop d’orgueil a pu vous décevoir, Si votre cœur sur moi s’est cru quelque pouvoir ; Et que mes sentiments sont d’une âme trop grande 1025 Pour vouloir les cacher, lorsqu’on me les demande : Je ne vous dirai point si le Comte est aimé, Mais apprenez de moi qu’il est fort estimé, Que ses hautes vertus, pour qui je m’intéresse, Méritent mieux que vous les vœux d’une Princesse, 1030 Que je garde aux ardeurs, aux soins qu’il me fait voir Tout le ressentiment [7] qu’une âme puisse avoir. Et que si des destins la fatale puissance, M’ôte la liberté d’être sa récompense ; Au moins est-il en moi de promettre à ses vœux, 1035


Qu’on ne me verra point le butin de vos feux. Et sans vous amuser d’une attente frivole, C’est à quoi je m’engage, et je tiendrai parole. Voilà mon cœur ouvert, puisque vous le voulez, Et mes vrais sentiments à vos yeux étalés ; 1040 Étes-vous satisfait, et mon âme attaquée, S’est-elle à votre avis assez bien expliquée ? Voyez pour vous ôter tout lieu de soupçonner, S’il reste quelque jour [8] encore à vous donner [9] ; Cependant si vos soins s’attachent à me plaire, 1045 Songez que votre bras, Comte, m’est nécessaire ; Et d’un capricieux, quels que soient les transports, Qu’à punir nos tyrans, il doit tous ses efforts. Fermez l’oreille, enfin, à toute sa furie, Et pour vous y porter, c’est moi qui vous en prie. SCÈNE IV DOM GARCIE, DOM SYLVE. DOM GARCIE


1050 Tout vous rit, et votre âme en cette occasion Jouit superbement de ma confusion ; Il vous est doux de voir un aveu plein de gloire, Sur les feux d’un rival marquer votre victoire ; Mais c’est à votre joie un surcroît sans égal, 1055 D’en avoir pour témoins les yeux de ce rival ; Et mes prétentions hautement étouffées, À vos vœux triomphants sont d’illustres trophées ; Goûtez à pleins transports ce bonheur éclatant, Mais sachez qu’on n’est pas encore où l’on prétend. 1060 La fureur qui m’anime a de trop justes causes, Et l’on verra peut-être arriver bien des choses ; Un désespoir va loin quand il est échappé [10] , Et tout est pardonnable à qui se voit trompé. Si l’ingrate à mes yeux pour flatter votre flamme, 1065


À jamais n’être à moi, vient d’engager son âme ; Je saurai bien trouver dans mon juste courroux Les moyens d’empêcher qu’elle ne soit à vous.

DOM SYLVE

Cet obstacle n’est pas ce qui me met en peine, Nous verrons quelle attente en tout cas sera vaine, 1070 Et chacun de ses feux pourra par sa valeur, Ou défendre la gloire, ou venger le malheur. Mais comme entre rivaux, l’âme la plus posée, À des termes d’aigreur, trouve une pente aisée, Et que je ne veux point qu’un pareil entretien 1075 Puisse trop échauffer votre esprit, et le mien : Prince, affranchissez-moi d’une gêne secrète, Et me donnez moyen de faire ma retraite.

DOM GARCIE


Non, non, ne craignez point qu’on pousse votre esprit, À violer ici l’ordre qu’on vous prescrit ; 1080 Quelque juste fureur qui me presse, et vous flatte, Je sais, Comte, je sais, quand il faut qu’elle éclate. Ces lieux vous sont ouverts, oui, sortez-en, sortez, Glorieux des douceurs que vous en remportez ; Mais encore une fois, apprenez que ma tête 1085 Peut seule dans vos mains mettre votre conquête.

DOM SYLVE

Quand nous en serons là, le sort en notre bras [11] , De tous nos intérêts videra les débats. [1] Vers 766-767 : "Que dis-tu de me voir renoncer si vite à toute la chaleur de ma colère..." [2] Autre réemploi : les vers 804-811 sont repris, à quelques détails près, et placés dans la bouche de Célimène, dans Le Misanthrope, IV, 3, v. 1401-1408.


[3] Armande dira de même à Clitandre (Les Femmes savantes, IV, 2) : "Et les premières flammes S’établissent des droits si sacrés sur les âmes, Qu’il faut perdre fortune et renoncer au jour, Plutôt que de brûler des feux d’un autre amour." [4] Le texte de 1682 donne : refusé le bonheur. Nous corrigeons d’après 1734. [5] Die : ancienne forme du subjonctif, pour dise. [6] Vers 988-989 : "Ne compromettez-vous vos vertus héroïques en vous introduisant dans ces lieux grâce à des complicités cachées ?" [7] Ressentiment : sentiment vif d’une chose agréable ou pénible ; le mot peut indiquer un profond chagrin, mais aussi, comme ici, une vive reconnaissance. [8] Quelque jour : quelque précision. [9] Comme l’indique 1734, Done Elvire se tourne alors vers Dom Sylve. [10] Quand il est échappé : quand il s’emporte inconsidérément, sans souci de la raison ou de la bienséance. [11] En nos bras : par la valeur de nos bras respectifs (allusion au duel que Dom Sylve envisage avec Dom Garcie).

Acte 5


ACTE V, SCÈNE PREMIÈRE DOM ALVAR, ÉLISE. DOM ALVAR

Oui, jamais il ne fut de si rude surprise, Il venait de former cette haute entreprise, À l’avide désir d’immoler Mauregat, De son prompt désespoir il tournait tout l’éclat. 1520 Ses soins précipités voulaient à son courage, De cette juste mort assurer l’avantage, Y chercher son pardon, et prévenir l’ennui, Qu’un rival partageât cette gloire avec lui. Il sortait de ces murs, quand un bruit trop fidèle, 1525 Est venu lui porter la fâcheuse nouvelle, Que ce même rival qu’il voulait prévenir, A remporté l’honneur qu’il pensait obtenir ; L’a prévenu lui-même, en immolant le traître, Et pousse dans ce jour, Dom Alphonse à paraître,


1530 Qui d’un si prompt succès va goûter la douceur, Et vient prendre en ces lieux la Princesse sa sœur ; Et ce qui n’a pas peine à gagner la croyance, On entend publier que c’est la récompense, Dont il prétend payer le service éclatant 1535 Du bras qui lui fait jour, au trône qui l’attend.

ÉLISE

Oui, Done Elvire a su ces nouvelles semées, Et du vieux Dom Louis, les trouve confirmées, Qui vient de lui mander, que Léon dans ce jour, De Dom Alphonse, et d’elle, attend l’heureux retour, 1540 Et que c’est là qu’on doit, par un revers prospère [1] , Lui voir prendre un époux de la main de ce frère ; Dans ce peu qu’il en dit, il donne assez à voir,


Que Dom Sylve est l’époux qu’elle doit recevoir.

DOM ALVAR

Ce coup au cœur du Prince...

ÉLISE

Est sans doute bien rude, 1545 Et je le trouve à plaindre en son inquiétude, Son intérêt pourtant, si j’en ai bien jugé, Est encor cher au cœur qu’il a tant outragé ; Et je n’ai point connu, qu’à ce succès qu’on vante, La Princesse ait fait voir une âme fort contente, 1550 De ce frère qui vient, et de la lettre aussi, Mais... SCÈNE II DONE ELVIRE, DOM ALVAR, ÉLISE, DONE IGNÈS [2] .


DONE ELVIRE

Faites Dom Alvar venir le Prince ici,

Souffrez que devant vous je lui parle, Madame Sur cet événement, dont on surprend mon âme ? Et ne m’accusez point d’un trop prompt changement, 1555 Si je perds contre lui tout mon ressentiment. Sa disgrâce imprévue a pris droit de l’éteindre, Sans lui laisser ma haine, il est assez à plaindre, Et le Ciel qui l’expose à ce trait de rigueur, N’a que trop bien servi les serments de mon cœur, 1560 Un éclatant arrêt de ma gloire outragée, À jamais n’être à lui me tenait engagée ; Mais quand par les destins il est exécuté, J’y vois pour son amour trop de sévérité ; Et le triste succès de tout ce qu’il m’adresse [3]


1565 M’efface son offense, et lui rend ma tendresse. Oui, mon cœur trop vengé par de si rudes coups, Laisse à leur cruauté désarmer son courroux, Et cherche maintenant par un soin pitoyable [i] À consoler le sort d’un amant misérable ; 1570 Et je crois que sa flamme a bien pu mériter Cette compassion que je lui veux prêter.

DONE IGNÈS

Madame, on aurait tort de trouver à redire Aux tendres sentiments qu’on voit qu’il vous inspire, Ce qu’il a fait pour vous... Il vient, et sa pâleur, 1575 De ce coup surprenant marque assez la douleur. SCÈNE III DOM GARCIE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, ÉLISE. DOM GARCIE


Madame, avec quel front faut-il que je m’avance, Quand je viens vous offrir l’odieuse présence...

DONE ELVIRE

Prince, ne parlons plus de mon ressentiment, Votre sort dans mon âme a fait du changement, 1580 Et par le triste état où sa rigueur vous jette, Ma colère est éteinte, et notre paix est faite. Oui, bien que votre amour ait mérité les coups, Que fait sur lui du Ciel éclater le courroux ; Bien que ses noirs soupçons aient offensé ma gloire, 1585 Par des indignités qu’on aurait peine à croire ; J’avouerai toutefois que je plains son malheur, Jusqu’à voir nos succès avec quelque douleur ; Que je hais les faveurs de ce fameux service,


Lorsqu’on veut de mon cœur lui faire un sacrifice [4] , 1590 Et voudrais bien pouvoir racheter les moments, Où le sort contre vous n’armait que mes serments, Mais, enfin, vous savez comme nos destinées, Aux intérêts publics sont toujours enchaînées, Et que l’ordre des Cieux pour disposer de moi, 1595 Dans mon frère qui vient, me va montrer mon roi. Cédez comme moi, Prince, à cette violence, Où la grandeur soumet celles de ma naissance ; Et si de votre amour les déplaisirs sont grands, Qu’il se fasse un secours de la part que j’y prends 1600 Et ne se serve point contre un coup qui l’étonne Du pouvoir qu’en ces lieux votre valeur vous donne ; Ce vous serait sans doute un indigne transport De vouloir dans vos maux lutter contre le sort. Et lorsque c’est en vain qu’on s’oppose à sa rage, 1605


La soumission prompte est grandeur de courage, Ne résistez donc point à ses coups éclatants, Ouvrez les murs d’Astorgue au frère que j’attends, Laissez-moi rendre aux droits qu’il peut sur moi prétendre, Ce que mon triste cœur a résolu de rendre ; 1610 Et ce fatal hommage, où mes vœux sont forcés Peut-être n’ira pas si loin que vous pensez.

DOM GARCIE

C’est faire voir, Madame, une bonté trop rare, Que vouloir adoucir le coup qu’on me prépare, Sur moi sans de tels soins vous pouvez laisser choir 1615 Le foudre rigoureux de tout votre devoir. En l’état où je suis, je n’ai rien à vous dire, J’ai mérité du sort tout ce qu’il a de pire, Et je sais, quelques maux qu’il me faille endurer,


Que je me suis ôté le droit d’en murmurer. 1620 Par où pourrais-je, hélas ! dans ma vaste disgrâce, Vers vous de quelque plainte autoriser l’audace ? Mon amour s’est rendu mille fois odieux, Il n’a fait qu’outrager vos attraits glorieux : Et lorsque par un juste, et fameux sacrifice, 1625 Mon bras à votre sang cherche à rendre un service, Mon astre m’abandonne au déplaisir fatal, De me voir prévenu par le bras d’un rival. Madame, après cela je n’ai rien à prétendre, Je suis digne du coup que l’on me fait attendre, 1630 Et je le vois venir, sans oser contre lui, Tenter de votre cœur le favorable appui. Ce qui peut me rester dans mon malheur extrême, C’est de chercher alors mon remède en moi-même, Et faire que ma mort propice à mes désirs, 1635


Affranchisse mon cœur de tous ses déplaisirs. Oui, bientôt dans ces lieux, Dom Alphonse doit être, Et déjà mon rival commence de paraître. De Léon vers ces murs, il semble avoir volé, Pour recevoir le prix du tyran immolé ; 1640 Ne craignez point du tout qu’aucune résistance Fasse valoir ici ce que j’ai de puissance, Il n’est effort humain que pour vous conserver, Si vous y consentiez, je ne pusse braver ; Mais ce n’est pas à moi, dont on hait la mémoire, 1645 À pouvoir espérer cet aveu plein de gloire, Et je ne voudrais pas par des efforts trop vains Jeter le moindre obstacle à vos justes desseins. Non, je ne contrains point vos sentiments, Madame, Je vais en liberté laisser toute votre âme, 1650 Ouvrir les murs d’Astorgue à cet heureux vainqueur,


Et subir de mon sort la dernière rigueur. SCÈNE IV DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, ÉLISE. DONE ELVIRE

Madame, au désespoir où son destin l’expose, De tous mes déplaisirs n’imputez pas la cause, Vous me rendrez justice, en croyant que mon cœur 1655 Fait de vos intérêts sa plus vive douleur, Que bien plus que l’amour l’amitié m’est sensible, Et que si je me plains d’une disgrâce horrible, C’est de voir que du Ciel le funeste courroux Ait pris chez moi les traits qu’il lance contre vous, 1660 Et rendu mes regards coupables d’une flamme, Qui traite indignement les bontés de votre âme.

DONE IGNÈS


C’est un événement, dont sans doute vos yeux N’ont point pour moi, Madame, à quereller les Cieux ; Si les faibles attraits qu’étale mon visage, 1665 M’exposaient au destin de souffrir un volage, Le Ciel ne pouvait mieux m’adoucir de tels coups, Quand pour m’ôter ce cœur, il s’est servi de vous, Et mon front ne doit point rougir d’une inconstance Qui de vos traits aux miens marque la différence. 1670 Si pour ce changement je pousse des soupirs, Ils viennent de le voir fatal à vos désirs ; Et dans cette douleur que l’amitié m’excite, Je m’accuse pour vous de mon peu de mérite, Qui n’a pu retenir un cœur, dont les tributs 1675 Causent un si grand trouble à vos vœux combattus.

DONE ELVIRE


Accusez-vous plutôt de l’injuste silence, Qui m’a de vos deux cœurs caché l’intelligence, Ce secret plus tôt su, peut-être à toutes deux Nous aurait épargné des troubles si fâcheux ; 1680 Et mes justes froideurs des désirs d’un volage, Au point de leur naissance, ayant banni l’hommage, Eussent pu renvoyer...

DONE IGNÈS

Madame, le voici.

DONE ELVIRE

Sans rencontrer ses yeux vous pouvez être ici, Ne sortez point, Madame, et dans un tel martyre, 1685 Veuillez être témoin de ce que je vais dire.


DONE IGNÈS

Madame, j’y consens, quoique je sache bien, Qu’on fuirait en ma place un pareil entretien.

DONE ELVIRE

Son succès, si le Ciel seconde ma pensée, Madame, n’aura rien, dont vous soyez blessée. SCÈNE V DOM SYLVE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS. DONE ELVIRE 1690 Avant que vous parliez je demande instamment, Que vous daigniez, Seigneur, m’écouter un moment ; Déjà la renommée a jusqu’à nos oreilles Porté de votre bras les soudaines merveilles ; Et j’admire avec tous, comme en si peu de temps,


1695 Il donne à nos destins ces succès éclatants. Je sais bien qu’un bienfait de cette conséquence Ne saurait demander trop de reconnaissance, Et qu’on doit toute chose à l’exploit immortel Qui replace mon frère au trône paternel. 1700 Mais quoi que de son cœur vous offrent les hommages, Usez en généreux de tous vos avantages, Et ne permettez pas que ce coup glorieux Jette sur moi, Seigneur, un joug impérieux, Que votre amour qui sait quel intérêt m’anime, 1705 S’obstine à triompher d’un refus légitime, Et veuille que ce frère, où l’on va m’exposer [i] Commence d’être roi pour me tyranniser. Léon a d’autres prix, dont en cette occurrence, Il peut mieux honorer votre haute vaillance ; 1710 Et c’est à vos vertus faire un présent trop bas,


Que vous donner un cœur qui ne se donne pas. Peut-on être jamais satisfait en soi-même, Lorsque par la contrainte on obtient ce qu’on aime ? C’est un triste avantage, et l’amant généreux 1715 À ces conditions refuse d’être heureux ; Il ne veut rien devoir à cette violence Qu’exercent sur nos cœurs les droits de la naissance, Et pour l’objet qu’il aime est toujours trop zélé, Pour souffrir qu’en victime il lui soit immolé ; 1720 Ce n’est pas que ce cœur au mérite d’un autre Prétende réserver ce qu’il refuse au vôtre : Non, Seigneur, j’en réponds, et vous donne ma foi Que personne jamais n’aura pouvoir sur moi ; Qu’une sainte retraite à toute autre poursuite...

DOM SYLVE 1725


J’ai de votre discours assez souffert la suite, Madame, et par deux mots je vous l’eusse épargné, Si votre fausse alarme eût sur vous moins gagné. Je sais qu’un bruit commun qui partout se fait croire, De la mort du tyran me veut donner la gloire ; 1730 Mais le seul peuple, enfin, comme on nous fait savoir, Laissant par Dom Louis échauffer son devoir, A remporté l’honneur de cet acte héroïque, Dont mon nom est chargé par la rumeur publique. Et ce qui d’un tel bruit a fourni le sujet, 1735 C’est que pour appuyer son illustre projet, Dom Louis fit semer par une feinte utile, Que secondé des miens j’avais saisi la ville, Et par cette nouvelle il a poussé les bras, Qui d’un usurpateur ont hâté le trépas. 1740 Par son zèle prudent il a su tout conduire, Et c’est par un des siens qu’il vient de m’en instruire ;


Mais dans le même instant un secret m’est appris Qui va vous étonner autant qu’il m’a surpris. Vous attendez un frère, et Léon son vrai maître, 1745 À vos yeux maintenant le Ciel le fait paraître. Oui, je suis Dom Alphonse, et mon sort conservé, Et sous le nom du sang de Castille élevé, Est un fameux effet de l’amitié sincère, Qui fut entre son Prince, et le Roi notre père [5] . 1750 Dom Louis du secret a toutes les clartés, Et doit aux yeux de tous prouver ces vérités. D’autres soins maintenant occupent ma pensée, Non, qu’à votre sujet elle soit traversée, Que ma flamme querelle un tel événement, 1755 Et qu’en mon cœur le frère importune l’amant. Mes feux par ce secret ont reçu sans murmure, Le changement qu’en eux a prescrit la nature ;


Et le sang qui nous joint m’a si bien détaché De l’amour, dont pour vous mon cœur était touché, 1760 Qu’il ne respire plus pour faveur souveraine Que les chères douceurs de sa première chaîne, Et le moyen de rendre à l’adorable Ignès, Ce que de ses bontés a mérité l’excès ; Mais son sort incertain rend le mien misérable, 1765 Et si ce qu’on en dit se trouvait véritable, En vain Léon m’appelle, et le trône m’attend, La couronne n’a rien à me rendre content ; Et je n’en veux l’éclat que pour goûter la joie, D’en couronner l’objet où le Ciel me renvoie, 1770 Et pouvoir réparer par ces justes tributs L’outrage que j’ai fait à ses rares vertus. Madame, c’est de vous que j’ai raison d’attendre, Ce que de son destin mon âme peut apprendre, Instruisez-m’en de grâce, et par votre discours,


1775 Hâtez mon désespoir, ou le bien de mes jours.

DONE ELVIRE

Ne vous étonnez pas si je tarde à répondre, Seigneur, ces nouveautés ont droit de me confondre, Je n’entreprendrai point de dire à votre amour, Si Done Ignès est morte, ou respire le jour ; 1780 Mais par ce cavalier, l’un de ses plus fidèles, Vous en pourrez sans doute apprendre des nouvelles ?

DON SYLVE ou DOM ALPHONSE [6]

Ah ! Madame, il m’est doux en ces perplexités De voir ici briller vos célestes beautés, Mais vous avec quels yeux verrez-vous un volage, Dont le crime...


DONE IGNÈS 1785 Ah ! gardez de me faire un outrage,

Et de vous hasarder à dire que vers moi, Un cœur, dont je fais cas ait pu manquer de foi ; J’en refuse l’idée, et l’excuse me blesse, Rien n’a pu m’offenser auprès de la Princesse, 1790 Et tout ce que d’ardeur elle vous a causé, Par un si haut mérite est assez excusé. Cette flamme vers moi ne vous rend point coupable, Et dans le noble orgueil, dont je me sens capable, Sachez si vous l’étiez, que ce serait en vain, 1795 Que vous présumeriez de fléchir mon dédain, Et qu’il n’est repentir, ni suprême puissance Qui gagnât sur mon cœur d’oublier cette offense.


DONE ELVIRE

Mon frère, d’un tel nom souffrez-moi la douceur, De quel ravissement comblez-vous une sœur ; 1800 Que j’aime votre choix, et bénis l’aventure, Qui vous fait couronner une amitié si pure, Et de deux nobles cœurs que j’aime tendrement... SCÈNE VI DOM GARCIE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, DOM SYLVE, ÉLISE. DOM GARCIE

De grâce cachez-moi votre contentement, Madame, et me laissez mourir dans la croyance, 1805 Que le devoir vous fait un peu de violence. Je sais que de vos vœux vous pouvez disposer, Et mon dessein n’est pas de leur rien opposer, Vous le voyez assez, et quelle obéissance


De vos commandements m’arrache la puissance ; 1810 Mais je vous avouerai que cette gayeté [i] Surprend au dépourvu toute ma fermeté ; Et qu’un pareil objet dans mon âme fait naître Un transport, dont j’ai peur que je ne sois pas maître, Et je me punirais, s’il m’avait pu tirer 1815 De ce respect soumis où je veux demeurer. Oui, vos commandements ont prescrit à mon âme, De souffrir sans éclat le malheur de ma flamme. Cet ordre sur mon cœur doit être tout-puissant, Et je prétends mourir en vous obéissant ; 1820 Mais encore une fois, la joie où je vous treuve, M’expose à la rigueur d’une trop rude épreuve, Et l’âme la plus sage en ces occasions Répond malaisément de ses émotions [7] . Madame, épargnez-moi cette cruelle atteinte, 1825


Donnez-moi par pitié deux moments de contrainte, Et quoi que d’un rival vous inspirent les soins, N’en rendez pas mes yeux les malheureux témoins, C’est la moindre faveur qu’on peut je crois prétendre, Lorsque dans ma disgrâce un amant peut descendre ; 1830 Je ne l’exige pas, Madame, pour longtemps, Et bientôt mon départ rendra vos vœux contents. Je vais, où de ses feux mon âme consumée, N’apprendra votre hymen que par la renommée, Ce n’est pas un spectacle où je doive courir, 1835 Madame, sans le voir j’en saurai bien mourir.

DONE IGNÈS

Seigneur, permettez-moi de blâmer votre plainte, De vos maux la Princesse a su paraître atteinte ; Et cette joie encor, de quoi vous murmurez


Ne lui vient que des biens qui vous sont préparés. 1840 Elle goûte un succès à vos désirs prospère, Et dans votre rival elle trouve son frère ; C’est Dom Alphonse, enfin, dont on a tant parlé, Et ce fameux secret vient d’être dévoilé.

DOM SYLVE ou DOM ALPHONSE

Mon cœur, grâces au Ciel, après un long martyre, 1845 Seigneur, sans vous rien prendre a tout ce qu’il désire, Et goûte d’autant mieux son bonheur en ce jour, Qu’il se voit en état de servir votre amour.

DOM GARCIE

Hélas ! cette bonté, Seigneur, doit me confondre, À mes plus chers désirs elle daigne répondre, 1850


Le coup que je craignais le Ciel l’a détourné, Et tout autre que moi se verrait fortuné ; Mais ces douces clartés d’un secret favorable, Vers l’objet adoré me découvrent coupable, Et tombé de nouveau dans ces traîtres soupçons, 1855 Sur quoi l’on m’a tant fait d’inutiles leçons ; Et par qui mon ardeur si souvent odieuse, Doit perdre tout espoir d’être jamais heureuse. Oui, l’on doit me haïr avec trop de raison, Moi-même je me trouve indigne de pardon, 1860 Et quelque heureux succès que le sort me présente, La mort, la seule mort, est toute mon attente.

DONE ELVIRE

Non, non, de ce transport le soumis mouvement, Prince, jette en mon âme un plus doux sentiment,


Par lui de mes serments je me sens détachée, 1865 Vos plaintes, vos respects, vos douleurs m’ont touchée, J’y vois partout briller un excès d’amitié, Et votre maladie est digne de pitié. Je vois, Prince, je vois, qu’on doit quelque indulgence, Aux défauts, où du Ciel fait pencher l’influence, 1870 Et pour tout dire, enfin, jaloux, ou non jaloux ; Mon roi sans me gêner [8] peut me donner à vous.

DOM GARCIE

Ciel ! dans l’excès des biens que cet aveu m’octroie, Rends capable mon cœur de supporter sa joie.

DOM SYLVE ou DOM ALPHONSE

Je veux que cet hymen après nos vains débats, 1875


Seigneur, joigne à jamais nos cœurs, et nos États ; Mais ici le temps presse, et Léon nous appelle, Allons dans nos plaisirs satisfaire son zèle, Et par notre présence, et nos soins différents, Donner le dernier coup au parti des tyrans. [1] Par un revers prospère : Par un heureux retournement de situation. (cf. ci-dessus, v. 208). [2] L’édition de 1734 rappelle que Done Ignès est déguisée en homme. [3] Et le triste succès de tout ce qu’il m’adresse : "Et le triste résultat de tout ce qu’il fait pour moi." [i] Par un soin pitoyable : dans un souci de pitié (pitoyable au XVIIe siècle peut avoir le sens de "qui éprouve de la pitié"). [4] Vers 1588-1589 : "Que je hais les avantages que nous a procurés ce fameux service [la mise à mort de Mauregat] quand on veut lui sacrifier mon c ?ur", c’est-à-dire me donner en mariage à celui qui en est l’auteur. [i] Où l’on va m’exposer : au pouvoir de qui on va me soumettre (exposer a ici le sens de livrer, abandonner). [5] L’expression, dans les vers 1746-1749, est quelque peu embarrassée : "Oui, je suis Dom Alphonse, et, si j’ai eu la vie sauve et si j’ai été élevé sous le nom du prince de Castille, c’est grâce à l’amitié sincère qui fut entre le souverain de Castille et le Roi notre père." [6] L’édition de 1734 indique que Dom Alphonse reconnaît Done Ignès. [i] Gayeté compte encore pour trois syllabes chez Molière (cf., par exemple,Amphitryon, II, 6, v. 1290).


[7] 1682 donne : Répond malaisément de ces émotions. Nous corrigeons d’après 1734. [8] Sans me gêner : sans me faire violence.



L’Ecole des femmes Note NOTE SUR LA PRÉSENTE ÉDITION Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue du vivant de Molière, et conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même, dans les cas de faute manifeste, nous nous sommes référé à l’édition de 1682, dont nous donnons toutes les variantes. Nous ne nous sommes référé que de manière exceptionnelle à l’édition de 1734, dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier. Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ;treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons


renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la pièce. LE TEXTE L’édition originale de L’École des femmes parut dès mars 1663 (achevé d’imprimer du 17 mars). Éditions collationnées : 1663, 1682.

L’Ecole des femmes Notice L’ÉCOLE DES FEMMES Comédie Représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal le 26 décembre 1662, par la Troupe de Monsieur, Frère Unique du Roi.

NOTICE La protection accordée par Louis XIV à Molière et à sa troupe est tellement marquée à partir du début de l’année 1662 qu’elle provoque une vive jalousie de la part des « Grands Comédiens » de l’Hôtel de


Bourgogne. Leur sourde animosité éclate à l’occasion de la nouvelle œuvre que notre poète a composée à loisir depuis la fin de 1661 au moins, et qu’il représente pour la première fois au lendemain de Noël, le 26 décembre 1662. Le succès en est immédiat et triomphal : 31 représentations avant le relâche de Pâques, 32 après, jusqu’à la fin de 1663, toujours avec de belles recettes, sans compter de nombreuses représentations en « visite ». Dès la mi-mars 1663, la pièce est imprimée ; à l’évidence, l’auteur a voulu rendre toute la France juge de la qualité de son ouvrage, car les critiques et les attaques se sont vite mêlées aux applaudissements, pour donner naissance à ce qu’on nomme la « querelle de L’École des femmes ». Le libraire Luynes, qui jouit du privilège, prend soin de s’associer à sept autres confrères pour cette édition, car il escompte des ventes sans précédent. La première source de L’École des femmes est assurément L’École des maris, comme le note son ennemi d’alors, Donneau de Visé dès février 1663 dans ses Nouvelles nouvelles, en remarquant que les deux pièces « ont beaucoup de rapport ensemble » ; et il est vrai que Molière procède, comme il le fait souvent, à une sorte de réemploi à partir d’un de ses textes antérieurs. Cherchant sans doute à exploiter son succès récent, il reprend le thème de l’éducation des filles, auquel il adjoint celui du pouvoir éducatif de l’amour, lieu commun déjà rebattu à l’époque [1] . Le poète conçoit ainsi un Arnolphe ressemblant comme un frère à son Sganarelle, quoique moins naïf, et une Agnès proche d’Isabelle, quoique moins délurée. Mais Molière a trouvé bien des idées chez d’autres auteurs, ce qui lui a été reproché immédiatement par le même Donneau de Visé, qui évoque notamment Boccace, d’Ouville, Scarron et Straparole [2] . À D’Ouville (La Précaution inutile, 1656) et à Scarron (La Précaution inutile, nouvelle publiée en 1655) qui ont tous deux traduit un conte espagnol de Doña Maria de Zayas, Molière a emprunté non seulement la donnée de la pièce, mais également nombre de détails amusants : notamment l’opposition entre la « sotte » et la « spirituelle », la claustration de la jeune fille au couvent, dès l’enfance, et l’imbécillité qui en résulte, la stupidité des domestiques, les débats avec un autre personnage sur les rapports entre


vertu et ignorance, les allées et venues de l’amant sous les fenêtres, la présence d’une entremetteuse, le sermon que le barbon assis fait à sa pupille, enfin l’incapacité de la jeune fille à interpréter le langage amoureux métaphorique qu’elle prend, comme Agnès, dans son sens littéral [3] . Quant aux confidences malheureuses qu’Horace multiplie auprès d’Arnolphe, elles peuvent provenir d’un conte de Straparole [4] , où un prince portugais, Nérin, est tombé amoureux d’une jeune beauté, Jeanneton, qui n’est autre que l’épouse de son précepteur, maître Raimond. Mais, comme ce dernier a caché à Nérin qu’il s’agissait là de sa femme, le prince va raconter ingénument à maître Raimond tous les rendez-vous galants qu’il a eus avec Jeanneton, et la manière dont elle est parvenue à déjouer les soupçons et les curiosités inquisitoriales du mari jaloux... Claude Bourqui précise cependant que ce thème du confident inapproprié ressemble fort à un lazzi relevant de la tradition de la commedia dell’arte, de sorte qu’il est délicat d’en repérer la source précise [5] . Pour ce qui est de certains épisodes mineurs, il semble que le poète ait eu connaissance d’une pièce de Hurtado de Mendoza, El Marido hace mujer(environ 1728) — pièce déjà utlisée pour L’École des maris — pour ce qui est de la scène des maximes du mariage et du sermon sur la servitude féminine. De même, l’épisode de l’amant à l’échelle est un lazzi traditionnel de lacommedia dell’arte. L’École des femmes marque une date capitale dans l’histoire de notre dramaturgie comique, car Molière y trouve sa manière personnelle et l’équilibre esthétique qu’il parvient à atteindre sera désormais sa marque de fabrique. En premier lieu, à l’échelle de la structure, la comédie affirme ici sa liberté de s’accommoder de certains mécanismes répétitifs issus de la farce, comme c’était déjà le cas pour L’Étourdi, Dom Garcie de Navarre ou Les Fâcheux ; ici, un mécanisme ternaire rythme constamment l’action : 1/ Arnolphe est d’abord éclairé par les confidences d’Horace. 2/ Il prend ensuite des mesures qu’il juge devoir être d’une infaillible efficacité. 3/ Il est enfin à chaque fois piteusement déçu. La comédie fait montre d’une grande indifférence à l’égard des règles de la critique néo aristotélicienne qui régissent le genre sérieux, et qui demandent un début,


un milieu et une fin, car Molière élabore une poétique comique originale. En second lieu, on voit que le rire devient la pierre angulaire de ce théâtre, car il ne tarit jamais dansL’École des femmes, soit qu’il revête une fonction morale, lorsqu’il est suscité par le ridicule d’Arnolphe, soit qu’il n’ait qu’une fonction phatique, et ne vise qu’à divertir le public et à le maintenir dans l’euphorie [6] . Les moyenscomiques mis en œuvre sont pour cela d’une grande variété : on sait ainsi que Molière, qui jouait le rôle d’Arnolphe, le poussait à la farce, et que cela implique, parmi les procédés les plus simples, nombre de gestes bouffons : qu’il s’agisse de son retour chez lui (I, 2), du dialogue de sourds qu’il entretient avec le notaire (IV, 2), de la « répétition » qu’il organise avec Alain et Georgette (IV, 4) ou des grimaces et contorsions qu’il multiplie devant Agnès (V, 4). À quoi s’ajoute le comique de situation qui naît des confidences qu’Horace fait à Arnolphe ; comme le remarquera Dorante dans La Critique de l’École des femmes, ces récits « sont tous faits innocemment à la personne intéressée, qui par là entre à tous coups dans une confusion à réjouir les spectateurs ». En dernier lieu, cette liberté affichée de la comédie se manifeste également par son indifférence désinvolte à l’égard des unités : celle du lieu n’est pas strictement respectée, les conversations d’Arnolphe avec Agnès ne pouvant pas se dérouler dans la rue, tandis que celles d’Arnolphe avec Horace doivent obligatoirement se tenir sur la voie publique [7] . Quant à l’unité de temps, elle n’est pas mieux observée, puisque l’action commence à la fin d’une matinée pour se terminer au matin du jour suivant, une nuit séparant l’acte V de l’acte IV. Mais, encore une fois, ces critères ne sont pas pertinents dans le genre comique, pour lequel seule compte l’efficacité de l’effet. Pour ce qui a trait à l’élaboration de l’esthétique comique, L’École des femmeslui permet de fixer pour l’essentiel les mécanismes de la comédie morale, élaborés avec L’École des maris, qui vise la satire d’un ridicule lié à un délire d’imagination. En raison même de son travers — ici l’obsession du cocuage —, un personnage abuse de son autorité et mantient une jeune fille dans un état d’ignorance et de dépendance complètes. En faisant de son héros un obstacle au bonheur des jeunes gens, Molière crée un lien organique entre lescaractères et l’évolution de l’intrigue, progrès important en regard des œuvres de ses prédécesseurs :


le protagoniste n’est plus au centre d’une intrigue qui se développe au hasard d’accidents indépendants de ses agissements ; c’est lui qui, en raison de son travers, détermine les événements de la pièce, en devenant la cause d’une perturbation familiale. Face à ce héros grotesque, Molière conçoit, comme une sorte de contre-épreuve, un couple de personnages positifs qui s’épanouissent naturellement dans l’amour. Cet équilibre illustre sans doute le fait que la nature humaine se présente, aux yeux de Molière comme une espèce de potentialité [8] , susceptible de conduire à une réalisation harmonieuse, dans le cadre d’un hédonisme maîtrisé, ou au contraire, par manque de raison, à une déformation de soi. De surcroit, face à ce protagoniste grotesque, Molière affine la conception du « raisonneur », Chrysalde, qui prône la modération et le juste milieu. Son attitude de philosophe quelque peu sceptique [9] et amusée — voir son éloge paradoxal du cocuage (IV, 8) — entretient ainsi une sorte de rapport dialectique avec le stoïcisme rigide d’Arnolphe et l’hédonisme retenu des amants ; comme si Molière prélevait, de façon empirique, tel ou tel élément de systèmes philosophiques dogmatiques pour les opposer dans une dynamique théâtrale [10] . L’esthétique dramatique du poète est alors parfaitement au point. Pour ce qui est des personnages, Molière innove considérablement par rapport à la tradition comique antérieure, et il va ici beaucoup plus loin que dans Les Fâcheux. Le personnage d’Arnolphe, tout d’abord, jouit d’une complexité et d’une richesse nouvelles au théâtre comique, ce qui ne manque pas de surprendre et même de désorienter certains spectateurs, peu habitués à voir le barbon traditionnellement ridicule de la comédie évoluer psychologiquement et se montrer sous un jour pathétique. À cet égard, les onze monologues qu’il prononce permettent de le suivre pas à pas tout au long des cinq actes, car il y attire à plusieurs reprises notre attention sur ses sentiments intimes, comme, par exemple, au début du IVe acte : J’étais aigri, fâché, désespéré contre elle : Et cependant jamais je ne la vis si belle, Jamais ses yeux aux miens n’ont paru si perçants,


Jamais je n’eus pour eux des désirs si pressants ; Et je sens là-dedans qu’il faudra que je crève Si de mon triste sort la disgrâce s’achève. (IV, 1, v. 1020-1025) « Si de mon triste sort la disgrâce s’achève » : jusqu’alors, seuls lespersonnages de tragédie possédaient des états d’âme et subissaient un sort... De surcroît, le couple central connaît une évolution inverse fort révélatrice. Ainsi, Arnolphe apparaît d’abord comme un vieux garçon autoritaire, installé dans une vie sage et précautionneuse, très proche du Sganarelle de L’École des maris : « En femme comme en tout, je veux suivre ma mode », déclare-t-il à Chrysalde. Cancanier et moqueur, aimant à rire des cocus, entiché de noblesse, il se montre bien sûr de lui. Il est trop vite persuadé des heureux résultats de l’éducation d’Agnès ; il pense discréditer Horace aux yeux de sa pupille en le traitant de beau blondin et de diseur de sornettes (v. 596) et il croit guérir la jeune fille de sa passion naissante en la menaçant deschaudières bouillantes de l’enfer (v. 723738). Mais il ne s’est pas assez méfié de lui-même : au moment précis où il découvre qu’elle ne l’aime pas, il se rend compte qu’il en est éperdument épris et qu’il ne pourra plus se passer d’elle. Alors qu’il ne parlait auparavant que de son honneur à propos de l’idylle ébauchée entre Agnès et Horace (« J’y prends, pour mon honneur, un notable intérêt », II, 1), il s’écrie, à la fin du IIIe acte : Je souffre doublement dans le vol de son cœur, Et l’amour y pâtit aussi bien que l’honneur. [...] Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse ; Et cependant je l’aime, après ce lâche tour, Jusqu’à ne me pouvoir passer de cet amour.


Au sens littéral, c’est ici la surprise de l’amour, qui démonte et désoriente ce vieux garçon ridicule, et cela le mène à une seconde contradiction. Alors que du début de la pièce jusqu’à à la fin du IVe acte, il entendait bien « sauver son front de maligne influence » et se moquait férocement des maris trompés, il est finalement contraint, au terme de ses vains efforts pour se faire aimer, de promettre à Agnès une complaisance sans borne, si seulement elle consent à l’épouser : Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire : Je ne m’explique point, et cela, c’est tout dire. (À part) Jusqu’où la passion peut-elle faire aller ! (V, 4, v. 1596-1598) Arnolphe possède une profondeur psychologique nouvelle, et se présente comme le premier d’une longue série d’obsédés qui peuplent le théâtre de Molière. Sa crainte pathologique du cocuage, en d’autre terme sonimagination, l’aveugle littéralement sur lui-même, sur les êtres et les valeurs qui l’entourent, au point de déformer sa vision du monde. Chrysalde ne manque pas de le lui faire remarquer : C’est un étrange fait, qu’avec tant de lumières, Vous vous effarouchiez toujours sur ces matières, Qu’en cela vous mettiez le souverain bonheur, Et ne conceviez point au monde d’autre honneur. Ëtre avare, brutal, fourbe, méchant et lâche, N’est rien, à votre avis, auprès de cette tache ; Et, de quelque façon qu’on puisse avoir vécu, On est homme d’honneur quand on n’est point cocu. (IV, 8, v. 1228-1235)


Ainsi, le personnage nous offre l’image des illogismes ou des extravagances — des « contrariétés » comme aurait dit Pascal — dont nous sommes tous capables à de certains moments et dans de certaines circonstances. Molière prend soin d’ailleurs de justifier cette attitude devant les doctes au nom de la vraisemblance, par la bouche de Dorante dans La Critique de l’École des femmes, tant cela bouscule les habitudes mentales des spectateurs des années 1660 : Et quant au transport amoureux du cinquième acte, qu’on accuse d’être trop outré et trop comique, je voudrais bien savoir si ce n’est pas faire la satire des amants, et si les honnêtes gens même et les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne font pas des choses... ? (sc. 6) Et un peu plus loin : Si nous nous regardions nous-mêmes, quand nous sommes bien amoureux... Molière modifie ainsi les règles du jeu, en concevant le barbon traditionnellement ridicule de la comédie comme un être émouvant à certains moments. De surcroît, seconde innovation qui surprend le public, ce vieillard n’a pas que des défauts, puisqu’il se montre libéral avec le fils de son ami, avant de savoir que celui-ci cherche à séduire Agnès : Arnolphe ne donne-t-il pas trop librement son argent à Horace ? Et puisque c’est le personnage ridicule de la pièce, fallait-il lui faire faire l’action d’un honnête homme ? (Ibid. sc. 6) Ce sera le reproche du pédant Lysidas, dans La Critique, auquel MolièreDorante répondra, encore une fois au nom de la vraisemblance et de la complexité du vivant, qu’il « n’est pas incompatible qu’une personne soitridicule en de certaines choses et honnête homme en d’autres ». Quant au personnage d’Agnès, qui n’est pas moins riche, il évolue tout aussi nettement, mais, nous l’avons dit, en sens inverse. Au premier acte, la jeune fille paraît d’une incroyable innocence, voire d’une quasi stupidité. Mais, dès lascène 5 de l’acte II, quand elle évoque sa rencontre avec


Horace, nous découvrons qu’elle a déjà changé d’attitude, qu’elle est bien plus éveillée et curieuse de ce qu’elle a pu ressentir. Elle est à la fois ravie de découvrir l’amour, et troublée par la nouveauté d’une telle expérience : Il jurait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde, Et me disait des mots les plus gentils du monde, Des choses que jamais rien ne peut égaler, Et dont, toutes les fois que je l’entends parler, La douceur me chatouille et là-dedans remue Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue. (II, 5, v. 559-564) En quelques jours seulement, elle a acquis une maturité et un discours qu’elle ne possédait pas initialement, et elle prend enfin clairement conscience de l’étendue de ses ignorances (V, 4, v. 1554-1557). Ce personnage constitue ainsi le pendant précis de celui du barbon. Alors que ce dernier évolue en se divisant, en perdant ses repères et en sentant le sol de ses certitudes se dérober sous ses pas, au point même de se voir privé de l’usage du discours organisé [11] , Agnès s’ouvre au monde, s’affirme et sonnaturel s’épanouit de façon spectaculaire, grâce aux leçons de l’amour, comme le reconnaît Horace : Il le faut avouer, l’amour est un grand maître : Ce qu’on ne fut jamais il nous enseigne à l’être ; Et souvent de nos mœurs l’absolu changement Devient, par ses leçons, l’ouvrage d’un moment ; De la nature, en nous, il force les obstacles, Et ses effets soudains ont de l’air des miracles. (III, 4, v.900-905)


Nous touchons ici précisément au génie de Molière, qui consiste à emprunter la quasi-totalité des éléments dont il nourrit sa création, et qui pourtant fait œuvre nouvelle. En l’occurrence, le thème du barbon trompé n’est pas neuf, les scènes qui l’opposent au confident inapproprié ou à sa pupille non plus, les lazzi liés à son rôle encore moins... et pourtant Arnolphe est unpersonnage original. D’une part, parce que sa conception paradoxale (tantôtridicule, tantôt honnête homme, tantôt pathétique) ainsi que l’évolution de son attitude — que le spectateur suit pas à pas — créent un effet de réel surprenant. En dépit de la disparité des matériaux originels, Molière parvient à un liant parfait. De surcroît, nous l’avons dit, la comédie qui prétend peindre les mœurs regarde le monde, et plus seulement pour fustiger une mode comme la préciosité. L’enjeu idéologique est ici important et le personnage d’Arnolphe riche de portée, car il est représentatif de tout un courant de conservatisme moral, hostile au mouvement de la galanterie qui s’affirme vers le milieu du siècle. Le barbon se présente en effet comme un personnage parfaitement odieux, qui mutile littéralement Agnès, en voulant la réduire à l’image qu’il se fait de la femme : Je ne puis faire mieux que d’en faire ma femme. Ainsi que je voudrai je tournerai cette âme ; Comme un morceau de cire entre mes mains elle est, Et je lui puis donner la forme qui me plaît. (III, 3, v. 808-811) Loin de viser son épanouissement personnel, il tend au contraire à la soumettre à des principes rigides issus d’un système éducatif suranné, qui convient mal à la jeunesse des années 1660 ; éducation par la contrainte qui,naturellement, s’assortit de force défenses et menaces : [...] il est aux enfers des chaudières bouillantes Où l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes. (III, 2, v. 727-728)


Même si cet hédonisme qui émane de la pièce relève en grande partie d’une tradition du genre, il éclaire, en s’opposant à l’austère rigueur du barbon, les aspirations d’une nouvelle génération plus sensible au plaisir de l’amour, plus confiante aussi en son pouvoir éducatif. Au point qu’un conflit ouvert ne manquera pas d’opposer, un peu plus tard à l’occasion de « l’affaire duTartuffe », la jeune cour de Louis XIV à celle plus dévote d’Anne d’Autriche et de Bossuet. On conçoit, dans cette perspective, que la pièce, mettant en jeu des valeurs morales fondamentales au sein d’une société en pleine transformation, ait pu déchaîner une querelle d’une telle violence, puisqu’elle dépasse de beaucoup le simple conflit esthétique et les rivalités d’auteurs. Outre la question des personnages, il est encore un aspect de la dramaturgie moliéresque qui s’affirme avec L’École des femmes, la variété des tons. Il est dans cette pièce des moments émouvants ou pathétiques où le comique tend à disparaître. Comme il le fera souvent, Molière ménage aussitôt après les passages graves des scènes franchement comiques, voire bouffonnes, qui compensent ces sortes de parenthèses sérieuses : c’est la fonction phatique du rire dont nous parlions plus haut. Ainsi juste après les deux monologues aux résonances sombres, qui terminent l’acte III et ouvrent l’acte IV, viennent la scène avec le notaire et la « répétition » entre Arnolphe, Alain et Georgette. Ces effets d’alternance de tons, d’un passage à l’autre, sont caractéristiques de la manière de Molière, qui s’efforce d’élargir le champ de la comédie, de l’ennoblir en quelque sorte en refusant de la cantonner dans le simple registre comique ; il la veut aussi émouvante, et toutes ses grandes œuvres ultérieures comporteront cette sorte d’amplitude de tons correspondant à un principe esthétique fondamental de sa dramaturgie. L’expression enfin contribue de manière décisive à la qualité dramatique et à la saveur de la pièce. Molière atteint dans ce domaine une maîtrise qui lui permet une heureuse synthèse. On le voit tout d’abord recueillir le meilleur d’une tradition comique parfaitement assimilée : qu’on songe, par exemple, à la variété des tons du langage d’Arnolphe ; s’il trouve facilement le ton de familiarité qui convient, lorsqu’il est question de maris complaisants ou de femmes acariâtres, il atteint par instants à une


plénitude oratoire qui incite à penser à une sorte de parodie (Cf. III, 2, v. 700-712) ; à la fin du IIe acte, il ne fait rien moins que reprendre une réplique de Sertorius, tragédie de Pierre Corneille représentée pour la première fois en février 1662 : C’est assez. Je suis maître, je parle, allez, obéissez. Arnolphe prononce encore ces vers, dignes du genre sérieux : Car enfin, de mon cœur le trouble impérieux N’eût pu se renfermer tout entier à ses yeux, Il eût fait éclater l’ennui qui me dévore. (II, 1, v. 373-375) De surcroît, comme l’a justement souligné Raymond Picard [12] , ses propos sont constamment émaillés de dissonances typiquement burlesques, c’est-à-dire de termes ou de tours du registre élevé voisinant avec des expressions basses et triviales [13] ; au moment où le barbon espère encore emporter la décision, il a cette espèce d’aparté qui s’achève sur une image inattendue : Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses Les hommes soient sujets à de telles faiblesses ! Tout le monde connaît leur imperfection : Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ; Leur esprit est méchant, et leur âme fragile ; Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile, Rien de plus infidèle ; et, malgré tout cela,


Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là. (V, 3, v. 1572-1579) Mais à côté de ces effets que lui fournit la tradition comique, Molière innove en recourant à des procédés plus originaux qu’il élabore et affine lui-même. On le voit ainsi travailler soigneusement l’enchaînement des répliques, élément capital qui conditionne directement le liant du dialogue, même si le spectateur n’a pas conscience de cet artifice. Relisons regardons dans cette optique l’affrontement des deux héros : ARNOLPHE Suivre un galant n’est pas une action infâme ? AGNÈS C’est un homme qui dit qu’il me veut pour sa femme : J’ai suivi vos leçons, et vous m’avez prêché Qu’il se faut marier pour ôter le péché. ARNOLPHE Oui. Mais pour femme, moi je prétendais vous prendre ; Et je vous l’avais fait, me semble, assez entendre. AGNÈS Oui. Mais, à vous parler franchement entre nous, Il est plus pour cela selon mon goût que vous. (V, 4, v. 1508-1515) Bien que ce passage paraisse parfaitement spontané, sa cohésion doit beaucoup à l’artifice. Molière y utilise des termes-pivots qui se font écho d’une réplique à l’autre : quand Arnolphe emploie le mot suivre, Agnès reprend J’ai suivi ; quand la jeune fille utilise l’expression il me veut pour sa femme, le barbon réplique pour femme, moi... De même, lorsqu’Arnolphe


commence sa phrase par Oui. Mais..., Agnès en fait autant, ce qui concourt à traduire métaphoriquement l’égalité des déterminations. Tout cet art pourtant s’efface dans le mouvement du jeu scénique. À d’autres moments, Molière prend plus de liberté, au point de tourner le dos au vraisemblable : au dénouement, par exemple, il fait accepter la reconnaissance d’Agnès comme fille d’Enrique en concevant un véritable ballet de paroles entre Chrysalde et Oronte, qui prononcent chacun deux vers à tour de rôle (V, 9, v. 1740-1764). Outre le fait que le procédé procure un peu de fantaisie et d’allégresse à cette laborieuse explication, on sent bien que Molière adresse un clin d’œil au spectateur en sacrifiant à la nécessité d’un dénouement de convention, qui veut que tout soit tiré au clair ; le véritable dénouement, organiquement lié à l’intrigue et à la psychologie despersonnages, se situe au moment où Arnolphe s’en va tout transporté, et ne pouvant parler, comme le dit l’indication de scène, en poussant un Oh ! de souffrance. On voit donc, dès L’École des femmes, Molière se forger un style propre, guidé par une expérience déjà longue de la scène, qui lui a enseigné la nécessité de styliser l’écriture de son dialogue. Enfin, l’étude des passages sautés à la représentation montre que l’acteurreprend l’écrivain, si l’on peut dire ; les coupes importantes qu’il fait subir à son texte (106 vers) affectent exclusivement les tirades et les monologues, en un mot les passages statiques sur le plan scénique. C’est ainsi qu’il allège certains monologues, la suppression permettant au personnage d’en venir plus vite au moment de la décision, et donc d’en limiter le statisme [14] . Dans la même intention, il supprime une grande partie des fameuses « Maximes dumariage », précisément les maximes 2, 3, 4, 7, 8 et 10 (III, 2). Ce passage est-il ainsi allégé à la suite du scandale qu’a provoqué ce qu’on a pris pour une parodie, et, dans ce cas, Molière l’a-t-il allégé pour qu’il ressemble moins à des commandements ou à un sermon ? Peut-être, mais nous proposerions volontiers une hypothèse dramaturgique, qui d’ailleurs n’exclut pas la précédente : nous pensons que ces suppressions peuvent tenir à une raison purement scénique, car si l’on considère le contexte, on remarque que celui-ci est extrêmement statique. En effet, l’acte s’ouvre sur Arnolphe qui félicite


posément Agnès pour son comportement et qui annonce le discours qu’il lui destine (III, 1) ; ensuite, le barbon prononce une longue tirade de 72 vers (III, 2), avant de lui faire lire les fameuses « Maximes » qui comptent 91 vers ; enfin, il prononce un monologue de 36 vers. Cet ensemble, peu spectaculaire, a pu inciter, selon nous, le poète à procéder aux coupes sensibles que nous avons signalées. Ce qui nous paraît intéressant, en l’occurrence, c’est que ces corrections reflètent le fait qu’il opte progressivement pour un langage dramatique plus accidenté, écrit en répliques plus courtes et qui par conséquent suscitent une alternance de parole plus rapide. En d’autres termes, on voit son écriture se forger en fonction de ses visées dramatiques propres. Un autre cas de correction nous paraît révélateur, qui peut être illustré par cette courte tirade qu’Arnolphe adresse à Agnès : Votre innocence, Agnès, avait été surprise, Voyez, sans y penser où vous vous étiez mise. *Vous enfiliez tout droit, sans mon instruction, *Le grand chemin d’enfer et de perdition. *De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes, *Ils ont de beaux canons, force rubans et plumes, *Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux ; *Mais comme je vous dis, la griffe est là-dessous ; *Et ce sont vrais satans, dont la gueule altérée *De l’honneur féminin cherche à faire curée ; Mais encore une fois, grâce au soin apporté, Vous en êtes sortie avec honnêteté. (III, 1, v. 647-658)


Comme on le voit, Molière supprime la partie centrale, selon nous pour deux raisons : la première est thématique, car l’allusion à l’enfer, aux perfides damoiseaux, à satan et à l’honneur féminin désamorce la fameuse tirade [15]de l’acte III précédant les « Maximes du mariage », tirade qui sera un véritable morceau à effets. La seconde raison est dramaturgique, car la partie conservée est un discours de situation fortement personnalisé par la présence de formes de la première et deuxième personnes du singulier, ce qui crée un lien organique entre le discours et les personnages (Voyez... vous vous étiez mise... Vous enfiliez... mon instruction... Vous en êtes sortie ). En revanche, la partie supprimée tient davantage du discours général (à l’exception du vers 654), qui relève même de la sentence à certains moments (De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes). Ce type de propos impersonnel convient mal au genre comique, car il n’accuse pas suffisamment la présence scénique des personnages.

La pièce suscite une très violente cabale contre Molière, la « querelle deL’École des femmes », qui revêt à la fois un caractère moral et mondain, car de nombreux spectateurs sont choqués par certains passages de la pièces jugés irrévérencieux ou obscènes, et un caractère litéraire, car son succès n’est pas sans susciter quelques jalousies chez les rivaux de notre poète. Tout comme la « querelle du Cid » avait marqué en 1637 l’apparition de la tragédieclassique sur notre théâtre, la « querelle de L’École des femmes », signale la création de la comédie classique de conception moliéresque. [1] On le retrouve entre autres dans La Suite du Menteur (II, 3, v. 586 : « L’amour est un grand maître ; il instruit tout d’un coup. ») et de manière discrète dans L’École des maris (I, 4, v. 339 : « L’amour rend inventif. ») [2] Pour ce qui est de Boccace, l ?emprunt n ?a pas été identifié. [3] Voir Claude Bourqui, Les Sources de Molière. Un répertoire critique, Paris, SEDES, 1999, p. 107 sqq.


[4] Les Facétieuses Nuits, livre Ier , 4e Nuit, 4e fable. [5] Voir Claude Bourqui, Les Sources de Molière. Un répertoire critique, Paris, SEDES, 1999, p. 112 sqq. [6] Qu ?on songe, entre autres, aux effets comiques qui n ?ont d ?autre finalité qu ?un rire franc, comme les scènes qui concernent les domestiques d ?Arnolphe (I, 2 ou IV, 4). [7] Le seul Christian Bérard, le décorateur de Louis Jouvet, lors de la mémorable reprise que ce dernier fit de la pièce en 1936, a permis de résoudre la difficulté, en ouvrant ou en refermant les murs qui limitent le jardin d’Arnolphe. [8] Voir sur ce point Bernard Tocane, L’Idée de nature en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1978, p. 219, et Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, « BHT », 1992, III, 1. [9] Cf.. [10] Nous empruntons cette hypothèse séduisante à Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, « BHT », 1992, p. 282 sqq. [11] L’exclamation de douleur qu’il pousse en quittant la scène est métaphoriquement riche de sens à cet égard. L’indication scénique précise : ARNOLPHE, s’en allant tout transporté et ne pouvant parler. (V, dern.) [12] Raymond Picard, « Molière comique ou tragique ? Le cas d’Arnolphe », dans Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1972 (repris dans De Racine au Parthénon, Paris, Gallimard, 1977). [13] Ce n’est plus le burlesque du Virgile travesti de Scarron, mais quelque chose qui annonce le burlesque « retourné » ou le style héroïcomique du Lutrin.


