Inkijkexemplaar Revue de Droit Pénal et de Criminologie (RDPC)

Page 1

Revue de droit pénal et de criminologie

sous les auspices du Service public fédéral Justice

Organe de l’Union belge et luxembourgeoise de droit pénal

Novembre 2022

TABLE DES MATIÈRES

Doctrine

953 Logiques et éléments de l’incrimination de sexisme par la loi du 22 mai 2014 : analyse législative et jurisprudentielle par Jean-Marc Hausman

985 Le sort des poursuites pénales en cas d’inaptitude à participer à son procès par Nathalie colette-Basecqz

Bibliographie

1008 Droit pénal des affaires, par C.-E. Clesse et L. Kennes, avec coll. de P. Carolus, V. DeCKers, L. Fossion, F. Vansiliette et B. Veille, coll. « Manuels de droit pénal de l’entreprise », Bruxelles, Larcier, 2022, 571 p. par H. D.

Jurisprudence

1011 Cour de cassation (2e ch., F.) 8 juin 2022, P.22.0306.F.

• Sexisme – éléments constitutifs de l’infraction – élément matériel –atteinte grave à la dignité de la personne – appréciation – conscience collective d’une société déterminée à une époque déterminée

• Sexisme – éléments constitutifs de l’infraction – élément moral – dol général

• Sexisme – liberté d’expression – restrictions – règles de la vie en société – égalité entre les hommes et les femmes

Avec les conclusions du ministère public

1021 Cour de cassation (2e ch., F.) 5 janvier 2022, P.21.1329.F.

• Pourvoi en cassation – matière répressive – décisions contre lesquelles on peut se pourvoir – loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale – exécution en Belgique d’une décision d’enquête européenne – perquisition et saisie –article 22, § 2 – procédure de référé pénal prévue à l’article 61quater du Code d’instruction criminelle – arrêt de la chambre des mises en accusation

• Entraide judiciaire internationale – matière répressive –Union européenne – décision d’enquête européenne – transfert des éléments de preuve – recours introduit conformément à l’article 22 de la loi du 22 mai 2017 – effet suspensif – portée

Avec les conclusions du ministère public et note de M. giacometti, « Les voies de recours disponibles pour les tiers intéressés en cas de saisie exé-

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > TABLE DES MATIÈRES 951

cutée sur le fondement d’une décision d’enquête européenne : la Cour de cassation précise, distingue et restreint »

1039 Cour de cassation (2e ch., N.) 5 janvier 2021, P.20.1319.N, (extrait).

• Détention préventive – mandat d’arrêt – interrogatoire de l’inculpé – omission d’entendre l’avocat de l’inculpé en ses observations concernant la délivrance d’un mandat d’arrêt – sanction et obligations de la juridiction d’instruction

1042 Cour de cassation (2e ch., F.) 23 septembre 2020, P.20.0402.F.

• Défense sociale – internement – auteur sain d’esprit au moment de l’infraction mais ne disposant plus, au jour du jugement, des capacités cognitives lui permettant de comprendre le procès qui lui est fait –incidence sur la recevabilité des poursuites

• Responsabilité hors contrat – dommage – obligation de réparer –malades mentaux – infraction commise par une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes – incidence sur la recevabilité des poursuites et l’obligation de réparer le préjudice

Avec les conclusions du ministère public

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 952

Doctrine

Logiques et éléments de l’incrimination de sexisme par la loi du 22 mai 2014 : analyse législative et jurisprudentielle

1. Le sexisme est érigé en infraction autonome par la loi du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination1 – ci-après la loi « tendant à lutter contre le sexisme ».

Largement questionnée quant à la qualité de sa rédaction et son opportunité, cette loi a donné lieu, depuis son entrée en vigueur le 3 août 2014, à la publication d’une dizaine de décisions judiciaires2, riches d’enseignements. Vient s’y ajouter l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 72/2016 du 25 mai 2016. Si celui-ci se limite à annuler un adverbe de la version française de la loi3, il livre une série d’éléments utiles à son interprétation.

2. L’adoption de la loi du 22 mai 2014 trouve sa principale raison d’être dans la multiplicité des actes sexistes, qui conduit à leur conférer un caractère trivial ou presque, et dans leurs incidences préjudiciables, parfois graves, pour les personnes qui en sont victimes. Ces comportements sont très souvent tolérés, banalisés, voire justifiés, alors qu’ils portent atteinte à la dignité de l’être humain, à la fois en tant qu’individu et comme espèce. Certains participent à une dynamique de violation des droits humains et des libertés fondamentales – notamment le droit au respect de la vie privée et familiale et la liberté de circulation. Ces comportements posent évidemment la question de l’égalité et de la non-discrimination et, plus spécialement, celle de l’efficacité des dispositifs visant à assurer l’effectivité de ce principe au sein de la société.

Cette loi du 22 mai 2014 s’inscrit, plus largement, dans un mouvement de dimension internationale, qui se caractérise à la fois par une revendication forte d’une plus grande égalité entre les personnes de sexe ou de genre différents et par un appel appuyé à une protection renforcée de certaines catégories de la population –le mouvement #MeToo en étant l’une des manifestations les plus emblématiques. Elle apparaît également comme une réplique politique et juridique, presque

1 Publiée le 24 juillet 2014 au Moniteur belge. Voy. plus spéc. art. 2 et 3 de la loi.

2 Cass., 8 juin 2022, R.G. P.21.523.F ; Cour ass. Liège, 13 octobre 2021, J.L.M.B., 2021, pp. 1733 à 1735 ; Liège, 20 décembre 2021, J.L.M.B., 2022, pp. 439 à 441 ; Corr. Flandre orientale, div. Gand, 4 janvier 2022, N.J.W., 2022, pp. 35 à 41, note H.  Van Dijcke ; Corr. fr. Bruxelles, 29 juin 2021, J.L.M.B., 2021, pp. 1507 à 1512 ; Corr. fr. Bruxelles, 27 mai 2021, J.L.M.B., 2021, pp. 1146 à 1149 ; Corr. Liège, 4 mars 2021, J.L.M.B., 2021, pp. 1129 à 1131 ; Corr. Flandre occidentale, div. Courtrai, 13 janvier 2021, R.A.B.G., 2021, pp. 1694 à 1700, note F.  Van Volsem ; Corr. fr. Bruxelles, 31 octobre 2019, N.J.W., 2020, pp. 559 à 561, note P. Borghs ; Corr. fr. Bruxelles, 6 juin 2018, inéd., BR.BR.56.98.1575/16 ; Corr. néerl. Bruxelles, 8 novembre 2017, N.J.W., 2017, pp. 900 à 902, note P. Borghs.

3 Voy. infra, n° 04.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 953

convulsive, à la vague médiatique suscitée par la diffusion sur une chaîne de télévision flamande du documentaire « Femme de la rue ». Réalisé par Sofie Peeters dans le cadre de son projet de fin d’études, ce film tourné en caméra cachée montre les nombreuses interpellations sexistes et agressives dont est l’objet cette étudiante lors de ses déplacements pédestres dans un quartier bruxellois populaire marqué à la fois par une certaine précarité et l’histoire migratoire belge4, 5 .

3. Les conditions de l’infraction de sexisme ne peuvent être pleinement comprises qu’au prisme de la logique poursuivie par le législateur lors de l’élaboration et de l’adoption de la loi du 22 mai 2014 « tendant à lutter contre le sexisme » (A.). Sept éléments constitutifs peuvent être distingués. L’infraction de sexisme consiste en un comportement (B.) exprimant un mépris à l’égard d’une personne ou le fait de la considérer comme un être inférieur ou un objet sexuel (C.), et ce, en raison de son sexe (D.). Se déroulant dans des circonstances publiques (H.), ce comportement animé a priori par un dol général dans le chef de son auteur (G.) doit viser une personne déterminée (E.) et porter gravement atteinte à la dignité de celle-ci (F.)

4. La loi du 22 mai 2014 a fait l’objet, faut-il déjà le souligner, d’un recours devant la Cour constitutionnelle. Dans son arrêt n° 72/2016 du 25 mai 20166, celle-ci tranche plusieurs questions ou points de discussion soulevés par les auteurs de doctrine – la qualité assez piètre de la loi n’étant pas étrangère à cette situation. S’il y est fait référence régulièrement dans les lignes qui suivent, une question gagne à être déjà abordée ici en raison de son caractère transversal. Il s’agit du respect ou non du principe de légalité en matière pénale7. Dans l’arrêt susvisé, la Cour constitutionnelle rappelle sa jurisprudence dans ce domaine, largement calquée sur celle de la Cour européenne des droits de l’homme. D’une part, il revient à une « assemblée délibérante », « démocratiquement élue », d’adopter les règles

4 À ce sujet, C. Gayet-Viaud et M. Dekker, « Le problème public du harcèlement de rue : dynamiques de publicisation et de pénalisation d’une cause féministe », Déviance et Société, vol. 45, 2021/1, p. 9.

5 La presse nationale et internationale se fait largement l’écho de ce documentaire et, dans la foulée, plusieurs autorités publiques prennent des initiatives pour lutter contre le phénomène du harcèlement de rue. Le documentaire de Sofie Peeters n’est toutefois que très rarement mentionné de manière explicite lors des travaux préparatoires de la loi du 22 mai 2014. Voy. not. : Projet de loi tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination, Rapport fait au nom de la Commission de la justice par M. Mahoux, Doc. parl., Sénat, sess. ord., 2013-2014, n° 2830/2, p. 6.

6 Les parties requérantes invoquent la violation du principe de légalité en matière pénale, de la liberté d’expression, du principe d’égalité et de non-discrimination, ainsi que du droit à l’autodétermination. La Cour constitutionnelle rejette le recours dans sa quasi-totalité. Elle se limite, en effet, à annuler, dans la version en français de la loi, l’adverbe « essentiellement » (B.10.1 et B.10.2). La loi vise le comportement qui a pour objet de « considérer » la victime « comme réduite essentiellement à sa dimension sexuelle » (nos accents). La Cour constitutionnelle décide de cette annulation en constatant que l’absence d’un terme équivalent dans la version en néerlandais est susceptible de « créer une difficulté d’interprétation », qui est « contraire au principe de légalité en matière pénale » (B.10.2).

7 Conv. eur. D.H., art. 7, § 1er ; PIDCP, art. 15, § 1er ; Const., art. 12, al. 2, et 14.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 954

en vertu desquelles un acte est punissable et une peine est infligée8. Il peut s’agir du législateur, fédéral ou fédéré, ou d’une autorité réglementaire qui agit sur la délégation de celui-ci. Le respect de cette exigence ne pose pas de difficulté particulière pour ce qui est de la répression pénale des comportements sexistes, la loi du 22 mai 2014 en constituant la base juridique. D’autre part, le principe de légalité en matière pénale se traduit par « des exigences en termes de prévisibilité » ou, pour le dire autrement, de « sécurité juridique ». Il impose notamment que les comportements incriminés soient décrits de façon suffisamment précise et claire par la loi pénale. Le justiciable doit, en effet, pouvoir évaluer « de manière satisfaisante » la « conséquence pénale » de ses actes, préalablement à leur commission9. Ceci étant, pour apprécier s’il est satisfait ou non à cette exigence de prévisibilité, il y a lieu de tenir compte, « au besoin », de l’« interprétation [qu’en donnent] les juridictions »10. Aussi, le principe de légalité en matière pénale ne s’oppose pas à ce qu’un certain pouvoir d’appréciation soit attribué par la loi au juge11, pour autant qu’il ne soit pas « trop grand »12. En d’autres mots, les termes et expressions utilisés par le législateur ne peuvent être de nature à « laisse[r] au juge pénal une trop grande latitude d’interprétation »13, ce qui reste assez flou.

A. Logique répressive du dispositif pénal

5. En adoptant la loi du 22 mai 2014, le législateur a pour objectif premier de « renforcer l’arsenal juridique existant en développant les instruments de lutte contre les phénomènes sexistes »14, comme le souligne très clairement son Exposé des motifs en ouverture.

6. La réalisation de ce but prend une forme qui est notamment fonction de la manière dont le législateur conçoit à la fois les représentations de la société en matière de sexisme et les propriétés de son action en termes de régulation et, plus largement, de gouvernementalité.

7. À cet égard, le législateur envisage les « problèmes sexistes » comme un « phénomène général à part entière »15, 16, qui appelle en conséquence une réponse

8 Par exemple, C.C., 13 juillet 2005, n° 125/2005, B.6.2.

9 Not. C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.5.1. Voy. égal. C.C., 13 juillet 2005, n° 125/2005, B.6.2.

10 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.5.2. Voy. égal. B.6 de cet arrêt, qui reprend expressis verbis la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (plus part. Cour eur. D.H. [gde ch.], arrêt Rio del Prada c. Espagne, 21 octobre 2013, §§ 92 et 93).

11 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.5.1. Voy. égal. B.6 de cet arrêt.

12 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.5.1.

13 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.7.

14 Projet de loi tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination, Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 3. Voy. égal. Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Sénat, sess. ord., 2013-2014, n° 5-2830/2, p. 2.

15 Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 3.

16 Sur les liens établis par le législateur, lors de l’élaboration de la loi du 22 mai 2014, entre les notions de « sexisme » et de « discrimination », voy. plus spéc. J.-M.  Hausman, « La “subjectivité” et ses

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 955

spécifique en termes de régulation. Dans cet ordre d’idées, l’adoption de ce texte vise à « l’instauration formelle du concept de sexisme dans le champ pénal »17 Cette approche doit conférer à cette thématique une forme d’« autonomie » – ce qui contribue, ainsi qu’explicité ci-après18, à lui donner une portée symbolique forte, vue comme un gage d’efficacité.

Suivant cette dynamique, le législateur belge entreprend de définir explicitement la notion de sexisme. Ce dernier s’entend, selon l’article 2 de la loi du 22 mai 2014, comme le fait d’« exprimer [du] mépris » à l’égard d’une personne, de la « considérer […] comme inférieure » ou de la « réduire […] à sa dimension sexuelle », en raison de « son appartenance sexuelle »19.

Aussi, dans l’Exposé des motifs de la loi, le concept de sexisme paraît avant tout renvoyer à un ensemble hiérarchisé de représentations mentales ou de jugements de valeur sur ce qui constituerait la « nature » des personnes suivant leur appartenance à l’un ou à l’autre sexe. C’est, en tout cas, le point de vue exprimé par les ministres de l’Égalité des chances et de la Justice, à l’initiative du projet de loi, lorsqu’elles tendent à ramener le sexisme à la « croyance fondamentale en l’infériorité d’un sexe »20.

8. Parallèlement, le législateur belge ne conçoit pas son intervention dans le domaine du sexisme comme une forme de consécration juridique de valeurs communément partagées au sein de la société, que l’adoption de la loi du 22 mai 2014 viserait à protéger. S’il souligne une certaine « prise de conscience » qui s’opère « progressivement » au sein de la société, il ne peut que constater que nombre de personnes voient leur « liberté d’aller et de venir » entravée par des actes sexistes, de même que leur « droit au respect de la dignité humaine »21 bafoué.

Dans ce contexte, la loi du 22 mai 2014 se voit clairement attacher une fonction symbolique. Il s’agit, comme le rappelle de manière constructive une députée membre d’un parti de l’opposition, de « fixe[r] les limites de ce qu’une société considère comme acceptable ou pas »22

déclinaisons dans les dispositifs juridiques visant à lutter contre le “harcèlement de rue” par la pénalisation du comportement qualifié de “sexiste”. Analyse comparée des droits français et belge » (titre provisoire), article en cours de rédaction.

17 Projet de loi tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination, Rapport fait au nom de la Commission de la justice, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 3297/003, p. 4.

18 Voy. infra, n° 08.

19 Pour qu’il y ait infraction, les propos ou comportements doivent « manifestement » relever d’au moins une des trois hypothèses reprises ci-dessus et, de surcroît, entraîner une « atteinte grave à [la] dignité [des personnes visées par ces actes] » (Loi du 22 mai 2014 « tendant à lutter contre le sexisme », art. 2).

20 Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 4.

21 Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 3.

22 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 9.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 956

Ceci étant, le législateur entend conférer à ce dispositif juridique, notamment au travers de sa dimension symbolique, une réelle efficacité23 – ce à quoi manquerait le cadre juridique de l’époque24. L’enjeu est de faire effectivement évoluer la conscience collective sur la question du sexisme25, pour que les actes des citoyens soient conformes aux exigences que la notion même d’État de droit paraît imposer en la matière26. Cette conviction du législateur dans l’efficacité du dispositif juridique s’appuie sur l’expérience notamment acquise en matière de lutte contre le racisme, qu’il juge probante27. Ceci étant, les transformations profondes attendues, dans la mesure où elles concernent le « mode de pensée sociétale », ne peuvent s’opérer que de manière « progressive » – ce dont a bien conscience la ministre de l’Égalité des chances28

D’après l’Exposé des motifs, cette évolution de la conscience collective va de pair avec une « revitalis[ation] » du « droit au respect [de la] personne […] en tant qu’elle appartient à l’un ou à l’autre sexe »29. Aussi, elle doit stimuler la « lutte » contre « l’impunité des auteurs » des actes de sexisme, mais aussi contre la « résignation des victimes »30. Il s’agit notamment d’offrir à ces dernières, et à d’autres acteurs tels que l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, des « arme[s] adéquate[s] sur le plan pénal » – ce dont ils sont « souvent démuni[s] »31. Occupant une place marginale dans les travaux préparatoires, ce volet apparaît toutefois comme étant accessoire, voire purement formel. En toute hypothèse, il ne convainc guère. Rien dans le régime juridique attaché à l’infraction de sexisme peut, à tout le moins, laisser penser que le dispositif pénal mis en place par la loi du 22 mai 2014 est conçu en vue de favoriser sa mise en œuvre sur le terrain32. Les quelques rares condamnations pénales prononcées à ce jour tendent à le confirmer.

23 Certains députés craignent que le dispositif juridique ait uniquement une valeur symbolique, sans jamais être appliqué – ce qui en soi ne fait pas obstacle à ce qu’il contribue à faire évoluer les mentalités par rapport à la question du sexisme. Par exemple, Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 9 et p. 11.

24 En ce sens, Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 3, où la ministre de l’Égalité des chances pose un « constat d’échec » pour ce qui est, jusqu’alors, de « l’intervention du législateur dans le domaine de l’égalité des genres ».

25 Certains députés s’interrogent toutefois sur la nécessité de prévoir un dispositif pénal en matière de lutte contre le sexisme. Par exemple, Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/003, p. 7 et p. 8. D’autres insistent sur la nécessité, pour apporter une réponse satisfaisante aux actes de sexisme, d’articuler la réponse pénale à des dispositifs d’une autre nature. L’on peut penser, entre autres, à l’information ou à la sensibilisation de la population ou de certaines de ses catégories. Not. Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 20132014, n° 53-3297/003, p. 9 et p. 10.

26 Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 3.

27 Not. Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/001, p. 3 ; Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 10.

28 Not. Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 3 ; Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Sénat, sess. ord., 2013-2014, n° 5-2830/2, p. 5.

29 Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/001, p. 4. Voy. égal. Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Sénat, sess. ord., 2013-2014, n° 5-2830/2, p. 2.

30 Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 4.

31 Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 7.

32 Sur ce point, voy. plus spéc. J.-M. Hausman, « La “subjectivité” et ses déclinaisons (…) », op. cit

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 957

B. Nature du comportement

9. Concernant le type d’actes visés par la loi du 22 mai 2014 « tendant à lutter contre le sexisme », force est de constater que ce dispositif pêche par sa piètre qualité légistique – au point d’ailleurs que certains auteurs ont pu privilégier, non sans aucune raison, une interprétation qui exclut de son champ d’application toute expression d’opinions par la voie orale, écrite ou audiovisuelle, ce qui est manifestement en contradiction avec les travaux préparatoires33

En effet, dans la version en français de la loi du 22 mai 2014, le sexisme tel que défini à l’article 2, s’entend à la fois de « geste[s] » et de « comportement[s] », alors que la disposition suivante ne pénalise de manière expresse que des « comportement[s] » – sans donc viser explicitement des « gestes »34

Ni la notion de geste ni celle de comportement ne sont définies dans la loi précitée. Aussi, il y a lieu a priori de les entendre dans leur sens courant35, ce que confirme la Cour constitutionnelle dans son arrêt n° 72/2016 daté du 25 mai 201636. Ces notions, plus spécialement celle de comportement, reçoivent dès lors une portée très large.

Ce dernier terme vise ainsi toute « manière d’être ou d’agir d’une personne »37 ou, en d’autres mots, un quelconque « mod[e] d’expression »38. Cette lecture est conforme à la volonté du législateur39, ainsi que le montrent les exemples figurant dans les documents parlementaires : siffler une personne en rue, lui cracher dessus, l’injurier verbalement, publier des photos la concernant sur les réseaux sociaux, etc. Il peut donc s’agir d’actes de nature sonore, visuelle, physique ou digitale40. Il pourrait même s’agir d’une omission41.

33 J.  Vrielink et S. Van Dyck, « Seksismeverbod in de Strafwet. Baat niet, schaadt wel (deel 1) », N.J.W., 2015, liv. 331, plus. spéc. pp. 775 et 776, n° 27 et n° 28.

34 La version en néerlandais ne correspond pas tout à fait à celle en français – sans être d’une meilleure qualité sur le plan légistique. La définition du sexisme donnée à l’article 2 de la loi se construit au départ des notions de « gebaar » et de « handeling ». Quant à la disposition suivante qui pénalise ce type d’actes, elle n’utilise que le terme « gedrag » – tel que celui-ci est visé, selon les termes mêmes du législateur, à l’article 2.

35 Voy. toutefois J.  Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., pp. 774 et suivants, n° 18 et suivants, où les auteurs interprètent ces termes par comparaison avec le sens que ceux-ci reçoivent dans d’autres dispositions pénales. Ils semblent en fin de compte privilégier des acceptations très étroites, que l’on serait tenté de lier à leurs craintes quant au danger que représente la loi du 22 mai 2014 pour la liberté d’expression. Ce n’est pas la position de la Cour constitutionnelle qui interprète ces termes suivant leur sens courant. Sur le sens donné à ces notions dans le discours pénal, différent de celui indiqué par les auteurs précités, L. Stevens et H. Van Dijcke, « Eerste ervaringen van het Instituut voor de gelijkheid van vrouwen en mannen met de Seksismewet », Panopticon, 2018, vol. 39, n° 5, pp. 422 et 423.

36 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.8.2.

37 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), « Comportement », B. – définition accessible, sous l’onglet « Lexicographie » du « Portail lexical », sur le site internet du centre précité, ayant pour adresse : https://www.cnrtl.fr.

38 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », Rev. dr. pén. crim., 2015/1, p. 43.

39 Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 7.

40 Dans un sens assez similaire, L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 422.

41 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 43.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 958

Quant au terme de geste, il a pour sens usuel celui d’un « mouvement extérieur du corps […] ou de l’une de ses parties […] perçu comme exprimant une manière d’être ou de faire de […] quelqu’un […] »42. Cette notion est englobée par celle de comportement, bien plus large43. C’est la lecture qu’en fait, à juste titre, la Cour constitutionnelle44 – celle-ci en déduisant, dans la foulée, que la différence de terminologie évoquée ci-avant, entre les articles 2 et 3 est sans incidence sur le plan juridique.

C. Objet du comportement

10. Il n’y a d’infraction sexiste que si, « en raison du sexe » de la victime45, le comportement litigieux a manifestement pour « objet » d’ « exprimer un mépris [à son] égard », de la « considérer […] comme inférieure » ou de la « rédui[re] […] à sa dimension sexuelle »46. Comme l’indique la conjonction de coordination utilisée dans le texte de loi, ces trois objets constituent autant de branches d’une alternative47. L’infraction de sexisme n’exige donc pas que le comportement relève cumulativement de ces différentes hypothèses48. Celles-ci, par ailleurs, se recoupent plus ou moins largement49. À défaut de définition donnée par le législateur, les termes utilisés pour préciser et délimiter ces objets doivent, conformément aux principes d’interprétation applicables en droit pénal, être entendus dans leur sens courant50. C’est notamment l’emploi de ces mots qui fait l’objet du recours devant la Cour constitutionnelle, celui-ci ayant donné lieu à l’arrêt n° 72/2016 du 25 mai 2016. Cette dernière conclut que leur utilisation ne constitue pas une violation du principe de légalité en matière pénale51.

42 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), « Geste », A.1.a. – définition accessible, sous l’onglet « Lexicographie » du « Portail lexical », sur le site internet du centre précité, ayant pour adresse : https://www.cnrtl.fr.

43 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 43. Voy. égal. J.  Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 774, n° 20.

44 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.8.2.

45 Voy. infra, n° 11.

46 Loi du 22 mai 2014 « tendant à lutter contre le sexisme », art. 2. Notez que la Cour constitutionnelle annule, par son arrêt n° 72/2016 du 25 mai 2016, l’adverbe « essentiellement » (B.10.1 et B.10.2). À ce sujet, voy. supra, n° 04.

47 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., pp. 43 et 44.

48 J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 777, n° 39.

49 Cela ressort notamment des documents parlementaires, plus spéc. Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 4, où la notion de sexisme s’entend « du mépris envers un sexe, de la croyance fondamentale en l’infériorité intrinsèque d’un sexe » (nos accents).

50 Concernant le terme « mépris », C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.13. Voy. égal. J.  Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 777, n° 37.

51 Voy., par ailleurs, C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.15.1. La Cour constitutionnelle précise que « même s’il fallait considérer que les termes qui font l’objet des critiques des parties requérantes, chacun pris isolément, n’ont pas une portée ou un contenu suffisamment précis, l’exigence, qui est un élément constitutif de l’infraction, suivant laquelle les comportements et gestes incriminés doivent avoir entraîné une atteinte grave à la dignité de la personne donne aux juridictions suffisamment d’indications quant au champ d’application de la loi attaquée » (nos accents).

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 959

Ces différentes hypothèses ont chacune une portée a priori assez large, pour lesquelles les documents parlementaires ne livrent que peu ou prou de détails52. La première d’entre elles concerne l’expression d’une forme de mépris à l’égard de la victime, en raison, faut-il le rappeler, du sexe de cette dernière. Elle s’entend, d’après l’Exposé des motifs, de la situation où la victime est « considérée comme indigne d’estime ou moralement condamnable »53, 54. Dans la seconde hypothèse, le comportement sexiste est l’expression de la volonté de son auteur de « considérer une personne comme inférieure », ici également en raison de son appartenance sexuelle. La principale différence d’avec la précédente hypothèse est probablement qu’en l’espèce, le caractère explicitement avilissant du comportement litigieux n’est pas forcément aussi marqué55. La réduction de la victime « à sa dimension sexuelle », toujours en raison de son sexe, constitue la troisième hypothèse. C’est le cas, à tout le moins selon le tribunal correctionnel francophone de Bruxelles, lorsqu’on s’adresse à une personne en utilisant un terme qui désigne un des organes caractérisant son sexe. Il en irait ainsi, par exemple, si une femme était traitée de « vagin ». La réduction de la personne à un objet sexuel suppose alors, à s’en tenir à son jugement du 6 juin 2018, de recourir à un vocable ou à une expression qui ait une « connotation sexuellement discriminante »56, 57 .

D. Logique sexiste du comportement

11. L’infraction de sexisme ne concerne que des comportements dirigés envers une ou plusieurs personnes déterminées « en raison de [leur] appartenance sexuelle »58. Le sens à donner à cette dernière expression divise la doctrine. Deux questions doivent être distinguées. Il y a lieu, d’une part, de préciser ce à quoi renvoie exactement l’expression d’appartenance sexuelle. L’enjeu principal est ici de déterminer si l’infraction vise ou non des comportements posés en raison du genre des personnes visées par ces derniers. Il convient, d’autre part, de préciser

52 J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 777, n° 36, où les auteurs s’étonnent de ce peu de précisions dès lors que ces trois hypothèses constituent à la fois le « materiële kern » et les différentes manifestations de l’infraction de sexisme.

53 Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 7.

