6 minute read
Limites de la société, limites du plan, limites des projets
produisent leurs textes, en particulier leurs dessins. Selon l’avis de Secchi, à cette époque « les dessins des urbanistes, leur manière de représenter leur projet, a changé : dans une sorte de retour aux origines, son caractère iconique et métaphorique a extraordinairement augmenté, tandis que le caractère codifié diminue. Le signe essaie de maintenir une relation de ressemblance et d’allusion avec l’objet, de se faire trace, symptôme et signe avant-coureur de ce à quoi on ne peut pas faire référence dans le dessin, mais néanmoins il est destiné à être présent dans l’imagerie de la ville et du territoire possible » (Secchi 1986, p. 129). De même, Secchi met en garde sur la nécessité de raisonner par parties : « parties de villes et territoires. La reconnaissance de parties sur le territoire, c’està-dire la reconnaissance de différences et de spécificités, correspond au moment où notre regard commence à être actif : séparer de l’arrière-plan les objets pertinents qu’il reconnaît et nomme comme différents » (ibidem, p. 133). Cette façon de raisonner par parties , implique que chaque portion de la ville « surtout si elle est observée dans la constitution du sol urbain, est fortement identifiée non seulement par la géométrie de ses dispositions, par la taille des subdivisions, par la hiérarchie monumentale et par les règles d’organisation spatiale, mais surtout par l’articulation des différents espaces collectifs et privés; par l’articulation du réseau spatial, plutôt que par sa disposition, ses liens, ses hiérarchies et ses règles; par la manière dont les différents types de routes se reproduisent, se juxtaposent, s’engagent de manière répétée ou dans des séquences qui ne font pas nécessairement référence à des dispositions hiérarchiques; de la façon dont les différents types de routes sont divisés en différents types d’édifices ou en tout cas au bâtiment, sans que cela soit nécessairement typé ; jardins, parcs, places, parkings » (ibidem, p. 134).
Limites de la société, limites du plan, limites des projets Au cours des deux premières décennies du XXI siècle, la discipline de l’urbanisme, entendue comme un « vaste ensemble de pratiques » (Secchi, Ingallina 2006), rencontre de grandes difficultés et a du mal à donner des réponses aux problèmes de la ville et du territoire et à influencer activement la dynamique de transformation. Les réflexions de nombreux géographes, architectes, urbanistes expriment ces difficultés, par exemple dans le débat mené au sein de l’INU (Istituto Nazionale di Urbanistica) et de la SIU (Società Italiana Urbanisti)5 (Munarin, Velo 2016). La réponse de l’urbanisme aux problèmes et dynamiques apparus au fil du temps et identifiés par la discipline elle-même,
5 Cf. les sites Internet respectifs avec les différentes collections de documents: www.inu.it e https://siu.bedita.net/.
a été faible, souvent tardive dans les transformations qui en ont résulté. Pour rester dans le domaine qui nous concerne, il y a eu un affaiblissement généralisé du contrôle de la qualité urbaine : non seulement dans les nouveaux projets (en termes de précision de conception et d’efficacité fonctionnelle), mais aussi dans l’intervention sur les parties de la ville, et notamment sur les parties les plus anciennes de celles-ci, bien qu’étant « protégées » par des réglementations spécifiques (par exemple décrets obligatoires ministériels, règlements de l’UNESCO). Ces parties consolidées ont-elles aussi subi (et subissent toujours) un décalage entre les multiples pressions de transformation auxquelles elles sont soumises, et pour lesquelles les réponses de la discipline de l’urbanisme se révèlent particulièrement lourdes, tardives, peu adaptées (cf. le chapitre Le projet pour les centres historiques dans cet ouvrage). S’il est peu utile de recourir à la thèse, ayant plutôt la courte haleine, que les fautes sont à imputer de manière générique à un « mauvais urbanisme » (Agostini 2018), il n’en reste pas moins une certaine lourdeur des instruments urbanistiques, et la forte incapacité des représentations disciplinaires à saisir la gravité de certains changements. La capacité de planification à moyen terme ainsi que l’adoption d’un projet partagé de société ont lourdement fait défaut, ce qui a touché tous les domaines de la vie sociale, y compris l’urbanisme. Les politiques fiscales et le contrôle de l’environnement ont été faibles, les