[14] Par exemple III, 5, v. 982-993 ou encore IV, 6, v. 1186-1205. [15] III, 2, v. 675-746. Ces thèmes y sont repris aux vers 721-722, 727-728, 733, 736-737.

L’Ecole des femmes Dedicace À MADAME Madame, Je suis le plus embarrassé homme du monde, lorsqu’il me faut dédier un livre ; et je me trouve si peu fait au style d’épître dédicatoire, que je ne sais par où sortir de celle-ci. Un autre auteur qui serait en ma place trouverait d’abord cent belles choses à dire de Votre Altesse Royale, sur le titre de L’École des femmes, et l’offre qu’il vous en ferait. Mais, pour moi, Madame, je vous avoue mon faible. Je ne sais point cet art de trouver des rapports entre des choses si peu proportionnées ; et, quelques belles lumières que mes confrères les auteurs me donnent tous les jours sur de pareils sujets, je ne vois point ce que


Votre Altesse Royale pourrait avoir à démêler avec la comédie que je lui présente. On n’est pas en peine, sans doute, comment il faut faire pour vous louer. La matière, Madame, ne saute que trop aux yeux ; et, de quelque côté qu’on vous regarde, on rencontre gloire sur gloire, et qualités sur qualités. Vous en avez, Madame, du côté du rang et de la naissance, qui vous font respecter de toute la terre. Vous en avez du côté des grâces, et de l’esprit et du corps, qui vous font admirer de toutes les personnes qui vous voient. Vous en avez du côté de l’âme, qui, si l’on ose parler ainsi, vous font aimer de tous ceux qui ont l’honneur d’approcher de vous : je veux dire cette douceur pleine de charmes, dont vous daignez tempérer la fierté des grands titres que vous portez, cette bonté toute obligeante, cette affabilité généreuse que vous faites paraître pour tout le monde. Et ce sont particulièrement ces dernières pour qui je suis, et dont je sens fort bien que je ne me pourrai taire quelque jour. Mais encore une fois, Madame, je ne sais point le biais de faire entrer ici des vérités si


éclatantes et ce sont choses, à mon avis, et d’une trop vaste étendue et d’un mérite trop relevé, pour les vouloir renfermer dans une épître, et les mêler avec des bagatelles. Tout bien considéré, Madame, je ne vois rien à faire ici pour moi, que de vous dédier simplement ma comédie et de vous assurer, avec tout le respect qu’il m’est possible, que je suis, De Votre Altesse Royale, Madame, Le très humble, très obéissant et très obligé serviteur, J.-B. MOLIÈRE. Preface PRÉFACE Bien des gens ont frondé d’abord cette comédie ; mais les rieurs ont été pour elle, et tout le mal qu’on en a pu dire n’a pu faire qu’elle n’ait eu un succès dont je me contente. Je sais qu’on attend de moi dans cette impression quelque préface qui réponde aux censeurs et rende raison de mon ouvrage ; et sans doute que je suis assez redevable à toutes les personnes qui lui ont donné leur approbation, pour me croire obligé de défendre leur jugement contre celui des autres ; mais il se trouve qu’une grande partie des choses que j’aurais


à dire sur ce sujet est déjà dans une dissertation que j’ai faite en dialogue [1] , et dont je ne sais encore ce que je ferai. L’idée de ce dialogue, ou, si l’on veut, de cette petite comédie, me vint après les deux ou trois premières représentations de ma pièce. Je la dis, cette idée, dans une maison où je me trouvai un soir, et d’abord une personne de qualité, dont l’esprit est assez connu dans le monde, et qui me fait l’honneur de m’aimer, trouva le projet assez à son gré, non seulement pour me solliciter d’y mettre la main, mais encore pour l’y mettre lui-même ; et je fus étonné que deux jours après il me montra toute l’affaire exécutée d’une manière à la vérité beaucoup plus galante et plus spirituelle que je ne puis faire, mais où je trouvai des choses trop avantageuses pour moi ; et j’eus peur que, si je produisais cet ouvrage sur notre théâtre, on ne m’accusât d’abord d’avoir mendié les louanges qu’on m’y donnait. Cependant cela m’empêcha, par quelque considération, d’achever ce que j’avais commencé. Mais tant de gens me pressent tous les jours de le faire, que je ne sais ce qui en sera ; et cette incertitude est cause que je ne mets point dans cette préface ce qu’on verra dans la Critique, en cas que je me résolve à la faire paraître. S’il faut que cela soit, je le dis encore, ce sera seulement pour venger le public du chagrin [2] délicat de certaines gens ; car, pour moi, je m’en tiens assez vengé par la réussite de ma comédie ; et je souhaite que toutes celles que je pourrai faire soient traitées par eux comme celle-ci pourvu que le reste soit de même. [1] Cette « dissertation » deviendra La Critique de l’École des femmes. [2] Chagrin : mauvaise humeur.

L’Ecole des femmes Acte 1 Comédie


LES PERSONNAGES ARNOLPHE, autrement M. DE LA SOUCHE. AGNÈS, jeune fille innocente, élevée par Arnolphe. HORACE, amant d’Agnès. ALAIN, paysan, valet d’Arnolphe. GEORGETTE, paysanne, servante d’Arnolphe. CHRYSALDE, ami d’Arnolphe. ENRIQUE, beau-frère de Chrysalde. ORONTE, père d’Horace et grand ami d’Arnolphe. La scène est dans une place de ville. ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE CHRYSALDE, ARNOLPHE. CHRYSALDE

Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main ?

ARNOLPHE

Oui, je veux terminer la chose dans demain.


CHRYSALDE

Nous sommes ici seuls, et l’on peut, ce me semble, Sans craindre d’être ouïs, y discourir ensemble. 5 Voulez-vous qu’en ami je vous ouvre mon cœur ? Votre dessein, pour vous, me fait trembler de peur ; Et de quelque façon que vous tourniez l’affaire, Prendre femme, est à vous un coup bien téméraire.

ARNOLPHE

Il est vrai, notre ami. Peut-être que chez vous 10 Vous trouvez des sujets de craindre pour chez nous ; Et votre front, je crois, veut que du mariage, Les cornes soient partout l’infaillible apanage.

CHRYSALDE


Ce sont coups du hasard, dont on n’est point garant ; Et bien sot, ce me semble, est le soin qu’on en prend. 15 Mais quand je crains pour vous, c’est cette raillerie Dont cent pauvres maris ont souffert la furie : Car enfin vous savez, qu’il n’est grands, ni petits, Que de votre critique on ait vus garantis ; Que vos plus grands plaisirs sont, partout où vous êtes, 20 De faire cent éclats des intrigues secrètes...

ARNOLPHE

Fort bien : est-il au monde une autre ville aussi, Où l’on ait des maris si patients qu’ici ? Est-ce qu’on n’en voit pas de toutes les espèces, Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces ? 25 L’un amasse du bien, dont sa femme fait part


À ceux qui prennent soin de le faire cornard. L’autre un peu plus heureux, mais non pas moins infâme, Voit faire tous les jours des présents à sa femme, Et d’aucun soin jaloux n’a l’esprit combattu, 30 Parce qu’elle lui dit que c’est pour sa vertu. L’un fait beaucoup de bruit, qui ne lui sert de guères ; L’autre, en toute douceur, laisse aller les affaires, Et voyant arriver chez lui le damoiseau, Prend fort honnêtement ses gants, et son manteau. 35 L’une de son galant, en adroite femelle, Fait fausse confidence à son époux fidèle, Qui dort en sûreté sur un pareil appas, Et le plaint, ce galant, des soins qu’il ne perd pas. L’autre, pour se purger de sa magnificence [1] , 40 Dit qu’elle gagne au jeu l’argent qu’elle dépense ; Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,


Sur les gains qu’elle fait, rend des grâces à Dieu. Enfin ce sont partout des sujets de satire, Et comme spectateur, ne puis-je pas en rire ? Puis-je pas de nos sots [i] ... ?

CHRYSALDE 45 Oui, mais qui rit d’autrui,

Doit craindre, qu’en revanche, on rie aussi de lui. J’entends parler le monde, et des gens se délassent À venir débiter les choses qui se passent : Mais quoi que l’on divulgue aux endroits où je suis, 50 Jamais on ne m’a vu triompher [2] de ces bruits ; J’y suis assez modeste ; et bien qu’aux occurrences Je puisse condamner certaines tolérances ; Que mon dessein ne soit de souffrir nullement, Ce que quelques maris souffrent paisiblement, 55


Pourtant je n’ai jamais affecté de le dire ; Car enfin il faut craindre un revers de satire, Et l’on ne doit jamais jurer, sur de tels cas, De ce qu’on pourra faire, ou bien ne faire pas. Ainsi quand à mon front, par un sort qui tout mène, 60 Il serait arrivé quelque disgrâce humaine, Après mon procédé, je suis presque certain, Qu’on se contentera de s’en rire sous main ; Et peut-être qu’encor j’aurai cet avantage, Que quelques bonnes gens diront, que c’est dommage ! 65 Mais de vous, cher compère, il en est autrement ; Je vous le dis encor, vous risquez diablement. Comme sur les maris accusés de souffrance [3] , De tout temps votre langue a daubé d’importance, Qu’on vous a vu contre eux un diable déchaîné ; 70 Vous devez marcher droit, pour n’être point berné,


Et s’il faut que sur vous on ait la moindre prise, Gare qu’aux carrefours on ne vous tympanise, Et...

ARNOLPHE

Mon Dieu, notre ami, ne vous tourmentez point ;

Bien huppé qui pourra m’attraper sur ce point [4] ; 75 Je sais les tours rusés, et les subtiles trames, Dont pour nous en planter savent user les femmes, Et comme on est dupé par leurs dextérités ; Contre cet accident j’ai pris mes sûretés, Et celle que j’épouse, a toute l’innocence 80 Qui peut sauver mon front de maligne influence.

CHRYSALDE


Et que prétendez-vous qu’une sotte en un mot...

ARNOLPHE

Épouser une sotte, est pour n’être point sot : Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ; Mais une femme habile est un mauvais présage, 85 Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens, Pour avoir pris les leurs avec trop de talents. Moi j’irais me charger d’une spirituelle, Qui ne parlerait rien que cercle, et que ruelle ? Qui de prose, et de vers, ferait de doux écrits, 90 Et que visiteraient marquis, et beaux esprits, Tandis que, sous le nom du mari de Madame, Je serais comme un saint, que pas un ne réclame [5] ? Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut, Et femme qui compose, en sait plus qu’il ne faut.


95 Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime, Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ; Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon [6] , Et qu’on vienne à lui dire, à son tour : "Qu’y met-on [7] ?" Je veux qu’elle réponde, "Une tarte à la crème" ; 100 En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême ; Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler, De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre, et filer.

CHRYSALDE

Une femme stupide est donc votre marotte [8] ?

ARNOLPHE

Tant, que j’aimerais mieux une laide, bien sotte, 105 Qu’une femme fort belle, avec beaucoup d’esprit.


CHRYSALDE

L’esprit, et la beauté...

ARNOLPHE

L’honnêteté suffit.

CHRYSALDE

Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ? Outre qu’il est assez ennuyeux, que je croi, 110 D’avoir toute sa vie une bête avec soi, Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée La sûreté d’un front puisse être bien fondée ? Une femme d’esprit peut trahir son devoir ;


Mais il faut, pour le moins, qu’elle ose le vouloir ; 115 Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire, Sans en avoir l’envie, et sans penser le faire.

ARNOLPHE

À ce bel argument, à ce discours profond [9] , Ce que Pantagruel à Panurge répond. Pressez-moi de me joindre à femme autre que sotte ; 120 Prêchez, patrocinez jusqu’à la Pentecôte, Vous serez ébahi, quand vous serez au bout, Que vous ne m’aurez rien persuadé du tout [10] .

CHRYSALDE

Je ne vous dis plus mot.

ARNOLPHE


Chacun a sa méthode.

En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode ; 125 Je me vois riche assez, pour pouvoir, que je croi, Choisir une moitié, qui tienne tout de moi, Et de qui la soumise, et pleine dépendance, N’ait à me reprocher aucun bien, ni naissance. Un air doux, et posé, parmi d’autres enfans, 130 M’inspira de l’amour pour elle, dès quatre ans : Sa mère se trouvant de pauvreté pressée, De la lui demander il me vint la pensée [11] , Et la bonne paysanne, apprenant mon désir, À s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir. 135 Dans un petit couvent, loin de toute pratique [12] , Je la fis élever, selon ma politique,


C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploirait, Pour la rendre idiote [13] autant qu’il se pourrait. Dieu merci, le succès a suivi mon attente, 140 Et grande, je l’ai vue à tel point innocente, Que j’ai béni le Ciel d’avoir trouvé mon fait, Pour me faire une femme au gré de mon souhait. Je l’ai donc retirée ; et comme ma demeure À cent sortes de monde est ouverte à toute heure, 145 Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir, Dans cette autre maison, où nul ne me vient voir ; Et pour ne point gâter sa bonté naturelle, Je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle. Vous me direz "pourquoi cette narration ?" 150 C’est pour vous rendre instruit de ma précaution. Le résultat de tout, est qu’en ami fidèle, Ce soir, je vous invite à souper avec elle : Je veux que vous puissiez un peu l’examiner,


Et voir, si de mon choix on me doit condamner [14] .

CHRYSALDE

J’y consens.

ARNOLPHE 155 Vous pourrez dans cette conférence,

Juger de sa personne, et de son innocence.

CHRYSALDE

Pour cet article-là, ce que vous m’avez dit, Ne peut...

ARNOLPHE


La vérité passe encor mon récit.

Dans ses simplicités à tous coups je l’admire, 160 Et parfois elle en dit, dont je pâme de rire. L’autre jour (pourrait-on se le persuader) Elle était fort en peine, et me vint demander, Avec une innocence à nulle autre pareille, Si les enfants qu’on fait, se faisaient par l’oreille [15] .

CHRYSALDE

Je me réjouis fort, Seigneur Arnolphe...

ARNOLPHE 165 Bon ;

Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?


CHRYSALDE

Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche, Et jamais je ne songe à Monsieur de la Souche. Qui diable vous a fait aussi vous aviser, 170 À quarante et deux ans de vous débaptiser [16] , Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie, Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?

ARNOLPHE

Outre que la maison par ce nom se connaît, La Souche, plus qu’Arnolphe, à mes oreilles plaît [17] .

CHRYSALDE 175 Quel abus, de quitter le vrai nom de ses pères, Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères !


De la plupart des gens c’est la démangeaison ; Et sans vous embrasser dans la comparaison, Je sais un paysan, qu’on appelait Gros-Pierre, 180 Qui n’ayant, pour tout bien, qu’un seul quartier de terre, Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux, Et de Monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux [18] .

ARNOLPHE

Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte : Mais enfin de la Souche est le nom que je porte ; 185 J’y vois de la raison, j’y trouve des appas, Et m’appeler de l’autre, est ne m’obliger pas.

CHRYSALDE

Cependant la plupart ont peine à s’y soumettre, Et je vois même encor des adresses de lettre...


ARNOLPHE

Je le souffre aisément de qui n’est pas instruit ; Mais vous...

CHRYSALDE 190 Soit. Là-dessus nous n’aurons point de bruit, Et je prendrai le soin d’accoutumer ma bouche À ne plus vous nommer que Monsieur de la Souche.

ARNOLPHE

Adieu ; je frappe ici, pour donner le bonjour, Et dire seulement, que je suis de retour.

CHRYSALDE, s’en allant. 195


Ma foi je le tiens fou de toutes les manières.

ARNOLPHE

Il est un peu blessé sur certaines matières. Chose étrange de voir, comme avec passion, Un chacun est chaussé de son opinion ! Holà ! SCÈNE II ALAIN, GEORGETTE, ARNOLPHE. ALAIN

Qui heurte ?

ARNOLPHE

Ouvrez. On aura, que je pense, 200 Grande joie à me voir, après dix jours d’absence.


ALAIN

Qui va là ?

ARNOLPHE

Moi.

ALAIN

Georgette ?

GEORGETTE

Hé bien ?

ALAIN

Ouvre là-bas.


GEORGETTE

Vas-y, toi.

ALAIN

Vas-y, toi.

GEORGETTE

Ma foi, je n’irai pas.

ALAIN

Je n’irai pas aussi.

ARNOLPHE

Belle cérémonie,


Pour me laisser dehors. Holà ho je vous prie.

GEORGETTE

Qui frappe ?

ARNOLPHE

Votre maître.

GEORGETTE

Alain ?

ALAIN

Quoi ?


GEORGETTE 205 C’est Monsieur,

Ouvre vite.

ALAIN

Ouvre, toi.

GEORGETTE

Je souffle notre feu.

ALAIN

J’empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.

ARNOLPHE


Quiconque de vous deux n’ouvrira pas la porte, N’aura point à manger de plus de quatre jours. Ha.

GEORGETTE 210 Par quelle raison y venir quand j’y cours.

ALAIN

Pourquoi plutôt que moi ? Le plaisant strodagème [19] !

GEORGETTE

Ôte-toi donc de là.

ALAIN

Non, ôte-toi, toi-même.


GEORGETTE

Je veux ouvrir la porte.

ALAIN

Et je veux l’ouvrir, moi.

GEORGETTE

Tu ne l’ouvriras pas.

ALAIN

Ni toi non plus.

GEORGETTE

Ni toi.


ARNOLPHE 215 Il faut que j’aie ici l’âme bien patiente.

ALAIN

Au moins, c’est moi, Monsieur.

GEORGETTE

Je suis votre servante ;

C’est moi.

ALAIN

Sans le respect de Monsieur que voilà,


Je te...

ARNOLPHE, recevant un coup d’Alain.

Peste.

ALAIN

Pardon.

ARNOLPHE

Voyez ce lourdaud-là.

ALAIN

C’est elle aussi, Monsieur...

ARNOLPHE


Que tous deux on se taise. 220 Songez à me répondre, et laissons la fadaise. Hé bien, Alain, comment se porte-t-on ici ?

ALAIN

Monsieur, nous nous... Monsieur, nous nous por... Dieu merci ; Nous nous... Arnolphe ôte par trois fois le chapeau de dessus la tête d’Alain.

ARNOLPHE

Qui vous apprend, impertinente bête,

À parler devant moi, le chapeau sur la tête ?

ALAIN


Vous faites bien, j’ai tort.

ARNOLPHE, à Alain. 225 Faites descendre Agnès.

ARNOLPHE, à Georgette.

Lorsque je m’en allai, fut-elle triste après ?

GEORGETTE

Triste ! Non.

ARNOLPHE

Non !

GEORGETTE


Si fait.

ARNOLPHE

Pourquoi donc...

GEORGETTE

Oui, je meure,

Elle vous croyait voir de retour à toute heure ; Et nous n’oyions jamais passer devant chez nous, 230 Cheval, âne, ou mulet, qu’elle ne prît pour vous. SCÈNE III AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE, ARNOLPHE. ARNOLPHE

La besogne à la main, c’est un bon témoignage.


Hé bien, Agnès, je suis de retour du voyage, En êtes-vous bien aise ?

AGNÈS

Oui, Monsieur, Dieu merci.

ARNOLPHE

Et moi de vous revoir, je suis bien aise aussi : 235 Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée ?

AGNÈS

Hors les puces, qui m’ont la nuit inquiétée.

ARNOLPHE

Ah ! vous aurez dans peu quelqu’un pour les chasser.


AGNÈS

Vous me ferez plaisir.

ARNOLPHE

Je le puis bien penser.

Que faites-vous donc là ?

AGNÈS

Je me fais des cornettes, 240 Vos chemises de nuit, et vos coiffes sont faites.

ARNOLPHE


Ha ! voilà qui va bien ; allez, montez là-haut, Ne vous ennuyez point, je reviendrai tantôt, Et je vous parlerai d’affaires importantes. (Tous étant rentrés.) Héroïnes du temps, Mesdames les savantes, 245 Pousseuses de tendresse et de beaux sentimens, Je défie à la fois tous vos vers, vos romans, Vos lettres, billets doux, toute votre science, De valoir cette honnête et pudique ignorance. SCÈNE IV HORACE, ARNOLPHE. ARNOLPHE

Ce n’est point par le bien qu’il faut être ébloui ; 250 Et pourvu que l’honneur soit... Que vois-je ? Est-ce ?... Oui. Je me trompe. Nenni. Si fait. Non, c’est lui-même. Hor...


HORACE

Seigneur Ar...

ARNOLPHE

Horace.

HORACE

Arnolphe.

ARNOLPHE

Ah ! joie extrême !

Et depuis quand ici ?

HORACE


Depuis neuf jours.

ARNOLPHE

Vraiment.

HORACE

Je fus d’abord chez vous, mais inutilement.

ARNOLPHE

J’étais à la campagne.

HORACE 255 Oui, depuis deux journées.

ARNOLPHE


Oh comme les enfants croissent en peu d’années ! J’admire de le voir au point où le voilà, Après que je l’ai vu pas plus grand que cela.

HORACE

Vous voyez.

ARNOLPHE

Mais, de grâce, Oronte votre père, 260 Mon bon et cher ami, que j’estime et révère, Que fait-il ? Que dit-il ? est-il toujours gaillard [20] ? À tout ce qui le touche il sait que je prends part. Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans ensemble, Ni, qui plus est, écrit l’un à l’autre, me semble [21] .


HORACE 265 Il est, Seigneur Arnolphe, encor plus gai que nous, Et j’avais de sa part une lettre pour vous ; Mais depuis par une autre il m’apprend sa venue, Et la raison encor ne m’en est pas connue. Savez-vous qui peut être un de vos citoyens, 270 Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens, Qu’il s’est en quatorze ans acquis dans l’Amérique ?

ARNOLPHE

Non : vous a-t-on point dit comme on le nomme [22] ?

HORACE

Enrique.

ARNOLPHE


Non.

HORACE

Mon père m’en parle, et qu’il est revenu,

Comme s’il devait m’être entièrement connu, 275 Et m’écrit qu’en chemin ensemble ils se vont mettre, Pour un fait important que ne dit point sa lettre [23] .

ARNOLPHE

J’aurai certainement grande joie à le voir, Et pour le régaler je ferai mon pouvoir. (Après avoir lu la lettre.) Il faut pour des amis, des lettres moins civiles [24] , 280


Et tous ces compliments sont choses inutiles ; Sans qu’il prît le souci de m’en écrire rien, Vous pouvez librement disposer de mon bien.

HORACE

Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles, Et j’ai présentement besoin de cent pistoles [25] .

ARNOLPHE 285 Ma foi, c’est m’obliger, que d’en user ainsi, Et je me réjouis de les avoir ici. Gardez aussi la bourse.

HORACE

Il faut...

ARNOLPHE


Laissons ce style [26] .

Hé bien, comment encor trouvez-vous cette ville ?

HORACE

Nombreuse en citoyens, superbe en bâtiments, 290 Et j’en crois merveilleux les divertissements.

ARNOLPHE

Chacun a ses plaisirs, qu’il se fait à sa guise : Mais pour ceux que du nom de galans on baptise, Ils ont en ce pays de quoi se contenter, Car les femmes y sont faites à coqueter [27] . 295 On trouve d’humeur douce et la brune, et la blonde,


Et les maris aussi les plus bénins du monde : C’est un plaisir de prince, et des tours que je voi, Je me donne souvent la comédie à moi. Peut-être en avez-vous déjà féru [28] quelqu’une : 300 Vous est-il point encore arrivé de fortune ? Les gens faits comme vous, font plus que les écus, Et vous êtes de taille à faire des cocus.

HORACE

À ne vous rien cacher de la vérité pure, J’ai d’amour en ces lieux eu certaine aventure, 305 Et l’amitié m’oblige à vous en faire part.

ARNOLPHE

Bon, voici de nouveau quelque conte gaillard, Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.


HORACE

Mais, de grâce, qu’au moins ces choses soient secrètes.

ARNOLPHE

Oh.

HORACE

Vous n’ignorez pas qu’en ces occasions 310 Un secret éventé rompt nos prétentions. Je vous avouerai donc avec pleine franchise, Qu’ici d’une beauté mon âme s’est éprise : Mes petits soins d’abord ont eu tant de succès, Que je me suis chez elle ouvert un doux accès ; 315


Et sans trop me vanter, ni lui faire une injure, Mes affaires y sont en fort bonne posture.

ARNOLPHE, riant.

Et c’est ?

HORACE, lui montrant le logis d’Agnès.

Un jeune objet [29] qui loge en ce logis,

Dont vous voyez d’ici que les murs sont rougis, Simple à la vérité, par l’erreur sans seconde 320 D’un homme qui la cache au commerce du monde, Mais qui dans l’ignorance où l’on veut l’asservir, Fait briller des attraits capables de ravir, Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre, Dont il n’est point de cœur qui se puisse défendre : 325


Mais, peut-être, il n’est pas que vous n’ayez bien vu Ce jeune astre d’amour de tant d’attraits pourvu : C’est Agnès qu’on l’appelle.

ARNOLPHE, à part.

Ah ! je crève.

HORACE

Pour l’homme,

C’est, je crois, de la Zousse, ou Souche, qu’on le nomme, Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom ; 330 Riche, à ce qu’on m’a dit, mais des plus sensés, non, Et l’on m’en a parlé comme d’un ridicule. Le connaissez-vous point ?


ARNOLPHE, à part.

La fâcheuse pilule !

HORACE

Eh ! vous ne dites mot.

ARNOLPHE

Eh oui, je le connois.

HORACE

C’est un fou, n’est-ce pas ?

ARNOLPHE

Eh...


HORACE

Qu’en dites-vous ? quoi ? 335 Eh ? c’est-à-dire oui. Jaloux ? à faire rire. Sot ? Je vois qu’il en est ce que l’on m’a pu dire. Enfin l’aimable Agnès a su m’assujettir, C’est un joli bijou, pour ne vous point mentir, Et ce serait péché, qu’une beauté si rare 340 Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre. Pour moi, tous mes efforts, tous mes vœux les plus doux, Vont à m’en rendre maître, en dépit du jaloux ; Et l’argent que de vous j’emprunte avec franchise, N’est que pour mettre à bout cette juste entreprise. 345 Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts, Que l’argent est la clef de tous les grands ressorts, Et que ce doux métal qui frappe tant de têtes,


En amour, comme en guerre, avance les conquêtes. Vous me semblez chagrin ; serait-ce qu’en effet 350 Vous désapprouveriez le dessein que j’ai fait ?

ARNOLPHE

Non, c’est que je songeais...

HORACE

Cet entretien vous lasse ;

Adieu, j’irai chez vous tantôt vous rendre grâce.

ARNOLPHE

Ah ! faut-il...

HORACE, revenant.


Derechef, veuillez être discret,

Et n’allez pas, de grâce, éventer mon secret.

ARNOLPHE

Que je sens dans mon âme...

HORACE, revenant. 355 Et surtout à mon père,

Qui s’en ferait peut-être un sujet de colère.

ARNOLPHE, croyant qu’il revient encore.

Oh... Oh que j’ai souffert durant cet entretien ! Jamais trouble d’esprit ne fut égal au mien.


Avec quelle imprudence, et quelle hâte extrême, 360 Il m’est venu conter cette affaire à moi-même ! Bien que mon autre nom le tienne dans l’erreur, Étourdi montra-t-il jamais tant de fureur ? Mais ayant tant souffert, je devais me contraindre [30] , Jusques à m’éclaircir de ce que je dois craindre, 365 À pousser jusqu’au bout son caquet indiscret, Et savoir pleinement leur commerce secret. Tâchons à le rejoindre [31] , il n’est pas loin je pense, Tirons-en de ce fait l’entière confidence ; Je tremble du malheur qui m’en peut arriver, 370 Et l’on cherche souvent plus qu’on ne veut trouver. [1] Pour se purger de sa magnificence : pour justifier ses dépenses fastueuses. [i] Sot est au XVIIe siècle synonyme de cocu. [2] Triompher : " se réjouir, être fort aise " (Dictionnaire de Richelet, 1679). [3] De souffrance : de tolérance, de complaisance.


[4] VAR. Bien rusé qui pourra m’attraper sur ce point (1682). Huppé : habile, malin. [5] Réclamer : invoquer. [6] Le corbillon est "un petit jeu d’enfants où l’on s’exerce à rimer en on" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [7] Nous ajoutons les guillemets, ainsi que dans la suite de la scène. [8] La marotte est le bâton des fous ; au figuré, c’est une passion violente, une passion qui rend fou. [9] Il faut sous-entendre : "Je réponds...". [10] Rabelais, Tiers Livre, ch. V, où Pantagruel répond à Panurge : "Prêchez et patrocinez [plaidez] d’ici à la Pentecôte, enfin vous serez ébahi comment rien ne m’aurez persuadé." [11] VAR. De la lui demander il me vint en pensée. (1682). [12] Loin de toute pratique : de toute fréquentation. [13] Idiote : simple et ignorante. [14] VAR. On doit me condamner. (1682). [15] L’innocente Agnès pense que les femmes conçoivent par l’oreille, tout comme la Vierge Marie a conçu par l’oreille, puisque c’est par l’oreille qu’elle a appris le dessein de Dieu de faire d’elle la mère du Sauveur. [16] VAR. À quarante-deux ans de vous débaptiser. (1682). [17] Arnolphe n’aime pas son nom, parce que Saint Arnoul est considéré depuis le Moyen Age comme le patron des maris trompés. [18] Thomas Corneille se faisait appeler Corneille de l’Isle, et Molière ne


pouvait pas l’ignorer ; il est très probable qu’il n’était pas en bons termes avec le cadet des Corneille, avant la "Querelle de l’École des femmes". [19] VAR. Le plaisant sratagème ! (1682). [20] VAR. Que fait-il à présent ? est-il toujours gaillard ? (1682). [21] Ce vers est mis dans la bouche d’Horace dans l’édition de 1663. Nous corrigeons cette erreur d’après l’édition de 1682. [22] VAR. Non ; mais vous a-t-on dit comme on le nomme ? (1682). [23] VAR. Pour un fait important que ne dit pas sa lettre. (1682). [24] VAR. Il faut pour les amis des lettres moins civiles. (1682). [25] Cent pistoles font mille livres, ce qui est une grosse somme au XVIIe siècle. [26] Horace voudrait donner à Arnolphe un reçu, mais Arnolphe refuse ces façons d’agir de banquier ou de notaire ("Laissons ce style"). [27] Coqueter : "se plaire à cojoler, ou à être cajolée (Dictionnaire de Furetière, 1690). [28] Féru : blessé d’amour. [29] Objet, qui désigne aussi bien un homme qu’une femme, n’est pas péjoratif au XVIIe siècle. [30] Je devais me contraindre : j’aurais dû me contraindre. [31] VAR. Tâchons de le rejoindre. (1682).


Acte 2 ACTE II, SCÈNE PREMIÈRE ARNOLPHE

Il m’est, lorsque j’y pense, avantageux sans doute [1] D’avoir perdu mes pas, et pu manquer sa route : Car enfin, de mon cœur le trouble impérieux N’eût pu se renfermer tout entier à ses yeux, 375 Il eût fait éclater l’ennui qui me dévore, Et je ne voudrais pas qu’il sût ce qu’il ignore. Mais je ne suis pas homme à gober le morceau, Et laisser un champ libre aux vœux du damoiseau [2] ; J’en veux rompre le cours, et sans tarder, apprendre 380 Jusqu’où l’intelligence entre eux a pu s’étendre : J’y prends, pour mon honneur, un notable intérêt, Je la regarde en femme, aux termes qu’elle en est, Elle n’a pu faillir, sans me couvrir de honte,


Et tout ce qu’elle a fait, enfin est sur mon compte [3] . 385 Éloignement fatal ! Voyage malheureux ! Frappant à la porte. SCÈNE II ALAIN, GEORGETTE, ARNOLPHE. ALAIN

Ah ! Monsieur, cette fois...

ARNOLPHE

Paix. Venez çà tous deux :

Passez là, passez là. Venez là, venez dis-je.

GEORGETTE

Ah ! vous me faites peur, et tout mon sang se fige.


ARNOLPHE

C’est donc ainsi, qu’absent, vous m’avez obéi, 390 Et tous deux, de concert, vous m’avez donc trahi ?

GEORGETTE

Eh ne me mangez pas, Monsieur, je vous conjure.

ALAIN, à part.

Quelque chien enragé l’a mordu, je m’assure.

ARNOLPHE

Ouf. Je ne puis parler, tant je suis prévenu [4] , Je suffoque, et voudrais me pouvoir mettre nu [5] . 395


Vous avez donc souffert, ô canaille maudite, Qu’un homme soit venu... Tu veux prendre la fuite ? Il faut que sur-le-champ... Si tu bouges... Je veux Que vous me disiez... Euh ? Oui, je veux que tous deux... Quiconque remûra, par la mort, je l’assomme. 400 Comme est-ce que chez moi s’est introduit cet homme ? Eh ? parlez, dépêchez, vite, promptement, tôt, Sans rêver, veut-on dire ?

ALAIN ET GEORGETTE

Ah, Ah.

GEORGETTE

Le cœur me faut [6] .

ALAIN


Je meurs.

ARNOLPHE

Je suis en eau, prenons un peu d’haleine,

Il faut que je m’évente, et que je me promène. 405 Aurais-je deviné, quand je l’ai vu petit, Qu’il croîtrait pour cela ? Ciel que mon cœur pâtit ! Je pense qu’il vaut mieux que de sa propre bouche Je tire avec douceur l’affaire qui me touche : Tâchons de modérer notre ressentiment. 410 Patience, mon cœur, doucement, doucement, Levez-vous, et rentrant, faites qu’Agnès descende. Arrêtez. Sa surprise en deviendrait moins grande, Du chagrin qui me trouble, ils iraient l’avertir ; Et moi-même je veux l’aller faire sortir.


Que l’on m’attende ici. SCÈNE III ALAIN, GEORGETTE. GEORGETTE 415 Mon Dieu, qu’il est terrible !

Ses regards m’ont fait peur, mais une peur horrible, Et jamais je ne vis un plus hideux chrétien.

ALAIN

Ce Monsieur l’a fâché, je te le disais bien.

GEORGETTE

Mais que diantre est-ce là, qu’avec tant de rudesse 420 Il nous fait au logis garder notre maîtresse ?


D’où vient qu’à tout le monde il veut tant la cacher, Et qu’il ne saurait voir personne en approcher ?

ALAIN

C’est que cette action le met en jalousie.

GEORGETTE

Mais d’où vient qu’il est pris de cette fantaisie ?

ALAIN 425 Cela vient... Cela vient, de ce qu’il est jaloux.

GEORGETTE

Oui : mais pourquoi l’est-il ? et pourquoi ce courroux ?

ALAIN


C’est que la jalousie... Entends-tu bien, Georgette, Est une chose... là... qui fait qu’on s’inquiète... Et qui chasse les gens d’autour d’une maison. 430 Je m’en vais te bailler une comparaison, Afin de concevoir la chose davantage. Dis-moi, n’est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage, Que si quelque affamé venait pour en manger, Tu serais en colère, et voudrais le charger ?

GEORGETTE

Oui, je comprends cela.

ALAIN 435 C’est justement tout comme.


La femme est en effet le potage de l’homme ; Et quand un homme voit d’autres hommes parfois, Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts, Il en montre aussitôt une colère extrême.

GEORGETTE 440 Oui : mais pourquoi chacun n’en fait-il pas de même ? Et que nous en voyons qui paraissent joyeux, Lorsque leurs femmes sont avec les biaux monsieux [7] ?

ALAIN

C’est que chacun n’a pas cette amitié goulue, Qui n’en veut que pour soi.

GEORGETTE

Si je n’ai la berlue,


Je le vois qui revient.

ALAIN 445 Tes yeux sont bons, c’est lui.

GEORGETTE

Vois comme il est chagrin.

ALAIN

C’est qu’il a de l’ennui. SCÈNE IV ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE. ARNOLPHE

Un certain Grec disait à l’empereur Auguste, Comme une instruction utile, autant que juste,


Que lorsqu’une aventure en colère nous met, 450 Nous devons avant tout ; dire notre alphabet. Afin que dans ce temps la bile se tempère, Et qu’on ne fasse rien que l’on ne doive faire. J’ai suivi sa leçon sur le sujet d’Agnès ; Et je la fais venir en ce lieu tout exprès, 455 Sous prétexte d’y faire un tour de promenade ; Afin que les soupçons de mon esprit malade Puissent sur le discours la mettre adroitement : Et lui sondant le cœur s’éclaircir doucement. Venez, Agnès [8] . Rentrez. SCÈNE V ARNOLPHE, AGNÈS. ARNOLPHE

La promenade est belle.

AGNÈS


Fort belle.

ARNOLPHE

Le beau jour !

AGNÈS

Fort beau !

ARNOLPHE 460 Quelle nouvelle ?

AGNÈS

Le petit chat est mort.


ARNOLPHE

C’est dommage : mais quoi

Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi. Lorsque j’étais aux champs n’a-t-il point fait de pluie ?

AGNÈS

Non.

ARNOLPHE

Vous ennuyait-il ?

AGNÈS

Jamais je ne m’ennuie.

ARNOLPHE


465 Qu’avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci ?

AGNÈS

Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.

ARNOLPHE, ayant un peu rêvé.

Le monde, chère Agnès, est une étrange chose. Voyez la médisance, et comme chacun cause. Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme inconnu : 470 Était en mon absence à la maison venu ; Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues. Mais je n’ai point pris foi sur ces méchantes langues ; Et j’ai voulu gager que c’était faussement...

AGNÈS


Mon Dieu, ne gagez pas, vous perdriez vraiment.

ARNOLPHE

Quoi ! c’est la vérité qu’un homme...

AGNÈS 475 Chose sûre.

Il n’a presque bougé de chez nous, je vous jure.

ARNOLPHE, à part.

Cet aveu qu’elle fait avec sincérité, Me marque pour le moins son ingénuité. Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne, 480 Que j’avais défendu que vous vissiez personne.


AGNÈS

Oui : mais quand je l’ai vu, vous ignorez pourquoi [9] , Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.

ARNOLPHE

Peut-être : mais enfin, contez-moi cette histoire.

AGNÈS

Elle est fort étonnante et difficile à croire. 485 J’étais sur le balcon à travailler au frais : Lorsque je vis passer sous les arbres d’auprès Un jeune homme bien fait, qui rencontrant ma vue, D’une humble révérence aussitôt me salue. Moi, pour ne point manquer à la civilité,


490 Je fis la révérence aussi de mon côté. Soudain, il me refait une autre révérence. Moi, j’en refais de même une autre en diligence ; Et lui d’une troisième aussitôt repartant, D’une troisième aussi j’y repars à l’instant. 495 Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle Me fait à chaque fois révérence nouvelle. Et moi, qui tous ces tours fixement regardais. Nouvelle révérence aussi je lui rendais. Tant, que si sur ce point la nuit ne fût venue, 500 Toujours comme cela je me serais tenue. Ne voulant point céder et recevoir l’ennui [10] , Qu’il me pût estimer moins civile que lui.

ARNOLPHE

Fort bien.


AGNÈS

Le lendemain étant sur notre porte,

Une vieille m’aborde en parlant de la sorte. 505 "Mon enfant [11] , le bon Dieu puisse-t-il vous bénir, Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir. Il ne vous a pas faite une belle personne ; Afin de mal user des choses qu’il vous donne. Et vous devez savoir que vous avez blessé 510 Un cœur, qui de s’en plaindre est aujourd’hui forcé."

ARNOLPHE, à part.

Ah suppôt de Satan, exécrable damnée.


AGNÈS

"Moi, j’ai blessé quelqu’un ? fis-je toute étonnée. Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ; Et c’est l’homme qu’hier vous vîtes du balcon. 515 Hélas ! qui pourrait, dis-je, en avoir été cause ? Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ? Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal, Et c’est de leurs regards qu’est venu tout son mal. Hé, mon Dieu ! ma surprise est, fis-je, sans seconde. 520 Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ? Oui, fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas. En un mot, il languit le pauvre misérable. Et s’il faut, poursuivit la vieille charitable, 525 Que votre cruauté lui refuse un secours, C’est un homme à porter en terre dans deux jours.


Mon Dieu ! j’en aurais, dis-je, une douleur bien grande, Mais pour le secourir, qu’est-ce qu’il me demande ? Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir, 530 Que le bien de vous voir et vous entretenir. Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine, Et du mal qu’ils ont fait être la médecine. Hélas ! volontiers, dis-je, et puisqu’il est ainsi, Il peut tant qu’il voudra me venir voir ici."

ARNOLPHE, à part. 535 Ah sorcière maudite, empoisonneuse d’âmes, Puisse l’enfer payer tes charitables trames.

AGNÈS

Voilà comme il me vit et reçut guérison. Vous-même, à votre avis, n’ai-je pas eu raison ?


Et pouvais-je après tout avoir la conscience [12] 540 De le laisser mourir faute d’une assistance ? Moi qui compatis tant aux gens qu’on fait souffrir, Et ne puis sans pleurer voir un poulet mourir.

ARNOLPHE, bas.

Tout cela n’est parti que d’une âme innocente : Et j’en dois accuser mon absence imprudente, 545 Qui sans guide a laissé cette bonté de mœurs, Exposée aux aguets des rusés séducteurs. Je crains que le pendard, dans ses vœux téméraires, Un peu plus fort que jeu n’ait poussé les affaires.

AGNÈS

Qu’avez-vous ? vous grondez, ce me semble, un petit. 550


Est-ce que c’est mal fait ce que je vous ai dit ?

ARNOLPHE

Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites, Et comme le jeune homme a passé ses visites.

AGNÈS

Hélas ! si vous saviez, comme il était ravi, Comme il perdit son mal, sitôt que je le vi ; 555 Le présent qu’il m’a fait d’une belle cassette, Et l’argent qu’en ont eu notre Alain et Georgette. Vous l’aimeriez sans doute, et diriez comme nous...

ARNOLPHE

Oui ; mais que faisait-il étant seul avec vous ?


AGNÈS

Il jurait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde [13] : 560 Et me disait des mots les plus gentils du monde : Des choses que jamais rien ne peut égaler. Et dont, toutes les fois que je l’entends parler, La douceur me chatouille, et là-dedans remue Certain je ne sais quoi, dont je suis toute émue.

ARNOLPHE, à part. 565 Ô fâcheux examen d’un mystère fatal, Où l’examinateur souffre seul tout le mal ! (À Agnès) Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses, Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses ?

AGNÈS


Oh tant ; il me prenait et les mains et les bras, 570 Et de me les baiser il n’était jamais las.

ARNOLPHE

Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ? (La voyant interdite.) Ouf.

AGNÈS

Hé, il m’a...

ARNOLPHE

Quoi ?


AGNÈS

Pris...

ARNOLPHE

Euh !

AGNÈS

Le...

ARNOLPHE

Plaît-il ?

AGNÈS

Je n’ose,


Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.

ARNOLPHE

Non.

AGNÈS

Si fait.

ARNOLPHE

Mon Dieu ! non.

AGNÈS

Jurez donc votre foi.

ARNOLPHE


Ma foi, soit.

AGNÈS 575 Il m’a pris... vous serez en colère.

ARNOLPHE

Non.

AGNÈS

Si.

ARNOLPHE

Non, non, non, non ! Diantre ! que de mystère !

Qu’est-ce qu’il vous a pris ?


AGNÈS

Il...

ARNOLPHE, à part.

Je souffre en damné.

AGNÈS

Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné, À vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre.

ARNOLPHE, reprenant haleine. 580 Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre, S’il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.


AGNÈS

Comment. Est-ce qu’on fait d’autres choses ?

ARNOLPHE

Non pas.

Mais pour guérir du mal qu’il dit qui le possède, N’a-t-il point exigé de vous d’autre remède [14] ?

AGNÈS 585 Non. Vous pouvez juger s’il en eût demandé, Que pour le secourir j’aurais tout accordé.

ARNOLPHE

Grâce aux bontés du Ciel, j’en suis quitte à bon compte. Si j’y retombe plus je veux bien qu’on m’affronte [15] .


Chut. De votre innocence, Agnès, c’est un effet, 590 Je ne vous en dis mot, ce qui s’est fait est fait. Je sais qu’en vous flattant le galant ne désire Que de vous abuser, et puis après s’en rire.

AGNÈS

Oh ! point. Il me l’a dit plus de vingt fois à moi.

ARNOLPHE

Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que sa foi. 595 Mais enfin : apprenez qu’accepter des cassettes, Et de ces beaux blondins écouter les sornettes : Que se laisser par eux à force de langueur Baiser ainsi les mains, et chatouiller le cœur : Est un péché mortel des plus gros qu’il se fasse.


AGNÈS 600 Un péché, dites-vous, et la raison de grâce ?

ARNOLPHE

La raison ? La raison, est l’arrêt prononcé, Que par ces actions le Ciel est courroucé.

AGNÈS

Courroucé. Mais pourquoi faut-il qu’il s’en courrouce ? C’est une chose, hélas [i] ! si plaisante et si douce. 605 J’admire quelle joie on goûte à tout cela. Et je ne savais point encor ces choses-là.

ARNOLPHE


Oui. C’est un grand plaisir que toutes ces tendresses, Ces propos si gentils, et ces douces caresses ; Mais il faut le goûter en toute honnêteté, 610 Et qu’en se mariant le crime en soit ôté.

AGNÈS

N’est-ce plus un péché lorsque l’on se marie ?

ARNOLPHE

Non.

AGNÈS

Mariez-moi donc promptement, je vous prie.

ARNOLPHE


Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi, Et pour vous marier on me revoit ici.

AGNÈS

Est-il possible ?

ARNOLPHE

Oui.

AGNÈS 615 Que vous me ferez aise !

ARNOLPHE

Oui, je ne doute point que l’hymen [16] ne vous plaise.


AGNÈS

Vous nous voulez, nous deux...

ARNOLPHE

Rien de plus assuré.

AGNÈS

Que si cela se fait, je vous caresserai !

ARNOLPHE

Hé, la chose sera de ma part réciproque.

AGNÈS 620 Je ne reconnais point, pour moi, quand on se moque.


Parlez-vous tout de bon ?

ARNOLPHE

Oui, vous le pourrez voir.

AGNÈS

Nous serons mariés ?

ARNOLPHE

Oui.

AGNÈS

Mais quand ?

ARNOLPHE


Dès ce soir.

AGNÈS, riant.

Dès ce soir ?

ARNOLPHE

Dès ce soir. Cela vous fait donc rire ?

AGNÈS

Oui.

ARNOLPHE

Vous voir bien contente, est ce que je désire.

AGNÈS


625 Hélas ! que je vous ai grande obligation ! Et qu’avec lui j’aurai de satisfaction !

ARNOLPHE

Avec qui ?

AGNÈS

Avec... là.

ARNOLPHE

Là... là n’est pas mon compte [17] .

À choisir un mari, vous êtes un peu prompte. C’est un autre en un mot que je vous tiens tout prêt, 630 Et quant au monsieur, là, je prétends, s’il vous plaît,


Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce, Qu’avec lui désormais vous rompiez tout commerce ; Que venant au logis pour votre compliment Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement, 635 Et lui jetant, s’il heurte, un grès par la fenêtre, L’obligiez tout de bon à ne plus y paraître. M’entendez-vous, Agnès ? Moi, caché dans un coin, De votre procédé je serai le témoin.

AGNÈS

Las ! il est si bien fait. C’est...

ARNOLPHE

Ah que de langage !

AGNÈS


Je n’aurai pas le cœur...

ARNOLPHE 640 Point de bruit davantage,

Montez là-haut.

AGNÈS

Mais quoi, voulez-vous...

ARNOLPHE

C’est assez.

Je suis maître, je parle, allez, obéissez [18] . [1] Sans doute : sans aucun doute, assurément. [2] VAR. Et laisser un champ libre aux yeux d’un damoiseau. (1682).


[3] VAR. Et tout ce qu’elle fait, enfin est sur mon compte. (1682). L’édition de 1682 indique que les vers 381 à 384 étaient sautés à la représentation. [4] Prévenu : obsédé, obnubilé par les soupçons. [5] D’après 1734, Arnolphe dit les vers 393 et 394 à part ; il arrête Alain qui veut s’enfuir ("Tu veux prendre la fuite !"), puis il saisit le bras de Georgette qui veut faire de même ("Si tu bouges...") ; il se retourne alors contre Alain ("Euh !...") ; enfin, au moment où il reprend son discours ("Oui, je veux que tous deux..."), les deux serviteurs font encore une tentative de fuite. [6] Le c ?ur me faut : le c ?ur me manque. [7] VAR. Lorsque leurs femmes sont avec les beaux monsieurs ? (1682). [8] VAR. (À Alain et Georgette) (1682). [9] VAR. Oui ; mais quand je l’ai vu, vous ignoriez pourquoi. (1682). [10] VAR. Ne voulant point céder ni recevoir l’ennui. (1682). [11] Nous ajoutons les guillemets. [12] Avoir la conscience : avoir la liberté, en toute conscience, de... [13] VAR. Il disait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde. (1682). [14] VAR. N’a-t-il pas exigé de vous d’autre remède ? (1682). [15] Affronter quelqu’un : lui faire un affront. [i] Hélas : il arrive que cette interjection ne marque ni le regret ni la douleur, mais l’attendrissement (Cf. Les Femmes savantes, IV, 5, v. 1447 : "Hélas ! dans cette humeur conservez-le toujours !").


[16] L’hymen : le mariage. [17] AGNÈS, faute de savoir le nom d’Horace, ne peut que dire là, adverbe qui marque l’embarras dans la conversation courante. Arnolphe reprend ce là en lui donnant en revanche un sens très précis, car il sait bien, lui, comment se nomme le jeune homme. [18] Reprise parodique et burlesque d’un des vers essentiels du Ve acte deSertorius de Corneille, représenté pour la première fois le 25 février 1662. À l’acte V, scène 6, Pompée interrompt le criminel Perpenna et l’envoie à la mort en lui disant précisément ce qu’Arnolphe dit ici à Agnès.

Acte 3 ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE. ARNOLPHE

Oui : tout a bien été, ma joie est sans pareille. Vous avez là suivi mes ordres à merveille : 645 Confondu de tout point le blondin séducteur ; Et voilà de quoi sert un sage directeur [1] . Votre innocence, Agnès, avait été surprise,


Voyez, sans y penser où vous vous étiez mise. Vous enfiliez tout droit, sans mon instruction, 650 Le grand chemin d’enfer et de perdition. De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes. Ils ont de beaux canons, force rubans, et plumes, Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux : Mais comme je vous dis la griffe est là-dessous. 655 Et ce sont vrais satans, dont la gueule altérée De l’honneur féminin cherche à faire curée [2] . Mais encore une fois, grâce au soin apporté, Vous en êtes sortie avec honnêteté. L’air dont je vous ai vu lui jeter cette pierre, 660 Qui de tous ses desseins a mis l’espoir par terre, Me confirme encor mieux à ne point différer Les noces, où je dis qu’il vous faut préparer. Mais avant toute chose il est bon de vous faire Quelque petit discours, qui vous soit salutaire.


665 Un siège au frais ici. Vous, si jamais en rien...

GEORGETTE

De toutes vos leçons nous nous souviendrons bien. Cet autre monsieur-là nous en faisait accroire. Mais...

ALAIN

S’il entre jamais, je veux jamais ne boire.

Aussi bien est-ce un sot, il nous a l’autre fois 670 Donné deux écus d’or qui n’étaient pas de poids [3] .

ARNOLPHE


Ayez donc pour souper tout ce que je désire, Et pour notre contrat, comme je viens de dire, Faites venir ici l’un ou l’autre au retour, Le notaire qui loge au coin de ce carfour [4] . SCÈNE II ARNOLPHE, AGNÈS. ARNOLPHE, assis. 675 Agnès, pour m’écouter, laissez là votre ouvrage. Levez un peu la tête, et tournez le visage. Là, regardez-moi là, durant cet entretien : Et jusqu’au moindre mot imprimez-le-vous bien. Je vous épouse, Agnès, et cent fois la journée 680 Vous devez bénir l’heur de votre destinée : Contempler la bassesse où vous avez été, Et dans le même temps admirer ma bonté, Qui de ce vil état de pauvre villageoise, Vous fait monter au rang d’honorable bourgeoise : 685


Et jouir de la couche et des embrassements, D’un homme qui fuyait tous ces engagements ; Et dont à vingt partis fort capables de plaire, Le cœur a refusé l’honneur qu’il vous veut faire. Vous devez toujours, dis-je, avoir devant les yeux 690 Le peu que vous étiez sans ce nœud glorieux ; Afin que cet objet d’autant mieux vous instruise, À mériter l’état où je vous aurai mise ; À toujours vous connaître, et faire qu’à jamais Je puisse me louer de l’acte que je fais [5] . 695 Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage. À d’austères devoirs le rang de femme engage : Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends, Pour être libertine [6] et prendre du bon temps. Votre sexe n’est là que pour la dépendance. 700 Du côté de la barbe est la toute-puissance.


Bien qu’on soit deux moitiés de la société, Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité : L’une est moitié suprême, et l’autre subalterne : L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne. 705 Et ce que le soldat dans son devoir instruit Montre d’obéissance au chef qui le conduit, Le valet à son maître, un enfant à son père, À son supérieur le moindre petit frère, N’approche point encor de la docilité, 710 Et de l’obéissance, et de l’humilité, Et du profond respect, où la femme doit être Pour son mari, son chef, son seigneur, et son maître. Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux, Son devoir aussitôt est de baisser les yeux ; 715 Et de n’oser jamais le regarder en face Que quand d’un doux regard il lui veut faire grâce, C’est ce qu’entendent mal les femmes d’aujourd’hui :


Mais ne vous gâtez pas sur l’exemple d’autrui. Gardez-vous d’imiter ces coquettes vilaines, 720 Dont par toute la ville on chante les fredaines : Et de vous laisser prendre aux assauts du malin, C’est-à-dire, d’ouïr aucun jeune blondin. Songez qu’en vous faisant moitié de ma personne ; C’est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne : 725 Que cet honneur est tendre, et se blesse de peu ; Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu : Et qu’il est aux enfers des chaudières bouillantes, Où l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes. Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons : 730 Et vous devez du cœur dévorer ces leçons. Si votre âme les suit et fuit d’être coquette, Elle sera toujours comme un lis blanche et nette : Mais s’il faut qu’à l’honneur elle fasse un faux bond,


Elle deviendra lors noire comme un charbon. 735 Vous paraîtrez à tous un objet effroyable, Et vous irez un jour, vrai partage du diable, Bouillir dans les enfers à toute éternité : Dont vous veuille garder la céleste bonté. Faites la révérence. Ainsi qu’une novice 740 Par cœur dans le couvent doit savoir son office [7] , Entrant au mariage il en faut faire autant : Et voici dans ma poche un écrit important Qui vous enseignera l’office de la femme. J’en ignore l’auteur : mais c’est quelque bonne âme. 745 Et je veux que ce soit votre unique entretien. (Il se lève.) Tenez : voyons un peu si vous le lirez bien [8] .

AGNÈS lit.


LES MAXIMES DU MARIAGE OU LES DEVOIRS DE LA FEMME MARIÉE, AVEC SON EXERCICE JOURNALIER. Ire. MAXIME. Celle qu’un lien honnête, Fait entrer au lit d’autrui : Doit se mettre dans la tête, 750 Malgré le train d’aujourd’hui, Que l’homme qui la prend, ne la prend que pour lui [9] .

ARNOLPHE

Je vous expliquerai ce que cela veut dire. Mais pour l’heure présente il ne faut rien que lire.

AGNÈS poursuit.

IIe MAXIME.


Elle ne se doit parer, 755 Qu’autant que peut désirer Le mari qui la possède. C’est lui que touche seul le soin de sa beauté ; Et pour rien doit être compté : Que les autres la trouvent laide. IIIe MAXIME.

760 Loin, ces études d’œillades, Ces eaux, ces blancs, ces pommades, Et mille ingrédients qui font des teints fleuris. À l’honneur tous les jours ce sont drogues mortelles. Et les soins de paraître belles 765 Se prennent peu pour les maris. IVe MAXIME. Sous sa coiffe en sortant, comme l’honneur l’ordonne, Il faut que de ses yeux elle étouffe les coups


Car pour bien plaire à son époux, Elle ne doit plaire à personne. Ve MAXIME.