54 Comme l’indique la Cour constitutionnelle dans son arrêt n° 72/2016 du 25 mai 2016 (B.13), le terme « mépris » est utilisé à de nombreuses reprises dans le Code pénal, notamment pour ériger en circonstances aggravantes cette disposition d’esprit lorsqu’elle est le mobile de l’infraction (voy., à titre d’illustrations, art. 377bis, 405quater, 422quater, 438bis, 442ter, 453bis, 514bis, 525bis, 532bis et 534quater du Code pénal) – cette notion étant alors généralement reprise concomitamment à celles de « haine » et d’« hostilité ».

55 Dans un sens assez similaire, L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 430. Voy. égal. J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 777, n° 38, où les auteurs sont d’avis que, dans la première hypothèse, l’accent est davantage mis sur le « jugement » qui est porté par l’auteur du comportement à l’égard de la victime.

56 Corr. fr. Bruxelles, 6 juin 2018, BR.BR.56.98.1575/16.

57 L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 430.

58 Cette expression est traduite en néerlandais par celle de « wegens zijn geslacht ». Voy. J.  Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 777, n° 36. Ces auteurs y voient une « opmerkelijk – en niet toegelicht – tekstverschil ». Cette lecture n’est pas celle de la Cour constitutionnelle qui, dans son arrêt n° 72/2016 du 25 mai 2016, considère que les expressions utilisées dans la version en français et celle en néerlandais sont « équivalente[s] » (B.9.2).

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 960

la nature du lien logique requis entre, d’un côté, l’appartenance sexuelle de la victime et, de l’autre, le comportement litigieux – ce que traduit le recours à l’expression « en raison de » dans le texte de loi.

12. Pour certains, le concept d’appartenance sexuelle renvoie uniquement à une distinction d’ordre biologique entre les êtres vivants, étroitement liée à la question de la reproduction59. Pour d’autres, cette expression doit recevoir une acceptation bien plus large, qui englobe également la construction culturelle et sociale des différences, et de leurs déclinaisons, entre les «femmes » et les « hommes »60. À s’en tenir à cette dernière hypothèse, se trouvent donc aussi incriminés les comportements qui sont dirigés envers une ou plusieurs personnes en raison de leur identité de genre, de leur expression de genre ou, encore, de leur transsexualité. D’aucuns pourraient même être tentés d’y ajouter les comportements axés sur l’orientation sexuelle des individus.

Cette seconde lecture s’appuie notamment sur l’évolution que connaît la notion de sexe tant au niveau du Conseil de l’Europe qu’en droit interne, notamment avec la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes61. Ce dernier dispositif « assimil[e] », par exemple, la « distinction directe fondée sur l’identité de genre, l’expression de genre ou des caractéristiques sexuelles » à celle « fondée sur le sexe »62 – cette dernière étant, dans certaines hypothèses, sanctionnée pénalement63

À cette lecture s’oppose une autre bien plus étroite qui, comme on l’a déjà indiqué, ramène la référence faite au sexe à une question exclusivement, ou essentiellement, d’ordre biologique. Cette acceptation apparaît comme étant davantage conforme au principe de l’interprétation stricte qui prévaut en droit pénal64. Par ailleurs, lors de l’élaboration de la loi du 22 mai 2014, sont rejetés deux amendements qui ont pour objet d’étendre l’infraction de sexisme aux comportements dirigés envers des personnes en raison de leur identité de genre ou de leur expression de genre65. La ministre de l’Égalité des chances s’oppose à l’adoption de

59 J. Vrielink et S. Van Dyck, ibid., pp. 776 et 777, n° 34 et n° 35 ; T.  Vandromme, « Seksisme », in A. Vandeplas, P. Arnou, S. Van Overbeke et S. Vandromme (eds.), Strafrecht en strafvordering. Artikelsgewijze commentaar met overzicht van rechtspraak en rechtsleer, Mechelen, Kluwer, 2017, pp. 1-20, cité par L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 431.

60 L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., pp. 431 et 432. Voy. égal. F.  Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit. Cette question n’est pas spécifiquement développée dans cet article, mais certaines tournures de phrases ne laissent que peu de doute quant à la position de l’auteur sur ce point. Il évoque, par exemple, les comportements dirigés envers certaines personnes « en raison de [leur] appartenance à un genre » (p. 45).

61 L. Stevens et H. Van Dijcke, ibid., pp. 431 et 432.

62 Loi du 10 mai 2017 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes, art. 4, § 3.

63 Loi du 10 mai 2017 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes, art. 26 et suivants

64 J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 777, n° 35.

65 Projet de loi tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination, Amendements, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/002, amendements n° 1 et n° 4.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 961

l’un de ces amendements au motif que « cette préoccupation » est rencontrée par un autre projet de loi66, alors soumis pour avis au Conseil d’État, à savoir celui « modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes en vue de l’étendre à l’identité de genre et l’expression de genre ». Il est permis d’en déduire, au terme d’un raisonnement a contrario, que le sexe est avant tout, voire exclusivement, envisagé au travers de sa dimension biologique.

Si cette dernière circonstance et la rigueur des principes d’interprétation du droit pénal tendent à préférer une acceptation biologique du sexe, ce dernier concept n’en constitue pas moins un des éléments essentiels au départ desquels se construisent les questions de genre et d’orientation sexuelle. Il n’est donc pas exclu, loin s’en faut, que les auteurs de comportements litigieux dirigés envers des personnes en raison de leur identité de genre, de leur expression de genre ou de leur orientation sexuelle puissent être poursuivis et condamnés pour sexisme, au sens de la loi du 22 mai 2014.

13. Quant à l’expression « en raison de », elle ne fait pas davantage l’objet de précisions dans les documents parlementaires. Le sens à lui donner est pourtant loin d’être évident, même si des arrêts de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation semblent, par la bande, écarter les principales incertitudes qui divisent les auteurs à ce sujet.

Une première lecture, qui peut être qualifiée d’objective, réduit cette condition à une question d’ordre strictement factuel, excluant de la sorte l’exigence en tant que telle d’un quelconque élément subjectif dans le chef de l’auteur du comportement. Cette interprétation fait écho à ce que l’on dénomme, en droit civil, la théorie de l’équivalence des conditions. Il est ainsi procédé à une expérience de pensée. Celle-ci consiste à faire abstraction de l’appartenance sexuelle de la personne visée par le comportement litigieux, le cas échéant en supposant qu’elle est de l’autre sexe, et à considérer alors si son auteur aurait agi différemment ou non. Dans ce dernier cas, aucune infraction de sexisme ne peut lui être reprochée. Par contre, l’exigence de causalité est rencontrée si l’on conclut que l’auteur n’aurait pas adopté le comportement litigieux ou que cet acte n’aurait pas été commis tel qu’il a été posé in concreto67

66 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/003, p. 11 et p. 18. Ce projet de loi est depuis lors adopté. Il s’agit de la loi du 22 mai 2014 modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes en vue de l’étendre à l’identité de genre et l’expression de genre. Voy. égal. le dossier législatif portant, à la Chambre des représentants, le numéro d'ordre n° 53-3483.

67 La satisfaction de cette exigence de causalité ne suffit pas, faut-il le souligner, pour que soit commise l’infraction de sexisme. Il faut également qu’il y ait, entre autres, une atteinte grave à la dignité de la personne visée. Il est ainsi des hypothèses où, au terme de l’expérience de pensée, il est permis de conclure que le comportement litigieux est posé « en raison » de l’appartenance sexuelle de l’individu qui en est l’objet, sans qu’il y ait pour autant une infraction de sexisme. Cela pourrait être notamment le cas lorsque l’auteur agit avec ce que d’aucuns pourraient qualifier de la « bienveillance ».

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 962

Cette exigence de causalité peut aussi être lue de manière plus complexe, en doublant l’approche objective exposée ci-avant d’une perspective subjective, c’està-dire en prenant spécifiquement en compte l’intentionnalité qui anime l’auteur du comportement litigieux. À suivre cette interprétation, l’infraction ne peut être commise que s’il a pour intention particulière celle de marquer une différence d’ordre sexuel, au détriment de la personne qui en est l’objet.

Cette question passe au second plan avec l’arrêt n° 72/2016 du 25 mai 2016 de la Cour constitutionnelle et celui de la Cour de cassation du 8 juin 2022. En effet, l’une et l’autre exigent comme élément constitutif de l’infraction l’« intention d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne ou de la considérer comme inférieure »68, en sachant que le geste ou le comportement est susceptible d’entraîner une atteinte à la dignité de cette personne. Si la réduction de la victime à sa seule dimension sexuelle n’est pas explicitement visée par la Cour constitutionnelle et par la Cour de cassation, on peut raisonnablement penser que cette dernière hypothèse se trouve subsumée par les deux premières. La question de l’élément moral requis est, faut-il déjà l’annoncer, développée largement dans la suite de l’exposé69

E. Destinataire du comportement

14. L’infraction de sexisme n’existe que si le comportement litigieux est dirigé contre « une personne », comme l’indique le texte de la loi du 22 mai 201470. Les travaux préparatoires apportent quelques précisions à cet égard. Est ainsi exclu a contrario le comportement qui vise des « groupes pris abstraitement »71, ce qui a notamment pour conséquence, selon la ministre de l’Égalité des chances, de faire sortir les « publicités dites sexistes » du champ d’application de la loi susmentionnée72, 73, ces propos gagnant toutefois à être quelque peu nuancés ou, à tout le moins, questionnés74

Cette exigence revêt une importance toute particulière car, comme le souligne la Cour constitutionnelle dans son arrêt n° 72/2016 du 25 mai 2016, elle conduit à exclure du champ de la répression pénale la « simple expression d’opinions rela-

68 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.23.2 ; Cass., 8 juin 2022, R.G. P.21.523.F.

69 Voy. infra, n° 25 et suivants.

70 J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 776, n° 31, où les auteurs rappellent, à juste titre, que les infractions de harcèlement et d’atteinte portée à l’honneur obéissent à une logique similaire (voy. C. pén., art. 442bis et art. 443).

71 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 5.

72 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/003, p. 5. Voy. égal. Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 11, où l’on déduit des propos tenus par la ministre de l’Égalité des chances que les « publicités machistes » ne sont visées que dans la mesure où elles rapportent des « situations ciblant l’ensemble du genre féminin ».

73 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 46, où, pour cette raison, l’auteur considère qu’échappent à la répression pénale les « blagues sexistes dirigées contre les hommes ou les femmes ».

74 Voy. infra, n° 17.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 963

tives à la place ou au rôle respectifs des sexes dans la société »75, à tout le moins sur la base de la loi du 22 mai 2014 « tendant à lutter contre le sexisme ».

De manière plus précise, pour être répréhensible, le comportement litigieux doit être adressé à une ou plusieurs personnes déterminées ou les viser, ce qui implique, selon certains auteurs, qu’elles soient identifiables, même si ce n’est qu’en théorie76. Ainsi, il n’est pas requis, par exemple, que leurs identités soient connues pour que le comportement soit condamnable. Dans ce même ordre d’idées, l’on peut raisonnablement soutenir que cette exigence est également rencontrée lorsque l’acte litigieux porte sur un groupe déterminé, pris dans son ensemble ou, pour le dire autrement, sans qu’aucun de ses membres ne soit visé spécifiquement. C’est le cas, par exemple, d’un commentaire ouvertement sexiste vilipendant indistinctement le groupe formé par les supportrices d’un club de football donné77. C’est la position adoptée par le tribunal correctionnel de Flandre orientale dans un jugement daté du 4 janvier 202278. Cette juridiction semble même aller encore plus loin. En effet, elle paraît considérer que la condition est remplie lorsque les faits ont trait à un groupe spécifique de personnes, même si celui-ci est défini abstraitement ou de manière très générale. Le tribunal correctionnel juge sexistes, par exemple, des propos concernant les magistrates, plus spécialement en matière familiale, les mères isolées ou, encore, les mères d’enfants souffrant d’un trouble autistique79.

15. Ceci étant, il est sans importance que l’objet même du comportement litigieux ait spécifiquement trait aux personnes que celui-ci vise ou auxquelles il est adressé80. Des généralités de nature sexiste peuvent ainsi faire l’objet de poursuites et de condamnations81, pour autant notamment qu’elles soient dirigées contre un ou plusieurs individus déterminés.

Pour qu’il y ait d’infraction, il n’est pas non plus requis que la personne contre qui le comportement litigieux est dirigé, ait perçu ou saisi ce dernier. En d’autres termes, sa connaissance par la victime n’est pas érigée en condition de l’infraction82. Ceci étant, on ne peut pas exclure que cet élément soit pris en compte dans l’appréciation des faits, bien au contraire. Les circonstances dans lesquelles le sexisme se trouve pénalisé par le législateur constituent un argument qui va dans ce sens. Comme explicité ci-après83, l’article 444 du Code pénal impose des condi-

75 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.12.3.

76 L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 424.

77 Pour un exemple assez proche, L. Stevens et H. Van Dijcke, ibid., p. 424.

78 Corr. Flandre orientale, div. Gand, 4 janvier 2022, N.J.W., 2022, plus spéc. pp. 37 et 38.

79 Parallèlement, le tribunal relève que certains propos reprochés au prévenu concerne des personnes ou groupes déterminés, qui sont identifiables, par exemple des institutrices en charge de son enfant, des employées d’un groupe médiatique explicitement nommé, etc.

80 Dans un sens similaire, J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 776, n° 32.

81 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 46.

82 F. Kuty, ibid., p. 47 ; L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 424.

83 Voy. infra, n° 34.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 964

tions moins strictes quant au lieu lorsque le comportement litigieux est posé en présence de la victime et d’au moins un témoin.

Dans un ordre d’idées similaires, le caractère répréhensible d’un comportement litigieux n’est pas conditionné à l’appréciation qu’en a la victime ou à la volonté de celle-ci de le voir réprimé. Ainsi, comme l’indiquent les documents parlementaires, la poursuite de l’auteur de l’acte et sa condamnation ne requièrent nullement le dépôt d’une plainte84, contrairement notamment à l’injure. Il n’est pas non plus exigé que la victime se soit sentie méprisée, infériorisée ou réduite à sa dimension sexuelle. La répression pénale peut ainsi frapper les auteurs de certains actes alors même que les personnes qui en sont l’objet ne les considèrent pas comme sexistes ou attentatoires à leur dignité85, voire qu’elles y prennent part de manière délibérée86.

Ceci étant, l’appréciation de la victime à l’égard du comportement dont elle est l’objet constitue un élément à prendre en considération pour déterminer s’il y a ou non infraction de sexisme. Cette lecture est celle de la Cour constitutionnelle dans son arrêt n° 72/2016 du 25 mai 201687.

16. Dans ce même arrêt, la Cour constitutionnelle apporte une autre précision importante concernant la personne qui est l’objet du comportement litigieux. En effet, elle déduit de la définition que la loi du 22 mai 2014 donne du sexisme que, si cette victime est elle-même l’autrice de l’acte, elle échappe à la répression pénale88. Rien ne fait donc obstacle à ce que, par exemple, une personne se présente, ellemême, comme une « vraie salope », une « sale pute » ou un « prédateur sexuel ». Si cette solution se fait l’écho du souci légitime de garantir à toute personne un droit à l’autodétermination, elle ne manque pas de soulever la question du sort à réserver aux tiers qui s’associent à elle pour poser de tels actes.

84 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/003, p. 14 et p. 16. Certains députés ont néanmoins émis ce souhait – à tout le moins si la condition de l’infliction d’une humiliation venait remplacer celle d’atteinte à la dignité. En ce sens, Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 14.

85 C’est d’ailleurs des considérations de cet ordre qui conduisent au rejet de l’amendement ayant notamment pour objet de poser comme condition l’infliction d’une « humiliation » grave en lieu et place de l’atteinte grave à la « dignité humaine » (Projet de loi [...], Amendements, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/002, amendement n°  1, p. 2). La ministre de l’Égalité des chances considère, à tout le moins, que la notion d’« humiliation » est, non seulement « plus large », mais aussi « plus subjective » (Projet de loi [...], Rapport [...], Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 15).

86 En ce sens, J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 776, n° 32.

87 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.11.4 : « Il en découle que le consentement éventuel de la victime du comportement ou du geste incriminé, s’il peut être pris en considération par le juge appelé à déterminer si ce geste ou ce comportement a entraîné une atteinte grave à sa dignité et, le cas échéant, à fixer une peine, ne saurait, à lui seul, exclure la responsabilité pénale de l’auteur du geste ou du comportement ».

88 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.11.5 : « il se déduit de la formulation de l’infraction comme visant “tout geste ou comportement […] à l’égard d’une personne” qu’elle ne saurait viser les gestes ou comportements d’une personne vis-à-vis d’elle-même. Dès lors que la disposition attaquée est dépourvue d’ambiguïté à cet égard, il ne saurait être reproché au législateur de n’avoir pas expressément exclu des hypothèses dans lesquelles une personne adopterait un geste ou un comportement qui entraînerait une atteinte grave à sa propose dignité ».

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 965

17. Ces différents éléments conduisent à nuancer ou, à tout le moins, à questionner les propos tenus par la ministre de l’Égalité des chances devant la Commission de la justice, qui soutient que « sont […] exclues du champ d’application de la loi les publicités dites sexistes »89. En effet, ces dernières ne visent pas toutes uniquement des « groupements pris abstraitement ». Certaines d’entre elles peuvent véhiculer des représentations problématiques se rapportant à une ou plusieurs personnes déterminées. C’est le cas, par exemple, des individus identifiables qui apparaissent sur certaines affiches publicitaires dans des postures qui tendent à les réduire à des objets sexuels. C’est à tout le moins la position défendue par Liesbet stevens et Hannah van dijcke90.

Ces autrices arrivent toutefois à la conclusion que la loi du 22 mai 2014 n’est pas applicable dans de tels cas de figure. Paraissant s’appuyer sur l’arrêt n° 72/2016 du 25 mai 2016 de la Cour constitutionnelle, elles avancent comme raison le fait que la personne qui est l’objet du comportement litigieux en est également l’autrice. Celle-ci s’est, dans le cas rapporté ci-avant, laissée photographier pour apparaître sur un support publicitaire91

Ce faisant, les autrices semblent soutenir, sans pour autant l’indiquer expressément, qu’il n’y a pas d’infraction lorsque la personne qui est l’objet du comportement litigieux en est également l’autrice, pas même dans le chef des tiers ayant pris part à la commission de l’acte en question. Du reste, dans l’exemple repris ci-dessus, on peut notamment se demander dans quelle mesure l’éventuelle atteinte à la dignité ne résulte pas autant, si ce n’est davantage, des responsables de l’équipe publicitaire et de ses membres que de la personne photographiée – qui, certes, au moins dans une certaine mesure, y consent. Aussi, à suivre ce raisonnement, l’on pourrait être tenté de soutenir, en le développant jusqu’à son point le plus extrême, que l’absence de consentement de la victime constitue une condition supplémentaire de la commission de l’infraction de sexisme.

F. Conséquence du comportement

18. Le sexisme au sens de la loi du 22 mai 2014 est une infraction de résultat, c’està-dire dont la commission suppose la réalisation d’un dommage92. En l’espèce, le comportement litigieux doit « entraîne[r] », dans le chef de la victime, une « atteinte grave à sa dignité »93

19. De manière générale, la jurisprudence et la doctrine restent divisées sur la théorie à appliquer pour apprécier si le comportement litigieux a ou non « causé »

89 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 5.

90 L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., pp. 424 et 425.

91 L. Stevens et H. Van Dijcke, ibid., p. 425.

92 Sur cette question, N. Colette-Basecqz et N. Blaise, Manuel de droit pénal général, 4e éd., Limal, Anthemis, 2019, pp. 270 et suivantes.

93 Loi du 22 mai 2014 « tendant à lutter contre le sexisme », art. 2.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 966

le dommage visé par l’incrimination, en l’espèce l’atteinte grave à la dignité de la victime94

La théorie de la causalité adéquate apparaît comme davantage conforme aux principes généraux du droit pénal95. Elle repose sur une double condition, celle-ci portant, d’une part, sur le « rôle causal » et, d’autre part, sur le « pouvoir causal »96. Ainsi, il n’y a pas d’infraction si, au terme d’une expérience de pensée, on arrive à la conclusion que, sans le comportement litigieux, l’atteinte à la dignité de la victime n’aurait pas eu lieu, à tout le moins, pas telle qu’elle s’est produite in concreto. Par ailleurs, la commission de l’infraction de sexisme suppose que le comportement litigieux soit « de nature » attentatoire à la dignité « dans le cours normal des choses » et « selon l’expérience générale de la vie »97.

D’aucuns préfèrent toutefois la théorie de l’équivalence des conditions à celle de la causalité adéquate. Elle se limite à la première des exigences susmentionnées, celle tenant au rôle causal. Cette seconde théorie se calque sur l’approche civiliste de la causalité, qui tend à favoriser l’indemnisation de la victime – la question du pouvoir causal étant évacuée.

20. Le concept de dignité, à laquelle il doit être gravement porté atteinte pour qu’il y ait infraction de sexisme, sous-tend largement la loi du 22 mai 2014 – ainsi qu’on a déjà eu l’occasion de le souligner98. Son Exposé des motifs fait du « droit au respect de la dignité humaine » et de son respect l’un des enjeux essentiels du dispositif pénal mis en place99.

La dignité de l’être humain, que ce soit en tant qu'individu ou comme espèce, se présente comme la cristallisation d’une série d’impératifs à la fois éthiques, moraux et juridiques, entre lesquels elle instaure une sorte d’équilibre. L’on peut citer, parmi ces principes, l’autodétermination de la personne, l’égalité entre les citoyens, la protection des groupes vulnérables et de leurs membres, le respect de la vie privée et familiale ou, encore, les libertés d’expression, d’association et de religion100

Ceci étant, la référence faite à la dignité dans le texte de la loi du 22 mai 2014 ne manque pas de susciter des critiques. Le sens et la portée de ce concept, faut-il

94 Il est certain qu’en pratique, cette question de la causalité ne sera, comme telle, que rarement développée. L’attention portera plutôt sur le comportement litigieux lui-même, ainsi que sur ses conséquences pour la personne qui en est l’objet.

95 En ce sens, N. Colette-Basecqz et N. Blaise, op. cit., p. 271.

96 Pour de plus amples développements sur le recours à la théorie de la causalité adéquate pour ce qui est des infractions de résultat, N. Colette-Basecqz et N. Blaise, ibid., pp. 270 à 274.

97 N. Colette-Basecqz et N. Blaise, ibid., p. 271.

98 Voy. supra, n° 02.

99 En ce sens, Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  533297/001, p. 3 et p. 4.

100 Dans un sens assez similaire, L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 426.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 967

encore le rappeler, sont difficiles à cerner avec rigueur et précision101, ce qui est pourtant d’une importance capitale en matière pénale102. Les documents parlementaires ne livrent, par ailleurs, que peu ou prou de précisions. Aussi, c’est sur ce point que s’appuie le premier des moyens invoqués devant la Cour constitutionnelle pour obtenir l’annulation de cette loi. Les requérants estiment que « la notion de “dignité humaine” ne permet pas de déterminer avec suffisamment d’objectivité et de prévisibilité ce qui en constituera l’atteinte »103, ce qui les amène à conclure que la disposition concernée viole le principe de légalité en matière pénale. Ce n’est pas cependant la solution retenue par la Cour constitutionnelle dans son arrêt n° 72/2016 daté du 25 mai 2016. S’inscrivant dans une approche assez formelle, elle considère que « le texte est dépourvu d’ambiguïté à cet égard ». S’abstenant d’en préciser le sens, elle se limite, pour l’essentiel, au constat que « [l]a notion d’atteinte à la dignité de la personne ou à la dignité humaine est une notion qui a déjà été utilisée tant par le Constituant […] et le législateur […] que par la jurisprudence »104.

21. Ceci étant, quelques éléments permettent de cerner un peu plus le sens et la portée à donner à la notion de dignité telle que visée dans la loi du 22 mai 2014 « tendant à lutter contre le sexisme ». À s’en tenir au texte même de ce dispositif juridique, la dignité à laquelle il doit être porté atteinte est celle, non pas tellement de l’être humain en tant qu’espèce, mais bien de la personne contre laquelle le comportement litigieux est dirigé. Il s’agit bien de « sa » dignité.

D’aucuns sont tentés d’inférer de cette circonstance qu’il revient à la victime ellemême d’apprécier s’il y a eu ou non atteinte à sa dignité105. Cette approche, que l’on peut qualifier de subjective, correspond à celle retenue par la jurisprudence et la doctrine en ce qui concerne la législation en matière de discrimination, notamment par rapport à la notion d’intimidation106.

Cependant, les documents parlementaires de la loi du 22 mai 2014 proposent une autre lecture de cette exigence, davantage objective. À suivre cette logique, ce n’est pas tant l’appréciation de la victime qui est déterminante pour décider s’il y a eu ou non une atteinte à sa dignité, que des éléments qui lui sont extérieurs ou, pour le dire autrement, qui se situent hors du champ de la subjectivité de la personne concernée. En effet, lors de l’élaboration de la loi susvisée, un

101 En ce sens, J. Vrielink et  S. Van Dyck, op. cit., p. 778, n° 46 : « Het concept “menselijke waardigheid” kan […] een veelheid aan uiteenlopende en onderling tegenstrijdige ladigen dekken ».

102 Projet de loi (…), Amendements, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/002, amendement n° 1, pp. 1 et 2. Les autrices de l’amendement entendent notamment, par le dépôt de celui-ci, ériger en condition de l’infraction l’« infli[ction] d’une humiliation grave » en lieu et place de l’atteinte grave à la « dignité humaine » en raison du caractère « ambig[u] » et « imprévisible » de cette dernière notion. Voy. égal. Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 20132014, n° 53-3297/003, p. 13.

103 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, A.3.2.

104 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.11.3. Pour une autre décision, similaire, de la Cour constitutionnelle, voy., par exemple, C.C., 12 février 2009, n° 17/2009, plus spéc. B.53.1 et suivants.

105 En ce sens, J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 777, n° 42.

106 En ce sens, J. Vrielink et S. Van Dyck, ibid., p. 778, n° 43.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 968

amendement est introduit en vue notamment de substituer à la notion de dignité celle d’humiliation – ce dernier terme étant considéré par ses auteurs comme plus « univoque »107. Ceci étant, il est in fine rejeté, après que la ministre de l’Égalité des chances l’a critiqué au motif que « le terme d’humiliation a une portée plus large et plus subjective » et se situe à un niveau inférieur de l’échelle de gravité que l’atteinte à la dignité humaine »108.

C’est cette seconde lecture, qualifiée d’objective dans les présentes lignes, que retient la Cour constitutionnelle dans son arrêt n° 72/2016 du 25 mai 2016. Elle y affirme, à juste titre, que « la notion d’atteinte grave à la dignité humaine d’une personne ne saurait recevoir un contenu différent suivant les appréciations personnelles et subjectives de la victime du comportement »109, faisant ainsi tacitement référence au principe général de sécurité juridique. Le tribunal correctionnel francophone de Bruxelles fait sienne cette lecture dans un jugement daté du 27 mai 2021. Pour cette juridiction, ne suffit pas pour retenir la prévention de sexisme la circonstance que le prévenu ait fait naître un sentiment d’intimidation dans le chef de la victime par son comportement désagréable, « voire même inquiétant », et déplorable à l’égard des femmes110

22. Dès lors qu’une approche objective semble devoir être retenue, il convient d’identifier le référentiel ou le standard au regard duquel l’on est amené à apprécier s’il y a ou non une atteinte grave à la dignité de la victime. Le texte de la loi du 22 mai 2014 ne donne aucune précision à cet égard, pas plus que les documents parlementaires. Quant à la doctrine, elle dégage deux référentiels possibles, que d’aucuns confondent par ailleurs111, à savoir la personne raisonnable112 et la conscience collective113. Ces choix ne sont pas sans incidence ni à l’abri de toute critique.

