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Patrimoine et projet entre opportunités et complexité
territoire – qui incorpore une nouvelle idée de rapport avec les lieux – implique de nouvelles représentations » (Gambino 2010, p. 73). A côté de cette production géoréférencée, il faut rappeler deux autres domaines importants de recherche et d’expérimentation développés dans le cadre de cette approche. Le premier est celui des cartes de communautés, qui partent d’expériences comme les parish map écossais (Clifford et al. 2006) et qui en Italie ont été réalisées dans le cadre de la construction d’écomusées et d’outils de planification surtout dans le Piémont, les Pouilles, la Toscane. Elles promeuvent les connaissances et les compétences des communautés locales dans les processus de reconnaissance des valeurs patrimoniales et dans leur réactivation en tant que dispositifs de projet. Le deuxième volet est celui des normes figurées qui plongent leurs racines dans une tradition illustre, celle des « progetti guida » utilisés par De Carlo dans le plan pour le centre historique de Palerme et celle des « progetti norma » utilisés dans le PRG de Sienne par Bernardo Secchi. Les normes figurées s’appuient sur la « capacité naturelle de persuasion » de l’image (Valentini 2018, p. 32) pour communiquer le contenu normatif du plan ou du projet (Gabellini 1996 ; Moroni, Lorini 2017).
Patrimoine et projet entre opportunités et complexité L’approche illustrée synthétiquement ci-dessus a contribué à promouvoir le passage d’une conception sectorielle de la planification à une conception plus multidisciplinaire et intégrée, visant à la recomposition des multiples savoirs qui contribuent à la compréhension et au projet du territoire. Les efforts accomplis par les plans qui ont adopté cette approche, en construisant d’abord leurs propres diagnostics sur l’intégration des « sciences du territoire » et en essayant d’en préserver les retombées dans les scénarios de projet, ont accompli des progrès significatifs. Naturellement non sans rencontrer des obstacles car la construction de politiques pour le territoire et la ville de caractère intersectoriel n’est pas la conséquence automatique de la multidisciplinarité mise en place dans la construction du plan. Nous aimerions conclure cette synthèse en mettant en évidence certaines directions de réflexion et de recherche qui, à notre avis, devraient être encouragées dans le cadre de l’approche patrimoniale, après environ vingt ans de codification et d’expérimentation de ses paradigmes fondateurs. La première réflexion concerne le rapport entre le patrimoine et la ville contemporaine, et pour la mener à bien, on peut commencer par formuler une observation : du point de vue spatial, dans les plans inspirés par l’approche territorialiste, les tissus d’implantation de rôle patrimonial sont toujours antérieurs au seuil historique de la grande transformation urbaine italienne, que nous pouvons situer autour de la fin des années 1950. Dans certains contextes régionaux ce seuil coïncide, en outre, avec la datation d’importants matériaux
documentaires pour la reconstruction historique de la ville et du territoire sur une base régionale (pour la Toscane la référence est la couverture orthophotographique du « Volo GAI » de 1954). C’est aussi la raison pour laquelle, dans la pratique de l’urbanisme regional, il est devenu de coutume de faire une distinction particulièrement nette entre les tissus considérés comme étant de valeur (avant 1954) et ceux ne l’étant pas (après 1954). Il est évident que cette lecture pose de nombreux problèmes. Tout d’abord, car elle exclut que la majeure partie des conurbations actuelles, après 1954, puisse comprendre des tissus de qualité, au sens spatial, urbanistique et architectural. Une perspective qui à l’échelle géographique peut être praticable en raison des inévitables généralisations qu’elle impose, mais qui à l’échelle de l’urbanisme, et du projet urbain plus encore, apparaît réductrice. En deuxième lieu, cette lecture pose une question méthodologique complexe : comment agir, sur le plan de la conception, sur des tissus sans valeur patrimoniale, dans le cadre d’une approche qui voit le projet surtout comme explicitant des principes déjà écrits et ancrés dans le palimpseste des lieux ? Comment intervenir sur des lieux qui sont le produit d’une logique d’implantation autre, qui n’a pas relu les opportunités du contexte ni tiré des principes de projet mais s’est souvent rapportée au territoire de façon indifférente, en maximisant la production de revenus au détriment des performances environnementales, paysagères, et souvent fonctionnelles ? Nous pensons que cet ensemble de questions sollicite la nécessité de mettre en œuvre une réflexion approfondie sur la requalification des tissus bâtis modernes et contemporains, un immense patrimoine produit en Italie au cours de l’intense saison urbanistique allant de l’aprèsguerre aux années 2000 (pour laquelle voir le chapitre Le projet de la ville publique dans cet ouvrage). Ce thème a été en partie abordé, dans le cadre de l’école territorialiste, par des études centrées sur la valorisation des pratiques de protagonisme social et d’auto-organisation, sur les expériences liées au co-housing, aux comités d’habitants des banlieues, aux forums de citoyenneté active, etc. (Cellamare, Scandurra 2015 ; Cellamare 2019). Mais d’autres contributions importantes dans cette direction, solidement ancrées à la dimension spatiale du problème, pourraient être dues : • au vaste volet disciplinaire centré sur la réflexion sur les « standards » urbanistiques17 qui pourraient constituer une armature de services et d’espaces (Basso 2019) à usage collectif – et sur leur relation avec les service écosystémiques18 ;
17 A cet égard, nous signalons la recherche interuniversitaire « Cinquant’anni di standard urbanistici (19682018) », au sujet de laquelle on peut voir le service homonyme sur le numéro 84/2018 de la revue « Territorio ». L’INU est également actif sur un projet de recherche sur le sujet, dont les résultats sont publiés en Giaimo 2018. 18 Sur le sujet, voir Poli 2020 et la section « Servizi ecosistemici, infrastrutture verdi e pianificazione urbanistica » du n. 159 de la revue « Urbanistica ».