770 Hors ceux, dont au mari la visite se rend, La bonne règle défend De recevoir aucune âme. Ceux qui de galante humeur, N’ont affaire qu’à Madame, 775 N’accommodent pas Monsieur. VIe MAXIME. Il faut des présents des hommes Qu’elle se défende bien. Car dans le siècle où nous sommes On ne donne rien pour rien. VIIe MAXIME.


780 Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l’ennui, Il ne faut écritoire, encre, papier ni plumes. Le mari doit, dans les bonnes coutumes, Écrire tout ce qui s’écrit chez lui. VIIIe MAXIME. Ces sociétés déréglées, 785 Qu’on nomme belles assemblées, Des femmes tous les jours corrompent les esprits. En bonne politique on les doit interdire ; Car c’est là que l’on conspire Contre les pauvres maris. IXe MAXIME.

790 Toute femme qui veut à l’honneur se vouer, Doit se défendre de jouer, Comme d’une chose funeste. Car le jeu fort décevant


Pousse une femme souvent, 795 À jouer de tout son reste. Xe MAXIME. Des promenades du temps, Ou repas qu’on donne aux champs Il ne faut point qu’elle essaye. Selon les prudents cerveaux, 800 Le mari dans ces cadeaux [10] Est toujours celui qui paye. XIe MAXIME...

ARNOLPHE

Vous achèverez seule, et pas à pas tantôt Je vous expliquerai ces choses comme il faut. Je me suis souvenu d’une petite affaire.


805 Je n’ai qu’un mot à dire, et ne tarderai guère. Rentrez et conservez ce livre chèrement. Si le notaire vient, qu’il m’attende un moment. SCÈNE III ARNOLPHE

Je ne puis faire mieux que d’en faire ma femme. Ainsi que je voudrai, je tournerai cette âme. 810 Comme un morceau de cire entre mes mains elle est, Et je lui puis donner la forme qui me plaît. Il s’en est peu fallu que, durant mon absence, On ne m’ait attrapé par son trop d’innocence. Mais il vaut beaucoup mieux, à dire vérité, 815 Que la femme qu’on a pèche de ce côté. De ces sortes d’erreurs le remède est facile, Toute personne simple aux leçons est docile : Et si du bon chemin on l’a fait écarter


Deux mots incontinent l’y peuvent rejeter. 820 Mais une femme habile est bien une autre bête. Notre sort ne dépend que de sa seule tête : De ce qu’elle s’y met, rien ne la fait gauchir, Et nos enseignements ne font là que blanchir [11] . Son bel esprit lui sert à railler nos maximes, 825 À se faire souvent des vertus de ses crimes : Et trouver, pour venir à ses coupables fins, Des détours à duper l’adresse des plus fins. Pour se parer du coup en vain on se fatigue, Une femme d’esprit est un diable en intrigue [12] : 830 Et dès que son caprice a prononcé tout bas L’arrêt de notre honneur, il faut passer le pas. Beaucoup d’honnêtes gens en pourraient bien que dire [13] . Enfin mon étourdi n’aura pas lieu d’en rire. Par son trop de caquet il a ce qu’il lui faut.


835 Voilà de nos Français l’ordinaire défaut. Dans la possession d’une bonne fortune, Le secret est toujours ce qui les importune ; Et la vanité sotte a pour eux tant d’appas, Qu’ils se pendraient plutôt que de ne causer pas. 840 Oh que les femmes sont du diable bien tentées, Lorsqu’elles vont choisir ces têtes éventées, Et que... Mais le voici : cachons-nous toujours bien, Et découvrons un peu quel chagrin est le sien. SCÈNE IV HORACE, ARNOLPHE. HORACE

Je reviens de chez vous, et le destin me montre 845 Qu’il n’a pas résolu que je vous y rencontre. Mais j’irai tant de fois qu’enfin quelque moment...


ARNOLPHE

Hé mon Dieu ! n’entrons point dans ce vain compliment. Rien ne me fâche tant que ces cérémonies, Et si l’on m’en croyait, elles seraient bannies. 850 C’est un maudit usage, et la plupart des gens Y perdent sottement les deux tiers de leur temps. Mettons donc sans façons [14] . Hé bien. Vos amourettes. Puis-je, Seigneur Horace, apprendre où vous en êtes ? J’étais tantôt distrait par quelque vision : 855 Mais depuis là-dessus j’ai fait réflexion. De vos premiers progrès j’admire la vitesse, Et dans l’événement [15] mon âme s’intéresse.

HORACE

Ma foi, depuis qu’à vous s’est découvert mon cœur,


Il est à mon amour arrivé du malheur.

ARNOLPHE

Oh, oh ! comment cela ?

HORACE 860 La fortune cruelle,

A ramené des champs le patron [16] de la belle.

ARNOLPHE

Quel malheur !

HORACE

Et de plus, à mon très grand regret,


Il a su de nous deux le commerce secret.

ARNOLPHE

D’où diantre a-t-il sitôt appris cette aventure ?

HORACE 865 Je ne sais. Mais enfin c’est une chose sûre. Je pensais aller rendre, à mon heure à peu près, Ma petite visite à ses jeunes attraits, Lorsque changeant pour moi de ton et de visage, Et servante et valet m’ont bouché le passage, 870 Et d’un : "Retirez-vous, vous nous importunez [17] ", M’ont assez rudement fermé la porte au nez.

ARNOLPHE


La porte au nez !

HORACE

Au nez.

ARNOLPHE

La chose est un peu forte.

HORACE

J’ai voulu leur parler au travers de la porte : Mais à tous mes propos ce qu’ils ont répondu 875 C’est, "Vous n’entrerez point, Monsieur l’a défendu."

ARNOLPHE

Ils n’ont donc point ouvert ?


HORACE

Non. Et de la fenêtre

Agnès m’a confirmé le retour de ce maître ; En me chassant de là d’un ton plein de fierté, Accompagné d’un grès que sa main a jeté.

ARNOLPHE

Comment d’un grès ?

HORACE 880 D’un grès de taille non petite,

Dont on a par ses mains régalé ma visite.


ARNOLPHE

Diantre ! ce ne sont pas des prunes que cela ; Et je trouve fâcheux l’état où vous voilà.

HORACE

Il est vrai, je suis mal par ce retour funeste.

ARNOLPHE 885 Certes j’en suis fâché pour vous, je vous proteste.

HORACE

Cet homme me rompt tout.

ARNOLPHE

Oui, mais cela n’est rien,


Et de vous raccrocher vous trouverez moyen.

HORACE

Il faut bien essayer, par quelque intelligence [18] De vaincre du jaloux l’exacte vigilance.

ARNOLPHE 890 Cela vous est facile, et la fille, après tout Vous aime.

HORACE

Assurément.

ARNOLPHE


Vous en viendrez à bout.

HORACE

Je l’espère.

ARNOLPHE

Le grès vous a mis en déroute,

Mais cela ne doit pas vous étonner.

HORACE

Sans doute,

Et j’ai compris d’abord que mon homme était là, 895 Qui sans se faire voir conduisait tout cela : Mais ce qui m’a surpris et qui va vous surprendre,


C’est un autre incident que vous allez entendre, Un trait hardi qu’a fait cette jeune beauté, Et qu’on n’attendrait point de sa simplicité ; 900 Il le faut avouer, l’amour est un grand maître, Ce qu’on ne fut jamais il nous enseigne à l’être, Et souvent de nos mœurs l’absolu changement Devient par ses leçons l’ouvrage d’un moment. De la nature en nous il force les obstacles, 905 Et ses effets soudains ont de l’air des miracles, D’un avare à l’instant il fait un libéral : Un vaillant d’un poltron, un civil d’un brutal. Il rend agile à tout l’âme la plus pesante, Et donne de l’esprit à la plus innocente : 910 Oui, ce dernier miracle éclate dans Agnès, Car tranchant avec moi par ces termes exprès, "Retirez-vous, mon âme aux visites renonce,


Je sais tous vos discours : et voilà ma réponse," Cette pierre ou ce grès dont vous vous étonniez, 915 Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds, Et j’admire de voir cette lettre ajustée, Avec le sens des mots ; et la pierre jetée ; D’une telle action n’êtes-vous pas surpris ? L’amour sait-il pas l’art d’aiguiser les esprits ? 920 Et peut-on me nier que ses flammes puissantes, Ne fassent dans un cœur des choses étonnantes ? Que dites-vous du tour, et de ce mot d’écrit ? Euh ! n’admirez-vous point cette adresse d’esprit ? Trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage 925 A joué mon jaloux dans tout ce badinage ? Dites...

ARNOLPHE


Oui, fort plaisant.

HORACE

Arnolphe rit d’un rire forcé [19] . Riez-en donc un peu,

Cet homme gendarmé d’abord contre mon feu, Qui chez lui se retranche, et de grès fait parade [20] , Comme si j’y voulais entrer par escalade, 930 Qui pour me repousser dans son bizarre effroi, Anime du dedans tous ses gens contre moi, Et qu’abuse à ses yeux par sa machine même [21] , Celle qu’il veut tenir dans l’ignorance extrême : Pour moi je vous l’avoue, encor que son retour 935 En un grand embarras jette ici mon amour, Je tiens cela plaisant autant qu’on saurait dire,


Je ne puis y songer sans de bon cœur en rire. Et vous n’en riez pas assez à mon avis.

ARNOLPHE, avec un rire forcé.

Pardonnez-moi, j’en ris tout autant que je puis.

HORACE 940 Mais il faut qu’en ami je vous montre la lettre [22] . Tout ce que son cœur sent, sa main a su l’y mettre : Mais en termes touchants, et tous pleins de bonté, De tendresse innocente, et d’ingénuité ; De la manière enfin que la pure nature 945 Exprime de l’amour la première blessure.

ARNOLPHE, bas.

Voilà, friponne, à quoi l’écriture te sert,


Et contre mon dessein l’art t’en fut découvert.

HORACE lit.

Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m’y prendrai. J’ai des pensées que je désirerais que vous sussiez ; mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me défie de mes paroles. Comme je commence à connaître qu’on m’a toujours tenue dans l’ignorance, j’ai peur de mettre quelque chose, qui ne soit pas bien, et d’en dire plus que je ne devrais. En vérité je ne sais ce que vous m’avez fait ; mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce qu’on me fait faire contre vous, que j’aurai toutes les peines du monde à me passer de vous, et que je serais bien aise d’être à vous. Peut-être qu’il y a du mal à dire cela, mais enfin je ne puis m’empêcher de le dire, et je voudrais que cela se pût faire, sans qu’il y en eût. On me dit fort, que tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu’il ne les faut point écouter, et que tout ce que vous me dites, n’est que pour m’abuser ; mais je vous assure, que je n’ai pu encore me figurer cela de vous, et je suis si touchée de vos paroles, que je ne saurais croire qu’elles soient menteuses. Dites-moi franchement ce qui en est : car enfin, comme je suis sans malice, vous auriez le plus grand tort du monde, si vous me trompiez. Et je pense que j’en mourrais de déplaisir. ARNOLPHE

Hom chienne.

HORACE


Qu’avez-vous ?

ARNOLPHE

Moi ? rien ; c’est que je tousse.

HORACE

Avez-vous jamais vu, d’expression plus douce, 950 Malgré les soins maudits d’un injuste pouvoir, Un plus beau naturel peut-il se faire voir [23] ? Et n’est-ce pas sans doute [24] un crime punissable, De gâter méchamment ce fonds d’âme admirable ? D’avoir dans l’ignorance et la stupidité, 955 Voulu de cet esprit étouffer la clarté ? L’amour a commencé d’en déchirer le voile, Et si par la faveur de quelque bonne étoile,


Je puis, comme j’espère, à ce franc animal, Ce traître, ce bourreau, ce faquin, ce brutal...

ARNOLPHE

Adieu.

HORACE

Comment, si vite ?

ARNOLPHE 960 Il m’est dans la pensée

Venu tout maintenant une affaire pressée.

HORACE

Mais ne sauriez-vous point comme on la tient de près,


Qui dans cette maison pourrait avoir accès ? J’en use sans scrupule, et ce n’est pas merveille, 965 Qu’on se puisse entre amis servir à la pareille [25] . Je n’ai plus là-dedans que gens pour m’observer, Et servante et valet que je viens de trouver, N’ont jamais de quelque air que je m’y sois pu prendre, Adouci leur rudesse à me vouloir entendre ; 970 J’avais pour de tels coups certaine vieille en main, D’un génie à vrai dire au-dessus de l’humain, Elle m’a dans l’abord servi de bonne sorte : Mais depuis quatre jours la pauvre femme est morte, Ne me pourriez-vous point ouvrir quelque moyen ?

ARNOLPHE 975 Non vraiment, et sans moi vous en trouverez bien.


HORACE

Adieu donc. Vous voyez ce que je vous confie. SCÈNE V ARNOLPHE

Comme il faut devant lui que je me mortifie, Quelle peine à cacher mon déplaisir cuisant. Quoi pour une innocente, un esprit si présent ? 980 Elle a feint d’être telle à mes yeux la traîtresse ; Ou le diable à son âme a soufflé cette adresse : Enfin me voilà mort par ce funeste écrit, Je vois qu’il a le traître empaumé son esprit, Qu’à ma suppression [26] il s’est ancré chez elle, 985 Et c’est mon désespoir, et ma peine mortelle, Je souffre doublement dans le vol de son cœur, Et l’amour y pâtit aussi bien que l’honneur. J’enrage de trouver cette place usurpée,


Et j’enrage de voir ma prudence trompée. 990 Je sais que pour punir son amour libertin Je n’ai qu’à laisser faire à son mauvais destin, Que je serai vengé d’elle par elle-même : Mais il est bien fâcheux de perdre ce qu’on aime [27] . Ciel ! puisque pour un choix j’ai tant philosophé, 995 Faut-il de ses appas m’être si fort coiffé ? Elle n’a ni parents, ni support [28] , ni richesse, Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse, Et cependant je l’aime, après ce lâche tour, Jusqu’à ne me pouvoir passer de cet amour. 1000 Sot, n’as-tu point de honte ? Ah je crève, j’enrage, Et je souffletterais mille fois mon visage, Je veux entrer un peu ; mais seulement pour voir Quelle est sa contenance après un trait si noir. Ciel ! faites que mon front soit exempt de disgrâce,


1005 Ou bien s’il est écrit, qu’il faille que j’y passe, Donnez-moi tout au moins pour de tels accidens, La constance qu’on voit à de certaines gens. [1] Un sage directeur : un directeur de conscience (rappelons que ce rôle pouvait, au XVIIe siècle être tenu par un laïc). [2] L’édition de 1682 indique que les vers 649 à 656 étaient sautés à la représentation. [3] VAR. Donné deux écus d’or qui n’étaient point de poids (1682). [4] Ce mot possède deux orthographes : carrefour ou carfour. [5] L’édition de 1682 indique que les vers 687 à 694 étaient sautés à la représentation. [6] Une femme libertine est celle qui n’obéit pas à son mari. [7] Son office : les fonctions dont elle doit s’acquitter. [8] Entre autres ouvrages de piété, Molière critique ici une traduction faite en vers français par Desmarets de Saint-Sorlin des Préceptes de mariage de saint Grégoire de Naziance (Paris, 1640). [9] L’édition de 1682 indique qu’un certain nombre de vers de ces Maximes étaient sautés à la représentation : 754 à 769, 780 à 789 et 796 à 801. [10] Un cadeau est un "repas qu’on donne hors de chez soi, particulièrement à la campagne" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [11] "Blanchir se dit des coups de canon qui ne font qu’effleurer une muraille et y laissent une marque blanche" (Dictionnaire de Furetière,


1690). Au figuré, se dit d’un argument ou d’une idée sans force convaincante, sans valeur démonstrative. [12] L’édition de 1682 indique que les vers 812 à 819 et 822 à 829 étaient sautés à la représentation. [13] En pourraient bien que dire : auraient beaucoup à dire. [14] Mettons donc sans façons : couvrons-nous sans cérémonie. [15] L’événement : l’issue, le résultat. [16] Le patron : le maître du logis. Le mot a une nuance familière et un peu méprisante. [17] Nous ajoutons les guillemets, ainsi que dans la suite de la scène. [18] Quelque intelligence : quelque complicité dans la maison. [19] VAR. Arnolphe rit d’un air forcé. (1682). [20] Et de grès fait parade : et cherche à parer le danger que je représente à ses yeux en me faisant jeter un grès. [21] Et qu’abuse à ses yeux, par sa machine même : et que trompe, à son nez et à sa barbe, en utilisant la machine de guerre qu’il a imaginée, celle qu’il veut tenir... [22] VAR. Mais il faut qu’en ami je vous montre sa lettre. (1682). [23] VAR. Un plus beau naturel se peut-il faire voir. (1682). [24] Sans doute : assurément. [25] Qu’on se puisse... servir à la pareille : qu’on puisse se rendre service à charge de revanche. [26] Qu’à ma suppression : que pour m’éliminer...


[27] L’édition de 1682 indique que les vers 982 à 993 étaient sautés à la représentation. [28] Ni support : ni appui, ni protection.

Acte 4 ACTE IV, SCÈNE PREMIÈRE ARNOLPHE

J’ai peine, je l’avoue, à demeurer en place, Et de mille soucis mon esprit s’embarrasse, 1010 Pour pouvoir mettre un ordre et dedans et dehors, Qui du godelureau rompe tous les efforts : De quel œil la traîtresse a soutenu ma vue, De tout ce qu’elle a fait elle n’est point émue. Et bien qu’elle me mette à deux doigts du trépas, 1015 On dirait à la voir qu’elle n’y touche pas. Plus en la regardant je la voyais tranquille,


Plus je sentais en moi s’échauffer une bile, Et ces bouillants transports dont s’enflammait mon cœur, Y semblaient redoubler mon amoureuse ardeur. 1020 J’étais aigri, fâché, désespéré contre elle, Et cependant jamais je ne la vis si belle ; Jamais ses yeux aux miens n’ont paru si perçants, Jamais je n’eus pour eux des desirs si pressants, Et je sens là dedans qu’il faudra que je crève, 1025 Si de mon triste sort la disgrâce s’achève. Quoi ? j’aurai dirigé son éducation Avec tant de tendresse et de précaution ? Je l’aurai fait passer chez moi dès son enfance, Et j’en aurai chéri la plus tendre espérance ? 1030 Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissans, Et cru la mitonner pour moi durant treize ans, Afin qu’un jeune fou dont elle s’amourache Me la vienne enlever jusque sur la moustache,


Lorsqu’elle est avec moi mariée à demi ? 1035 Non parbleu, non parbleu, petit sot mon ami, Vous aurez beau tourner ou j’y perdrai mes peines, Ou je rendrai ma foi, vos espérances vaines, Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point. SCÈNE II LE NOTAIRE, ARNOLPHE. LE NOTAIRE

Ah le voilà ! Bonjour, me voici tout à point 1040 Pour dresser le contrat que vous souhaitez faire.

ARNOLPHE, sans le voir.

Comment faire ?

LE NOTAIRE


Il le faut dans la forme ordinaire.

ARNOLPHE, sans le voir.

À mes précautions je veux songer de près.

LE NOTAIRE

Je ne passerai rien contre vos intérêts.

ARNOLPHE, sans le voir.

Il se faut garantir de toutes les surprises.

LE NOTAIRE 1045 Suffit qu’entre mes mains vos affaires soient mises, Il ne vous faudra point de peur d’être déçu, Quittancer le contrat que vous n’ayez reçu [1] .


ARNOLPHE, sans le voir.

J’ai peur si je vais faire éclater quelque chose Que de cet incident par la ville on ne cause.

LE NOTAIRE 1050 Hé bien il est aisé d’empêcher cet éclat, Et l’on peut en secret faire votre contrat.

ARNOLPHE, sans le voir.

Mais comment faudra-t-il qu’avec elle j’en sorte ?

LE NOTAIRE

Le douaire se règle au bien qu’on vous apporte.


ARNOLPHE, sans le voir.

Je l’aime, et cet amour est mon grand embarras.

LE NOTAIRE 1055 On peut avantager une femme en ce cas.

ARNOLPHE, sans le voir.

Quel traitement lui faire en pareille aventure ?

LE NOTAIRE

L’ordre est que le futur doit douer la future Du tiers du dot qu’elle a [2] , mais cet ordre n’est rien, Et l’on va plus avant lorsque l’on le veut bien.

ARNOLPHE, sans le voir.


Si...

LE NOTAIRE, Arnolphe l’apercevant. 1060 Pour le préciput [3] , il les regarde ensemble,

Je dis que le futur peut comme bon lui semble Douer la future.

ARNOLPHE, l’ayant aperçu.

Euh !

LE NOTAIRE

Il peut l’avantager

Lorsqu’il l’aime beaucoup et qu’il veut l’obliger, Et cela par douaire, ou préfix qu’on appelle,


1065 Qui demeure perdu par le trépas d’icelle, Ou sans retour, qui va de ladite à ses hoirs, Ou coutumier, selon les différents vouloirs, Ou par donation dans le contrat formelle, Qu’on fait, ou pure et simple, ou qu’on fait mutuelle [4] ; 1070 Pourquoi hausser le dos ? Est-ce qu’on parle en fat, Et que l’on ne sait pas les formes d’un contrat ? Qui me les apprendra ? Personne ; je présume. Sais-je pas qu’étant joints on est par la coutume, Communs en meubles, biens, immeubles et conquêts [i] , 1075 À moins que par un acte on y renonce exprès ? Sais-je pas que le tiers du bien de la future Entre en communauté ? pour...

ARNOLPHE

Oui, c’est chose sûre,


Vous savez tout cela, mais qui vous en dit mot ?

LE NOTAIRE

Vous qui me prétendez faire passer pour sot, 1080 En me haussant l’épaule, et faisant la grimace.

ARNOLPHE

La peste soit fait l’homme [i] , et sa chienne de face. Adieu. C’est le moyen de vous faire finir.

LE NOTAIRE

Pour dresser un contrat m’a-t-on pas fait venir ?

ARNOLPHE


Oui, je vous ai mandé : mais la chose est remise, 1085 Et l’on vous mandera quand l’heure sera prise. Voyez quel diable d’homme avec son entretien ?

LE NOTAIRE

Je pense qu’il en tient [5] , et je crois penser bien. SCÈNE III LE NOTAIRE, ALAIN, GEORGETTE [6] . LE NOTAIRE

M’êtes-vous pas venu querir pour votre maître ?

ALAIN

Oui.

LE NOTAIRE


J’ignore pour qui vous le pouvez connaître : 1090 Mais allez de ma part lui dire de ce pas Que c’est un fou fieffé.

GEORGETTE

Nous n’y manquerons pas. SCÈNE IV ALAIN, GEORGETTE, ARNOLPHE. ALAIN

Monsieur...

ARNOLPHE

Approchez-vous, vous êtes mes fidèles,


Mes bons, mes vrais amis, et j’en sais des nouvelles.

ALAIN

Le notaire...

ARNOLPHE

Laissons, c’est pour quelque autre jour. 1095 On veut à mon honneur jouer d’un mauvais tour : Et quel affront pour vous mes enfants pourrait-ce être, Si l’on avait ôté l’honneur à votre maître ? Vous n’oseriez après paraître en nul endroit, Et chacun vous voyant vous montrerait au doigt : 1100 Donc puisque autant que moi l’affaire vous regarde, Il faut de votre part faire une telle garde Que ce galant ne puisse en aucune façon...


GEORGETTE

Vous nous avez tantôt montré notre leçon.

ARNOLPHE

Mais à ses beaux discours gardez bien de vous rendre.

ALAIN

Oh vraiment...

GEORGETTE 1105 Nous savons comme il faut s’en défendre.

ARNOLPHE

S’il venait doucement. "Alain, mon pauvre cœur,


Par un peu de secours soulage ma langueur."

ALAIN

Vous êtes un sot.

ARNOLPHE

Bon. (À Georgette.) "Georgette ma mignonne,

Tu me parais si douce, et si bonne personne."

GEORGETTE

Vous êtes un nigaud.

ARNOLPHE 1110 Bon. (À Alain.) "Quel mal trouves-tu


Dans un dessein honnête, et tout plein de vertu ?"

ALAIN

Vous êtes un fripon.

ARNOLPHE

Fort bien. (À Georgette.) "Ma mort est sûre

Si tu ne prends pitié des peines que j’endure."

GEORGETTE

Vous êtes un benêt, un impudent.

ARNOLPHE

Fort bien.


1115 "Je ne suis pas un homme à vouloir rien pour rien, Je sais quand on me sert en garder la mémoire : Cependant par avance, Alain voilà pour boire, Et voilà pour t’avoir, Georgette, un cotillon. (Ils tendent tous deux la main, et prennent l’argent.) Ce n’est de mes bienfaits qu’un simple échantillon, 1120 Toute la courtoisie enfin dont je vous presse, C’est que je puisse voir votre belle maîtresse."

GEORGETTE, le poussant.

À d’autres.

ARNOLPHE

Bon cela.

ALAIN, le poussant


Hors d’ici.

ARNOLPHE

Bon.

GEORGETTE, le poussant.

Mais tôt.

ARNOLPHE

Bon. Holà, c’est assez.

GEORGETTE

Fais-je pas comme il faut ?


ALAIN

Est-ce de la façon que vous voulez l’entendre ?

ARNOLPHE 1125 Oui, fort bien, hors l’argent qu’il ne fallait pas prendre.

GEORGETTE

Nous ne nous sommes pas souvenus de ce point.

ALAIN

Voulez-vous qu’à l’instant nous recommencions ?

ARNOLPHE

Point.


Suffit, rentrez tous deux.

ALAIN

Vous n’avez rien qu’à dire.

ARNOLPHE

Non, vous dis-je, rentrez, puisque je le désire. 1130 Je vous laisse l’argent, allez, je vous rejoins, Ayez bien l’œil à tout, et secondez mes soins. SCÈNE V ARNOLPHE

Je veux pour espion qui soit d’exacte vue, Prendre le savetier du coin de notre rue ; Dans la maison toujours je prétends la tenir, 1135


Y faire bonne garde, et surtout en bannir Vendeuses de ruban, perruquières, coiffeuses, Faiseuses de mouchoirs, gantières, revendeuses, Tous ces gens qui sous main travaillent chaque jour, À faire réussir les mystères d’amour [7] ; 1140 Enfin j’ai vu le monde, et j’en sais les finesses, Il faudra que mon homme ait de grandes adresses, Si message ou poulet de sa part peut entrer. SCÈNE VI HORACE, ARNOLPHE. HORACE

La place m’est heureuse à vous y rencontrer, Je viens de l’échapper bien belle je vous jure, 1145 Au sortir d’avec vous sans prévoir l’aventure, Seule dans son balcon j’ai vu paraître Agnès, Qui des arbres prochains prenait un peu le frais ; Après m’avoir fait signe, elle a su faire en sorte


Descendant au jardin, de m’en ouvrir la porte : 1150 Mais à peine tous deux dans sa chambre étions-nous, Qu’elle a sur les degrés entendu son jaloux, Et tout ce qu’elle a pu dans un tel accessoire [8] , C’est de me renfermer dans une grande armoire ; Il est entré d’abord ; je ne le voyais pas, 1155 Mais je l’oyais marcher sans rien dire à grands pas ; Poussant de temps en temps des soupirs pitoyables, Et donnant quelquefois de grands coups sur les tables, Frappant un petit chien qui pour lui s’émouvait, Et jetant brusquement les hardes qu’il trouvait, 1160 Il a même cassé d’une main mutinée, Des vases dont la belle ornait sa cheminée, Et sans doute il faut bien qu’à ce becque cornu [i] , Du trait qu’elle a joué quelque jour soit venu ; Enfin après cent tours [9] ayant de la manière,


1165 Sur ce qui n’en peut mais déchargé sa colère, Mon jaloux inquiet sans dire son ennui, Est sorti de la chambre, et moi de mon étui, Nous n’avons point voulu, de peur du personnage, Risquer à nous tenir ensemble davantage, 1170 C’était trop hasarder ; mais je dois cette nuit, Dans sa chambre un peu tard m’introduire sans bruit, En toussant par trois fois je me ferai connaître, Et je dois au signal voir ouvrir la fenêtre, Dont avec une échelle, et secondé d’Agnès, 1175 Mon amour tâchera de me gagner l’accès. Comme à mon seul ami je veux bien vous l’apprendre, L’allégresse du cœur s’augmente à la répandre, Et goûtât-on cent fois un bonheur trop parfait [10] , On n’en est pas content si quelqu’un ne le sait ; 1180 Vous prendrez part je pense à l’heur de mes affaires


Adieu je vais songer aux choses nécessaires. SCÈNE VII ARNOLPHE

Quoi ? l’astre qui s’obstine à me désespérer, Ne me donnera pas le temps de respirer, Coup sur coup je verrai par leur intelligence, 1185 De mes soins vigilants confondre la prudence, Et je serai la dupe en ma maturité, D’une jeune innocente, et d’un jeune éventé ? En sage philosophe on m’a vu vingt années, Contempler des maris les tristes destinées, 1190 Et m’instruire avec soin de tous les accidents, Qui font dans le malheur tomber les plus prudents, Des disgrâces d’autrui profitant dans mon âme, J’ai cherché les moyens voulant prendre une femme, De pouvoir garantir mon front de tous affronts,


1195 Et le tirer de pair d’avec les autres fronts [i] ; Pour ce noble dessein j’ai cru mettre en pratique, Tout ce que peut trouver l’humaine politique, Et comme si du sort il était arrêté, Que nul homme ici-bas n’en serait exempté, 1200 Après l’expérience, et toutes les lumières, Que j’ai pu m’acquérir sur de telles matières, Après vingt ans et plus, de méditation, Pour me conduire en tout avec précaution, De tant d’autres maris j’aurais quitté la trace, 1205 Pour me trouver après dans la même disgrâce [11] . Ah bourreau de destin vous en aurez menti, De l’objet qu’on poursuit, je suis encor nanti ; Si son cœur m’est volé par ce blondin funeste, J’empêcherai du moins qu’on s’empare du reste, 1210 Et cette nuit qu’on prend pour ce galant exploit,


Ne se passera pas si doucement qu’on croit, Ce m’est quelque plaisir parmi tant de tristesse, Que l’on me donne avis du piège qu’on me dresse, Et que cet étourdi qui veut m’être fatal, 1215 Fasse son confident de son propre rival. SCÈNE VIII CHRYSALDE, ARNOLPHE. CHRYSALDE

Hé bien, souperons-nous avant la promenade ?

ARNOLPHE

Non, je jeûne ce soir.

CHRYSALDE

D’où vient cette boutade ?


ARNOLPHE

De grâce excusez-moi, j’ai quelque autre embarras.

CHRYSALDE

Votre hymen [12] résolu ne se fera-t-il pas ?

ARNOLPHE 1220 C’est trop s’inquiéter des affaires des autres.

CHRYSALDE

Oh, oh, si brusquement ? Quels chagrins sont les vôtres ? Serait-il point, compère, à votre passion, Arrivé quelque peu de tribulation ? Je le jurerais presque à voir votre visage.


ARNOLPHE 1225 Quoi qu’il m’arrive au moins aurai-je l’avantage, De ne pas ressembler à de certaines gens, Qui souffrent doucement l’approche des galants.

CHRYSALDE

C’est un étrange fait qu’avec tant de lumières, Vous vous effarouchiez toujours sur ces matières, 1230 Qu’en cela vous mettiez le souverain bonheur, Et ne conceviez point au monde d’autre honneur ; Être avare, brutal, fourbe, méchant, et lâche, N’est rien à votre avis auprès de cette tache, Et de quelque façon qu’on puisse avoir vécu, 1235 On est homme d’honneur quand on n’est point cocu. À le bien prendre au fond, pourquoi voulez-vous croire,


Que de ce cas fortuit dépende notre gloire ? Et qu’une âme bien née ait à se reprocher, L’injustice d’un mal qu’on ne peut empêcher ? 1240 Pourquoi voulez-vous, dis-je en prenant une femme, Qu’on soit digne à son choix de louange ou de blâme, Et qu’on s’aille former un monstre plein d’effroi, De l’affront que nous fait son manquement de foi ? Mettez-vous dans l’esprit qu’on peut du cocuage, 1245 Se faire en galant homme une plus douce image, Que des coups du hasard aucun n’étant garant, Cet accident de soi doit être indifférent, Et qu’enfin tout le mal quoi que le monde glose, N’est que dans la façon de recevoir la chose. 1250 Car pour se bien conduire en ces difficultés [13] , Il y faut comme en tout fuir les extrémités, N’imiter pas ces gens un peu trop débonnaires, Qui tirent vanité de ces sortes d’affaires ;


De leurs femmes toujours vont citant les galants, 1255 En font partout l’éloge, et prônent leurs talents, Témoignent avec eux d’étroites sympathies, Sont de tous leurs cadeaux [14] , de toutes leurs parties, Et font qu’avec raison les gens sont étonnés, De voir leur hardiesse à montrer là leur nez. 1260 Ce procédé, sans doute, est tout à fait blâmable : Mais l’autre extrémité n’est pas moins condamnable, Si je n’approuve pas ces amis des galants, Je ne suis pas aussi pour ces gens turbulents, Dont l’imprudent chagrin qui tempête et qui gronde, 1265 Attire au bruit qu’il fait, les yeux de tout le monde ; Et qui par cet éclat semblent ne pas vouloir Qu’aucun puisse ignorer ce qu’ils peuvent avoir. Entre ces deux partis il en est un honnête, Où dans l’occasion l’homme prudent s’arrête,


1270 Et quand on le sait prendre on n’a point à rougir, Du pis dont une femme avec nous puisse agir. Quoi qu’on en puisse dire, enfin le cocuage Sous des traits moins affreux aisément s’envisage : Et comme je vous dis, toute l’habileté, 1275 Ne va qu’à le savoir tourner du bon côté.

ARNOLPHE

Après ce beau discours toute la confrérie, Doit un remerciement à votre seigneurie : Et quiconque voudra vous entendre parler, Montrera de la joie à s’y voir enrôler.

CHRYSALDE 1280 Je ne dis pas cela, car c’est ce que je blâme : Mais comme c’est le sort qui nous donne une femme,


Je dis que l’on doit faire ainsi qu’au jeu de dés, Où s’il ne vous vient pas ce que vous demandez Il faut jouer d’adresse, et d’une âme réduite [15] , 1285 Corriger le hasard par la bonne conduite.

ARNOLPHE

C’est-à-dire dormir, et manger toujours bien, Et se persuader que tout cela n’est rien.

CHRYSALDE

Vous pensez vous moquer, mais à ne vous rien feindre, Dans le monde je vois cent choses plus à craindre, 1290 Et dont je me ferais un bien plus grand malheur, Que de cet accident qui vous fait tant de peur. Pensez-vous qu’à choisir de deux choses prescrites,


Je n’aimasse pas mieux être ce que vous dites, Que de me voir mari de ces femmes de bien, 1295 Dont la mauvaise humeur fait un procès sur rien. Ces dragons de vertu, ces honnêtes diablesses, Se retranchant toujours sur leurs sages prouesses, Qui pour un petit tort qu’elles ne nous font pas, Prennent droit de traiter les gens de haut en bas [16] , 1300 Et veulent sur le pied de nous être fidèles [17] , Que nous soyons tenus à tout endurer d’elles : Encore un coup compère, apprenez qu’en effet, Le cocuage n’est que ce que l’on le fait, Qu’on peut le souhaiter pour de certaines causes, 1305 Et qu’il a ses plaisirs comme les autres choses [18] .

ARNOLPHE

Si vous êtes d’humeur à vous en contenter,


Quant à moi ce n’est pas la mienne d’en tâter ; Et plutôt que subir une telle aventure...

CHRYSALDE

Mon Dieu ne jurez point de peur d’être parjure ; 1310 Si le sort l’a réglé, vos soins sont superflus, Et l’on ne prendra pas votre avis là-dessus.

ARNOLPHE

Moi ! je serais cocu ?

CHRYSALDE

Vous voilà bien malade,

Mille gens le sont bien sans vous faire bravade ;


Qui de mine, de cœur, de biens et de maison, 1315 Ne feraient avec vous nulle comparaison.

ARNOLPHE

Et moi je n’en voudrais avec eux faire aucune : Mais cette raillerie en un mot m’importune. Brisons là, s’il vous plaît.

CHRYSALDE

Vous êtes en courroux,

Nous en saurons la cause ; adieu souvenez-vous ; 1320 Quoi que sur ce sujet votre honneur vous inspire, Que c’est être à demi ce que l’on vient de dire : Que de vouloir jurer qu’on ne le sera pas.


ARNOLPHE

Moi ! je le jure encore, et je vais de ce pas, Contre cet accident trouver un bon remède. SCÈNE IX ALAIN, GEORGETTE, ARNOLPHE. ARNOLPHE 1325 Mes amis, c’est ici que j’implore votre aide, Je suis édifié de votre affection ; Mais il faut qu’elle éclate en cette occasion : Et si vous m’y servez selon ma confiance, Vous êtes assurés de votre récompense. 1330 L’homme que vous savez, n’en faites point de bruit, Veut comme je l’ai su m’attraper cette nuit, Dans la chambre d’Agnès entrer par escalade, Mais il lui faut nous trois dresser une embuscade : Je veux que vous preniez chacun un bon bâton,


1335 Et quand il sera près du dernier échelon ; Car dans le temps qu’il faut j’ouvrirai la fenêtre, Que tous deux à l’envi vous me chargiez ce traître : Mais d’un air dont son dos garde le souvenir, Et qui lui puisse apprendre à n’y plus revenir, 1340 Sans me nommer pourtant en aucune manière, Ni faire aucun semblant que je serai derrière. Aurez-vous bien l’esprit de servir mon courroux [19] ?

ALAIN

S’il ne tient qu’à frapper, Monsieur, tout est à nous [20] . Vous verrez, quand je bats, si j’y vais de main morte.

GEORGETTE 1345 La mienne, quoique aux yeux, elle n’est pas si forte [21] , N’en quitte pas sa part à le bien étriller.


ARNOLPHE

Rentrez donc, et surtout gardez de babiller ; Voilà pour le prochain une leçon utile, Et si tous les maris qui sont en cette ville, 1350 De leurs femmes ainsi recevaient le galant, Le nombre des cocus ne serait pas si grand. [1] Vers 1046-1047 : "De peur d’être trompé, il vous faudra ne pas donner quittance de la dot au dos du contrat sans avoir reçu les sommes en question." [2] Vers 1057-1058 : "La règle est que le futur doit assigner à la future un douaire égal au tiers de sa dot." [3] Le préciput est "un avantage que l’on stipule dans les contrats de mariage en faveur du survivant, qu’il doit prendre sur les biens du prédécédé, avant le partage de la succession" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [4] Le douaire préfix est perdu par les héritiers de la femme ; le douaire sans retour passe à sa mort à ses hoirs (héritiers) ; le douaire coutumier donne à la femme la moitié des biens du mari ; enfin, les époux peuvent se faire unedonation entre vifs, simple (au profit d’un seul époux) ou mutuelle (au profit de l’un ou de l’autre). [i] Conquêts : ce que les époux acquièrent durant leur mariage (nous


dirionsacquets). [i] La peste soit fait l’homme : l’absence d’accord de fait avec peste n’est pas surprenant au XVIIe siècle (cf. Les Fâcheux, vers 361). [5] Il en tient : il est ivre. L’expression signifie aussi, suivant le contexte : il est amoureux. [6] À la différence de 1663, 1682 ne compte pas Arnolphe parmi les personnages de cette scène : il a en effet laissé seul le Notaire (voir plus haut le vers 1082). [7] L’édition de 1682 indique que les vers 1132 à 1139 étaient sautés à la représentation. [8] Un tel accessoire : un si grand danger. [i] Becque cornu : de l’italien becco cornuto, bouc cornu. [9] VAR. Enfin, après vingt tours... (1682). [10] VAR. Et, goûtât-on cent fois un bonheur tout parfait. (1682). [i] Tirer du pair (ou de pair) : distinguer. [11] L’édition de 1682 indique que les vers 1186 à 1205 étaient sautés à la représentation. [12] L’hymen : le mariage. [13] VAR. Et pour se bien conduire en ces difficultés. (1682). [14] Un cadeau est un "repas qu’on donne hors de chez soi, particulièrement à la campagne" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [15] D’une âme réduite : d’une âme résignée. [16] Traiter les gens de haut en bas : les traiter avec mépris.


[17] Sur le pied de nous être fidèles : fortes du fait qu’elles nous sont fidèles. [18] Cet éloge burlesque du cocuage (Voir Patrick Dandrey, L’éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, PUF, 1997) ne doit évidemment pas être pris au sérieux, et il faut être Bossuet pour voir que Molière y "étale au grand jour les avantages d’une infâme tolérance dans les maris" (Maximes et réflexions sur la Comédie, § 5). [19] VAR. Auriez-vous bien l’esprit de servir mon courroux ? (1682). [20] VAR. S’il ne tient qu’à frapper, mon Dieu, tout est à nous (1682). [21] VAR. La mienne, quoique aux yeux elle semble moins forte (1682).

Acte 5 ACTE V, SCÈNE PREMIÈRE ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE. ARNOLPHE

Traîtres, qu’avez-vous fait par cette violence ?

ALAIN


Nous vous avons rendu, Monsieur, obéissance.

ARNOLPHE

De cette excuse en vain vous voulez vous armer. 1355 L’ordre était de le battre, et non de l’assommer ; Et c’était sur le dos, et non pas sur la tête, Que j’avais commandé qu’on fît choir la tempête. Ciel ! dans quel accident me jette ici le sort ? Et que puis-je résoudre à voir cet homme mort ? 1360 Rentrez dans la maison ; et gardez de rien dire De cet ordre innocent que j’ai pu vous prescrire. Le jour s’en va paraître, et je vais consulter Comment dans ce malheur je me dois comporter. Hélas ! que deviendrai-je ? et que dira le père, 1365 Lorsque inopinément il saura cette affaire ? SCÈNE II


HORACE, ARNOLPHE. HORACE

Il faut que j’aille un peu reconnaître qui c’est.

ARNOLPHE

Eût-on jamais prévu... Qui va là ? s’il vous plaît.

HORACE

C’est vous, Seigneur Arnolphe ?

ARNOLPHE

Oui ; mais vous...

HORACE


C’est Horace.

Je m’en allais chez vous, vous prier d’une grâce, Vous sortez bien matin !

ARNOLPHE, bas 1370 Quelle confusion !

Est-ce un enchantement ? est-ce une illusion ?

HORACE

J’étais, à dire vrai, dans une grande peine ; Et je bénis du Ciel la bonté souveraine, Qui fait qu’à point nommé je vous rencontre ainsi. 1375 Je viens vous avertir que tout a réussi, Et même beaucoup plus que je n’eusse osé dire ; Et par un incident qui devait [1] tout détruire.


Je ne sais point par où l’on a pu soupçonner Cette assignation qu’on m’avait su donner : 1380 Mais étant sur le point d’atteindre à la fenêtre J’ai, contre mon espoir, vu quelques gens paraître, Qui sur moi brusquement levant chacun le bras M’ont fait manquer le pied et tomber jusqu’en bas ; Et ma chute aux dépens de quelque meurtrissure, 1385 De vingt coups de bâton m’a sauvé l’aventure. Ces gens-là, dont était je pense mon jaloux, Ont imputé ma chute à l’effort de leurs coups, Et comme la douleur un assez long espace M’a fait sans remuer demeurer sur la place, 1390 Ils ont cru tout de bon qu’ils m’avaient assommé, Et chacun d’eux s’en est aussitôt alarmé. J’entendais tout leur bruit dans le profond silence [2] , L’un l’autre ils s’accusaient de cette violence,


Et sans lumière aucune en querellant le sort, 1395 Sont venus doucement tâter si j’étais mort. Je vous laisse à penser si dans la nuit obscure, J’ai d’un vrai trépassé su tenir la figure. Ils se sont retirés avec beaucoup d’effroi ; Et comme je songeais à me retirer moi, 1400 De cette feinte mort la jeune Agnès émue, Avec empressement est devers moi venue : Car les discours qu’entre eux ces gens avaient tenus, Jusques à son oreille étaient d’abord [3] venus, Et pendant tout ce trouble étant moins observée, 1405 Du logis aisément elle s’était sauvée. Mais me trouvant sans mal elle a fait éclater Un transport difficile à bien représenter. Que vous dirai-je ? enfin cette aimable personne A suivi les conseils que son amour lui donne, 1410


N’a plus voulu songer à retourner chez soi, Et de tout son destin s’est commise à ma foi. Considérez un peu par ce trait d’innocence Où l’expose d’un fou la haute impertinence ; Et quels fâcheux périls elle pourrait courir, 1415 Si j’étais maintenant homme à la moins chérir ? Mais d’un trop pur amour mon âme est embrasée, J’aimerais mieux mourir que l’avoir abusée. Je lui vois des appas dignes d’un autre sort, Et rien ne m’en saurait séparer que la mort. 1420 Je prévois là-dessus l’emportement d’un père : Mais nous prendrons le temps d’apaiser sa colère. À des charmes si doux je me laisse emporter, Et dans la vie, enfin, il se faut contenter. Ce que je veux de vous sous un secret fidèle, 1425 C’est que je puisse mettre en vos mains cette belle,


Que dans votre maison, en faveur de mes feux, Vous lui donniez retraite au moins un jour ou deux. Outre qu’aux yeux du monde il faut cacher sa fuite, Et qu’on en pourra faire une exacte poursuite [4] , 1430 Vous savez qu’une fille aussi de sa façon Donne avec un jeune homme un étrange soupçon. Et comme c’est à vous, sûr de votre prudence Que j’ai fait de mes feux entière confidence ; C’est à vous seul aussi comme ami généreux 1435 Que je puis confier ce dépôt amoureux.

ARNOLPHE

Je suis, n’en doutez point, tout à votre service.

HORACE

Vous voulez bien me rendre un si charmant office ?


ARNOLPHE

Très volontiers, vous dis-je, et je me sens ravir De cette occasion que j’ai de vous servir. 1440 Je rends grâces au Ciel de ce qu’il me l’envoie, Et n’ai jamais rien fait avec si grande joie.

HORACE

Que je suis redevable à toutes vos bontés ! J’avais de votre part craint des difficultés : Mais vous êtes du monde, et dans votre sagesse 1445 Vous savez excuser le feu de la jeunesse, Un de mes gens la garde au coin de ce détour [5] .

ARNOLPHE


Mais comment ferons-nous ? car il fait un peu jour ; Si je la prends ici, l’on me verra, peut-être, Et s’il faut que chez moi vous veniez à paraître, 1450 Des valets causeront. Pour jouer au plus sûr, Il faut me l’amener dans un lieu plus obscur, Mon allée [i] est commode, et je l’y vais attendre.

HORACE

Ce sont précautions qu’il est fort bon de prendre. Pour moi je ne ferai que vous la mettre en main, 1455 Et chez moi sans éclat je retourne soudain.

ARNOLPHE,seul.

Ah fortune ! ce trait d’aventure propice, Répare tous les maux que m’a faits ton caprice.


SCÈNE III AGNÈS, ARNOLPHE, HORACE. HORACE [6]

Ne soyez point en peine, où je vais vous mener, C’est un logement sûr que je vous fais donner. 1460 Vous loger avec moi, ce serait tout détruire, Entrez dans cette porte, et laissez-vous conduire. Arnolphe lui prend la main sans qu’elle le connaisse [7] .

AGNÈS

Pourquoi me quittez-vous ?

HORACE

Chère Agnès, il le faut.


AGNÈS

Songez donc, je vous prie, à revenir bientôt.

HORACE

J’en suis assez pressé par ma flamme amoureuse.

AGNÈS 1465 Quand je ne vous vois point, je ne suis point joyeuse.

HORACE

Hors de votre présence on me voit triste aussi.

AGNÈS

Hélas ! s’il était vrai, vous resteriez ici.


HORACE

Quoi ! vous pourriez douter de mon amour extrême ?

AGNÈS

Non, vous ne m’aimez pas autant que je vous aime. (Arnolphe la tire.) Ah l’on me tire trop !

HORACE 1470 C’est qu’il est dangereux,

Chère Agnès, qu’en ce lieu nous soyons vus tous deux, Et ce parfait ami de qui la main vous presse [8] , Suit le zèle prudent qui pour nous l’intéresse.

AGNÈS


Mais suivre un inconnu que...

HORACE

N’appréhendez rien, 1475 Entre de telles mains vous ne serez que bien.

AGNÈS

Je me trouverais mieux entre celles d’Horace.

HORACE

Et j’aurais...

AGNÈS à celui qui la tient.

Attendez.


HORACE

Adieu, le jour me chasse.

AGNÈS

Quand vous verrai-je donc ?

HORACE

Bientôt, assurément.

AGNÈS

Que je vais m’ennuyer jusques à ce moment !

HORACE 1480


Grâce au Ciel, mon bonheur n’est plus en concurrence [9] , Et je puis maintenant dormir en assurance. SCÈNE IV ARNOLPHE, AGNÈS. ARNOLPHE, le nez dans son manteau.

Venez, ce n’est pas là que je vous logerai, Et votre gîte ailleurs est par moi préparé, Je prétends en lieu sûr mettre votre personne. Me connaissez-vous ?

AGNÈS, le reconnaissant.

Hay.

ARNOLPHE 1485 Mon visage, friponne,

Dans cette occasion rend vos sens effrayés ;


Et c’est à contre-cœur qu’ici vous me voyez ; Je trouble en ses projets l’amour qui vous possède, (Agnès regarde si elle ne verra point Horace.) N’appelez point des yeux le galant à votre aide, 1490 Il est trop éloigné pour vous donner secours ; Ah, ah, si jeune encor, vous jouez de ces tours, Votre simplicité, qui semble sans pareille, Demande si l’on fait les enfants par l’oreille, Et vous savez donner des rendez-vous la nuit, 1495 Et pour suivre un galant vous évader sans bruit. Tudieu ? comme avec lui votre langue cajole [10] ; Il faut qu’on vous ait mise à quelque bonne école. Qui diantre tout d’un coup vous en a tant appris ? Vous ne craignez donc plus de trouver des esprits ? 1500 Et ce galant la nuit vous a donc enhardie. Ah, coquine, en venir à cette perfidie ;


Malgré tous mes bienfaits former un tel dessein, Petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein, Et qui dès qu’il se sent, par une humeur ingrate, 1505 Cherche à faire du mal à celui qui le flatte.

AGNÈS

Pourquoi me criez-vous ?

ARNOLPHE

J’ai grand tort en effet.

AGNÈS

Je n’entends point de mal dans tout ce que j’ai fait.

ARNOLPHE


Suivre un galant n’est pas une action infâme ?

AGNÈS

C’est un homme qui dit qu’il me veut pour sa femme ; 1510 J’ai suivi vos leçons, et vous m’avez prêché Qu’il se faut marier pour ôter le péché.

ARNOLPHE

Oui, mais pour femme moi je prétendais vous prendre, Et je vous l’avais fait, me semble, assez entendre.

AGNÈS

Oui, mais à vous parler franchement entre nous, 1515 Il est plus pour cela, selon mon goût, que vous ;


Chez vous le mariage est fâcheux et pénible, Et vos discours en font une image terrible : Mais las ! il le fait lui si rempli de plaisirs, Que de se marier il donne des désirs.

ARNOLPHE

Ah, c’est que vous l’aimez, traîtresse.

AGNÈS 1520 Oui je l’aime.

ARNOLPHE

Et vous avez le front de le dire à moi-même ?

AGNÈS

Et pourquoi s’il est vrai, ne le dirais-je pas ?


ARNOLPHE

Le deviez-vous aimer [11] ? impertinente.

AGNÈS

Hélas !

Est-ce que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause, 1525 Et je n’y songeais pas lorsque se fit la chose.

ARNOLPHE

Mais il fallait chasser cet amoureux désir.

AGNÈS


Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

ARNOLPHE

Et ne saviez-vous pas que c’était me déplaire ?

AGNÈS

Moi, point du tout, quel mal cela vous peut-il faire ?

ARNOLPHE 1530 Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui, Vous ne m’aimez donc pas à ce compte ?

AGNÈS

Vous ?

ARNOLPHE


Oui.

AGNÈS

Hélas, non.

ARNOLPHE

Comment, non ?

AGNÈS

Voulez-vous que je mente ?

ARNOLPHE

Pourquoi ne m’aimer pas, Madame l’impudente ?


AGNÈS

Mon Dieu, ce n’est pas moi que vous devez blâmer ; 1535 Que ne vous êtes-vous comme lui fait aimer ? Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.

ARNOLPHE

Je m’y suis efforcé de toute ma puissance ; Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous.

AGNÈS

Vraiment il en sait donc là-dessus plus que vous ; 1540 Car à se faire aimer il n’a point eu de peine.

ARNOLPHE


Voyez comme raisonne et répond la vilaine. Peste, une précieuse en dirait-elle plus ? Ah ! je l’ai mal connue, ou ma foi là-dessus Une sotte en sait plus que le plus habile homme ; 1545 Puisque en raisonnement votre esprit se consomme [12] , La belle raisonneuse, est-ce qu’un si long temps Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens ?

AGNÈS

Non, il vous rendra tout jusques au dernier double [13] .

ARNOLPHE

Elle a de certains mots où mon dépit redouble, 1550 Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir Les obligations que vous pouvez m’avoir ?


AGNÈS

Je ne vous en ai pas de si grandes qu’on pense.

ARNOLPHE

N’est-ce rien que les soins d’élever votre enfance ?

AGNÈS

Vous avez là dedans bien opéré vraiment, 1555 Et m’avez fait en tout instruire joliment ; Croit-on que je me flatte, et qu’enfin dans ma tête Je ne juge pas bien que je suis une bête ? Moi-même j’en ai honte, et dans l’âge où je suis Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis.

ARNOLPHE


1560 Vous fuyez l’ignorance, et voulez, quoi qu’il coûte, Apprendre du blondin quelque chose.

AGNÈS

Sans doute,

C’est de lui que je sais ce que je puis savoir [14] , Et beaucoup plus qu’à vous je pense lui devoir.

ARNOLPHE

Je ne sais qui [15] me tient qu’avec une gourmade 1565 Ma main de ce discours ne venge la bravade. J’enrage quand je vois sa piquante froideur, Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur.


AGNÈS

Hélas, vous le pouvez, si cela vous peut plaire.

ARNOLPHE

Ce mot, et ce regard désarme [16] ma colère, 1570 Et produit un retour de tendresse et de cœur, Qui de son action m’efface la noirceur [17] . Chose étrange ! d’aimer, et que pour ces traîtresses Les hommes soient sujets à de telles faiblesses, Tout le monde connaît leur imperfection. 1575 Ce n’est qu’extravagance, et qu’indiscrétion ; Leur esprit est méchant, et leur âme fragile, Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile, Rien de plus infidèle, et malgré tout cela Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là. 1580


Hé bien, faisons la paix, va petite traîtresse, Je te pardonne tout, et te rends ma tendresse ; Considère par là l’amour que j’ai pour toi, Et me voyant si bon, en revanche aime-moi.

AGNÈS

Du meilleur de mon cœur, je voudrais vous complaire, 1585 Que me coûterait-il, si je le pouvais faire ?

ARNOLPHE

Mon pauvre petit bec, tu le peux si tu veux [18] . (Il fait un soupir.) Écoute seulement ce soupir amoureux, Vois ce regard mourant, contemple ma personne, Et quitte ce morveux, et l’amour qu’il te donne ; 1590


C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi, Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi. Ta forte passion est d’être brave* [i] et leste, Tu le seras toujours, va, je te le proteste ; Sans cesse nuit et jour je te caresserai, 1595 Je te bouchonnerai [19] , baiserai, mangerai ; Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire, Je ne m’explique point, et cela c’est tout dire. (À part.) Jusqu’où la passion peut-elle faire aller ? Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler ; 1600 Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ? Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ? Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ? Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux, Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

AGNÈS


1605 Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme. Horace avec deux mots en ferait plus que vous.

ARNOLPHE

Ah ! c’est trop me braver, trop pousser mon courroux ; Je suivrai mon dessein, bête trop indocile, Et vous dénicherez à l’instant de la ville ; 1610 Vous rebutez mes vœux, et me mettez à bout ; Mais un cul de couvent [20] me vengera de tout. SCÈNE V ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN [21] . ALAIN

Je ne sais ce que c’est, Monsieur, mais il me semble Qu’Agnès et le corps mort s’en sont allés ensemble.


