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Tensions et mutations
Tensions et mutations L’affaiblissement de cette friction spécifique de la distance (Gillespie, William 1988) déterminée par la mondialisation a permis l’assouplissement progressif de l’urbanisation dans une complexification des réseaux de relations urbaines et territoriales bien au-delà des contextes régionaux et nationaux. Le changement des formes d’organisation spatiale a inévitablement impliqué la disposition et l’importance des centres historiques, qui ont subi des dynamiques spécifiques (qui en ont fait également un lieu d’expérimentation sociale intense) et que l’on peut peut-être décrire en suivant certaines tensions liées entre elles : une tension qui exalte leur nature d’objet à préserver, de zone à isoler (réduction), un éloignement du temps historique, du corps de la ville contemporaine (séparation), une tendance à la simplification et à la banalisation (spécialisation). C’est en essayant de garder à l’esprit l’intégration inévitable de ces trois tensions que l’on peut saisir l’intérêt « expérimental » des centres historiques, qui ont constitué pour de nombreux chercheurs un domaine privilégié de recherche, d’expérimentation et d’innovation. Il est utile de se référer au terme large de réduction lorsqu’on traite des centres historiques pour saisir l’interrelation entre les aspects perceptifs, culturels et physiques : réduction « à un état différent par le biais d’une transformation substantielle qui peut aussi (mais pas nécessairement) impliquer une réduction, une soustraction »6. Les centres historiques sont réduits à une zone de répartition : on indique la nécessité du périmètre à partir du Décret 1444 de 1968 ; ils ont fait depuis lors l’objet d’une homogénéisation progressive et réductrice, à partir de l’identification d’une date temporelle de seuil, en attribuant des valeurs patrimoniales standardisées, et en instaurant des formes de réglementation préétablies au niveau ministériel (Raitano 2020). Les centres historiques ont également subi une réduction irréversible de la population, une réduction progressive de leur superficie par rapport à l’urbanisation totale, une réduction du nombre et du type d’activités exercées dans son périmètre. L’UNESCO exprime souvent ses préoccupations quant à la préservation et à la reproduction du tissu social des centres historiques denses (Tworek 2018), les spécialisations croissantes entrainant une augmentation des présences temporaires en dépit d’une présence de population stable. A la réduction de la population s’ajoute une réduction symbolique : au fil du temps, la culture du projet a distillé des outils ad hoc pour faire face à l’intervention transformative afin qu’elle agisse sur un contexte ou un corps de construction existant considéré comme de valeur. Les centres historiques relèvent presque tous de cette catégorie de patrimoine, qui s’est
6 Terme « réduction », Le portail lexical du CNRTL, https://www.cnrtl.fr/definition/reduction, consulté le 20 juillet 2021.
définie au fil du temps, entre l’évolution culturelle (Choay 1992) et l’arsenal législatif (Videtta 2012). En ce qui concerne cette réduction spécifique, ce qui est frappant, c’est la dualité inquiétante qui s’est créée entre conservateurs et planificateurs : une opposition d’une certaine utilité dialectique qui s’est poursuivie au moins depuis l’élaboration de Gustavo Giovannoni (Giovannoni 1931) jusqu’à nos jours, soulignant une faiblesse spécifique et une légitimité publique douteuse des disciplines du projet7 (Secchi 1997; Gregotti 2008; Magnaghi 2010). La réduction est donc aussi une tendance à la tutelle qui ne vise pas l’innovation dans la continuité (c’est-à-dire à permettre des changements réfléchis, cohérents et incrémentaux dans le cadre d’une flexibilité générale nécessaire pour permettre, par exemple, un mode de vie adéquat), une conception immobiliste peu confiante (si non craintive) dans les capacités de conception des disciplines en charge (architectes et urbanistes) et éloignée des perceptions des sociétés locales. La muséification, l’abandon et la ruine deviennent les solutions possibles face à un immobilisme transformateur trop prudent même pour tenter une continuité évolutive à faible intensité, nécessaire pour éviter à long terme des phénomènes de rigidité excessive qui nuisent à la possibilité même de pouvoir se reconnaître dans le milieu de vie urbain, de pouvoir en déchiffrer le sens. L’une des conséquences de la divergence progressive entre les centres historiques et la ville contemporaine est l’application de la logique du zonage (Mancuso 1978) au périmètre des centres historiques, et l’habitude persistante de la planification de séparer afin d’éloigner des fonctions supposées incompatibles ; ce qui a pour conséquence la définition du périmètre des centres historiques à des fins de protection, et leur suspension de la modernisation du pays. Le système de mobilité, la dimension résidentielle et de logement social, le système de production manufacturière, l’articulation des espaces de services, ces quatre aspects, ont été affectés par de violentes dynamiques de séparation, d’interruption de continuité, et de distanciation. La dynamique de réduction évoquée ci-dessus s’accompagne d’une forme de spécialisation, dans le cadre d’une volonté globale de « sauvegarde » des centres historiques promue par la plupart des outils urbanistiques, qui se traduit par le « transfert » de certaines
7 « Si, d’une part, considérer que la tradition et l’innovation représentent les éléments d’un binôme dont la signification devient précise dans le miroir réciproque des deux termes peut sembler un pléonasme, il existe encore de nombreuses objections à ce jour à l’égard de cette hypothèse. En effet, d’une part il y a un front de ‘conservation’ qui, en niant tout processus d’innovation, nie en fait le principe même de durée, de permanence ; d’autre part, il subsiste encore un fort préjugé idéologique à l’égard d’un concept comme celui de la tradition qui nourrit un lien incontestable avec la mémoire et ses lieux. La conception ‘romantique’ est toujours largement prédominante de nos jours, car elle conçoit un processus créatif, comme celui du design, substantiellement pénalisé par n’importe quel type de règle, de ‘conditionnement’, y compris la relation avec ce qui le précède » (Viscione 2007, pp. 45-46).