L'art russe perturbe la FIAC

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K O U LTO U R A

Le Courrier de Russie

Du 7 au 21 novembre 2008

Art contemporain

Naturel et indécent : l’art russe perturbe la FIAC La crise s’est fait sentir et l’ambiance n’était plus à la flambe pour cette 35e édition de la FIAC, l’un des plus grands rendez-vous mondiaux d’art contemporain qui vient de fermer ses portes à Paris. Les acheteurs se sont faits plus prudents : voilà déjà deux mois que le niveau des transactions reste globalement bas, et les ventes sont moins nombreuses que les années précédentes. La FIAC s’assagit et ses participants ne sont plus, pour la plupart, de jeunes audacieux mais des galeristes confirmés : les trois galeries russes représentées à la FIAC – M&J Guelman, X&L Gallery et Aidan – existent depuis les années 1990 et sont entrées dans le circuit international au début des années 2000.

russe, j'apprends que la police vient de saisir les oeuvres de Kulik et a placé en garde à vue les galeristes Elena Selina et Sergeï Khripoun. Les photos jugées « pornographiques » d'Oleg Kulik ne font pas l'unanimité chez les amateurs d'art ; et ni les douaniers français qui ont alerté la police, ni les gendarmes venus évacuer le stand n'ont fait preuve de sensibilité artistique. Cet acte de censure a choqué non seulement la direction de la FIAC, mais aussi le monde politique français, dont la direction du Parti Socialiste. Si Selina et Khripoun ont été libérés dans la soirée, les photos de Kulik restent aux mains de la police, ce qui ne manque pas de faire rire l'auteur : « Et quoi ? Ils avaient simplement envie de refaire leur déco ! »

La galerie Guelman participe à la FIAC pour la sixième fois. Adossé à son stand, l’air rêveur, son fondateur Marat Guelman m’assure que ma couleur de cheveux est actuellement follement tendance à Tokyo. Il s’explique : « Mais de quoi donc voulez-vous parler ? Pas d’art, tout de même ? » Euh... si ! Le galeriste a apporté quelques oeuvres de l’exposition « Russian Povera », une des plus grandes manifestations d’art contemporain russe de ces dernières années. Un morceau de métal inséré dans un cadre fruste, une tranche de pain creusée dans le bois, le mécanisme d’un lobster chantant privé de sa chair caoutchouteuse mais serinant encore « Only you-u-uu… ». L’art russe me fait penser à un pissenlit qui pousserait dans le goudron : une plante sauvage, dénuée de raffinement, mais d’une nature solide et résistante. Aux abords du stand de la galerie X&L, on entend des cris : « Surtout, n'y va pas avec tes enfants, c'est horrible ! ». Le coin est pourtant l'un des plus bondés du Grand Palais : une petite foule est rassemblée devant un mur tapissé d'oeuvres d'Oleg Kulik, célèbre provocateur moscovite. Zoophilie, violence... : des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Elena Selina, directrice de la galerie, écoute pérorer un frêle jeune homme : « Plus l'oeuvre est monstrueuse et plus elle provoque le rejet, plus elle me passionne... ». Quelques heures plus tard, chez Aidan, la troisième galerie

Plus loin, j’entends parler russe : « Honnêtement, je suis plus impressionné par le bâtiment du Grand Palais que par les oeuvres…». Les visiteurs sont déçus. La crise a en effet obligé les galeristes à n’exposer que des valeurs sûres, certains allant même jusqu’à miser sur Picasso ou les expressionnistes allemands. Ursula Krinzinger, de la galerie viennoise éponyme, confirme que la tendance est la même pour l’art russe : « Depuis quelque temps, j’ai l’impression de ne pas voir de jeunes artistes russes. Ceux qui sont présents à la FIAC aujourd’hui, Goutov, Koshlyakov, Dubossarsky & Vinogradov, travaillent depuis très longtemps. » Mais où est la relève ? Peut-être à la Cour Carrée du Louvre, deuxième emplacement de la FIAC destiné aux galeries représentant des artistes émergents, qui rafraîchit un peu l’image de la Foire. Mais c’est surtout dans la marge que l’on aperçoit du neuf : au Show-Off et au SLICK, deux événements où les collectionneurs ont été nombreux à faire leur marché. Nicolas H., 29 ans, s’intéresse surtout aux artistes d’Europe de

Grigori Sobtchenko, Kommersant

Reportage sur la Foire Internationale d’Art Contemporain à Paris

Adieu les vieux !