ARNOLPHE

La voici ; dans ma chambre allez me la nicher, 1615 Ce ne sera pas là qu’il la viendra chercher, Et puis c’est seulement pour une demie-heure, Je vais pour lui donner une sûre demeure Trouver une voiture ; enfermez-vous des mieux, Et surtout gardez-vous de la quitter des yeux : 1620 Peut-être que son âme étant dépaysée Pourra de cet amour être désabusée. SCÈNE VI ARNOLPHE, HORACE. HORACE

Ah ! je viens vous trouver accablé de douleur, Le Ciel, Seigneur Arnolphe, a conclu [22] mon malheur, Et par un trait fatal d’une injustice extrême 1625


On me veut arracher de la beauté que j’aime. Pour arriver ici mon père a pris le frais [23] , J’ai trouvé qu’il mettait pied à terre ici près, Et la cause en un mot d’une telle venue, Qui, comme je disais, ne m’était pas connue, 1630 C’est qu’il m’a marié sans m’en récrire rien [24] , Et qu’il vient en ces lieux célébrer ce lien. Jugez, en prenant part à mon inquiétude, S’il pouvait m’arriver un contre-temps plus rude ; Cet Enrique, dont hier je m’informais à vous, 1635 Cause tout le malheur dont je ressens les coups ; Il vient avec mon père achever ma ruine, Et c’est sa fille unique à qui l’on me destine. J’ai dès leurs premiers mots pensé m’évanouir, Et d’abord sans vouloir plus longtemps les ouïr ; 1640 Mon père ayant parlé de vous rendre visite


L’esprit plein de frayeur je l’ai devancé vite : De grâce, gardez-vous de lui rien découvrir De mon engagement, qui le pourrait aigrir, Et tâchez, comme en vous il prend grande créance, 1645 De le dissuader de cette autre alliance.

ARNOLPHE

Oui-da.

HORACE

Conseillez-lui de différer un peu,

Et rendez en ami ce service à mon feu.

ARNOLPHE

Je n’y manquerai pas.


HORACE

C’est en vous que j’espère.

ARNOLPHE

Fort bien

HORACE

Et je vous tiens mon véritable père ; 1650 Dites-lui que mon âge... ah ! je le vois venir, Écoutez les raisons que je vous puis fournir. Ils demeurent en un coin du théâtre. SCÈNE VII ENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, HORACE, ARNOLPHE. ENRIQUE, à Chrysalde.


Aussitôt qu’à mes yeux je vous ai vu paraître, Quand on ne m’eût rien dit j’aurais su vous connaître ; Je vous vois tous les traits de cette aimable sœur [25] , 1655 Dont l’hymen [26] autrefois m’avait fait possesseur ; Et je serais heureux, si la Parque cruelle M’eût laissé ramener cette épouse fidèle, Pour jouir avec moi des sensibles douceurs De revoir tous les siens après nos longs malheurs : 1660 Mais puisque du destin la fatale puissance Nous prive pour jamais de sa chère présence, Tâchons de nous résoudre, et de nous contenter Du seul fruit amoureux qui m’en est pu rester, Il vous touche de près. Et sans votre suffrage 1665 J’aurais tort de vouloir disposer de ce gage ; Le choix du fils d’Oronte est glorieux de soi, Mais il faut que ce choix vous plaise comme à moi [27] .


CHRYSALDE

C’est de mon jugement avoir mauvaise estime, Que douter si j’approuve un choix si légitime.

ARNOLPHE, à Horace. 1670 Oui, je vais vous servir de la bonne façon [28] .

HORACE

Gardez encore un coup...

ARNOLPHE

N’ayez aucun soupçon.

ORONTE, à Arnolphe.


Ah ! que cette embrassade est pleine de tendresse.

ARNOLPHE

Que je sens à vous voir, une grande allégresse.

ORONTE

Je suis ici venu...

ARNOLPHE

Sans m’en faire récit,

Je sais ce qui vous mène.

ORONTE 1675 On vous l’a déjà dit ?


ARNOLPHE

Oui.

ORONTE

Tant mieux.

ARNOLPHE

Votre fils à cet hymen [29] résiste,

Et son cœur prévenu n’y voit rien que de triste, Il m’a même prié de vous en détourner ; Et moi tout le conseil que je vous puis donner, 1680 C’est de ne pas souffrir que ce nœud se diffère, Et de faire valoir l’autorité de père ;


Il faut avec vigueur ranger [30] les jeunes gens, Et nous faisons [31] contre eux à leur être indulgents.

HORACE

Ah traître !

CHRYSALDE

Si son cœur a quelque répugnance, 1685 Je tiens qu’on ne doit pas lui faire violence [32] ; Mon frère, que je crois, sera de mon avis.

ARNOLPHE

Quoi ? se laissera-t-il gouverner par son fils ? Est-ce que vous voulez qu’un père ait la mollesse De ne savoir pas faire obéir la jeunesse ? 1690


Il serait beau vraiment, qu’on le vît aujourd’hui Prendre loi de qui doit la recevoir de lui. Non, non, c’est mon intime, et sa gloire est la mienne, Sa parole est donnée, il faut qu’il la maintienne, Qu’il fasse voir ici de fermes sentiments, 1695 Et force de son fils tous les attachements.

ORONTE

C’est parler comme il faut, et dans cette alliance, C’est moi qui vous réponds de son obéissance.

CHRYSALDE, à Arnolphe.

Je suis surpris, pour moi, du grand empressement Que vous me faites voir pour cet engagement, 1700 Et ne puis deviner quel motif vous inspire...


ARNOLPHE

Je sais ce que je fais, et dis ce qu’il faut dire.

ORONTE

Oui, oui, Seigneur Arnolphe, il est...

CHRYSALDE

Ce nom l’aigrit,

C’est Monsieur de la Souche, on vous l’a déjà dit.

ARNOLPHE

Il n’importe.

HORACE


Qu’entends-je ?

ARNOLPHE, se retournant vers Horace.

Oui c’est là le mystère, 1705 Et vous pouvez juger ce que je devais faire.

HORACE

En quel trouble... SCÈNE VIII GEORGETTE, HENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, HORACE, ARNOLPHE. GEORGETTE

Monsieur, si vous n’êtes auprès,

Nous aurons de la peine à retenir Agnès,


Elle veut à tous coups s’échapper, et peut-être Qu’elle se pourrait bien jeter par la fenêtre.

ARNOLPHE 1710 Faites-la-moi venir, aussi bien de ce pas Prétends-je l’emmener, ne vous en fâchez pas, Un bonheur continu rendrait l’homme superbe, Et chacun a son tour, comme dit le proverbe.

HORACE

Quels maux peuvent, ô Ciel égaler mes ennuis ? 1715 Et s’est-on jamais vu dans l’abîme où je suis ?

ARNOLPHE, à Oronte.

Pressez vite le jour de la cérémonie, J’y prends part, et déjà moi-même je m’en prie.


ORONTE

C’est bien là notre dessein [33] . SCÈNE IX AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE, HENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, HORACE, ARNOLPHE. ARNOLPHE

Venez, belle, venez,

Qu’on ne saurait tenir, et qui vous mutinez, 1720 Voici votre galant, à qui pour récompense Vous pouvez faire une humble et douce révérence [34] . (À Horace) Adieu, l’événement trompe un peu vos souhaits ; Mais tous les amoureux ne sont pas satisfaits.

AGNÈS


Me laissez-vous, Horace, emmener de la sorte ?

HORACE 1725 Je ne sais où j’en suis, tant ma douleur est forte.

ARNOLPHE

Allons, causeuse, allons.

AGNÈS

Je veux rester ici.

ORONTE

Dites-nous ce que c’est que ce mystère-ci, Nous nous regardons tous sans le pouvoir comprendre.


ARNOLPHE

Avec plus de loisir je pourrai vous l’apprendre, Jusqu’au revoir.

ORONTE 1730 Où donc prétendez-vous aller ?

Vous ne nous parlez point, comme il nous faut parler.

ARNOLPHE

Je vous ai conseillé malgré tout son murmure, D’achever l’hyménée [35] .

ORONTE

Oui, mais pour le conclure


Si l’on vous a dit tout, ne vous a-t-on pas dit 1735 Que vous avez chez vous celle dont il s’agit ? La fille qu’autrefois de l’aimable Angélique Sous des liens secrets eut le seigneur Enrique. Sur quoi votre discours était-il donc fondé ?

CHRYSALDE

Je m’étonnais aussi de voir son procédé.

ARNOLPHE

Quoi...

CHRYSALDE 1740 D’un hymen [36] secret ma sœur eut une fille,


Dont on cacha le sort à toute la famille.

ORONTE

Et qui sous de feints noms pour ne rien découvrir, Par son époux aux champs fut donnée à nourrir.

CHRYSALDE

Et dans ce temps le sort lui déclarant la guerre, 1745 L’obligea de sortir de sa natale terre.

ORONTE

Et d’aller essuyer mille périls divers Dans ces lieux séparés de nous par tant de mers.

CHRYSALDE


Où ses soins ont gagné ce que dans sa patrie Avaient pu lui ravir l’imposture et l’envie [37] .

ORONTE 1750 Et de retour en France, il a cherché d’abord Celle à qui de sa fille il confia le sort.

CHRYSALDE

Et cette paysanne a dit avec franchise, Qu’en vos mains à quatre ans elle l’avait remise.

ORONTE

Et qu’elle l’avait fait sur votre charité [38] , 1755 Par un accablement d’extrême pauvreté.


CHRYSALDE

Et lui plein de transport, et l’allégresse en l’âme [39] A fait jusqu’en ces lieux conduire cette femme.

ORONTE

Et vous allez, enfin, la voir venir ici Pour rendre aux yeux de tous ce mystère éclairci.

CHRYSALDE 1760 Je devine à peu près quel est votre supplice, Mais le sort en cela ne vous est que propice ; Si n’être point cocu vous semble un si grand bien, Ne vous point marier en est le vrai moyen.

ARNOLPHE, s’en allant tout transporté et ne pouvant parler.


Oh !

ORONTE

D’où vient qu’il s’enfuit sans rien dire ?

HORACE

Ah mon père 1765 Vous saurez pleinement ce surprenant mystère. Le hasard en ces lieux avait exécuté Ce que votre sagesse avait prémédité. J’étais par les doux nœuds d’une ardeur mutuelle [40] , Engagé de parole avecque cette belle ; 1770 Et c’est elle en un mot que vous venez chercher, Et pour qui mon refus a pensé vous fâcher.

ENRIQUE


Je n’en ai point douté d’abord que je l’ai vue, Et mon âme depuis n’a cessé d’être émue. Ah ! ma fille, je cède à des transports si doux.

CHRYSALDE 1775 J’en ferais de bon cœur, mon frère, autant que vous. Mais ces lieux et cela ne s’accommodent guères ; Allons dans la maison débrouiller ces mystères, Payer à notre ami ses soins officieux, Et rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux. [1] Devait : aurait dû. [2] VAR. J’entendis tout le bruit dans le profond silence. (1682). [3] D’abord : immédiatement. [4] VAR. Et qu’on en pourrait faire une exacte poursuite. (1682). Poursuite : action de suivre à la trace, de rechercher. [5] Ce détour : ce tournant de rue. [i] Mon allée : une allée peut être "un corridor entre des bâtiments où l’on va d’un lieu à un autre" (Dictionnaire de Furetière, 1690). Mais pourquoi Arnolphe dit-il mon allée, alors qu’Horace le croit domicilié à l’autre bout


de la ville ? Il y a là une difficulté. [6] VAR. à Agnès. (1682). [7] Qu’elle le connaisse : qu’elle le reconnaisse. [8] VAR. Et le parfait ami de qui la main vous presse. (1682). [9] N’est plus en concurrence : n’est plus menacé par l’amour du jaloux. [10] Cajoler : parler, jaser (sens vieilli). [11] Le deviez-vous aimer : auriez-vous dû l’aimer ? [12] Se consommer : se parfaire, atteindre la perfection. [13] Le double était une pièce de deux deniers (il fallait six deniers pour faire un sou). [14] VAR. C’est de lui que je sais ce que je peux savoir (1682). [15] Qui : ce qui. [16] Les deux verbes désarme et produit sont au singulier malgré les deux sujets. Il s’agit soit d’un latinisme (accord avec le sujet le plus rapproché), soit d’une licence poétique. [17] VAR. Qui de son action efface la noirceur. (1682). [18] VAR. Mon pauvre petit c ?ur, tu le peux, si tu veux. (1682). "Faire le petit bec", c’est faire la petite bouche, faire la mignonne, comme l’indique le dictionnaire de l’Académie (1694). [i] Brave : élégante ; leste : habillée de vêtements légers et pimpants. [19] Bouchonner, c’est frictionner le dos et les flancs d’un cheval avec un bouchon de paille. Employer le mot à propos d’une femme relève du


burlesque. [20] Un cul de couvent : l’endroit le plus resserré, le mieux gardé d’un couvent. [21] Les éditions de 1663 et de 1682 indiquent : ALAIN, ARNOLPHE. Nous corrigeons d’après celle de 1734. [22] A conclu : a décidé. [23] Le père d’Horace a choisi la fraîcheur de la nuit pour voyager : il est parti au milieu de la nuit et il est arrivé au petit matin. [24] VAR. C’est qu’il m’a marié sans m’en écrire rien. (1682). [25] VAR. J’ai reconnu les traits de cette aimable s ?ur. (1682). [26] L’hymen : le mariage. [27] L’édition de 1682 indique que les vers 1164 à 1667 étaient sautés à la représentation. [28] VAR. Oui, je veux vous servir de la bonne façon. (1682). [29] L’hymen : le mariage. [30] Ranger : faire obéir. [31] Nous faisons : nous agissons. [32] VAR. Je tiens qu’on ne doit pas lui faire résistance. (1682). [33] VAR. C’est bien mon dessein. (1682). [34] Allusion railleuse aux révérences qu’Agnès a faites à Horace (cidessus vers 485-502) : ce sera là une dérisoire compensation (c’est le sens du motrécompense) pour Horace.


[35] L’hyménée : le mariage. [36] L’hymen : le mariage. [37] L’édition de 1682 indique que les vers 1746 à 1749, et 1754 à 1757 étaient sautés à la représentation. [38] Sur votre charité : à cause de votre charité. [39] VAR. Et lui plein de transport et d’allégresse en l’âme. (1682). [40] VAR. J’étais par les doux n ?uds d’une amour mutuelle. (1682).

La Critique de L’École des femmes Note NOTE SUR LA PRÉSENTE ÉDITION Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue du vivant de Molière, et conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même, dans les cas de faute manifeste, nous nous sommes référé à l’édition de 1682, dont nous donnons toutes les variantes. Nous ne nous sommes référé que de manière exceptionnelle à l’édition de 1734, dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier. Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation


était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ;treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la pièce. LE TEXTE L’achevé d’imprimer de l’édition originale est du 7 août 1663. Éditions collationnées : 1663, 1682.

La Critique de L’École des femmes Notice LA CRITIQUE DE


L’ÉCOLE DES FEMMES Comédie Représentée pour la première fois le vendredi 1er juin 1663 par la Troupe de Monsieur, Frère Unique du Roi.

NOTICE On se tromperait en ne voyant dans La Critique de l’École des femmes qu’une « dissertation en dialogue », car Molière a su faire de cet acte un savoureux tableau de mœurs en même temps qu’il lui donnait une franche allure decomédie, et, malgré l’absence d’intrigue, puisqu’il ne s’agit que d’une discussion mondaine sur L’École des femmes, le spectacle ne languit pas un instant. La Critique de l’École des femmes constitue, comme le remarque Donneau de Visé dans ses Nouvelles nouvelles, une « ingénieuse apologie » de L’École des femmes. Molière commence par peindre sous les traits les plus ridicules trois adversaires de sa comédie : la précieuse Climène, l’imbécile Marquis, le pédant et envieux Lysidas, qui représentent ses ennemis jaloux de son éclatant succès. Puis il répond à certaines attaques précises, encore que son argumentation soit parfois spécieuse. Ainsi, vers la fin de la scène 3, à propos du fameux le, qui a valu au poète des accusations d’obscénité, le mot d’Uranie sur « l’honnêteté d’une femme » qui « n’est pas dans les grimaces » est plein de justesse ; cependant quand Molière lui fait ajouter à propos d’Agnès : « Elle ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête ; et si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui faites l’ordure, et non pas elle, puisqu’elle parle seulement d’un ruban qu’on lui a pris », nous pouvons n’être pas complètement convaincus par une telle réponse, d’autant que nous ignorons comment Molière jouait la scène. Peut-être


forçait-il les mimiques farcesques, et incitait-il à comprendre le passage de manière ambiguë ? Mais surtout, loin de se cantonner à ce niveau de la polémique qui caractérise la « Querelle de L’École des femmes », Molière profite de l’occasion pour porter le débat sur un terrain plus élevé, celui de l’esthétique théâtrale ; c’est Dorante qui, en partisan éclairé de sa pièce, prononce à cet égard deux déclarations capitales qui semblent annoncer la naissance d’une poétiqueoriginale. La première concerne l’éminente dignité du genre comique ; comme Uranie vient tout juste de dire : La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile à faire que l’autre. (Sc. 6) Dorante enchaîne : Assurément, Madame, et quand, pour la difficulté, vous mettriez un plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Pour bien apprécier cette phrase, on se souviendra que les ennemis de Molière refusaient mordicus à L’École des femmes la qualité de véritable pièce de théâtre et ne voulaient y voir, comme Robinet dans son Panégyrique de l’École des femmes, qu’une de ces rhapsodies qui mettent à la mode lesbagatelles et les farces. Avec une belle audace, le poète renverse ici les points de vue et affirme, non seulement que la comédie est un grand genre, mais encore qu’elle est plus difficile que la tragédie parce qu’elle s’astreint à peindre « d’après nature », double assertion que Donneau de Visé prétendra réfuter dans sa Lettre sur les affaires du théâtre, imprimée en décembre 1663. En second lieu, Molière ne fait rien moins que rejeter l’aristotélisme ambiant en disant avec netteté aux théoriciens ce qu’il pense des sacro-saintes règles du théâtre : Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde ; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; et le même bon sens qui a fait autrefois


ces observations les fait aisément tous les jours sans le secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. (Sc. 6) Comme tous les grands classiques, le poète vise d’abord à plaire, et considère que les règles sont fondées sur le bon sens, c’est-à-dire sur le discernement, dans l’acception que le mot avait très souvent au XVIIe siècle. Et s’il défend, contre les doctes, le goût du parterre mais aussi celui de lacour, on doit y voir un appel aux honnêtes gens qui jugent sainement en se « laissant prendre aux choses », expression qui s’applique aux spectateurs du parterre, mais aussi sans doute aux gens de la cour (scène 5). La fédération de ces publics aux goûts variés tend à montrer que le poète veut répondre simultanément aux deux exigences traditionnellement divergentes de la vulgate comique : le désir le faire rire et le souci de la correction des mœurs. Enfin, la portée polémique de la pièce ne nuit en rien au spectacle et Molière veille constamment à préserver l’aisance et l’allégresse du dialogue. Remarquons simplement qu’en même temps qu’il utilise les procédés variés mais relativement conventionnels que lui fournit la tradition, le poète continue d’élaborer une écriture stylisée, très mécanisée, dont il emprunte le principe aux échanges de la commedia dell’arte, et qu’il pousse jusqu’à un point limite ; par delà le vraisemblable, ce type de discours ludique trahit de manièrecomique les alliances et les rapports de force de certains personnages. Ces sortes de ballets de paroles à plusieurs voix s’organisent selon un rythmeabsolument rigoureux : LYSIDAS.— La scène du valet et de la servante au-dedans de la maison, n’est-elle pas d’une longueur ennuyeuse, et tout à fait impertinente ? LE MARQUIS.— Cela est vrai. CLIMÈNE.— Assurément. ÉLISE.— Il a raison.


LYSIDAS.— Arnolphe ne donne-t-il pas trop librement son argent à Horace ? Et puisque c’est le personnage ridicule de la pièce, fallait-il lui faire faire l’action d’un honnête homme ? LE MARQUIS.— Bon. La remarque est encore bonne. CLIMÈNE.— Admirable. ÉLISE.— Merveilleuse. LYSIDAS.— Le sermon et les Maximes ne sont-elles pas des choses ridicules, et qui choquent même le respect que l’on doit à nos mystères ? LE MARQUIS.— C’est bien dit. CLIMÈNE.— Voilà parlé comme il faut. ÉLISE.— Il ne se peut rien de mieux. On le voit, aux propos de Lysidas, qui mène le jeu, font écho les approbations du marquis, de Climène et d’Élise, qui non seulement se présentent dans le même ordre immuable (Lysidas, Le Marquis, Climène, Élise), mais qui ont de surcroît sensiblement la même longueur. Molière modifie ensuite la situation, mais conserve le même schéma de distribution des répliques lorsque Dorante contre-attaque : DORANTE.— Pour ce qui est des enfants par l’oreille, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe [...]. LE MARQUIS.— C’est mal répondre. CLIMÈNE.— Cela ne satisfait point. ÉLISE.— C’est ne rien dire. DORANTE.— Quant à l’argent qu’il donne librement, outre que la lettre de son meilleur ami lui est une caution suffisante, il n’est pas incompatible


qu’une personne soit ridicule en de certaines choses et honnête homme en d’autres. [...]. LE MARQUIS.— Voilà des raisons qui ne valent rien. CLIMÈNE.— Tout cela ne fait que blanchir. ÉLISE.— Cela fait pitié. Molière innove ainsi sur le plan du langage théâtral en recherchant, par delà l’effet de vraisemblance immédiate, des procédés plus expressifs, propres à cristalliser métaphoriquement une situation de parole révélatrice de l’attitude de ses personnages.

La Critique de L’École des femmes Dedicace À LA REINE MÈRE Madame, Je sais bien que Votre Majesté n’a que faire de toutes nos dédicaces, et que ces prétendus devoirs, dont on lui dit élégamment qu’on s’acquitte envers Elle, sont des hommages, à dire vrai, dont Elle nous dispenserait très volontiers. Mais je ne laisse pas d’avoir l’audace de lui dédier La Critique de l’École des femmes ; et je n’ai pu refuser cette petite occasion de pouvoir témoigner ma joie à Votre Majesté sur cette heureuse convalescence, qui redonne à nos vœux la plus grande et la meilleure princesse du monde, et nous promet en Elle de longues années d’une santé vigoureuse. Comme chacun regarde les choses du côté de ce qui le touche, je me réjouis, dans cette allégresse générale, de pouvoir encore obtenir l’honneur de divertir Votre Majesté ; Elle, Madame, qui , prouve si bien que la véritable dévotion n’est point contraire aux honnêtes


divertissements ; qui, de ses hautes pensées et de ses importantes occupations, descend si humainement dans le plaisir de nos spectacles et ne dédaigne pas de rire de cette même bouche dont Elle prie si bien Dieu. Je flatte, dis-je, mon esprit de l’espérance de cette gloire ; j’en attends le moment avec toutes les impatiences du monde ; et quand je jouirai de ce bonheur, ce sera la plus grande joie que puisse recevoir, Madame, De votre Majesté, Le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et sujet, J.-B. P. MOLIÈRE.

La Critique de L’École des femmes Acte 1 Comédie LES PERSONNAGES URANIE. ÉLISE. CLIMÈNE. GALOPIN, laquais. LE MARQUIS.


DORANTE ou LE CHEVALIER. LYSIDAS, poète. SCÈNE PREMIÈRE URANIE, ÉLISE. URANIE.- Quoi, Cousine, personne ne t’est venu rendre visite ? ÉLISE.- Personne du monde. URANIE.- Vraiment voilà qui m’étonne, que nous ayons été seules, l’une et l’autre, tout aujourd’hui. ÉLISE.- Cela m’étonne aussi ; car ce n’est guère notre coutume, et votre maison, Dieu merci, est le refuge ordinaire de tous les fainéants de la cour. URANIE.- L’après-dînée [1] , à dire vrai, m’a semblé fort longue. ÉLISE.- Et moi je l’ai trouvée fort courte. URANIE.- C’est que les beaux esprits, cousine, aiment la solitude. ÉLISE.- Ah ! très humble servante au bel esprit, vous savez que ce n’est pas là que je vise. URANIE.- Pour moi j’aime la compagnie, je l’avoue. ÉLISE.- Je l’aime aussi ; mais je l’aime choisie, et la quantité des sottesvisites qu’il vous faut essuyer parmi les autres, est cause bien souvent que je prends plaisir d’être seule. URANIE.- La délicatesse est trop grande, de ne pouvoir souffrir que des gens triés. ÉLISE.- Et la complaisance est trop générale, de souffrir indifféremment


toutes sortes de personnes. URANIE.- Je goûte ceux qui sont raisonnables, et me divertis des extravagants. ÉLISE.- Ma foi, les extravagants ne vont guère loin sans vous ennuyer, et la plupart de ces gens-là ne sont plus plaisants dès la seconde visite. Mais à propos d’extravagants, ne voulez-vous pas me défaire de votre marquisincommode ? Pensez-vous me le laisser toujours sur les bras, et que je puisse durer à ses turlupinades [i] perpétuelles ? URANIE.- Ce langage est à la mode, et l’on le tourne en plaisanterie à lacour. ÉLISE.- Tant pis pour ceux qui le font, et qui se tuent tout le jour à parler ce jargon obscur. La belle chose de faire entrer aux conversations du Louvre de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des Halles et de la place Maubert ! La jolie façon de plaisanter pour des courtisans ! et qu’un homme montre d’esprit lorsqu’il vient vous dire ; "Madame, vous êtes dans la place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun vous voit de bon œil [2] ", à cause que Boneuil [3] est un village à trois lieues d’ici. Cela n’est-il pas bien galant et bien spirituel ; et ceux qui trouvent ces belles rencontres, n’ont-ils pas lieu de s’en glorifier ? URANIE.- On ne dit pas cela aussi, comme une chose spirituelle, et la plupart de ceux qui affectent ce langage, savent bien eux-mêmes qu’il est ridicule. ÉLISE.- Tant pis encore, de prendre peine à dire des sottises, et d’être mauvais plaisants de dessein formé. Je les en tiens moins excusables ; et, si j’en étais juge, je sais bien à quoi je condamnerais tous ces messieurs les turlupins. URANIE.- Laissons cette matière, qui t’échauffe un peu trop, et disons que Dorante vient bien tard, à mon avis, pour le souper que nous devons faire ensemble.


ÉLISE.- Peut-être l’a-t-il oublié, et que... SCÈNE II GALOPIN, URANIE, ÉLISE. GALOPIN.- Voilà Climène, Madame, qui vient ici pour vous voir. URANIE.- Eh mon Dieu ! quelle visite. ÉLISE.- Vous vous plaigniez d’être seule, aussi [4] : le Ciel vous en punit. URANIE.- Vite, qu’on aille dire que je n’y suis pas. GALOPIN.- On a déjà dit que vous y étiez. URANIE.- Et qui est le sot, qui l’a dit ? GALOPIN.- Moi, Madame. URANIE.- Diantre soit le petit vilain. Je vous apprendrai bien à faire vos réponses de vous-même. GALOPIN.- Je vais lui dire, Madame, que vous voulez être sortie. URANIE.- Arrêtez, animal, et la laissez monter, puisque la sottise est faite. GALOPIN.- Elle parle encore à un homme dans la rue. URANIE.- Ah ! cousine, que cette visite m’embarrasse à l’heure qu’il est. ÉLISE.- Il est vrai que la dame est un peu embarrassante de son naturel : j’ai toujours eu pour elle une furieuse aversion ; et, n’en déplaise à sa qualité, c’est la plus sotte bête qui se soit jamais mêlée de raisonner. URANIE.- L’épithète est un peu forte. ÉLISE.- Allez, allez, elle mérite bien cela, et quelque chose de plus, si on lui faisait justice. Est-ce qu’il y a une personne qui soit plus véritablement


qu’elle, ce qu’on appelle précieuse, à prendre le mot dans sa plus mauvaise signification. URANIE.- Elle se défend bien de ce nom, pourtant. ÉLISE.- Il est vrai, elle se défend du nom, mais non pas de la chose : car enfin elle l’est depuis les pieds jusqu’à la tête [5] , et la plus grande façonnière du monde. Il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules, et de sa tête, n’aillent que par ressorts. Elle affecte toujours un ton de voix languissant, et niais, fait la moue, pour montrer une petite bouche, et roule les yeux, pour les faire paraître grands. URANIE.- Doucement donc, si elle venait à entendre... ÉLISE.- Point, point, elle ne monte pas encore. Je me souviens toujours du soir qu’elle eut envie de voir Damon, sur la réputation qu’on lui donne, et les choses que le public a vues de lui. Vous connaissez l’homme, et sa naturelle paresse à soutenir la conversation. Elle l’avait invité à souper, comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot, parmi une demi-douzaine de gens, à qui elle avait fait fête de lui, et qui le regardaient avec de grands yeux, comme une personne qui ne devait pas être faite comme les autres. Ils pensaient tous qu’il était là pour défrayer [6] la compagnie de bons mots ; que chaque parole qui sortait de sa bouche devait être extraordinaire ; qu’il devait faire des impromptus sur tout ce qu’on disait, et ne demander à boire qu’avec une pointe. Mais il les trompa fort par son silence ; et la dame fut aussi mal satisfaite de lui, que je le fus d’elle. URANIE.- Tais-toi ; je vais la recevoir à la porte de la chambre. ÉLISE.- Encore un mot. Je voudrais bien la voir mariée avec le marquis, dont nous avons parlé. Le bel assemblage que ce serait d’une précieuse, et d’un turlupin ! URANIE.- Veux-tu te taire ; la voici. SCÈNE III


CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, GALOPIN. URANIE.- Vraiment, c’est bien tard que... CLIMÈNE.- Eh de grâce, ma chère, faites-moi vite donner un siège. URANIE.- Un fauteuil, promptement. CLIMÈNE.- Ah mon Dieu ! URANIE.- Qu’est-ce donc ? CLIMÈNE.- Je n’en puis plus. URANIE.- Qu’avez-vous ? CLIMÈNE.- Le cœur me manque. URANIE.- Sont-ce vapeurs, qui vous ont prise ? CLIMÈNE.- Non. URANIE.- Voulez-vous, que l’on vous délace ? CLIMÈNE.- Mon Dieu non. Ah ! URANIE.- Quel est donc votre mal ? et depuis quand vous a-t-il pris ? CLIMÈNE.- Il y a plus de trois heures, et je l’ai rapporté du Palais-Royal [7] . URANIE.- Comment ? CLIMÈNE.- Je viens de voir, pour mes péchés, cette méchante rapsodie de L’École des femmes. Je suis encore en défaillance du mal de cœur, que cela m’a donné, et je pense que je n’en reviendrai de plus de quinze jours.


ÉLISE.- Voyez un peu, comme les maladies arrivent sans qu’on y songe. URANIE.- Je ne sais pas de quel tempérament nous sommes, ma cousine et moi ; mais nous fûmes avant-hier à la même pièce, et nous en revînmes toutes deux saines et gaillardes. CLIMÈNE.- Quoi, vous l’avez vue ? URANIE.- Oui ; et écoutée d’un bout à l’autre. CLIMÈNE.- Et vous n’en avez pas été jusques aux convulsions, ma chère ? URANIE.- Je ne suis pas si délicate, Dieu merci ; et je trouve pour moi, que cette comédie serait plutôt capable de guérir les gens, que de les rendre malades. CLIMÈNE.- Ah mon Dieu, que dites-vous là ! Cette proposition peut-elle être avancée par une personne, qui ait du revenu en sens commun ? Peuton, impunément comme vous faites, rompre en visière [8] à la raison ? Et dans le vrai de la chose, est-il un esprit si affamé de plaisanterie, qu’il puisse tâter des fadaises dont cette comédie est assaisonnée ? Pour moi, je vous avoue, que je n’ai pas trouvé le moindre grain de sel dans tout cela. Les enfants par l’oreille m’ont paru d’un goût détestable ; la tarte à la crème m’a affadi le cœur ; et j’ai pensé vomir au potage [9] . ÉLISE.- Mon Dieu ! que tout cela est dit élégamment. J’aurais cru que cette pièce était bonne ; mais Madame a une éloquence si persuasive, elle tourne les choses d’une manière si agréable, qu’il faut être de son sentiment, malgré qu’on en ait. URANIE.- Pour moi je n’ai pas tant de complaisance, et pour dire ma pensée, je tiens cette comédie une des plus plaisantes que l’auteur ait produites. CLIMÈNE.- Ah ! vous me faites pitié, de parler ainsi ; et je ne saurais vous souffrir cette obscurité de discernement. Peut-on, ayant de la vertu, trouver


de l’agrément dans une pièce, qui tient sans cesse la pudeur en alarme, et salit à tous moments l’imagination ? ÉLISE.- Les jolies façons de parler, que voilà ! Que vous êtes, Madame, une rude joueuse en critique ; et que je plains le pauvre Molière de vous avoir pour ennemie. CLIMÈNE.- Croyez-moi ma chère, corrigez de bonne foi votre jugement, et pour votre honneur, n’allez point dire par le monde que cette comédie vous ait plu. URANIE.- Moi, je ne sais pas ce que vous y avez trouvé qui blesse la pudeur. CLIMÈNE.- Hélas tout ; et je mets en fait, qu’une honnête femme ne la saurait voir, sans confusion ; tant j’y ai découvert d’ordures, et de saletés. URANIE.- Il faut donc que pour les ordures, vous ayez des lumières, que les autres n’ont pas : car pour moi je n’y en ai point vu. CLIMÈNE.- C’est que vous ne voulez pas y en avoir vu, assurément : car enfin toutes ces ordures, Dieu merci, y sont à visage découvert. Elles n’ont pas la moindre enveloppe qui les couvre ; et les yeux les plus hardis sont effrayés de leur nudité. ÉLISE.- Ah ! CLIMÈNE.- Hay, hay, hay. URANIE.- Mais encore, s’il vous plaît, marquez-moi une de ces ordures que vous dites. CLIMÈNE.- Hélas ! est-il nécessaire de vous les marquer ? URANIE.- Oui : je vous demande seulement un endroit, qui vous ait fort choquée. CLIMÈNE.- En faut-il d’autre que la scène de cette Agnès, lorsqu’elle dit


ce que l’on lui a pris ? URANIE.- Eh bien, que trouvez-vous là de sale [10] ? CLIMÈNE.- Ah ! URANIE.- De grâce ? CLIMÈNE.- Fi. URANIE.- Mais encore ? CLIMÈNE.- Je n’ai rien à vous dire. URANIE.- Pour moi, je n’y entends point de mal. CLIMÈNE.- Tant pis pour vous. URANIE.- Tant mieux plutôt, ce me semble. Je regarde les choses du côté qu’on me les montre ; et ne les tourne point, pour y chercher ce qu’il ne faut pas voir. CLIMÈNE.- L’honnêteté d’une femme... URANIE.- L’honnêteté d’une femme n’est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage, que celles qui sont sages. L’affectation en cette matière est pire qu’en toute autre ; et je ne vois rien de si ridicule, que cette délicatesse d’honneur, qui prend tout en mauvaise part ; donne un sens criminel aux plus innocentes paroles ; et s’offense de l’ombre des choses. Croyez-moi, celles qui font tant de façons, n’en sont pas estimées plus femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse, et leurs grimaces affectées irritent la censure de tout le monde, contre les actions de leur vie. On est ravi de découvrir ce qu’il y peut avoir à redire ; et pour tomber dans l’exemple, il y avait l’autre jour des femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions, qui par les mines qu’elles affectèrent durant toute la pièce ; leurs détournements de tête ; et leurs cachements de visage, firent dire de tous côtés cent sottises de leur conduite, que l’on n’aurait pas dites sans cela ; et quelqu’un même des laquais cria tout haut,


qu’elles étaient plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps. CLIMÈNE.- Enfin il faut être aveugle dans cette pièce, et ne pas faire semblant d’y voir les choses. URANIE.- Il ne faut pas y vouloir voir ce qui n’y est pas. CLIMÈNE.- Ah ! je soutiens, encore un coup, que les saletés y crèvent les yeux. URANIE.- Et moi, je ne demeure pas d’accord de cela. CLIMÈNE.- Quoi la pudeur n’est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans l’endroit dont nous parlons ? URANIE.- Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot, qui de soi ne soit fort honnête ; et si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui faites l’ordure, et non pas elle ; puisqu’elle parle seulement d’un ruban qu’on lui a pris. CLIMÈNE.- Ah ! ruban, tant qu’il vous plaira ; mais ce, le, où elle s’arrête [11], n’est pas mis pour des prunes. Il vient sur ce, le, d’étranges pensées. Ce, le, scandalise furieusement ; et quoi que vous puissiez dire, vous ne sauriez défendre l’insolence de ce, le. ÉLISE.- Il est vrai, ma cousine ; je suis pour Madame contre ce, le. Ce, le, est insolent au dernier point. Et vous avez tort de défendre ce, le. CLIMÈNE.- Il a une obscénité qui n’est pas supportable. ÉLISE.- Comment dites-vous ce mot-là, Madame ? CLIMÈNE.- Obscénité, Madame. ÉLISE.- Ah ! mon Dieu ! obscénité. Je ne sais ce que ce mot veut dire ; mais je le trouve le plus joli du monde [12] . CLIMÈNE.- Enfin vous voyez, comme votre sang prend mon parti.


URANIE.- Eh ! mon Dieu ; c’est une causeuse, qui ne dit pas ce qu’elle pense. Ne vous y fiez pas beaucoup, si vous m’en voulez croire. ÉLISE.- Ah ! que vous êtes méchante, de me vouloir rendre suspecte à Madame. Voyez un peu où j’en serais, si elle allait croire ce que vous dites. Serais-je si malheureuse, Madame, que vous eussiez de moi cette pensée ? CLIMÈNE.- Non, non, je ne m’arrête pas à ses paroles, et je vous crois plus sincère, qu’elle ne dit. ÉLISE.- Ah ! que vous avez bien raison, Madame ; et que vous me rendrez justice, quand vous croirez que je vous trouve la plus engageante personne du monde ; que j’entre dans tous vos sentiments, et suis charmée de toutes les expressions, qui sortent de votre bouche ! CLIMÈNE.- Hélas ! je parle sans affectation. ÉLISE.- On le voit bien, Madame, et que tout est naturel en vous. Vos paroles, le ton de votre voix, vos regards, vos pas, votre action et votre ajustement, ont je ne sais quel air de qualité, qui enchante les gens. Je vous étudie des yeux et des oreilles ; et je suis si remplie de vous, que je tâche d’être votre singe, et de vous contrefaire en tout. CLIMÈNE.- Vous vous moquez de moi, Madame. ÉLISE.- Pardonnez-moi, Madame. Qui voudrait se moquer de vous ? CLIMÈNE.- Je ne suis pas un bon modèle, Madame. ÉLISE.- Oh que si, Madame. CLIMÈNE.- Vous me flattez, Madame. ÉLISE.- Point du tout, Madame. CLIMÈNE.- Épargnez-moi, s’il vous plaît, Madame.


ÉLISE.- Je vous épargne aussi, Madame ; et je ne dis pas la moitié de ce que je pense, Madame. CLIMÈNE.- Ah mon Dieu ! brisons là, de grâce : vous me jetteriez dans une confusion épouvantable. (À Uranie.) Enfin nous voilà deux contre vous, et l’opiniâtreté sied si mal aux personnes spirituelles... SCÈNE IV LE MARQUIS, CLIMÈNE, GALOPIN, URANIE, ÉLISE. GALOPIN.- Arrêtez, s’il vous plaît, Monsieur. LE MARQUIS.- Tu ne me connais pas, sans doute. GALOPIN.- Si fait, je vous connais ; mais vous n’entrerez pas. LE MARQUIS.- Ah que de bruit, petit laquais ! GALOPIN.- Cela n’est pas bien de vouloir entrer malgré les gens. LE MARQUIS.- Je veux voir ta maîtresse. GALOPIN.- Elle n’y est pas, vous dis-je. LE MARQUIS.- La voilà dans la chambre [13] . GALOPIN.- Il est vrai, la voilà ; mais elle n’y est pas. URANIE.- Qu’est-ce donc qu’il y a là ? LE MARQUIS.- C’est votre laquais, Madame, qui fait le sot. GALOPIN.- Je lui dis que vous n’y êtes pas, Madame, et il ne veut pas laisser d’entrer. URANIE.- Et pourquoi dire à Monsieur que je n’y suis pas ? GALOPIN.- Vous me grondâtes l’autre jour, de lui avoir dit que vous y


étiez. URANIE.- Voyez cet insolent ! Je vous prie, Monsieur, de ne pas croire ce qu’il dit : c’est un petit écervelé, qui vous a pris pour un autre. LE MARQUIS.- Je l’ai bien vu, Madame, et sans votre respect, je lui aurais appris à connaître les gens de qualité. ÉLISE.- Ma cousine vous est fort obligée de cette déférence. URANIE.- Un siège donc, impertinent. GALOPIN.- N’en voilà-t-il pas un ? URANIE.- Approchez-le [14] . Le petit laquais pousse le siège rudement. LE MARQUIS.- Votre petit laquais, Madame, a du mépris pour ma personne. ÉLISE.- Il aurait tort, sans doute. LE MARQUIS.- C’est peut-être que je paye l’intérêt de ma mauvaise mine : hay, hay, hay, hay. ÉLISE.- L’âge le rendra plus éclairé en honnêtes gens. LE MARQUIS.- Sur quoi en étiez-vous, Mesdames, lorsque je vous ai interrompues ? URANIE.- Sur la comédie de L’École des femmes. LE MARQUIS.- Je ne fais que d’en sortir. CLIMÈNE.- Eh bien, Monsieur, comment la trouvez-vous, s’il vous plaît ? LE MARQUIS.- Tout à fait impertinente. CLIMÈNE.- Ah que j’en suis ravie !


LE MARQUIS.- C’est la plus méchante chose du monde. Comment, diable ! à peine ai-je pu trouver place. J’ai pensé être étouffé à la porte ; et jamais on ne m’a tant marché sur les pieds. Voyez comme mes canons, et mes rubans en sont ajustés, de grâce. ÉLISE.- Il est vrai que cela crie vengeance contre L’École des femmes, et que vous la condamnez avec justice. LE MARQUIS.- Il ne s’est jamais fait, je pense, une si méchante comédie. URANIE.- Ah ! voici Dorante que nous attendions. SCÈNE V DORANTE, LE MARQUIS, CLIMÈNE, ÉLISE, URANIE. DORANTE.- Ne bougez, de grâce, et n’interrompez point votre discours. Vous êtes là sur une matière, qui depuis quatre jours fait presque l’entretien de toutes les maisons de Paris ; et jamais on n’a rien vu de si plaisant, que la diversité des jugements, qui se font là-dessus. Car enfin, j’ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses, que j’ai vu d’autres estimer le plus. URANIE.- Voilà Monsieur le Marquis, qui en dit force mal. LE MARQUIS.- Il est vrai, je la trouve détestable ; morbleu détestable du dernier détestable ; ce qu’on appelle détestable. DORANTE.- Et moi, mon cher Marquis, je trouve le jugement détestable. LE MARQUIS.- Quoi Chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ? DORANTE.- Oui je prétends la soutenir. LE MARQUIS.- Parbleu, je la garantis détestable. DORANTE.- La caution n’est pas bourgeoise. Mais, Marquis, par quelle


raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis ? LE MARQUIS.- Pourquoi elle est détestable ? DORANTE.- Oui. LE MARQUIS.- Elle est détestable, parce qu’elle est détestable. DORANTE.- Après cela, il n’y a plus rien à dire : voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont. LE MARQUIS.- Que sais-je moi ? je ne me suis pas seulement donné la peine de l’écouter. Mais enfin je sais bien que je n’ai jamais rien vu de si méchant, Dieu me damne [15] ; et Dorilas, contre qui [16] j’étais a été de mon avis. DORANTE.- L’autorité est belle, et te voilà bien appuyé. LE MARQUIS.- Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterrey fait : je ne veux point d’autre chose, pour témoigner qu’elle ne vaut rien. DORANTE.- Tu es donc, Marquis, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre [17] un de nos amis qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde : et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de rire, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi le regardant avec dépit, il lui disait tout haut, "Ris donc, parterre, ris donc [18] ." Ce fut une secondecomédie, que le chagrin de notre ami ; il la donna en galant homme à toute l’assemblée ; et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait pas mieux jouer, qu’il fit. Apprends, Marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or, et de la pièce de quinze sols, ne fait rien du tout au bon goût ; que debout et assis [19] on peut donner un mauvais jugement ; et qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais


assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule. LE MARQUIS.- Te voilà donc, Chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu, je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir, que tu es de ses amis. Hay, hay, hay, hay, hay, hay. DORANTE.- Ris tant que tu voudras ; je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de toutes choses, sans s’y connaître ; qui dans une comédie se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même, et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Eh ! morbleu, Messieurs, taisez-vous, quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose ; n’apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu’en ne disant mot, on croira peutêtre que vous êtes d’habiles gens. LE MARQUIS.- Parbleu, Chevalier, tu le prends là... DORANTE.- Mon Dieu Marquis ce n’est pas à toi que je parle. C’est à une douzaine de messieurs qui déshonorent les gens de cour par leurs manières extravagantes, et font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons tous. Pour moi je m’en veux justifier, le plus qu’il me sera possible ; et je les dauberai tant, en toutes rencontres, qu’à la fin ils se rendront sages. LE MARQUIS.- Dis-moi, un peu, Chevalier, crois-tu que Lysandre ait de l’esprit ? DORANTE.- Oui, sans doute, et beaucoup.


URANIE.- C’est une chose qu’on ne peut pas nier. LE MARQUIS.- Demandez-lui ce qui lui semble de L’École des femmes : vous verrez qu’il vous dira, qu’elle ne lui plaît pas. DORANTE.- Eh mon Dieu ! il y en a beaucoup que le trop d’esprit gâte ; qui voient mal les choses à force de lumière ; et même qui seraient bien fâchés d’être de l’avis des autres, pour avoir la gloire de décider. URANIE.- Il est vrai ; notre ami est de ces gens-là, sans doute. Il veut être le premier de son opinion, et qu’on attende par respect son jugement. Toute approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières, dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu’on le consulte sur toutes les affaires d’esprit ; et je suis sûre que si l’auteur lui eût montré sa comédie, avant que de la faire voir au public, il l’eût trouvée la plus belle du monde. LE MARQUIS.- Et que direz-vous de la marquise Araminte, qui la publie partout pour épouvantable, et dit qu’elle n’a pu jamais souffrir les ordures dont elle est pleine ? DORANTE.- Je dirai que cela est digne du caractère qu’elle a pris ; et qu’il y a des personnes, qui se rendent ridicules, pour vouloir avoir trop d’honneur. Bien qu’elle ait de l’esprit, elle a suivi le mauvais exemple de celles, qui étant sur le retour de l’âge, veulent remplacer de quelque chose ce qu’elles voient qu’elles perdent ; et prétendent que les grimaces d’une pruderie scrupuleuse, leur tiendront lieu de jeunesse et de beauté. Celle-ci pousse l’affaire plus avant qu’aucune, et l’habileté de son scrupule découvre des saletés, où jamais personne n’en avait vu. On tient qu’il va, ce scrupule, jusques à défigurer notre langue, et qu’il n’y a point presque de mots, dont la sévérité de cette dame ne veuille retrancher ou la tête, ou la queue, pour les syllabes déshonnêtes qu’elle y trouve. URANIE.- Vous êtes bien fou, Chevalier. LE MARQUIS.- Enfin, Chevalier, tu crois défendre ta comédie, en faisant


la satire de ceux qui la condamnent. DORANTE.- Non pas ; mais je tiens que cette dame se scandalise à tort... ÉLISE.- Tout beau, Monsieur le Chevalier : il pourrait y en avoir d’autres qu’elle [20] , qui seraient dans les mêmes sentiments. DORANTE.- Je sais bien que ce n’est pas vous, au moins ; et que lorsque vous avez vu cette représentation... ÉLISE.- Il est vrai, mais j’ai changé d’avis, et Madame sait appuyer le sien, par des raisons si convaincantes, qu’elle m’a entraînée de son côté. DORANTE.- Ah ! Madame, je vous demande pardon ; et si vous le voulez, je me dédirai, pour l’amour de vous, de tout ce que j’ai dit. CLIMÈNE.- Je ne veux pas que ce soit pour l’amour de moi ; mais pour l’amour de la raison : car enfin cette pièce, à le bien prendre, est tout à fait indéfendable ; et je ne conçois pas... URANIE.- Ah ! voici l’auteur, Monsieur Lysidas : il vient tout à propos, pour cette matière. Monsieur Lysidas ; prenez un siège vous-même, et vous mettez là. SCÈNE VI LYSIDAS, DORANTE, LE MARQUIS, ÉLISE, URANIE, CLIMÈNE. LYSIDAS.- Madame ; je viens un peu tard ; mais il m’a fallu lire ma pièce chez Madame la Marquise, dont je vous avais parlé ; et les louanges, qui lui ont été données, m’ont retenu une heure, plus que je ne croyais. ÉLISE.- C’est un grand charme que les louanges pour arrêter un auteur. URANIE.- Asseyez-vous donc, Monsieur Lysidas ; nous lirons votre pièce après souper. LYSIDAS.- Tous ceux qui étaient là, doivent venir à sa première


représentation, et m’ont promis de faire leur devoir comme il faut. URANIE.- Je le crois : mais, encore une fois asseyez-vous, s’il vous plaît : nous sommes ici sur une matière que je serai bien aise que nous poussions. LYSIDAS.- Je pense Madame, que vous retiendrez aussi une loge pour ce jour-là. URANIE.- Nous verrons. Poursuivons de grâce notre discours. LYSIDAS.- Je vous donne avis, Madame, qu’elles sont presque toutes retenues. URANIE.- Voilà qui est bien. Enfin j’avais besoin de vous, lorsque vous êtes venu, et tout le monde était ici contre moi. ÉLISE.- Il s’est mis d’abord de votre côté, mais maintenant qu’il sait que Madame est à la tête du parti contraire, je pense que vous n’avez qu’à chercher un autre secours. CLIMÈNE.- Non, non, je ne voudrais pas qu’il fît mal sa cour auprès de Madame votre cousine, et je permets à son esprit d’être du parti de son cœur. DORANTE.- Avec cette permission, Madame, je prendrai la hardiesse de me défendre. URANIE.- Mais auparavant sachons un peu les sentiments [21] de Monsieur Lysidas. LYSIDAS.- Sur quoi, Madame ? URANIE.- Sur le sujet de L’École des femmes. LYSIDAS.- Ha, ha. DORANTE.- Que vous en semble.


LYSIDAS.- Je n’ai rien à dire là-dessus ; et vous savez qu’entre nous autresauteurs, nous devons parler des ouvrages les uns des autres, avec beaucoup de circonspection. DORANTE.- Mais encore, entre nous, que pensez-vous de cette comédie ? LYSIDAS.- Moi, Monsieur ? URANIE.- De bonne foi, dites-nous votre avis. LYSIDAS.- Je la trouve fort belle. DORANTE.- Assurément ? LYSIDAS.- Assurément ; pourquoi non ? N’est-elle pas en effet la plus belle du monde ? DORANTE.- Hom, hom, vous êtes un méchant diable, Monsieur Lysidas ; vous ne dites pas ce que vous pensez. LYSIDAS.- Pardonnez-moi. DORANTE.- Mon Dieu, je vous connais ; ne dissimulons point. LYSIDAS.- Moi Monsieur ? DORANTE.- Je vois bien que le bien que vous dites de cette pièce n’est que par honnêteté ; et que dans le fond du cœur, vous êtes de l’avis de beaucoup de gens, qui la trouvent mauvaise. LYSIDAS.- Hay, hay, hay. DORANTE.- Avouez, ma foi, que c’est une méchante chose que cette comédie. LYSIDAS.- Il est vrai qu’elle n’est pas approuvée par les connaisseurs.


LE MARQUIS.- Ma foi, Chevalier, tu en tiens, et te voilà payé de ta raillerie, ah, ah, ah, ah, ah. DORANTE.- Pousse, mon cher Marquis, pousse. LE MARQUIS.- Tu vois que nous avons les savants de notre côté. DORANTE.- Il est vrai, le jugement de Monsieur Lysidas est quelque chose de considérable ; mais Monsieur Lysidas veut bien que je ne me rende pas pour cela. Et puisque j’ai bien l’audace de me défendre contre les sentiments de Madame, il ne trouvera pas mauvais que je combatte les siens. ÉLISE.- Quoi vous voyez contre vous Madame, Monsieur le Marquis, et Monsieur Lysidas, et vous osez résister encore ? Fi que cela est de mauvaise grâce ! CLIMÈNE.- Voilà qui me confond, pour moi, que des personnes raisonnables se puissent mettre en tête de donner protection aux sottises de cette pièce ! LE MARQUIS.- Dieu me damne, Madame, elle est misérable depuis le commencement jusqu’à la fin. DORANTE.- Cela est bientôt dit, Marquis ; il n’est rien plus aisé que de trancher ainsi, et je ne vois aucune chose, qui puisse être à couvert de la souveraineté de tes décisions. LE MARQUIS.- Parbleu, tous les autres comédiens qui étaient là pour la voir, en ont dit tous les maux du monde. DORANTE.- Ah ! je ne dis plus mot, tu as raison, Marquis ; puisque les autrescomédiens en disent du mal, il faut les en croire assurément. Ce sont tous gens éclairés, et qui parlent sans intérêt, il n’y a plus rien à dire, je me rends. CLIMÈNE.- Rendez-vous, ou ne vous rendez pas, je sais fort bien que vous ne me persuaderez point de souffrir les immodesties de cette pièce ;


non plus que les satires désobligeantes qu’on y voit contre les femmes. URANIE.- Pour moi, je me garderai bien de m’en offenser, et de prendre rien sur mon compte de tout ce qui s’y dit. Ces sortes de satires tombent directement sur les mœurs, et ne frappent les personnes que par réflexion. N’allons point nous appliquer nous-mêmes [22] les traits d’une censuregénérale ; et profitons [23] de la leçon, si nous pouvons, sans faire semblant qu’on parle à nous. Toutes les peintures ridicules qu’on expose sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs publics où il ne faut jamais témoigner qu’on se voie ; et c’est se taxer hautement d’un défaut, que se scandaliser qu’on le reprenne. CLIMÈNE.- Pour moi je ne parle pas de ces choses, par la part que j’y puisse avoir ; et je pense que je vis d’un air dans le monde, à ne pas craindre d’être cherchée dans les peintures qu’on fait là des femmes qui se gouvernent mal. ÉLISE.- Assurément, Madame, on ne vous y cherchera point ; votre conduite est assez connue ; et ce sont de ces sortes de choses qui ne sont contestées de personne. URANIE.- Aussi, Madame, n’ai-je rien dit qui aille à vous ; et mes paroles, comme les satires de la comédie, demeurent dans la thèse générale. CLIMÈNE.- Je n’en doute pas, Madame. Mais enfin passons sur ce chapitre. Je ne sais pas de quelle façon vous recevez les injures qu’on dit à notre sexe dans un certain endroit de la pièce ; et pour moi je vous avoue que je suis dans une colère épouvantable, de voir que cet auteur impertinent nous appelle des animaux [24] . URANIE.- Ne voyez-vous pas que c’est un ridicule qu’il fait parler ? DORANTE.- Et puis, Madame, ne savez-vous pas que les injures des amants n’offensent jamais ? qu’il est des amours emportés aussi bien que des doucereux ? et qu’en de pareilles occasions les paroles les plus étranges, et quelque chose de pis encore, se prennent bien souvent pour des marques d’affection par celles mêmes qui les reçoivent ?