La personne raisonnable et, plus encore, la conscience collective sont des concepts dont il est difficile de déterminer a priori ce qu’ils couvrent, si ce n’est au prix d’une grande latitude. Cette circonstance prend d’autant plus de poids que, en l’espèce, d’autres notions telles que celles de comportement ou d’atteinte grave à la dignité restent, pour une part au moins, indéterminées. Cette situation est évidemment de nature à conférer au juge un pouvoir d’appréciation important, au risque de le convier aux portes de l’arbitraire.

107 Projet de loi (…), Amendements, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/002, amendement n° 1, p. 2. Les autrices mettent en avant, invoquant une « étude de droit comparé », le caractère à la fois « ambig[u] » et « imprévisible » de la notion de « dignité ».

108 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 15 (nos accents).

109 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.11.4 (nos accents).

110 Corr. fr. Bruxelles, 27 mai 2021, J.L.M.B., 2021, p. 1149.

111 L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 426.

112 J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 778, n° 45. Voy. égal. L. Stevens et H. Van Dijcke, ibid., p. 426.

113 J. Vrielink et S. Van Dyck, ibid., p. 778 ; F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 46. Voy. égal. L. Stevens et H. Van Dijcke, ibid., p. 426.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 969

D’un point de vue plus théorique sans doute, le choix de la conscience collective comme référentiel apparaît comme étant inconséquent. On ne peut que s’en étonner dès lors que le but premier du législateur pénal est de faire évoluer dans un sens déterminé les mentalités au sein de la société114, ce qui, au prix d’une contradiction logique, fait de la conscience collective à la fois la cible du dispositif pénal et le critère de sa mise en œuvre. C’est pourtant la voie qu’emprunte la Cour de cassation, dans son arrêt du 8 juin 2022115. Elle avait été précédée par le tribunal correctionnel de Flandre orientale. Dans un jugement du 13 janvier 2021116, il se réfère à la conscience collective dans la « société occidentale » pour condamner pour sexisme le prévenu, d’origine afghane. Ce dernier avait posé délibérément sa main sur le séant d’une personne de sexe féminin, âgée de seize ans, et ce, par surprise. Il soutenait que, si un tel comportement n’était pas a priori « normal », il en allait autrement avec les femmes en Europe.

Pour ce qui est du recours à la notion de personne raisonnable comme référentiel, certains auteurs tempèrent l’approche in abstracto que l’on retient en général. Ils soutiennent la nécessité de prendre en compte au moins une qualité personnelle qui est celle du sexe de la victime. Ainsi, l’expérience de pensée réalisée par le juge doit être menée au prisme du regard que porterait sur le comportement litigieux soit un « homme raisonnable », soit une « femme raisonnable »117.

L’on peut regretter que la Cour de cassation n’ait pas retenu ce dernier référentiel. Il présente l’intérêt de limiter, au moins jusqu’à un certain point, l’incidence des appréciations personnelles de la victime sur la culpabilité de l’auteur du comportement, ce qui est de nature à renforcer la sécurité juridique. Il donne parallèlement davantage de marge de manœuvre au juge pour faire évoluer progressivement les mentalités en la matière, en évitant de le cantonner au moins théoriquement aux mentalités actuelles. Ce référentiel s’inscrit ainsi davantage dans la logique répressive retenue par le législateur118 – sans malheureusement s’affranchir d’une certaine indétermination.

23. L’atteinte à la dignité de la victime ne suffit pas pour qu’il y ait infraction de sexisme. Elle doit, comme l’indique le texte de la loi du 22 mai 2014, être « grave ».

114 Voy. supra, n° 08.

115 Cass., 8 juin 2022, R.G. P.21.523.F : « L’atteinte à la dignité n’est pas abandonnée à l’appréciation subjective de la victime ou de l’auteur du fait. Le critère est le respect du sentiment de dignité humaine tel qu’il est perçu à un moment donné par la conscience collective d’une société déterminée à une époque déterminée » (nos accents).

116 Corr. Flandre occidentale, div. Courtrai, 13 janvier 2021, R.A.B.G., 2021, pp. 1694 à 1700, note F. Van Volsem.

117 Dans ce sens, L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 427, où les auteurs soutiennent : « Het geslacht van het slachtoffer is in dit verband een bijzonder element […]. Het gemiddeld genomen aanzienlijke verschil in fysieke weerbaarheid tussen vrouwen en mannen maakt dat een seksistische ervaring de facto vaak sneller een grotere impact heeft op vrouwelijke slachtoffers. Bij de beoordeling in concreto van de impact op de waardigheid van het slachtoffer dient de feitenrechter met andere woorden na te gaan of een redelijk persoon van hetzelfde geslacht de seksistische gebaren of handelingen als een ernstige aantasting van haar of zijn waardigheid zou beschouwen ».

118 Voy. supra, n° 05 et suivants.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 970

Cette exigence est l’une des manifestations du souci du législateur de limiter la répression pénale ou, plus exactement, de « ne censurer que les abus »119 afin notamment de ne pas « tombe[r] dans le travers liberticide »120. L’on note également que c’est cette même volonté qui conduit au rejet de l’amendement visant à substituer la notion d’humiliation à celle de dignité121.

Cette exigence de gravité n’est pas précisée dans la loi et que peu explicitée lors des discussions parlementaires. L’atteinte à la dignité de la victime doit être, pour reprendre les termes d’auteurs de doctrine, « considérable » ou « importante », ce qui conduit à l’exclusion de celle qui n’est que « véniell[e] » ou « seulement significativ[e] »122 . Les documents parlementaires livrent quelques exemples de comportements sexistes qui, en termes d’atteinte à la dignité, ne rencontrent pas a priori l’exigence de gravité fixée par la loi du 22 mai 2014. C’est le cas, notamment, de la « drague éventuellement vulgaire » et des « sifflements en rue »123. Si l’on peut regretter l’incertitude qui entoure ce critère, son utilisation est conforme au principe de légalité en matière pénale124. La gravité est, par ailleurs, un critère régulièrement mobilisé en droit pénal pour circonscrire des comportements érigés en infraction125, 126

À titre d’exemple, est jugé comme portant gravement atteinte à la dignité de la victime, dans une décision du 31 octobre 2019 rendu par le tribunal correctionnel francophone de Bruxelles, le fait d’aborder cette personne en rue d’initiative, en groupe et de manière répétée, pour lui faire des avances déplacées, autant agressives que de nature sexuelle, avant de lui porter des coups127. Par contre, ce n’est pas le cas, selon la Cour d’appel de Liège, du « comportement oppressant » qui consiste à aborder en rue avec insistance des personnes de sexe féminin, de leur parler de leur âge, en l’espèce treize ans, de poser sa main sur l’épaule de l’une d’entre elles et de lui dire : « Tu as l’air vicieuse »128.

24. Aussi, le pouvoir d’appréciation laissé au juge pour déterminer s’il y a ou non infraction de sexisme est large, tout particulièrement même. Il tient notamment, comme on a déjà eu l’occasion de le souligner à plusieurs reprises, à la mobilisa-

119 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 3.

120 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 3.

121 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 15, où la ministre de l’Égalité des chances marque son opposition à l’amendement en indiquant notamment que « le terme d’humiliation a une portée plus large et plus subjective et se situe à un niveau inférieur de l’échelle de gravité que l’atteinte à la dignité humaine » (nos accents). Voy. égal. Projet de loi (…), Amendements, Doc. parl., Ch., sess. ord. 2013-2014, n° 53-3297/002, amendement n° 1, pp. 1 et 2.

122 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 47.

123 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 11.

124 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.11.1 et suivants.

125 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.15.1, où la Cour constitutionnelle constate qu’« [il] est inhérent à la mission du juge répressif de juger de la gravité d’un comportement et de déterminer en conséquence si celui-ci entre dans le champ d’application de la loi pénale ou pas ».

126 À cet égard, F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 48, où l’auteur dresse une longue liste d’infractions à titre d’illustrations.

127 Corr. fr. Bruxelles, 31 octobre 2019, N.J.W., 2020, pp. 559 à 561, note P. Borghs.

128 Liège, 20 décembre 2021, J.L.M.B., 2022, pp. 439 à 441.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 971

tion de concepts, tels que ceux de dignité et de gravité, dont le sens et la portée restent en partie indéterminés.

Dans cette entreprise, les circonstances concrètes de la cause peuvent, selon la Cour constitutionnelle, être prises en compte, sans que celle-ci ne précise toutefois lesquelles129, si ce n’est l’éventuel consentement de la victime130. Il en va ainsi notamment de la nature du comportement litigieux et de ses modalités d’exécution131, telles que, par exemple, le ton avec lequel un propos est tenu132. Il s’agit également, semble-t-il, du contexte général dans lequel prend place le comportement, comme le nombre d’auteurs ou de victimes, ou, encore, la localisation et la temporalité de l’acte133. C’est en tout cas la voie suivie par le tribunal correctionnel de Flandre orientale, qui prend en considération, au-delà des seuls termes utilisés, le contenu des propos tenus, le contexte de leur énonciation, ainsi que des éléments de communication non verbale134. Ce contexte prend, évidemment, d’autant plus d’importance dans l’appréciation des faits qu’à ne considérer que la nature même du comportement litigieux et ses modalités d’exécution, le caractère sexiste ne ressort qu’en tapinois135. Il faut aussi, semble-t-il, tenir compte des caractéristiques de la victime. C’est notamment la solution que paraît retenir le tribunal correctionnel francophone de Bruxelles. Cette juridiction relève, dans une décision du 6 juin 2018, certes de manière surabondante, que la victime est un « collègue policier aguerri » – « fût-il féminin », est-il encore ajouté136. Dans un ordre d’idées similaires, une partie de la doctrine considère que le sexe de la victime doit aussi être pris en compte dès lors qu’a priori, un même comportement sexiste a plus rapidement un fort impact sur une personne de sexe féminin137.

G. Intention animant le comportement

25. L’élément moral requis pour la commission de l’infraction de sexisme ne fait pas l’unanimité138. Il s’agit, pour les uns, du dol général et, pour les autres, d’un dol spécial, une intention plus spécifique étant exigée dans le second cas et non dans le premier. Il est certain que la position adoptée par le législateur à ce niveau souffre d’un manque de clarté. Ce point de discussion n’a pas davantage été épuisé, bien au contraire, par la Cour constitutionnelle et par la Cour de cassation qui se sont prononcées dans des sens différents.

129 Dans un sens similaire, F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 46.

130 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.11.4.

131 Dans un sens similaire, F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 46.

132 En ce sens, L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 427.

133 L. Stevens et H. Van Dijcke, ibid., p. 427.

134 Corr. Flandre orientale, div. Gand, 4 janvier 2022, N.J.W., 2022, p. 38.

135 Dans un sens équivalent, F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 46 ; L.  Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., pp. 430 et 431.

136 Corr. fr. Bruxelles, 6 juin 2018, inéd., BR.BR.56.98.1575/16.

137 En ce sens, L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 427.

138 Ceci étant, le caractère intentionnel de l’infraction de sexisme n’est point contesté, ni même questionné, par la jurisprudence ou par la doctrine.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 972

26. L’hypothèse suivant laquelle l’infraction de sexisme requiert le dol général comme élément moral trouve avant tout appui dans la formulation même du texte de loi. En effet, ce dernier ne contient aucune des expressions régulièrement employées pour indiquer l’exigence d’un dol spécial – par exemple « méchamment », « à dessein de nuire » ou « frauduleusement »139. Or, en l’absence d’une telle indication, il est souvent affirmé que l’élément moral requis pour la commission d’un délit, ce qu’est l’infraction de sexisme, est le dol général. Toutefois, la règle ainsi formulée connaît un tempérament dès lors que l’exigence d’un dol spécial peut également découler de la « nature même de l’infraction »140. Elle peut, par ailleurs, connaître des exceptions141. C’est notamment le cas en ce qui concerne la répression pénale du racisme142

27. L’autre hypothèse, celle d’un dol spécial, repose à la fois sur le texte de la loi du 22 mai 2014 et sur les documents parlementaires qui lui sont liés – chacun de ces éléments laissant toutefois place à la discussion. Ainsi, selon la ministre de l’Égalité des chances, l’exigence d’un dol spécial se déduit notamment de la circonstance que, pour constituer une infraction, le comportement litigieux doit « manifestement » avoir pour objet l’expression d’au moins l’une des trois formes de sexisme visées par la loi143 – déjà exposées ci-avant144. Cette lecture fait, à juste titre, l’objet de critiques. L’usage de cet adverbe dans le texte de loi paraît renvoyer, non pas tellement à l’intentionnalité particulière qui devrait animer l’auteur du comportement litigieux, mais davantage au caractère clairement sexiste de ce dernier145, 146 .

Par ailleurs, d’aucuns pourraient être tentés d’inférer l’exigence d’un dol spécial de la circonstance que l’infraction de sexisme est forcément commise « en raison de » l’appartenance sexuelle de la victime147, sans pour autant emporter la conviction à elle seule.

Un dernier argument peut être tiré des travaux préparatoires de la loi du 22 mai 2014 où il est fait référence à plusieurs reprises à un état d’esprit particulier dans

139 F. Kuty, op. cit., p. 54.

140 F. Tulkens, M. van de Kerchove, Y. Cartuyvels et C. Guillain, Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, 10e éd., Waterloo, Kluwer, 2014, p. 464, où les auteurs renvoient notamment à un arrêt de la Cour de cassation daté du 13 mars 2012 (Pas., 2012, n° 164). Voy. égal. J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 773, n° 16.

141 J. Vrielink et S. Van Dyck, ibid., p. 773, n° 16.

142 J. Vrielink et S. Van Dyck, ibid., p. 773, n° 16 : Loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie, art. 21.

143 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Sénat, sess. ord., 2013-2014, n°  5-2830/2, p. 3 ; Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 4.

144 Voy. supra, n° 10.

145 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Sénat, sess. ord., 2013-2014, n°  5-2830/2, p. 3, où, à propos de l’expression « qui a manifestement pour objet », la ministre de l’Égalité des chances paraît confondre différents éléments : « ici on retrouve l’élément intentionnel, le dol, la volonté de nuire au sens pénal et cette volonté doit être “manifeste”, soit ostensible et incontestable, ce qui requiert un certain niveau de gravité soumis à l’appréciation du juge pénal » (nos accents).

146 Dans un sens similaire, F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 53.

147 Voy. supra, n° 13.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 973

le chef de l’auteur de l’acte – à savoir une « réelle intention de nuire »148 ou, encore, une « volonté de nuire au sens pénal »149. Sa faiblesse tient à l’absence d’une expression de ce type dans le texte même de la loi, ainsi qu’on l’a déjà indiqué150, et au caractère équivoque des propos tenus par la ministre de l’Égalité des chances151, qui paraît confondre les notions de dol général et de dol spécial152, 153 .

28. Cette question de l’élément moral va recevoir une réponse différente de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation. Dans son arrêt n° 72/2016 du 25 mai 2016, la première de ces juridictions conclut expressément que la commission de l’infraction de sexisme requiert un dol spécial, s’appuyant à la fois sur les termes de la loi du 22 mai 2014 et sur les travaux préparatoires154. Cette solution est tout aussi explicitement écartée par la Cour de cassation, dans son arrêt du 8 juin 2022155 rendu sur les conclusions conformes du Ministère public. Celles-ci reposent, pour l’essentiel, sur le constat de l’absence d’éléments dans le texte de loi indiquant l’exigence d’un dol spécial comme élément moral de l’infraction156.

Ceci étant, à s’en tenir au texte même de leur arrêt respectif, la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation s’accordent à dire que l’infraction de sexisme requiert comme élément moral « l’intention d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne ou de la considérer comme inférieure »157 – en sachant que le geste ou le comportement est susceptible d’entraîner une atteinte à la dignité de cette personne. Aussi, dans ses conclusions, l’Avocat général Damien vandeRmeeRscH se demande si ce n’est pas le dol général que la Cour constitutionnelle retient in fine comme élément moral de l’infraction158 – la notion même de dol spécial étant utilisée à tort dans l’arrêt.

148 Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/001, p. 7. Les ministres de l’Égalité des chances et de la Justice considèrent d’ailleurs qu’en l’absence d’une telle intention, c’est au « système civil » d’offrir des solutions à ces « acte[s] pourvu[s] d’effets dégradants ». Voy. égal. Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 4.

149 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Sénat, sess. ord., 2013-2014, n°  5-2830/2, p. 3. Voy. égal. Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/001, p. 6 et p. 7.

150 Voy. supra, n° 26.

151 Lors des travaux préparatoires de la loi du 22 mai 2014, la ministre de l’Égalité des chances soutient expressément que, pour ce qui est de l’infraction de sexisme, un « dol spécial » est requis. Voy. not. Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/003, p. 11. Si, dans la partie intitulée « Le volet pénal » de l’Exposé des motifs, il est bien fait référence au « dol spécial » comme élément moral des infractions en projet, le passage en question paraît ne concerner que la répression de la discrimination – et non le sexisme (Projet de loi [...], Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, pp. 5 et 6).

152 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Sénat, sess. ord., 2013-2014, n°  5-2830/2, p. 3 ; Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 4.

153 En ce sens, F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 54.

154 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.23.2, où sont cités deux extraits des documents parlementaires, ayant pour références : Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 7 ; Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 533297/003, p. 4.

155 Cass., 8 juin 2022, R.G. P.21.523.F.

156 Av. gén. D. Vandermeersch, concl. préc. Cass. (2e ch.), 8 juin 2022, R.G. P.22.0306.F.

157 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.23.2 ; Cass., 8 juin 2022, R.G. P.21.523.F.

158 Av. gén. D. Vandermeersch, concl. préc. Cass. (2e ch.), 8 juin 2022, R.G. P.22.0306.F.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 974

29. Si aucun élément n’est de nature à lever tout doute, cette dernière solution doit sans doute être privilégiée. Elle présente à tout le moins l’intérêt de ne pas voir l’infraction de sexisme vidée de toute sa substance, ou presque. En effet, à retenir le dol spécial comme élément moral, la charge de la preuve s’en trouverait considérablement alourdie. Il reviendrait notamment à la partie poursuivante de prouver, dans le chef de l’auteur des faits, une « intention plus spécifique »159 ou « qualifiée »160, à savoir celle d’« exprimer un mépris à l’égard [de la victime] en raison de son appartenance sexuelle », de la « considérer, pour la même raison, comme inférieure » ou de la « rédui[re] à sa dimension sexuelle »161, 162 .

Retenir le dol général comme élément moral implique que l’auteur doit accomplir le comportement litigieux volontairement ou, pour le dire autrement, de manière délibérée, avec l’ « intention de réaliser l’élément matériel de l’infraction »163. L’infraction doit également être commise sciemment. Son auteur doit dès lors avoir connaissance de la réalisation de l’ensemble des « [exigences d’ordre] matérie[l] constituti[ves] de l’infraction »164, ce qui comprend notamment la possibilité de porter gravement atteinte par son comportement à la dignité de la victime, la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation le précisant d’ailleurs de manière explicite165, 166 .

Notons que la preuve de l’élément moral se déduit généralement d’un ensemble de circonstances factuelles. Rien ne s’oppose à ce que cette logique trouve également à s’appliquer aux manifestations de sexisme, à tout le moins les plus caractérisées d’entre elles – ce que vise in fine la loi du 22 mai 2014167.

159 N. Colette-Basecqz et N. Blaise, op. cit., p. 304. Voy. égal. T. Moreau et D. Vandermeersch, Éléments de droit pénal, Bruxelles, la Charte, 2019, p. 175, où les auteurs évoquent l’« intention de poursuivre un résultat déterminé » et l’« état d’esprit particulier qui anime l’agent » – sans mobiliser explicitement, faut-il le noter, la notion de « dol spécial ».

160 F. Tulkens, M. van de Kerchove, Y. Cartuyvels et C. Guillain, op. cit., p. 464.

161 Dans un sens similaire, L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 429.

162 L’avocat général D. Vandermeersch privilégie l’idée d’un dol général notamment au motif qu’à défaut, l’on se retrouverait face à un « dol spécial à trois têtes » (concl. préc. Cass. (2e ch.), 8 juin 2022, R.G. P.22.0306.F.). À cet égard, notons que ces trois hypothèses sont formulées de manière très large (voy. supra, n° 10), tout comme elles se recoupent partiellement (L. Stevens et H. Van Dijcke, ibid., p. 430). Cette circonstance tend évidemment à réduire l’importance accordée à la question de l’élément moral requis, plus spécifiquement l’exigence ou non d’une intention particulière dans le chef de l’auteur (J.  Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 773, n° 14, où les auteurs posent le constat suivant : « De inperking van de strafbaarstelling, die het criterium inzake bijzonder opzet typisch meebrengt […] wordt door de verdrievoudiging van dat criterium uiteraard geminimaliseerd »).

163 T. Moreau et D. Vandermeersch, op. cit., p. 167.

164 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 54.

165 C.C., 25 mai 2016, n° 72/2016, B.23.2 ; Cass., 8 juin 2022, R.G. P.21.523.F. Voy. égal. L. Stevens et H. Van Dijcke, op. cit., p. 429.

166 Cette connaissance porte aussi, à suivre la jurisprudence de la Cour de cassation, sur le caractère pénalement répréhensible du comportement sexiste (F.  Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 54), ce qui in fine n’est pas de la plus grande importance dès lors qu’en principe, nul n’est censé ignorer la loi (T. Moreau et D. Vandermeersch, op. cit., p. 167, ces auteurs contestant par ailleurs cette jurisprudence).

167 En ce sens, voy. not. supra, n° 23, ainsi que nos 27 et suivants.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 975

H. Circonstances du comportement

30. Le comportement litigieux ne peut constituer une infraction de sexisme que lorsqu’il revêt un caractère public. En effet, la loi du 22 mai 2014 « tendant à lutter contre le sexisme » ne vise que les actes qui ont lieu dans les « circonstances visées à l’article 444 du Code pénal »168. Cette dernière disposition spécifie une série d’hypothèses, couvrant un champ très large, dans lesquelles la calomnie et la diffamation se trouvent pénalisées169. Comme explicité dans la suite de l’exposé, c’est le cas lorsque, par exemple, le comportement se produit dans des réunions ou lieux publics170 ou en présence de la personne qui en est l’objet et d’au moins un témoin171. Sont également visées des situations où l’atteinte à sa dignité est causée par le biais d’écrits, ceux-ci étant par exemple « adressés ou communiqués à plusieurs personnes »172.

31. Dans les travaux préparatoires, cette exigence de publicité173 comme condition de l’infraction de sexisme paraît justifiée par des considérations liées à la preuve. Elle doit permettre d’en faciliter l’administration, que ce soit par la production de témoignages ou, encore, d’images ou de copies174. Les faits de sexisme peuvent notamment avoir lieu sur internet.

L’argument ne convainc pas vraiment et cette exigence de publicité paraît manquer de pertinence. En effet, elle ne favorise pas tant l’administration de la preuve qu’elle n’exclut du champ pénal des faits qui sont a priori plus difficiles à prouver, mais dont certains pourraient l’être.

32. Il se déduit du renvoi à l’article 444 du Code pénal que, pour être pénalement répréhensible, la publicité du comportement sexiste doit être effective et réelle175 .

Cette exigence implique qu’en plus de la présence d’un certain nombre de personnes, ces dernières doivent pouvoir percevoir les actes litigieux176. C’est la raison pour laquelle, par exemple, une conversation à bas mots en rue ne peut être

168 Loi du 22 mai 2014 « tendant à lutter contre le sexisme », art. 2.

169 La calomnie et la diffamation sont définies à l’article 443, al. 1er, du Code pénal. Ces infractions s’entendent de l’« [imputation méchante] à une personne [d’un] fait précis qui est de nature à porter atteinte à l’honneur de cette personne ou à l’exposer au mépris public, et dont la preuve légale n’est pas rapportée ». La calomnie suppose que cette preuve est légalement admissible, contrairement à la diffamation. Cette distinction est essentiellement théorique dès lors que ces deux infractions sont soumises au même régime juridique.

170 C. pén., art. 444, al. 2. Sur cette hypothèse, voy. plus spéc. n° 34.

171 C. pén., art. 444, al. 4. Sur cette hypothèse, voy. plus spéc. n° 34.

172 C. pén., art. 444, al. 6. Sur cette hypothèse, voy. plus spéc. n° 35.

173 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Sénat, sess. ord., 2013-2014, n° 5-2830/2, p. 3.

174 Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Sénat, sess. ord., 2013-2014, n°  5-2830/2, p. 3 ; Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/003, p. 4.

175 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 49.

176 I. Delbrouck, « Aanranding van de eer of de goede naam van personen », in Postal Memorialis. Lexicon strafrecht, strafvordering en bijzondere wetten (f. mob.), Mechelen, Kluwer, 14 juin 2007, A15/18 ; P.  Magnien, « Chapitre XVI – Les atteintes à l’honneur », in H. D.  Bosly et C.  De Valkeneer (dir.), Les infractions, vol. 2, Les infractions contre les personnes, 2e éd., Bruxelles, Larcier, 2020, p. 1005, p. 1006 et p. 1007.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 976

constitutive de l’infraction de calomnie ou de diffamation177 et, par répercussion, de sexisme.

Ceci étant, il n’est pas requis que ces personnes aient réellement saisi les comportements dont il est question. La seule « potentialité effective » de leur perception suffit. C’est en tout cas la position de la Cour de cassation178, également adoptée par une partie de la doctrine179. D’autres auteurs considèrent, quant à eux, que les comportements litigieux doivent être effectivement perçus pour être répréhensibles sur la base de l’article 444 du Code pénal180

Enfin, dans les différentes hypothèses visées à l’article 444 du Code pénal, n’est pas fixé le nombre minimal de personnes requis pour satisfaire à l’exigence de publicité. Selon les documents parlementaires, il est fonction des circonstances. À cet égard, le juge dispose en principe d’un certain pouvoir d’appréciation181. Ceci étant, la Cour de cassation considère qu’en présence de la personne offensée, un témoin unique suffit182. Ce point est, au besoin, précisé dans la suite de l’exposé.

33. Ce sont cinq hypothèses que vise l’article 444 du Code pénal. Une distinction est communément opérée entre elles, et ce en fonction du caractère oral ou écrit des comportements litigieux183. Les deux dernières hypothèses mentionnées dans la disposition précitée concernent explicitement des écrits184 et, pour l’une d’entre elles, également des images et des emblèmes185. Quant aux trois premières, la forme de la calomnie et de la diffamation n’est pas autrement précisée dans le texte de loi, mais la doctrine considère généralement qu’il s’agit de propos tenus oralement186.

Datant de l’adoption du Code pénal en 1867, ces deux séries d’hypothèses visées à l’article 444 susvisé ne tiennent pas spécifiquement compte du développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, ci-après les « NTIC ». Or, une très large part des échanges au sein des sociétés occidentales contemporaines passe par ces nouveaux canaux – que ce soit par l’envoi de SMS, par la transmission de messages vocaux ou vidéo, par l’expédition de courriels, par l’utilisation de réseaux sociaux ou d’espaces de conversation ou, encore, par la construction de sites internet ou leur alimentation. Ceci étant, même si les NTIC ne sont pas expressément visées dans l’article 444 du Code pénal, il ne fait pas de

177 En ce sens, P. Magnien, ibid., p. 1005.

178 Cass., 21 juin 1954, Pas., 1954, I, p. 902.

179 En ce sens, I. Delbrouck, op. cit., A15/18.

180 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., pp. 50 et 51, pour ce qui est des hypothèses autres que celles visant spécifiquement le recours à des écrits – ou à des images ou emblèmes.