Oleg Koulik dans son état le plus naturel

D.R.

prédilection de nombreux jeunes galeristes, comme Michael Gillespie de Foxy Production (New York) : les clichés d’Olga Chernysheva, étoile russe montante de la photographie, sont partis pour seulement 2600 euros. Ce circuit parallèle de jeunes galeries représentant de jeunes artistes vendant à de non moins jeunes collectionneurs s’affermit malgré la crise et pourrait même y échapper. La plupart des professionnels confirment : cette année, ce sont les oeuvres au prix plafonnant audessous de 50 000 euros qui se sont le mieux vendues. Daria Moudrolioubova La FIAC étonne, amuse et invite à la provocation

1 ADIAF – Association pour la Diffusion Internationale de l’Art Français

l’Est : « Je suis allé au Grand Palais, mais on y est accueilli comme dans une banque – si l’on ne dispose pas du budget suffisant, ce n’est même pas la peine de venir! Ici, on peut parler aux galeristes d’égal à égal, et les pièces sont souvent plus originales et surtout plus abordables. » Le cas est typique : Michel Poitevin, secrétaire général de l’ADIAF1, raconte : « Lorsque j’ai acheté ma première oeuvre,

je l’ai payée avec le quart de mon salaire. Aujourd’hui, le quart du salaire d’une personne qui aurait le poste que j’occupais il y a trente ans ne permettrait pas d’acquérir un original. » Les jeunes collectionneurs, de plus en plus nombreux à s’intéresser à l’art contemporain, se rabattent souvent sur la photo, où les prix sont encore relativement abordables. C’est aussi le domaine de

La FIAC en chiffres : 189 galeries participantes dont 72 françaises 21 pays présents 65 000 visiteurs 25 euros pour un ticket d’entrée

Livres

À la recherche de la jeunesse perdue

À

L’HEURE où la France se passionne pour Entre les murs de François Bégaudeau, les éditions Fayard publient Le Géographe a bu son globe, un « poème pédagogique » d’Alexeï Ivanov, étoile montante de la littérature russe contemporaine, qui raconte une année de la vie d’un professeur de géographie et de sa classe à Perm, dans l’Oural. Mais pourquoi donc se met-on tout à coup à vouloir dépeindre, décortiquer et exalter la jeunesse et, plus précisément, ce moment de l’adolescence où l’identité se forme et où l’écart se creuse avec la génération précédente ? Un récent sondage de l’Ifop montre que, de toutes les craintes qui envahissent les parents inquiets, telles la drogue, la délinquance ou le chômage, c’est la hantise du conflit avec les jeunes qui progresse le plus rapidement. Se sentant menacés de rejet, les créateurs s’interrogent sur cette jeunesse qui leur échappe. Le collège fait figure de terrain idéal pour observer les adolescents aux prises avec l’âge ingrat et l’apprentissage. Viktor Slouzhkine, raté veule mais doté d’un solide sens de l’humour, se débat dans son mariage à bout de souffle, bataille avec ses trois classes de troisième (curieusement transformées en classes de première dans la version française), ferraille avec le « Zonderkomando »,

groupe soudé de cancres et futurs délinquants… et, accessoirement, enseigne la géographie. Dans cette première partie du roman, Ivanov brosse le portrait d’une province russe où les enfants sont aussi perdus que leurs parents aux destins brisés. La seule chose qui les différencie encore, ce sont ces éclats de joie propres à la jeunesse : ivresse des premiers amours, enchantement de la découverte… Mais on devine trop bien que ces éclairs d’humanité seront bientôt écrasés par le quotidien insupportable. La deuxième partie, tout en mouvement, trouve nos héros embarqués pour un raid dans les torrents de la rivière Glacée où Slouzhkine les emmène pour leur apprendre la géographie en vrai. Cette éclipse hors du monde voit les personnalités se forger dans le conflit sans pitié avec la nature sauvage, conflits qui annoncent ceux auxquels les gamins feront face à l’âge adulte. Tout est en construction, en devenir : tel est le symbole des rivières traversées par le radeau. Mais si l’auteur – ancien professeur lui-même – trouve une échappatoire dans l’écriture, ses personnages, eux, évoluent dans un univers sans issue : il n’y a pas d’autre vie possible, car il n’existe pas de quoi la fabriquer. La plume d’Alexeï Ivanov fait penser au pinceau magique d’Hans Holbein qui peignait, lui aussi,

des visages formidablement laids. Pourtant, le trait de l’artiste les arrache à leur laideur et leur confère une beauté et une lumière qui semblent affirmer que la grâce est partout. Le roman perd une bonne partie de son charme dans une traduction française trop lisse, trop neutre – pourquoi transformer les diminutifs en prénoms complets – et un brin vieillotte qui ne rend correctement que les envolées lyriques de l’auteur. Le langage des personnages – et surtout celui des élèves, qui rappelle celui des jeunes d’Entre les murs – en pâtit tout particulièrement : en harmonisant le vocabulaire de l’enseignant et celui de ses élèves, le traducteur les met au même niveau. Leur relation perd en profondeur, et le contraste entre la vulgarité des personnages et la magnificence de la nature est moins frappant. Il aurait fallu un Marcel Pagnol ou un Jean Giono pour recréer ce langage provincial, patois à la fois naïf et précis, et transmettre l’humour et la franchise des personnages, la modernité de leurs caractères. Il ne reste qu’à espérer que l’autre roman d’Ivanov, L’Or de la révolte, en cours de traduction chez Fayard, sera mieux servi. Daria Moudrolioubova Alexeï Ivanov, Le Géographe a bu son globe, Paris, Fayard, 458 p. Traduit du russe par Marc Weinstein


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