ÉLISE.- Dites tout ce que vous voudrez, je ne saurais digérer cela, non plus que le potage [25] et la tarte à la crème, dont Madame a parlé tantôt. LE MARQUIS.- Ah ! ma foi oui, tarte à la crème. Voilà ce que j’avais remarqué tantôt ; tarte à la crème. Que je vous suis obligé, Madame, de m’avoir fait souvenir de tarte à la crème. Y a-t-il assez de pommes en Normandie pour tarte à la crème ? Tarte à la crème, morbleu, Tarte à la crème ! DORANTE.- Eh bien que veux-tu dire, tarte à la crème ? LE MARQUIS.- Parbleu, tarte à la crème, Chevalier. DORANTE.- Mais encore ? LE MARQUIS.- Tarte à la crème. DORANTE.- Dis-nous un peu tes raisons. LE MARQUIS.- Tarte à la crème. URANIE.- Mais il faut expliquer sa pensée, ce me semble. LE MARQUIS.- Tarte à la crème, Madame. URANIE.- Que trouvez-vous là à redire ? LE MARQUIS.- Moi, rien ; tarte à la crème ! URANIE.- Ah ! je le quitte [26] . ÉLISE.- Monsieur le Marquis s’y prend bien, et vous bourre [27] de la belle manière. Mais je voudrais bien que Monsieur Lysidas voulût les achever, et leur donner quelques petits coups de sa façon. LYSIDAS.- Ce n’est pas ma coutume de rien blâmer, et je suis assez indulgent pour les ouvrages des autres. Mais enfin, sans choquer l’amitié que Monsieur le Chevalier témoigne pour l’auteur, on m’avouera que ces


sortes decomédies ne sont pas proprement des comédies [28] , et qu’il y a une grande différence de toutes ces bagatelles, à la beauté des pièces sérieuses. Cependant tout le monde donne là dedans aujourd’hui ; on ne court plus qu’à cela, et l’on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lorsque des sottises ont tout Paris. Je vous avoue que le cœur m’en saigne quelquefois, et cela est honteux pour la France. CLIMÈNE.- Il est vrai que le goût des gens est étrangement gâté làdessus, et que le siècle s’encanaille furieusement. ÉLISE.- Celui-là est joli encore, s’encanaille. Est-ce vous qui l’avez inventé, Madame ? CLIMÈNE.- Hé ! ÉLISE.- Je m’en suis bien doutée. DORANTE.- Vous croyez donc, Monsieur Lysidas, que tout l’esprit et toute la beauté sont dans les poèmes sérieux, et que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange ? URANIE.- Ce n’est pas mon sentiment, pour moi. La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile à faire que l’autre [29] . DORANTE.- Assurément, Madame, et quand, pour la difficulté, vous mettriez un plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car enfin, je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la Fortune, accuser les Destins, et dire des injures aux dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont desportraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature ; on


veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens, et bien écrites : mais ce n’est pas assez dans les autres ; il y faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. CLIMÈNE.- Je crois être du nombre des honnêtes gens, et cependant je n’ai pas trouvé le mot pour rire dans tout ce que j’ai vu. LE MARQUIS.- Ma foi, ni moi non plus. DORANTE.- Pour toi, Marquis, je ne m’en étonne pas ; c’est que tu n’y as point trouvé de turlupinades. LYSIDAS.- Ma foi, Monsieur, ce qu’on y rencontre ne vaut guère mieux, et toutes les plaisanteries y sont assez froides, à mon avis. DORANTE.- La cour n’a pas trouvé cela. LYSIDAS.- Ah ! Monsieur, la cour. DORANTE.- Achevez, Monsieur Lysidas. Je vois bien que vous voulez dire que la cour ne se connaît pas à ces choses ; et c’est le refuge ordinaire de vous autres messieurs les auteurs, dans le mauvais succès de vos ouvrages, que d’accuser l’injustice du siècle, et le peu de lumière des courtisans. Sachez, s’il vous plaît, Monsieur Lysidas, que les courtisans ont d’aussi bons yeux que d’autres ; qu’on peut être habile avec un point de Venise, et des plumes, aussi bien qu’avec une perruque courte, et un petit rabat uni : que la grande épreuve de toutes vos comédies, c’est le jugement de la cour ; que c’est son goût qu’il faut étudier pour trouver l’art de réussir ; qu’il n’y a point de lieu où les décisions soient si justes ; et sans mettre en ligne de compte tous les gens savants qui y sont, que du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une manière d’esprit, qui, sans comparaison, juge plus finement des choses, que tout le savoir enrouillé des pédants.


URANIE.- Il est vrai que pour peu qu’on y demeure, il vous passe là tous les jours assez de choses devant les yeux, pour acquérir quelque habitude de les connaître, et surtout pour ce qui est de la bonne et mauvaise plaisanterie. DORANTE.- La cour a quelques ridicules, j’en demeure d’accord, et je suis, comme on voit, le premier à les fronder. Mais, ma foi, il y en a un grand nombre parmi les beaux esprits de profession ; et si l’on joue quelquesmarquis, je trouve qu’il y a bien plus de quoi jouer les auteurs, et que ce serait une chose plaisante à mettre sur le théâtre, que leurs grimaces savantes, et leurs raffinements ridicules ; leur vicieuse coutume d’assassiner les gens de leurs ouvrages ; leur friandise de louanges ; leurs ménagements de pensées [30] ; leur trafic de réputation ; et leurs ligues offensives et défensives ; aussi bien que leurs guerres d’esprit, et leurs combats de prose, et de vers. LYSIDAS.- Molière est bien heureux, Monsieur, d’avoir un protecteur aussi chaud que vous. Mais enfin, pour venir au fait, il est question de savoir si sa pièce est bonne, et je m’offre d’y montrer partout cent défauts visibles. URANIE.- C’est une étrange chose de vous autres messieurs les poètes, que vous condamniez toujours les pièces où tout le monde court, et ne disiez jamais du bien que de celles où personne ne va. Vous montrez pour les unes une haine invincible, et pour les autres une tendresse qui n’est pas concevable. DORANTE.- C’est qu’il est généreux de se ranger du côté des affligés. URANIE.- Mais de grâce, Monsieur Lysidas, faites-nous voir ces défauts, dont je ne me suis point aperçue. LYSIDAS.- Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d’abord, Madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l’art. URANIE.- Je vous avoue que je n’ai aucune habitude avec ces messieurslà, et que je ne sais point les règles de l’art.


DORANTE.- Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants, et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde, et cependant ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations, les fait aisément tous les jours, sans le secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire ; et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n’y soit pas juge du plaisir qu’il y prend [31] ? URANIE.- J’ai remarqué une chose de ces messieurs-là ; c’est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font descomédies que personne ne trouve belles. DORANTE.- Et c’est ce qui marque, Madame, comme on doit s’arrêter peu à leurs disputes embarrassées [32] . Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût dupublic, et ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir. URANIE.- Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent, et lorsque je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort, et si les règles d’Aristote me défendaient de rire. DORANTE.- C’est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce, excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne, sur les préceptes du Cuisinier français [33] . URANIE.- Il est vrai ; et j’admire les raffinements de certaines gens, sur des choses que nous devons sentir par nous-mêmes [34] .


DORANTE.- Vous avez raison Madame, de les trouver étranges tous ces raffinements mystérieux. Car enfin, s’ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire ; nos propres sens seront esclaves en toutes choses ; et jusques au manger et au boire, nous n’oserons plus trouver rien de bon, sans le congé de messieurs les experts. LYSIDAS.- Enfin, Monsieur, toute votre raison, c’est que L’École des femmes a plu ; et vous ne vous souciez point qu’elle soit dans les règles pourvu... DORANTE.- Tout beau, Monsieur Lysidas, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art est de plaire, et que cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c’est assez pour elle, et qu’elle doit peu se soucier du reste. Mais avec cela, je soutiens qu’elle ne pèche contre aucune des règles dont vous parlez. Je les ai lues, Dieu merci, autant qu’un autre, et je ferais voir aisément que peut-être, n’avons-nous point de pièce au théâtre plus régulière que celle-là. ÉLISE.- Courage, Monsieur Lysidas, nous sommes perdus si vous reculez. LYSIDAS.- Quoi, Monsieur, la protase, l’épitase, et la péripétie ?... DORANTE.- Ah ! Monsieur Lysidas, vous nous assommez avec vos grands mots. Ne paraissez point si savant, de grâce ; humanisez votre discours, et parlez pour être entendu. Pensez-vous qu’un nom grec donne plus de poids à vos raisons ? Et ne trouveriez-vous pas qu’il fût aussi beau de dire, l’exposition du sujet, que la protase ; le nœud, que l’épitase ; et le dénouement, que la péripétie ? LYSIDAS.- Ce sont termes de l’art dont il est permis de se servir. Mais puisque ces mots blessent vos oreilles, je m’expliquerai d’une autre façon, et je vous prie de répondre positivement [35] à trois ou quatre choses que je vais dire. Peut-on souffrir une pièce qui pèche contre le nom propre des pièces de théâtre ? Car enfin le nom de poème dramatique vient d’un mot grec, qui signifie agir, pour montrer que la nature de ce poème consiste


dans l’action ; et dans cette comédie-ci il ne se passe point d’actions, et tout consiste en des récits que vient faire ou Agnès ou Horace. LE MARQUIS.- Ah, ah, Chevalier. CLIMÈNE.- Voilà qui est spirituellement remarqué, et c’est prendre le fin des choses. LYSIDAS.- Est-il rien de si peu spirituel, ou, pour mieux dire, rien de si bas, que quelques mots où tout le monde rit, et surtout celui des enfants par l’oreille ? CLIMÈNE.- Fort bien. ÉLISE.- Ah ! LYSIDAS.- La scène du valet et de la servante au dedans de la maison, n’est-elle pas d’une longueur ennuyeuse, et tout à fait impertinente ? LE MARQUIS.- Cela est vrai. CLIMÈNE.- Assurément. ÉLISE.- Il a raison. LYSIDAS.- Arnolphe ne donne-t-il pas trop librement son argent à Horace ; et puisque c’est le personnage ridicule de la pièce, fallait-il lui faire faire l’action d’un honnête homme ? LE MARQUIS.- Bon, la remarque est encore bonne. CLIMÈNE.- Admirable. ÉLISE.- Merveilleuse. LYSIDAS.- Le sermon, et les Maximes ne sont-elles pas des choses ridicules, et qui choquent, même, le respect que l’on doit à nos mystères [36] ?


LE MARQUIS.- C’est bien dit. CLIMÈNE.- Voilà parlé comme il faut. ÉLISE.- Il ne se peut rien de mieux. LYSIDAS.- Et ce Monsieur de la Souche, enfin, qu’on nous fait un homme d’esprit, et qui paraît si sérieux en tant d’endroits, ne descend-il point dans quelque chose de trop comique, et de trop outré au cinquième acte, lorsqu’il explique à Agnès la violence de son amour avec ces roulements d’yeux extravagants, ces soupirs ridicules, et ces larmes niaises qui font rire tout le monde ? LE MARQUIS.- Morbleu, merveille ! CLIMÈNE.- Miracle ! ÉLISE.- Vivat, Monsieur Lysidas. LYSIDAS.- Je laisse cent mille autres choses de peur d’être ennuyeux. LE MARQUIS.- Parbleu, Chevalier, te voilà mal ajusté. DORANTE.- Il faut voir. LE MARQUIS.- Tu as trouvé ton homme, ma foi. DORANTE.- Peut-être. LE MARQUIS.- Réponds, réponds, réponds, réponds. DORANTE.- Volontiers. Il... LE MARQUIS.- Réponds donc, je te prie. DORANTE.- Laisse-moi donc faire. Si... LE MARQUIS.- Parbleu, je te défie de répondre.


DORANTE.- Oui, si tu parles toujours. CLIMÈNE.- De grâce écoutons ses raisons. DORANTE.- Premièrement, il n’est pas vrai de dire que toute la pièce n’est qu’en récits. On y voit beaucoup d’actions qui se passent sur la scène ; et les récits eux-mêmes y sont des actions suivant la constitution du sujet, d’autant qu’ils sont tous faits innocemment, ces récits, à la personne intéressée, qui par là entre à tous coups dans une confusion à réjouir les spectateurs, et prend à chaque nouvelle toutes les mesures qu’il peut pour se parer du malheur qu’il craint. URANIE.- Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de L’École des femmes consiste dans cette confidence perpétuelle ; et ce qui me paraît assez plaisant, c’est qu’un homme qui a de l’esprit et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse et par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive. LE MARQUIS.- Bagatelle, bagatelle. CLIMÈNE.- Faible réponse. ÉLISE.- Mauvaises raisons. DORANTE.- Pour ce qui est des enfants par l’oreille, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe [37] ; et l’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot : mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme, et peint d’autant mieux son extravagance, puisqu’il rapporte une sottise triviale qu’a dite Agnès, comme la chose la plus belle du monde et qui lui donne une joie inconcevable. LE MARQUIS.- C’est mal répondre. CLIMÈNE.- Cela ne satisfait point. ÉLISE.- C’est ne rien dire.


DORANTE.- Quant à l’argent qu’il donne librement, outre que la lettre de son meilleur ami lui est une caution suffisante, il n’est pas incompatible qu’une personne soit ridicule en de certaines choses, et honnête homme en d’autres. Et pour la scène d’Alain et de Georgette dans le logis, que quelques-uns ont trouvée longue et froide, il est certain qu’elle n’est pas sans raison ; et de même qu’Arnolphe se trouve attrapé pendant son voyage, par la pure innocence de sa maîtresse, il demeure au retour longtemps à sa porte par l’innocence de ses valets, afin qu’il soit partout puni par les choses qu’il a cru faire [38] la sûreté de ses précautions. LE MARQUIS.- Voilà des raisons qui ne valent rien. CLIMÈNE.- Tout cela ne fait que blanchir [39] . ÉLISE.- Cela fait pitié. DORANTE.- Pour le discours moral que vous appelez un sermon, il est certain que de vrais dévots qui l’ont ouï n’ont pas trouvé qu’il choquât ce que vous dites ; et sans doute que ces paroles d’enfer et de chaudières bouillantes sont assez justifiées par l’extravagance d’Arnolphe et par l’innocence de celle à qui il parle. Et quant au transport amoureux du cinquième acte qu’on accuse d’être trop outré et trop comique, je voudrais bien savoir si ce n’est pas faire la satire des amants, et si les honnêtes gens même, et les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne font pas des choses ?... LE MARQUIS.- Ma foi, Chevalier, tu ferais mieux de te taire. DORANTE.- Fort bien. Mais enfin si nous nous regardions nous-mêmes, quand nous sommes bien amoureux ?... LE MARQUIS.- Je ne veux pas seulement t’écouter. DORANTE.- Écoute-moi si tu veux. Est-ce que dans la violence de la passion ?... LE MARQUIS.- La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la. Il chante.


DORANTE.- Quoi ?... LE MARQUIS.- La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la. DORANTE.- Je ne sais pas si ?... LE MARQUIS.- La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la, la. URANIE.- Il me semble que... LE MARQUIS.- La, la, la, lare, la, la, la, la, la, la, la, la, la, la. URANIE.- Il se passe des choses assez plaisantes dans notre dispute. Je trouve qu’on en pourrait bien faire une petite comédie, et que cela ne serait pas trop mal à la queue de L’École des femmes. DORANTE.- Vous avez raison. LE MARQUIS.- Parbleu, Chevalier, tu jouerais là dedans un rôle qui ne te serait pas avantageux. DORANTE.- Il est vrai, Marquis. CLIMÈNE.- Pour moi, je souhaiterais que cela se fît, pourvu qu’on traitât l’affaire comme elle s’est passée. ÉLISE.- Et moi je fournirais de bon cœur mon personnage. LYSIDAS.- Je ne refuserais pas le mien, que je pense. URANIE.- Puisque chacun en serait content, Chevalier, faites un mémoire de tout, et le donnez à Molière que vous connaissez, pour le mettre en comédie. CLIMÈNE.- Il n’aurait garde, sans doute, et ce ne serait pas des vers à sa louange. URANIE.- Point, point ; je connais son humeur ; il ne se soucie pas qu’on


fronde ses pièces, pourvu qu’il y vienne du monde. DORANTE.- Oui ; mais quel dénouement pourrait-il trouver à ceci ? Car il ne saurait y avoir ni mariage, ni reconnaissance ; et je ne sais point par où l’on pourrait faire finir la dispute. URANIE.- Il faudrait rêver quelque incident pour cela. SCÈNE VII ET DERNIÈRE GALOPIN, LYSIDAS, DORANTE, LE MARQUIS, CLIMÈNE, ÉLISE, URANIE. GALOPIN.- Madame, on a servi sur table. DORANTE.- Ah ! voilà justement ce qu’il faut pour le dénouement que nous cherchions, et l’on ne peut rien trouver de plus naturel. On disputera fort et ferme de part et d’autre, comme nous avons fait, sans que personne se rende ; un petit laquais viendra dire qu’on a servi ; on se lèvera, et chacun ira souper. URANIE.- La comédie ne peut pas mieux finir, et nous ferons bien d’en demeurer là. [1] L’après-dînée : l’après-midi. Le dîner correspond, au XVIIe siècle, à notre déjeuner. [i] Turlupinades : à peu près ou calembours. Turlupin était l’un des trois farceurs de l’Hôtel de Bourgogne durant le premiers tiers du XVIIe siècle, avec Gaultier-Garguille et Gros-Guillaume, et il pouvait passer pour le spécialiste de ce genre de plaisanteries. Les Turlupins, ses imitateurs, étaient les amateurs de turlupinades. [2] Les guillemets sont ajoutés par nous. [3] Bonneuil-sur-Marne, près de Charenton. [4] VAR. Vous vous plaignez d’être seule, aussi (1682).


[5] VAR. depuis les pieds jusques à la tête (1682) [6] Défrayer quelqu’un, c’est payer sa dépense ; "Se dit figurément des gens ridicules qui se trouvent aux tables ou dans les compagnies et qui apprêtent à rire aux autres. Ce mauvais poète a défrayé la compagnie pendant tout le repas, toute la soirée" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [7] VAR. Et je l’ai rapporté du Palais-Royal. (1663). [8] Rompre en visière : "rompre sa lance dans la visière de son adversaire, et, figurément attaquer, contredire quelqu’un en face, brusquement." (Littré). [9] Cf. resp., v. 161-164, 99 et 430-439 de L’École des femmes. [10] VAR. Eh ! que trouvez-vous là de sale ? (1682). [11] Voir L’École des femmes, acte II sc. 5, à partir du vers 571. [12] Vers 1660, l’adjectif obscène existait depuis un siècle déjà, mais le substantif obscénité était encore un néologisme. [13] VAR. La voilà dans sa chambre (1682). [14] VAR. Approche-le (1682). [15] VAR. Dieu me sauve (1682). [16] Contre qui : à côté de qui. [17] Sur le théâtre : sur la scène même. [18] Les guillemets sont ajoutés par nous. [19] VAR. que debout ou assis l’on peut (1682). [20] Le texte porte "qu’elles" ; il s’agit manifestement d’une erreur.


[21] VAR. Sachons un peu les sentiments (1663). [22] VAR. N’allons point nous appliquer à nous-mêmes (1682). [23] VAR. les traits d’une censure générale ; profitons (1682). [24] Voir L’École des femmes, V, 4, v. 1579. [25] Il n’y a pas d’italiques dans ce passage du texte ; nous les y introduisons. [26] Je le quitte : je quitte la partie, j’y renonce. [27] Bourrer : frapper (terme d’escrime). [28] Le mot comédie est ici à prendre dans le sens très général de pièce de théâtre, encore bien vivant au XVIIe siècle. [29] VAR. la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile que l’autre (1682). [30] Leurs ménagements de pensées : les atténuations prudentes apportées dans les jugements qu’ils formulent sur les ouvrages des autres. [31] VAR. et que chacun ne soit pas juge du plaisir qu’il y prend (1682). [32] VAR. leurs disputes embarrassantes (1682). [33] Le Cuisinier français, par le sieur de la Varenne, avait paru pour la première fois en 1651 et fut souvent réimprimé. [34] VAR. sur des choses que nous devons sentir nous-mêmes (1682). [35] Positivement : d’une manière précise. [36] L’accusation sera formulée noir sur blanc en 1663 par Donneau de Visé dans Zélinde (sc. 3) : "Je ne dirai point que le sermon qu’Arnolphe fait à Agnès et que les dix maximes du mariage choquent nos mystères,


puisque tout le monde en murmure hautement..." [37] Que par réflexion à Arnolphe : que par ricochet, relativement à Arnolphe. [38] VAR. par les choses dont il a cru faire (1682). [39] Tout cela ne fait que blanchir : "Blanchir se dit des coups de canon qui ne font qu’effleurer une muraille et y laissent une marque blanche" (Dictionnaire de Furetière, 1690). Au figuré, se dit d’un argument ou d’une idée sans valeur démonstrative.



L’Impromptu de Versailles Note NOTE SUR LA PRÉSENTE ÉDITION Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue après la mort de Molière, dans l’importante édition de 1682, due à La Grange et Vivot, conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même et de manière exceptionnelle, nous nous sommes référé à l’édition de 1734, dans les cas de faute manifeste, et dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier. Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ;treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons


renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la pièce. LE TEXTE C’est dans l’édition de 1682 que L’Impromptu de Versailles fut imprimé pour la première fois. Édition de référence : 1682.

L’Impromptu de Versailles Notice L’IMPROMPTU DE VERSAILLES Comédie par J.B.P. MOLIÈRE représentée la première fois à Versailles pour le Roi, le 14e octobre 1663 et donnée depuis au public dans la salle du Palais-Royal le 4e novembre de la même année 1663 par la Troupe de Monsieur, Frère Unique du Roi.


NOTICE La troupe de Molière séjourne du 11 au 23 octobre 1663 à Versailles, et bien que l’édition de 1682 indique précisément le 14 octobre comme jour de la première représentation [1] , on peut légitimement penser que c’est seulement vers le 19 ou le 20 octobre que L’Impromptu est joué devant le Roi, à la suite d’une « grande pièce » comme Sertorius de Corneille ou Dom Garcie de Navarre. À partir du 4 novembre, cette œuvre est offerte au public du Palais-Royal, et Molière ne la publiera pas, probablement parce qu’elle contient des attaques personnelles caractérisées, et que le Roi, qui n’a pas marchandé sa faveur au poète, souhaite que la querelle ne s’éternise pas. Comique et polémique sont ici le plus souvent indissociables. Exploitant un talent d’imitateur dont il régale ses amis en privé, Molière s’en prend d’abord à Montfleury le père, et aux acteurs de l’Hôtel de Bourgogne en les contrefaisant plaisamment ; comme il a fait sienne une éthique du naturel, sur le plan moral mais aussi esthétique à l’échelle du jeu scénique, il reproche malicieusement aux Grands Comédiens leur emphase et la grandiloquence systématique de leur diction ; il continue ainsi le procès de la tragédieébauché dans la Critique de l’École des femmes, en se moquant, non plus desauteurs, mais des acteurs. Il règle également son compte à Boursault au début de la scène 5, et surtout il rappelle sévèrement à l’ordre les auteurs qui préparent des pièces contre lui, car, depuis juin, le climat de la polémique s’est singulièrement détérioré : Donneau de Visé a écrit contre Molière et Madeleine Béjart l’ordurière « chanson de la coquille », et il fait courir le bruit que Molière est de la « grande confrérie des cocus [2] » ; et même,Montfleury le père fait grief à Molière, dans un placet adressé au Roi, « d’avoir épousé la fille et d’avoir autrefois couché avec la mère [3] ». Le poète se borne à répondre à ses ennemis qu’ils peuvent se moquer comme ils le voudront de ses ouvrages ou de son jeu d’acteur, et qu’il est prêt à tout souffrir d’eux, hormis des insinuations sur certaines matières, c’est-à-dire son respect pour la religion et la morale, ou tout ce qui touche à sa vie privée : Mais, en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la grâce de me


laisser le reste et de ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m’a dit qu’ils m’attaquaient dans leurs comédies. C’est de quoi je prierai civilement cet honnête Monsieur qui se mêle d’écrire pour eux, et voilà toute la réponse qu’ils auront de moi. (Sc. 5) La dignité et la fermeté du ton, en même temps que la prudence dans l’allusion, sont exemplaires. Cependant, on le voit, Molière n’hésite pas à se livrer — et ce n’est pas la première fois [4] — à des attaques ad hominem, et Brécourt a beau dire que Molière ne fait pas d’applications et que son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes, et que tous les personnages qu’il représente sont des personnages en l’air, et des fantômes proprement qu’il habille à sa fantaisie, pour réjouir les spectateurs (sc. 4) le spectateur n’y croit guère, d’autant que notre dramaturge recommencera par la suite. Après plus de trois siècles, alors que les calomnies et les injures de 1663 ne nous touchent plus beaucoup, L’Impromptu de Versailles n’a pas perdu de son intérêt, car ce petit acte offre la possibilité unique de pénétrer dans l’intimité de la troupe du Palais-Royal. Quand on compare L’Impromptu aux deuxComédies des comédiens de Gougenot ou de Scudéry ou à L’Illusion comique de Corneille, représentées entre 1631 et 1635, on ne peut qu’admirer le réalisme savoureux et la vie saisissante que Molière a su mettre dans cet extraordinaire « portrait du peintre par lui-même ». De surcroît, Molière renonce à ses effets comiques habituels au profit de quelques traits d’humour très amusants comme ici : MADEMOISELLE MOLIÈRE.— Voulez-vous que je vous dise ? vous deviez faire une comédie où vous auriez joué tout seul. MOLIÈRE.— Taisez-vous, ma femme, vous êtes une bête. MADEMOISELLE MOLIÈRE.— Grand merci, Monsieur mon mari. Voilà ce que c’est : le mariage change bien les gens, et vous ne m’auriez pas dit


cela il y a dix-huit mois. MOLIÈRE.— Taisez-vous, je vous prie. MADEMOISELLE MOLIÈRE.— C’est une chose étrange, qu’une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités, et qu’un mari et un galant regardent la même personne avec des yeux si différents. (Sc. 1) De plus, la pièce contient un témoignage unique et irremplaçable à nos yeux sur les acteurs de la troupe, dont Molière juge et commente le jeu. Il le fait tantôt avec humour et malice, comme ici, lorsque Mlle Du Parc se déclare incapable de jouer son personnage : MADEMOISELLE DU PARC.— Mon Dieu, pour moi, je m’acquitterai fort mal de mon personnage, et je ne sais pas pourquoi vous m’avez donné ce rôle de façonnière. MOLIÈRE.— Mon Dieu, Mademoiselle, voilà comme vous disiez lorsque l’on vous donna celui de La Critique de l’École des femmes ; cependant vous vous en êtes acquittée à merveille, et tout le monde est demeuré d’accord qu’on ne peut pas mieux faire que vous avez fait. Croyez-moi, celui-ci sera de même ; et vous le jouerez mieux que vous ne pensez. MADEMOISELLE DU PARC.— Comment cela se pourrait-il faire, car il n’y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que moi. MOLIÈRE.— Cela est vrai, et c’est en quoi vous faites mieux voir que vous êtes excellente comédienne de bien représenter un personnage, qui est si contraire à votre humeur [...] (sc. 1) Mais il procède tantôt de manière plus sincère, comme, lorsque donnant à chacun des indications relatives à la manière de jouer son personnage, il adresse ce discret mais bel hommage à son ami La Grange : Pour vous, je n’ai rien à vous dire. Enfin, L’Impromptu nous renseigne sur l’importance que Molière accorde


au détail de la mise en scène, au souci d’inspirer et de régler le jeu de chaqueacteur [5] ; on pense à ce qu’écrira La Grange dans la préface de l’édition de 1682 : Il n’était pas seulement inimitable dans la manière dont il soutenait tous lescaractères de ses comédies ; mais il leur donnait encore un agrément tout particulier par la justesse qui accompagnait le jeu des acteurs : un coup d’œil, un pas, un geste, tout y était observé avec une exactitude qui avait été inconnue jusque là sur les théâtres de Paris. L’Impromptu de Versailles n’est donc pas seulement une petite œuvre de circonstance, née d’une intention polémique. C’est aussi une comédie pleine de verve et de gaieté, mais surtout un document pris sur le vif qui permet, chose unique et émouvante, d’entendre Molière parler en son nom propre, pour fustiger ses détracteurs indélicats et rendre coup pour coup. On comprend que les Comédiens Français aient choisi de représenter cette pièce pour clôturer les journées d’hommage au poète, organisées à Paris en juin 1973. [1] Il doit s’agir d’une erreur de date de La Grange, car la Cour n’arrive à Versailles que le 15, et que Molière et ses camarades ont donné devant le RoiDom Garcie de Navarre, Sertorius de Corneille, L’École des maris, Les Fâcheux, puis enfin L’Impromptu. [2] Il le laisse déjà entendre dans ses Nouvelles nouvelles de février 1663 (voir G. Mongrédien, La Querelle de l’École des femmes, t. I, p. XIV-XV). [3] Racine, lettre à l’abbé Le Vasseur, fin novembre 1663, dans ?uvres complètes de Racine, Pléiade, t. II, p. 459. [4] Cf. le nom d ?emprunt d ?Arnolphe, M. de L ?Isle, dans L ?École des femmes, qui était également celui de Thomas Corneille. [5] Cf. la fin de la scène 1, le début de la scène 3 et plusieurs endroits de la scène 4.


L’Impromptu de Versailles Acte 1 Comédie NOMS DES ACTEURS MOLIÈRE, marquis ridicule. BRÉCOURT, homme de qualité. DE LA GRANGE, marquis ridicule. DU CROISY, poète. LA THORILLIÈRE, marquis fâcheux. BÉJART, homme qui fait le nécessaire. MADEMOISELLE marquise façonnière. MADEMOISELLE BÉJART, prude. MADEMOISELLE DE BRIE, sage coquette. MADEMOISELLE MOLIÈRE, satirique spirituelle. MADEMOISELLE DU CROISY, peste doucereuse. MEDEMOISELLE HERVÉ, servante précieuse. La scène est à Versailles dans la salle de la Comédie. SCÈNE PREMIÈRE MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DU CROISY, MADEMOISELLE


DU PARC, MADEMOISELLE BÉJART, MADEMOISELLE DE BRIE, MADEMOISELLE MOLIÈRE, MADEMOISELLE DU CROISY, MADEMOISELLE HERVÉ. MOLIÈRE.- Allons donc, Messieurs et Mesdames, vous moquez-vous avec votre longueur, et ne voulez-vous pas tous venir ici ? La peste soit des gens ; Holà ho, Monsieur de Brécourt. BRÉCOURT.- Quoi ! MOLIÈRE.- Monsieur de la Grange. LA GRANGE.- Qu’est-ce ? MOLIÈRE.- Monsieur du Croisy. DU CROISY.- Plaît-il ? MOLIÈRE.- Mademoiselle du Parc. MADEMOISELLE DU PARC.- Hé bien ? MOLIÈRE.- Mademoiselle Béjart. MADEMOISELLE BÉJART.- Qu’y a-t-il ? MOLIÈRE.- Mademoiselle de Brie. MADEMOISELLE DE BRIE.- Que veut-on ? MOLIÈRE.- Mademoiselle du Croisy. MADEMOISELLE DU CROISY.- Qu’est-ce que c’est ? MOLIÈRE.- Mademoiselle Hervé. MADEMOISELLE HERVÉ.- On y va. MOLIÈRE.- Je crois que je deviendrai fou avec tous ces gens-ci. Eh,


têtebleu, Messieurs, me voulez-vous faire enrager aujourd’hui ? BRÉCOURT.- Que voulez-vous qu’on fasse, nous ne savons pas nos rôles, et c’est nous faire enrager vous-même, que de nous obliger à jouer de la sorte. MOLIÈRE.- Ah ! les étranges animaux à conduire que des comédiens. MADEMOISELLE BÉJART.- Eh bien nous voilà, que prétendez-vous faire ? MADEMOISELLE DU PARC.- Quelle est votre pensée ? MADEMOISELLE DE BRIE.- De quoi est-il question ? MOLIÈRE.- De grâce mettons-nous ici, et puisque nous voilà tous habillés, et que le Roi ne doit venir de deux heures, employons ce temps à répéter notre affaire, et voir la manière dont il faut jouer les choses. LA GRANGE.- Le moyen de jouer ce qu’on ne sait pas ? MADEMOISELLE DU PARC.- Pour moi je vous déclare que je ne me souviens pas d’un mot de mon personnage. MADEMOISELLE DE BRIE.- Je sais bien qu’il me faudra souffler le mien, d’un bout à l’autre. MADEMOISELLE BÉJART.- Et moi je me prépare fort à tenir mon rôle à la main. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- Et moi aussi. MADEMOISELLE HERVÉ.- Pour moi je n’ai pas grand’chose à dire. MADEMOISELLE DU CROISY.- Ni moi non plus, mais avec cela je ne répondrais pas de ne point manquer. DU CROISY.- J’en voudrais être quitte pour dix pistoles.


BRÉCOURT.- Et moi pour vingt bons coups de fouet, je vous assure. MOLIÈRE.- Vous voilà tous bien malades d’avoir un méchant rôle à jouer, et que feriez-vous donc si vous étiez en ma place ? MADEMOISELLE BÉJART.- Qui vous ! Vous n’êtes pas à plaindre, car ayant fait la pièce vous n’avez pas peur d’y manquer. MOLIÈRE.- Et n’ai-je à craindre que le manquement de mémoire ? Ne comptez-vous pour rien [1] l’inquiétude d’un succès qui ne regarde que moi seul ? Et pensez-vous que ce soit une petite affaire, que d’exposer quelque chose de comique devant une assemblée comme celle-ci ? que d’entreprendre de faire rire des personnes qui nous impriment le respect, et ne rient que quand ils veulent ? Est-il auteur qui ne doive trembler, lorsqu’il en vient à cette épreuve ? Et n’est-ce pas à moi de dire que je voudrais en être quitte pour toutes les choses du monde ? MADEMOISELLE BÉJART.- Si cela vous faisait trembler, vous prendriez mieux vos précautions, et n’auriez pas entrepris en huit jours ce que vous avez fait. MOLIÈRE.- Le moyen de m’en défendre quand un roi me l’a commandé ? MADEMOISELLE BÉJART.- Le moyen ! Une respectueuse excuse fondée sur l’impossibilité de la chose dans le peu de temps qu’on vous donne ; et tout autre en votre place ménagerait mieux sa réputation, et se serait bien gardé de se commettre comme vous faites. Où en serez-vous, je vous prie, si l’affaire réussit mal ? Et quel avantage pensez-vous qu’en prendront tous vosennemis ? MADEMOISELLE DE BRIE.- En effet, il fallait s’excuser avec respect envers le Roi, ou demander du temps davantage. MOLIÈRE.- Mon Dieu, Mademoiselle, les rois n’aiment rien tant qu’une prompte obéissance, et ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. Les choses ne sont bonnes que dans le temps qu’ils les souhaitent ; et leur en vouloir reculer le divertissement est en ôter pour eux


toute la grâce. Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent point attendre, et les moins préparés leur sont toujours les plus agréables, nous ne devons jamais nous regarder dans ce qu’ils désirent de nous, nous ne sommes que pour leur plaire ; et lorsqu’ils nous ordonnent quelque chose, c’est à nous à profiter vite de l’envie où ils sont. Il vaut mieux s’acquitter mal de ce qu’ils nous demandent, que de ne s’en acquitter pas assez tôt ; et si l’on a la honte de n’avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d’avoir obéi vite à leurs commandements. Mais songeons à répéter s’il vous plaît. MADEMOISELLE BÉJART.- Comment prétendez-vous que nous fassions, si nous ne savons pas nos rôles ? MOLIÈRE.- Vous les saurez, vous dis-je, et quand même vous ne les sauriez pas tout à fait, pouvez-vous pas y suppléer de votre esprit, puisque c’est de la prose, et que vous savez votre sujet ? MADEMOISELLE BÉJART.- Je suis votre servante, la prose est pis encore que les vers. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- Voulez-vous que je vous dise, vous deviez faire [2] une comédie où vous auriez joué tout seul. MOLIÈRE.- Taisez-vous, ma femme, vous êtes une bête. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- Grand merci Monsieur mon mari, voilà ce que c’est, le mariage change bien les gens, et vous ne m’auriez pas dit cela il y a dix-huit mois. MOLIÈRE.- Taisez-vous, je vous prie. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- C’est une chose étrange, qu’une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités, et qu’un mari, et un galant regardent la même personne avec des yeux si différents. MOLIÈRE.- Que de discours. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- Ma foi, si je faisais une comédie, je la ferais sur ce sujet, je justifierais les femmes de bien des choses dont on


les accuse, et je ferais craindre aux maris la différence qu’il y a de leurs manières brusques, aux civilités des galants. MOLIÈRE.- Ahy, laissons cela, il n’est pas question de causer maintenant, nous avons autre chose à faire. MADEMOISELLE BÉJART.- Mais puisqu’on vous a commandé de travailler sur le sujet de la critique qu’on a faite contre vous, que n’avezvous fait cettecomédie des comédiens dont vous nous avez parlé il y a longtemps ? C’était une affaire toute trouvée, et qui venait fort bien à la chose, et d’autant mieux, qu’ayant entrepris de vous peindre, ils vous ouvraient l’occasion de les peindre aussi, et que cela aurait pu s’appeler leur portrait, à bien plus juste titre que tout ce qu’ils ont fait ne peut être appelé le vôtre ; car vouloir contrefaire un comédien dans un rôle comique, ce n’est pas le peindre lui-même, c’est peindre d’après lui les personnages qu’il représente, et se servir des mêmes traits et des mêmes couleurs, qu’il est obligé d’employer aux différents tableaux des caractères ridicules, qu’il imite d’après nature. Mais contrefaire un comédien dans des rôles sérieux, c’est le peindre par des défauts qui sont entièrement de lui, puisque ces sortes de personnages ne veulent, ni les gestes, ni les tons de voix ridicules, dans lesquels on le reconnaît. MOLIÈRE.- Il est vrai, mais j’ai mes raisons pour ne le pas faire, et je n’ai pas cru entre nous que la chose en valût la peine, et puis il fallait plus de temps pour exécuter cette idée. Comme leurs jours de comédies sont les mêmes que les nôtres, à peine ai-je été les voir, que trois ou quatre fois depuis que nous sommes à Paris, je n’ai attrapé de leur manière de réciter, que ce qui m’a d’abord sauté aux yeux, et j’aurais eu besoin de les étudier davantage pour faire des portraits bien ressemblants. MADEMOISELLE DU PARC.- Pour moi j’en ai reconnu quelques-uns dans votre bouche. MADEMOISELLE DE BRIE.- Je n’ai jamais ouï parler de cela. MOLIÈRE.- C’est une idée qui m’avait passé une fois par la tête, et que j’ai laissée là comme une bagatelle, une badinerie, qui peut-être n’aurait


point fait rire. MADEMOISELLE DE BRIE.- Dites-la-moi un peu, puisque vous l’avez dite aux autres. MOLIÈRE.- Nous n’avons pas le temps maintenant. MADEMOISELLE DE BRIE.- Seulement deux mots. MOLIÈRE.- J’avais songé une comédie, où il y aurait eu un poète que j’aurais représenté moi-même, qui serait venu pour offrir une pièce à une troupe decomédiens nouvellement arrivés de la campagne. "Avez-vous, aurait-il dit, desacteurs et des actrices, qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage ? car ma pièce est une pièce... - Eh ! Monsieur, auraient répondu les comédiens, nous avons des hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé. - Et qui fait les rois parmi vous ? - Voilà unacteur qui s’en démêle parfois. - Qui, ce jeune homme bien fait ? Vous moquez-vous ? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre. Un roi, morbleu, qui soit entripaillé comme il faut ; un roi d’une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière ! La belle chose qu’un roi d’une taille galante ! Voilà déjà un grand défaut ; mais que je l’entende un peu réciter une douzaine de vers [3] ." Là-dessus le comédien aurait récité, par exemple, quelques vers du roi de Nicomède. Te le dirai-je Araspe, il m’a trop bien servi, Augmentant mon pouvoir [4] ... le plus naturellement qui lui aurait été possible. Et le poète : "Comment, vous appelez cela réciter ? C’est se railler ; il faut dire les choses avec emphase. Écoutez-moi. (Imitant Montfleury, excellent acteur de l’Hôtel de Bourgogne.) Te le dirai-je, Araspe... Etc. Voyez-vous cette posture ? Remarquez bien cela. Là appuyez comme il


faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l’approbation, et fait faire le brouhaha. - Mais, Monsieur, aurait répondu le comédien, il me semble qu’un roi qui s’entretient tout seul avec son capitaine des gardes, parle un peu plus humainement, et ne prend guère ce ton de démoniaque. - Vous ne savez ce que c’est. Allez-vous-en réciter comme vous faites, vous verrez si vous ferez faire aucun ah ! Voyons un peu une scène d’amant et d’amante." Là-dessus une comédienne et un comédien auraient fait une scène ensemble, qui est celle de Camille et de Curiace. Iras-tu, ma chère âme, et ce funeste honneur, Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?

Hélas ! Je vois trop bien... etc [5] . Tout de même que l’autre, et le plus naturellement qu’ils auraient pu. Et le poète aussitôt : "Vous vous moquez, vous ne faites rien qui vaille ; et voici comme il faut réciter cela. (Imitant Mlle Beauchâteau, comédienne de l’Hôtel de Bourgogne.) Iras-tu, ma chère âme... etc. Non je te connais mieux... etc. Voyez-vous comme cela est naturel et passionné ? Admirez ce visage riant qu’elle conserve dans les plus grandes afflictions." Enfin voilà l’idée, et il aurait parcouru de même tous les acteurs, et toutes les actrices. MADEMOISELLE DE BRIE.- Je trouve cette idée assez plaisante, et j’en ai reconnu là dès le premier vers, continuez je vous prie. MOLIÈRE, imitant Beauchâteau, aussi comédien, dans les stances du Cid. Percé jusques au fond du cœur, etc.


Et celui-ci le reconnaîtrez-vous bien, dans Pompée de Sertorius ? (Imitant Hauteroche, aussi comédien.) L’inimitié qui règne entre les deux partis, N’y rend pas de l’honneur... etc [6] . MADEMOISELLE DE BRIE.- Je le reconnais un peu je pense. MOLIÈRE.- Et celui-ci ? (Imitant De Villiers, aussi comédien.) Seigneur, Polybe est mort... etc [7] . MADEMOISELLE DE BRIE.- Oui, je sais qui c’est, mais il y en a quelques-uns d’entre eux, je crois, que vous auriez peine à contrefaire. MOLIÈRE.- Mon Dieu, il n’y en a point qu’on ne pût attraper par quelque endroit si je les avais bien étudiés ; mais vous me faites perdre un temps qui nous est cher. Songeons à nous, de grâce, et ne nous amusons point davantage à discourir, (Parlant à de la Grange.) vous, prenez garde à bien représenter avec moi votre rôle de marquis. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- Toujours des marquis. MOLIÈRE.- Oui, toujours des marquis, que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ; le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie. Et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. MADEMOISELLE BÉJART.- Il est vrai, on ne s’en saurait passer. MOLIÈRE.- Pour vous, Mademoiselle...


MADEMOISELLE DU PARC.- Mon Dieu, pour moi je m’acquitterai fort mal de mon personnage, et je ne sais pas pourquoi vous m’avez donné ce rôle de façonnière. MOLIÈRE.- Mon Dieu, Mademoiselle, voilà comme vous disiez lorsque l’on vous donna celui de La Critique de l’Ecole des femmes, cependant vous vous en êtes acquittée à merveille, et tout le monde est demeuré d’accord qu’on ne peut pas mieux faire que vous avez fait, croyez-moi, celui-ci sera de même, et vous le jouerez mieux que vous ne pensez. MADEMOISELLE DU PARC.- Comment cela se pourrait-il faire, car il n’y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que moi. MOLIÈRE.- Cela est vrai, et c’est en quoi vous faites mieux voir que vous êtes excellente comédienne de bien représenter un personnage, qui est si contraire à votre humeur : tâchez donc de bien prendre tous le caractère de vos rôles, et de vous figurer que vous êtes ce que vous représentez. (À du Croisy.) Vous faites le poète, vous, et vous devez vous remplir de cepersonnage, marquer cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du beau monde, ce ton de voix sentencieux, et cette exactitude de prononciation qui appuie sur toutes les syllabes, et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe. (À Brécourt.) Pour vous, vous faites un honnête homme de cour, comme vous avez déjà fait dans La Critique de l’Ecole des femmes, c’est-à-dire que vous devez prendre un air posé, un ton de voix naturel, et gesticuler le moins qu’il vous sera possible. (À de la Grange.) Pour vous je n’ai rien à vous dire. (À Mademoiselle Béjart.) Vous, vous représentez une de ces femmes, qui pourvu qu’elles ne fassent point l’amour, croient que tout le reste leur est permis, de ces femmes qui se retranchent toujours fièrement sur leur pruderie, regardent un chacun de haut en bas, et veulent que toutes les plus belles qualités que possèdent les autres, ne soient rien en comparaison d’un misérable honneur dont personne ne se soucie, ayez


toujours ce caractèredevant les yeux pour en bien faire les grimaces. (À Mademoiselle de Brie.) Pour vous, vous faites une de ces femmes qui pensent être les plus vertueuses personnes du monde, pourvu qu’elles sauvent les apparences, de ces femmes qui croient que le péché n’est que dans le scandale, qui veulent conduire doucement les affaires qu’elles ont sur le pied d’attachement honnête, et appellent amis ce que les autres nomment galants, entrez bien dans ce caractère. (À Mademoiselle Molière.) Vous, vous faites le même personnage que dans La Critique, et je n’ai rien à vous dire non plus qu’à Mademoiselle du Parc. (À Mademoiselle du Croisy.) Pour vous, vous représentez une de ces personnes qui prêtent doucement des charités à tout le monde, de ces femmes qui donnent toujours le petit coup de langue en passant, et seraient bien fâchées d’avoir souffert qu’on eût dit du bien du prochain ; je crois que vous ne vous acquitterez pas mal de ce rôle. (À Mademoiselle Hervé.) Et pour vous, vous êtes la soubrette de la précieuse, qui se mêle de temps en temps dans la conversation, et attrape comme elle peut tous les termes de sa maîtresse ; je vous dis tous vos caractères, afin que vous vous les imprimiez fortement dans l’esprit. Commençons maintenant à répéter, et voyons comme cela ira. Ah ! voici justement un fâcheux, il ne nous fallait plus que cela. SCÈNE II LA THORILLIÈRE, MOLIÈRE, ETC. LA THORILLIÈRE.- Bonjour, Monsieur Molière. MOLIÈRE.- Monsieur votre serviteur. La peste soit de l’homme. LA THORILLIÈRE.- Comment vous en va ? MOLIÈRE.- Fort bien pour vous servir, Mesdemoiselles ne...


LA THORILLIÈRE.- Je viens d’un lieu où j’ai bien dit du bien de vous. MOLIÈRE.- Je vous suis obligé. Que le diable t’emporte. Ayez un peu soin... LA THORILLIÈRE.- Vous jouez une pièce nouvelle aujourd’hui ? MOLIÈRE.- Oui, Monsieur. N’oubliez pas... LA THORILLIÈRE.- C’est le Roi qui vous la fait faire ? MOLIÈRE.- Oui, Monsieur. De grâce songez... LA THORILLIÈRE.- Comment l’appelez-vous ? MOLIÈRE.- Oui, Monsieur. LA THORILLIÈRE.- Je vous demande comment vous la nommez ? MOLIÈRE.- Ah ! ma foi je ne sais. Il faut s’il vous plaît que vous... LA THORILLIÈRE.- Comment serez-vous habillés ? MOLIÈRE.- Comme vous voyez. Je vous prie... LA THORILLIÈRE.- Quand commencerez-vous ? MOLIÈRE.- Quand le Roi sera venu. Au diantre le questionneur. LA THORILLIÈRE.- Quand croyez-vous qu’il vienne ? MOLIÈRE.- La peste m’étouffe, Monsieur, si je le sais. LA THORILLIÈRE.- Savez-vous point... MOLIÈRE.- Tenez, Monsieur, je suis le plus ignorant homme du monde, je ne sais rien de tout ce que vous pourrez me demander je vous jure. J’enrage, ce bourreau vient avec un air tranquille vous faire des questions, et ne se soucie pas qu’on ait en tête d’autres affaires.


LA THORILLIÈRE.- Mesdemoiselles, votre serviteur. MOLIÈRE.- Ah ! bon le voilà d’un autre côté. LA THORILLIÈRE, à Mademoiselle du Croisy.- Vous voilà belle comme un petit ange. Jouez-vous toutes deux aujourd’hui ? (En regardant Mademoiselle Hervé.) MADEMOISELLE DU CROISY.- Oui, Monsieur. LA THORILLIÈRE.- Sans vous la comédie ne vaudrait pas grand’chose. MOLIÈRE.- Vous ne voulez pas faire en aller cet homme-là ? MADEMOISELLE DE BRIE.- Monsieur nous avons ici quelque chose à répéter ensemble. LA THORILLIÈRE.- Ah ! parbleu, je ne veux pas vous empêcher, vous n’avez qu’à poursuivre. MADEMOISELLE DE BRIE.- Mais... LA THORILLIÈRE.- Non, non, je serais fâché d’incommoder personne, faites librement ce que vous avez à faire. MADEMOISELLE DE BRIE.- Oui, mais... LA THORILLIÈRE.- Je suis homme sans cérémonie, vous dis-je, et vous pouvez répéter ce qui vous plaira. MOLIÈRE.- Monsieur, ces demoiselles ont peine à vous dire qu’elles souhaiteraient fort que personne ne fût ici pendant cette répétition. LA THORILLIÈRE.- Pourquoi ? il n’y a point de danger pour moi. MOLIÈRE.- Monsieur, c’est une coutume qu’elles observent, et vous aurez plus de plaisir quand les choses vous surprendront.


LA THORILLIÈRE.- Je m’en vais donc dire que vous êtes prêts. MOLIÈRE.- Point du tout, Monsieur, ne vous hâtez pas de grâce. SCÈNE III MOLIÈRE, LA GRANGE, ETC. MOLIÈRE.- Ah ! que le monde est plein d’impertinents ! Or sus commençons. Figurez-vous donc premièrement que la scène est dans l’antichambre du Roi, car c’est un lieu où il se passe tous les jours des choses assez plaisantes. Il est aisé de faire venir là toutes les personnes qu’on veut, et on peut trouver des raisons même pour y autoriser la venue des femmes que j’introduis. Lacomédie s’ouvre par deux marquis qui se rencontrent. Souvenez-vous bien, vous de venir comme je vous ai dit, là avec cet air qu’on nomme le bel air, peignant votre perruque, et grondant une petite chanson entre vos dents. La, la, la, la, la, la. Rangez-vous donc vous autres, car il faut du terrain à deuxmarquis, et ils ne sont pas gens à tenir leur personne dans un petit espace, allons, parlez. LA GRANGE.- "Bonjour, Marquis." MOLIÈRE.- Mon Dieu, ce n’est point là le ton d’un marquis, il faut le prendre un peu plus haut, et la plupart de ces messieurs affectent une manière de parler particulière pour se distinguer du commun. "Bonjour Marquis", recommencez donc. LA GRANGE.- "Bonjour Marquis. MOLIÈRE.- "Ah ! Marquis, ton serviteur. LA GRANGE.- "Que fais-tu là ? MOLIÈRE.- "Parbleu tu vois, j’attends que tous ces messieurs aient débouché la porte pour présenter là mon visage. LA GRANGE.- "Têtebleu quelle foule, je n’ai garde de m’y aller frotter, et j’aime bien mieux entrer des derniers.


MOLIÈRE.- "Il y a là vingt gens qui sont fort assurés de n’entrer point, et qui ne laissent pas de se presser, et d’occuper toutes les avenues de la porte. LA GRANGE.- "Crions nos deux noms à l’huissier, afin qu’il nous appelle. MOLIÈRE.- "Cela est bon pour toi, mais pour moi je ne veux pas être joué par Molière. LA GRANGE.- "Je pense pourtant, Marquis, que c’est toi qu’il joue dans La Critique. MOLIÈRE.- "Moi ? Je suis ton valet, c’est toi-même en propre personne. LA GRANGE.- "Ah ! ma foi, tu es bon de m’appliquer ton personnage. MOLIÈRE.- "Parbleu, je te trouve plaisant de me donner ce qui t’appartient. LA GRANGE.- "Ha, ha, ha, cela est drôle. MOLIÈRE.- "Ha, ha, ha, cela est bouffon. LA GRANGE.- "Quoi ! tu veux soutenir que ce n’est pas toi qu’on joue dans lemarquis de La Critique. MOLIÈRE.- "Il est vrai c’est moi. Détestable, morbleu, détestable ! Tarte à la crème. C’est moi, c’est moi, assurément, c’est moi. LA GRANGE.- "Oui, parbleu c’est toi, tu n’as que faire de railler ; et si tu veux, nous gagerons, et verrons qui a raison des deux. MOLIÈRE.- "Et que veux-tu gager encore ? LA GRANGE.- "Je gage cent pistoles que c’est toi. MOLIÈRE.- "Et moi cent pistoles que c’est toi.


LA GRANGE.- "Cent pistoles comptant ? MOLIÈRE.- "Comptant. Quatre-vingt-dix pistoles sur Amyntas [8] , et dix pistoles comptant. LA GRANGE.- "Je le veux. MOLIÈRE.- "Cela est fait. LA GRANGE.- "Ton argent court grand risque. MOLIÈRE.- "Le tien est bien aventuré. LA GRANGE.- "À qui nous en rapporter ? MOLIÈRE.- "Voici un homme qui nous jugera. Chevalier. SCÈNE IV MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, ETC. BRÉCOURT.- "Quoi ?" MOLIÈRE.- Bon voilà l’autre qui prend le ton de marquis. Vous ai-je pas dit que vous faites un rôle, où l’on doit parler naturellement ? BRÉCOURT.- Il est vrai. MOLIÈRE.- Allons donc, "Chevalier. BRÉCOURT.- "Quoi ? MOLIÈRE.- "Juge-nous un peu sur une gageure que nous avons faite. BRÉCOURT.- "Et quelle ? MOLIÈRE.- "Nous disputons qui est le marquis de La Critique de Molière, il gage que c’est moi, et moi je gage que c’est lui.


BRÉCOURT.- "Et moi je juge que ce n’est, ni l’un ni l’autre, vous êtes fous tous deux, de vouloir vous appliquer ces sortes de choses, et voilà de quoi j’ouïs l’autre jour se plaindre Molière, parlant à des personnes qui le chargeaient de même chose que vous. Il disait que rien ne lui donnait du déplaisir, comme d’être accusé de regarder quelqu’un dans les portraits qu’il fait. Que son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes ; et que tous les personnages qu’il représente sont despersonnages en l’air, et des fantômes proprement qu’il habille à sa fantaisie pour réjouir les spectateurs. Qu’il serait bien fâché d’y avoir jamais marqué qui que ce soit ; et que si quelque chose était capable de le dégoûter de faire des comédies, c’était les ressemblances qu’on y voulait toujours trouver, et dont ses ennemis tâchaient malicieusement d’appuyer la pensée pour lui rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n’a jamais pensé. Et en effet je trouve qu’il a raison, car pourquoi vouloir je vous prie appliquer [9] tous ses gestes et toutes ses paroles, et chercher à lui faire des affaires, en disant hautement "Il joue un tel", lorsque ce sont des choses qui peuvent convenir à cent personnes ? Comme l’affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle ; il est impossible à Molière de faire aucun caractèrequi ne rencontre quelqu’un dans le monde ; et s’il faut qu’on l’accuse d’avoir songé toutes les personnes ou l’on peut trouver les défauts qu’il peint, il faut sans doute qu’il ne fasse plus de comédies. MOLIÈRE.- "Ma foi, Chevalier, tu veux justifier Molière, et épargner notre ami que voilà. LA GRANGE.- "Point du tout, c’est toi qu’il épargne, et nous trouverons d’autres juges. MOLIÈRE.- "Soit ; mais dis-moi, Chevalier, crois-tu pas que ton Molière est épuisé maintenant, et qu’il ne trouvera plus de matière pour... BRÉCOURT.- "Plus de matière ? Eh, mon pauvre Marquis nous lui en fournirons toujours assez, et nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages pour tout ce qu’il fait, et tout ce qu’il dit."


MOLIÈRE.- Attendez, il faut marquer davantage tout cet endroit, écoutezle-moi dire un peu. "Et qu’il ne trouvera plus de matière pour... - Plus de matière ! Hé, mon pauvre Marquis, nous lui en fournirons toujours assez, et nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages pour tout ce qu’il fait et tout ce qu’il dit. Crois-tu qu’il ait épuisé dans ses comédies tout le ridiculedes hommes ? Et sans sortir de la cour, n’a-t-il pas encore vingt caractères de gens où il n’a point touché ? N’a-t-il pas, par exemple, ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde, et qui le dos tourné font galanterie de se déchirer l’un l’autre ? N’a-t-il pas ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides qui n’assaisonnent d’aucun sel les louanges qu’ils donnent, et dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoutent ? N’a-t-il pas ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité, et vous accablent dans la disgrâce ? N’a-t-il pas ceux qui sont toujours mécontents de la cour, ces suivants inutiles, ces incommodes assidus, ces gens, dis-je, qui pour services ne peuvent compter que des importunités, et qui veulent que l’on les récompense d’avoir obsédé le prince dix ans durant ? N’a-t-il pas ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droit et à gauche, et courent à tous ceux qu’ils voient avec les mêmes embrassades, et les mêmes protestations d’amitié ? "Monsieur votre très humble serviteur. Monsieur je suis tout à votre service. - Tenez-moi des vôtres, mon cher. Faites état de moi, Monsieur, comme du plus chaud de vos amis. Monsieur, je suis ravi de vous embrasser. - Ah ! Monsieur, je ne vous voyais pas. Faites-moi la grâce de m’employer, soyez persuadé que je suis entièrement à vous. Vous êtes l’homme du monde que je révère le plus ; il n’y a personne que j’honore à l’égal de vous. Je vous conjure de le croire ; je vous supplie de n’en point douter. - Serviteur. - Très humble valet". Va, va, Marquis, Molière aura toujours plus de sujets qu’il n’en voudra, et tout ce qu’il a touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle, au prix de ce qui reste." Voilà à peu près comme cela doit être joué. BRÉCOURT.- C’est assez. MOLIÈRE.- Poursuivez.