181 Cass., 30 octobre 2007, P.07.0714.N.

182 Cass. (2e ch.), 29 septembre 2021, P.21.523.F.

183 I. Delbrouck, op. cit., A15/17 et A15/18.

184 C. pén., art. 444, al. 4 et 5.

185 C. pén., art. 444, al. 4.

186 En ce sens, J.-S.-G. Nypels et J. Servais, Le Code pénal belge interprété principalement au point de vue de la pratique. Nouvelle édition mise au courant de la doctrine et de la jurisprudence, t. III, Art. 398 à 490, Bruxelles, Bruylant, 1898, p. 210, n° 4.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 977

doute que cette disposition est applicable aux comportements commis en recourant à ces moyens de communication, pour autant évidemment que les autres exigences, notamment celle de la publicité, soient rencontrées. En effet, si la loi pénale est a priori de stricte interprétation, la Cour de cassation admet son interprétation évolutive sous réserve du respect de certaines conditions187. Elle juge, en effet, que « la loi pénale [peut être] appliqu[ée] à des faits que le législateur était dans l’impossibilité absolue de prévoir à l’époque de la promulgation de la disposition pénale à la double condition que la volonté du législateur d’ériger des faits de cette nature en infraction soit certaine et que ces faits puissent être compris dans la définition légale de l’infraction »188. Nul doute que, pour ce qui est des hypothèses visées à l’article 444 du Code pénal, le développement des NTIC et leur usage satisfont à ces exigences189, 190

Au-delà de cette circonstance, la distinction des hypothèses visées à l’article 444 du Code pénal suivant le caractère écrit ou oral des comportements litigieux revêt une importance sur le plan juridique. Lorsque la publicité est donnée aux comportements incriminés par la voie d’écrits ou, le cas échéant, d’images ou d’emblèmes, elle peut résulter de la seule réitération d’actes isolés191. C’est le cas, par exemple, lorsqu’un courrier est d’abord envoyé à une première personne, puis à une deuxième et, ensuite, à une troisième ou, encore, quand un même écrit est présenté successivement à plusieurs personnes pour lecture. Dans l’autre série d’hypothèses, des actes qui, considérés individuellement, échappent à la répression pénale en raison d’un manque de publicité ne deviennent pas condamnables du fait de leur seule répétition. Il en va ainsi, notamment, lorsqu’une personne tient des propos litigieux à diverses reprises, chaque fois dans le cadre de conversations strictement privées192

Ces quelques éléments amènent à questionner ce critère communément mobilisé par la doctrine pour distinguer ces deux séries d’hypothèses, à savoir le caractère écrit ou oral des comportements litigieux. On peut se demander si ce n’est pas davantage celui de la permanence ou non de leur support, qui est déterminant, ou qui devrait l’être. Dans le premier cas, les actes qui ne peuvent donner lieu isolément à condamnation en raison de leur manque de publicité, peuvent être répétés assez aisément du fait de la pérennité de leurs supports, ce qui est de nature à justifier leur caractère pénalement sanctionnable en cas de réitération.

187 Sur cette question, F. Kuty, Principes généraux du droit pénal belge, Bruxelles, Larcier, 2009, pp. 232 à 240.

188 Cass., 10 novembre 2004, Pas., 2004, p. 1771.

189 À ce sujet, I. Delbrouck, op. cit., A15/23 et A15/24.

190 À ce propos, concernant plus spécifiquement l’infraction de sexisme, Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 8 : « Les réseaux sociaux ouverts au public peuvent […] être un canal d’expression de comportements sexistes : par exemple, la création d’une page où sont publiées des photos de jeunes femmes, photos privées ou prises à leur insu et diffusées sans leurs accords commentés de propos méprisants, ouvertement sexistes ».

191 P. Magnien, op. cit., p. 1005.

192 J.-S.-G. Nypels et J. Servais, op. cit., p. 211. Voy. égal. P. Magnien, ibid., p. 1005.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 978

Cette question est loin d’être uniquement théorique, d’autant plus avec le développement des NTIC. En constitue une belle illustration l’enregistrement vocal qui a un caractère essentiellement oral, mais dont la permanence du support permet une diffusion échelonnée dans le temps, de manière répétée, le cas échéant sur une longue période et avec une large audience. L’on pourrait également considérer, pour éviter la controverse, que l’enregistrement vocal est une sorte d’écrit dans la mesure où, d’une manière ou d’une autre, il est codé sur un support matériel, que ce soit sur une bande magnétique, sur un disque dur, sur une carte SD ou, encore, dans un data center.

34. Ainsi, dans les trois premières hypothèses reprises à l’article 444 du Code pénal, le comportement litigieux est commis sans exiger le recours à un écrit, le cas échéant à un emblème ou à une image. Il revêt a priori un caractère oral193.

La première de ces hypothèses vise les actes posés dans des « réunions [publiques] » ou des « lieux publics »194. Ces deux expressions sont entendues largement. Elles couvrent tout espace ou tout rassemblement « où le premier venu est admis »195. Ceci ne fait pas obstacle à ce que de telles réunions soient soumises à des conditions d’accès telles que le paiement d’un droit d’entrée ou l’affiliation à une association196, celles-ci pouvant même se tenir dans un lieu privé197. Aussi, dans cette même logique, la Cour de cassation retient une acception particulièrement large du lieu public dans sa jurisprudence, datant, faut-il le noter, du XIXe siècle198. Elle l’étend à tout ce qui ne relève pas du domicile privé ou de la résidence particulière199. La présente hypothèse a un champ d’autant plus étendu que, selon une partie de la doctrine, elle englobe les situations où des comportements sont posés dans un lieu privé de manière à être perçus depuis un lieu public ou d’autres espaces privés200.

L’hypothèse suivante s’inscrit dans le prolongement de la précédente et vient la compléter. Elle concerne les lieux privés201 où sont présentes plusieurs personnes qui ont le « droit de s’y assembler » ou « de le[s] fréquenter »202. Cette hypothèse comprend notamment les réunions privées qui se déroulent dans de tels endroits203, celles-ci n’étant ouvertes qu’aux seules personnes invitées ou unique-

193 Sur cette question, voy. supra, n° 33.

194 C. pén., art. 444, al. 2.

195 L. Crahay, Traité des contraventions de police contenant l’exposé des principes généraux qui les régissent. Le commentaire du Titre X, Livre II du Code pénal, celui du Titre II du Code pénal et de plusieurs lois spéciales, 2e éd., Bruxelles, Bruylant, 1887, p. 592, n° 616.

196 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 49 ; P. Magnien, op. cit., pp. 1004 et 1005.

197 F. Kuty, ibid., p. 49.

198 Cass., 16 mars 1842, Pas., 1842, I, p. 158, cité par F. Kuty, ibid., p. 49 ; P. Magnien, op. cit., p. 1005 – ce dernier auteur renvoyant également à Cass. fr. (civ.), 23 octobre 1899, S., 1899, I, p. 489.

199 F. Kuty, ibid., p. 49 ; P. Magnien, ibid., p. 1005 ; I. Delbrouck, op. cit., A15/19.

200 I. Delbrouck, ibid., A15/19.

201 Dans le texte de loi, ces lieux sont qualifiés de « non public[s] ».

202 C. pén., art. 444, al. 3.

203 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 50.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 979

ment aux membres d’un collectif déterminé204. Ceci étant, comme dans la précédente hypothèse, ne sont pas visés les comportements adoptés dans un domicile privé ou dans une résidence particulière205

Dans la troisième hypothèse, la présence de la personne contre qui est dirigé le comportement litigieux206 est exigée, ce qui confère à ce dernier une gravité particulière207. Aussi, il n’y a pas de condition fixée quant au lieu des faits, celui-ci ne devant donc pas être public ou ouvert à des personnes ayant le droit de s’y assembler ou de le fréquenter. L’exigence de publicité conduit toutefois à requérir la présence de témoins. Un seul suffit selon un arrêt du 29 septembre 2021 de la Cour de cassation208, rendu sur avis contraire du ministère public209. La qualité de ces témoins est, par ailleurs, sans importance210. Il peut s’agir de proches ou non de la victime du comportement litigieux ou, encore, de personnes soumises ou non à une obligation de confidentialité.

35. Quant à la seconde série d’hypothèses visées à l’article 444 du Code pénal, elles exigent, pour la commission de l’infraction, le recours à des écrits211, ou, pour la première d’entre elles, à des emblèmes ou à des images. Ces termes ne sont pas définis par le législateur et, en conséquence, doivent être a priori entendus suivant leur acception usuelle. Selon la doctrine, les notions d’emblèmes et d’images sont comprises dans un sens large212. La seconde d’entre elles désigne, entre autres, les dessins, les photos, les gravures, les lithographies et les caricatures213, 214. Quant aux emblèmes, ils se caractérisent par leur dimension symbolique215, ce qui est le cas par exemple d’un mannequin ayant les traits d’une personne déterminée216.

204 I. Delbrouck, op. cit., A15/19.

205 P. Magnien, op. cit., p. 1005 ; F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 50 ; I. Delbrouck, ibid., A15/19 et A15/20.

206 Le texte de loi désigne la victime par l’expression de « personne offensée ».

207 I. Delbrouck, op. cit., A15/20. L’auteur rappelle à juste titre qu’au moment de l’adoption de la disposition pénale, le duel constitue un mode de résolution des atteintes à l’honneur – ce qui n’est plus le cas actuellement.

208 Cass. (2e ch.), 29 septembre 2021, P.21.523.F. La portée de cet arrêt se limite a priori à l’hypothèse visée à l’article 444, al. 4, du Code pénal.

209 Av. gén. M. Nolet de Brauwere, concl. préc. Cass. (2e ch.), 29 septembre 2021, P.21.523.F. De manière similaire, jusqu’alors, plusieurs auteurs considéraient que la présence de plusieurs témoins était requise, mais que deux étaient a priori suffisants. Voy. P. Magnien, op. cit., p. 1006 ; F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 51.

210 À ce sujet, P. Magnien, ibid., p. 1006 ; F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », ibid., p. 51.

211 Contrairement à l’hypothèse suivante, le texte de loi ne précise pas ici que les écrits sont « imprimés ou non ». Cette différence est sans incidence. Le terme « écrits », qu’il soit ou non précisé par l’expression reprise ci-avant, reçoit a priori le même sens – usuel – dans ces deux hypothèses.

212 P. Magnien, op. cit., p. 1008.

213 I. Delbrouck, op. cit., A15/20 et A15/21 ; P. Magnien, ibid., p. 1008.

214 Plus spécialement concernant les caricatures, I. Delbrouck, ibid., A15/20 et A15/21, où l’auteur observe : « [E]en karikatuur is een vorm van kunst, waarbij bepaalde gebreken van de betrokkene geaccentueerd worden. Zolang de spot betrekking heeft op algemeen gekende gebreken van de betrokkene is er geen probleem noch en strafbare gedraging. Zodra de karikatuur dit kader te buiten gaat en kwaadwillig moreel kwetsend opgesteld wordt, is het mogelijks een lasterlijke of eerrovende prent, indien de andere gestanddelen van deze misdrijven eveneens vervuld zijn ».

215 I. Delbrouck, ibid., A15/21.

216 I. Delbrouck, ibid., A15/21.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 980

La première de ces hypothèses ne concerne les écrits, les images et les emblèmes que dans la mesure où ils sont rendus publics217. Le texte de l’article 444, al. 5, du Code pénal mentionne plusieurs moyens par le biais desquels ces supports peuvent être soumis « aux regards du public », à savoir l’affichage, la distribution, la vente, la mise en vente ou l’exposition. L’on doit noter qu’un seul support est suffisant dès lors qu’il est rendu public, par exemple par son affichage dans un lieu de passage218. Il importe peu, par ailleurs, qu’il soit porté à la connaissance d’autrui dans un lieu public ou privé219, ou de manière ostensible ou clandestine220. Par contre, il est exigé que l’auteur ait l’intention de rendre publics les écrits, images ou emblèmes221. C’est la raison pour laquelle, par exemple, un libelliste ne peut être condamné sur cette base si c’est un tiers qui diffuse à son insu ses écrits.

Seuls les écrits sont visés par la seconde hypothèse, à l’exclusion donc des images et des emblèmes. D’aucuns émettent l’hypothèse d’un oubli du législateur222, que le juge pénal ne peut en principe pallier d’initiative223. Par contre, ces écrits ne doivent pas nécessairement être rendus publics, mais seulement adressés ou communiqués à différentes personnes224. Dans le premier cas, l’écrit est effectivement transmis à autrui, alors que, dans le second, l’auteur du comportement litigieux ne s’en défait pas225, par exemple en se contentant de le montrer à autrui pour lecture. Aussi, le biais par lequel cet écrit est diffusé est sans importance226. Il peut s’agir d’un envoi postal, par téléfax ou via internet ou, encore, d’une remise en main propre227. Par contre, comme dans l’hypothèse précédente, la diffusion de l’écrit doit être intentionnelle228. Quant au nombre minimal de personnes à qui il doit être adressé ou communiqué, il est laissé à l’appréciation du juge229, comme indiqué ci-avant230. Ceci étant, il est a priori peu élevé. Se référant aux documents parlementaires, la doctrine évoque le nombre de deux ou de trois231. Il peut même s’agir d’une seule personne si l’auteur veut ou accepte que cette dernière le diffuse auprès d’autrui232, cette communication auprès de tiers étant alors la « conséquence nécessaire » ou « inéluctable » de son comportement233. Une illustration est celle de l’envoi d’un écrit à un membre d’un conseil d’administration sachant qu’il va être partagé ou discuté au sein de celui-ci234. Il en va également ainsi lorsqu’une

217 C. pén., art. 444, al. 5.

218 I. Delbrouck, op. cit., A15/21.

219 I. Delbrouck, ibid., A15/21.

220 P. Magnien, op. cit., p. 1007.

221 P. Magnien, ibid., p. 1007 ; I. Delbrouck, op. cit., A15/21.

222 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 52.

223 F. Kuty, ibid., p. 52.

224 C. pén., art. 444, al. 6.

225 P. Magnien, op. cit., p. 1009.

226 I. Delbrouck, op. cit., A15/22 ; F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 52.

227 Ces exemples sont mentionnés par F. Kuty, ibid., p. 52.

228 Dans un sens similaire, F. Kuty, ibid., p. 53.

229 F. Kuty, ibid., p. 52.

230 Voy. supra, n° 32.

231 I. Delbrouck, op. cit., A15/22 ; P. Magnien, op. cit., p. 1009.

232 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 53.

233 F. Kuty, ibid., p. 53.

234 I. Delbrouck, op. cit., A15/22 et A15/23 – d’autres exemples étant donnés par l’auteur.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 981

carte postale est envoyée à un destinataire particulier, les agents des services postaux pouvant prendre connaissance du message dès lors que celui-ci n’est pas glissé dans une enveloppe qui en cache le contenu235

36. Les conditions de publicité en matière de sexisme sont ainsi définies de manière particulièrement large. Rares sont les situations qui y échappent. On peut mentionner, à titre d’exemples, des propos sexistes tenus en aparté, en présence de la seule victime dans un domicile ou, encore, dans un courrier destiné à un destinataire particulier. Le champ couvert par ces hypothèses apparaît d’autant plus large que leurs limites sont à plus d’un égard indéfinies ou, à tout le moins, incertaines. La question du nombre minimal de personnes requis pour satisfaire à l’exigence de publicité en est une belle illustration236. La solution retenue par le législateur prête le flanc à la critique. Au-delà de la question de la prise en compte des NTIC237, l’on peut considérer qu’à vouloir autant étendre le champ d’application des infractions concernées, il eût été plus indiqué de ne prévoir aucune condition de publicité particulière, le juge étant de toute façon amené à tenir compte des circonstances factuelles lors de l’appréciation de l’atteinte grave ou non à la dignité de la victime. Plus fondamentalement, l’on pourrait raisonnablement reprocher au législateur d’avoir donné à ces hypothèses une portée bien trop large, au point notamment de porter atteinte de manière injustifiée à la liberté d’expression. Le délit de pensée n’est pas loin.

37. Le sexisme et la lutte contre ce phénomène constituent une question de société d’importance majeure, traversée à la fois par des points de rupture et des réalités asymétriques. Plusieurs retiennent particulièrement l’attention. Ces comportements qui touchent essentiellement les personnes de sexe ou de genre féminin sont profondément inscrits dans les structures sociales, au point d’ailleurs d’être largement tolérés, acceptés, voire même banalisés. Parallèlement, ils donnent lieu de plus en plus à des formes de résistance et de contestation. Ces revendications à la fois fortes et légitimes, largement relayées par les acteurs médiatiques et sur les réseaux sociaux, ont fait émerger presque abruptement ce phénomène parmi les priorités politiques entendues largement.

C’est dans ce contexte que les autorités publiques ont décidé de se saisir spécifiquement de cette problématique. Diverses initiatives ont été prises238. L’une d’entre elles emprunte la voie pénale : loi du 22 mai 2014 érige en infraction autonome le sexisme. Cette solution ne s’imposait pas d’évidence. Une réponse répres-

235 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 53 ; P. Magnien, op. cit., p. 1009 ; I. Delbrouck, ibid., A15/23.

236 Voy. supra, n° 32 et suivants.

237 Voy. supra, n° 33.

238 Pour diverses illustrations : Résolution visant à renforcer la lutte contre le sexisme dans l’espace public, Doc. parl., Sén., sess. ord., 2021-2022, n° 7-80/1, 8 p.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 982
* * *

sive à des comportements individuels largement répandus qui, considérés isolément, apparaissent aux yeux de beaucoup comme anecdotiques ou insignifiants, semble vouée à la fois à souffrir d’un manque de légitimité et à être condamnée à l’inefficience, ce qui se traduit souvent par une efficacité toute relative du dispositif mis en place. C’est là plus que vraisemblablement un ensemble de considérations qui ont conduit le législateur à attacher à son œuvre une fonction essentiellement symbolique, convaincu que l’autorité de la norme suffit à transformer la conscience collective, ou y contribue à tout le moins. Il n’en reste pas moins que, depuis l’entrée en vigueur de la loi le 3 août 2014, des juridictions ont été amenées à se prononcer sur la culpabilité de prévenus du chef de cette nouvelle infraction.

Cette jurisprudence a dissipé quelques incertitudes grevant la loi du 22 mai 2014, par exemple en privilégiant une approche objective de la notion de dignité et en se référant à la conscience collective pour apprécier l’atteinte qui lui est portée. Elle renforce surtout l’impression que cette incrimination appelée à remplir une fonction essentiellement symbolique pèche par sa trop grande complexité. Celleci tient, pour partie, à des questions qui dépassent la seule infraction de sexisme. On pense, par exemple, à l’hésitation quant à la nature du rapport requis entre le comportement litigieux et le dommage visé par l’incrimination, en l’espèce l’atteinte grave à la dignité de la victime, la théorie de la causalité adéquate devantelle être privilégiée à celle de l’équivalence des conditions ? On peut également mentionner le caractère public du comportement sexiste, qui doit être compris au sens de l’article 444 du Code pénal. Les hypothèses visées par cette disposition gagneraient à être simplifiées et à tenir compte du développement des NTIC.

D’autres éléments propres à la loi du 22 mai 2014 contribuent à rendre ce dispositif inutilement complexe et à y multiplier les points de questionnement. Par exemple, le choix du législateur d’exclure de la répression pénale les comportements visant des groupes pris abstraitement laisse perplexe. Les publicités sexistes, notamment, doivent être absoutes alors même que celles-ci sont destinées à avoir une incidence sur les représentations de la collectivité et les comportements de ses membres. C’est d’autant plus regrettable que, parallèlement, le caractère public du comportement est entendu de manière particulièrement large et qu’il n’est pas exigé que son objet ait spécifiquement trait aux victimes. Par ailleurs, on ne perçoit pas l’intérêt, si ce n’est pour des raisons d’ordre symbolique, de mobiliser la notion de dignité pour caractériser l’infraction, les trois hypothèses visées dans la loi étant suffisantes pour cerner son objet, à savoir mépriser une personne, la considérer comme inférieure ou la réduire à sa seule dimension sexuelle. Au-delà de la position assez formelle de la Cour constitutionnelle, pour qui l’incrimination satisfait aux exigences du principe de légalité en matière pénale, on peut notamment déplorer que le législateur n’ait pas été plus clair concernant l’élément moral de l’infraction – les arrêts contradictoires, au moins en apparence, des juridictions suprêmes n’ayant pas davantage permis de lever tout doute à cet égard, même si le dol général semble devoir être retenu. Dans un ordre d’idées similaires, on peut

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 983

aussi reprocher au législateur d’avoir laissé subsister autant d’indétermination concernant la prise en compte ou non de la manière dont la victime cautionne ou ressent le comportement qui la vise. Quant au choix de limiter la répression pénale aux cas de sexisme les plus graves, il suscite une certaine perplexité. Certes, il contribue à garantir une certaine sécurité juridique en augmentant le seuil de tolérance, ce que semble soutenir la Cour constitutionnelle, mais ce critère ne permet pas de tracer une ligne claire entre le licite et l’illicite. Qui plus est, il conduit les juridictions à acquitter des prévenus dont le comportement est hautement problématique, alors même que le législateur entend s’appuyer sur la loi du 22 mai 2014 pour faire évoluer la conscience collective vers un plus grand « respect [de la] personne […] en tant qu’elle appartient à l’un ou à l’autre sexe »239

Au terme de l’analyse, il est permis de se demander si la loi du 22 mai 2014 n’est pas de nature à affaiblir le message que le Parlement entendait promouvoir au sein de la société : le respect de l’autre perçu dans sa dimension sexuée et genrée. Au-delà même de la complexité de ce dispositif et de ses imperfections, la réponse pénale au seul sexisme paraît à la fois difficile à mettre en œuvre et relativement incertaine quant à son issue. Elle met également sous tension le principe de légalité dont le respect pourrait conduire des juges à prononcer des acquittements pour des faits moralement et socialement inadmissibles. Ce faisant, elle risque de brouiller les grilles de lecture au sein de la collectivité, de susciter un sentiment inexact de laxisme ou d’une magistrature déconnectée des réalités sociales, et même d’encourager les sexistes en puissance. Aussi, la réponse pénale gagnerait sans doute à être développée plus largement, en y incluant notamment les questions de genre et d’orientation sexuelle. Dans la foulée, on devrait s’interroger sur l’opportunité d’insérer ces dispositions légales dans le Code pénal lui-même, en tant que corpus de règles fondamentales valant pour l’ensemble de la société et de ses membres. Parallèlement, une réflexion devrait être menée sur l’intérêt d’assurer une plus grande cohérence d’ensemble au niveau de la limitation, par la voie pénale, de la liberté d’expression.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 984
Jean-Marc Hausman, Chargé de cours à l’UCLouvain, Chargé de cours invité à la KU Leuven 239 Projet de loi (…), Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2013-2014, n°  53-3297/001, p. 4. Voy. égal. Projet de loi (…), Rapport (…), Doc. parl., Sénat, sess. ord., 2013-2014, n° 5-2830/2, p. 2.

Le sort des poursuites pénales en cas d’inaptitude à participer à

son procès

La problématique soulevée par l’arrêt de la Cour de cassation du 23 septembre 2020 porte sur le sort des poursuites pénales en cas d’inaptitude à participer à son procès.

C’est la première fois que la Cour a été amenée à se prononcer sur cette question. Dans l’arrêt commenté, il s’agissait d’examiner si l’inaptitude qui résulte de troubles mentaux au moment du jugement est susceptible de mener à l’irrecevabilité des poursuites car de nature à rendre impossible l’exercice du droit à un procès équitable.

La Cour de cassation a rejeté, dans les circonstances de l’espèce, la solution de l’irrecevabilité des poursuites qui avait été retenue par la juridiction d’appel.

Cet arrêt interroge le système pénal lorsque celui-ci se trouve confronté à des personnes ne disposant plus, au moment du jugement, de la capacité de participer à leur procès et d’exercer de façon effective leurs droits de la défense. Cette inaptitude ne doit pas être confondue avec la procédure « par défaut », applicable lorsque le prévenu n’a pas comparu en personne ou par un avocat, ou n’a pas pu ou n’a pas voulu présenter ses moyens de défense1. Dans ce cas précis, le prévenu pourra exercer la voie de recours de l’opposition, en respectant les délais, formes et conditions prévus par la loi2.

Le système pénal peut être face à différentes situations, qui sont fonction de l’état dans lequel se trouve la personne et dont les évolutions peuvent s’inscrire dans un continuum entre l’entière capacité à participer à son procès, une capacité amoindrie (par exemple dans le cas d’une démence sénile naissante) et une incapacité complète à comprendre et suivre son procès. S’agissant de cette dernière situation, l’incapacité peut être provisoire ou définitive (comme cela semble avoir été le cas dans l’affaire soumise à la Cour de cassation).

Nous commenterons l’arrêt du 23 septembre 2020 de la Cour de cassation, non sans rappeler au préalable les faits et antécédents de procédure.

Il sera utile de revenir sur la notion d’irrecevabilité des poursuites et ses conséquences procédurales, tant sur l’action publique que sur l’action civile.

Nous mettrons également cet arrêt en perspective avec d’autres décisions, belges, françaises, ayant statué dans des cas d’inaptitude à participer à son procès.

1 M.-A. Beernaert,

2 Voy. art. 187 du Code d’instruction criminelle.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 985
N. Colette-Basecqz, Ch. Guillain, L. Kennes, O. Nederlandt et D. Vandermeersch, Introduction à la procédure pénale, 8e éd., Bruxelles, la Charte, 2021, p. 359.

L’incidence de cette inaptitude sur le droit à un procès équitable et les droits de la défense doit être examinée à l’aune de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Nous ferons état de la position nuancée de la jurisprudence de la Cour européenne à cet égard.

Nous évoquerons une décision des chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, examinant l’inaptitude à participer à son procès sous l’angle du droit à un procès équitable.

Nous verrons que les solutions retenues varient : surséance à statuer (en droit français), inaptitude à être jugé (en droit international pénal et en droit anglosaxon), irrecevabilité des poursuites (selon une jurisprudence de la cour d’appel de Liège), internement (selon la jurisprudence de la Cour de cassation).

Nous exposerons ensuite les garanties procédurales instaurées par la loi relative à l’internement. Nous rappellerons les hypothèses pouvant donner lieu à l’application de ces garanties et nous demanderons si ces garanties, et particulièrement la présence constante de l’avocat, suffisent, en soi, à assurer l’équité de la procédure.

Enfin, nous partagerons quelques réflexions sur les différentes situations pouvant se présenter et les pistes de solutions qui pourraient s’inscrire dans le respect à la fois des victimes et de la société mais aussi des droits de la défense.

1. Les faits à l’origine de l’arrêt du 23 septembre 2020 et les antécédents de procédure

Un grand-père est prévenu d’avoir commis, de 2008 à 2015, des attentats à la pudeur et des viols sur sa petite-fille alors âgée de quatre à onze ans. L’enfant s’est confiée en 2015 à sa tante maternelle ainsi qu’à sa « marraine de classe », laquelle a rapporté la confidence à la responsable du centre P.M.S. qui a elle-même convoqué la maman. Cette dernière a déposé plainte contre son père en 2016.

Au moment du procès, en 2017, le prévenu est atteint de la maladie d’Alzheimer qui a été diagnostiquée une année auparavant. Eu égard à sa maladie, il n’a jamais pu être entendu par les enquêteurs au sujet des faits mis à sa charge. De même, l’expert psychiatre, requis par le procureur du Roi au cours de l’information, n’a pas pu le rencontrer. Le rapport d’expertise a dès lors été rédigé exclusivement sur la base du dossier médical. Tout en constatant l’existence d’un trouble dégénératif au moment de l’expertise, l’expert psychiatre a estimé qu’un risque de commettre de nouveaux crimes ou délits menaçant ou portant atteinte à l’intégrité physique de tiers ne pouvait être exclu. Dans le même temps, il a observé qu’en raison de l’état cognitif de l’intéressé qui ira s’aggravant, le prévenu ne pouvait être ni traité, ni suivi, ni soigné. Il a aussi souligné qu’aucune guidance spécialisée pour les abuseurs de mineurs ne saurait plus intervenir à ce stade. Un second expert psychiatre désigné par le tribunal correctionnel au moment du procès a conclu à

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 986

l’existence d’une pathologie mentale irréversible rendant inutile l’actualisation de l’expertise.

Dans son jugement du 24 mai 2019, le tribunal correctionnel de Namur a déclaré les poursuites recevables, a constaté que les faits étaient établis et, se basant sur le rapport d’expertise psychiatrique, a ordonné l’internement. Au civil, le prévenu a été condamné au paiement de dommages et intérêts à titre provisionnel aux parties civiles.

