Les visionnaires
Cinq questions qui font trembler le monde
La démocratie est-elle en danger?
Peut-on encore sauver le climat?
Comment contrer les inégalités?
Allons-nous La population retrouver mondiale est-elle notre vie privée? sur le déclin?
Francis Fukuyama
Katharina Hayhoe
Gabriel Zucman
Yves-Alexandre de Montjoye
Darrell Bricker
Politologue américain
Experte canadienne de l’environnement
Économiste français
Conseiller de Margrethe Vestager
Directeur d’Ipsos Public Affairs
SOMMAIRE
ÉDITO
Notre vérité
C’
est la question qui taraude nos démocraties: qu’est-ce que la vérité? Hier, valeur logique, booléenne; aujourd’hui, postulat politique, donnée marchande, axiome d’experts ou pseudo, à vous de choisir. Autant de savons mouillés qui nous échappent, de lits fangeux, d’échafaudages vermoulus sur lesquels tout un chacun bâtit une vision du monde, sa vision du monde. Hier, les sophistes balançaient la leur dans les auditoires, aujourd’hui, ils gazouillent sur Twitter. Bienvenue dans l’ère du ma-vérité-n’est-pas-la-tienne (post-scriptum: «Et n’essaie pas de me dire que j’ai tort.»), l’ère des fameuses «inconnues inconnues» de Donald Rumsfeld, ou des «faits alternatifs» d’un plus récent Donald, non moins prolixe en distorsion douteuse de la vérité. Pourtant, les questions nous brûlent les lèvres, et ce magazine en soulève cinq. Le populisme nous envahit-il? Le climat va-t-il nous foudroyer? Et nos vies privées, notre démographie, notre niveau de vie, comment vont-ils évoluer? Des questions qui demandent des réponses, rejettent les postulats, abhorrent les approximations. Et pour poser les diagnostics, il nous faut, plus que jamais, des faits, des données, des réalités sur lesquels nous pouvons nous appuyer. C’est ce que font dans ces pages des penseurs comme Max Roser, disciple de l’optimiste Steven Pinker. Chiffres à l’appui, ils glorifient tous deux notre époque et démontent la sinistrose ambiante. Ont-ils raison? Oui, selon Bill Gates, ambassadeur de poids. Mais l’influent milliardaire soutient aussi «Sapiens», le livre de Yuval Noah Harari dans lequel l’auteur dénonce l’être humain, ce «serial killer écologique», ce cerveau sans libre arbitre, cet inadapté chronique. Un paradoxe? Harari étudie l’histoire dans son ensemble et télescope les faits, rétorquera-t-on, Roser et Pinker exploitent des données plus récentes, «Si les chiffres dessinent des tendances. Et pourtant, le siècle ne parlent pas de Pinker est encore trop long, estime dans ce d’une seule voix, magazine Gabriel Zucman, l’élève de Thomas qui le peut?» Piketty. L’économiste français juge au contraire que le bien-être des hommes n’a plus Serge Quoidbach augmenté depuis 1980. Rédacteur en chef adjoint Mais alors, si les chiffres ne parlent pas L’Echo d’une seule voix, qui le peut? Face aux climatosceptiques, Katharine Hayhoe préfère observer: «A Miami, les autorités sont en train de rehausser les rues.» Et d’ajouter que l’argument utilisé contre le changement climatique est exactement le même que celui des défenseurs de l’esclavage: nos économies, sinon, risquent de s’effondrer. La vérité se lit aujourd’hui: dans nos contrées, l’esclavage a vécu, nos sociétés ont survécu. Même posture pour Yves-Alexandre de Montjoye, ce conseiller belge de la puissante commissaire Margrethe Vestager: oui, notre vie privée est menacée par des comportements monopolistiques et potentiellement liberticides, mais nous avons des solutions, nous dit-il. «Big data et vie privée peuvent vivre ensemble.» «Nous avons des solutions»: elle est peut-être là, la vérité. Ni absolue, ni relative. Elle se construit, émerge d’un sens commun, apaisé, créateur. Elle devient alors inébranlable. Elle est notre vérité.