BRÉCOURT.- "Voici Climène, et Élise." MOLIÈRE.- Là-dessus vous arriverez toutes deux. (À Mademoiselle du Parc.)Prenez bien garde vous à vous déhancher comme il faut, et à faire bien des façons, cela vous contraindra un peu, mais qu’y faire ? Il faut parfois se faire violence. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Certes, Madame, je vous ai reconnue de loin, et j’ai bien vu à votre air que ce ne pouvait être une autre que vous. MADEMOISELLE DU PARC.- "Vous voyez, je viens attendre ici la sortie d’un homme avec qui j’ai une affaire à démêler. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Et moi de même." MOLIÈRE.- Mesdames voilà des coffres qui vous serviront de fauteuils. MADEMOISELLE DU PARC.- "Allons, Madame, prenez place, s’il vous plaît. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Après vous, Madame." MOLIÈRE.- Bon, après ces petites cérémonies muettes chacun prendra place, et parlera assis, hors les marquis, qui tantôt se lèveront, et tantôt s’assoiront suivant leur inquiétude naturelle. "Parbleu, Chevalier, tu devrais faire prendre médecine à tes canons. BRÉCOURT.- "Comment ? MOLIÈRE.- "Ils se portent fort mal. BRÉCOURT.- "Serviteur à la turlupinade. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Mon Dieu, Madame, que je vous trouve le teint d’une blancheur éblouissante, et les lèvres d’un couleur de feu surprenante [10] ! MADEMOISELLE DU PARC.- "Ah ! que dites-vous là, Madame ? ne me


regardez point, je suis du dernier laid aujourd’hui. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Eh, Madame, levez un peu votre coiffe. MADEMOISELLE DU PARC.- "Fi, je suis épouvantable, vous dis-je, et je me fais peur à moi-même. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Vous êtes si belle. MADEMOISELLE DU PARC.- "Point, point. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Montrez-vous. MADEMOISELLE DU PARC.- "Ah ! fi donc, je vous prie. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "De grâce. MADEMOISELLE DU PARC.- "Mon Dieu, non. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Si fait. MADEMOISELLE DU PARC.- "Vous me désespérez. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Un moment. MADEMOISELLE DU PARC.- "Ahy. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Résolument vous vous montrerez, on ne peut point se passer de vous voir. MADEMOISELLE DU PARC.- "Mon Dieu, que vous êtes une étrange personne, vous voulez furieusement ce que vous voulez. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Ah ! Madame, vous n’avez aucun désavantage à paraître au grand jour je vous jure. Les méchantes gens qui assuraient que vous mettiez quelque chose ; vraiment je les démentirai bien maintenant.


MADEMOISELLE DU PARC.- "Hélas ! je ne sais pas seulement ce qu’on appelle mettre quelque chose. Mais où vont ces dames ? SCÈNE V MADEMOISELLE DE BRIE, MADEMOISELLE DU PARC, ETC. MADEMOISELLE DE BRIE.- "Vous voulez bien, Mesdames, que nous vous donnions en passant la plus agréable nouvelle du monde. Voilà Monsieur Lysidas qui vient de nous avertir qu’on a fait une pièce contre Molière, que les grands comédiens vont jouer. MOLIÈRE.- "Il est vrai, on me l’a voulu lire, et c’est un nommé Br... Brou... Brossaut qui l’a faite. DU CROISY.- "Monsieur, elle est affichée sous le nom de Boursaut, mais à vous dire le secret, bien des gens ont mis la main à cet ouvrage, et l’on en doit concevoir une assez haute attente. Comme tous les auteurs, et tous lescomédiens regardent Molière comme leur plus grand ennemi, nous nous sommes tous unis pour le desservir ; chacun de nous a donné un coup de pinceau à son portrait, mais nous nous sommes bien gardés d’y mettre nos noms ; il lui aurait été trop glorieux de succomber aux yeux du monde, sous les efforts de tout le Parnasse ; et pour rendre sa défaite plus ignominieuse, nous avons voulu choisir tout exprès un auteur sans réputation. MADEMOISELLE DU PARC.- "Pour moi je vous avoue que j’en ai toutes les joies imaginables. MOLIÈRE.- "Et moi aussi. Par le sang bleu le railleur sera raillé, il aura sur les doigts ma foi ! MADEMOISELLE DU PARC.- "Cela lui apprendra à vouloir satiriser tout. Comment ? cet impertinent ne veut pas que les femmes aient de l’esprit, il condamne toutes nos expressions élevées, et prétend que nous parlions toujours terre à terre.


MADEMOISELLE DE BRIE.- "Le langage n’est rien ; mais il censure tous nos attachements quelque innocents qu’ils puissent être, et de la façon qu’il en parle, c’est être criminelle que d’avoir du mérite. MADEMOISELLE DU CROISY.- "Cela est insupportable, il n’y a pas une femme qui puisse plus rien faire, que ne laisse-t-il en repos nos maris, sans leur ouvrir les yeux, et leur faire prendre garde à des choses, dont ils ne s’avisent pas. MADEMOISELLE BÉJART.- "Passe pour tout cela, mais il satirise même les femmes de bien, et ce méchant plaisant leur donne le titre d’honnêtes diablesses [11] . MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "C’est un impertinent, il faut qu’il en ait tout le soûl. DU CROISY.- "La représentation de cette comédie, Madame, aura besoin d’être appuyée, et les comédiens de l’Hôtel... MADEMOISELLE DU PARC.- "Mon Dieu, qu’ils n’appréhendent rien, je leur garantis le succès de leur pièce corps pour corps. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Vous avez raison, Madame, trop de gens sont intéressés à la trouver belle. Je vous laisse à penser si tous ceux qui se croient satirisés par Molière, ne prendront pas l’occasion de se venger de lui en applaudissant à cette comédie. BRÉCOURT.- "Sans doute, et pour moi je réponds de douze marquis, de six précieuses, de vingt coquettes, et de trente cocus, qui ne manqueront pas d’y battre des mains. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "En effet. Pourquoi aller offenser toutes ces personnes-là, et particulièrement les cocus, qui sont les meilleurs gens du monde ? MOLIÈRE.- "Par la sang bleu, on m’a dit qu’on le va dauber lui et toutes sescomédies de la belle manière, et que les comédiens et les auteurs,


depuis le cèdre jusqu’à l’hysope [i] sont diablement animés contre lui. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Cela lui sied fort bien, pourquoi fait-il de méchantes pièces que tout Paris va voir, et où il peint si bien les gens que chacun s’y connaît ? Que ne fait-il des comédies comme celles de Monsieur Lysidas ? Il n’aurait personne contre lui, et tous les auteurs en diraient du bien. Il est vrai que de semblables comédies n’ont pas ce grand concours de monde ; mais en revanche elles sont toujours bien écrites, personne n’écrit contre elles, et tous ceux qui les voient meurent d’envie de les trouver belles. DU CROISY.- "Il est vrai que j’ai l’avantage de ne me point faire d’ennemis [12] , et que tous mes ouvrages ont l’approbation des savants. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "Vous faites bien d’être content de vous, cela vaut mieux que tous les applaudissements du public, et que tout l’argent qu’on saurait gagner aux pièces de Molière. Que vous importe qu’il vienne du monde à vos comédies, pourvu qu’elles soient approuvées par messieurs vos confrères. LA GRANGE.- "Mais quand jouera-t-on Le Portrait du peintre ? DU CROISY.- "Je ne sais, mais je me prépare fort à paraître des premiers sur les rangs, pour crier "Voilà qui est beau." MOLIÈRE.- "Et moi de même parbleu. LA GRANGE.- "Et moi aussi, Dieu me sauve. MADEMOISELLE DU PARC.- "Pour moi j’y payerai de ma personne comme il faut, et je réponds d’une bravoure [13] d’approbation qui mettra en déroute tous les jugements ennemis, c’est bien la moindre chose que nous devions faire, que d’épauler de nos louanges le vengeur de nos intérêts. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- "C’est fort bien dit. MADEMOISELLE DE BRIE.- "Et ce qu’il nous faut faire toutes.


MADEMOISELLE BÉJART.- "Assurément. MADEMOISELLE DU CROISY.- "Sans doute. MADEMOISELLE HERVÉ.- "Point de quartier à ce contrefaiseur de gens. MOLIÈRE.- "Ma foi, Chevalier, mon ami, il faudra que ton Molière se cache. BRÉCOURT.- "Qui lui ? Je te promets Marquis qu’il fait dessein d’aller sur le théâtre rire avec tous les autres du portrait qu’on a fait de lui [14] . MOLIÈRE.- "Parbleu ce sera donc du bout des dents qu’il y rira. BRÉCOURT.- "Va, va, peut-être qu’il y trouvera plus de sujets de rire que tu ne penses. On m’a montré la pièce, et comme tout ce qu’il y a d’agréable, sont effectivement les idées qui ont été prises de Molière, la joie que cela pourra donner n’aura pas lieu de lui déplaire sans doute ; car pour l’endroit où on s’efforce de le noircir [i] , je suis le plus trompé du monde si cela est approuvé de personne. Et quant à tous les gens qu’ils ont tâché d’animer contre lui, sur ce qu’il fait, dit-on, des portraits trop ressemblants, outre que cela est de fort mauvaise grâce, je ne vois rien de plus ridicule et de plus mal repris, et je n’avais pas cru jusqu’ici que ce fût un sujet de blâme pour uncomédien, que de peindre trop bien les hommes. LA GRANGE.- "Les comédiens m’ont dit qu’ils l’attendaient sur la réponse, et que... BRÉCOURT.- "Sur la réponse ! Ma foi je le trouverais un grand fou, s’il se mettait en peine de répondre à leurs invectives, tout le monde sait assez de quel motif elles peuvent partir ; et la meilleure réponse qu’il leur puisse faire, c’est une comédie qui réussisse comme toutes ses autres. Voilà le vrai moyen de se venger d’eux comme il faut, et de l’humeur dont je les connais ; je suis fort assuré qu’une pièce nouvelle qui leur enlèvera le monde les fâchera bien plus, que toutes les satires qu’on pourrait faire de


leurs personnes. MOLIÈRE.- "Mais, Chevalier..." MADEMOISELLE BÉJART.- Souffrez que j’interrompe pour un peu la répétition, voulez-vous que je vous die ? Si j’avais été en votre place, j’aurais poussé les choses autrement. Tout le monde attend de vous une réponse vigoureuse, et après la manière dont on m’a dit que vous étiez traité dans cette comédie, vous étiez en droit de tout dire contre les comédiens, et vous deviez n’en épargner aucun. MOLIÈRE.- J’enrage de vous ouïr parler de la sorte, et voilà votre manie à vous autres femmes. Vous voudriez que je prisse feu d’abord contre eux, et qu’à leur exemple j’allasse éclater promptement en invectives et en injures. Le bel honneur que j’en pourrais tirer, et le grand dépit que je leur ferais. Ne se sont-ils pas préparés de bonne volonté à ces sortes de choses ? Et lorsqu’ils ont délibéré s’ils joueraient Le Portrait du peintre, sur la crainte d’une riposte, quelques-uns d’entre eux n’ont-ils pas répondu "Qu’il nous rende toutes les injures qu’il voudra, pourvu que nous gagnions de l’argent" ? N’est-ce pas là, la marque d’une âme fort sensible à la honte, et ne me vengerais-je pas bien d’eux, en leur donnant ce qu’ils veulent bien recevoir ? MADEMOISELLE DE BRIE.- Ils se sont fort plaints toutefois de trois, ou quatre mots que vous avez dits d’eux dans La Critique, et dans vos Précieuses. MOLIÈRE.- Il est vrai, ces trois ou quatre mots sont fort offensants, et ils ont grande raison de les citer. Allez, allez, ce n’est pas cela. Le plus grand mal que je leur aie fait, c’est que j’ai eu le bonheur de plaire un peu plus qu’ils n’auraient voulu, et tout leur procédé depuis que nous sommes venus à Paris a trop marqué ce qui les touche ; mais laissons-les faire tant qu’ils voudront, toutes leurs entreprises ne doivent point m’inquiéter. Ils critiquent mes pièces, tant mieux, et Dieu me garde d’en faire jamais qui leur plaise, ce serait une mauvaise affaire pour moi. MADEMOISELLE DE BRIE.- Il n’y a pas grand plaisir pourtant à voir


déchirer ses ouvrages. MOLIÈRE.- Et qu’est-ce que cela me fait ? N’ai-je pas obtenu de ma comédietout ce que j’en voulais obtenir, puisqu’elle a eu le bonheur d’agréer aux augustes personnes, à qui particulièrement je m’efforce de plaire ? N’ai-je pas lieu d’être satisfait de sa destinée, et toutes leurs censures ne viennent-elles pas trop tard ? Est-ce moi, je vous prie, que cela regarde maintenant ; et lorsqu’on attaque une pièce qui a eu du succès, n’est-ce pas attaquer plutôt le jugement de ceux qui l’ont approuvée, que l’art de celui qui l’a faite ? MADEMOISELLE DE BRIE.- Ma foi, j’aurais joué ce petit Monsieur l’auteur, qui se mêle d’écrire contre des gens qui ne songent pas à lui. MOLIÈRE.- Vous êtes folle. Le beau sujet à divertir la cour, que Monsieur Boursaut. Je voudrais bien savoir de quelle façon on pourrait l’ajuster pour le rendre plaisant, et si quand on le bernerait sur un théâtre, il serait assez heureux pour faire rire le monde, ce lui serait trop d’honneur, que d’être joué devant une auguste assemblée, il ne demanderait pas mieux ; et il m’attaque de gaieté de cœur pour se faire connaître, de quelque façon que ce soit. C’est un homme qui n’a rien à perdre, et les comédiens ne me l’ont déchaîné, que pour m’engager à une sotte guerre, et me détourner par cet artifice des autres ouvrages que j’ai à faire ; et cependant vous êtes assez simples pour donner toutes dans ce panneau, mais enfin j’en ferai ma déclaration publiquement. Je ne prétends faire aucune réponse à toutes leurs critiques, et leurs contre-critiques. Qu’ils disent tous les maux du monde de mes pièces, j’en suis d’accord. Qu’ils s’en saisissent après nous, qu’ils les retournent comme un habit pour les mettre sur leur théâtre, et tâchent à profiter de quelque agrément qu’on y trouve, et d’un peu de bonheur que j’ai, j’y consens, ils en ont besoin ; et je serai bien aise de contribuer à les faire subsister, pourvu qu’ils se contentent de ce que je puis leur accorder avec bienséance. La courtoisie doit avoir des bornes, et il y a des choses qui ne font rire, ni les spectateurs, ni celui dont on parle. Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix, et ma façon de réciter, pour en faire, et dire tout ce qu’il leur plaira, s’ils en peuvent tirer quelque avantage.


Je ne m’oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde ; mais en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste, et de ne point toucher à des matières de la nature de celles, sur lesquelles on m’a dit qu’ils m’attaquaient dans leurs comédies [15] , c’est de quoi je prierai civilement cet honnête Monsieur qui se mêle d’écrire pour eux ; et voilà toute la réponse qu’ils auront de moi. MADEMOISELLE BÉJART.- Mais enfin... MOLIÈRE.- Mais enfin, vous me feriez devenir fou. Ne parlons point de cela davantage, nous nous amusons [16] à faire des discours, au lieu de répéter notre comédie, où en étions-nous ? Je ne m’en souviens plus. MADEMOISELLE DE BRIE.- Vous en étiez à l’endroit... MOLIÈRE.- Mon Dieu, j’entends du bruit, c’est le Roi qui arrive assurément, et je vois bien que nous n’aurons pas le temps de passer outre, voilà ce que c’est de s’amuser. Oh bien faites donc pour le reste du mieux qu’il vous sera possible. MADEMOISELLE BÉJART.- Par ma foi la frayeur me prend, et je ne saurais aller jouer mon rôle si je ne le répète tout entier. MOLIÈRE.- Comment, vous ne sauriez aller jouer votre rôle ? MADEMOISELLE BÉJART.- Non. MADEMOISELLE DU PARC.- Ni moi le mien. MADEMOISELLE DE BRIE.- Ni moi non plus. MADEMOISELLE MOLIÈRE.- Ni moi. MADEMOISELLE HERVÉ.- Ni moi. MADEMOISELLE DU CROISY.- Ni moi.


MOLIÈRE.- Que pensez-vous donc faire, vous moquez-vous toutes de moi ? SCÈNE VI BÉJART, MOLIÈRE, ETC. BÉJART.- Messieurs, je viens vous avertir que le Roi est venu, et qu’il attend que vous commenciez. MOLIÈRE.- Ah ! Monsieur, vous me voyez dans la plus grande peine du monde, je suis désespéré à l’heure que je vous parle, voici des femmes qui s’effrayent, et qui disent qu’il leur faut répéter leurs rôles avant que d’aller commencer, nous demandons de grâce encore un moment, le Roi a de la bonté, et il sait bien que la chose a été précipitée. Eh, de grâce, tâchez de vous remettre, prenez courage je vous prie. MADEMOISELLE DU PARC.- Vous devez vous aller excuser. MOLIÈRE.- Comment m’excuser ? SCÈNE VII MOLIÈRE, MLLE BÉJART, ETC. UN NECESSAIRE [17] .- Messieurs, commencez donc. MOLIÈRE.- Tout à l’heure, Monsieur, je crois que je perdrai l’esprit de cette affaire-ci, et... SCÈNE VIII MOLIÈRE, MLLE BÉJART, ETC. AUTRE NECESSAIRE.- Messieurs, commencez donc. MOLIÈRE.- Dans un moment, Monsieur. Et quoi donc, voulez-vous que j’aie l’affront...


SCÈNE IX MOLIÈRE, MLLE BÉJART, ETC. AUTRE NECESSAIRE.- Messieurs, commencez donc. MOLIÈRE.- Oui, Monsieur, nous y allons. Eh, que de gens se font de fête [18], et viennent dire "Commencez donc", à qui le Roi ne l’a pas commandé. SCÈNE X MOLIÈRE, MLLE BÉJART, ETC. AUTRE NECESSAIRE.- Messieurs, commencez donc. MOLIÈRE.- Voilà qui est fait, Monsieur. Quoi donc, recevrai-je la confusion... SCÈNE XI BÉJART, MOLIÈRE, ETC. MOLIÈRE.- Monsieur, vous venez pour nous dire de commencer, mais... BÉJART.- Non, Messieurs, je viens pour vous dire qu’on a dit au Roi l’embarras où vous vous trouviez, et que par une bonté toute particulière il remet votre nouvelle comédie à une autre fois, et se contente pour aujourd’hui de la première que vous pourrez donner. MOLIÈRE.- Ah ! Monsieur, vous me redonnez la vie, le Roi nous fait la plus grande grâce du monde de nous donner du temps, pour ce qu’il avait souhaité ; et nous allons tous le remercier des extrêmes bontés qu’il nous fait paraître. [1] Le texte porte : Ne comptez-vous point rien, ce qui est une faute manifeste.


[2] Vous deviez faire : vous auriez dû faire. [3] Nous ajoutons les guillemets et les tirets, ainsi que dans la suite du texte. [4] Corneille, Nicomède, II, 1. [5] Corneille, Horace, II, 5. [6] Corneille, Sertorius, III, 1. [7] Corneille, ?dipe, V, 2. [8] Amyntas est l’un des créanciers du marquis qui parle. [9] Appliquer : chercher des applications. [10] Le texte porte surprenant. Nous corrigeons. [11] L’École des femmes, v. 1296. [i] Depuis le cèdre jusqu’à l’hysope : l’hysope désigne la foule des petits auteurs ; le cèdre semble bien désigner Pierre Corneille, qui passait pour le chef du clan hostile à Molière en 1663. [12] Le texte porte L’avantage de ne point faire d’ennemis. Nous corrigeons d’après 1734. [13] Bravoure : ardeur courageuse. [14] C’est effectivement ce que fit Molière en se rendant à l’Hôtel de Bourgogne pour voir représenter Le Portrait du peintre. [i] Noircir fait allusion à une accusation grave. À la scène 7 du Portrait du peintre, Boursault avait insinué que Molière manquait de respect pour la religion, en mettant dans la bouche d’Arnolphe un sermon ridicule, à la scène 2 de l’acte III de L’École des femmes.


[15] Voir notre notice. [16] Nous nous amusons : nous perdons notre temps. [17] Un nécessaire : homme qui prend sur lui de s’acquitter d’une mission dont il n’est pas chargé. [18] Se faire de fête, c’est venir à une fête sans y être invité, et donc se mêler de ce dont on n’est pas chargé.

Le Mariage forcé Note NOTE SUR LA PRÉSENTE ÉDITION Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue du vivant de Molière, et conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même, dans les cas de faute manifeste, nous nous sommes référé à l’édition de 1682, dont nous donnons toutes les variantes. Nous ne nous sommes référé que de manière exceptionnelle à l’édition de 1734, dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier. Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence


propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ;treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la pièce. LE TEXTE Le livret du ballet de 1664 fut imprimé aussitôt, mais il ne contient qu’un résumé de chaque scène, avec les vers qui étaient chantés. L’édition originale de 1668 (achevé d’imprimer du 9 mars) ne comprend plus qu’un acte, mais le texte parlé est probablement le même que dans la comédieballet en trois actes, à l’exception de la scène du magicien. Quant à l’édition de 1682, elle se fonde sur un état du texte qui remonte, non pas à l’édition de 1668, mais aux représentations de 1664. Nous donnons ci-après le livret de 1664, avec la scène du magicien in extensotelle que nous l’a conservée le manuscrit de Philidor, ainsi que le texte de lacomédie en un acte tel que le fournit l’édition de 1682. Éditions collationnées : 1668, 1682.


Le Mariage forcé Notice LE MARIAGE FORCÉ Comédie J.B.P. de MOLIÈRE Représentée pour la première fois au Louvre par ordre de sa Majesté, le 29 du mois de janvier 1664 et donnée depuis au public sur le théâtre du Palais-Royal le 15 du mois de novembre de la même année 1664 par la Troupe de Monsieur, Frère Unique du Roi.

NOTICE C’est au plus tard dans la seconde moitié de 1663 que Molière entreprend LeTartuffe ; mais il ne peut terminer sa pièce, ou, s’il l’a terminée, il ne peut la mettre en répétition avant le relâche de Pâques 1664, car les commandes royales ont naturellement la priorité, et, coup sur coup, Louis XIV met Molière et sa troupe à contribution, en janvier 1664, pour Le Mariage forcé, et en mai pour La Princesse d’Élide. Un mot de Loret dans sa Muse historique du 2 février 1664, à propos du Mariage forcé, évoque la hâte dans laquelle le poète a dû travailler pour être prêt à temps : Cette pièce assez singulière


Est un in-promptu de Molière... Cette comédie-ballet est donnée avec grand succès le 29 janvier au Louvre, dans l’appartement bas de la Reine Mère — représentation à laquelle le Roi lui-même participe en dansant avec quelques grands seigneurs —, puis au Palais-Royal à partir du 15 février, pour une série de douze représentations. La musique est de Lully et la chorégraphie du danseur Beauchamp, mais tous deux travaillent sous la direction de Molière, de sorte que la pièce dans son ensemble apparaît comme plus homogène que Les Fâcheux. Les entrées de ballet notamment sont en rapport avec l’intrigue ; c’est, par exemple, le cas de la IVe entrée, à la fin du second acte, où le Magicien fait sortir quatre diables dont les gestes sont des menaces sans équivoque pour le front de Sganarelle. Pour l’essentiel, Molière s’est inspiré de Rabelais et d’une situation typique de la farce : exactement comme Panurge multiplie les consultations, dans le Tiers Livre, pour savoir s’il doit se marier [1] , le vieux Sganarelle interroge son ancien ami Géronimo, puis cherche à interpréter un songe qu’il a eu, se tourne vers deux philosophes, Pancrace et Marphurius, questionne des Égyptiens et des Égyptiennes, et même un Magicien... Justement inquiet sur le compte de Dorimène, sa future, en qui il a déjà découvert une coquette achevée, Sganarelle décide de reprendre sa parole et de ne plus se marier, mais il est appelé en duel par le frère de la belle, bâtonné et finalement contraint, la rage au cœur, d’épouser Dorimène. On le voit, ce sujet bouffon tranche sur le ton mythologique habituel des divertissements de cour. En 1668, Molière fait de sa comédie-ballet en trois actes une farce en un acte, en supprimant toute la partie chorégraphique, y compris l’entrée du magicien, et publie la pièce ainsi abrégée. Même sous cette forme, Le Mariage forcé, comme La Critique de l’École des femmes, contient en germe des personnages qui seront réemployés plus à loisir, telle Dorimène dans Le Misanthrope, à laquelle ressemblera fort Angélique, la femme de George Dandin. Surtout, Le Mariage forcé confirme le fait que Molière jouit d’une maturité


dramatique et d’un métier qui ne se démentiront jamais ; c’est même dans ces œuvres écrites rapidement que son savoir-faire est le plus éclatant. Cela apparaît, entre autres, dans sa façon d’exploiter au mieux toutes les virtualités comiques d’une situation, en dosant les effets de manière à la prolonger et à en tirer le meilleur parti. Ainsi, par exemple, en s’inspirant d’unlazzi de la commedia dell’arte, il démultiplie le dialogue, et utilise huit répliques là où deux suffiraient (du moins pour la clarté de l’échange), afin de bien marquer les résistances inavouées de Sganarelle et d’en tirer le meilleur profit scénique : GËRONIMO.— Je vous prie auparavant de me dire une chose. SGANARELLE.— Et quoi ? GËRONIMO.— Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant ? SGANARELLE.— Moi ? GËRONIMO.— Oui. SGANARELLE.— Ma foi, je ne sais ; mais je me porte bien. GËRONIMO.— Quoi ? vous ne savez pas à peu près votre âge ? SGANARELLE.— Non : est-ce qu’on songe à cela ? C’est dans la même tradition populaire qu’il faut chercher l’origine de cet autrelazzi articulant un effet dramatique très sûr. Sganarelle qui feint d’avoir oublié son âge (« Est-ce qu’on songe à cela ? ») est interrogé par son ami, Géronimo : GËRONIMO.— Hé ! dites-moi un peu, s’il vous plaît : combien aviez-vous d’années lorsque nous fîmes connaissance ? SGANARELLE.— Ma foi, je n’avais que vingt ans alors. GËRONIMO.— Combien fûmes-nous ensemble à Rome ?


SGANARELLE.— Huit ans. GËRONIMO.— Quel temps avez-vous demeuré en Angleterre ? SGANARELLE.— Sept ans. GËRONIMO.— Et en Hollande, où vous fûtes ensuite ? SGANARELLE.— Cinq ans et demi. GËRONIMO.— Combien y a-t-il que vous êtes revenu ici ? SGANARELLE.— Je revins en cinquante-deux. GËRONIMO.— De cinquante-deux à soixante-quatre, il y a douze ans, ce me semble. Cinq ans en Hollande, font dix-sept ; sept ans en Angleterre, font vingt-quatre ; huit dans notre séjour à Rome, font trente-deux ; et vingt que vous aviez lorsque nous nous connûmes, cela fait justement cinquante-deux : si bien, Seigneur Sganarelle, que, sur votre propre confession, vous êtes environ à votre cinquante-deuxième ou cinquantetroisième année. Alors que la lente mais implacable progression du dialogue laisse pressentir le verdict de Géronimo au spectateur, Molière le surprend par une ultime trouvaille, la désarmante réaction de Sganarelle : Qui, moi ? Cela ne se peut pas. Ce mot extraordinaire ne « porte » que parce qu’il a été savamment amené par les répliques précédentes ; c’est précisément dans cet art d’exploiter un effet comique que Molière est passé maître. D’ailleurs le poète, qui possède un véritable génie de la synthèse, continue de puiser dans la tradition séculaire de la farce qui plaît à la cour autant qu’à la ville, avec ses procédés comiques traditionnels tels que l’énumération, ou les gestes mécaniques alliés aux flux du propos : PANCRACE.— Homme de suffisance, homme de capacité (s’en allant).


Homme consommé dans toutes les sciences naturelles, morales, et politiques(revenant). Homme savant, savantissime per omnes modos et casus [2] (s’en allant). Homme qui possède, superlative, fables, mythologies et histoires(revenant). Grammaire, poésie, rhétorique, dialectique, et sophistique (s’en allant). Mathématique, arthmétique, optique, onirocritique, physique, et métaphysique (revenant). Cosmimométrie, géométrie, architecture, spéculoire et spéculatoire (en s’en allant). Médecine, astronomie, astrologie, physionomie, métoposcopie, chiromancie, géomancie, etc. Ainsi, sans doute pris par le temps, Molière se contente d’exploiter dans LeMariage forcé différents lazzi qu’il fond avec une parfaite maîtrise dramaturgique, et, de cette pièce sans prétention, il parvient à faire un spectacle comique parfaitement efficace qui suscite constamment le rire. [1] Entre autres, les formulations de Marphurius très proches de celles de Trouillogan. [2] Per omnes modos et casus : dans tous les cas et tous les modes.

Le Mariage forcé Acte 1 Comédie LES PERSONNAGES SGANARELLE, Molière. GÉRONIMO, La Thorillière. DORIMÈNE, Mademoiselle Du Parc.


ALCANTOR, Béjart. LYCANTE, La Grange. PREMIÈRE BOHÉMIENNE, Mademoiselle Béjart. SECONDE BOHÉMIENNE, Mademoiselle de Brie. PREMIER DOCTEUR, Brécourt. SECOND DOCTEUR, Du Croisy. ARGUMENT [1] Comme il n’y a rien au monde qui soit si commun que les mariages, et que c’est une chose sur laquelle les hommes ordinairement se tournent le plus enridicules, il n’est pas merveilleux que ce soit toujours la matière de la plupart des comédies, aussi bien que des ballets, qui sont des comédies muettes ; et c’est par là qu’on a pris l’idée de cette comédiemascarade. ACTE PREMIER Scène première Sganarelle demande conseil au Seigneur Géronimo s’il se doit marier ou non. Cet ami lui dit franchement que le mariage n’est guère le fait d’un homme de cinquante ans ; mais Sganarelle lui répond qu’il est résolu au mariage ; et l’autre, voyant cette extravagance de demander conseil après une résolution prise, lui conseille hautement de se marier, et le quitte en riant. Scène deuxième La maîtresse de Sganarelle arrive, qui lui dit qu’elle est ravie de se marier avec lui pour pouvoir sortir promptement de la sujétion de son père et avoir désormais toutes ses coudées franches ; et là-dessus elle lui conte la manière dont elle prétend vivre avec lui, qui sera proprement la naïve


peinture d’une coquette achevée. Sganarelle reste seul assez étonné ; il se plaint après ce discours, d’une pesanteur de tête épouvantable, et se mettant en un coin du théâtre pour dormir il voit en songe une femme représentée par Mlle Hylaire, qui chante ce récit : RÉCIT DE LA BEAUTÉ Si l’Amour vous soumet à ses lois inhumaines, Choisissez en aimant un objet plein d’appas ; Portez, au moins, de belles chaînes, Et puisqu’il faut mourir, mourez d’un beau trépas, Si l’objet de vos feux ne mérite vos peines, Sous l’empire d’Amour ne vous engagez pas : Portez au moins, etc. PREMIÈRE ENTRÉE LA JALOUSIE, LES CHAGRINS ET LES SOUPÇONS LA JALOUSIE : le Sieur Dolivet LES CHAGRINS : les Sieurs Saint-André et Desbrosses LES SOUPÇONS : les Sieurs de Lorge et Le Chantre DEUXIÈME ENTRÉE QUATRE PLAISANTS OU GOGUENARDS Le Comte d’Armagnac, Messieurs d’Heureux, Beauchamp et des-Airs le jeune


ACTE SECOND Scène première Le Sieur Géronimo éveille Sganarelle, qui lui veut conter le songe qu’il vient de faire ; mais il lui répond qu’il n’entend rien aux songes, et que sur le sujet dumariage, il peut consulter deux savants, qui sont connus de lui, dont l’un suit la philosophie d’Aristote, et l’autre est pyrrhonien. Scène deuxième Il trouve le premier, qui l’étourdit de son caquet et ne le laisse point parler, ce qui l’oblige à le maltraiter. Scène troisième Ensuite il rencontre l’autre, qui ne lui répond, suivant sa doctrine, qu’en termes qui ne décident rien : il le chasse avec colère, et là-dessus arrivent deux Égyptiens et quatre Égyptiennes. TROISIÈME ENTRÉE DEUX ÉGYPTIENS ET QUATRE ÉGYPTIENNES DEUX ÉGYPTIENS : le Roi, le Marquis de Villeroy ÉGYPTIENNES : le Marquis de Rassan, les Sieurs Raynal, Noblet et la Pierre Il prend fantaisie a Sganarelle de se faire dire sa bonne aventure, et rencontrant deux Bohémiennes, il leur demande s’il sera heureux en sonmariage. Pour réponse, elles se mettent à danser en se moquant de lui, ce qui l’oblige d’aller trouver un magicien. RÉCIT D’UN MAGICIEN chanté par Monsieur Destival


Holà ! Qui va là ? Dis-moi vite quel souci Te peut amener ici. Mariage Ce sont de grands mystères Que ces sortes d’affaires. Destinée Je te vais, pour cela, par mes charmes profonds, Faire venir quatre démons. Ces gens-là. Non, non, n’ayez aucune peur, Je leur ôterai la laideur. N’effrayez pas. Des puissances invincibles Rendent depuis longtemps tous les démons muets ; Mais par signes intelligibles, Ils répondront à tes souhaits. QUATRIÈME ENTRÉE UN MAGICIEN QUI FAIT SORTIR QUATRE DÉMONS


LE MAGICIEN : Monsieur Beauchamp QUATRE DÉMONS : Messieurs d’Heureux, de Lorge, Des-Airs l’aîné et le Mercier Sganarelle les interroge, ils répondent par signes, et sortent en lui faisant les cornes. ACTE TROISIÈME Scène première Sganarelle, effrayé de ce présage, veut s’aller dégager au père, qui ayant ouï la proposition, lui répond qu’il n’a rien à lui dire, et qu’il lui va tout à l’heure envoyer sa réponse. Scène deuxième Cette réponse est un brave doucereux, son fils, qui vient avec civilité à Sganarelle, et lui fait un petit compliment pour se couper la gorge ensemble. Sganarelle ayant refusé, il lui donne quelques coups de baton le plus civilement du monde, et ces coups de baton le portent à demeurer d’accord d’épouser la fille. Scène troisième Sganarelle touche les mains à la fille. CINQUIÈME ENTRÉE Un maître a danser représenté par Monsieur Dolivet, qui vient enseigner unecourante a Sganarelle. Scène quatrième Le Seigneur Géronimo vient se réjouir avec son ami, et lui dit que les


jeunes gens de la ville ont préparé une mascarade pour honorer ses noces. CONCERT ESPAGNOL chanté par la Signora Anna Bergerotti, Bordigoni, Chiarini, Jon. Agustin, Taillavaca, Angelo MichaÉl. Ziego me tienes, Belisa, Mas bien tus rigores veo ; Porque es tu desden tan claro, Que pueden verle los ziegos. Aunque mi amor es tan grande, Como mi dolor no es ménos, Si calla el uno dormido, Sé que ya es el otro despierto. Favores tuios, Belisa, Tuvieralos yo secretos ; Mas ya de dolores mios No puedo azer lo que quiero SIXIÈME ENTRÉE DEUX ESPAGNOLS ET DEUX ESPAGNOLES Messieurs du Pille et Tartas, ESPAGNOLS Messieurs de La Lanne et de Saint-André, ESPAGNOLES


SEPTIÈME ENTRÉE UN CHARIVARI GROTESOUE Monsieur Lully, les Sieurs Balthasard, Vagnac, Bonnard, la Pierre, Descouteaux, et les trois Opterre frères HUITIÈME ET DERNIÈRE ENTRÉE QUATRE GALANTS CAJOLANT LA FEMME DE SGANARELLE Monsieur le Duc, Monsieur le Duc de Saint-Aignan Messieurs Beauchamp et Raynal SCÈNE PREMIÈRE SGANARELLE, GÉRONIMO. SGANARELLE.- Je suis de retour dans un moment. Que l’on ait bien soin du logis ; et que tout aille comme il faut. Si l’on m’apporte de l’argent, que l’on me vienne quérir vite chez le seigneur Géronimo ; et si l’on vient m’en demander, qu’on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de toute la journée. GÉRONIMO.- Voilà un ordre fort prudent. SGANARELLE.- Ah ! Seigneur Géronimo, je vous trouve à propos ; et j’allais chez vous vous chercher. GÉRONIMO.- Et pour quel sujet, s’il vous plaît ? SGANARELLE.- Pour vous communiquer une affaire, que j’ai en tête ; et vous prier de m’en dire votre avis.


GÉRONIMO.- Très volontiers. Je suis bien aise de cette rencontre ; et nous pouvons parler ici en toute liberté. SGANARELLE.- Mettez donc dessus [2] , s’il vous plaît. Il s’agit d’une chose de conséquence, que l’on m’a proposée ; et il est bon de ne rien faire, sans le conseil de ses amis. GÉRONIMO.- Je vous suis obligé, de m’avoir choisi pour cela. Vous n’avez qu’à me dire ce que c’est. SGANARELLE.- Mais auparavant, je vous conjure de ne me point flatter du tout ; et de me dire nettement votre pensée. GÉRONIMO.- Je le ferai, puisque vous le voulez. SGANARELLE.- Je ne vois rien de plus condamnable qu’un ami, qui ne nous parle pas franchement. GÉRONIMO.- Vous avez raison. SGANARELLE.- Et dans ce siècle, on trouve peu d’amis sincères. GÉRONIMO.- Cela est vrai. SGANARELLE.- Promettez-moi donc, Seigneur Géronimo, de me parler avec toute sorte de franchise. GÉRONIMO.- Je vous le promets. SGANARELLE.- Jurez-en votre foi. GÉRONIMO.- Oui, foi d’ami. Dites-moi seulement votre affaire. SGANARELLE.- C’est que je veux savoir de vous, si je ferai bien de me marier. GÉRONIMO.- Qui, vous ?


SGANARELLE.- Oui, moi-même en propre personne. Quel est votre avis là-dessus ? GÉRONIMO.- Je vous prie auparavant, de me dire une chose. SGANARELLE.- Et quoi ? GÉRONIMO.- Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant ? SGANARELLE.- Moi ? GÉRONIMO.- Oui. SGANARELLE.- Ma foi, je ne sais ; mais je me porte bien. GÉRONIMO.- Quoi ! Vous ne savez pas à peu près votre âge ? SGANARELLE.- Non. Est-ce qu’on songe à cela ? GÉRONIMO.- Hé, dites-moi un peu, s’il vous plaît : combien aviez-vous d’années, lorsque nous fîmes connaissance ? SGANARELLE.- Ma foi, je n’avais que vingt ans alors. GÉRONIMO.- Combien fûmes-nous ensemble à Rome ? SGANARELLE.- Huit ans. GÉRONIMO.- Quel temps avez-vous demeuré en Angleterre ? SGANARELLE.- Sept ans. GÉRONIMO.- Et en Hollande, où vous fûtes ensuite ? SGANARELLE.- Cinq ans, et demi. GÉRONIMO.- Combien y a-t-il, que vous êtes revenu ici ? SGANARELLE.- Je revins en cinquante-six [3] .


GÉRONIMO.- De cinquante-six à soixante-huit, il y a douze ans [4] , ce me semble. Cinq ans en Hollande, font dix-sept. Sept ans en Angleterre, font vingt-quatre. Huit dans notre séjour à Rome, font trente-deux ; et vingt que vous aviez lorsque nous nous connûmes, cela fait justement cinquantedeux. Si bien, Seigneur Sganarelle, que sur votre propre confession, vous êtes, environ, à votre cinquante-deuxième, ou cinquante-troisième année. SGANARELLE.- Qui, moi ? Cela ne se peut pas. GÉRONIMO.- Mon Dieu, le calcul est juste. Et là-dessus je vous dirai franchement, et en ami, comme vous m’avez fait promettre de vous parler, que le mariage n’est guère votre fait. C’est une chose à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mûrement avant que de la faire ; mais les gens de votre âge n’y doivent point penser du tout. Et si l’on dit, que la plus grande de toutes les folies, est celle de se marier, je ne vois rien de plus mal à propos que de la faire, cette folie, dans la saison où nous devons être plus sages. Enfin je vous en dis nettement ma pensée. Je ne vous conseille point de songer au mariage ; et je vous trouverais le plus ridicule du monde, si ayant été libre jusqu’à cette heure, vous alliez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes. SGANARELLE.- Et moi, je vous dis que je suis résolu de me marier ; et que je ne serai point ridicule en épousant la fille, que je recherche. GÉRONIMO.- Ah ! c’est une autre chose. Vous ne m’aviez pas dit cela. SGANARELLE.- C’est une fille, qui me plaît ; et que j’aime de tout mon cœur. GÉRONIMO.- Vous l’aimez de tout votre cœur ? SGANARELLE.- Sans doute [5] ; et je l’ai demandée à son père. GÉRONIMO.- Vous l’avez demandée ? SGANARELLE.- Oui, c’est un mariage, qui se doit conclure ce soir ; et j’ai donné parole.


GÉRONIMO.- Oh ! mariez-vous donc. Je ne dis plus mot. SGANARELLE.- Je quitterais le dessein que j’ai fait ? Vous semble-t-il, Seigneur Géronimo, que je ne sois plus propre à songer à une femme ? Ne parlons point de l’âge que je puis avoir ; mais regardons seulement les choses. Y a-t-il homme de trente ans, qui paraisse plus frais, et plus vigoureux, que vous me voyez ? N’ai-je pas tous les mouvements de mon corps aussi bons que jamais ? Et voit-on que j’aie besoin de carrosse, ou de chaise, pour cheminer ? N’ai-je pas encore toutes mes dents les meilleures du monde ? Ne fais-je pas vigoureusement mes quatre repas par jour ? Et peut-on voir un estomac qui ait plus de force que le mien ? Hem, hem, hem : eh ? Qu’en dites-vous ? GÉRONIMO.- Vous avez raison : je m’étais trompé. Vous ferez bien de vous marier. SGANARELLE.- J’y ai répugné autrefois : mais j’ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j’aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses ; qui me dorlotera, et me viendra frotter, lorsque je serai las ; outre cette joie, dis-je, je considère, qu’en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles ; et qu’en me mariant, je pourrai me voir revivre en d’autres moi-mêmes ; que j’aurai le plaisir de voir des créatures, qui seront sorties de moi ; de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d’eau ; qui se joueront continuellement dans la maison ; qui m’appelleront leur papa, quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j’y suis, et que j’en vois une demi-douzaine autour de moi. GÉRONIMO.- Il n’y a rien de plus agréable que cela ; et je vous conseille de vous marier le plus vite que vous pourrez. SGANARELLE.- Tout de bon ; vous me le conseillez ? GÉRONIMO.- Assurément. Vous ne sauriez mieux faire.


SGANARELLE.- Vraiment, je suis ravi que vous me donniez ce conseil en véritable ami. GÉRONIMO.- Hé ! quelle est la personne, s’il vous plaît, avec qui vous vous allez marier ? SGANARELLE.- Dorimène. GÉRONIMO.- Cette jeune Dorimène, si galante, et si bien parée ? SGANARELLE.- Oui. GÉRONIMO.- Fille du seigneur Alcantor ? SGANARELLE.- Justement. GÉRONIMO.- Et sœur d’un certain Alcidas, qui se mêle de porter l’épée ? SGANARELLE.- C’est cela. GÉRONIMO.- Vertu de ma vie ! SGANARELLE.- Qu’en dites-vous ? GÉRONIMO.- Bon parti ! Mariez-vous promptement. SGANARELLE.- N’ai-je pas raison, d’avoir fait ce choix ? GÉRONIMO.- Sans doute [6] . Ah ! que vous serez bien marié ! Dépêchezvous de l’être. SGANARELLE.- Vous me comblez de joie, de me dire cela. Je vous remercie de votre conseil ; et je vous invite ce soir à mes noces. GÉRONIMO.- Je n’y manquerai pas ; et je veux y aller en masque, afin de les mieux honorer. SGANARELLE.- Serviteur.


GÉRONIMO.- La jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur Sganarelle, qui n’a que cinquante-trois ans ? Ô le beau mariage ! ô le beaumariage [7] ! SGANARELLE.- Ce mariage doit être heureux ; car il donne de la joie à tout le monde ; et je fais rire tous ceux à qui j’en parle. Me voilà maintenant le plus content des hommes. SCÈNE II DORIMÈNE, SGANARELLE. DORIMÈNE [8] .- Allons, petit garçon, qu’on tienne bien ma queue ; et qu’on ne s’amuse pas à badiner. SGANARELLE.- Voici ma maîtresse, qui vient. Ah ! qu’elle est agréable ! Quel air ! et quelle taille ! Peut-il y avoir un homme, qui n’ait, en la voyant, des démangeaisons de se marier ? Où allez-vous, belle mignonne, chère épouse future de votre époux futur ? DORIMÈNE.- Je vais faire quelques emplettes. SGANARELLE.- Hé bien, ma belle, c’est maintenant que nous allons être heureux l’un et l’autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu’il me plaira, sans que personne s’en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu’aux pieds ; et je serai maître de tout : de vos petits yeux éveillés ; de votre petit nez fripon ; de vos lèvres appétissantes ; de vos oreilles amoureuses ; de votre petit menton joli ; de vos petits tétons rondelets, de votre... Enfin toute votre personne sera à ma discrétion ; et je serai à même, pour vous caresser, comme je voudrai. N’êtes-vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne ? DORIMÈNE.- Tout à fait aise, je vous jure : car enfin la sévérité de mon père m’a tenue jusques ici dans une sujétion la plus fâcheuse du monde. Il y a je ne sais combien que j’enrage du peu de liberté, qu’il me donne ; et j’ai cent fois souhaité qu’il me mariât, pour sortir promptement de la


contrainte, où j’étais avec lui, et me voir en état de faire ce que je voudrai. Dieu merci, vous êtes venu heureusement pour cela, et je me prépare désormais à me donner du divertissement, et à réparer comme il faut le temps que j’ai perdu. Comme vous êtes un fort galant homme, et que vous savez comme il faut vivre ; je crois que nous ferons le meilleur ménage du monde ensemble, et que vous ne serez point de ces maris incommodes, qui veulent que leurs femmes vivent comme des loups-garous [9] . Je vous avoue que je ne m’accommoderais pas de cela ; et que la solitude me désespère. J’aime le jeu ; les visites ; les assemblées ; les cadeaux [10] , et les promenades ; en un mot toutes les choses de plaisir ; et vous devez être ravi, d’avoir une femme de mon humeur. Nous n’aurons jamais aucun démêlé ensemble ; et je ne vous contraindrai point dans vos actions ; comme j’espère que de votre côté vous ne me contraindrez point dans les miennes : car pour moi, je tiens qu’il faut avoir une complaisance mutuelle ; et qu’on ne se doit point marier, pour se faire enrager l’un l’autre. Enfin nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde. Aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle ; et c’est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu’avez-vous ? Je vous vois tout changé de visage. SGANARELLE.- Ce sont quelques vapeurs, qui me viennent de monter à la tête [11] . DORIMÈNE.- C’est un mal aujourd’hui qui attaque beaucoup de gens : mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu, il me tarde déjà que je n’aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m’en vais de ce pas achever d’acheter toutes les choses qu’il me faut ; et je vous enverrai les marchands. SCÈNE III GÉRONIMO, SGANARELLE. GÉRONIMO.- Ah ! Seigneur Sganarelle, je suis ravi de vous trouver encore ici ; et j’ai rencontré un orfèvre, qui sur le bruit que vous cherchez quelque beau diamant en bague, pour faire un présent à votre épouse, m’a fort prié de vous venir parler pour lui ; et de vous dire qu’il en a un à


vendre, le plus parfait du monde. SGANARELLE.- Mon Dieu, cela n’est pas pressé. GÉRONIMO.- Comment ! que veut dire cela ? où est l’ardeur que vous montriez tout à l’heure ? SGANARELLE.- Il m’est venu, depuis un moment, de petits scrupules sur lemariage. Avant que de passer plus avant, je voudrais bien agiter à fond cette matière ; et que l’on m’expliquât un songe que j’ai fait cette nuit, et qui vient tout à l’heure de me revenir dans l’esprit. Vous savez que les songes sont comme des miroirs, où l’on découvre quelquefois tout ce qui nous doit arriver. Il me semblait que j’étais dans un vaisseau, sur une mer bien agitée ; et que... GÉRONIMO.- Seigneur Sganarelle, j’ai maintenant quelque petite affaire, qui m’empêche de vous ouïr. Je n’entends rien du tout aux songes ; et quant au raisonnement du mariage, vous avez deux savants ; deux philosophes vos voisins, qui sont gens à vous débiter tout ce qu’on peut dire sur ce sujet. Comme ils sont de sectes différentes, vous pouvez examiner leurs diverses opinions là-dessus. Pour moi, je me contente de ce que je vous ai dit tantôt, et demeure votre serviteur. SGANARELLE.- Il a raison. Il faut que je consulte un peu ces gens-là sur l’incertitude où je suis. SCÈNE IV PANCRACE, SGANARELLE. PANCRACE.- Allez, vous êtes un impertinent, mon ami ; un homme bannissable de la république des lettres [12] . SGANARELLE.- Ah ! bon, en voici un fort à propos. PANCRACE.- Oui, je te soutiendrai par vives raisons que tu es un ignorant [13] , ignorantissime, ignorantifiant, et ignorantifié par tous les cas, et modes imaginables.


SGANARELLE.- Il a pris querelle contre quelqu’un. Seigneur... PANCRACE.- Tu veux te mêler de raisonner, et tu ne sais pas seulement les éléments de la raison. SGANARELLE.- La colère l’empêche de me voir. Seigneur... PANCRACE.- C’est une proposition condamnable dans toutes les terres de laphilosophie. SGANARELLE.- Il faut qu’on l’ait fort irrité. Je... PANCRACE.- Toto cœlo, tota via aberras [14] . SGANARELLE.- Je baise les mains à Monsieur le Docteur. PANCRACE.- Serviteur. SGANARELLE.- Peut-on... PANCRACE.- Sais-tu bien ce que tu as fait ? Un syllogisme in balordo [i] . SGANARELLE.- Je vous... PANCRACE.- La majeure en est inepte, la mineure impertinente, et la conclusion ridicule. SGANARELLE.- Je... PANCRACE.- Je crèverais plutôt que d’avouer ce que tu dis ; et je soutiendrai mon opinion jusqu’à la dernière goutte de mon encre. SGANARELLE.- Puis-je... ? PANCRACE.- Oui, je défendrai cette proposition, pugnis et calcibus, unguibus et rostro [15] . SGANARELLE.- Seigneur Aristote, peut-on savoir ce qui vous met si fort


en colère ? PANCRACE.- Un sujet le plus juste du monde. SGANARELLE.- Et quoi encore ? PANCRACE.- Un ignorant m’a voulu soutenir une proposition erronée ; une proposition épouvantable, effroyable, exécrable. SGANARELLE.- Puis-je demander ce que c’est ? PANCRACE.- Ah ! Seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd’hui ; et le monde est tombé dans une corruption générale. Une licence épouvantable règne partout ; et les magistrats, qui sont établis, pour maintenir l’ordre dans cet État, devraient rougir de honte [16] , en souffrant un scandale aussi intolérable, que celui dont je veux parler. SGANARELLE.- Quoi donc ? PANCRACE.- N’est-ce pas une chose horrible ; une chose qui crie vengeance au Ciel, que d’endurer qu’on dise publiquement la forme d’un chapeau ? SGANARELLE.- Comment ? PANCRACE.- Je soutiens qu’il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme. D’autant qu’il y a cette différence entre la forme, et la figure ; que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés ; et la figure, la disposition extérieure des corps qui sont inanimés ; et puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme. Oui, ignorant que vous êtes, c’est comme il faut parler ; et ce sont les termes exprès d’Aristote dans le chapitre De la qualité. SGANARELLE.- Je pensais que tout fût perdu. Seigneur Docteur, ne songez plus à tout cela. Je... PANCRACE.- Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.


SGANARELLE.- Laissez la forme, et le chapeau en paix. J’ai quelque chose à vous communiquer. Je... PANCRACE.- Impertinent fieffé [17] ! SGANARELLE.- De grâce, remettez-vous. Je... PANCRACE.- Ignorant. SGANARELLE.- Eh ! mon Dieu. Je... PANCRACE.- Me vouloir soutenir une proposition de la sorte ? SGANARELLE.- Il a tort. Je... PANCRACE.- Une proposition condamnée par Aristote ? SGANARELLE.- Cela est vrai. Je... PANCRACE.- En termes exprès ? SGANARELLE.- Vous avez raison. Oui, vous êtes un sot, et un impudent, de vouloir disputer contre un docteur, qui sait lire, et écrire. Voilà qui est fait, je vous prie de m’écouter. Je viens vous consulter sur une affaire qui m’embarrasse. J’ai dessein de prendre une femme, pour me tenir compagnie dans mon ménage. La personne est belle, et bien faite : elle me plaît beaucoup, et est ravie de m’épouser. Son père me l’a accordée ; mais je crains un peu ce que vous savez, la disgrâce dont on ne plaint personne ; et je voudrais bien vous prier, comme philosophe, de me dire votre sentiment. Eh ! quel est votre avis là-dessus ? PANCRACE.- Plutôt que d’accorder qu’il faille dire la forme d’un chapeau, j’accorderais que datur vacuum in rerum natura [i] , et que je ne suis qu’une bête. SGANARELLE.- La peste soit de l’homme. Eh ! Monsieur le Docteur, écoutez un peu les gens. On vous parle une heure durant ; et vous ne répondez point à ce qu’on vous dit.


PANCRACE.- Je vous demande pardon. Une juste colère m’occupe l’esprit. SGANARELLE.- Eh ! laissez tout cela ; et prenez la peine de m’écouter. PANCRACE.- Soit. Que voulez-vous me dire ? SGANARELLE.- Je veux vous parler de quelque chose. PANCRACE.- Et de quelle langue voulez-vous vous servir avec moi ? SGANARELLE.- De quelle langue ? PANCRACE.- Oui. SGANARELLE.- Parbleu, de la langue que j’ai dans la bouche [18] ; je crois que je n’irai pas emprunter celle de mon voisin. PANCRACE.- Je vous dis de quel idiome ; de quel langage ? SGANARELLE.- Ah ! c’est une autre affaire. PANCRACE.- Voulez-vous me parler italien ? SGANARELLE.- Non. PANCRACE.- Espagnol ? SGANARELLE.- Non. PANCRACE.- Allemand ? SGANARELLE.- Non. PANCRACE.- Anglais ? SGANARELLE.- Non.


PANCRACE.- Latin ? SGANARELLE.- Non. PANCRACE.- Grec ? SGANARELLE.- Non. PANCRACE.- Hébreu ? SGANARELLE.- Non. PANCRACE.- Syriaque ? SGANARELLE.- Non. PANCRACE.- Turc ? SGANARELLE.- Non. PANCRACE.- Arabe ? SGANARELLE.- Non, non, français [19] . PANCRACE.- Ah français ! SGANARELLE.- Fort bien. PANCRACE.- Passez donc de l’autre côté : car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques, et étrangères, et l’autre est pour la maternelle [20] . SGANARELLE.- Il faut bien des cérémonies avec ces sortes de gens-ci ! PANCRACE.- Que voulez-vous ? SGANARELLE.- Vous consulter sur une petite difficulté. PANCRACE.- Sur une difficulté de philosophie, sans doute [21] ?