Le prévenu, par l’entremise de son conseil, a relevé appel contre ce jugement, plaidant l’irrecevabilité des poursuites en raison de son état mental au moment du jugement rendant impossible, selon lui, l’exercice de son droit à un procès équitable. Le ministère public a suivi l’appel du prévenu.

Soulignons que tant devant le tribunal correctionnel de Namur que devant la cour d’appel de Liège, le prévenu n’a jamais comparu en personne et a toujours été représenté par son avocat.

Les parties civiles et le ministère public exposaient, quant à eux, d’une part, qu’il n’existe pas de principe général de droit de « la partie inapte au procès » et, d’autre part, que la loi relative à l’internement apporte des garanties particulières à la personne déficiente mentale.

Les juges d’appel ont constaté qu’étant atteint de démence incurable de type Alzheimer, dont les premiers symptômes sont en toute vraisemblance, selon l’expertise psychiatrique, apparus en 2014 – soit à la fin de la période infractionnelle – et n’ayant dès lors pu être entendu ni par les enquêteurs quant aux faits ni par les experts psychiatres en vue d’un examen mental, le prévenu est incapable de comprendre la nature ou l’objet des poursuites, de préparer sa défense, de suivre les débats et de comprendre la portée de la sanction qui devrait le cas échéant être retenue si les faits devaient être déclarés établis.

Dans son arrêt du 13 février 2020, la cour d’appel de Liège a réformé le jugement dont appel en estimant qu’il y avait, du fait de cet état mental du prévenu, une atteinte irrémédiable au droit à un procès équitable qui devait être sanctionnée par l’irrecevabilité de l’action publique.

Les juges d’appel ayant conclu à l’irrecevabilité de l’action publique, ils auraient pu en rester là sans envisager, sur le fond, si le prévenu pouvait ou non faire l’objet d’une mesure d’internement. Il est intéressant d’observer que, dans cet arrêt, la cour d’appel a tout de même examiné cette question. Constatant que les experts psychiatres n’ont jamais rencontré le prévenu, la cour a estimé qu’ils ne formulent que des avis purement théoriques sur l’état mental du prévenu, tant au moment des faits qu’au moment du jugement, et qu’ils n’ont pas été en mesure d’évaluer in concreto sa potentielle dangerosité (page 14 de l’arrêt). Selon la cour d’appel de

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 987

Liège, les conditions requises pour prononcer une mesure d’internement n’auraient dès lors pas été remplies en l’espèce.

Ayant décidé de l’irrecevabilité de l’action publique, la cour d’appel s’est déclarée incompétente pour connaître de l’action civile.

Le ministère public s’est pourvu en cassation. Il a fait grief à l’arrêt attaqué de déclarer les poursuites irrecevables au motif que, sous peine de méconnaître le droit à un procès équitable, il ne peut être statué sur la culpabilité d’une personne que l’altération de ses facultés physiques ou psychiques met dans l’impossibilité de se défendre personnellement contre l’accusation dont elle fait l’objet, fut-elle assistée d’un avocat.

2. L’arrêt de la Cour de cassation du 23 septembre 2020

Dans l’arrêt commenté du 23 septembre 2020, la Cour de cassation précise qu’il ne résulte pas de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que le juge soit tenu de conclure à l’irrecevabilité des poursuites au seul motif qu’au jour du jugement, le prévenu, sain d’esprit au moment de l’infraction, ne dispose plus des capacités cognitives lui permettant de comprendre le procès qui lui est fait.

Elle souligne également qu’à supposer que la capacité mentale du prévenu soit réduite à néant, cette circonstance ne saurait porter en elle-même atteinte à l’essence du procès, qui peut constituer également un enjeu important pour les victimes et pour la société, pour autant que les règles de procédure garantissent la protection de la personne poursuivie. En cela, la Cour se montre soucieuse de trouver un équilibre entre le respect des droits de la défense et les intérêts des victimes, ce qui ne peut qu’être salué.

La Cour poursuit en faisant référence à l’article 9 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement, lequel prévoit notamment que l’internement, qui n’est pas une peine mais une mesure de sûreté, peut être prononcé, dans les conditions que cette disposition détermine, à l’égard d’une personne qui est atteinte, au moment de la décision, d’un trouble mental qui abolit sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes3. Concernant les garanties procédurales dans le cadre de l’internement, la Cour ajoute que l’article 81, § 1er, de la loi précitée du 5 mai 2014 dispose que les juridictions ne peuvent statuer sur les demandes d’internement qu’à l’égard des personnes concernées qui sont assistées ou représentées par un conseil.

3 Notons qu’en vertu de l’article 9, § 1er, 2°, de la loi du 5 mai 2014, l’internement peut également être prononcé à l’égard de personnes atteintes, au moment du jugement, d’un trouble mental ayant altéré gravement leur capacité de discernement ou de contrôle de leurs actes.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 988

Quant à l’action civile exercée par la victime d’une infraction commise par une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, la Cour rappelle que cette action est subordonnée aux conditions particulières de l’article 1386bis de l’ancien Code civil, selon lequel le juge peut la condamner à tout ou partie de la réparation à laquelle elle serait astreinte si elle avait le contrôle de ses actes, mais en statuant selon l’équité, c’est-à-dire tenant compte des circonstances et de la situation des parties.

La Cour de cassation considère que la loi détermine ainsi les conséquences attachées, tant du point de vue de l’action publique que de celui de l’action civile, au constat, par le juge, que le prévenu est atteint au moment de son procès d’un trouble mental qui abolit sa capacité de discernement.

La Cour de cassation estime qu’il résulte de ces dispositions que la conséquence de pareil constat n’est pas l’irrecevabilité de la poursuite, mais, lorsqu’il est établi que le prévenu a commis les faits, d’une part, l’interdiction, en règle, de le soumettre à une peine et, d’autre part, lorsque l’action civile est exercée, la subordination de sa condamnation à la réparation du préjudice causé par l’infraction au régime prévu par l’article 1386bis de l’ancien Code civil.

Selon la Cour, en décidant que les poursuites sont irrecevables après avoir considéré que, atteint d’une maladie dégénérative de type Alzheimer, le prévenu était dans l’incapacité de comprendre les faits qui lui étaient reprochés ainsi que de percevoir les tenants et les aboutissants du procès, fût-il assisté d’un avocat, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision.

Dans ses conclusions conformes précédant l’arrêt du 23 septembre 2020 de la Cour de cassation, l’avocat général Nolet de Brauwere souligne, à l’appui du rejet de la solution de l’irrecevabilité des poursuites, qu’une personne dont les facultés mentales sont abolies au moment du procès (comme dans le cas d’espèce) peut être jugée et, le cas échéant, faire l’objet d’une mesure d’internement en vertu de la loi du 5 mai 2014. Il ajoute que des garanties procédurales renforcées ont été prévues par le législateur dans l’hypothèse de personnes atteintes de troubles mentaux. La présence de l’avocat est notamment requise à tous les stades de la procédure.

3. Un précédent jurisprudentiel : un arrêt du 26 avril 2017 de la cour d’appel de Liège

L’arrêt de la cour d’appel de Liège soumis à la censure de la Cour de cassation en cette cause n’est pas le premier à avoir retenu l’irrecevabilité des poursuites pour inaptitude à participer à son procès. Précédemment, la cour d’appel de Liège avait déjà statué en ce sens. En effet, dans un arrêt du 26 avril 20174, suivant les réquisi-

4 Liège (6e ch.), 26 avril 2017, R.G. n° 2017/CO/186, inédit, cité par N. Colette-Basecqz et N. Blaise, Manuel de droit pénal général, 4e éd., Limal, Anthemis, 2019, p. 395.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 989

tions du ministère public, elle a estimé, dans un autre cas d’inaptitude à participer à son procès au moment du jugement, que les poursuites doivent être déclarées irrecevables, sous peine de violer le droit à un procès équitable. Il s’agissait, dans cette cause, de faits de vol avec violences et menaces reprochés à un prévenu tout à fait sain d’esprit au moment des faits mais qui, depuis une agression survenue postérieurement aux faits, s’est trouvé dans un état végétatif non susceptible d’amélioration. Au niveau des antécédents procéduraux de cette autre affaire, le tribunal correctionnel de Namur avait décidé, dans son dispositif, d’un « renvoi des poursuites », constatant que le prévenu était actuellement irresponsable et ne présentait aucune dangerosité (page 7 du jugement)5. Cette solution peut paraître peu claire. Elle semble correspondre à une décision d’acquittement, ce qui prête le flanc à la critique car le prévenu avait pourtant commis les faits en étant sain d’esprit et ne se trouvait dès lors pas dans les conditions légales de l’article 71 du Code pénal. Un appel a été formé par le ministère public contre ce jugement.

Dans son arrêt du 26 avril 2017, la cour d’appel de Liège a estimé, quant à elle, ne pas pouvoir prononcer ni un acquittement sur la base de l’article 71 du Code pénal car le prévenu était sain d’esprit au moment des faits, ni une mesure d’internement car le risque de commettre de nouveaux faits était, en l’espèce, inexistant. La cour d’appel a constaté que l’état de santé du prévenu l’empêchait de pouvoir réitérer la moindre infraction. L’arrêt a relevé la circonstance que la capacité intellectuelle du prévenu est réduite à néant de sorte qu’il était incapable de comprendre la nature et l’objet des poursuites, de pouvoir préparer sa défense, de suivre les débats et de comprendre la portée de la sanction qui devrait, le cas échéant, être retenue si les faits devaient être déclarés établis. La cour d’appel en a conclu que le prévenu était, en raison de son état psychique et physique, incapable de participer à son procès et a jugé que les poursuites devaient être déclarées irrecevables sous peine de violer le droit à un procès équitable.

Aucun pourvoi en cassation n’a été formé contre cet arrêt.

4. La jurisprudence française en faveur de la surséance à statuer

Il est intéressant de s’attarder sur la jurisprudence française citée par la cour d’appel de Liège, dans la motivation de son arrêt du 13 février 2020, cassé par la Cour de cassation.

La Cour de cassation française avait opté pour une solution différente, selon nous beaucoup plus critiquable que l’irrecevabilité des poursuites, celle de la « surséance à statuer ».

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 990
5 Corr. Namur (12e ch., div. Namur), 25 novembre 2016, R.G. n° NA.11.L5.2238-09, inédit.

Avant de commenter cette solution, revenons sur les antécédents procéduraux de l’arrêt du 5 septembre 20186 de la chambre criminelle de la Cour de cassation française qui a décidé d’une surséance à statuer.

Les faits de cette cause étaient similaires à ceux soumis à la cour d’appel de Liège, dans l’affaire commentée, à savoir des faits de viol et d’attentat à la pudeur. Ici aussi, la personne poursuivie, saine d’esprit au moment de la commission des faits, se trouvait, au moment de son procès, privée de façon irréversible de ses capacités intellectuelles.

La Cour de cassation française a estimé que la cour d’appel devait surseoir à statuer et ne pouvait pas ordonner la relaxe du prévenu pour un motif non prévu par la loi.

Selon elle, il se déduit des articles 6, §§ 1er et 3, a et c, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’article préliminaire du Code de procédure pénale français, que, lorsque l’altération des facultés d’une personne mise en examen est telle que celle-ci se trouve dans l’impossibilité de se défendre personnellement contre l’accusation dont elle fait l’objet, fut-ce en présence de son tuteur ou de son curateur et avec l’assistance d’un avocat, il doit être sursis à son renvoi devant la juridiction de jugement.

Dans sa note critique, Véronique Tellier-Cayrol considère, à raison selon nous, cette solution retenue par la Cour de cassation française, insatisfaisante tant pour le prévenu que pour les parties civiles7. La surséance à statuer n’a effectivement aucun sens s’agissant d’un prévenu qui a perdu, de façon définitive et objectivement constatée, toutes ses capacités cognitives et volitives. Par ailleurs, les parties civiles se voient privées, par la décision de surséance à statuer, de la mise en œuvre de leur droit à la réparation de leur dommage.

Seule une altération passagère des facultés mentales, qui peut trouver son origine dans une maladie ou un accident, nous paraîtrait pouvoir justifier une décision de surséance à statuer, et non une perte irréversible des facultés mentales. Une illustration peut en être fournie avec le jugement du tribunal de police de Charleroi du 11 juin 20098. L’avocat de la prévenue avait déposé un certificat médical attestant de ce que, à la suite de l’accident de circulation, sa cliente se trouvait « dans un

6 Cass. fr. (ch. crim.), 5 septembre 2018, J.L.M.B., 2020/16, p. 720, note F. Kuty, « L’impossibilité pour le prévenu de comparaître en personne », note V. Tellier-Cayrol, « L’atermoiement illimité, ou du sursis à statuer pour altération définitive des capacités du prévenu », Recueil Dalloz, 2018, n° 37, pp. 2076-2079. Voy. aussi Cass. fr. (ch. crim.), 19 septembre 2018, n° 18/833868, note A. Dejean de la Bâtie, « Trouble mental et droits de la défense : le procès équitable aura-t-il lieu ? », Gaz. Pal., 2018, n° 39, p. 16.

7 V. Tellier-Cayrol, « L’atermoiement illimité, ou du sursis à statuer pour altération définitive des capacités du prévenu », Recueil Dalloz, 2018, n° 37, pp. 2076-2079 ; V. Tellier-Cayrol, « Lorsque l’état de santé du mis en cause paralyse les droits de la défense, quel remède apporter ? », Gazette du Palais, 2019, n° 5, p. 73.

8 Pol. Charleroi, 11 juin 2009, J.L.M.B., 2009, p. 1412

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 991

coma de type végétatif persistant sur le plan neurologique ». Le tribunal de police a estimé que l’état d’irresponsabilité dans lequel semblait se trouver actuellement la prévenue ne permet pas l’application de la loi pénale à des faits antérieurement commis, à un moment où elle ne se trouvait pas dans un tel état. Avant de rendre sa décision sur l’action publique, le tribunal a désigné, avant-dire-droit, un expert médecin avec la mission d’examiner la prévenue afin de vérifier le caractère permanent, et pas simplement temporaire, des lésions psychiques post-traumatiques9. Dans le même sens, relevons que la règle 135 du règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale10 ne définit pas l’inaptitude à être jugé mais envisage ses conséquences, à savoir la possibilité que le procès soit ajourné si l’accusé n’est pas en état de passer en jugement.

Relevons qu’eu égard à la règle selon laquelle « le criminel tient le civil en état », contenue à l’article 4 du titre préliminaire du code de procédure pénale, le juge ne pourra statuer sur l’action civile tant qu’il n’aura pas été statué sur l’action publique11. Or, dans le cas d’une surséance à statuer au pénal, cela reviendrait à paralyser indéfiniment ce droit à l’indemnisation des victimes, devant le juge pénal et devant le juge civil, ce qui est difficilement acceptable.

Postérieurement à cet arrêt de la Cour de cassation française, un nouvel alinéa a été ajouté à l’article 10 du Code de procédure pénale afin d’inscrire dans la loi cette solution du sursis à statuer en cas d’inaptitude à participer à son procès12. Le législateur français a toutefois prévu la possibilité d’une audience sur l’action civile malgré le sursis à statuer sur l’action publique, ce qui permet de sauvegarder les intérêts civils des personnes lésées par l’infraction.

La solution de la surséance à statuer pose un autre problème relatif au maintien la détention préventive13 et à son incidence sur le droit à la liberté. Si le Code de pro-

9 Pol. Charleroi, 11 juin 2009, J.L.M.B., 2009, p. 1412.

10 La règle 135 du règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale dispose que : « Lorsque la Chambre de première instance estime que l’accusé n’est pas en état de passer en jugement, elle ordonne l’ajournement du procès. Elle peut, d’office ou à la demande du Procureur ou de la défense, réexaminer le cas de l’accusé. En tout état de cause, elle doit le faire tous les 120 jours, sauf raisons contraires. La Chambre peut, selon que de besoin, ordonner un nouvel examen de l’accusé. Après s’être assurée que l’accusé est en état de passer en jugement, la Chambre procède conformément à la règle 132 ».

11 B. de Coninck, « Le pénal tient(-il encore tout à fait ?) le civil en état », in F. George et N. Colette-Basecqz, Responsabilité civile et responsabilité pénale. Regards pratiques, Limal, Anthemis, 2021, pp. 165-205.

12 L’article 10, alinéa 4, du Code de procédure pénale français dispose que : « Lorsque l’état mental ou physique d’une personne citée ou renvoyée devant une juridiction de jugement rend durablement impossible sa comparution personnelle dans des conditions lui permettant d’exercer sa défense et que la prescription de l’action publique se trouve ainsi suspendue, le président de cette juridiction peut, d’office, ou à la demande du ministère public ou des parties, décider, après avoir ordonné une expertise permettant de constater cette impossibilité, qu’il sera tenu une audience publique pour statuer uniquement sur l’action civile. La personne doit alors être représentée à cette audience par un avocat ».

13 En droit belge, le maintien de la détention préventive pourra avoir lieu moyennant le respect des conditions de la loi du 20 juillet 1990.Voy. art. 22 de la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive renvoyant aux critères de l’article 16.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 992

cédure pénale français fixe, quant à lui, des durées maximales de détention provisoire14, en droit belge, aucune limitation de durée n’est prévue dans la loi relative à la détention préventive sous réserve de ne pas dépasser le délai raisonnable consacré à l’article 5, § 3, de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales15.

5. L’irrecevabilité des poursuites

Rappelons que l’irrecevabilité des poursuites, solution qui avait été appliquée par la cour d’appel de Liège dans l’affaire commentée, est la sanction de circonstances qui empêchent la poursuite de la procédure pénale16. Tant les juridictions d’instruction que les juridictions de jugement peuvent prononcer l’irrecevabilité des poursuites.

Le Code d’instruction criminelle ne prévoit pas un régime général de l’irrecevabilité de l’action publique. Une seule disposition y est consacrée, figurant à l’article 30 du titre préliminaire du Code de procédure pénale, sous le chapitre V relatif à l’irrecevabilité de l’action publique pour cause de provocation. Les autres causes d’irrecevabilité sont tantôt prévues par la loi tantôt jurisprudentielles17.

Notons que dans le projet de réforme du Code de procédure pénale18, un chapitre est consacré à l’irrecevabilité des poursuites pénales. Outre le cas de la provocation et les cas d’irrecevabilité prévus par la loi, une disposition (l’article 58) établit le principe selon lequel le juge déclare l’action publique irrecevable lorsque, eu égard aux circonstances spécifiques de l’affaire, il constate que le droit du prévenu à un procès équitable a été atteint de façon irrémédiable.

Ce principe avait déjà été admis par la jurisprudence. Dans son arrêt KBLux du 31 mai 201119, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi intenté contre l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles qui avait déclaré les poursuites irrecevables, constatant que « l’enquête fut, dès son origine, gravement déloyale et les droits de la défense des prévenus, de manière répétée, sérieusement et définitivement affectés, de telle manière que les défendeurs furent irrémédiablement privés de leur droit à un procès équitable ». Dans un autre arrêt Taxquet du 10 mai 201720, la Cour a également admis l’irrecevabilité des poursuites en cas de dépassement du délai déraison-

14 Voy. art. 145-1 et 145-2 du Code de procédure pénale français.

15 M.-A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch, Droit de la procédure pénale, 9e éd., Bruges, la Charte, 2021, pp. 1155 et 1166.

16 M.-A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch, Droit de la procédure pénale, op. cit., p. 208.

17 M. Franchimont et A. Jacobs, « Quelques réflexions sur l’irrecevabilité de l’action publique », in Liber amicorum Henri-D. Bosly. Loyauté, justice et vérité, Bruxelles, la Charte, 2009, p. 201 ; O. Michiels et G. Falque, Principes de procédure pénale, Bruxelles, Larcier, 2019, p. 31.

18 Proposition de loi contenant le Code de procédure pénale, Doc. parl., Chambre, 2019-2020, n° 1239/001, pp. 374-375.

19 Cass., 31 mai 2011, R.G. P.10.2037.F, J.T., 2011, p. 583, note M.-A. Beernaert, « Dénouement dans la saga KBLux ».

20 Cass. (2e ch.), 10 mai 2017, R.G. P.17.0179.F, Pas., 2017, n° 323.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 993

nable de la procédure lorsque celui-ci a entraîné une déperdition des preuves ou a rendu impossible l’exercice normal des droits de la défense.

Cette cause d’irrecevabilité des poursuites requiert ainsi une atteinte irrémédiable au droit à un procès équitable, consacré à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Les juridictions pénales sont souveraines dans l’appréciation du caractère irrémédiable de cette atteinte. Il est requis que l’exercice des droits de la défense soit devenu impossible21

La Cour de cassation précise que l’irrecevabilité des poursuites est prononcée « lorsque le juge constate des circonstances empêchant d’intenter ou de continuer les poursuites pénales dans le respect du droit à un procès équitable […]. Cependant, il est requis, pour ce faire, qu’il ressorte de ses constatations que ce droit est irrémédiablement violé, à savoir que la violation perdure et ne peut être réparée ; de plus, lorsqu’il en a lui-même la possibilité, le juge est tenu de remédier à la violation »22. Dès lors que les droits de la défense peuvent encore être respectés, eussent-ils été gravement malmenés à un moment ou à un autre de la procédure, le juge déclarera les poursuites recevables, en raison de l’absence d’atteinte irrémédiable aux droits de la défense.

6. Le sort de l’action civile

Le sort à réserver à l’action publique doit être distingué de celui de l’action civile de la victime. Rappelons le choix, pour la personne lésée, en vertu de l’article 4 du titre préliminaire du Code de procédure pénale, de s’adresser au juge pénal ou au juge civil afin d’obtenir la réparation du dommage causé par l’infraction23 Eu égard à ses enjeux et particulièrement l’atteinte au droit à la liberté, une procédure pénale aura toutefois des conséquences bien plus graves qu’une procédure civile24, qui, quant à elle, n’aura une incidence que sur les droits patrimoniaux de la personne.

L’action civile des victimes est régie par l’article 18 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement. En même temps que les juridictions d’instruction ou de jugement statuent sur l’action publique en application de la loi relative à l’internement ou de l’article 71 du Code pénal, elles statuent sur l’action civile dont elles ont été régulièrement saisies, conformément à l’article 1386bis de l’ancien Code civil, ainsi que sur les dépens.

21 M.-A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch, Droit de la procédure pénale, op. cit., p. 209.

22 Cass. (2e ch.), 15 mai 2019, R.G. P.19.0169.F, Rev. dr. pén. crim., 2020, p. 567.

23 E. Vanstechelman, « Introduire son action devant le juge pénal ou le juge civil ? Mise en perspective des avantages, inconvénients et implications du choix procédural posé par la victime d’une infraction pénale », in F. George et N. Colette-Basecqz, Responsabilité civile et responsabilité pénale. Regards pratiques, op. cit., p. 11. Voy. art. 26 du titre préliminaire du Code de procédure pénale.

24 Cour eur. D.H., arrêt Vaudelle c. France, 30 janvier 2001, n° 35683/97, rendu à l’unanimité, § 61.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 994

Le juge pénal ne se prononcera dès lors sur la demande en réparation de la partie civile en application de l’article 1386bis de l’ancien Code civil, que lorsqu’il fait application de l’article 71 du Code pénal (acquittement ou non-lieu) ou lorsqu’il ordonne une mesure d’internement.

Cependant, si l’auteur était sain d’esprit au moment des faits mais qu’il est atteint de troubles mentaux au moment du jugement, comme c’est le cas dans l’affaire commentée, c’est alors l’article 1382 de l’ancien Code civil qui devrait s’appliquer, et non l’article 1386bis25

Rappelons que l’article 1386bis de l’ancien Code civil, tel qu’il a été modifié par l’article 86 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement, dispose : « Lorsqu’une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, cause un dommage à autrui, le juge peut la condamner à tout ou partie de la réparation à laquelle elle serait astreinte si elle avait le contrôle de ses actes. Le juge statue selon l’équité, tenant compte des circonstances et de la situation des parties ».

L’avant-projet de loi portant insertion des dispositions relatives à la responsabilité extracontractuelle dans le Code civil26, élaboré par la Commission de réforme du droit de la responsabilité contient, dans une sous-section consacrée à la responsabilité des mineurs et malades mentaux, un article 5.155. visant les personnes atteintes d’un trouble mental.

Cet article dispose : « La personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes est responsable du dommage causé par sa faute ou par tout autre fait générateur de responsabilité. Le juge peut néanmoins modérer l’indemnité de la façon prévue à l’article 5.154, alinéas 2 et 3 ».

Se référant à ces articles, le juge statue selon l’équité, en tenant compte des circonstances et de la situation des parties concernées par le dommage. L’indemnité ne peut pas être inférieure au montant pour lequel un assureur couvre effectivement la responsabilité du mineur.

Cette nouvelle disposition en projet est ainsi calquée sur l’article 1386bis de l’ancien Code civil.

25 T. Coppée, « La responsabilité civile des personnes atteintes de troubles mentaux », For. Ass., 2019, n° 196, pp. 119-125 ; B.  Decleyre, « La responsabilité civile des déments et anormaux : analyse critique de l’article 1386bis du Code civil », A.D.L., 2005, vol. 65, n° 3 et 4 ; A. De Nauw, « L’internement et la partie civile à la lumière de l’arrêt de la Cour de cassation du 22 janvier 1983 », Rev. dr. pén. crim., 1984, p. 443 ; F. Glansdorff, « La responsabilité contractuelle des malades mentaux et des autres personnes atteintes d’un trouble physique ou mental », R.C.J.B., 1987, pp. 213-244 ; P. van Ommeslaghe, « La réforme de la loi de défense sociale et l’article 1386bis du Code civil », Rev. dr. pén. crim., 1999, p. 479.

26 Avant-projet de loi du 1er septembre 2019 portant insertion des dispositions relatives à la responsabilité extracontractuelle dans le Code civil, rédigé par la Commission de réforme du droit de la responsabilité instituée par l’arrêté ministériel du 30 septembre 2017.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 995

Comme le précise l’exposé des motifs27, le trouble mental visé par cet article englobe également la maladie d’Alzheimer et d’autres formes de démence. Cette interprétation du trouble mental est aussi celle défendue dans la doctrine28. En revanche, un dommage dû à une perte de connaissance passagère ne tombe pas dans le champ d’application de cette disposition.

Dans le cas d’espèce, la décision d’irrecevabilité des poursuites de la juridiction de fond rendait cette dernière incompétente pour connaître de l’action civile car celle-ci est l’accessoire de l’action publique29

Indépendamment de l’aspect indemnitaire, la solution de l’irrecevabilité des poursuites était de nature à engendrer un sentiment de frustration, du point de vue des victimes et de la société, car elle empêchait la tenue du procès pénal, et, par voie de conséquence, l’établissement de la vérité judiciaire devant une juridiction répressive dans le contexte de faits particulièrement graves et sensibles. Il faut garder à l’esprit que le procès pénal revêt aussi de l’importance pour les victimes et pour la société30.

Le droit à un procès équitable doit pouvoir s’examiner non seulement du point de vue du prévenu, mais également du point de vue des victimes.

Une fois que la victime s’est constituée partie civile, elle doit pouvoir, à ce titre, bénéficier des garanties procédurales consacrées à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales31

Au fil du temps, la prise en considération de la victime au sein du procès pénal s’est renforcée et la victime s’est vue reconnaître la possibilité d’être présente à tous les stades du procès pénal32. Comme le souligne Adrien Masset, « même si la présence de la victime au procès pénal peut déséquilibrer ce procès dans la mesure où le prévenu doit alors affronter deux adversaires, à savoir l’accusation et la partie civile […] cette intervention de la partie civile peut satisfaire le souci de recherche de la vérité et permettre au juge d’approcher le dossier avec plus d’humanité, en considérant la souffrance des victimes »33 .

27 Exposé des motifs de l’avant-projet de loi portant insertion des dispositions relatives à la responsabilité extracontractuelle dans le Code civil, 1er septembre 2019, p. 77, disponible sur https://justice. belgium.be/sites/default/files/expose_des_motifs_-_memorie_van_toelichting-_livre_boek_5.pdf.