4 | LES VISIONNAIRES
PROLOGUE
Vivons-nous mieux qu’avant?
Max Roser, économiste allemand
?
P6 — 11
CLIMAT
Peut-on encore sauver le climat?
Katharine Hayhoe, climatologue canadienne
Le «big data» au service de la météo
P36 — 40
Stefano Boeri, penser l’habitat vert
P41 — 43
P44 — 47
3
Supplément/L’Echo/Samedi 11 mai 2019
LES VISIONNAIRES
Francis Fukuyama, politologue américain
P12 — 17
Darell Bricker, directeur d’Ipsos Public Affairs
P48 — 53
POPULISME
INÉGALITÉS
La démocratie est-elle en danger?
Comment contrer les inégalités?
Les bonnes affaires du populisme
P18 — 20
1
Gabriel Zucman, économiste français
Apprendre à croire en soi
P28 — 30
P22 — 27
2
DÉMOGRAPHIE
VIE PRIVÉE
La population mondiale est-elle en déclin?
Allons-nous retrouver notre vie privée?
4
YvesAlexandre de Montjoye, conseiller de Margrethe Vestager
P54 — 59
Aerospacelab, des miniCIA par satellite
P60 — 62
5
Ruben Verborgh: «Le modèle Facebook est révolu»
P63 — 66
Coordination Serge Quoidbach | Édition Laurent Fabri | Photos Tim Ricour | Mise en page Stefan De Clippeleer | Editeur responsable Frederik Delaplace, Avenue du Port 86c, boîte 309, 1000 Bruxelles
5
PROLOGUE
Max Roser Économiste
«L’histoire mondiale n’est pas la somme des actualités» Allons-nous avancer ensemble ou pas? Tout est relatif, mais le jeune économiste allemand Max Roser, le «data wizzard» préféré de Bill Gates, fondateur de Microsoft, et du penseur canadien Steven Pinker, est certain d’une chose: «Nous pouvons changer le monde si nous ne nous laissons pas aveugler par les cyniques.»
8 | LES VISIONNAIRES
ROEL VERRYCKEN, À OXFORD
A
u milieu du XIXe siècle, 40% des enfants n’atteignaient pas l’âge de cinq ans. Jusqu’au début du XXe siècle, une famille avec trois enfants en perdait statistiquement au moins un. Aujourd’hui dans le monde, la mortalité infantile est inférieure à 4%, soit dix fois moins qu’il y a 150 ans. Dans un pays comme la Belgique, ce chiffre est encore dix fois inférieur à la moyenne mondiale, avec 0,4% des enfants qui décèdent en bas âge, c’est-à-dire quatre enfants sur mille. «C’est un résultat extraordinaire.» Max Roser continue à s’étonner de ces chiffres, même s’il les connaît par cœur. Ce thème fait partie des 2.746 statistiques sur 297 sujets disponibles gratuitement et présentés très clairement sur Our World in Data, l’ambitieux projet de recherche que le jeune économiste allemand (36 ans) réalise à l’université d’Oxford. Un autre sujet a récemment étonné Roser: en Iran, les femmes ont aujourd’hui en moyenne 1,7 enfant. «L’année de ma naissance, en 1983, le taux de natalité y était encore de 6,47 enfants par femme. En une seule génération, ce pays est passé de plus de six à moins de deux enfants par famille. Je pense qu’en Belgique, le taux de natalité est plus élevé», explique-t-il lorsque nous discutons sur la terrasse du café de l’Ashmolean Museum, vieux de 300 ans, au cœur de la ville universitaire anglaise. Il consulte le site
internet de Our World in Data sur son smartphone et il a raison: 1,79 enfant par femme dans notre pays. Il consulte les chiffres de Corée du Sud à titre de comparaison: le Pays du Matin calme a connu la même baisse spectaculaire que l’Iran, mais une génération plus tôt, soit entre 1960 et 1990. Ce passionné de data trouve cela fascinant. «L’histoire universelle n’a connu qu’une courte période de familles nombreuses. Au cours de la majeure partie de l’histoire, la population n’a crû que très lentement et avec deux enfants survivants, les couples parvenaient tout juste à renouveler la population. Nous avons eu ensuite une courte période où le taux de natalité est resté élevé, mais où la mortalité a baissé. Aujourd’hui, nous sommes en train de retrouver la moyenne de deux enfants par famille, comme ce