SGANARELLE.- Pardonnez-moi. Je... PANCRACE.- Vous voulez peut-être savoir, si la substance, et l’accident, sont termes synonymes, ou équivoques, à l’égard de l’être ? SGANARELLE.- Point du tout. Je... PANCRACE.- Si la logique est un art, ou une science ? SGANARELLE.- Ce n’est pas cela. Je... PANCRACE.- Si elle a pour objet les trois opérations de l’esprit [22] , ou la troisième seulement ? SGANARELLE.- Non. Je... PANCRACE.- S’il y a dix catégories, ou s’il n’y en a qu’une ? SGANARELLE.- Point. Je... PANCRACE.- Si la conclusion est de l’essence du syllogisme ? SGANARELLE.- Nenni. Je... PANCRACE.- Si l’essence du bien est mise dans l’appétibilité, ou dans la convenance [23] ? SGANARELLE.- Non. Je... PANCRACE.- Si le bien se réciproque avec la fin ? SGANARELLE.- Eh ! non. Je... PANCRACE.- Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être intentionnel ? SGANARELLE.- Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non.


PANCRACE.- Expliquez donc votre pensée : car je ne puis pas la deviner. SGANARELLE.- Je vous la veux expliquer aussi : mais il faut m’écouter. SGANARELLE, en même temps que le docteur.- L’affaire que j’ai à vous dire, c’est que j’ai envie de me marier avec une fille, qui est jeune, et belle. Je l’aime fort, et l’ai demandée à son père : mais comme j’appréhende... PANCRACE, en même temps que Sganarelle.- La parole a été donnée à l’homme, pour expliquer sa pensée ; et tout ainsi que les pensées sont lesportraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées [24] : mais ces portraits diffèrent des autres portraits, en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole enferme en soi son original, puisqu’elle n’est autre chose que la pensée, expliquée par un signe extérieur : d’où vient que ceux qui pensent bien, sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le plus intelligible de tous les signes. SGANARELLE. Il repousse le Docteur dans sa maison, et tire la porte pour l’empêcher de sortir [25] .- Peste de l’homme ! PANCRACE, au dedans de la maison.- Oui, la parole est animi index, et speculum. C’est le truchement du cœur ; c’est l’image de l’âme. (Pancrace monte à la fenêtre et continue, et Sganarelle quitte la porte.) C’est un miroir qui nous représente naïvement les secrets les plus arcanes de nos individus. Et puisque vous avez la faculté de ratiociner, et de parler tout ensemble, à quoi tient-il que vous ne vous serviez de la parole pour me faire entendre votre pensée ? SGANARELLE.- C’est ce que je veux faire ; mais vous ne voulez pas m’écouter. PANCRACE.- Je vous écoute, parlez. SGANARELLE.- Je dis donc, Monsieur le Docteur, que... PANCRACE.- Mais, surtout, soyez bref.


SGANARELLE.- Je le serai. PANCRACE.- Évitez la prolixité. SGANARELLE.- Hé ! Monsi... PANCRACE.- Tranchez-moi votre discours d’un apophthegme à la laconienne [26] . SGANARELLE.- Je vous... PANCRACE.- Point d’ambages, de circonlocution. (Sganarelle, de dépit de ne pouvoir parler, ramasse des pierres pour en casser la tête du Docteur.) Hé quoi ? vous vous emportez au lieu de vous expliquer ; allez, vous êtes plus impertinent que celui qui m’a voulu soutenir qu’il faut dire la forme d’un chapeau ; et je vous prouverai en toute rencontre, par raisons démonstratives et convaincantes, et par arguments in barbara [i] , que vous n’êtes, et ne serez jamais, qu’une pécore, et que je suis, et serai toujours, in utroque jure [27] , le Docteur Pancrace. (Le Docteur sort de la maison.) SGANARELLE.- Quel diable de babillard ! PANCRACE.- Homme de lettres, homme d’érudition. SGANARELLE.- Encore... PANCRACE.- Homme de suffisance, homme de capacité (s’en allant). Homme consommé dans toutes les sciences naturelles, morales, et politiques(revenant). Homme savant, savantissime per omnes modos et casus [28] (s’en allant). Homme qui possède, superlative, fables, mythologies et histoires(revenant). Grammaire, poésie, rhétorique, dialectique, et sophistique (s’en allant). Mathématique, arthmétique, optique, onirocritique, physique, et métaphysique (revenant). Cosmimométrie, géométrie, architecture, spéculoire et spéculatoire (en s’en allant). Médecine, astronomie, astrologie, physionomie, métoposcopie, chiromancie, géomancie, etc..


SGANARELLE.- Au diable les savants, qui ne veulent point écouter les gens. On me l’avait bien dit, que son maître Aristote n’était rien qu’un bavard. Il faut que j’aille trouver l’autre ; il est plus posé [29] , et plus raisonnable. Holà. SCÈNE V MARPHURIUS, SGANARELLE. MARPHURIUS.- Que voulez-vous de moi, Seigneur Sganarelle ? SGANARELLE.- Seigneur Docteur, j’aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s’agit ; et je suis venu ici pour cela. Ah ! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci. MARPHURIUS.- Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive ; de parler de tout avec incertitude ; de suspendre toujours son jugement : et par cette raison vous ne devez pas dire "Je suis venu" ; mais "Il me semble que je suis venu." SGANARELLE.- Il me semble ? MARPHURIUS.- Oui. SGANARELLE.- Parbleu, il faut bien qu’il me semble, puisque cela est. MARPHURIUS.- Ce n’est pas une conséquence ; et il peut vous sembler, sans que la chose soit véritable. SGANARELLE.- Comment, il n’est pas vrai que je suis venu ? MARPHURIUS.- Cela est incertain ; et nous devons douter de tout. SGANARELLE.- Quoi ? je ne suis pas ici ; et vous ne me parlez pas ? MARPHURIUS.- Il m’apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle : mais il n’est pas assuré que cela soit.


SGANARELLE.- Eh ! que diable, vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement ; et il n’y a point de me semble à tout cela. Laissons ces subtilités je vous prie ; et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j’ai envie de me marier. MARPHURIUS.- Je n’en sais rien. SGANARELLE.- Je vous le dis. MARPHURIUS.- Il se peut faire. SGANARELLE.- La fille, que je veux prendre, est fort jeune, et fort belle. MARPHURIUS.- Il n’est pas impossible. SGANARELLE.- Ferai-je bien, ou mal, de l’épouser ? MARPHURIUS.- L’un, ou l’autre. SGANARELLE.- Ah ! ah ! voici une autre musique. Je vous demande, si je ferai bien d’épouser la fille dont je vous parle. MARPHURIUS.- Selon la rencontre. SGANARELLE.- Ferai-je mal ? MARPHURIUS.- Par aventure. SGANARELLE.- De grâce, répondez-moi, comme il faut. MARPHURIUS.- C’est mon dessein. SGANARELLE.- J’ai une grande inclination pour la fille. MARPHURIUS.- Cela peut être. SGANARELLE.- Le père me l’a accordée.


MARPHURIUS.- Il se pourrait. SGANARELLE.- Mais en l’épousant, je crains d’être cocu. MARPHURIUS.- La chose est faisable. SGANARELLE.- Qu’en pensez-vous ? MARPHURIUS.- Il n’y a pas d’impossibilité. SGANARELLE.- Mais que feriez-vous, si vous étiez en ma place ? MARPHURIUS.- Je ne sais. SGANARELLE.- Que me conseillez-vous de faire ? MARPHURIUS.- Ce qui vous plaira. SGANARELLE.- J’enrage ! MARPHURIUS.- Je m’en lave les mains. SGANARELLE.- Au diable soit le vieux rêveur. MARPHURIUS.- Il en sera ce qui pourra. SGANARELLE.- La peste du bourreau [30] . Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé. MARPHURIUS.- Ah ! ah ! ah ! SGANARELLE.- Te voilà payé de ton galimatias ; et me voilà content. MARPHURIUS.- Comment ? Quelle insolence ! M’outrager de la sorte ! Avoir eu l’audace de battre un philosophe comme moi ! SGANARELLE.- Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu ; mais qu’il vous semble que je vous ai battu.


MARPHURIUS.- Ah ! je m’en vais faire ma plainte, au commissaire du quartier, des coups que j’ai reçus. SGANARELLE.- Je m’en lave les mains. MARPHURIUS.- J’en ai les marques sur ma personne. SGANARELLE.- Il se peut faire. MARPHURIUS.- C’est toi, qui m’as traité ainsi. SGANARELLE.- Il n’y a pas d’impossibilité. MARPHURIUS.- J’aurai un décret [31] contre toi. SGANARELLE.- Je n’en sais rien. MARPHURIUS.- Et tu seras condamné en justice. SGANARELLE.- Il en sera ce qui pourra. MARPHURIUS.- Laisse-moi faire. SGANARELLE.- Comment ? on ne saurait tirer une parole positive de ce chien d’homme-là, et l’on est aussi savant à la fin, qu’au commencement. Que dois-je faire dans l’incertitude des suites de mon mariage ? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah ! voici des Égyptiennes. Il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure. SCÈNE VI DEUX ÉGYPTIENNES, SGANARELLE. Les Égyptiennes, avec leurs tambours de basque, entrent en chantant et dansant. SGANARELLE.- Elles sont gaillardes. Écoutez, vous autres, y a-t-il moyen


de me dire ma bonne fortune ? 1re ÉGYPTIENNE.- Oui, mon bon Monsieur, nous voici deux qui te la dirons. 2e ÉGYPTIENNE.- Tu n’as seulement qu’à nous donner ta main, avec la croix [32] dedans ; et nous te dirons quelque chose pour ton bon profit. SGANARELLE.- Tenez, les voilà toutes deux, avec ce que vous demandez. 1er ÉGYPTIENNE.- Tu as une bonne physionomie, mon bon Monsieur, une bonne physionomie. 2e ÉGYPTIENNE.- Oui, bonne physionomie [33] ; physionomie d’un homme qui sera un jour quelque chose. 1er ÉGYPTIENNE.- Tu seras marié avant qu’il soit peu, mon bon Monsieur ; tu seras marié avant qu’il soit peu. 2e ÉGYPTIENNE.- Tu épouseras une femme gentille ; une femme gentille. 1er ÉGYPTIENNE.- Oui, une femme qui sera chérie, et aimée de tout le monde. 2e ÉGYPTIENNE.- Une femme qui te fera beaucoup d’amis, mon bon Monsieur ; qui te fera beaucoup d’amis. 1er ÉGYPTIENNE.- Une femme qui fera venir l’abondance chez toi. 2e ÉGYPTIENNE.- Une femme qui te donnera une grande réputation. 1er ÉGYPTIENNE.- Tu seras considéré par elle, mon bon Monsieur ; tu seras considéré par elle. SGANARELLE.- Voilà qui est bien : mais, dites-moi un peu, suis-je menacé d’être cocu ?


2e ÉGYPTIENNE.- Cocu ? SGANARELLE.- Oui. 1er ÉGYPTIENNE.- Cocu ? SGANARELLE.- Oui, si je suis menacé d’être cocu ? (Toutes deux chantent et dansent : La, la, la, la...) Que diable, ce n’est pas là me répondre. Venez çà. Je vous demande à toutes deux, si je serai cocu. 2e ÉGYPTIENNE.- Cocu, vous ? SGANARELLE.- Oui, si je serai cocu ? 1er ÉGYPTIENNE.- Vous, cocu ? SGANARELLE.- Oui, si je le serai, ou non ? (Toutes deux chantent et dansent en s’en allant : La, la, la, la...) Peste soit des carognes, qui me laissent dans l’inquiétude ! Il faut absolument que je sache la destinée de mon mariage : et pour cela, je veux aller trouver ce grand magicien, dont tout le monde parle tant, et qui par son art admirable fait voir tout ce que l’on souhaite [34] . Ma foi, je crois que je n’ai que faire d’aller au magicien, et voici qui me montre tout ce que je puis demander. SCÈNE VII DORIMÈNE, LYCASTE, SGANARELLE. LYCASTE.- Quoi ? belle Dorimène, c’est sans raillerie que vous parlez ? DORIMÈNE.- Sans raillerie. LYCASTE.- Vous vous mariez tout de bon ? DORIMÈNE.- Tout de bon. LYCASTE.- Et vos noces se feront dès ce soir ?


DORIMÈNE.- Dès ce soir. LYCASTE.- Et vous pouvez, cruelle que vous êtes, oublier de la sorte l’amour que j’ai pour vous ; et les obligeantes paroles que vous m’aviez données ? DORIMÈNE.- Moi, point du tout. Je vous considère toujours de même ; et cemariage ne doit point vous inquiéter. C’est un homme que je n’épouse point par amour ; et sa seule richesse me fait résoudre à l’accepter. Je n’ai point de bien. Vous n’en avez point aussi ; et vous savez que sans cela on passe mal le temps au monde ; et qu’à quelque prix que ce soit, il faut tâcher d’en avoir. J’ai embrassé cette occasion-ci de me mettre à mon aise ; et je l’ai fait sur l’espérance de me voir bientôt délivrée du barbon, que je prends. C’est un homme qui mourra avant qu’il soit peu ; et qui n’a tout au plus que six mois dans le ventre. Je vous le garantis défunt dans le temps que je dis ; et je n’aurai pas longuement à demander pour moi au Ciel, l’heureux état de veuve. Ah ! nous parlions de vous, et nous en disions tout le bien qu’on en saurait dire. LYCASTE.- Est-ce là Monsieur... ? DORIMÈNE.- Oui, c’est Monsieur, qui me prend pour femme. LYCASTE.- Agréez, Monsieur, que je vous félicite de votre mariage, et vous présente en même temps mes très humbles services. Je vous assure que vous épousez là une très honnête personne. Et vous, Mademoiselle, je me réjouis avec vous aussi de l’heureux choix que vous avez fait. Vous ne pouviez pas mieux trouver ; et Monsieur a toute la mine d’être un fort bon mari. Oui, Monsieur, je veux [35] faire amitié avec vous, et lier ensemble un petit commerce de visites et de divertissements. DORIMÈNE.- C’est trop d’honneur que vous nous faites à tous deux. Mais allons, le temps me presse ; et nous aurons tout le loisir de nous entretenir ensemble. SGANARELLE.- Me voilà tout à fait dégoûté de mon mariage ; et je crois que je ne ferai pas mal de m’aller dégager de ma parole. Il m’en a coûté


quelque argent : mais il vaut mieux encore perdre cela, que de m’exposer à quelque chose de pis. Tâchons adroitement de nous débarrasser de cette affaire. Holà. SCÈNE VIII ALCANTOR, SGANARELLE. ALCANTOR.- Ah ! mon gendre, soyez le bienvenu. SGANARELLE.- Monsieur, votre serviteur. ALCANTOR.- Vous venez pour conclure le mariage ? SGANARELLE.- Excusez-moi. ALCANTOR.- Je vous promets que j’en ai autant d’impatience que vous. SGANARELLE.- Je viens ici pour un autre sujet [36] . ALCANTOR.- J’ai donné ordre à toutes les choses nécessaires pour cette fête. SGANARELLE.- Il n’est pas question de cela. ALCANTOR.- Les violons sont retenus ; le festin est commandé ; et ma fille est parée, pour vous recevoir. SGANARELLE.- Ce n’est pas ce qui m’amène. ALCANTOR.- Enfin vous allez être satisfait ; et rien ne peut retarder votre contentement. SGANARELLE.- Mon Dieu, c’est autre chose. ALCANTOR.- Allons, entrez donc, mon gendre. SGANARELLE.- J’ai un petit mot à vous dire.


ALCANTOR.- Ah ! mon Dieu, ne faisons point de cérémonie : entrez vite, s’il vous plaît. SGANARELLE.- Non, vous dis-je. Je vous veux parler auparavant. ALCANTOR.- Vous voulez me dire quelque chose ? SGANARELLE.- Oui. ALCANTOR.- Et quoi ? SGANARELLE.- Seigneur Alcantor, j’ai demandé votre fille en mariage, il est vrai ; et vous me l’avez accordée : mais je me trouve un peu avancé en âge pour elle ; et je considère que je ne suis point du tout son fait. ALCANTOR.- Pardonnez-moi. Ma fille vous trouve bien, comme vous êtes ; et je suis sûr qu’elle vivra fort contente avec vous. SGANARELLE.- Point ; j’ai parfois des bizarreries épouvantables ; et elle aurait trop à souffrir de ma mauvaise humeur. ALCANTOR.- Ma fille a de la complaisance ; et vous verrez qu’elle s’accommodera entièrement à vous. SGANARELLE.- J’ai quelques infirmités sur mon corps, qui pourraient la dégoûter. ALCANTOR.- Cela n’est rien. Une honnête femme ne se dégoûte jamais de son mari. SGANARELLE.- Enfin voulez-vous que je vous dise, je ne vous conseille pas de me la donner [37] . ALCANTOR.- Vous moquez-vous ? J’aimerais mieux mourir, que d’avoir manqué à ma parole. SGANARELLE.- Mon Dieu, je vous en dispense, et je...


ALCANTOR.- Point du tout. Je vous l’ai promise ; et vous l’aurez en dépit de tous ceux qui y prétendent. SGANARELLE.- Que diable ! ALCANTOR.- Voyez-vous, j’ai une estime, et une amitié pour vous, toute particulière ; et je refuserais ma fille à un prince, pour vous la donner. SGANARELLE.- Seigneur Alcantor, je vous suis obligé de l’honneur que vous me faites ; mais je vous déclare que je ne me veux point marier. ALCANTOR.- Qui, vous ? SGANARELLE.- Oui, moi. ALCANTOR.- Et la raison ? SGANARELLE.- La raison ; c’est que je ne me sens point propre pour lemariage ; et que je veux imiter mon père, et tous ceux de ma race, qui ne se sont jamais voulu marier. ALCANTOR.- Écoutez, les volontés sont libres ; et je suis homme à ne contraindre jamais personne. Vous vous êtes engagé avec moi, pour épouser ma fille ; et tout est préparé pour cela. Mais puisque vous voulez retirer votre parole, je vais voir ce qu’il y a à faire ; et vous aurez bientôt de mes nouvelles. SGANARELLE.- Encore est-il plus raisonnable que je ne pensais ; et je croyais avoir bien plus de peine à m’en dégager. Ma foi, quand j’y songe, j’ai fait fort sagement, de me tirer de cette affaire ; et j’allais faire un pas, dont je me serais peut-être longtemps repenti. Mais voici le fils qui me vient rendre réponse. SCÈNE IX ALCIDAS, SGANARELLE. ALCIDAS, parlant toujours d’un ton doucereux.- Monsieur, je suis votre


serviteur très humble. SGANARELLE.- Monsieur, je suis le vôtre de tout mon cœur. ALCIDAS.- Mon père, m’a dit, Monsieur, que vous vous étiez venu dégager de la parole que vous aviez donnée. SGANARELLE.- Oui, Monsieur, c’est avec regret : mais... ALCIDAS.- Oh ! Monsieur, il n’y a pas de mal à cela. SGANARELLE.- J’en suis fâché, je vous assure ; et je souhaiterais... ALCIDAS.- Cela n’est rien, vous dis-je. (Lui présentant deux épées.)Monsieur, prenez la peine de choisir de ces deux épées, laquelle vous voulez. SGANARELLE.- De ces deux épées ? ALCIDAS.- Oui, s’il vous plaît. SGANARELLE.- À quoi bon ? ALCIDAS.- Monsieur, comme vous refusez d’épouser ma sœur, après la parole donnée ; je crois que vous ne trouverez pas mauvais le petit compliment, que je viens vous faire. SGANARELLE.- Comment ? ALCIDAS.- D’autres gens feraient du bruit [38] , et s’emporteraient contre vous : mais nous sommes personnes à traiter les choses dans la douceur ; et je viens vous dire civilement, qu’il faut, si vous le trouvez bon, que nous nous coupions la gorge ensemble. SGANARELLE.- Voilà un compliment fort mal tourné. ALCIDAS.- Allons, Monsieur, choisissez, je vous prie.


SGANARELLE.- Je suis votre valet : je n’ai point de gorge à me couper. La vilaine façon de parler que voilà ! ALCIDAS.- Monsieur, il faut que cela soit, s’il vous plaît. SGANARELLE.- Eh ! Monsieur, rengainez ce compliment, je vous prie. ALCIDAS.- Dépêchons vite, Monsieur. J’ai une petite affaire qui m’attend. SGANARELLE.- Je ne veux point de cela, vous dis-je. ALCIDAS.- Vous ne voulez pas vous battre ? SGANARELLE.- Nenni, ma foi. ALCIDAS.- Tout de bon ? SGANARELLE.- Tout de bon. ALCIDAS [39] .- Au moins, Monsieur, vous n’avez pas lieu de vous plaindre ; et vous voyez que je fais les choses dans l’ordre. Vous nous manquez de parole : je me veux battre contre vous, vous refusez de vous battre : je vous donne des coups de bâton, tout cela est dans les formes ; et vous êtes trop honnête homme, pour ne pas approuver mon procédé. SGANARELLE.- Quel diable d’homme est-ce ci ? ALCIDAS [40] .- Allons, Monsieur, faites les choses galamment, et sans vous faire tirer l’oreille. SGANARELLE.- Encore ! ALCIDAS.- Monsieur, je ne contrains personne ; mais il faut que vous vous battiez, ou que vous épousiez ma sœur. SGANARELLE.- Monsieur, je ne puis faire ni l’un, ni l’autre, je vous assure. ALCIDAS.- Assurément ?


SGANARELLE.- Assurément. ALCIDAS [41] .- Avec votre permission donc... SGANARELLE.- Ah ! ah ! ah ! ah ! ALCIDAS.- Monsieur, j’ai tous les regrets du monde d’être obligé d’en user ainsi avec vous ; mais je ne cesserai point, s’il vous plaît, que vous n’ayez promis de vous battre, ou d’épouser ma sœur [42] . SGANARELLE.- Hé bien ! j’épouserai, j’épouserai... ALCIDAS.- Ah ! Monsieur, je suis ravi que vous vous mettiez à la raison ; et que les choses se passent doucement : car enfin vous êtes l’homme du monde, que j’estime le plus, je vous jure ; et j’aurais été au désespoir, que vous m’eussiez contraint à vous maltraiter. Je vais appeler mon père, pour lui dire que tout est d’accord. SCÈNE X ALCANTOR, DORIMÈNE, ALCIDAS, SGANARELLE. ALCIDAS.- Mon père, voilà Monsieur, qui est tout à fait raisonnable. Il a voulu faire les choses de bonne grâce ; et vous pouvez lui donner ma sœur. ALCANTOR.- Monsieur, voilà sa main : vous n’avez qu’à donner la vôtre. Loué soit le Ciel ! M’en voilà déchargé ; et c’est vous désormais que regarde le soin de sa conduite. Allons nous réjouir, et célébrer cet heureux mariage [43] . [1] VAR. Cet argument n’est pas repris dans l’édition de 1682. [2] Mettez dessus : couvrez-vous. [3] VAR. Je revins en cinquante-deux. (1682). [4] VAR. De cinquante-deux à soixante quatre, il y a douze ans. (1682).


[5] Sans doute : sans aucun doute, assurément. [6] Sans doute : sans aucun doute, assurément. [7] VAR. Ce qu’il répète plusieurs fois en s’en allant. (1682). [8] Seules les dames de qualité avaient un laquais pour porter leur queue ou leur traîne. Il est douteux que Dorimène, tout comme son frère "qui se mêle de porter l’épée", soient des gens de qualité. [9] Vivent comme des loups-garous : vivent sans voir personne, sans aucune société. [10] Les cadeaux : "repas qu’on donne hors de chez soi, particulièrement à la campagne" (Dictionnaire de Furetière, 1690). [11] Cette phrase annonçait, dans Le Mariage forcé en trois actes de 1664, l’intermède, qui terminait le premier acte : Sganarelle se mettait dans un coin du théâtre pour y faire un somme, et il voyait alors en rêve la Beauté, mais aussi la Jalousie, les Chagrins et les Soupçons, accompagnés de quatre "Plaisants ou Goguenards" (Livret de 1664). [12] VAR. Allez, vous êtes un impertinent, mon ami, un homme ignare de toute bonne discipline, bannissable de la république des lettres. (1682). [13] VAR. Oui, je te soutiendrai par vives raisons, je te montrerai par Aristote, le philosophe des philosophes, que tu es un ignorant. (1682). [14] Toto c ?lo, tota via aberras : "Tu t’éloignes de la vérité de toute l’étendue du ciel, de tout le chemin que tu as parcouru", c’est-à-dire : tu te fourvoies autant qu’on peut se fourvoyer. [i] In balordo : les différentes variétés de syllogismes portent des noms mnémotechniques (Barbara, Celarent, Darii, etc.), et Pancrace crée ici sur le motbalourd un nouveau nom de syllogisme. [15] Pugnis et calcibus, unguibus et rostro : des poings et des pieds, des


ongles et du bec. [16] VAR. Devraient mourir de honte. (1682). [17] VAR. Impertinent ! (1682). [i] Datur vacuum in rerum natura : "Il y a du vide dans la nature." Pancrace préférerait contredire le principe fondamental de la physique d’Aristote, selon lequel la nature a horreur du vide, plutôt que de reconnaître qu’un chapeau a des formes. Dans cette dispute de cuistres sur la forme et la figure du chapeau, Pancrace fait référence à la doctrine, importante dans la philosophie scolastique, des formes substancielles. [18] VAR. Parbleu ! de la langue que j’ai dans ma bouche. (1682). [19] VAR. Non, non, français, français, français. (1682). [20] VAR. Et l’autre est pour la vulgaire et la maternelle. (1682). [21] VAR. HA ! ha ! Sur une difficulté de philosophie, sans doute ? (1682). [22] Les trois opérations de l’esprit qui font l’objet de la logique étaient la conception, le jugement et le raisonnement. [23] C’est-à-dire : le bien est-il dans la façon de sentir, et donc subjectif, ou dans la nature de la chose elle-même, et donc objectif ? Tout ce passage est farci d’un jargon scolastique qui échappait sans aucun doute au spectateur de 1668, comme il nous échappe. [24] VAR. (Sganarelle ferme la bouche du Docteur avec sa main à plusieurs reprises ; et le Docteur continue de parler d’abord que Sganarelle ôte sa main.) (1682). [25] À partir d’ici, le passage qui va jusqu’à la fin de l’avant-dernière réplique de cette scène est omis dans l’édition de 1668. Nous complétons grâce à celle de 1682. [26] Un apophthegme à la laconienne : une réponse laconique, brève


comme une maxime. [i] In barbara : les différentes variétés de syllogismes portent des noms mnémotechniques (Barbara, Celarent, Darii, etc.). [27] In utroque jure : dans l’un et l’autre droit, c’est-à-dire en droit civil et en droit canon. [28] Per omnes modos et casus : dans tous les cas et tous les modes. [29] VAR. Il faut que j’aille trouver l’autre ; peut-être qu’il sera plus posé. (1682). [30] VAR. (Il prend un bâton.) (1682). [31] J’aurai un décret : j’obtiendrai un décret de prise de corps, un mandat d’arrêt. [32] Avec la croix : avec une pièce de monnaie marquée d’une croix, comme les pièces d’un quart d’écu. [33] VAR. une bonne physionomie (1682). [34] En 1664, ces mots prononcés par Sganarelle introduisaient le second Intermède (Sganarelle, un Magicien, quatre Démons) qui terminait le IIe acte. [35] VAR. Oui, je veux (1682). [36] VAR. Je viens ici pour autre sujet. (1668 et 1682). Nous corrigeons d’après l’édition de 1734. [37] VAR. Je ne vous conseille point de me la donner. (1682). [38] VAR. D’autres gens feraient plus de bruit. (1682). [39] VAR. ALCIDAS, lui donnant des coups de bâton. (1682).


[40] VAR. ALCIDAS lui présente encore deux épées. (1682). [41] VAR. ALCIDAS lui donne des coups de bâton. (1682). [42] VAR. Il lève le bâton. (1682). [43] Dans Le Mariage forcé en trois actes de 1664, la pièce se termine par l’arrivée de Géronimo "venu se réjouir avec Sganarelle", qui lui annonce que "les jeunes gens de la ville ont préparé une mascarade pour honorer ses noces" : concert espagnol, entrée de deux Espagnols et de deux Espagnoles, charivari grotesque, dernière entrée de "quatre galants cajolant la femme de Sganarelle" (livret de 1664).



Les Plaisirs de l’Ile enchantée Note Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue du vivant de Molière, et conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Pour le texte même, dans les cas de faute manifeste, nous nous sommes référé à l’édition de 1682, dont nous donnons toutes les variantes. Nous ne nous sommes référé que de manière exceptionnelle à l’édition de 1734, dans les cas où ses didascalies pouvaient éclairer un jeu de scène particulier. Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ; treuve/émeuve). Nous avons regroupé dans les notes des informations de nature diverse. Nous expliquons le sens du texte dans les cas où cela nous a paru nécessaire : archaïsmes, changements de sens d’un mot, emplois propres au XVIIe siècle ; nous l’avons fait aussi — exceptionnellement — pour des passages de sens embarrassé, notamment pour les premières œuvres ou pour les pièces ultérieures de ton plus relevé, dont le style nous est moins familier aujourd’hui. En revanche, nous nous sommes interdit tout commentaire sur la qualité de tel ou tel passage ; de même, nous avons renoncé à mentionner les sources dont Molière a pu s’inspirer, celles-ci extrêmement nombreuses et variées sont évoquées dans la notice de la


pièce. LE TEXTE L’édition originale de la pièce est datée de 1664, chez Robert Ballard, seul imprimeur du roi pour la musique. Une autre édition dont le texte est identique à la première parut au début de 1665. Éditions collationnées : 1664, 1682.

Les Plaisirs de l’Ile enchantée Acte 1 Course de bague, collation ornée de machines, comédie mêlée de danse et de musique, ballet du palais d’Alcine, feu d’artifice : et autres fêtes galantes et magnifiques : faites par le Roi à Versailles, le 7 mai 1664. Et continuées plusieurs autres jours. Le Roi voulant donner aux Reines et à toute sa cour le plaisir de quelques fêtes peu communes, dans un lieu orné de tous les agréments qui peuvent faire admirer une maison de campagne, choisit Versailles, à quatre lieues de Paris. C’est un château qu’on peut nommer un palais enchanté, tant les ajustements de l’art ont bien secondé les soins que la nature a pris pour le rendre parfait. Il charme en toutes manières ; tout y rit dehors et dedans, l’or et le marbre y disputent de beauté et d’éclat ; et quoiqu’il n’ait pas cette grande étendue qui se remarque en quelques autres palais de Sa Majesté, toutes choses y sont si polies, si bien entendues et si achevées, que rien ne le peut égaler. Sa symétrie, la richesse de ses meubles, la beauté de ses promenades et le nombre infini de ses fleurs, comme de ses orangers, rendent les environs de ce lieu dignes de sa rareté singulière. La diversité des bêtes contenues dans les deux parcs et dans les ménageries, où plusieurscours en étoile sont accompagnées de


viviers pour les animaux aquatiques, avec de grands bâtiments, joignent le plaisir avec la magnificence, et en font une maison accomplie. Ce fut en ce beau lieu, où toute la cour se rendit le cinquième de mai, que le Roi traita plus de six cents personnes, jusques au quatorzième, outre une infinité de gens nécessaire à la danse et à la comédie, et d’artisans de toutes sortes venus de Paris : si bien que cela paraissait une petite armée. Le ciel même sembla favoriser les desseins de Sa Majesté, puisaqu’en une saison presque toujours pluvieuse, on en fut quitte pour un peu de vent, qui sembla n’avoir augmenté qu’afin de faire voir que la prévoyance et la puissance du Roi étaient à l’épreuve des plus grandes incommodités. De hautes toiles, des bâtiments de bois, faits presque en un instant, et un nombre prodigieux de flambeaux de cire blanche, pour suppléer à plus de quatre mille bougies chaque journée, résistèrent à ce vent, qui partout ailleurs eût rendu ces divertissements comme impossibles à achever. M. de Vigarini, gentilhomme modénois, fort savant en toutes ces choses, inventa et proposa celles-ci ; et le Roi commanda au duc de Saint-Aignan, qui se trouva lors en fonction de premier gentilhomme de sa chambre, et qui avait déjà donné plusieurs sujets de ballet fort agréables, de faire un dessein où elles fussent toutes comprises avec liaison et avec ordre, de sorte qu’elles ne pouvaient manquer de bien réussir. Il prit pour sujet le palais d’Alcine, qui donna lieu au titre des Plaisirs de l’Ile enchantée, puisque selon l’Arioste, le brave Roger et plusieurs autres bons cavaliers y furent retenus par les doubles charmes de la beauté, quoique empruntée, et du savoir de cette magicienne, et en furent délivrés, après beaucoup de temps consommé dans les délices, par la bague qui détruisait les enchantements. C’était celle d’Angélique, que Mélice, sous la forme du vieux Atlas, mit enfin au doigt de Roger. On fit donc en peu de jours orner un rond, où quatre grandes allées aboutissent entre de hautes palissades, de quatre portiques de trente-cinq pieds d’élévation et de vingt-deux en carré d’ouverture, de plusieurs festons enrichis d’or, et de divers peintures avec les armes de Sa


Majesté. Toute le cour s’y étant placée le septième, il entra dans la place, sur les six heures du soir, un héraut d’armes, représenté par M. des Bardins, vêtu d’un habit à l’antique, couleur de feu en broderie d’argent, et fort bien monté. Il était suivi de trois pages. celui du Roi, M. d’Artagnan, marchait à la tête des deux autres, fort richement habillé de couleur de feu, livrée de Sa Majesté, portant sa lance et son écu, dans lequel brillait un soleil de pierreries, avec ces mots : Nec cesso, nec erro, faisant allusion à l’enchantement de Sa Majesté aux affaires de son État et la manière avec laquelle il agit : ce qui était encore représenté par ces quatre vers du président de Périgny, auteur de la même devise : Ce n’est pas sans raison que la terre et les cieux, Ont tant d’étonnement pour un objet si rare ; Qui, dans son cours pénible, autant que glorieux, Jamais ne se repose, et jamais ne s’égare. Les deux autres pages étaient aux ducs de Saint-Aignan et de Noailles, le premier maréchal de camp, et l’autre, juges des courses. Celui du duc de Saint-Aignan portait l’écu de sa devise, et était habillé de sa livrée de toile d’argent enrichie d’or, avec les plumes incarnates et noires et les rubans de même ; Sa devise était telle : un timbre d’horloge, avec ces mots : De mis golpes mi ruido. Le page du duc de Noailles était vêtu de couleur de feu, argent et noir, et le reste de la livrée semblable. La devise qu’il portait dans son écu était un


aigle avec ces mots : Fidelis et audax. Quatre trompettes et deux timbaliers, marchaient après ces pages, habillés de satin couleur de feu et argent, leurs plumes de la même livrée, et les carapaçons de leurs chevaux couverts d’une pareille broderie, avec des soleils d’or fort éclatants aux banderoles des trompettes et les couvertures des timbales. Le duc de Saint-Aignan, maréchal de camp, marchait après eux, armé à la grecque, d’une cuirasse de toile d’argent, couverte de petites écailles d’or, aussi bien que son bas de saye ; et son casque était orné d’un dragon et d’un grand nombre de plumes blanches, mêlées d’incarnat et de noir. Il montait un cheval blanc, bardé de même, et représentait Guidon le Sauvage. Pour le duc de Saint-Aignan, représentant Guidon le Sauvage. MADRIGAL Les combats que j’ai faits en l’île dangereuse, Quand de tant de guerriers je demeurai vainqueur, Suivis d’une épreuve amoureuse, Ont signalé ma force aussi bien que mon cœur. La vigueur qui fait mon estime. Soit qu’elle embrasse un parti légitime, Ou qu’elle vienne à s’échapper ; Fait dire, pour ma gloire, aux deux bouts de la terre,


Qu’on n’en voit point , en toute guerre, Ni plus souvent, ni mieux frapper. POUR LE MÊME Seul contre dix guerriers, seul contre dix pucelles C’est avoir sur les bras deux étranges querelles, Qui sort à son honneur de ce double combat Doit être ce me semble un terrible soldat. Huit trompettes et deux timbaliers, vêtus comme les premiers, marchaient après le maréchal de camp. Le Roi, représentant Roger, les suivait, montant un des plus beaux chevaux du monde, dont le harnais couleur de feu éclatait d’or, d’argent et de pierreries. Sa Majesté était armée à la façon des Grecs, comme tous ceux de sa quadrille, et portait une cuirasse de lame d’argent, couverte d’une riche broderie d’or et de diamants. Son port et toute son action étaient dignes de son rang ; son casque, tout couvert de plumes couleur de feu, avait une grâce incomparable ; et jamais un air plus libre, ni plus guerrier, n’a mis un mortel au-dessus des autres hommes. SONNET Pour le Roi, représentant ROGER Quelle taille, quel port a ce fier conquérant ! Sa personne éblouit quiconque l’examine, Et quoique par son poste il soit déjà si grand, Quelque chose de plus éclate dans sa mine.


Son front de ses destins est l’auguste garant, Par-delà ses aïeux sa vertu l’achemine, Il fait qu’on les oublie, et de l’air qu’il s’y prend Bien loin derrière lui laisse son origine.

De ce cœur généreux c’est l’ordinaire emploi, D’agir plus volontiers pour autrui que pour soi, Là principalement sa force est occupée :

Il efface l’éclat des héros anciens, N’a que l’honneur en vue, et ne tire l’épée Que pour des intérêts qui ne sont pas les siens. Le duc de Noailles, juge du camp,sous le nom d’Oger le Danois, marchait après le Roi, portant la couleur de feu et le noir, sous une riche broderie d’argent ; et ses plumes aussi bien que tout le reste de son équipage, étaient de cette même livrée. Le duc de Noailles. Oger le Danois juge du camp. Ce paladin s’applique à cette seule affaire De servir dignement le plus puissant des rois,


Comme, pour bien juger il faut savoir bien faire Je doute que personne appelle de sa voix. Le duc de Guise et le comte d’Armagnac marchaient ensemble après lui. Le premier, portant le nom d’Aquilant le Noir, avait un habit de cette couleur en broderie d’or et de jais ; ses plumes, son cheval et sa lance assortissaient à sa livrée ; et l’autre, représentant Griffon le Blanc, portait sur un habit de toile d’argent plusieurs rubis, et montait un cheval blanc bardé de la même couleur. Le duc DE GUISE. Aquilant le Noir. La Nuit a ses beautés, de même que le Jour, Le noir est ma couleur, je l’ai toujours aimée, Et si l’obscurité convient à mon amour, Elle ne s’étend pas jusqu’à ma renommée. Le comte D’ARMAGNAC. Griffon le Blanc Voyez quelle candeur en moi le ciel a mis, Aussi nulle beauté ne s’en verra trompée, Et quand il sera temps d’aller aux ennemis C’est où je me ferai tout blanc de mon épée. Les ducs de Foix et de Coaslin, qui paraissaient ensuite, étaient vêtus, l’un d’incarnat avec or et argent ; et l’autre de vert, blanc et argent : toute leur livrée et leurs chevaux étant dignes du reste de leur équipage. Pour le duc DE FOIX. Renaud. Il porte un nom célèbre, il est jeune, il est sage,


A vous dire le vrai, c’est pour aller bien haut, Et c’est un grand bonheur que d’avoir à son âge La chaleur nécessaire, et le flegme qu’il faut. Le duc DE COASLIN. Dudon. Trop avant dans la gloire on ne peut s’engager, J’aurai vaincu sept rois, et, par mon grand courage Les verrai tous soumis au pouvoir de Roger, Que je ne serai pas content de mon ouvrage. Après eux, marchaient le comte de Lude et le Prince de Marsillac, le premier vêtu d’incarnat et blanc, et l’autre, de jaune, blanc et noir, enrichis de broderie d’argent ; leur livrée de même, et fort bien montés. Le comte DU LUDE. Astolphe. De tous les paladins qui sont dans l’univers Aucun n’a pour l’amour l’âme plus échauffée, Entreprenant toujours mille projet divers, et toujours enchanté par quelque jeune fée. Le prince DE MARSILLAC. Brandimart. Mes vœux seront contents, mes souhaits accomplis, Et ma bonne fortune à son comble arrivée Quand vous saurez mon zèle, aimable Fleur-de-lis, Au milieu de mon cœur profondément gravée.


Le marquis de Villequier et de Soyecourt marchaient ensuite. L’un portait le bleu et argent ; et l’autre, le bleu, blanc et noir, avec or et argent ; leurs plumes et les harnais de leurs chevaux étaient de la même couleur et d’une pareille richesse. Le marquis DE VILLEQUIER. Richardet. Personne, comme moi, n’est sorti galamment D’une intrigue où sans doute il fallait quelque adresse, Personne, à mon avis, plus agréablement N’est demeuré fidèle en trompant sa maîtresse. Le marquis DE SOYECOURT. Olivier. Voici l’honneur du siècle, auprès de qui nous sommes, Et même les géants, de médiocres hommes, Et ce franc chevalier à tout venant tout prêt Toujours pour quelque joute a la lance en arrêt. Les marquis d’Humières et de la Vallière les suivaient : ce premier portant la couleur de chair et argent, et l’autre, le gris de lin, blanc et argent, toute leur livrée étant la plus riche et la mieux assortie du monde. Le marquis D’HUMIERES. Ariodant. Je tremble dans l’accès de l’amoureuse fièvre, Ailleurs sans vanité je ne tremblais jamais, Et ce charmant objet, l’adorable Genèvre, Est l’unique vainqueur à qui je me soumets.


Le marquis DE LA VALLIERE. Zerbin. Quelques beaux sentiments que la gloire nous donne Quand on est amoureux au souverain dergrè, Mourir entre les bras d’une belle personne Et de toutes les morts la plus douce à mon grè. Monsieur le duc marchait seul, portant pour sa livrée la couleur de feu, blanc et argent. Un grand nombre de diamants étaient attachés sur la magnifique broderie dont sa cuirasse et son bas de saye étaient couverts, son casque et le harnais de son cheval en étaient aussi enrichis. Monsieur LE DUC. Roland. Roland fera bien loin son grand nom retentir, La gloire deviendra sa fidèle compagne, Il est sorti d’un sang qui brûle de sortir Quand il est question de se mettre en campagne, Et pour ne vous en point mentir C’est le pur sang de Charlemagne. Un char de dix-huit pieds de haut, de vingt-quatre de long, et de quinze de large, paraissait ensuite, éclatant d’or et de diverses couleurs. Il représentait celui d’Apollon, en l’honneur duquel se célébraient autrefois les jeux Pythiens, que ces chevaliers s’étaient proposé d’imiter en leurs courses et en leur équipage. Cette divinité, brillante de lumières, était assise au plus haut du char, ayant à ses pieds les quatre Ages ou Siècles, distingués par de riches habits et par ce qu’ils portaient à la main.


Le Siècle d’or, orné de ce précieux métal, était encore paré des diverses fleurs qui faisaient un des principaux ornements de cet heureux âge. Ceux d’argent et d’airain avaient aussi leurs remarques particulières. Et celui de fer était représenté par un guerrier d’un regard terrible, portant d’une main l’épée, et de l’autre le bouclier. Plusieurs autres grandes figuresde relief paraient les côtés de ce char magnifique. Les monstres célestes, le serpent Python, Daphné, Hyacinthe, et les autres figures qui conviennent à Apollon, avec un Atlas portant le globe du monde, y étaient aussi relevés d’une agréable sculpture. Le temps représenté par le sieur Millet, avec sa faux, ses ailes, et cette vieillesse décrépite dont on le peint toujours accablé, en était le conducteur. Quatre chevaux, d’une taille et d’une beauté peu communes, couverts de grandes housses semées de soleils d’or, et attelés de front, tiraient cette machine. Les douze Heures du jour, et les douze Signes du zodiaque, habillés fort superbement, comme les poètes les dépeignent, marchaient en deux files aux deux côtés de ce char. Tous les pages de chevaliers le suivaient deux à deux, après celui de monsieur le Duc, fort proprement vêtus de leurs livrées, avec quantité de plumes, portant les lances et les écus de leurs devises : Le duc de Guise, représentant Aquilant le Noir, ayant pour devise un lion qui dort avec ces mots : Et quiescente pavescunt. Le comte d’Armagnac, représentant Griffon le Blanc, ayant pour devise une hermine, avec ces mots : Ex candore decus. Le duc de Foix, représentant Renaud, ayant pour devise un vaisseau dans la mer, avec ces mots :


Longe levis aura feret. Le duc de Coaslin, représentant Dudon, ayant pour devise un soleil, et l’héliotrope ou tournesol, avec ces mots : Splendor ab obsequio. Le comte du Lude, représentant Astolphe, ayant pour devise un chiffre en forme de nœud, avec ces mots : Non fia mai sciolto. Le prince de Marsillac, représentant Brandomart, ayant pour devise une montre en relief, dont on voit tous les ressorts, avec ces mots : Chieto fuor, commoto dentro. Le marquis de Villequier, représentant Richardet, ayant pour devise un aigle qui plane devant le soleil, avec ces mots : Uni militat astro. Le marquis de Soyecourt, représentant Olivier, ayant pour devise la massue d’Hercule, avec ces mots : Vix aquat fama labores. Le marquis d’Humières, représentant Ariodant, ayant pour devise toutes sortes de couronnes, avec ces mots : No quiero menos. Le marquis de la Vallière, représentant Zerbin, ayant pour devise un phénix sur un bûcher allumé par le soleil, avec ces mots : Hoc juvat uri.


Monsieur le Duc, représentant Roland, ayant pour devise un dard entortillé de lauriers, avec ces mots : Certo ferit. Vingt pasteurs, chargés des divers pièces de la barrière qui devait être dressée pour la course de bague, formaient la dernière troupe qui entra dans la lice. Ils portaient des vestes couler de feu enrichies d’argent, et des coiffures de même. Aussitôt que ces troupes furent entrées dans le camp, elles en firent le tour, et après avoir salué les Reines, elles se séparèrent et prirent chacun son poste. Les pages de la tête, les trompettes et les timbaliers, se croisant, s’allèrent poster sur les ailes. Le Roi s’avançant au milieu, prit sa place vis-à-vis du haut dais ; monsieur le Duc proche de Sa Majesté ; les ducs de Saint-Aignan et de Noailles, à droite et à gauche ; les dix cavaliers, en haies aux deux côtés du char ; leurs pages, au même ordre, derrière eux ; les Signes et les Heures, comme ils étaient entrés. Lorsqu’on eut fait halte en cet état, un profond silence, causé tout ensemble par l’attention et par le respect, donna le moyen à Mlle de Brie, qui représentait le Siècle d’airain, de commencer ces vers à la louange de la Reine, adressés à Apollon : LE SIÈCLE D’AIRAIN, à Apollon. Brillant père du jour, toi de qui la puissance Par ses divers aspects nous donna la naissance ; Toi, l’espoir de la terre, et l’ornement des cieux, Toi, le plus nécessaire et le plus beaux des Dieux ; Toi, dont l’activité, dont la beauté suprême Se fait voir et sentir en tous lieux pour soi-même :


Dis-nous par quel destin, ou par quel nouveau choix Tu célèbres tes jeux aux rivages françois ? APOLLON Si ces lieux fortunés ont tout ce qu’eut la Grèce De gloire, de valeur, de mérite et d’adresse ; Ce n’est pas sans raison qu’on y voit transférés Ces jeux qu’à mon honneur la terre a consacrés : J’ai toujours pris plaisir à verser sur la France De mes plus doux rayons la bénigne influence : Mais le charmant objet qu’hymen y fait régner, Pour elle maintenant me fait tout dédaigner. Depuis un si long temps que pour le bien du monde Je fais l’immense tour de la terre de l’onde, Jamais je n’ai rien vu si digne de mes feux, Jamais un sang si noble, un cœur si généreux, Jamais tant de lumière avec tant d’innocence ; Jamais tant de jeunesse avec tant de prudence ; Jamais tant de grandeur avec tant de bonté ; Jamais tant de sagesse avec tant de beauté. Mille climats divers qu’on vit sous la puissance


De tous les demi-Dieux dont elle prit naissance, Cédant à son mérite autant qu’à leur devoir, Se trouveront un jour unis sous son pouvoir. Ce qu’eurent de grandeur et la France et l’Espagne, Les droits de Charles-Quint, les droits de Charlemagne, En elle, avec leur sang heureusement transmis, Rendront tout l’univers à son Trône soumis : Mais un titre plus grand, un plus noble partage Qui l’élève plus haut, qui lui plaît d’avantage ; Un nom qui tient en soi les plus grands noms unis, C’est le nom glorieux d’Épouse de LOUIS. LE SIÈCLE D’ARGENT. Quel destin fait briller avec tant d’injustice Dans le siècle de fer un Astre si propice ? LE SIÈCLE D’OR. Ah ! ne murmure point contre l’ordre des Dieux, Loin de s’en orgueillir, d’un don si précieux, Ce siècle qui du Ciel a mérité la haine En devrait augurer sa ruine prochaine,


Et voir qu’une vertu qu’il ne peut suborner, Vient moins pour l’anoblir que pour l’exterminer. Si tôt qu’elle paraît dans cette heureuse terre, Vois comme elle en bannit les fureurs de la guerre : Comment depuis ce jour d’infatigables mains Travaillent sans relâche au bonheur des humains ; Par quels secrets ressorts un Héros se prépare À chasser les horreurs d’un siècle si barbare, Et me faire revivre à tous les plaisirs, Qui peuvent contenter les innocents désirs. LE SIÈCLE DE FER. Je sais quels ennemis ont entrepris ma perte, Leurs desseins sont connus, leur trame est découverte ; Mais mon cœur n’en est pas à tel point abattu... APOLLON. Contre tant de grandeur, contre tant de vertu, Tous les monstres d’enfer unis pour ta défense Ne feraient qu’une faible et vaine résistance : L’univers opprimé de ton joug rigoureux, Va goûter par ta fuite un destin plus heureux :


Il est tant de céder à la loi souveraine, Que t’imposent les vœux de cette auguste Reine ; Il est tant de céder aux travaux glorieux D’un Roi favorisé de la Terre et des Cieux : Mais ici trop longtemps ce différend m’arrête, À de plus doux combats de cette Lice s’apprête, Allons la faire ouvrir, et ployons des Lauriers, Pour couronner le front de nos fameux Guerriers. Tous ces récits achevés, la Course de Bague commença, en laquelle après que le Roi eût fait admirer l’adresse et la grâce qu’il a en cet exercice, comme en tous les autres, et plusieurs belles courses ; et de tous ces chevaliers, le duc de Guise, les marquis de Soyecourt et de la Vallière demeurèrent à la dispute, dont ce dernier emporta le prix ; qui fut une épée d’or enrichie de diamants, avec des boucles de baudrier de grande valeur, que donna la Reine Mère, et dont elle l’honora de sa main. La nuit vint cependant à la fin des courses, par la justesse qu’on avait eu à les commencer : et un nombre infini de lumières ayant éclairé tout ce beau lieu ; l’on vit entrer dans la même place : Trente-quatre concertants fort bien vêtus, qui devaient précéder les Saisons ; et faisaient le plus agréable concert du monde. Pendant que les saisons se chargeaient des mets délicieux qu’elles doivent porter, pour servir devant leurs Majestés la magnifique collation qui était préparée : les douze signes du zodiaque, et les quatre saisons dansèrent dans le rond une des plus belles entrées de Ballet, qu’on eut encore vue.


Le Printemps parut ensuite sur un cheval d’Espagne, représenté par Mlle du Parc ; qui avec le sexe et les avantages d’une femme, faisait voir l’adresse d’un homme : son habit était vert en broderie d’argent, et de fleur au naturel. L’Été le suivait, représenté par le Sieur du Parc, sur un Éléphant, couvert d’une riche housse. L’Automne aussi avantageusement vêtue, représentée par le Sieur de la Thorillière, venait après monté sur un chameau. L’Hiver suivait sur un ours, représenté par le Sieur Béjart. Leur suite était composée de quarante-huit personnes, qui portaient toutes sur leurs têtes de grands bassins pour la collation. Les douze premiers couverts de fleurs, portaient, comme des jardiniers, des corbeilles peintes de vert et d’argent, garnies d’un grand nombre de porcelaines, si remplies de confitures et d’autres choses délicieuses de la saison, qu’ils étaient courbés sous cet agréable faix. Douze autres, comme Moissonneurs, vêtus d’habits conformes à cette profession, mais fort riches, portaient des bassins de cette couleur incarnate, qu’on remarque au Soleil Levant, et suivaient l’Eté : Douze vêtus en vendangeurs, étaient couverts de feuilles de vignes et de grappes de raisins ; et portaient dans des paniers feuille-morte, remplis de petits bassins de cette même couleur, divers autres fruits et confitures à la suite de l’Automne. Les douze derniers, étaient des Vieillards gelés, dont les fourrures et la démarche marquaient la froideur et la faiblesse, portant dans des bassins couverts d’une glace et d’une neige si bien contrefaites, qu’on les eut pris pour la chose même, ce qu’ils devaient contribuer à la collation, et suivaient l’Hiver : Quatorze concertants de Pan et de Diane précédaient ces deux divinités,


avec une agréable harmonie de flûtes et de musettes. Elles venaient ensuite sur une machine fort ingénieuse en forme d’une petite montagne ou roche ombragée de plusieurs arbres ; mais ce qui était plus surprenant, c’est qu’on la voyait portée en l’air, sans que l’artifice qui la faisait mouvoir, se pût découvrir à la vue. Vingt autres personnes les suivaient, portant des viandes de la ménagerie de Pan, et de la chasse de Diane. Dix-huit pages du Roi fort richement vêtus, qui devaient servir les dames à table, faisaient les derniers de cette troupe ; laquelle étant rangée, Pan, Diane et les Saisons se présentant devant la Reine : le Printemps lui adressa le premiers ces vers. LE PRINTEMPS A LA REINE. Entre toutes les fleurs nouvellement écloses, Dont mes jardins sont embellis, Méprisant les jasmins, les œillets et les roses, Pour payer mon tribut j’ai fait choix de ces lys, Que de vos premiers ans vous avez tant chéris : LOUIS les fait briller du couchant à l’aurore, Tout l’univers charmé les respecte et les craint, Mais leur règne est plus doux et plus puissant encore, Quand il brille sur votre teint. L’ETE. Surpris un peu trop promptement,


J’apporte à cette fête un léger ornement ; Mais avant que ma saison passe, Je ferais faire à vos Guerriers, Dans les campagnes de la Thrace, Une ample moisson de Lauriers. L’AUTOMNE. Le Printemps orgueilleux de la beauté des fleurs Qui lui tombèrent en partage, Prétend de cette fête avoir tout l’avantage, Et nous croit obscurcir par ses vives couleurs : Mais vous vous souviendrez, Princesse sans seconde, De ce fruit précieux qu’a produit ma saison, Et qui croît dans votre maison, Pour faire quelque jour les délices du Monde. L’HIVER. La neige, les glaçons que j’apporte en ces lieux, Sont des mets les moins précieux ; Mais ils sont des plus nécessaires, Dans une fête où mille objets charmants, De leur œillades meurtrières,


Font naître tant d’embrasements. DIANE A LA REINE. Nos bois, nos rochers, nos montagnes, Tous nos chasseurs, et mes compagnes Qui m’ont toujours rendu des honneurs souverains ; Depuis que parmi nous ils vous ont vu paraître, Ne veulent plus me reconnaître, Et chargés de présents, viennent avec moi Vous porter ce tribut pour marque de leur foi.

Les habitants légers de cet heureux bocage, De tomber dans vos rets font leur sort le plus doux, Et n’estiment rien d’avantage, Que l’heur de périr de vos coups : Amour dont vous avez la grâce et le visage, A le même secret que vous. PAN. Jeune Divinité, ne vous étonnez pas, Lorsque nous vous offrons en ce fameux repas


L’élite de nos bergeries : Si nos troupeaux goûtent en paix Les herbages de nos prairies, Nous devons ce bonheur à vos divins attraits. Ces récits achevés, une grande table en forme de croissant, rond d’un côté, où l’on devait couvrir et garnir de fleurs de celui où elle était creuse, vint à se découvrir. Trente-six violons très bien vêtus, parurent derrière sur un petit théâtre ; pendant que Messieurs de la Marche, et Parfait Père, Frère, et Fils Contrôleurs Généraux, sous les noms de l’Abondance, de la Loi, de la Propreté, et de la Bonne-Chère, la firent couvrir par les Plaisirs, par les Jeux, par les Rires, et par les Délices. Leurs Majestés s’y mirent en cet ordre, qui prévint tous les embarras, qui eussent pu naître pour les rangs. La Reine Mère était assise au milieu de la table ; et avait à sa main droite : LE ROY. Mademoiselle d’Alençon. Madame la Princesse. Mademoiselle d’Elbeuf. Madame de Bethune. Madame la duchesse de Créquy. MONSIEUR.