bureaux responsables, les organismes de contrôle territorial et les professionnels ont été submergé et ont dû s’occuper de la croissance la plus désordonnée, la plus impressionnante et la plus inexorable de l’histoire de la ville. Le monde rural a lui aussi été soumis à des dynamiques similaires, probablement spéculaires, submergé par l’urbanisation certes, mais se trouvant par-dessus tout dans l’incapacité de prévoir ou d’orienter son avenir au sein de la mutation radicale de la société (Bevilacqua 1990; Pazzagli 2013). Cependant, (i) la nécessité de maintenir ensemble le temps (accumulation) et le projet (modification) dans un cadre généré par des programmes fonctionnels de courte portée et parfois même flous, (ii) la création de parties urbaines déchirées par la vitesse et l’approximation de la croissance, (iii) la tendance inexorable à la spécialisation et à la séparation même au sein des tissus historiquement formés, (iv) la difficulté, manifeste, de gérer l’ensemble des transformations des municipalités italiennes ou de leurs agrégations par le PRG (plan d’aménagement général) dans ses déclinaisons régionales, (v) le manque de ressources et de visions partagées, tout cela a préfiguré la mutation de l’urbanisme contemporain (Gabellini 2018), en raison de l’affaiblissement des rapports entre décisions de plan et solutions de projet. L’efficacité de certaines formes d’action disciplinaire apparaît très faible : le plan comme traditionnellement compris et articulé selon la loi italienne fondamentale de 1942 (Zoppi, Carbone 2018), avec sa forte matrice rationnelle et compréhensive, son action hiérarchique « en
cascade », les différenciations persistantes par domaines disciplinaires, sa délimitation technico-politique ambiguë, son caractère atemporel, ne semble plus en mesure de gouverner (et encore moins d’orienter) les transformations (Baldeschi 2002). On s’est efforcé de trouver d’autres instruments et méthodes capables de suppléer aux insuffisances du plan traditionnel : en s’exposant à l’inconsistance des plans stratégiques, fortement suggestifs et à forte composante rhétorique, mais faibles dans l’influence sur les politiques réelles (Curti, Gibelli 1996); confiant du fait qu’une solide définition des cadres structurels historiques souvent choisis simplement en fonction de leur durée (Cinà 2000; Magnaghi 2001), pourrait, à part entière, renforcer sa dimension plus proprement opérationnelle (Lingua 2014). Cela n’a fait qu’augmenter l’écart entre les produits d’une discipline trop lente à réagir, souvent autoréférentielle et théorique, qui frôle fréquemment un académisme stérile, et les transformations subites des villes de plus en plus fréquemment proposées et poursuivies à travers la réalisation de projets individuels de transformation urbaine à complexité réduite, fortement poussés par la rente, insouciants (ou incapables) de prendre en charge une vision générale et d’ensemble permettant de distribuer des avantages, aussi bien du point de vue social que de la simple élévation de la qualité des espaces publics. Certaines réalisations de la ville néo-libérale (Berdini et al. 2016) (villes développées éminemment à travers des variantes du plan et projets bénéficiant d’une dérogation) ont négligé les qualités du projet de sol, se sont placées dans une optique « monumentale » et célébrative du marché (Mazza 2015), aboutissant ainsi à des résultats comparables à certains projets d’autocélébration totalitaire (des dictatures fascistes ou des régimes du communisme réel, cf. Canetti 1987). Nombreux sont les projets contemporains qui rappellent un positivisme rationaliste associé à un individualisme qui exclut les groupes sociaux du discours, et qui, en l’absence d’une vision collective, prennent un caractère presque réactionnaire, une dérive qui fut combattue en son temps par des figures de grande envergure comme De Carlo (Di Biagi, Gabellini 1992). On peut évoquer, par exemple, un certain écologisme fonctionnaliste qui réapparaît ici en raison de certaines caractéristiques intéressantes de construction, et prétend affirmer des projets de transformation écologiques de matrice technicienne, en simplifiant le discours de la reconversion écologique des villes en une action superficielle de maquillage (la forêt en orbite, la forêt urbaine, avec un édifice devenu symbole de ce marketing simplifiant, la « forêt verticale » dessiné par Stefano Boeri), sans toucher aux causes profondes du malaise urbain.