• au projet de paysage qui, depuis des décennies surtout dans le domaine français, a pris racine avec vigueur dans les projets de requalification urbaine, en sédimentant une très vaste gamme de travaux (depuis les premières expériences de paysagistes comme Desvigne et
Dalnoky, Bernard Lassus, Michel Corajoud, Gilles Clément, jusqu’aux plus récentes réalisations du collectif Coloco) ; • à des interventions d’« urbanisme tactique » (Lydon, Garcia 2015), qui réalisent des projets de micro-transformation urbaine à travers une approche incrémentale, attentive à la limitation des coûts et du temps et incitant à la participation civique aux processus de régénération. Le file rouge qui relie ces domaines de recherche et d’expérimentation est l’espace public qui, repensé dans une optique intégrée et transcalaire, peut constituer une réponse non épisodique mais systématique et structurelle à la nouvelle « question urbaine », conçue comme lien entre problématiques relatives à l’environnement, à la marginalité, à la justice sociale (Secchi 2011). Le deuxième axe de réflexion sur l’approche patrimoniale concerne la nature « implicite » du projet et implique, encore mais pas seulement, un facteur relatif à l’échelle d’observation. On peut remarquer, en effet, que la réinterprétation des principes d’implantation sédimentés dans le temps long de l’histoire devient un instrument doté d’une fonction de projet particulièrement efficace au niveau de la structure territoriale profonde: c’est-à-dire quand de tels principes concernent le rapport entre composantes physiographiques (en premier lieu géomorphologiques et hydrauliques) et modalités d’anthropisation, traduites en occupations spécifiques du sol. Comme déjà mentionné, dans le territoire collinaire toscan on peut remarquer de façon récurrente que les supports de crête sont le lieu le plus propice à l’installation ; ou bien que les sols caractérisés par une composition géologique rocheuse et/ou avec des conditions de pente défavorables à l’agriculture (généralement supérieures à 35-40% de pente) sont occupés par la forêt, etc. Un éventuel projet en ces lieux prend très clairement sa source de ces observations. Mais lorsque les caractéristiques historiques d’un territoire ne dépendent pas principalement de choix faites à partir de contraintes physiographiques, mais de facteurs socio-économiques (tels que la structure de la propriété foncière, les modes de gestion de l’agriculture, etc.), leur résistance aux transformations est plus faible, et leur réactualisation comme principes guides du changement est beaucoup plus difficile : on pense au maillage agraire des paysages historiques, effacé en grande partie et plutôt rapidement par la grande transformation du territoire italien intervenue entre les années 1960 et 1980 suite à la mécanisation agricole et à l’introduction des engrais chimiques. De ces paysages agricoles, on peut récupérer, plus que les
formes historiques, un ensemble de prestations qui peuvent être indépendantes d’elles : toujours en référence au paysage de la Toscane du centre-nord on peut reproposer, par exemple, un certain degré de diversification de la végétation (agricole et non) qui était typique de ce milieu et dont nous reconnaissons aujourd’hui la valeur de biodiversité et de connectivité écologique; en milieu urbain, la composante de la ville historique que nous pouvons réactualiser pour le projet contemporain peut être l’espace public qui, avec ses qualités de mixité fonctionnelle et sociale, peut représenter le tissu connectif de l’implantation. En d’autres termes, lorsque les contraintes physiques sont moins fortes nous ne pouvons pas tirer de l’histoire du lieu des règles d’ordre morphogénétiques mais plutôt de l’ordre des performances. Les qualités des lieux proviendront d’innovations et de transformations qui ne sont pas nécessairement inscrites dans la forme physique du palimpseste territorial et urbain. Le troisième point, dans lequel nous n’aborderons que brièvement le sujet, est centré sur le rôle des communautés locales dans la préservation et la reproduction des patrimoines territoriaux. Comme l’a récemment observé Paolo Baldeschi19, le protagonisme des communautés locales ne peut être tenu pour acquis, de même qu’on ne peut pas supposer qu’elles agissent de manière compacte et cohérente par rapport à l’objectif de construire un projet territorial vertueux. Dans la société contemporaine, la reconnaissance même des gisements dits patrimoniaux n’est pas toujours le résultat d’un processus choral qui aurait lieu au sein des communautés locales. La vision du patrimoine se définit plutôt comme dans un kaléidoscope, où des réflexions optiques multiples donnent lieu à des images différentes, chacune correspondant à une posture politique et sociale spécifique, élaborée dans les trajectoires individuelles. Cela ne veut pas dire rompre le lien fondamental entre une « base » porteuse de pratiques expérimentales et les instruments propres à la planification, de laquelle ils ont été extrait des éléments d’innovation significative. Il est toutefois nécessaire de développer sur ces thèmes une réflexion qui, orientée d’une perspective franchement tournée vers la compréhension des nœuds critiques susmentionnés, puisse continuer à produire des scénarios partagés de transformation patrimoniale.
19 Dans la critique au livre edité par Anna Marson « La prospettiva territorialista alla prova », publié sur « Casa della Cultura » (https://www.casadellacultura.it/1147/la-prospettiva-territorialista-alla-prova).