Madame la duchesse de Saint-Aignan. Madame la Maréchale du Plessis. Madame la Maréchale d’Étampes. Madame de Gourdon. Madame de Montepan. Madame d’Humières. Mademoiselle de Brancas. Madame d’Armagnac. Madame la Comtesse de Soissons. Madame la Princesse de Bade. Mademoiselle de Grançay. DE L’AUTRE CÔTÉ, ÉTAIENT ASSISES. LA REINE. Madame de Carignan. Madame de Flaix. Madame la duchesse de Foix. Madame de Brancas. Madame de Froulay. Madame la duchesse de Navailles. Mademoiselle d’Ardennes.


Mademoiselle de Cologon. Madame de Crussol. Madame de Montauzier. MADAME. Madame la Princesse Bénédicte. Madame la duchesse Madame de Rouvroy. Mademoiselle de la Mothe. Madame de Marsé. Mademoiselle de la Vallière. Mademoiselle d’Artigny. Mademoiselle du Bellay. Mademoiselle de Dampierre. Mademoiselle de Fiennes. La somptuosité de cette collation passait tout ce qu’on pourrait écrire, tant par l’abondance, que par la délicatesse des choses qui y furent servies : elle faisait aussi le plus bel objet qui puisse tomber sous les sens ; puisque dans la nuit auprès de la verdeur de ces hautes palissades, un nombre infini de chandeliers peints de vert et d’argent, portant chacun vingt-quatre bougies, et deux cents flambeaux de cire blanche, tenus par autant de personnes vêtues en masques, rendaient une clarté, presque aussi grande et plus agréable que celle du jour. Tous les chevaliers avec leurs casques couverts de plumes de différentes couleurs, et leurs habits de la course, étaient appuyés sur la barrière ; et ce grand nombre


d’officiers richement vêtus, qui servaient, en augmentaient encore la beauté, et rendaient ce rond une chose enchantée, duquel après la collation, leurs Majestés et toute la cour, sortirent par le portique opposé à la barrière ; et dans un grand nombre de calèches fort ajustées, reprirent le chemin du château. FIN DE LA PREMIERE JOURNÉE. SECONDE JOURNÉE DES PLAISIRS DE L’ILE ENCHANTÉE. Lorsque la nuit du second jour fut venue, leurs Majestés se rendirent dans un autre rond environné de palissades comme le premier, et sur la même ligne, s’avançant toujours vers le lac, où l’on feignait que le palais d’Alcine était bâti. Le dessein de cette seconde fête, était que Roger et les chevaliers de sa quadrille, après avoir fait des merveilles aux courses, que par l’ordre de la belle magicienne ils avaient fait en faveur de la Reine, continuaient en ce même dessein pour le divertissement suivant ; et que l’Ile flottante n’ayant point éloigné le rivage de la France, ils donnaient à sa Majesté le plaisir d’unecomédie, dont la scène était en Élide. Le Roi fit donc couvrir de toiles, en si peu de temps qu’on avait lieu de s’en étonner, tout ce rond d’une espèce de dôme, pour défendre contre le vent le grand nombre de flambeaux et de bougies qui devaient éclairer le théâtre, dont la décoration était fort agréable. Aussitôt qu’on eût tiré la toile, un grand concert de plusieurs instruments se fit entendre : et l’Aurore représentée par Mademoiselle Hilaire, ouvrit la scène, et chanta ce récit. Voir La Princesse d’Élide TROISIEME JOURNÉE DES PLAISIRS DE L’ILE ENCHANTÉE. Plus on s’avançait vers le grand rondeau qui représentait le lac, sur lequel était autrefois bâti le palais d’Alcine : plus on s’approchait de la fin des divertissements de l’Ile Enchantée, comme s’il n’eût pas été juste que tant de braves chevaliers demeurassent plus longtemps dans une oisiveté qui


eut fait tort à leur gloire. On feignait donc, suivant toujours le premier dessein, que le Ciel ayant résolu de donner la liberté à ces guerriers ; Alcine en eut des pressentiments qui la remplirent de terreur et d’inquiétudes : elle voulut apporter tous les remèdes possibles pour prévenir ce malheur, et fortifier en toutes manières un lieu qui pût renfermer tout son repos et sa joie. On fit paraître sur ce rondeau, dont l’étendue et la forme sont extraordinaires, un rocher situé au milieu d’une île couverte de divers animaux, comme s’ils eussent voulu en défendre l’entrée. Deux autres îles plus longues, mais d’une moindre largeur, paraissaient aux deux côtés de la première, et toutes trois aussi bien que les bords du rondeau, étaient si fort éclairées, que ces lumières faisaient naître un nouveau jour dans l’obscurité de la nuit. Leurs majestés étant arrivées, n’eurent pas plutôt pris leur place, que l’une des deux îles qui paraissaient aux côtés de la première, fut toute couverte de violons fort bien vêtus. L’autre qui lui était opposée, le fut au même temps de trompettes et de timbaliers, dont les habits n’étaient pas moins riches. Mais ce qui surprit davantage, fut de voir sortir Alcine de derrière le rocher, portée par un monstre marin d’une grandeur prodigieuse. Deux des nymphes de sa suite, sous les noms de Célie et de Dircé, partirent au même temps à sa suite ; et se mettant à ses côtés sur de grandes baleines, elles s’approchèrent du bord du rondeau, et Alcine commença des vers, auxquels ses compagnes répondirent, et qui furent à la louange de la Reine Mère du Roi. ALCINE, CELIE, DIRCÉ. ALCINE. Vous à qui je fais part de ma félicité,


Pleurez avec moi dans cette extrémité. CELIE. Quel est donc le sujet des soudaines alarmes Qui de vos yeux charmants font couler tant de larmes ? ALCINE. Si je pense en parler, ce n’est qu’en frémissant. Dans les sombres horreurs d’un songe menaçant, Un spectre m’avertit, d’une voix éperdue, Que pour moi des Enfers la force est suspendue ; Qu’un céleste pouvoir arrête leur secours, Et que ce jour sera le dernier de mes jours. Ce que versa de triste au point de ma naissance Des astres ennemis, la maligne influence, Et tout ce que mon art m’a prédit de malheurs, En ce songe fut peint de si vives couleurs, Qu’à mes yeux éveillés sans cesse il représente Le pouvoir de Mélisse, et l’heur de Bradamante. J’avais prévu ces maux, mais les charmants plaisirs Qui semblaient en ces lieux prévenir nos désirs ; Nos superbes palais, nos jardins, nos campagnes,


L’agréable entretien de nos chères compagnes ; Nos jeux et nos chansons, les concerts des oiseaux, Le parfum des Zéphirs, le murmure des eaux, De nos tendres amours les douces aventures, M’avaient fait oublier ces funestes augures, Quand le songe cruel dont je me sens troubler, Avec tant de fureur les vint renouveler. Chaque instant je crois voir mes forces terrassées, Mes gardes égorgés, et mes prisons forcées ; Je crois voir mille amants, par mon art transformés, D’une égale fureur à ma perte animés ; Quitter en même temps leurs troncs et leurs feuillages, Dans le juste dessein de venger leurs outrages, Et je crois voir, enfin, mon aimable Roger De mes fers méprisés, prêt à se dégager. CELIE. La crainte en votre esprit s’est acquis trop d’empire, Vous régnez seule ici, pour vous seule on soupire ; Rien n’interrompt le cours de vos contentements


Que les accents plaintifs de vos tristes amants : Logistile, et ses gens chassés de nos campagnes Tremblent encore de peur, cachés dans leurs montagnes ; Et le nom de Mélisse, en ces lieux inconnu, Par vos augures seuls jusqu’à nous est venu. DIRCÉ. Ah ! ne nous flattons point, ce fantôme effroyable M’a tenu cette nuit un discours tout semblable. ALCINE. Hélas ! de nos malheurs qui peut encore douter. CELIE. J’y vois un grand remède, et facile à tenter ; Une Reine paraît, dont le secours propice Nous saura garantir des secours de Mélisse : Partout de cette Reine on vante la bonté, Et l’on dit que son cœur, de qui la fermeté Des flots les plus mutins méprisa l’insolence, Contre les vœux des siens est toujours sans défense. ALCINE. Il est vrai je la vois, en ce pressent danger


À nous donner secours tâchons de l’engager ; Disons lui qu’en tous lieux la voix publique étale Les charmantes beautés de son âme royale ; Disons que sa vertu, plus haute que son rang Sait relever l’éclat de son auguste sang, Et que de notre sexe elle a porté la gloire Si loin, que l’avenir aura peine à croire ; Que du bonheur publique son grand cœur amoureux Fit toujours des périls un mépris généreux ; Que de ses propres maux, son âme à peine atteinte, Pour les maux de l’État garda toute sa crainte : Disons que ses bienfaits versés à pleines mains Lui gagnent le respect et l’amour des humains, Et qu’au moindre danger dont elle est menacée Toute la terre en deuil se montre intéressée : Disons qu’au plus haut point de l’absolu pouvoir, Sans faste et sans orgueil sa grandeur s’est fait voir ; Qu’aux temps les plus fâcheux, sa sagesse constante, Sans crainte a soutenu l’autorité penchante ;


Et dans le calme heureux, par ses travaux acquis, Sans regret la remit dans les mains de son fils. Disons par quels respects, par quelle complaisance De ce fils glorieux, l’amour la récompense ; Vantons les longs travaux, vantons les justes lois De ce fils reconnu pour le plus grand des Rois ; Et comment cette mère, heureusement féconde, Ne donnant que deux fois a donné tant au monde. Enfin, faisons parler nos soupirs et nos pleurs Pour la rendre sensible à nos vives douleurs, Et nous pourrons trouver au fort de notre peine Un refuge paisible aux pieds de cette Reine. DIRCÉ. Je sais bien que son cœur, noblement généreux, Écoute avec plaisir la voix des malheureux : Mais on ne voit jamais éclater sa puissance Qu’à repousser le tort qu’on fait à l’innocence ; Je sais qu’elle peut tout, mais je n’ose penser Que jusqu’à nous défendre on la vît s’abaisser De nos douces erreurs elle peut être instruite,


Et rien n’est plus contraire à sa rare conduite ; Son zèle si connu pour le culte des Dieux Doit rendre à sa vertu nos respects odieux, Et loin qu’à son abord mon effroi diminue, Malgré moi je le sens qui redouble à sa vue. ALCINE. Ah ! ma propre frayeur suffit pour m’affliger ! Loin d’aigrir mon ennui, cherche à le soulager, Et tâche de fournir à mon âme oppressée De quoi parer aux maux dont elle est menacée. Redoublons cependant les gardes du palais, Et s’il n’est point pour nous d’asile désormais ; Dans notre désespoir cherchons notre défense, Et ne nous rendons pas au moins sans résistance. Alcine, Mlle du Parc. Célie, Mlle de Brie. Dircé, Mlle Molière. Lorsqu’ils eurent achevé [1] , et qu’Alcine se fut retirée pour aller redoubler les gardes du palais, le concert des violons se fit entendre ; pendant que le frontipice du palais venant à s’ouvrir avec un merveilleux artifice, et des tours à s’élever à vue d’œil. Quatre géants d’une grandeur démesurée, vinrent à paraître avec quatre nains ; qui par l’opposition de leur petite taille, faisaient paraître celle des géants encore plus excessive. Ces colosses étaient commis à la garde du


palais, et ce fut par eux que commença la première Entrée du Ballet. BALLET DU PALAIS D’ALCINE PREMIÈRE ENTRÉE. PREMIERE ENTRÉE. Quatre géants, et quatre nains. Géants. Les sieurs Mançeau, Vagnard, Pesan, et Joubert. Nains. Les deux petits Des-airs, le petit Vagnard, et le petit Tutin. IIe ENTRÉE. Huit maures chargés par Alcine de la garde du dedans, en font une exacte visite, avec chacun deux flambeaux. Maures. Messieurs d’Heureux, Beauchamp, Molier, La Marre, Les Sieurs Le Chantre, De Gan, Du Pron, et Mercier. IIIe ENTRÉE. Cependant un dépit amoureux oblige six des chevaliers qu’Alcine retenait auprès d’elle, à tenter la sortie de ce palais ; mais la fortune ne secondant pas les efforts qu’ils font dans leur désespoir, ils sont vaincus après un grand combat par autant de monstres qui les attaquent. Six chevaliers, et six Monstres. Chevaliers. Messieurs de Souville, Raynal, Des-Airs l’aîné, Des-Airs le second, De Lorge, et Balthasard. Monstres. Les Sieurs Chicanneau, Noblet, Arnald, Desbrosses, Desonets, et La Pierre. IVe ENTRÉE. Alcine alarmée de cet accident, invoque de nouveau tous les esprits, et leur demande secours : il s’en présente deux à elle, qui font des sauts


avec une force, et une agilité merveilleuse. Démons agiles. Les Sieurs Saint-André, et Magny. Ve ENTRÉE. D’autres démons viennent encore, et semblent assurer la magicienne qu’ils n’oublieront rien pour son repos. Autres démons sauteurs. Les Sieurs Tutin, La Brodière, Pesan, et Bureau. VIe ET DERNIÈRE ENTRÉE. Mais à peine commence-t’elle à se rassurer, qu’elle voit paraître auprès de Roger, et de quelques chevaliers de sa suite, la sage Mélisse sous la forme d’Atlas ; elle court aussitôt pour empêcher l’effet de son intention ; mais elle arrive trop tard : Mélisse a déjà mis au doigt de ce brave chevalier la fameuse bague qui détruit les enchantements ; lors un coup de tonnerre, suivi de plusieurs éclairs, marque la destruction du palais, qui est aussitôt réduit en cendres par un feu d’artifice, qui met fin à cette aventure, et aux divertissements de l’Ile Enchantée. Alcine, Mlle du Parc. Mélisse, De Lorge. Roger, M. Beauchamp. Chevaliers. Messieurs d’Heureux, Raynal, Du Pron, et Desbrosses. Escuyers. Messieurs La Marre, Le Chantre, De Gan, et Mercier. FIN DU BALLET. Il semblait que le Ciel, la Terre et l’Eau fussent tous en feu, et que la destruction du superbe palais d’Alcine, comme la liberté des chevaliers qu’elle y retenait en prison, ne se pût accomplir que par des prodiges et des miracles : la hauteur et le nombre des fusées volantes, celles qui roulaient sur le rivage, et celles qui ressortaient de l’eau après s’y être enfoncées, faisaient un spectacle si grand et si magnifique, que rien ne pouvait mieux terminer les enchantements qu’un si beau feu d’artifice ; lequel ayant enfin cessé après un bruit et une longueur extraordinaires, les


coups de boîtes qui l’avaient commencé redoublèrent encore. Alors toute la Cour se retirant, confessa qu’il ne se pouvait rien voir de plus achevé que ces trois fêtes : et c’est assez auouer qu’il ne s’y pouvait rien ajouter, que de dire que les trois journées ayant eu chacune ses partisans, comme chacune avait eu ses beautés particulières, on ne convint pas du prix qu’elles devaient emporter entre elles ; bien qu’on demeurât d’accord qu’elles pouvaient justement le disputer à toutes celles qu’on avait vues jusques alors, et les surpasser peut-être. Mais quoi que les fêtes comprises dans le sujet des Plaisirs de l’Ile Enchantée fussent terminées, tous les divertissements de Versailles ne l’étaient pas, et la magnificence et la galanterie du Roi, en avait encore réservé pour les autres jours, qui n’étaient pas moins agréables. Le samedi dixième sa Majesté voulut courre les têtes ; c’est un exercice que peu de gens ignorent, et dont l’usage est venu d’Allemagne, fort bien inventé, pour faire voir l’adresse d’un cavalier ; tant à bien mener son cheval dans les passades de guerre, qu’à bien se servir d’une lance, d’un dard, et d’une épée. Si quelqu’un ne les a point vu courre, il en trouvera ici la description, étant moins commune que la bague, et seulement ici depuis peu d’années, et ceux qui en ont eu le plaisir, ne s’ennuient pas pourtant d’une narration si peu étendue. Les chevaliers entrent l’un après l’autre dans la lice la lance à la main, et un dard sous la cuisse droite ; et après que l’un deux a couru et emporté une tête de gros carton peinte, et de la forme de celle d’un Turc, il donne sa lance à un page, et faisant la demi-volte il revient à toute bride à la seconde tête, qui a la couleur et la forme d’un Maure, l’emporte avec le dard qu’il lui jette en passant ; puis reprenant une javeline, peu différente de la forme du dard, dans une troisième passade il la darde dans un bouclier où est peinte une tête de Méduse ; et achevant sa demi-volte il tire l’épée, dont il emporte en passant toujours à toute bride une tête élevée à un demi pied de terre ; puis faisant place à un autre, celui qui en ses courses en a emporté le plus, gagne le prix. Toute la cour s’étant placée sur une balustrade de fer doré, qui régnait


autour de l’agréable maison de Versailles, et qui regarde sur le fossé, dans lequel on avait dressé la lice avec des barrières. Le Roi s’y rendit suivi des mêmes chevaliers qui avaient couru la bague : Les ducs de Saint-Aignan et de Noailles y continuant leurs premières fonctions ; l’un de Maréchal de Camp, et l’autre de Juge des Courses : il s’en fit plusieurs fort belles et heureuses ; mais l’adresse du Roi lui fit emporter hautement en suite du prix de la Course des Dames, encore celui qui donnait la Reine ; c’était une rose de diamants de grand prix, que le Roi, après l’avoir gagnée, redonna libéralement à courre aux autres chevaliers, et que le marquis de Coalin disputa contre le marquis de Soyecourt et la gagna. Le dimanche au lever du Roi, quasi toute la conversation tourna sur les bellescourses du jour précédent, et donna lieu à un grand défi entre le duc de Saint-Aignan, qui n’avait point encore couru, et le marquis de Soyecourt, qui fut remise au lendemain, pour que le maréchal duc de Grammont, qui pariait sur ce marquis, était obligé de partir pour Paris, d’où il ne devait revenir que le jour d’après. Le Roi mena toute la cour cet après dîner à sa ménagerie, dont on admira les beautés particulières, et le nombre presque incroyable d’oiseaux de toutes sortes ; parmi lesquels il y en a beaucoup de forts rares. il serait inutile de parler de collation qui suivit ce divertissement, puisque huit jours durant chaque repas pouvait passer pour un festin des plus grands qu’on puisse faire. Et le soir sa Majesté, fit représenter sur l’un de ces théâtres doubles de son salon, que son esprit universel a lui-même inventé, la comédie des Fâcheux faite par le Sieur de Molière, mêlée d’entrées de ballet, et fort ingénieuse. Le bruit du défi qui se devait courir le lundi douzième, fit faire une infinité de gageures d’assez grande valeur ; quoi que celle des deux chevaliers ne fut que de cent pistoles : et comme le duc par une heureuse audace donnait une tête à ce marquis fort adroit, beaucoup tenaient pour ce dernier ; qui s’étant rendu un peu plus tard chez le Roi, y trouva un cartel


pour le presser, lequel pour n’être qu’en prose, on n’a point mis en ce discours. Le duc de Saint-Aignan, avait aussi fait voir à quelques uns de ses amis, comme un heureux présage de sa victoire, ces quatre Vers. AUX DAMES. Belles, vous direz en ce jour Si vos sentiments sont les nôtres, Qu’être vainqueur du grand Soyecourt C’est être vainqueur de dix autres. Faisant toujours allusion à son nom de Guidon le Sauvage, que l’aventure de l’île périlleuse rendit victorieux de dix chevaliers. Aussitôt que le Roi eut dîné, il conduisit les Reines, Monsieur, Madame, et toutes les dames dans un lieu où on devait tirer une loterie, afin que rien ne manquât à la galanterie de ces fêtes ; c’étaient des pierreries, des ameublements, de l’argenterie et autres choses semblables : et quoi que le sort ait accoutumé de décider de ces présents, il s’accorda sans doute avec le désir de S. M. quand il fit tomber le gros lot entre les mains de la Reine ; chacun sortant de ce lieu là fort content, pour aller voir les courses qui s’allaient commencer. Enfin Guidon et Olivier parurent sur les rangs à cinq heures du soir, fort proprement vêtus et bien montés. Le Roi avec toute la cour les honora de sa présence ; et sa Majesté lut même les articles des courses, afin qu’il n’y eût aucune contestation entre eux. Le succès en fut heureux au duc de Saint-Aignan, qui gagna le défi. Le soir, Sa Majesté fit jouer une comédie nommée Tartuffe, que le Sieur de Molière avait fait contre les hypocrites ; mais quoi qu’elle eût été trouvée fort divertissante, le Roi connut tant de conformité entre ceux


qu’une véritable dévotion met dans le chemin du Ciel, et ceux qu’une vaine ostentation des bonnes œuvres n’empêche pas d’en commettre de mauvaises ; que son extrême délicatesse pour les choses de la religion, ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu, qui pouvaient être prise l’une pour l’autre : et quoi qu’on ne doutât point des bonnes intentions de l’auteur, il la défendit pourtant en public, et se priva soi-même de ce plaisir, pour n’en pas laisser abuser à d’autres, moins capables d’en faire un juste discernement. Le mardi treizième le Roi voulut encore courre les têtes, comme à un jeu ordinaire que devait gagner celui qui en ferait le plus : Sa Majesté eut encore le prix de la course des dames, le duc de Saint-Aignan celui du jeu ; et ayant eu l’honneur d’entrer pour le second à la dispute avec Sa Majesté : l’adresse incomparable du Roi lui fit encore avoir ce prix, et ce ne fut pas sans un étonnement, duquel on ne pouvait se défendre, qu’on en vit gagner quatre à Sa Majesté en deux fois qu’elle avait couru les têtes. On joua le même soir la Comédie du Mariage Forcé, encore de la façon du même Sieur de Molière, mêlée d’entrées de ballets, et de récits : puis le Roi prit le chemin de Fontainebleau le mercredi quatorzième ; toute la Cour se trouvant si satisfaite de ce qu’elle avait vu, que chacun crut qu’on ne pouvait se passer de le mettre par écrit, pour en donner la connaissance à ceux qui n’avaient pu voir des fêtes si diversifiées et si agréables ; où l’on a pu admirer tout à la fois le projet avec le succès, la libéralité avec la politesse, le grand nombre avec l’ordre, et la satisfaction de tous : où les soins infatigables de monsieur de Colbert s’employèrent en tous ces divertissements, malgré ses importantes affaires ; où le duc de Saint-Aignan, joignit l’action à l’invention du dessein ; où les beaux vers du Président de Périgny à la louange des Reines, furent si justement pensés, si agréablement tournés, et récités avec tant d’art ; où ceux que monsieur de Benserade fit pour les chevaliers, eurent une approbation générale ; où la vigilance exacte de monsieur Bontemps, et l’application de monsieur de Launay, ne laissèrent manquer d’aucune des choses nécessaires : enfin, où chacun a marqué si avantageusement son dessein de plaire au Roi ; dans le temps où Sa Majesté ne pensait elle-même qu’à plaire ; et où ce qu’on a vu ne saurait jamais se perdre dans la mémoire


des spectateurs, quand on n’aurait pas pris le soin de conserver par cet écrit le souvenir de toutes ces merveilles. FIN [1] Le texte porte furent achevés. Nous corrigeons d’après 1682.

Le Ballet des Muses Notice

Le BALLET DES MUSES Le Ballet des Muses, imaginé par Benserade, est représenté devant la Cour, à Saint-Germain-en-Laye, du 2 décembre 1666 au 19 février 1667, à l’occasion des grandes réjouissances données par le Roi pour fêter la fin du deuil de la Reine Mère. La troupe de Molière, mais aussi celle de l’Hôtel de Bourgogneainsi que les comédiens italiens, des musiciens, dont Lully qui en fait la musique, et des danseurs y prennent part. Comme à l’accoutumée, le Roi, les grands seigneurs et les dames de la cour — Madame, Mlle de La Vallière, Mme de Montespan entre autres — y dansent. Nos sources sont, comme c’est habituellement le cas pour les réjouissances de cour, la Gazette, les Lettres en vers à Madame de Robinet, et le livret distribué aux spectateurs, dont on fait trois éditions ; la deuxième est pour nous la plus intéressante, car elle contient une analyse et des extraits de laPastorale comique, que Molière ne fera pas imprimer par la suite. Benserade imagine un dialogue des Muses en l’honneur du Roi : Mnémosyne, mère des Muses, conduit ses filles à la Cour de Louis XIV,


où les différents Arts les accueillent et les honorent tour à tour, ménageant une entrée particulière à chacune d’elles. De sorte que le ballet compte 13 entrées : une pour chacune des neufs Muses, une pour Orphée, deux pour les Piérides [1] , et une enfin pour trois nymphes qui jugent la compétition entre les Muses et les Piérides. Dans la première, pour Uranie, on représente les sept planètes. Dans la seconde, pour Melpomène, on évoque Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau. Dans la troisième, pour Thalie, muse de la comédie, on donne une piècecomique, et c’est là que Molière intervient, en représentant d’abord Mélicerte, puis ensuite, à partir du 5 janvier la Pastorale comique. Dans la sixième lescomédiens de l’Hôtel de Bourgogne jouent une petite comédie de Quinault,Les Poètes, qui encadre une mascarade espagnole... Mentionnons enfin le fait que l’on ajoute au ballet une quatorzième entrée [2] imprévue, le 14 février, qui permet à Molière de représenter Le Sicilien ou l’Amour peintre.

Le Ballet des Muses Acte 1 BALLET DES MUSES

PASTORALE COMIQUE MÉLICERTE LE SICILIEN OU L’AMOUR PEINTRE BALLET DES MUSES DANSÉ PAR SA MAJESTÉ


EN SON CHÂTEAU DE SAINT-GERMAIN-EN-LAYE LE 2 DÉCEMBRE 1665 ARGUMENT Les Muses, charmées de la glorieuse réputation de notre monarque, et du soin que sa majesté prend de faire fleurir tous les arts dans l’étendue de son empire, quittent le Parnasse pour venir à sa cour. Mnémosyne [1] qui, dans les grandes images qu’elle conserve de l’antiquité, ne trouve rien d’égal à cet auguste prince, prend l’occasion du voyage de ses filles pour contenter le juste désir qu’elle a de le voir, et, lorsqu’elles arrivent ici, fait avec elles l’ouverture du théâtre par le dialogue qui suit. DIALOGUE DE MNÉMOSYNE ET DES MUSES Mlle Hilaire MNÉMOSYNE Enfin, après tant de hasards, Nous découvrons les heureuses provinces Où le plus sage et le plus grand des princes Fait assembler de toutes parts La gloire, les vertus, l’abondance et les arts. LES MUSES Rangeons-nous sous ses lois ;


Il est beau de les suivre : Rien n’est si doux que de vivre À la cour de LOUIS, le plus parfait des rois. MNÉMOSYNE Vivant sous sa conduite, Muses, dans vos concerts, Chantez ce qu’il a fait, chantez ce qu’il médite, Et portez-en le bruit au bout de l’univers. Dans ce récit charmant faites sans cesse entendre À l’empire français ce qu’il doit espérer, Au monde entier ce qu’il doit admirer, Aux rois ce qu’ils doivent apprendre. LES MUSES Rangeons-nous sous ses lois ; Il est beau de les suivre : Rien n’est si doux que de vivre À la cour de LOUIS, le plus parfait des rois. Tous les Arts établis déjà dans le Royaume, s’étant assemblés de mille endroits pour recevoir plus dignement ces doctes filles de Jupiter, auxquelles ils croient devoir leur origine, prennent résolution de faire en faveur de chacune d’elles une entrée particulière. Après quoi, pour les honorer toutes ensemble, ils représentent la célèbre victoire qu’elles


remportèrent autrefois sur les neuf filles de Piérus. LES NEUF SŒURS MUSES CHANTANTES : MM. Legros, Fernon l’aîné, Fernon le jeune, Lange, Cottereau ; Saint-Jean et Buffeguin, pages de la musique de la chambre ; Auger et Luden, pages de la chapelle. LES SEPT ARTS MM. Hédouin, Destival, Gingan, Blondel, Rebel, Magnan et Gaye. PREMIÈRE ENTRÉE Pour Uranie, à qui l’on attribue la connaissance des cieux, on représente les Sept Planètes, de qui l’on contrefait l’éclat par les brillants habits dont les danseurs sont revêtus. JUPITER, LE SOLEIL, MERCURE, VÉNUS, LA LUNE, MARS ET SARTURNE, les Sept Planètes. LE SOLEIL : M. Cocquet. JUPITER : du Pron. MERCURE : Saint-André. VÉNUS : Des-Airs l’aîné. LA LUNE : Des-Airs galant. MARS, M. de Souville. SATURNE : Noblet l’aîné. DEUXIÈME ENTRÉE Pour honorer Melpomène, qui préside à la Tragédie, l’on fait paraître Pyrame et Thisbé, qui ont servi de sujet à l’une de nos plus anciennes pièces de théâtre [2] . PYRAME ET THISBÉ Pyrame : M. le Grand. Thisbé : le marquis de Mirepoix. TROISIÈME ENTRÉE


Talie, à qui la comédie est consacrée, a pour son partage une pièce comiquereprésentée par les comédiens du roi, et composée par celui de tous nos poètes qui, dans ce genre d’écrire, peut le plus justement se comparer aux anciens. [1] Fille d ?Uranus, déesse de la mémoire et mère des muses. [2] Cette tragédie, composée par Théophile de Viau, le poète libertin, connut un immense succès : jouée en 1621, la pièce fut publiée en 1623 et imprimée soixante-treize fois entre 1626 et 1698. Le thème de cette pièce est celui des amours contrariées de très jeunes amants, selon une histoire tirée desMétamorphoses d ?Ovide.

La Gloire du Val-de-Grâce Note Nous avons établi ce texte d’après celui de sa première édition, parue du vivant de Molière, et conservée à la Bibliothèque Nationale de France. Notre règle d’or a été la fidélité rigoureuse au texte original ; nous n’avons corrigé des fautes évidentes que dans quelques cas extrêmement rares, et que nous mentionnons en note. Nous avons scrupuleusement conservé laponctuation originale, même lorsque l’usage ancien peut surprendre le lecteur moderne ; d’une part, parce qu’elle est porteuse d’effets de théâtre qu’il faut respecter, d’autre part, parce qu’elle possède sa cohérence propre à laquelle il est aisé de s’accoutumer. Quand cette ponctuation était manifestement fautive, nous l’avons également corrigée. Comme c’est aujourd’hui l’usage dans l’édition des textes du XVIIe siècle, nous avons modernisé l’orthographe, sauf dans les cas où la rime nous obligeait à conserver une graphie ancienne (par exemple : je voi/ma foi ;treuve/émeuve).


LE TEXTE La Gloire du Val-de-Grâce est édité en 1669 ; le privilège est du 5 décembre.

La Gloire du Val-de-Grâce Notice

LA GLOIRE DU DÔME DU VAL-DE-GRÂCE POÊME SUR LA PEINTURE DE M. MIGNARD PAR M. MOLIÈRE EN L’ANNÉE 1669. En décembre 1657 en Avignon, Molière et Madeleine Béjart se lient avec le peintre Pierre Mignard, de retour d’Italie. Une profonde sympathie naît entre eux et, devenu un ami proche du poète, Mignard en fera plusieurs portraits, veillera à l’exécution des dernières volontés de Madeleine Béjart, et prendra soin, à la mort du poète, de sa fille Madeleine-Esprit. Molière lui dédie, pour sa part, un long poème de trois cent-soixante-six vers, La Gloire du Val-de-Grâce, car le peintre a décoré la coupole de ce bâtiment, fondé par la reine-mère, Anne d’Autriche. Il s’agit là de la plus grande fresque du monde, qui représente, dans une gloire, la reine offrant cette église à Dieu, entourée de plus de deux cents personnages. Le panégyrique du dôme du Val-de-Grâce prend place dans une querelle propre au monde de la peinture. Il semble répondre à un poème dans lequel Perrault, premier commis de Colbert pour les bâtiments, a chanté les louanges de Le Brun, le rival de Mignard, qui règne de manière quelque peu despotique sur la décoration des bâtiments royaux. Mignard a été sommé de se ranger, au sein de l’Académie royale de peinture,


sous les ordres de Le Brun, et Molière soutient visiblement l’attitude indépendante de son ami. Le poète ne se borne pas, ce serait une solution de facilité, à décrire la fresque ; il rédige « un traité complet de peinture », selon Boileau, fort sensible en l’occurrence à la qualité de la versification, qui développe ce parallèle judicieux : « Dans ce poème sur la Peinture, il a travaillé comme les peintres à l’huile qui reprennent plusieurs fois le pinceau pour retoucher et corriger leur ouvrage, au lieu que, dans ses comédies où il fallait beaucoup d’action et de mouvement, il préférait les brusques fiertés de la fresque à la paresse de l’huile. » Ainsi, en donnant à cette occasion une preuve de la qualité de son amitié, Molière se révèle à la fois pédagogue averti — dans le genre d’ordinaire ingrat de la poésie didactique —, et surtout remarquable critique d’art.

La Gloire du Val-de-Grâce Acte 1

Digne fruit de vingt ans de travaux somptueux [1] , Auguste bâtiment, temple majestueux, Dont le dôme superbe, élevé dans la nue, Pare du grand Paris la magnifique vue, 5 Et parmi tant d’objets semés de toutes parts [2] ,


Du voyageur surpris prend les premiers regards. Fais briller à jamais, dans ta noble richesse, La splendeur du saint vœu d’une grande Princesse [3] ; Et porte un témoignage à la postérité 10 De sa magnificence et de sa piété. Conserve à nos neveux une montre [4] fidèle Des exquises beautés que tu tiens de son zèle. Mais défends bien surtout de l’injure des ans Le chef-d’œuvre fameux de ses riches présents ; 15 Cet éclatant morceau de savante peinture, Dont elle a couronné ta noble architecture. C’est le plus bel effet des grands soins qu’elle a pris, Et ton marbre, et ton or ne sont point de ce prix. Toi qui, dans cette coupe [5] Cette coupe : cette coupole (Dictionnaire de l’Académie, 1694). à ton vaste génie, 20 Comme un ample théâtre, heureusement fournie,


Es venu déployer les précieux trésors, Que le Tibre t’a vu ramasser sur ses bords [6] , Dis-nous, fameux Mignard, par qui te sont versées Les charmantes beautés de tes nobles pensées ; 25 Et dans quel fonds tu prends cette variété, Dont l’esprit est surpris, et l’œil est enchanté ? Dis-nous quel feu divin, dans tes fécondes veilles, De tes expressions [7] enfante les merveilles ? Quel charme ton pinceau répand dans tous ses traits ? 30 Quelle force il y mêle à ses plus doux attraits ? Et quel est ce pouvoir, qu’au bout des doigts tu portes, Qui sait faire à nos yeux vivre des choses mortes, Et d’un peu de mélange, et de bruns, et de clairs, Rendre esprit la couleur [8] , et les pierres des chairs ? 35 Tu te tais, et prétends que ce sont des matières, Dont tu dois nous cacher les savantes lumières ;


Et que ces beaux secrets, à tes travaux vendus [9] , Te coûtent un peu trop pour être répandus. Mais ton pinceau s’explique, et trahit ton silence [10] . 40 Malgré toi de ton art il nous fait confidence ; Et dans ses beaux efforts à nos yeux étalés, Les mystères profonds nous en sont révélés. Une pleine lumière ici nous est offerte ; Et ce dôme pompeux est une école ouverte, 45 Où l’ouvrage faisant l’office de la voix, Dicte de ton grand art les souveraines lois. Il nous dit fortement les trois nobles parties [11] Qui rendent d’un tableau les beautés assorties ; Et dont, en s’unissant les talents relevés [12] 50 Donnent à l’univers les peintres achevés. Mais des trois, comme reine, il nous expose celle [13] , Que ne peut nous donner le travail, ni le zèle ; Et qui comme un présent de la faveur des Cieux [14] ,


Est du nom de divine appelée en tous lieux. 55 Elle, dont l’essor monte au-dessus du tonnerre ; Et sans qui l’on demeure à ramper contre terre ; Qui meut tout ; règle tout ; en ordonne à son choix Et des deux autres mène, et régit les emplois. Il nous enseigne à prendre une digne matière, 60 Qui donne au feu du peintre une vaste carrière, Et puisse recevoir tous les grands ornements, Qu’enfante un beau génie en ses accouchements, Et dont la Poésie, et sa sœur la Peinture Parent l’instruction de leur docte imposture [15] ; 65 Composent avec art ces attraits, ces douceurs, Qui font à leurs leçons un passage en nos cœurs, Et par qui de tout temps, ces deux sœurs si pareilles Charment, l’une les yeux, et l’autre les oreilles. Mais il nous dit de fuir un discord apparent


70 Du lieu que l’on nous donne, et du sujet qu’on prend, Et de ne point placer dans un tombeau des fêtes ; Le ciel contre nos pieds ; et l’enfer sur nos têtes. Il nous apprend à faire avec détachement [16] , De groupes contrastés un noble agencement, 75 Qui du champ du tableau fasse un juste partage, En conservant les bords un peu légers d’ouvrage [17] : N’ayant nul embarras ; nul fracas vicieux, Qui rompe ce repos si fort ami des yeux : Mais où, sans se presser, le groupe se rassemble, 80 Et forme un doux concert, fasse un beau tout-ensemble [i] , Où rien ne soit à l’œil mendié [18] , ni redit ; Tout s’y voyant tiré d’un vaste fonds d’esprit, Assaisonné du sel de nos grâces antiques, Et non du fade goût des ornements gothiques [19] : 85 Ces monstres odieux des siècles ignorants,


Que de la barbarie ont produits les torrents ; Quand leur cours inondant presque toute la terre, Fit à la politesse une mortelle guerre, Et de la grande Rome abattant les remparts, 90 Vint avec son empire, étouffer les beaux-arts. Il nous montre à poser avec noblesse, et grâce La première figure à la plus belle place ; Riche d’un agrément, d’un brillant de grandeur, Qui s’empare d’abord des yeux du spectateur : 95 Prenant un soin exact, que dans tout un ouvrage, Elle joue aux regards le plus beau personnage ; Et que par aucun rôle au spectacle placé, Le héros du tableau ne se voie effacé. Il nous enseigne à fuir les ornements débiles 100 Des épisodes froids, et qui sont inutiles. À donner au sujet toute sa vérité.


À lui garder partout pleine fidélité ; Et ne se point porter à prendre de licence, À moins qu’à des beautés elle donne naissance. 105 Il nous dicte amplement les leçons du dessein [20] , Dans la manière grecque, et dans le goût romain : Le grand choix du beau vrai, de la belle nature, Sur les restes exquis de l’antique sculpture ; Qui prenant d’un sujet la brillante beauté, 110 En savait séparer la faible vérité, Et formant de plusieurs une beauté parfaite, Nous corrige par l’art la nature qu’on traite. Il nous explique à fond, dans ses instructions, L’union de la grâce, et des proportions : 115 Les figures partout doctement dégradées [21] , Et leurs extrémités soigneusement gardées [22] . Les contrastes savants des membres agroupés [i] , Grands, nobles, étendus, et bien développés ;


Balancés sur leur centre en beauté d’attitude ; 120 Tous formés l’un pour l’autre avec exactitude, Et n’offrant point aux yeux ces galimatias, Où la tête n’est point de la jambe, ou du bras [23] ; Leur juste attachement aux lieux qui les font naître, Et les muscles touchés autant qu’ils doivent l’être. 125 La beauté des contours observés avec soin ; Point durement traités, amples, tirés de loin, Inégaux, ondoyants, et tenants de la flamme, Afin de conserver plus d’action, et d’âme. Les nobles airs de tête amplement variés, 130 Et tous au caractère avec choix mariés. Et c’est là qu’un grand peintre, avec pleine largesse, D’une féconde idée étale la richesse ; Faisant briller partout de la diversité, Et ne tombant jamais dans un air répété [24] :


135 Mais un peintre commun trouve une peine extrême, À sortir, dans ses airs, de l’amour de soi-même ; De redites sans nombre il fatigue les yeux, Et plein de son image il se peint en tous lieux. Il nous enseigne aussi les belles draperies 140 De grands plis bien jetés suffisamment nourries, Dont l’ornement aux yeux doit conserver le nu : Mais qui pour le marquer soit un peu retenu ; Qui ne s’y colle point, mais en suive la grâce, Et sans la serrer trop, la caresse, et l’embrasse. 145 Il nous montre à quel air ; dans quelles actions ; Se distinguent à l’œil toutes les passions. Les mouvements du cœur, peints d’une adresse extrême, Par des gestes puisés dans la passion même. Bien marqués, pour parler, appuyés, forts, et nets ; 150 Imitant en vigueur les gestes des muets [25] ,


Qui veulent réparer la voix que la nature Leur a voulu nier ainsi qu’à la peinture. Il nous étale enfin les mystères exquis De la belle partie où triompha Zeuxis [26] , 155 Et qui le revêtant d’une gloire immortelle, Le fit aller du pair avec le grand Apelle. L’union, les concerts, et les tons des couleurs, Contrastes, amitiés, ruptures et valeurs [27] : Qui font les grands effets, les fortes impostures, 160 L’achèvement de l’art, et l’âme des figures. Il nous dit clairement dans quel choix le plus beau ; On peut prendre le jour, et le champ [28] du tableau. Les distributions, et d’ombre, et de lumière, Sur chacun des objets, et sur la masse entière. 165 Leur dégradation dans l’espace de l’air, Par les tons différents de l’obscur et du clair ;


Et quelle force il faut aux objets mis en place, Que l’approche distingue, et le lointain efface. Les gracieux repos [29] , que par des soins communs, 170 Les bruns donnent aux clairs, comme les clairs aux bruns. Avec quel agrément d’insensible passage Doivent ces opposés entrer en assemblage ; Par quelle douce chute ils doivent y tomber, Et dans un milieu tendre [30] aux yeux se dérober. 175 Ces fonds officieux qu’avec art on se donne, Qui reçoivent si bien ce qu’on leur abandonne. Par quels coups de pinceau formant de la rondeur, Le peintre donne au plat le relief du sculpteur. Quel adoucissement des teintes de lumière 180 Fait perdre ce qui tourne, et le chasse derrière, Et comme avec un champ fuyant, vague et léger, La fierté de l’obscur sur la douceur du clair Triomphant de la toile, en tire avec puissance


Les figures que veut garder sa résistance, 185 Et malgré tout l’effort qu’elle oppose à ses coups, Les détache du fond, et les amène à nous. Il nous dit tout cela, ton admirable ouvrage : Mais, illustre Mignard, n’en prends aucun ombrage, Ne crains pas que ton art, par ta main découvert, 190 À marcher sur tes pas tienne un chemin ouvert ; Et que de ses leçons les grands, et beaux oracles Élèvent d’autres mains à tes doctes miracles. Il y faut les talents que ton mérite joint [31] ; Et ce sont des secrets qui ne s’apprennent point. 195 On n’acquiert point, Mignard, par les soins qu’on se donne, Trois choses dont les dons brillent dans ta personne ; Les passions, la grâce, et les tons de couleur, Qui des riches tableaux font l’exquise valeur. Ce sont présents du Ciel, qu’on voit peu, qu’il assemble,


200 Et les siècles ont peine à les trouver ensemble. C’est par là qu’à nos yeux nuls travaux enfantés De ton noble travail n’atteindront les beautés. Malgré tous les pinceaux, que ta gloire réveille, Il sera de nos jours la fameuse merveille ; 205 Et des bouts de la terre, en ces superbes lieux, Attirera les pas des savants curieux. Ô vous, dignes objets de la noble tendresse [32] , Qu’a fait briller pour vous cette auguste princesse, Dont au grand Dieu naissant, au véritable Dieu, 210 Le zèle magnifique a consacré ce lieu ; Purs esprits, où du Ciel sont les grâces infuses, Beaux temples des vertus, admirables recluses, Qui dans votre retraite, avec tant de ferveur, Mêlez parfaitement la retraite du cœur ; 215 Et par un choix pieux hors du monde placées,


Ne détachez vers lui nulle de vos pensées, Qu’il vous est cher d’avoir sans cesse devant vous Ce tableau de l’objet de vos vœux les plus doux ; D’y nourrir par vos yeux les précieuses flammes, 220 Dont si fidèlement brûlent vos belles âmes ; D’y sentir redoubler l’ardeur de vos désirs ; D’y donner à toute heure un encens de soupirs ; Et d’embrasser du cœur une image si belle Des célestes beautés de la gloire éternelle, 225 Beautés qui dans leurs fers tiennent vos libertés, Et vous font mépriser toutes autres beautés. Et toi qui fus jadis la maîtresse du monde, Docte et fameuse école, en raretés féconde ; Où les arts déterrés ont par un digne effort, 230 Réparé les dégâts des barbares du Nord ; Source des beaux débris des siècles mémorables,


Ô Rome, qu’à tes soins nous sommes redevables De nous avoir rendu façonné de ta main, Ce grand homme chez toi devenu tout Romain, 235 Dont le pinceau célèbre, avec magnificence, De ses riches travaux vient parer notre France ; Et dans un noble lustre y produire à nos yeux Cette belle peinture inconnue en ces lieux [33] , La fresque, dont la grâce, à l’autre préférée 240 Se conserve un éclat d’éternelle durée : Mais dont la promptitude, et les brusques fiertés Veulent un grand génie à toucher ses beautés. De l’autre, qu’on connaît, la traitable méthode Aux faiblesses d’un peintre aisément s’accommode. 245 La paresse de l’huile, allant avec lenteur, Du plus tardif génie attend la pesanteur. Elle sait secourir, par le temps qu’elle donne, Les faux pas que peut faire un pinceau, qui tâtonne ;


Et sur cette peinture on peut, pour faire mieux, 250 Revenir, quand on veut, avec de nouveaux yeux. Cette commodité de retoucher l’ouvrage, Aux peintres chancelants est un grand avantage : Et ce qu’on ne fait pas en vingt fois qu’on reprend, On le peut faire en trente, on le peut faire en cent. 255 Mais la fresque est pressante, et veut sans complaisance Qu’un peintre s’accommode à son impatience ; La traite à sa manière, et d’un travail soudain Saisisse le moment, qu’elle donne à sa main. La sévère rigueur de ce moment, qui passe, 260 Aux erreurs d’un pinceau ne fait aucune grâce. Avec elle il n’est point de retour à tenter ; Et tout au premier coup se doit exécuter. Elle veut un esprit, où se rencontre unie La pleine connaissance avec le grand génie ;


265 Secouru d’une main propre à le seconder, Et maîtresse de l’art jusqu’à le gourmander [34] ; Une main prompte à suivre un beau feu qui la guide, Et dont comme un éclair, la justesse rapide Répande dans ses fonds, à grands traits non tâtés, 270 De ses expressions les touchantes beautés. C’est par là que la fresque éclatante de gloire, Sur les honneurs de l’autre emporte la victoire, Et que tous les savants, en juges délicats, Donnent la préférence à ses mâles appas. 275 Cent doctes mains chez elle ont cherché la louange ; Et Jules, Annibal [35] , Raphaël, Michel-Ange, Les Mignards de leur siècle, en illustres rivaux Ont voulu par la fresque anoblir leurs travaux. Nous la voyons ici doctement revêtue 280 De tous les grands attraits qui surprennent la vue.


Jamais rien de pareil n’a paru dans ces lieux ; Et la belle inconnue a frappé tous les yeux. Elle a non-seulement, par ses grâces fertiles, Charmé du grand Paris les connaisseurs habiles, 285 Et touché de la cour le beau monde savant : Ses miracles encor ont passé plus avant ; Et de nos courtisans les plus légers d’étude Elle a pour quelque temps fixé l’inquiétude [36] ; Arrêté leur esprit ; attaché leurs regards, 290 Et fait descendre en eux quelque goût des beaux-arts. Mais ce qui plus que tout élève son mérite, C’est de l’auguste Roi l’éclatante visite. Ce monarque dont l’âme aux grandes qualités Joint un goût délicat des savantes beautés, 295 Qui séparant le bon d’avec son apparence Décide sans erreur, et loue avec prudence ;


LOUIS, le grand LOUIS, dont l’esprit souverain Ne dit rien au hasard, et voit tout d’un œil sain, A versé de sa bouche à ses grâces brillantes 300 De deux précieux mots les douceurs chatouillantes ; Et l’on sait qu’en deux mots ce roi judicieux Fait des plus beaux travaux l’éloge glorieux. Colbert, dont le bon goût suit celui de son maître, A senti même charme, et nous le fait paraître. 305 Ce vigoureux génie au travail si constant, Dont la vaste prudence, à tous emplois s’étend ; Qui du choix souverain tient, par son haut mérite, Du commerce et des arts la suprême conduite [37] , A d’une noble idée enfanté le dessein, 310 Qu’il confie aux talents de cette docte main ; Et dont il veut par elle attacher la richesse Aux sacrés murs du temple où son cœur s’intéresse [38] . La voilà, cette main, qui se met en chaleur :


Elle prend les pinceaux, trace, étend la couleur, 315 Empâte, adoucit, touche, et ne fait nulle pose : Voilà qu’elle a fini ; l’ouvrage aux yeux s’expose ; Et nous y découvrons, aux yeux des grands experts, Trois miracles de l’art en trois tableaux divers [39] ; Mais parmi cent objets d’une beauté touchante, 320 Le Dieu porte au respect, et n’a rien qui n’enchante. Rien en grâce, en douceur, en vive majesté, Qui ne présente à l’œil une divinité. Elle est toute en ces traits, si brillants de noblesse [40] . La grandeur y paraît, l’équité, la sagesse, 325 La bonté, la puissance ; enfin ces traits font voir Ce que l’esprit de l’homme a peine à concevoir. Poursuis, ô grand Colbert, à vouloir dans la France Des arts que tu régis établir l’excellence ; Et donne à ce projet, et si grand, et si beau,


330 Tous les riches moments d’un si docte pinceau. Attache à des travaux, dont l’éclat te renomme, Le reste précieux des jours de ce grand homme. Tels hommes rarement se peuvent présenter ; Et quand le ciel les donne il en faut profiter. 335 De ces mains, dont les temps ne sont guère prodigues, Tu dois à l’univers les savantes fatigues. C’est à ton ministère à les aller saisir ; Pour les mettre aux emplois, que tu peux leur choisir ; Et pour ta propre gloire il ne faut point attendre, 340 Qu’elles viennent t’offrir, ce que ton choix doit prendre. Les grands hommes, Colbert, sont mauvais courtisans ; Peu faits à s’acquitter des devoirs complaisans. À leurs réflexions tout entiers ils se donnent, Et ce n’est que par là, qu’ils se perfectionnent. 345 L’étude et la visite ont leurs talents à part.


Qui se donne à sa cour, se dérobe à son art [41] . Un esprit partagé rarement s’y consomme [42] ; Et les emplois de feu demandent tout un homme. Ils ne sauraient quitter les soins de leur métier, 350 Pour aller chaque jour fatiguer ton portier [43] ; Ni partout près de toi, par d’assidus hommages, Mendier des prôneurs les éclatants suffrages. Cet amour de travail, qui toujours règne en eux, Rend à tous autres soins leur esprit paresseux ; 355 Et tu dois consentir à cette négligence, Qui de leurs beaux talents te nourrit l’excellence. Souffre que dans leur art s’avançant chaque jour, Par leurs ouvrages seuls ils te fassent leur cour. Leur mérite à tes yeux y peut assez paraître. 360 Consultes-en ton goût ; il s’y connaît en maître, Et te dira toujours, pour l’honneur de ton choix,


Sur qui tu dois verser l’éclat des grands emplois. C’est ainsi que des arts la renaissante gloire De tes illustres soins ornera la mémoire, 365 Et que ton nom porté dans cent travaux pompeux Passera triomphant à nos derniers neveux. [1] La première pierre fut posée le 1er avril 1645, et la première messe fut dite en effet le 21 mars 1665. [2] L’église nouvelle est située sur la plus haute colline de Paris, et se trouve entourée de jardins qui ne nuisent pas au coup d’ ?il, comme les bâtiments actuels qui l’environnent. [3] Allusion au v ?u qu’avait fait Anne d’Autriche à la Vierge, si un Dauphin naissait. [4] Une montre : un témoignage. [5] Cette coupe : cette coupole (Dictionnaire de l’Académie, 1694). [6] Allusion au séjour de Mignard à Rome durant sept ans. [7] De tes expressions : " se dit en peinture [?] des vives expressions des passions " (Dictionnaire de Furetière, 1690). [8] En 1668 est publié un ouvrage posthume du peintre du Fresnoy (De Arte graphica liber, traduit par Piles), collaborateur de Mignard pour cette fresque, dans lequel Molière a puisé nombre de termes techniques, et


trouvé plus d’une idée. On y lit notamment : " Faire avec un peu de couleur que l’âme nous soit visible, c’est où consiste la plus grande difficulté ". [9] À tes travaux vendus : dus à tes recherches, au fruit de ton travail. [10] Le peintre ne parle pas de son art, il s’exprime dans sa peinture. [11] L’invention, le dessin et le coloris. (Note de Molière.) [12] Relevé : remarquable, exceptionnel, sublime. [13] L’invention, première partie de la peinture. (Note de Molière.) [14] L’invention, dont il est ici question, est un don inné, et ne s’acquiert donc pas par l’étude. Du Fresnoy parle, à cet égard, de " ceux qui ont reçu en naissant quelque partie de ce feu céleste que déroba Prométhée " (Ibid., v. 87-91). [15] VAR. Parant l’instruction de leur docte imposture. (1682). Imposture fait allusion au beau mensonge de la création artistique (cf. La Fontaine, Le Songe de Vaux). [16] Détachement : terme de la technique picturale. " On dit que les figures d’un tableau sont bien détachées lorsqu’elles sont bien dégagées les unes des autres " (Dictionnaire de Furetière, 1690). Rappelons que la fresque de Mignard comporte plus de deux cents figures. [17] En conservant les bords un peu légers d’ouvrage : en évitant que les bords du tableau ne soient surchargés. [i] Un beau tout-ensemble : expression de technique picturale utilisée par du Fresnoy (Ibid., v. 483), qui désigne l’ensemble du tableau. [18] Où rien ne soit à l’ ?il mendié : où rien d’inachevé ne demande un effort au spectateur. [19] Le XVIIe siècle réprouve cette esthétique, sans la connaître précisément d’ailleurs.


[20] Le dessin, seconde partie de la peinture (note de Molière). [21] Dégrader : terme de technique picturale ; " observer les degrés d’éloignement des parties d’un tableau et y proportionner les jours et les teintes " (Dictionnaire de Furetière, 1690). [22] Gardées : observées. [i] Agroupées : " accouplés et amassés ensemble " (Du Fresnoys, ibid., v. 132-133). [23] Où la tête n’est point de la jambe, ou du bras : où la tête s’accorde mal avec la jambe ? [24] Du Fresnoy distingue à cet égard les " peintres qui sont véritablement habiles d’avec ceux qu’on appelle maniéristes, et qui répètent jusqu’à cinq et six fois dans un même tableau les mêmes airs de tête " (Ibid., v. 233). [25] Molière suit ici de fort près du Fresnoy : " Que les figures, à qui on n’a pu donner la voix, imitent les muets dans leurs actions " (Ibid., v. 128). [26] Le coloris, troisième partie de la peinture. (Note de Molière.) [27] Termes techniques que l’on trouve également sous la plume de du Fresnoys. [28] Le champ : le fond du tableau. [29] Repos : terme technique qui désigne, selon le dictionnaire de Furetière (1690), " certaines masses ou grands endroits d’un tableau qui empêchent la confusion des objets [?] en sorte qu’on considère les groupes l’un après l’autre ". [30] Dans un milieu tendre : dans un ensemble de couleurs claires et brunes bien harmonisées. [31] VAR. Il y faut des talents que ton mérite joint. (1682).


[32] Apostrophe adressée aux bénédictines, auxquelles Anne d’Autriche a dédié le couvent. [33] Il semble que, par erreur, Molière tienne la technique de la fresque pour nouvelle. [34] Gourmander : commander (avec une nuance d’" aigreur et orgueil ", selon le dictionnaire de Furetière, 1690). [35] Il s’agit ici de Jules Romain et d’Hannibal Carrache. [36] L’inquiétude : la tension qui habite les courtisans. [37] Colbert cumulait les fonctions, étant à la fois surintendant des bâtiments, secrétaire aux manufactures, au commerce et à la marine. [38] Saint-Eustache (note de Molière). Allusion à l’église où Colbert a fait construire une chapelle qu’il a demandé à Mignard de décorer. [39] Ces trois fresques, ainsi que la chapelle ont été détruites. [40] VAR. Elle est toute en ses traits si brillants de noblesse. (1682). [41] Qui se donne à la cour se dérobe à son art. (1682). [42] Rarement s’y consomme : y atteint rarement la perfection. [43] On peut voir, dans ce passage, une critique de l’attitude de Le Brun, premier peintre du roi, mais aussi excellent courtisan qui avait des rapports tendus avec Mignard.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.