fut pratiquement toujours le cas.» Comme la plupart des bonnes idées, Our World in Data est né d’une frustration personnelle. Roser avait l’impression d’être bien informé de ce qui se passait dans le monde, mais était surpris lorsqu’il lisait certaines tendances qui contredisaient sa vision. «Je suis l’actualité au quotidien, j’ai beaucoup voyagé et je travaille à l’université. Vous pourriez donc penser que j’ai une bonne compréhension du monde. Pourtant, j’avais l’impression d’être totalement ignare en matière d’évolutions importantes, alors qu’il existe suffisamment de statistiques.» Roser, qui a également étudié la philosophie, n’a commencé qu’en 2011, et son équipe comprend aujourd’hui six personnes. «Écrivez dans votre article que nous cherchons un développeur.» Avec plus de 1,5 million de visiteurs par mois, Roser & Co. a de quoi rendre jaloux d’autres sites d’information, alors que le sien ne comprend que des séries austères de chiffres et de graphiques sur l’état du monde, avec des thèmes allant de l’obésité au terrorisme, en passant par le bonheur. Roser est devenu célèbre dans les cercles économiques et est écouté par les grands de ce monde, dont les Nations Unies et la Banque mondiale. Récemment, Bill Gates parlait de lui comme étant «son ‘data nerd’ préféré» et de Our World in Data comme «une mine d’or pour les optimistes impatients comme moi». Le célèbre penseur canadien Steven Pinker s’est beaucoup appuyé sur le travail de Roser pour son best-seller «Enlightenment Now», publié l’an dernier. Et feu Hans Rosling, le très populaire statisticien suédois (décédé en 2017), parlait de Roser comme étant «le Picasso des data». «En fait, ce n’est pas une forme de communication particulièrement abstraite, comme on pourrait le croire, explique Roser pour justifier sa passion pour les données. En réalité, les données parlent de
© TOM PILSTON
«Les évolutions ne font jamais la une des journaux. C’est ce qui explique notre ignorance.»
9
1 POPULISME
La démocratie est-elle en danger?
12 | LES VISIONNAIRES
Francis Fukuyama
© CORBIS / GETTY IMAGES
«Trump est la personnification du fantasme de ses électeurs»
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DÉMOGRAPHIE
Darrell Bricker Directeur d’Ipsos Public Affairs
John Ibbitson Journaliste
«A la campagne, un enfant est un atout économique; en ville,c’est un handicap» Le journaliste John Ibbitson et le sondeur Darrell Bricker viennent de publier un livre qui jette un énorme pavé dans la mare. Selon eux, l’explosion démographique mondiale annoncée par l’ONU n’aura pas lieu. Ce serait même tout l’inverse…
50 | LES VISIONNAIRES
SIMON BRUNFAUT
A
u fil des années s’est imposée dans l’imaginaire collectif l’évidence d’une explosion démographique mondiale. Les perspectives alarmistes se sont ainsi multipliées. 9 milliards d’êtres humains en 2050, 11 milliards d’ici 2100, nous annoncent les Nations Unies. Parallèlement à ce «boom» démographique, on assisterait inévitablement à une catastrophe écologique résultant d’un accroissement de la consommation et de la production ayant pour conséquences principales la hausse des émissions de gaz à effet de serre et de la pollution plastique. Robert Watson, qui a présidé le GIEC, estime par exemple que ce bouleversement démographique entraîne, de manière indirecte, une dégradation de la biodiversité. Comme dans le cas des phénomènes migratoires, certaines Cassandre n’hésitent pas à propager une vision largement apocalyptique du futur à coup de chiffres toujours plus exubérants. Cette nette augmentation de la population mondiale au cours des prochaines décennies serait, entre autres, le résultat d’une croissance démographique africaine devenue totalement incontrôlable. La réalité est peut-être différente.
