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Patrimoine territorial, invariantes structurelles, règles de conception
installation de tous les développements futurs, même de ceux appartenant à des mouvements cycliques opposés » (Muratori 1967, pp. 528-531). Voyons maintenant comment cette « empreinte indélébile » peut être interprétée comme dispositif de projet.
Patrimoine territorial, invariantes structurelles, règles de conception Le rôle de l’histoire dans l’interprétation territorialiste est, comme le montre l’exploration rapide de ses matrices disciplinaires, un thème fondateur : le « usable past » de Lewis Mumford (Paba 2010, p. 7), l’« histoire opérante » de Saverio Muratori mais aussi, à des titres divers, les autres auteurs que nous avons rappelés, expriment une centralité de l’histoire comme un flux duquel extraire des principes pour un accord correct entre l’homme et l’environnement. C’est dans le sillage de cette interprétation conceptuelle de l’histoire que la notion de patrimoine territorial prend sa place: un « dépôt » de sédiments matériels et immatériels produits par les processus de coévolution entre l’homme et l’environnement9, résistants aux modifications en raison de leur efficacité et de leur durabilité intrinsèque10; ou, selon une formulation réglementaire récente, «l’ensemble des structures de longue durée produites par la coévolution entre environnement naturel et implantations dont la valeur est reconnue pour les générations présentes et futures”11. Les ouvrages traditionnels de soutien des pentes représentent un exemple typique de composante du patrimoine territorial (Baldeschi 2000): constitués de murets à sec et de terrasses, ils jouent un rôle multifonctionnel dans le territoire rural permettant de mettre en culture des sols aux pentes parfois élevées, en soutenant les sols et en les préservant des processus d’érosion, régulant ainsi l’écoulement des eaux de surface, structurant le paysage d’un point de vue esthétique et perceptif, et améliorant (dans certains cas) la qualité du produit agricole grâce à la chaleur libérée sur la plante par les pierres chauffées au soleil.
9 Dans ce sens le concept de patrimoine trouve une correspondance avec celui de « patrimoine culturel immatériel », défini comme « les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité » (Unesco 2003, art. 2, c. 1). La notion même de « patrimoine culturel » a été définie, dans la Convention de Faro, comme incluant « tous les aspects de l’environnement résultant de l’interaction dans le temps entre les personnes et les lieux » (Consiglio d’Europa 2005, art. 2, lett. b). 10 La littérature sur le patrimoine territorial est très vaste. Alberto Magnaghi, en repartant de ses premières réflexions sur le thème (Magnaghi 2000, pp. 77-89), a récemment fourni une définition de ce concept parmi les premières entrées de son « dictionnaire territorialiste » (Magnaghi 2021, p. 46), soulignant ensuite le caractère dynamique, « fractale et incrémentale » du patrimoine territorial (ibidem, p. 115). Parmi les voix qui ont le plus contribué au débat sur le patrimoine au sein de l’école territorialiste, nous nous limitons à citer Paba 2008, Dematteis 2010, Gambino 2010, Poli 2015. En 2013, le patrimoine territorial a été inséré dans le « Lexique du XXI siècle » de l’Encyclopédie Treccani et défini comme « ensemble d’éléments territoriaux matériels et immatériels reconnu par une collectivité historiquement définie comme ressource pour sa reproduction sociale ». 11 Loi régionale toscane 65/2014, « Norme per il governo del territorio », art. 3. La définition est présente aussi dans les « Schede d’ambito » du plan paysager de la Région Toscane <http://www.regione.toscana.it/-/piano-di-indirizzo-territoriale-con-valenza-di-piano-paesaggistico>.
L’un des problèmes majeurs que soulève cette approche est de savoir comment accorder les exigences de la transformation et du changement à celles de la préservation du territoire. Cette question revêt une importance fondamentale et a donné lieu à un débat large et chorale, centré principalement sur le concept d’« invariante structurelle », utilisé pour la première fois comme dispositif analytique et conceptuel dans le plan paysager de la région Emilia-Romagna (Bottino 1987, p. 51) et, par la suite, dans de nombreux plans urbanistiques et territoriaux, spécialement sur le territoire toscan, en conformité avec le dictat normatif des lois régionales sur le gouvernement du territoire à partir de 1995 (Maggio 2014 ; Baldeschi 2016). La clé de voute de la réflexion réside dans une conception des invariantes structurelles comme « principes génératifs » et, à la fois même, « règles qui assurent la protection et la reproduction des composantes identitaires qualifiantes du patrimoine territorial », comme l’on lit à l’art. 5 de la loi régionale toscane 65/2014 (Magnaghi 2016). Dans cette interprétation les invariantes prennent une valeur non pas d’objets physiques mais plutôt de critères vertueux dans la gestion des transformations qui soutiennent et accroissent la production de nouveau patrimoine territorial12 . Encore une fois voici un exemple qui peut aider à mieux comprendre ce raisonnement : si nous considérons le thème des ouvrages traditionnels de soutien des pentes cités précédemment comme élément de valeur patrimoniale, nous pouvons supposer que l’invariante structurelle n’est pas constitué par les artefacts (murs à sec et terrasses) mais par la performance multifonctionnelle qu’ils fournissent (mise en culture de sols pendants, contrôle de l’érosion, régulation des eaux de surface, beauté paysagère, amélioration du produit agricole)13. Une performance qui peut également être obtenue grâce à des aménagements réalisés avec des techniques et des matériaux innovants, à condition qu’ils soient compatibles avec l’aménagement paysager. Le patrimoine territorial n’est donc pas un « gisement inerte de ‘choses’ hétérogènes et sans lien » [mais un] « système plus ou moins cohérent et interconnecté d’héritage historique, culturel et naturel, tangible et intangible, d’appartenance à un réseau de relations qui lient entre eux lieux et formations sociales » (Gambino 2011, p. 140), résultat d’un processus de construction chorale (Dematteis 1985 ; Becattini 2015). Connaître et comprendre le patrimoine territorial n’est donc finalisé ni à « muséifier ni à copier, mais à acquérir pour le projet de transformation des règles de savoir environnemental » (Magnaghi 2000, p. 64).
12 Un moment crucial pour la réflexion sur les invariantes structurelles dans le contexte toscan a été le cycle de séminaires effectué dans le cadre de la convention de recherche « Approfondimento in sede culturale e scientifica del Piano di Indirizzo Territoriale quale Piano Paesaggistico della Toscana », conclu entre la Région Toscane et la Faculté d’Architecture de Florence en 2010. Les résultats des travaux ont été fusionnés en Poli 2012. 13 En d’autres termes, les ouvrages de soutien des pentes peuvent être considérés comme un exemple de « rétro-innovation » (Stuiver 2006).