28 F. Swennen, « De logische seconde. Over het toepassingsgebied van artikel 1386bis van het Burgerlijk Wetboek, met bijzondere aandacht voor het begrip “partijen” », T.B.B.R., 2000, n° 7, pp. 392-394.

29 Cass., 25 février 2022, R.G. 20.0062.F. Voy. aussi M. Franchimont et A. Jacobs, « Quelques réflexions sur l’irrecevabilité de l’action publique », op. cit., p. 209.

30 P. Vanwalleghem, « Alzheimer van de verdachte is geen reden om geen proces te houden », Juristenkrant, 2020, p. 3.

31 G. Falque, La victime dans le débat pénal, Pratique du droit, Liège, Kluwer, 2018, p. 5.

32 F. George et N. Colette-Basecqz, « La place de la victime dans le procès pénal et ses alternatives », in F. George et N. Colette-Basecqz, Responsabilité civile et responsabilité pénale. Regards pratiques, op. cit., pp. 499-500.

33 A. Masset, « Les droits de la victime », in Les droits du justiciable face à la justice pénale, Liège, Anthemis, 2017, p. 79 ; F. George et N. Colette-Basecqz, « La place de la victime dans le

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 996

Le procès pénal comporte toutefois ses propres limites face aux attentes des victimes34. Il n’appartient pas à la partie civile de plaider sur l’action publique35 De même, la partie civile n’exerce pas l’action publique, cette prérogative étant réservée au ministère public36

La place de la victime dans le procès pénal et la distinction sous-jacente entre action publique et action civile se justifient par les finalités spécifiques de la justice pénale. Cette dernière vise avant tout à statuer sur la culpabilité ou non d’une personne.

Lorsque l’action publique est jugée irrecevable et qu’il est dès lors impossible de statuer sur l’action publique, les victimes peuvent se sentir privées d’un procès. En effet, comme le relève Marie-Aude Beernaert, « le fond du dossier ne sera jamais élucidé et la culpabilité ou l’innocence des prévenus n’aura pas pu être établie »37

Dans cette situation, la justice pénale ne pourra dès lors assouvir les aspirations des victimes à ce que l’atteinte qui leur a été portée reçoive une véritable reconnaissance et soit érigée au rang de vérité judiciaire.

Cela étant, il en va de même dans le cas du décès du prévenu. Le législateur a érigé cette circonstance en cause d’extinction de l’action publique38, empêchant de la sorte la reconnaissance d’une responsabilité pénale par rapport aux faits.

Nonobstant l’impossibilité de faire établir judiciairement une culpabilité, il convient de rappeler que l’irrecevabilité des poursuites ne porte pas en soi préjudice au droit à l’indemnisation des victimes. En effet, ces dernières peuvent introduire une action civile distincte devant les juridictions civiles sur la base du droit commun de la responsabilité (article 1382 de l’ancien Code civil)39

Une décision déclarant les poursuites irrecevables n’est pas revêtue de l’autorité de la chose jugée du pénal sur le civil40. La juridiction pénale ne s’est pas pronon-

procès pénal et ses alternatives », in F. George et N. Colette-Basecqz, Responsabilité civile et responsabilité pénale. Regards pratiques, op. cit., p. 500.

34 B. Dewit, « La place de la victime d’un accident de la circulation routière dans la procédure d’appel en matière pénale », For. Ass., 2013, n° 134, p. 91.

35 F. George et N. Colette-Basecqz, « La place de la victime dans le procès pénal et ses alternatives », in F. George et N. Colette-Basecqz, Responsabilité civile et responsabilité pénale. Regards pratiques, op. cit., p. 521.

Voy. art. 26 du titre préliminaire du Code de procédure pénale.

36 M.-A. Beernaert, N. Colette-Basecqz, Ch. Guillain, L. Kennes, O. Nederlandt et D. Vandermeersch, Introduction à la procédure pénale, op. cit., p. 51.

37 M.-A. Beernaert, « Dénouement dans la saga KBLux », obs. sous Corr. Bruxelles (49e ch.), 8 décembre 2009, J.T., 2011, p. 589.

38 Voy. art. 20 du titre préliminaire du Code de procédure pénale.

39 E. Vanstechelman, « Introduire son action devant le juge pénal ou le juge civil ? Mise en perspective des avantages, inconvénients et implications du choix procédural posé par la victime d’une infraction pénale », in F. George et N. Colette-Basecqz, Responsabilité civile et responsabilité pénale. Regards pratiques, op. cit., p. 31.

40 M. Franchimont et A. Jacobs, « Quelques réflexions sur l’irrecevabilité de l’action publique », op. cit., p. 209 ; A. Verheylesonne, La poursuite civile des procédures pénales, 2e éd., Liège, Kluwer, 2018, p. 158, n° 315.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 997

cée au fond sur l’existence des faits mis à charge du prévenu, de telle sorte que la juridiction civile qui serait saisie ultérieurement par les victimes pourrait estimer que les faits sont prouvés41. Les victimes, si elles tardent trop à saisir la juridiction civile, pourraient cependant courir le risque, dans une telle situation, de voir leur action civile prescrite42.

7. Les conséquences d’une inaptitude à participer à son procès sous le prisme de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme

La Cour de cassation avait déjà précisé, dans un arrêt du 4 juin 201343, qu’il n’existe pas de principe général de droit « de la personne inapte au procès ».

La notion de l’inaptitude à participer à son procès trouve son ancrage en droit anglo-saxon et donne lieu à une suspension du procès44.

L’inaptitude, pour raison physique ou psychique, à participer effectivement à son procès est une question de fait qui est examinée souverainement par la juridiction pénale45. Pour ce faire, le juge peut s’appuyer sur les éléments du dossier répressif, les pièces soumises par les parties ainsi que les rapports médicaux46. Il convient ensuite de déterminer les conséquences juridiques que l’on peut en tirer.

41 N. Colette-Basecqz et S. Larielle, « L’autorité de la chose jugée et la demande en réparation du dommage : contours d’un principe applicable tant devant les juridictions civiles que pénales », in F. George et N. Colette-Basecqz, Responsabilité civile et responsabilité pénale. Regards pratiques, op. cit., p. 216.

42 Voy. art. 26 du titre préliminaire du Code de procédure pénale.

43 Cass., 4 juin 2013, R.G. n° P.12.1137.N, Rev. dr. pén. crim., 2014, p. 108, avec note O. Michiels, « Le droit pour le prévenu de comparaître personnellement devant les juridictions répressives ». La Cour a indiqué qu’il n’existe pas de principe général de droit « de la personne inapte au procès ».

44 N.  Colette-Basecqz, « La décision de la mesure d’internement », in O. Nederlandt, N. Colette-Basecqz, F. Vansiliette et Y. Cartuyvels, La loi du 5 mai 2014 relative à l’internement. Nouvelle loi, nouveaux défis : vers une véritable politique de soins pour les internés ?, Dossier de la Revue de droit pénal et de criminologie n°  26, Bruges, la Charte, 2018, pp. 20-21. En droit anglais, un report sine die du procès a lieu en cas d’incapacité à se défendre (« unfit to plead ») si la personne poursuivie « n’a pas les capacités intellectuelles suffisantes pour donner des instructions à ses conseils, répondre à l’acte d’accusation, récuser des jurés, comprendre les témoignages et déposer. Le Code criminel canadien, à l’article 2, définit cette notion de « unfit to stand trial », comme « l’incapacité de l’accusé en raison de troubles mentaux d’assumer sa défense, ou de donner des instructions à un avocat à cet effet, à toute étape des procédures, avant que le verdict ne soit rendu, et plus particulièrement incapacité de : a) comprendre la nature ou l’objet des poursuites ; b) comprendre les conséquences éventuelles des poursuites ; c) communiquer avec son avocat ». Cette inaptitude a pour effet, comme en droit anglais, de suspendre le procès. Une juridiction administrative spécifique (la Commission d’examen des troubles mentaux) assure, tous les deux ans, le suivi en vérifiant si l’état de santé des personnes ne s’est pas amélioré.

45 Cass., 20 septembre 2016, R.G. P.16.0231.N, R.A.B.G., 2017/1, p. 62, note C. Van de Heyning, « Het recht op deelname aan de procedure: wanneer ben je (tijdig) ziek genoeg? ». La Cour a estimé qu’était légalement justifié l’arrêt attaqué selon lequel « les dysfonctionnements évoqués, qu’ils soient pris isolément ou considérés dans leur ensemble, ne permettent pas d’affirmer que le [demandeur I] n’est pas en état d’être jugé ».

46 Rappelons que sauf s’il envisage une mesure d’internement, le juge n’est pas tenu d’ordonner une expertise préalable. De même, il n’est pas non plus tenu d’entendre le propre expert de la personne.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 998

Les conséquences de l’inaptitude à participer à son procès peuvent être évaluées à l’aune du droit à un procès équitable consacré à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Rappelons que cette disposition a un effet direct, ce qui entraîne sa primauté sur les dispositions du droit interne47.

La Cour européenne des droits de l’homme considère que la notion de procès équitable dépend des circonstances propres à chaque affaire48 et que, pour apprécier le respect de ce droit, elle doit envisager la procédure dans son ensemble, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, et vérifier « le respect non seulement des droits de la défense mais aussi de l’intérêt du public et des victimes à ce que les auteurs de l’infraction soient dûment poursuivis ainsi que, si nécessaire, des droits des témoins »49

Selon la Cour européenne50, l’article 6 précité, lu comme un tout, reconnaît à l’accusé le droit de participer réellement à son procès, ce qui « inclut en principe, entre autres, le droit non seulement d’y assister, mais aussi d’entendre et suivre les débats ». Dans un arrêt du 23 février 201251, la Cour européenne a ajouté que la « participation réelle » à son procès « présuppose que l’accusé comprenne globalement la nature et l’enjeu pour lui du procès, notamment la portée de toute peine pouvant lui être infligée. Il doit être à même d’exposer à ses avocats sa version des faits, de leur signaler toute déposition avec laquelle il ne serait pas d’accord et de les informer de tout fait méritant d’être mis en avant pour sa défense ». Dans ce même arrêt52, la Cour a admis que « des garanties spéciales de procédure peuvent s’imposer pour protéger ceux qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte »53

Par ailleurs, en cas d’inaptitude à participer à son procès du fait de la maladie, la Cour européenne a expressément admis qu’à titre exceptionnel, il est permis de poursuivre les audiences en l’absence du prévenu du fait de sa maladie à la condition que ses intérêts soient suffisamment protégés54

47 N. Colette-Basecqz, « La décision de la mesure d’internement », op. cit., p. 21.

48 Cour eur. D.H., arrêt Van Wesenbeeck c. Belgique, 23 mai 2017, § 62, requêtes n° 67496/10 et n° 52936/12, https://hudoc.echr.coe.int/.

49 Cour eur. D.H., arrêt Van Wesenbeeck c. Belgique, 23 mai 2017, § 66, requêtes n° 67496/10 et n° 52936/12, https://hudoc.echr.coe.int/.

50 Cour eur. D.H., arrêt Marcello Viola c. Italie, 5 octobre 2006, requête n° 45106/04, § 53, https://hudoc. echr.coe.int/.

51 Cour eur. D.H., 23 février 2012, arrêt G. c. France, requête 27244/09, § 52, https://hudoc.echr.coe. int/.

52 Voy. aussi Cour eur. d.h., arrêt Vaudelle c. France, 30 janvier 2001, requête n°  35683/97, rendu à l’unanimité, § 60, https://hudoc.echr.coe.int/.

53 Cour eur. D.H., 23 février 2012, arrêt G. c. France, requête 27244/09, § 53, https://hudoc.echr.coe. int/.

54 Cour eur. D.H., arrêt Romanov c. Russie, 20 octobre 2005, requête n° 63993/00, rendu à l’unanimité, § 108, https://hudoc.echr.coe.int/.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 999

Nous pouvons donc observer une position nuancée de la Cour européenne des droits de l’homme, qui n’exclut pas qu’un procès pénal puisse se tenir en l’absence à l’audience d’un prévenu souffrant d’un trouble mental, pourvu que les juridictions s’assurent de la protection des intérêts de la personne inapte.

C’est aussi sous l’angle du droit à un procès équitable que les chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens ont considéré, dans une décision du 17 novembre 2011, une responsable Khmers rouges inapte à son procès en raison de sa démence55

Il est intéressant de noter que la décision fait référence aux principes consacrés par la jurisprudence en droit international pénal afin d’apprécier si l’inaptitude à être jugé fait obstacle au droit au procès équitable, notamment au regard des critères énoncés dans la jurisprudence Strugar du Tribunal pénal international pour l’exYougoslavie56, 57 .

Conscients de la gravité des crimes dont ils ont à connaître, les juges cambodgiens estiment, de façon unanime, que l’accusée n’est pas en mesure de pouvoir se défendre de façon effective58. Au niveau des conséquences de cette déclaration d’inaptitude, les chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens décident que les poursuites sont suspendues à l’égard de l’accusée et qu’il n’existe plus de base légale pour la maintenir en détention59. Elle sera finalement libérée sans condition mais ce point a été problématique60. Deux opinions divergentes ont été émises, dont l’une en faveur d’un internement et d’un traitement forcé en milieu hospitalier61.

Le maintien en détention ou l’internement forcé alors qu’il n’y a aucune certitude que l’accusée puisse être jugée un jour ont été estimés contraires au droit à un procès équitable et au droit à la liberté62.

La décision impose cependant à l’accusée d’informer à l’avance la chambre de première instance de tout changement d’adresse et prévoit que les co-procureurs pourront demander périodiquement des expertises afin de suivre l’état de santé de l’accusée, ainsi que la reprise des poursuites en cas de modification substantielle.

55 Chambre de première instance des chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, 17 novembre 2011, dossier 002/19-09-2007/ECCC/TC, https://www.eccc.gov.kh/sites/default/ files/documents/courtdoc/E138_FR.PDF.

56 TPIY, Chambre de première instance II, affaire Le Procureur c. Pavle Strugar, IT-01-42-T, 26 mai 2004.

57 Voy. § 26 et §§ 54-59 de la décision.

58 Voy. § 60 de la décision.

59 Voy. § 61 de la décision.

60 Voy. §§ 80-81 de la décision.

61 Voy. §§ 63-76 de la décision.

62 Voy. § 80 de la décision.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1000

8. Les garanties spécifiques accordées par la loi relative à l’internement au regard des droits de la défense de la personne inapte à participer à son procès

Afin d’évaluer si le droit à un procès équitable est respecté lors du procès pénal d’une personne inapte, il convient de se pencher sur les garanties procédurales applicables en droit belge lorsqu’une personne est inapte mentalement à participer à son procès.

Dans les cas pouvant donner lieu à internement, le législateur a prévu des garanties spécifiques pour renforcer les droits de la personne souffrant de troubles mentaux.

Rappelons que l’internement « ne constitue ni une déclaration de culpabilité du chef d’une infraction ni une condamnation à une peine »63.

Comme le précise l’article 2 de la loi du 5 mai 2014, l’internement est une « mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société ».

L’internement peut être ordonné par les juridictions d’instruction64 et les juridictions de jugement. Il s’agit d’une mesure facultative, à durée indéterminée, subordonnée à la réunion de quatre conditions cumulatives reprises à l’article 9, §§ 1er et 2, de la loi du 5 mai 2014 :

Un crime ou un délit portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers ;

– L’existence, au moment de la décision, d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement la capacité de discernement ou de contrôle de ses actes ;

– Un danger que la personne commette de nouveaux faits (crime ou un délit portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers) en raison de son trouble mental, éventuellement combiné avec d’autres facteurs de risque ;

– La réalisation d’une expertise psychiatrique médico-légale.

La loi du 5 mai 2014 relative à l’internement impose l’assistance d’un avocat tant au stade de la décision relative à l’internement qu’au stade de son exécution.

Cette exigence se justifie, comme l’a rappelé la Cour de cassation, dans un arrêt du 25 janvier 201765, en raison de la situation dans laquelle se trouve la personne internée et par le fait qu’aucun appel n’est possible contre les décisions de la chambre de protection sociale.

63 Cass., 11 mars 1987, R.G. 5690, Pas., 1987, n° 413 ; C.C., 18 février 2016, n° 22/2016 ; F. Kuty, Principes généraux du droit pénal belge, t. IV, La peine, Bruxelles, Larcier, 2017, pp. 1191-1194, nos 3898 à 3900.

64 À l’exception des infractions politiques et de presse, sauf si ces dernières sont inspirées par le racisme ou la xénophobie (art. 9, § 1er, de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement).

65 Cass., 25 janvier 2017, R.G. n° P.16.1340.F., www.juportal.be.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 1001

Dans ses conclusions conformes précédant cet arrêt, Monsieur l’Avocat général Damien Vandermeersch66, a précisé que « l’état mental de la personne internée justifie une approche différente sur le plan des garanties liées au respect des droits de la défense. En effet, le trouble mental dont est affectée la personne internée peut la conduire à des comportements irrationnels ou inadéquats de nature à entraver l’exercice libre et entier de ses droits de la défense ».

L’article 13 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement prévoit ainsi que, dans la phase judiciaire d’internement, l’inculpé est toujours assisté d’un avocat devant les juridictions d’instruction. Dans le même sens, l’article 81, § 1er, de la loi du 5 mai 2014 dispose que les juridictions ne peuvent statuer sur les demandes d’internement qu’à l’égard des personnes concernées qui sont assistées67 ou représentées par un avocat. Le § 2 de l’article 82 ajoute, concernant le stade d’exécution de l’internement, que la chambre de protection sociale et la Cour de cassation ne peuvent statuer à l’égard d’une personne internée que si celle-ci est assistée ou représentée par un avocat.

S’agissant d’une mesure disciplinaire à l’égard d’un interné, la commission d’appel francophone a rendu une décision, le 23 août 202168, dans laquelle elle a rappelé qu’une personne internée se trouve dans une position de vulnérabilité justifiant l’assistance d’un avocat lors de chaque audition, dès lors que son absence de discernement est établie et a été constatée dans une décision judiciaire. Elle a ajouté que sans l’assistance d’un avocat, la personne internée risque de ne pas pouvoir se défendre de manière cohérente, ce qui mettrait nécessairement en péril ses intérêts de manière démesurée.

Par ailleurs, la loi du 5 mai 2014 a prévu certaines situations où la personne internée ne peut exercer directement ses droits mais doit les exercer par l’intermédiaire de son avocat. Ainsi, l’article 29, § 5, alinéa 3 de la loi du 5 mai 2014 prévoit que sur avis du psychiatre de l’établissement ou du psychiatre traitant, le juge de protection sociale peut, par une ordonnance motivée, refuser à la personne internée d’accéder à son dossier ou à une partie de celui-ci si manifestement cet accès peut nuire gravement à sa santé. L’article 30, alinéa 2, de la loi du 5 mai 2014 prévoit que la personne internée est représentée par son avocat lorsque des questions médico-psychiatriques en rapport avec son état sont posées et qu’il est particulièrement préjudiciable de les examiner en sa présence.

Relevons que les dispositions légales précitées couvrent des hypothèses très précises, à savoir l’accès au dossier et l’examen de questions médico-psychiatriques par la chambre de protection sociale.

66 Conclusions conformes de D. Vandermeersch, avocat général sous Cass., 25 janvier 2017, R.G. P.16.1340.F, www.juportal.be.

67 Un prévenu qui a perdu ses capacités cognitives pourra être représenté par son avocat, ce qui le dispense de comparaître à un procès auquel il n’est pas apte à participer vu son état mental.

68 Commission d’appel francophone, 23 août 2021, J.L.M.B., 2021, p. 429.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1002

Dans le premier cas, seul l’avocat a accès à l’entièreté du dossier. Dans le second, il est autorisé à représenter son client qui ne comparaîtra pas en personne comme c’est habituellement la règle.

Le législateur a également prévu un renforcement des droits de la défense lors du déroulement de l’expertise psychiatrique. Ainsi, l’article 7 de la loi du 5 mai 2014 dispose que « La personne qui fait l’objet d’une expertise psychiatrique médicolégale peut, à tout moment, se faire assister par un médecin de son choix et par un avocat. Elle peut également communiquer par écrit aux experts judiciaires toutes les informations utiles pour l’expertise que lui fournit le médecin ou le psychologue de son choix. Ce prestataire de soins est informé des finalités de l’expertise psychiatrique. Les experts judiciaires se prononcent sur ces informations avant de formuler leurs conclusions et les joignent à leur rapport ».

Si l’on peut admettre que la loi relative à l’internement apporte des garanties procédurales renforcées qui permettent de rencontrer les exigences du droit à un procès équitable tout en préservant d’autres droits fondamentaux, tel que le respect au droit de la vie privée, force est de constater avec regret que ces garanties n’ont vocation à s’appliquer que dans le cadre de l’internement, laissant subsister un vide juridique pour les situations où la loi relative à l’internement n’est pas susceptible de s’appliquer.

Le cas des personnes inaptes à participer à leur procès et pour qui l’internement n’est pas envisagé car les conditions ne sont pas remplies pose question. L’internement ne se justifie pas lorsque le prévenu, responsable de ses actes au temps de l’infraction mais atteint de troubles mentaux au temps du jugement, ne constitue pas un danger pour lui-même ou pour la société (exemple d’une personne inapte dont l’état végétatif ou le coma irréversible permettent d’exclure tout risque de récidive…)69. Ne relève pas non plus de l’internement un prévenu qui a commis des faits ne portant pas atteinte ou ne menaçant pas l’intégrité physique ou psychique de tiers70.

9. La présence constante de l’avocat, une garantie suffisante pour sauvegarder efficacement les droits de la défense d’un prévenu incapable de participer à son procès ?

En matière d’internement, le législateur exige, comme nous l’avons vu, la présence constante de l’avocat. Nous pouvons toutefois nous demander si l’assistance ou la représentation par l’avocat est de nature à garantir à suffisance les droits de la défense de la personne incapable, en raison de son état, de suivre son procès et d’en comprendre les enjeux. S’il est impossible pour l’avocat de communiquer avec son client, que celui-ci ne peut lui donner des instructions ou lui faire part

69 Mons, 28 mai 2015, J.L.M.B., 2017, p. 663.

70 Voy. les conditions de l’internement énoncées à l’article 9 de la loi du 5 mai 2014.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 1003

de son ressenti, comment son conseil pourra-t-il déterminer une ligne de défense cohérente ? Comment s’assurer que celle-ci soit la plus adaptée aux intérêts du client ? Faut-il privilégier les éléments du dossier répressif, les conclusions d’un rapport d’expertise, l’avis du psychiatre traitant, le point de vue des proches… ?

L’internement, qui reste une mesure de sûreté à durée indéterminée, est-il préférable à la condamnation à une peine ? Sachant que l’internement est une mesure facultative, l’avocat a un rôle essentiel à jouer car il pourra, grâce à sa plaidoirie, orienter ou non vers une décision d’internement. La question n’est pas simple et il serait sans doute naïf de penser que, lorsque l’inculpé a perdu ses facultés mentales l’empêchant de suivre son procès pénal, la seule présence de l’avocat garantirait à elle seule le droit à un procès équitable et permettrait l’exercice plein et entier des droits de la défense.

10. Réflexions conclusives

Il n’existe pas, en droit belge, de principe général de droit « de la personne inapte au procès ». Lorsque le juge constate qu’une personne est inapte à participer à son procès, les conséquences peuvent varier selon les circonstances. À l’exception des dispositions spécifiques contenues dans la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement, aucune règle générale de procédure pénale ne prévoit à ce jour de solution. Lorsque l’inaptitude résulte d’un état temporaire, la surséance à statuer dans l’attente des résultats d’une expertise médicale peut constituer une solution. Dans un tel cas, le procès pourra être repris lorsque l’état de santé du prévenu se sera suffisamment amélioré. Dans d’autres cas, en présence d’une inaptitude irréversible, il sera peut-être nécessaire de mettre fin à aux poursuites.

Pour les personnes souffrant de troubles mentaux et pour lesquelles une mesure d’internement est envisagée, la présence constante de l’avocat semble, selon la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de cassation, pouvoir pallier les effets de cette déficience, en permettant la poursuite du procès dans le respect des garanties du droit à un procès équitable.

La Cour de cassation a-t-elle, à l’occasion de l’arrêt commenté, sonné le glas de l’irrecevabilité de l’action publique dans toutes les hypothèses d’inaptitude à participer à son procès ? Nous ne le pensons pas à la lecture de l’arrêt du 23 septembre 2020.

Selon nous, la Cour a voulu souligner, à raison, que l’irrecevabilité des poursuites est une décision « ultime »71 qui ne peut être prononcée que dans des cas exceptionnels où, en l’absence de garanties procédurales suffisantes, il y a une atteinte irrémédiable au droit à un procès équitable. L’arrêt commenté concernait un pré-

71 En ce sens, voy. P. Vanwalleghem, « Alzheimer van de verdachte is geen reden om geen proces te houden », Juristenkrant, 2020, p. 3.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1004

venu atteint de la maladie Alzheimer, avec une perte de ses capacités cognitives. Dans ce cas, la Cour a estimé qu’il convenait de prendre notamment en considération les règles spécifiques que le législateur a adoptées en matière d’internement et qui instaurent des garanties procédurales adaptées à l’état mental de l’intéressé.

Si, sur le plan des principes, l’on ne peut qu’adhérer à la motivation de la Cour de cassation dans l’arrêt commenté, il faut cependant émettre deux observations.

Tout d’abord, les garanties procédurales renforcées prévues dans la loi relative à l’internement pourraient ne pas suffire, dans certains cas, à s’assurer de l’absence d’atteinte irrémédiable au droit à un procès équitable.

D’une part, il faut garder à l’esprit que la loi relative à l’internement n’a pas vocation à s’appliquer à toutes les situations d’inaptitude à participer à son procès, comme nous l’avons précédemment rappelé. Il serait d’ailleurs intéressant de connaître la position de la Cour européenne des droits de l’homme quant à la violation ou non de l’article 6 de la Convention dans une telle situation où le législateur ne prévoit pas de garanties procédurales renforcées.

D’autre part, lorsque la personne inapte se trouve dans les conditions de l’internement, le législateur a prévu l’assistance obligatoire de l’avocat à tous les stades de la procédure. Cela étant, le rôle attendu de celui-ci ne sera pas aisé à déterminer en cas d’impossibilité totale de communiquer avec son client. Dès lors, le respect des droits de la défense ne nous semble pas pouvoir être automatiquement déduit de la simple omniprésence de l’avocat. Ne convient-il pas de distinguer entre les situations selon le moment de l’apparition ou du développement du trouble mental ? Lorsque le trouble mental est apparu ou s’est développé en cours de procédure, les droits de la défense nous sembleraient pouvoir être sauvegardés dès lors que l’intéressé a pu, avant que son état ne se détériore, dialoguer avec son avocat, être auditionné, rencontrer l’expert… En revanche, si, comme c’était le cas dans l’affaire commentée, le trouble mental était présent dès le début des poursuites et a empêché l’avocat de se concerter avec son client et les enquêteurs ainsi que l’expert psychiatre de pouvoir entendre l’intéressé, la seule présence de l’avocat constitue-t-elle un palliatif suffisant ?

Ensuite, lorsqu’un procès pénal ne débouche pas sur une mesure d’internement à défaut de réunir les conditions requises, mais que les garanties procédurales de la loi du 5 mai 2014 ont été appliquées, le juge pourrait estimer que les droits de la défense de la personne ont été suffisamment respectés. Mais quelle décision le juge prendra-t-il au regard de la situation de cette personne inapte à participer à son procès ?