«De nombreux pays d’Afrique subsaharienne s’urbanisent et le taux de natalité diminue.» John Ibbitson, journaliste
© BELGAIMAGE
La planète va-t-il se vider de ses habitants? L’urbanisation, l’éducation, les politiques migratoires, autant de phénomènes qui vont mettre sous pression la démographie mondiale.
Un déclin démographique À en croire le livre «Empty Planet: the shock of global population decline», écrit par le journaliste John Ibbitson et le sondeur Darrell Bricker, toutes ces projections sont contraires aux faits. Comme l’indique le titre de l’ouvrage, les auteurs tablent plutôt, à terme, sur une diminution progressive du nombre d’êtres humains sur Terre: «Dans une trentaine d’années, la population mondiale commencera à décliner. Une fois que le déclin aura commencé, il ne s’arrêtera plus», écrivent-ils. Ce phénomène est en fait déjà en cours: «La population décline dans deux douzaines d’États actuellement. En 2050, ce sera trois douzaines. Certains pays perdent des populations chaque année: Japon, Corée, Espagne, Italie et Europe de l’Est.» Bien sûr, on pourrait croire que ce déclin ne touche pas certains pays qui semblent, de prime abord, afficher une évolution démographique constante soutenue par un bon développement économique, mais il n’en est rien: «La Chine va voir sa population décroître dans quelques années. Vers le milieu du siècle, le Brésil et l’Indonésie suivront. Même l’Inde, qui sera bientôt le pays le plus peuplé au monde, va voir sa population se stabiliser dans une génération, et ensuite décliner», analysent encore les auteurs. Après avoir atteint un pic de 9 milliards d’individus entre 2040 et 2060, il ne devrait plus y
Darrell Bricker Docteur en sciences politiques, Darrell Bricker est spécialisé dans les sondages et les méthodes de recherche quantitative. Directeur général d’Ipsos Public Affairs (un des plus gros cabinets d’affaires publiques au monde), il fournit des conseils stratégiques à des clients du secteur public, mais aussi à des entreprises privées. Au Canada, Darrell Bricker est considéré comme une voix importante. Il commente régulièrement les affaires publiques pour de nombreux médias à travers le monde.
avoir «que» 7 milliards d’êtres humains sur Terre en 2100, selon leurs estimations. Or, si la Chine avait pu, on s’en rappelle, limiter son taux de natalité (politique de l’enfant unique), on imagine mal l’inverse se produire: aucun État ne sera en effet en mesure de «forcer» ses populations à avoir des enfants… Le déclin serait donc bien inéluctable.
L’émancipation des femmes Le constat d’un ralentissement de la croissance démographique est partagé par l’ensemble de la communauté scientifique. Les prévisions des Nations Unies devraient donc être revues à la baisse. Il faut cependant tempérer cette affirmation, comme nous l’explique le démographe Hervé Le Bras: «Entre 1970 et 1975, la croissance de la population mondiale était de 2,1%, aujourd’hui elle est de 1,1%. On estime qu’entre 2060 et 2070, il devrait y avoir une stabilisation. C’est pourquoi on pense qu’en 2100, il devrait y avoir entre 8 milliards et 10 milliards d’individus sur Terre. La croissance se tasse, mais perdure. Par exemple, au Niger, en 2050, il devrait y avoir 70 millions d’habitants; en 2100, 100 millions. C’est bien au-dessus de deux enfants par femme.» «La décélération démographique est un fait: il y a une plus faible croissance des populations, commente égale-
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