Est-il admissible, au regard des principes qui régissent la procédure pénale, de déclarer les poursuites recevables et de rendre un verdict de culpabilité à l’égard d’une personne qui disposait de ses facultés mentales au moment des faits et qui

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 1005

ne remplirait pas, au moment du jugement, les conditions requises pour une mesure d’internement ? Nous pouvons nous demander si la dignité de la personne humaine est respectée lorsque les juridictions pénales statuent sur le sort de l’action publique alors que le prévenu est totalement inapte à participer à son procès. Une atteinte à l’article 3 de la Convention européenne pourrait, selon nous, en résulter. De même, la personne ne serait plus accessible à une peine si ses facultés mentales sont abolies ou si son pronostic vital est sérieusement engagé. Les fonctions de la peine (particulièrement la rétribution et la resocialisation) ne peuvent plus être rencontrées dans une telle hypothèse. Dans de telles conditions, la détention d’une personne inapte nous semblerait également susceptible de donner lieu à une violation de l’article 5 de ladite Convention72

Par ailleurs, si le juge faisait application de l’article 71 du Code pénal pour prononcer un non-lieu ou un acquittement lorsque l’abolition des facultés mentales survient postérieurement aux faits73, cette solution serait contraire au texte de l’article 71 du Code pénal qui ne prend en compte que l’abolition des facultés mentales au moment des faits74

Il convient dès lors, de lege ferenda, d’imaginer d’autres pistes, respectueuses à la fois des droits de la défense et de l’intérêt des victimes.

Afin de combler le vide juridique qui pourrait surgir dans les cas où l’internement ne pourrait être ordonné, nous pourrions introduire dans notre droit la notion de l’inaptitude à participer à son procès et, en fonction du caractère irréversible ou non de la perte des capacités mentales, en tirer des conséquences qui ne remettent pas en cause les droits des victimes.

En lieu et place d’une surséance à statuer, solution appliquée en droit français et qui pose différents problèmes, ainsi que nous l’avons souligné, l’une des pistes pourrait être, ainsi que le suggère Véronique Tellier-Cayrol75, d’ériger cette notion d’inaptitude à participer à son procès en cause d’extinction de l’action publique.

72 Une peine privative de liberté semblerait exclue car la privation de liberté d’une personne souffrant de troubles mentaux n’est régulière, au sens de l’article 5, § 1er, e), de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que si elle s’effectue dans un hôpital, une clinique ou tout autre établissement approprié (Corr. Liège (15e ch., div. Liège), 25 octobre 2018, J.L.M.B., 2018, p. 1955).

73 L’acquittement (ou le non-lieu) pour cause de trouble mental, prononcé sur la base de l’article 71 du Code pénal, est une solution qui a déjà été appliquée à plusieurs reprises dans des situations où le trouble mental est survenu postérieurement aux faits et où les conditions de l’internement n’étaient pas toutes réunies (Cass., 26 février 1934, Pas., 1934, I, p. 180, note P. Leclercq ; Bruxelles, 4 décembre 1995, Rev. dr. pén. crim., 1997, p. 350 ; Pol. Charleroi, 11 juin 2009, J.L.M.B., 2009, p. 1412.

74 Chr. Hennau et J. Verhaegen, Droit pénal général, 3e éd., mise à jour avec le concours de D. Spielmann et A. Bruyndonckx, Bruxelles, Bruylant, 2003, pp. 310-311 ; Fr. Tulkens, M. van de Kerchove, Y. Cartuyvels et Chr. Guillain, Introduction au droit pénal – Aspects juridiques et criminologiques, 10e éd., Waterloo, Kluwer, 2014, p. 407.

75 V. Tellier-Cayrol, « L’atermoiement illimité, ou du sursis à statuer pour altération définitive des capacités du prévenu », Recueil Dalloz, 2018, n° 37, p. 2079.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1006

Face à une abolition irréversible des facultés mentales, constatée objectivement par une expertise médicale, dans une situation où les conditions de l’internement ne sont pas réunies et où il est absolument impossible d’assurer la défense du prévenu, il pourrait être envisagé de retenir la solution de l’extinction de l’action publique à l’instar de ce qui est prévu à l’article 20 du titre préliminaire du Code de procédure pénale en cas de décès de l’inculpé ou du prévenu au moment du jugement. Une telle solution supposerait l’ajout d’une nouvelle disposition au titre préliminaire du Code de procédure pénale.

Le sort de l’action civile pourrait se calquer sur celui applicable en cas d’extinction de l’action publique suite au décès de l’inculpé ou du prévenu76. Si la cause de l’extinction de l’action publique pour inaptitude à participer à son procès survient postérieurement à l’introduction de l’action civile, le juge pénal ne serait pas dispensé de devoir décider si les faits, commis alors que le prévenu disposait de ses facultés mentales, ont été établis, et dans l’affirmative, d’allouer les dommages et intérêts postulés par la victime.

Une autre piste pourrait consister en l’irrecevabilité des poursuites lorsqu’en l’absence de garanties procédurales effectives (en dehors des hypothèses pouvant donner lieu à l’internement), le juge a constaté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense de la personne inapte à participer à son procès.

Nous sommes consciente que le choix de telles pistes menant à l’extinction de l’action publique ou à son irrecevabilité emporte une conséquence négative en ce qu’il ne permet pas aux victimes de voir la culpabilité établie. Certes, des dommages et intérêts pourront être alloués dans le cadre d’une action civile mais les attentes des victimes vont souvent au-delà de cet objectif purement indemnitaire.

Même s’il s’agit d’un exercice difficile, un équilibre devra cependant être trouvé entre, d’une part, le droit de recourir à la justice dans le chef des victimes et, d’autre part, les garanties procédurales qui doivent être respectées afin que le procès soit équitable et que la dignité humaine soit préservée.

Nathalie colette-Basecqz, Professeure extraordinaire à l’UNamur, Directrice du centre de recherche « Vulnérabilités & Sociétés », Avocate au barreau du Brabant wallon

76 Si, au moment où l’action civile est portée devant le juge pénal, l’action publique est éteinte par la mort du prévenu ou par une autre cause (par exemple, la prescription), le juge pénal est incompétent pour en connaître. En revanche, si l’action civile avait été introduite devant lui avant la survenance de la cause d’extinction de l’action publique, le juge pénal reste compétent pour en connaître (M.-A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch, Droit de la procédure pénale, op. cit., p. 330).

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > DOCTRINE 1007

Bibliographie

Droit pénal des affaires, par C.-E. Clesse et L. Kennes, avec coll. de P. Carolus, V. DeCKers, L. Fossion, F. Vansiliette et B. Veille, coll. « Manuels de droit pénal de l’entreprise », Bruxelles, Larcier, 2022, 571 p.

La littérature juridique récente en Belgique accorde une importance croissante à l’étude du droit pénal des affaires. Ainsi, en 2021, l’éditeur Larcier publiait la deuxième édition de l’ouvrage magistral intitulé Droit pénal des affaires (1.500 pages) rédigé par Jean Spreutels1, Françoise Roggen2, Emmanuel Roger-France3 et JeanPierre Collin4. La démarche de l’éditeur correspondait à l’évolution de la matière juridique. Comme l’écrivaient dans leur avant-propos les auteurs de l’ouvrage précité : « L’inflation législative en matière économique, sociale et financière n’a fait que croître, la plupart de ces lois ou décrets étant assortis de sanctions répressives. Bon nombre de nos comportements qui, jusqu’alors, n’étaient régis que par le droit privé, voire par la seule éthique, ont été incriminés. Le champ de la responsabilité pénale a été étendu à certaines personnes morales ou entités » (p. V). Par ailleurs, la multiplication des législations particulières rend d’autant plus nécessaire la publication d’ouvrages de synthèse rappelant les règles générales de la matière pénale et permettant en outre au lecteur de se retrouver dans ces nombreuses lois diverses.

L’ouvrage qui fait l’objet de la présente recension bibliographique s’inscrit dans un mouvement identique et est également publié par l’éditeur Larcier dans la collection des « Manuels de droit pénal de l’entreprise ». Même s’il n’est pas aussi volumineux que l’ouvrage précité publié en 2021, ce livre mérite de retenir notre attention par l’intérêt et l’originalité de son contenu. Il a été rédigé par CharlesÉric Clesse5 et Laurent Kennes6 qui ont publié le support du cours de droit pénal des affaires qu’ils enseignent à la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles. Il s’agit donc de la contribution d’un magistrat et d’un avocat à l’enseignement qu’ils dispensent ensemble à l’Université. L’ouvrage intègre également

1 Président honoraire de la Cour constitutionnelle et professeur ordinaire honoraire de l’Université libre de Bruxelles.

2 Conseiller à la Cour de cassation et chargée de cours à l’Université libre de Bruxelles.

3 Avocat au barreau de Bruxelles.

4 Président de chambre honoraire à la cour d’appel de Bruxelles.

5 Auditeur du travail du Hainaut et professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles.

6 Avocat aux barreaux de Bruxelles et de Namur et maître de conférences à l’Université libre de Bruxelles.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1008

les contributions de Patrick Carolus7, Vincent Deckers8, Laura Fossion9, Fanny Vansiliette10 et Baptiste Veille11 qui ont apporté leur collaboration.

Dans leur introduction, les auteurs précisent que les étudiants universitaires trouveront dans ce livre la matière du cours de droit pénal des affaires et que les praticiens du droit y trouveront une vue d’ensemble de la matière. Les auteurs ont intégré dans leur étude aussi bien les aspects de droit pénal que de droit de la procédure pénale.

L’ouvrage est divisé en trois titres.

Le premier intitulé « Procédure pénale des affaires » comporte six chapitres : le premier contient l’analyse des sources internationales et nationales du droit pénal et de la procédure pénale des affaires ; le deuxième concerne les acteurs spécifiques (les enquêteurs judiciaires et policiers, ainsi que les membres des organisations internationales et nationales de réflexion et de contrôle) du droit pénal financier ; les devoirs propres des différents services et leurs pouvoirs spécifiques (chapitres 3 et 4) ; on trouve également des développements particuliers concernant les pouvoirs de saisie et de mise sous scellés ainsi que le procès-verbal de constatation de l’infraction (chapitres 5 et 6).

Le deuxième titre est intitulé droit pénal général des affaires et comporte en outre des aspects de nature procédurale. Il comporte sept chapitres. Le premier concerne les conditions d’existence de l’infraction, le deuxième s’intéresse à la participation punissable (notamment celle du conseiller fiscal), le troisième comporte l’étude de la preuve de l’infraction, la quatrième contient l’exposé de la procédure judiciaire, la cinquième s’intéresse à la procédure administrative ; le sixième concerne la responsabilité pénale des personnes morales et le dernier chapitre procède à la classification des peines et analyse notamment les interdictions professionnelles et la confiscation spéciale dont l’importance est considérable dans ces matières ainsi que la transaction pénale qui est en réalité une mesure alternative à la peine même si la personne qui paie la somme d’argent a tendance à considérer celle-ci comme l’équivalent d’une peine.

Le titre trois concerne le droit pénal spécial des affaires et comporte cinq chapitres qui sont relatifs aux différentes catégories d’infractions rangées sous l’appellation générique de droit pénal des affaires. La matière prend ici une allure bien concrète, car il s’agit des infractions contre la foi publique (faux et usage de faux en écritures12, faux et usage de faux informatiques) ; les infractions contre les biens

7 Avocat général près la cour d’appel de Bruxelles et chargé de conférences à la Solvay Brussels School of Economics and Management.

8 Avocat et professeur à l’ESSF.

9 Consultante en compliance.

10 Avocate au barreau de Bruxelles et assistante à l’Université Saint-Louis Bruxelles.

11 Consultant en compliance.

12 À propos de ces infractions, on renverra également les lecteurs vers l’ouvrage, Les infractions, vol. 4, Les infractions contre la foi publique, 1re éd., Bruxelles, Larcier, 2012, pp. 45 à 320.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > BIBLIOGRAPHIE 1009

(abus de confiance, abus de biens sociaux, escroquerie, organisation frauduleuse d’insolvabilité, blanchiment)13 ; les infractions qui constituent la criminalité informatique (fraude, accès non autorisé ou hacking, sabotage)14 ; les infractions contre l’ordre fiscal (fraude simple, fraude aggravée, organisée ou non et fraude à la TVA) ; et les infractions relatives aux sociétés (faux bilan, infractions liées à l’état de faillite, poursuite de l’activité commerciale nonobstant l’état de faillite et le respect du bon déroulement des opérations de la faillite, la réduction du gage commun des créanciers et la soustraction des livres comptables)15.

L’inventaire qui vient d’être fait permet au lecteur de connaître le contenu détaillé de cet ouvrage. On constatera que les auteurs ont été soucieux de privilégier une approche pratique de la matière, Dès lors, ils ont veillé à examiner en commun lorsqu’il y a lieu les aspects de droit pénal et ceux du droit de la procédure pénale. En outre, pour faciliter la compréhension des matières complexes, des tableaux ou des schémas ou des casus ont été ajoutés. Le lecteur appréciera.

L’ouvrage contient aussi l’étude des institutions ou des administrations spécialisées qui jouent un rôle considérable dans la prévention ou la lutte contre la délinquance liée aux affaires : citons notamment les substituts spécialisés en matière fiscale, les fonctionnaires fiscaux mis à la disposition du ministère public ou de la police fédérale, l’OCDEFO et l’OCRC de la police fédérale, l’administration générale de la fiscalité (AGFISC), l’inspection économique, le parquet européen, le Groupe d’action financière (GAFI), la Cellule de traitement des informations financières (CTIF), l’Autorité des services et marchés financiers (FSMA).

Bref un livre que les lecteurs ne manqueront pas de consulter fréquemment avec intérêt.

13 À propos de ces infractions, on renverra également le lecteur vers l’ouvrage Les infractions, vol. 1, Les infractions contre les biens, 2e éd., Bruxelles, Larcier, 2016, pp. 245 à 338 et 535 à 648.

14 À propos de ces infractions, voy. aussi l’ouvrage cité à la note précédente aux pages 429 à 534.

15 À propos de ces infractions, voy. aussi l’ouvrage cité à la note 12 aux pages 205 à 244.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1010

Jurisprudence

Cour de cassation (2e ch., F.), 8 juin 2022,

P.22.0306.F.

(extraits)

Président et rapporteur : Mme Roggen, conseiller ff. président, Ministère public : M. Vandermeersch, avocat général, Pl. : Mes N. Cohen, K. Sedad et F. Vansiliette (tous du barreau de Bruxelles).

1° sexisme – éléments constitutifs de l’infraction – élément matériel – atteinte grave à la dignité de la personne – appréciation – conscience collective d’une société déterminée à une époque déterminée

1° L’atteinte à la dignité de la personne, qui est un élément constitutif de l’infraction de sexisme, n’est pas abandonnée à l’appréciation subjective de la victime ou de l’auteur du fait, mais s’apprécie selon le critère du sentiment de dignité humaine tel qu’il est perçu à un moment donné par la conscience collective d’une société déterminée à une époque déterminée1 . (L. 22 mai 20142, art. 2)

2° sexisme – éléments constitutifs de l’infraction – élément moral – dol général

2° L’élément moral du délit de sexisme se définit par l’intention d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne ou de la considérer comme inférieure en sachant que le geste ou le comportement litigieux est susceptible d’entraîner une atteinte grave à la dignité de cette personne ; cette infraction ne requiert pas la démonstration d’un dol spécial3 (L. 22 mai 2014, art. 2)

3° sexisme – liberté d’expression – restrictions – règles de la vie en société – égalité entre les hommes et les femmes

3° La liberté d’expression n’est pas absolue, mais implique des obligations et des responsabilités, notamment le devoir de ne pas franchir certaines limites. Les besoins sociaux impérieux, dont le principe d’égalité des hommes et des femmes fait partie, justifient que certaines restrictions soient apportées à la liberté d’expression.

(a.R. c. p.e. et l’institut pouR l’égalité des Femmes et des Hommes)

1 Voy. les conclusions du M.P. et, sur cette infraction, voy. l’article, publié dans cette livraison de la revue, de M. J.-M. Hausman. Voy. également F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », Rev. dr. pén. crim., 2015, pp. 41 et suivantes.

2 Loi tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination, M.B., 24 juillet 2014.

3 Voy. les conclusions du M.P. et, dans le même sens, F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 54. Contra : C.C., 25 mai 2016, arrêt n° 72/2016, § B.23.2.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1011

Conclusions de M. l’avocat général Damien Vandermeersch : (…)

L’examen du pourvoi

1. En tant que le pourvoi est dirigé contre la décision de condamnation rendue sur l’action publique

Le moyen est pris de la violation des articles 19 et 149 de la Constitution, 9 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 18 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 10 et 11 de la Charte de l’Union européenne et 2 et 3 de la loi du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination.

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne se voit reconnaître une force juridique contraignante et s’impose aux États membres, mais uniquement lorsqu’ils « mettent en œuvre le droit de l’Union » (art. 51.1 de la Charte)1. La Cour considère ainsi que l’obligation de respecter les droits fondamentaux tels que définis dans le cadre de l’Union européenne ne s’impose aux États membres que lorsqu’ils agissent en application du droit communautaire2. Mais la décision attaquée ne me paraît pas avoir été rendue en application du droit de l’Union européenne. Dans la mesure où il invoque la violation des articles 10 et 11 de la Charte de l’Union européenne, le moyen me paraît manquer en droit.

La première branche

Le demandeur reproche à l’arrêt attaqué de s’appuyer sur des conjectures imprécises pour qualifier l’atteinte grave à la dignité de la personne caractérisant l’infraction de sexisme dès lors qu’il se réfère à la conscience collective de la société belge sans plus de précision.

L’incrimination de sexisme requiert comme élément matériel notamment une atteinte grave à la dignité de la personne (art. 2 de la loi du 22 mai 2014). D’après l’exposé des motifs, « la définition retenue requiert un geste ou comportement qui entend exprimer soit le mépris, soit la manifestation d’un sentiment d’infériorité, cumulée avec l’atteinte grave portée à la dignité de la personne »3.

Suivant F. Kuty, l’atteinte à la dignité n’est pas abandonnée à l’appréciation subjective de la victime et il n’appartient pas à un individu de déterminer seul ce qu’il

1 Cass., 3 octobre 2012, R.G. P.12.0709.F, Pas., 2012, n° 508.

2 Cass., 15 octobre 2014, R.G. P.14.1399.F, Pas., 2014, n° 612.

3 Doc. parl., Chambre, S.O. 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 7.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1012

estime constitutif, à son égard, d’un comportement sexiste gravement attentatoire à sa dignité. Le critère est le respect du sentiment de dignité humaine tel qu’il est perçu à un moment donné par la conscience collective d’une société déterminée à une époque déterminée4

Il s’agit aussi d’un critère qui a déjà été retenu par la Cour pour apprécier la gravité de certains actes. Ainsi, à propos de l’attentat à la pudeur, la Cour a jugé que ce délit suppose une atteinte contraignante à l’intégrité sexuelle de la victime, telle qu’elle est perçue par la conscience collective au moment où les faits se sont produits5.

En tant qu’il soutient que les juges ne pouvaient se référer à la conscience collective de la société belge à l’époque des faits pour apprécier l’atteinte grave à la dignité de la personne visée, le moyen me paraît manquer en droit.

Pour le surplus, le juge constate souverainement les faits dont il déduit l’existence d’une telle atteinte à la dignité, la Cour se bornant à vérifier si, de ses constatations, il a pu légalement déduire cette décision.

Les juges d’appel ont considéré qu’à l’aune de la conscience de la société belge à l’époque des faits, le comportement du demandeur, tel que décrit à la suite de la vision de l’émission télévisée litigieuse, a clairement porté une atteinte grave à la dignité humaine de la défenderesse, en faisant preuve de mépris à son égard car elle était une femme, en ajoutant qu’il a adopté ce comportement dans une émission largement diffusée et dans laquelle la défenderesse était une chroniqueuse régulière.

Par ces considérations qui se situent en fait, les juges d’appel ont régulièrement motivé et légalement justifié leur décision.

Dans cette mesure, le moyen ne peut être accueilli. La deuxième branche

Le demandeur reproche à l’arrêt attaqué de ne pas constater l’existence de l’élément moral de l’infraction de sexisme caractérisé par un dol spécial consistant en une intention de nuire.

Aux termes de l’article 2 de la loi du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination, le sexisme s’entend de tout geste ou comportement qui, dans les circonstances visées à l’article 444 du Code pénal, a manifestement pour objet d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne, en raison de son appartenance sexuelle, ou

4 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », Rev. dr. pén. crim., 2015, pp. 46-47.

5 Cass., 6 février 2013, R.G. P.12.1650.F, Pas., 2013, n° 86, avec les conclusions du M.P.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1013

de la considérer, pour la même raison, comme inférieure ou comme réduite à sa dimension sexuelle6 et qui entraîne une atteinte grave à sa dignité.

Comme indiqué ci-dessus, la définition retenue requiert un « geste ou comportement » qui entend exprimer soit le mépris, soit la manifestation d’un sentiment d’infériorité, cumulée avec l’atteinte grave portée à la dignité de la personne7.

Le moyen pose d’abord la question de savoir quel est l’élément moral caractérisant l’incrimination de sexisme, cet élément étant empreint, d’après plusieurs auteurs, d’une grande indétermination8.

Lors des discussions parlementaires, la ministre de l’Intérieur et de l’Égalité des chances a précisé que l’infraction de sexisme requérait « le cumul entre la volonté (le dol spécial, soit l’intention) de nuire et l’effet dégradant du comportement sexiste »9 et que dans les termes « qui a manifestement pour objet », on retrouvait « l’élément intentionnel, le dol, la volonté de nuire au sens pénal et cette volonté doit être “manifeste”, soit ostensible et incontestable, ce qui requiert un certain niveau de gravité soumis à l’appréciation du juge pénal »10

Se fondant sur ces travaux parlementaires, la Cour constitutionnelle a considéré qu’il s’agit d’une infraction intentionnelle et qu’elle exige l’intention d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne ou de la considérer comme inférieure en sachant que le geste ou le comportement est susceptible d’entraîner une atteinte à la dignité de cette personne. Elle précise qu’il ne peut donc s’agir d’une infraction dont l’existence serait présumée dès lors que les éléments matériels en sont réunis et qu’il appartient à la partie poursuivante de prouver l’existence du dol spécial requis11.

Si l’on peut suivre le juge constitutionnel lorsqu’il considère que l’infraction de sexisme est une infraction intentionnelle et non une infraction « dont l’existence serait présumée dès lors que les éléments matériels en sont réunis », je suis plus perplexe quant à la qualification de cet élément intentionnel comme un dol spécial.

Je dois d’abord constater qu’alors que les travaux parlementaires laissent entendre que l’incrimination de sexisme requiert l’existence d’un dol spécial, cette exigence

6 La Cour constitutionnelle a annulé le mot « essentiellement » dans la disposition (C.C., 25 mai 2016, arrêt n° 72/2016).

7 Doc. parl., Chambre, S.O., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 7.

8 J.  Vrielink et S.  Van Dyck, « Seksismeverbod in de strafwet. Baat niet, schaadt wel », N.J.W., 2015, pp. 772-773 ; J. Rozie, « Genderneutraliteit in het strafrecht: utopie of realiteit? », in Liber amicorum C. Van den Wyngaert, Anvers, Malu, 2017, p. 418 ; F. Kuty, op. cit., pp. 53-54 ; J. Rozie, D. Vandermeersch et J. De Herdt, « Un nouveau Code pénal pour le futur ? La proposition de la Commission de réforme du droit pénal », Les Dossiers de la revue de droit pénal et de criminologie, Dossier n° 27, 2019, p. 301.

9 Doc. parl., Chambre, S.O., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 7.

10 Doc. parl., Sénat, S.O., 2013-2014, n° 5-2830/2, p. 3 ; Doc. parl., Chambre, S.O., 2013-2014, n° 533297/003, p. 4.

11 C.C., 25 mai 2016, arrêt n° 72/2016, § B.23.2. A. François, « La lutte contre les discriminations en matière pénale », Rev. dr. pén. crim., 2020, p. 1012.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1014

ne résulte pas du texte de loi lui-même12. En effet, le texte de loi n’exprime nullement l’exigence d’une intention de nuire13 et on ne peut soutenir que les termes « tout geste ou comportement qui [...] a manifestement pour objet… » qui décrit avant tout l’élément matériel de l’infraction, implique un tel dol spécial. On peut se demander si lors des travaux parlementaires, la ministre n’a pas fait la confusion entre l’intention de nuire et le dol général ou l’élément intentionnel14 pour signifier que l’infraction était intentionnelle et non purement réglementaire.

Ensuite une telle interprétation risque de donner lieu à un dol spécial à trois têtes, à savoir l’intention manifeste soit (1) d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne, soit (2) de la considérer comme inférieure, soit (3) de la réduire à sa dimension sexuelle15.

Enfin, lorsque le juge constitutionnel décrit l’élément moral comme « l’intention d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne ou de la considérer comme inférieure en sachant que le geste ou le comportement est susceptible d’entraîner une atteinte à la dignité de cette personne », ne vise-t-il pas précisément à ce qui caractérise le dol général (ou la faute intentionnelle), à savoir l’intention d’adopter en connaissance de cause le comportement incriminé par la loi ?

C’est pourquoi je considère que l’infraction de sexisme requiert comme élément moral un dol général, à savoir l’intention d’adopter en connaissance de cause un geste ou un comportement qui, dans les circonstances visées à l’article 444 du Code pénal, a manifestement pour objet d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne, en raison de son appartenance sexuelle, ou de la considérer, pour la même raison, comme inférieure ou comme réduite à sa dimension sexuelle et qui entraîne une atteinte grave à sa dignité16

En tant qu’il repose sur la prémisse que l’infraction de sexisme requiert un dol spécial, le moyen me paraît manquer en droit.

Pour le surplus, en considérant que le demandeur avait l’intention de mépriser la défenderesse et savait que son comportement était susceptible d’entraîner une atteinte grave à sa dignité ainsi qu’en témoigne le sourire moqueur qu’il affichait à certains moments, tout en refusant de la regarder, alors qu’elle s’adressait à lui et tentait de lui poser une question et en ajoutant qu’il importe peu que le demandeur ait réitéré ce comportement avec d’autres femmes journalistes, cette défense confirmant au contraire qu’il se comportait ainsi uniquement à l’égard des femmes

12 J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 772.

13 F. Kuty, op. cit., p. 53.

14 F. Kuty, op. cit., p. 54.

15 J.  Vrielink et S.  Van Dyck, « Seksismeverbod in de strafwet. Baat niet, schaadt wel », N.J.W., 2015, p. 773.

16 Voy., dans le même sens, F.  Kuty, op. cit., pp. 53-54. La Commission de réforme du droit pénal a retenu dans son avant-projet de Code pénal également un dol général pour l’infraction de sexisme (J. Rozie, D. Vandermeersch et J. De Herdt, op. cit., p. 58).

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1015

parce que ce sont des femmes, les juges d’appel ont légalement justifié l’existence de l’élément moral de l’infraction de sexisme dans le chef du demandeur.

Dans cette mesure, le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli. La troisième branche

Le demandeur reproche à l’arrêt attaqué de ne pas répondre ou de répondre par des motifs erronés à ses conclusions d’appel dans lesquelles il a fait valoir que le comportement qui lui est imputé résultait de ses convictions personnelles, notamment religieuses.

En réponse à cette défense, les juges d’appel énoncent qu’en l’espèce, compte tenu du contexte public des faits décrits par l’arrêt, il ne peut être question d’une violation de la liberté de pensée, de conscience ou de religion du demandeur. Ils ajoutent que la liberté d’expression n’est pas absolue et implique le devoir de ne pas franchir certaines limites, le principe d’égalité des hommes et des femmes étant une de ces limites. Ils précisent qu’en l’espèce, le comportement du demandeur a clairement mis à mal cette valeur fondamentale justifiant ainsi une restriction à sa liberté d’expression et que celui-ci n’est pas crédible lorsqu’il prétend n’avoir pas voulu humilier ou vexer la défenderesse mais qu’il a simplement voulu défendre ses convictions personnelles.

En tant qu’il critique cette appréciation en fait, le moyen est irrecevable.

Par ces considérations, les juges d’appel ont répondu aux conclusions du demandeur sur ce point et justifié légalement leur décision.

Dans cette mesure, le moyen ne peut être accueilli.

Enfin, le demandeur demande à la Cour que deux questions soient posées, à titre préjudiciel, à la Cour constitutionnelle.

Mais comme indiqué ci-dessus, les juges d’appel n’ont pas rejeté la défense invoquée par le demandeur dans ses conclusions au seul motif fondé sur le contexte public des faits. Dès lors, la première question préjudicielle qui repose sur la prémisse contraire ne doit pas être posée.

En ce qui concerne la seconde question, à aucun moment, les juges d’appel n’ont qualifié les faits reprochés au demandeur d’acte religieux ; ils ont d’ailleurs précisé que le demandeur n’était pas crédible lorsqu’il soutenait avoir simplement voulu défendre ses convictions personnelles. Dès lors, il n’y a pas lieu de poser la seconde question préjudicielle.

Pour le surplus, les formes substantielles ou prescrites à peine de nullité ont été observées et la décision est conforme à la loi.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1016

Je conclus au rejet du pourvoi.

ARRÊT

I. La procédure devant la Cour

Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 2 février 2022 par la cour d’appel de Bruxelles, chambre correctionnelle.

(…)

II. La décision de la Cour

A. En tant que le pourvoi est dirigé contre la décision de condamnation rendue sur l’action publique :

Sur le moyen :

Le moyen est pris de la violation des articles 19 et 149 de la Constitution, 9 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 18 et 19 du Pacte international de New York relatif aux droits civils et politiques, 10 et 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que 2 et 3 de la loi du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination.

Quant à la première branche :

Le moyen critique l’appréciation par les juges d’appel de la notion d’atteinte grave à la dignité de la personne qui est exigée à titre d’élément constitutif de l’infraction de sexisme visée à l’article 2 de la loi du 22 mai 2014.

Le demandeur reproche en substance à l’arrêt de ne prendre à cet égard appui que sur un élément imprécis, à savoir la conscience collective de la société belge.

L’atteinte à la dignité n’est pas abandonnée à l’appréciation subjective de la victime ou de l’auteur du fait. Le critère est le respect du sentiment de dignité humaine tel qu’il est perçu à un moment donné par la conscience collective d’une société déterminée à une époque déterminée.

En tant qu’il soutient que les juges d’appel ne pouvaient se référer à la conscience collective de la société belge à l’époque des faits pour apprécier l’atteinte grave à la dignité de la personne visée, le moyen manque en droit.

L’arrêt ne se limite par ailleurs pas à l’énonciation critiquée au moyen. S’il considère qu’en l’espèce, à l’aune de la conscience de la société belge à l’époque des

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1017

faits, le comportement du demandeur a clairement porté une atteinte grave à la dignité humaine de la défenderesse, en faisant preuve de mépris à son égard car elle était une femme, il ajoute qu’il a adopté ce comportement dans une émission largement diffusée et dans laquelle la défenderesse était une chroniqueuse régulière.

En tant qu’il omet de tenir compte de ces deux dernières circonstances qui ne sont empreintes d’aucune imprécision, le moyen procède d’une lecture incomplète de l’arrêt et manque, partant, en fait.

Quant à la deuxième branche :

Le demandeur soutient que la motivation de l’arrêt est inapte à établir l’existence du dol spécial exigé à l’article 2 de la loi du 22 mai 2014, lequel se caractérise par l’intention de nuire.

L’élément moral du délit imputé au demandeur se définit par l’intention d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne ou de la considérer comme inférieure en sachant que le geste ou le comportement est susceptible d’entraîner une atteinte grave à la dignité de cette personne.

En tant qu’il repose sur la prémisse que l’infraction de sexisme requiert un dol spécial, le moyen manque en droit.

Le juge constate souverainement les faits dont il déduit l’existence de l’élément moral d’une infraction, la Cour se bornant à vérifier si, de ces constatations, il a pu légalement déduire cette décision.

Pour fonder leur conviction quant à cet élément, les juges d’appel ont considéré que le demandeur avait l’intention de mépriser la défenderesse et savait que son comportement était susceptible d’entraîner une atteinte grave à sa dignité, ainsi qu’en témoigne le sourire moqueur qu’il affichait à certains moments, tout en refusant de la regarder, alors qu’elle s’adressait à lui et tentait de lui poser une question.

L’arrêt ajoute qu’il importe peu que le demandeur ait réitéré ce comportement avec d’autres femmes journalistes, cette défense confirmant au contraire la réserve du comportement critiqué aux seules femmes.

Il précise encore que les références littéraires citées par le demandeur sont irrelevantes, le demandeur n’ayant manifestement pas voulu éviter le regard de la défenderesse pour les raisons philosophiques qui y sont exposées.

Les juges d’appel ont pu déduire des circonstances et considérations précitées l’existence, dans le chef du demandeur, de l’élément moral constitutif du délit de sexisme.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1018

Les juges d’appel ont ainsi légalement justifié leur décision.

Le moyen ne peut, à cet égard, être accueilli. Quant à la troisième branche :

Le demandeur soutient que l’arrêt ne répond que par des motifs erronés à ses conclusions d’appel dans lesquelles il a fait valoir que le comportement qui lui est imputé résulte de ses convictions personnelles, notamment religieuses, celles-ci relevant de l’expression de sa liberté de pensée, de conscience et de religion.

L’obligation de motivation visée à l’article 149 de la Constitution constitue une obligation de forme, étrangère à la valeur ou à l’exhaustivité des motifs. La circonstance qu’un motif serait erroné ne peut constituer une violation de cette disposition.

À cet égard, le moyen manque en droit.

Pour le surplus, le juge répond à une défense déduite d’une donnée de fait, en énumérant les éléments de fait différents ou contraires qui lui ôtent sa pertinence. Aux contestations du demandeur qui avançait que son seul but était de défendre ses convictions personnelles, l’arrêt commence par opposer que compte tenu du contexte public des faits précédemment décrits, il ne peut être question d’une violation de la liberté de pensée, de conscience ou de religion du demandeur, mais, éventuellement, de la seule violation de sa liberté d’expression laquelle n’est pas absolue.

L’exposé des faits auxquels la cour d’appel renvoie indique que ceux-ci se sont déroulés lors d’un débat télévisé intitulé « Communales : la poignée de main qui divise », auquel le demandeur avait été invité en tant que candidat du parti Islam.

La cour d’appel a énoncé avoir pu constater que, durant l’émission, le demandeur avait clairement refusé de regarder la défenderesse, alors que celle-ci s’adressait à lui sur un ton tout à fait normal, pour lui poser une question qui entrait dans le cadre du débat. Selon la cour d’appel, le demandeur préférait ouvertement regarder le présentateur de l’émission ou fermer les yeux plutôt que de regarder la défenderesse, contraignant celle-ci à interrompre sa question pour l’interpeller sur son attitude, et affichant en outre, à certains moments, un sourire moqueur ; il a même fini par dire : « j’ai pitié de ces, de ces, de ces femmes-là », parlant clairement de la défenderesse et d’une invitée qui venait également de prendre la parole.

L’arrêt énonce ensuite que la liberté d’expression n’est pas absolue. Elle implique des obligations et des responsabilités, notamment le devoir de ne pas franchir certaines limites. Les besoins sociaux impérieux, dont le principe d’égalité des

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1019

hommes et des femmes fait partie, justifient certaines restrictions à la liberté d’expression.

En l’espèce, le comportement du demandeur a, selon la cour d’appel, clairement mis à mal cette valeur fondamentale d’égalité qui justifie une restriction à sa liberté d’expression. Elle a enfin jugé le demandeur non crédible lorsqu’il a prétendu ne pas avoir voulu humilier la défenderesse mais simplement défendre ses convictions personnelles.

Ces considérations ne réduisent pas, contrairement à ce que le demandeur soutient, l’exercice, dans la sphère publique, des principes de liberté de pensée, de conscience ou de religion. Elles placent, ce qui est différent, les faits reprochés au demandeur dans leur contexte, avant d’analyser son mode d’action et de constater que l’abus dont il s’est rendu coupable s’est produit à l’occasion du seul exercice de la liberté d’expression auquel le législateur a apporté certaines limites. Par les motifs précités qui ne portent pas atteinte aux libertés de pensée, de conscience et de religion, la cour d’appel a légalement justifié sa décision.

Dans cette mesure, le moyen ne peut être accueilli.

(…)

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Rejette le pourvoi ;

(…)

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1020

Cour de cassation (2e ch., F.), 5 janvier 2022, P.21.1329.F.

Président : M. de Codt, président, Rapporteur : M. Lugentz, conseiller, Ministère public : M. Vandermeersch, avocat général, Pl. : Mes H. Van Bavel, D. Verwaerde et E. Baeyens (tous du barreau de Bruxelles), et G. Dujardin (du barreau de Liège).

1° PourVoi en Cassation – matière répressive – décisions contre lesquelles on peut se pourvoir – loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale – exécution en Belgique d’une décision d’enquête européenne – perquisition et saisie – article 22, § 2 – procédure de référé pénal prévue à l’article 61quater du Code d’instruction criminelle –arrêt de la chambre des mises en accusation

1° Est recevable le pourvoi immédiat contre un arrêt de la chambre des mises en accusation rendu dans le cadre de la procédure prévue à l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale, combiné avec l’article 61quater du Code d’instruction criminelle (solution implicite)1 . (C.i.cr., art. 420)

2° entraiDe juDiCiaire internationale – matière répressive – Union européenne – décision d‘enquête européenne – transfert des éléments de preuve – recours introduit conformément à l’article 22 de la loi du 22 mai 2017 – effet suspensif – portée

2° Conformément à l’article 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale, le transfert des éléments de preuve par l’autorité d’exécution belge à l’État d’émission peut être suspendu dans l’attente d’une décision concernant un recours introduit conformément à l’article 22 de ladite loi, à moins que la décision d’enquête européenne n’indique des motifs suffisants pour considérer qu’un transfert immédiat est indispensable au bon déroulement de son enquête ou à la préservation de droits individuels ; dans la mesure où la loi ne

1 Voy. les conclusions du M.P. et Cass., 12 mai 2020, P.20.0342.N. En revanche, la Cour n’a pas été amenée à trancher expressément la question, posée dans les conclusions du ministère public mais devenue sans intérêt en raison du rejet du pourvoi, de l’obligation, pour la partie requérante en mainlevée d’un acte d’instruction, qui n’est pas une personne poursuivie – comme en l’espèce –, de faire signifier son pourvoi au ministère public en application de l’article 427 du Code d’instruction criminelle (si le pourvoi avait été accueilli, la question aurait pu être tranchée à l’occasion de la décision quant aux frais du pourvoi, dès lors que la demanderesse en cassation avait en l’espèce procédé à cette formalité). La jurisprudence antérieure donne à penser que cette signification est obligatoire (voy. ainsi la référence, citée dans ses conclusions par le ministère public, à Cass. (ord.), 4 mai 2015, P.15.0332.N, Pas., 2015, n° 292). Dès lors, les plaideurs prudents veilleront à faire non seulement procéder à cette signification, mais également à en déposer la preuve au greffe de la Cour, dans le délai de deux mois, prévu par la loi.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1021

fait pas de distinction, la suspension peut être appliquée peu importe celui des deux recours visés audit article 22 qui est pendant, mais lorsque la personne qui sollicite la levée de la saisie d’objets a auparavant introduit un recours en vue de s’opposer au transfert des mêmes choses vers le for requérant et que ce premier recours a été définitivement rejeté, cette partie n’a plus d’intérêt au second recours2. (L. du 22 mai 2017, art. 21 et 22)

(H3 solutions s.R.l.)

Conclusions de M. l’avocat général Damien Vandermeersch :

A. Antécédents de la procédure

En date du 5 janvier 2021, les autorités judiciaires allemandes ont émis une décision d’enquête européenne tendant à exécuter une perquisition dans les locaux de la demanderesse aux fins de saisir des éléments de preuve relatifs à une enquête en cause notamment de H. André portant sur la fabrication non autorisée d’une arme de guerre.

Le 2 février 2021, l’ordonnance de perquisition délivrée par le juge d’instruction de Namur, requis à cet effet par le procureur du Roi, est exécutée au siège d’exploitation de la demanderesse et différents objets et documents y sont saisis.

Par courrier du 25 mars 2021, le juge d’instruction a transmis au procureur du Roi la décision d’enquête européenne en retour, après exécution.

Le 5 mai 2021, le procureur du Roi de Namur a décidé de transférer les saisies à l’autorité d’émission allemande et a notifié sa décision à la demanderesse, par courrier recommandé, conformément à l’article 22, § 3, alinéa 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale.

Le 20 mai 2021, la demanderesse a, en qualité de tiers intéressé, introduit une requête au greffe du tribunal de première instance de Namur sur la base de l’article 22, § 3, alinéa 3, de la loi du 22 mai 2017.

Par ordonnance du 18 juin 2021, la chambre du conseil de Namur a déclaré la requête s’opposant au transfert des biens saisis fondée et a ordonné la levée des saisies. Le procureur du Roi de Namur a interjeté appel de cette décision.

2 Voy. les conclusions du M.P. et la note, ci-après, de Mme M.  Giacometti, intitulée « Les voies de recours disponibles pour les tiers intéressés en cas de saisie exécutée sur le fondement d’une décision d’enquête européenne : la Cour de cassation précise, distingue et restreint ».

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1022
(…)

Par arrêt du 1er juillet 20211, la chambre de mises en accusation de Liège a réformé l’ordonnance entreprise, a déclaré la requête recevable sauf en ce qu’elle tendait à faire ordonner la levée des saisies, mais l’a jugée non fondée.

Le 9 juillet 2021, la demanderesse a introduit au greffe du tribunal de première instance de Namur une requête sur la base des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 et 61quater du Code d’instruction criminelle, tendant à faire ordonner la levée des saisies pratiquées dans le cadre de l’exécution de la décision d’enquête européenne.

Le 22 juillet 2021, le juge d’instruction a déclaré cette requête irrecevable, au motif qu’ayant transmis, après exécution, la demande d’enquête européenne au procureur du Roi, il n’était plus saisi de la cause et n’était plus compétent pour connaître de la demande de levée des saisies.

La demanderesse a interjeté appel de cette décision le 5 août 2021.

Par arrêt du 27 septembre 2021, la chambre des mises en accusation de Liège a réformé cette ordonnance en considérant que le juge d’instruction était toujours compétent pour connaître de la demande mais elle a toutefois déclaré la requête initiale irrecevable à défaut d’intérêt né et actuel.

Par déclaration faite le 7 octobre 2021, la demanderesse s’est pourvue en cassation contre cette décision.

B. La recevabilité du pourvoi

L’arrêt attaqué statue sur l’appel de l’ordonnance du juge d’instruction rendue en application des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale et 61quater du Code d’instruction criminelle.

Alors que l’article 22, § 3, alinéa 6, de la loi du 22 mai 2017 dispose de façon explicite que l’arrêt de la chambre des mises en accusation statuant sur l’appel de l’ordonnance de la chambre du conseil se prononçant sur l’opposition contre la décision de transfert des biens saisis n’est pas susceptible de pourvoi en cassation, l’article 22, § 2, est muet à cet égard. Il en résulte, à mon sens, que conformément au droit commun, un pourvoi en cassation est ouvert à l’encontre de l’arrêt rendu sur l’appel de l’ordonnance du juge d’instruction statuant sur la demande de mainlevée de saisie formée en application de l’article 22, § 2, de la loi précitée.

Ainsi, la Cour a jugé que l’arrêt de la chambre des mises en accusation statuant dans ce cadre est susceptible d’un pourvoi immédiat lorsque, comme en l’espèce,

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1023
1 Suivant le mémoire, la date du 1er juillet 2021 serait erronée et l’arrêt daterait du 6 juillet 2021.

il épuise le pouvoir de juridiction des tribunaux belges2. Dans le même sens, la Cour considère que l’arrêt statuant sur le recours exercé contre la décision du juge d’instruction sur la demande de levée d’une saisie pratiquée en application de l’article 12 de la loi du 5 août 2006 relative à l’application du principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne est susceptible d’un pourvoi immédiat dès lors que l’action publique est exercée dans l’État d’émission de la décision dont la reconnaissance est demandée et que c’est également dans ce dernier État que sera rendue la décision définitive au sens de l’article 420 du Code d’instruction criminelle3.

Dès lors qu’il n’apparaît pas des pièces de la procédure que la demanderesse ait le statut de personne poursuivie dans le cadre l’enquête diligentée par les autorités allemandes menée en cause de H. André, c’est à bon droit qu’elle a signifié son pourvoi au procureur général près la cour d’appel de Liège conformément à l’article 427, alinéa 1er, du Code d’instruction criminelle. En effet, la Cour considère que la partie requérante en mainlevée d’un acte d’instruction qui n’est pas personne poursuivie, doit faire signifier son pourvoi au ministère public4 et que dans le cadre de l’entraide judiciaire internationale, le pourvoi d’une partie intéressée qui n’est pas une personne poursuivie, dirigé contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation qui ordonne la transmission des pièces saisies à l’autorité étrangère, doit être signifié aux parties contre lesquelles il est dirigé5 .

Le pourvoi me paraît, dès lors, recevable.

C. L’examen du pourvoi

À l’appui de son recours, le demandeur invoque un moyen dans un mémoire reçu au greffe le 16 novembre 2021.

Le moyen

Le moyen est pris de la violation des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale et 61quater du Code d’instruction criminelle.

La demanderesse reproche à l’arrêt attaqué de déclarer sa requête irrecevable au motif que cette demande était dépourvue d’intérêt né et actuel en raison du rejet définitif du recours formé contre la décision de transférer les saisies à l’État

2 Cass., 12 mai 2020, R.G. P.20.0342.N, Pas., 2020, à sa date, concl. Av. gén. A.  Winants ; M.A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch, Droit de la procédure pénale, 9e éd., Bruxelles, la Charte, 2021, p. 2271.

3 Cass., 3 juin 2020, R.G. P.20.0314.F, Pas., 2020, à sa date.

4 Cass. (ord.), 17 août 2015, R.G. P.15.0756.N (inédit).

5 Cass. (ord.), 4 mai 2015, R.G. P.15.0332.N, Pas., 2015, n° 292.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1024

d’émission de la décision d’enquête européenne, alors que, suivant le moyen, le juge d’instruction reste compétent pour ordonner la mainlevée de la saisie jusqu’à ce que les biens quittent le territoire belge, indépendamment du fait que l’autorité d’exécution belge a déjà pris la décision de transférer les éléments saisis à l’État d’émission.

La loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale transpose en droit belge la directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 20146. La décision d’enquête européenne permet de faire exécuter une ou plusieurs mesures d’enquête spécifiques dans un autre État membre en vue de recueillir des éléments de preuve ou d’obtenir des éléments de preuve qui sont déjà en possession des autorités compétentes de l’État d’exécution (art. 3, § 1er, de la loi du 22 mai 2017).

Les éléments de preuve recueillis en exécution de la décision d’enquête européenne doivent, en principe, être transférés « sans retard indu » par l’autorité d’exécution à l’État d’émission (art. 21, § 1er, al. 1er, de la loi du 22 mai 2017). Si des autorités de cet État assistent à l’exécution de la décision d’enquête, les preuves leur sont transférées immédiatement si la demande en a été faite dans la décision d’enquête européenne (art. 21, § 1er, al. 2, de la loi du 22 mai 2017).

Aux termes de l’article 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017, le transfert des éléments de preuve peut être suspendu dans l’attente d’une décision concernant un recours introduit conformément à l’article 22 de ladite loi, à moins que la décision d’enquête européenne n’indique des motifs suffisants pour considérer qu’un transfert immédiat est indispensable au bon déroulement de l’enquête ou à la préservation de droits individuels. Le transfert des éléments de preuve est toutefois suspendu dans le cas où il causerait un préjudice grave et irréversible à la personne concernée. La loi prévoit aussi la possibilité pour les autorités belges d’effectuer un transfert temporaire des éléments ou de demander le renvoi des éléments de preuve dès qu’ils ne sont plus nécessaires à l’État d’émission (art. 21, §§ 3 et 4 de la loi du 22 mai 2017).

La loi du 22 mai 2017 institue des recours équivalents à ceux disponibles dans une procédure belge similaire en application des articles 28sexies et 61quater du Code d’instruction criminelle (art. 22, § 2). Elle ouvre également une voie de recours supplémentaire contre le transfert des biens saisis, au bénéfice de tout tiers intéressé (art. 22, § 3).

Ainsi, les personnes lésées par un devoir d’enquête relatif à leurs biens, accompli dans le cadre de l’exécution d’une décision d’enquête européenne, peuvent en solliciter mainlevée auprès de l’autorité qui l’aura ordonné (ministère public ou juge d’instruction), conformément aux articles 28sexies et 61quater du Code d’ins-

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1025
6 J.O.U.E., L. 130, 1er mai 2014,
pp. 1-36.

truction criminelle, appelés à s’appliquer mutatis mutandis. Il est toutefois expressément précisé que les motifs qui sous-tendent l’émission de la décision d’enquête européenne ne peuvent être contestés que dans l’État d’émission (art. 22, § 2). Un appel est ouvert contre la décision du magistrat et l’arrêt de la chambre des mises en accusation est susceptible d’un pourvoi immédiat lorsqu’il épuise le pouvoir de juridiction des tribunaux belges (cf. supra).

Tout tiers intéressé peut, en outre, s’opposer au transfert des biens saisis à l’autorité d’émission, par requête motivée introduite auprès de la chambre du conseil (du lieu où l’autorité belge qui a pris la décision de transfert exerce ses fonctions) dans les quinze jours de la notification de la décision de l’autorité belge d’exécution. Un appel est ouvert devant la chambre des mises en accusation, sans possibilité de pourvoi en cassation (art. 22, § 3).

Le moyen pose la question de savoir si la décision définitive de transfert des biens saisis à l’autorité d’émission a une incidence sur l’objet du référé pénal introduit par la même personne concernée à propos des mêmes biens.

L’article 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017 laisse entendre que les recours exercés en application de l’article 22 ont un caractère suspensif ou, à tout le moins, peuvent entraîner la suspension du transfert des éléments de preuve sous réserve des deux exceptions prévues par cette disposition. À cet égard, l’article 21, § 2, ne fait pas de distinction entre le référé pénal et le recours du tiers intéressé s’opposant à la décision de transfert. On pourrait en déduire que tant qu’il n’est pas statué définitivement sur ces recours, les biens visés par ceux-ci ne peuvent, en règle, être transférés à l’autorité étrangère7

Le caractère suspensif, sauf exceptions, des recours me paraît s’imposer tant qu’il n’est pas statué de façon définitive sur l’opposition formée par le tiers concerné contre la décision de transfert. En effet, il serait peu cohérent de reconnaître à ce tiers le droit de s’opposer au transfert des biens saisis, tout en permettant aux autorités belges de transférer immédiatement lesdits biens à l’autorité d’émission sans attendre qu’il soit statué sur cette opposition.

Mais qu’en est-il du référé pénal ? Il me semble que cette voie de recours a pour objet d’examiner la nécessité ou l’opportunité de procéder à la levée d’une saisie ou à l’aménagement d’une situation provisoire dans l’attente d’une décision finale sur la destination des biens saisis. Si cette voie de recours est exercée avant la décision définitive sur le sort des biens saisis, il est logique de pouvoir lui reconnaître un caractère suspensif. Par contre, lorsque, comme dans le cas d’espère, la décision de transfert est devenue définitive à la suite du rejet de l’opposition formée par le tiers intéressé, on peut se demander quelle peut encore être la portée d’une

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1026
7 Voy. M.-A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch, op. cit., p. 2270.

demande de mainlevée de la saisie formée par le même tiers intéressé8, puisque dans ce cas, la décision définitive de transfert lui est opposable et les autorités belges sont tenues de transférer, sans retard indu, les éléments de preuve recueillis conformément à l’article 21, § 1er, alinéa 1, de la loi du 22 mai 2017.

Si la Cour devait adopter cette approche qui reçoit ma préférence, il me semble que la décision des juges d’appel est régulièrement motivée et légalement justifiée. En revanche, si la Cour devait estimer que de façon indifférenciée et indépendante, chacun des recours prévus par les paragraphes 2 et 3 de l’article 22 de la loi du 22 mai 2017 – et donc aussi le référé pénal nonobstant une décision de rejet de l’opposition au transfert formée par la même partie – doivent ou, à tout le moins, peuvent entraîner la suspension du transfert des éléments de preuve, le moyen doit être considéré comme fondé. En effet, il ne résulte pas des pièces auxquelles la Cour peut avoir égard qu’au moment où les juges d’appel ont pris leur décision, le transfert n’avait pas été suspendu dans l’attente de l’issue de la présente procédure et que les pièces saisies avaient quitté effectivement le territoire belge.

Suivant la position adoptée, il y a lieu de rejeter le pourvoi ou de casser avec renvoi l’arrêt attaqué.

ARRÊT

I. La procédure devant la Cour

Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 27 septembre 2021 par la cour d’appel de Liège, chambre des mises en accusation.

(…)

II. L es faits

La demanderesse a fait l’objet d’une perquisition, à l’issue de laquelle du matériel aéronautique a été saisi, le tout ensuite d’une décision d’enquête européenne adressée à la Belgique par les autorités judiciaires allemandes.

Le 5 mai 2021, le procureur du Roi de Namur a décidé que les saisies seraient transférées à l’autorité d’émission allemande.

Le 20 mai 2021, la demanderesse, arguant de sa qualité de tiers intéressé, a introduit une requête au greffe du tribunal de première instance de Namur, division Namur, sur la base de l’article 22, § 3, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision

8 La situation serait différente, à mon sens, si les recours étaient exercés par des parties différentes : dans ce cas, la décision de rejet de l’opposition formée par une partie ne serait pas opposable à l’autre partie.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1027

d’enquête européenne en matière pénale. Par une ordonnance du 18 juin 2021, la chambre du conseil de cette juridiction a déclaré la requête fondée et a, en outre, ordonné la levée des saisies. Par un arrêt du 1er juillet 2021, la chambre des vacations de la cour d’appel de Liège, saisie par un appel du procureur du Roi, a réformé cette décision, dit l’opposition au transfert des biens saisis non fondée et la requête irrecevable en ce qu’elle tendait à faire ordonner la levée des saisies, dès lors que la chambre du conseil n’était pas compétente pour statuer sur ce dernier recours.

Le 9 juillet 2021, la demanderesse a introduit au greffe du tribunal de première instance de Namur une requête sur la base des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 et 61quater du Code d’instruction criminelle, tendant à faire ordonner la levée de la saisie pratiquée à la demande de l’autorité d’émission.

Le 22 juillet 2021, le juge d’instruction a déclaré cette requête irrecevable, au motif qu’il n’était plus compétent pour en connaître.

Sur l’appel de la demanderesse, le 27 septembre 2021, la chambre des mises en accusation a réformé cette ordonnance et a décidé que le juge d’instruction était toujours compétent pour connaître de la requête. Les juges d’appel l’ont toutefois jugée irrecevable, dès lors que, selon l’arrêt, il n’existait plus, dans le chef de la demanderesse, d’intérêt né et actuel à postuler la levée des saisies.

C’est l’arrêt attaqué.

III. La décision de la Cour

Le moyen est pris de la violation des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale et 61quater du Code d’instruction criminelle. Il reproche à l’arrêt de déclarer irrecevable la requête de la demanderesse, en vue de la levée de la saisie. Selon le moyen, les juges d’appel n’ont pu légalement considérer que cette demande était dépourvue d’intérêt né et actuel en raison du rejet définitif du recours formé contre la décision de transférer les saisies à l’État d’émission de la décision d’enquête européenne, dès lors qu’il n’est pas certain que ces objets avaient déjà quitté la Belgique.

Conformément à l’article 21, § 1er, de la loi du 22 mai 2017, l’autorité d’exécution belge transfère sans retard indu les éléments de preuve à l’État d’émission. Le paragraphe 2 de cette disposition prévoit que le transfert de ces éléments peut être suspendu dans l’attente d’une décision concernant un recours introduit conformément à l’article 22 de la loi, à moins que la décision d’enquête européenne n’indique des motifs suffisants pour considérer qu’un transfert immédiat est indispensable au bon déroulement de son enquête ou à la préservation de droits individuels.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1028

Dans la mesure où la loi ne distingue pas, la suspension peut être appliquée, peu importe celui des deux recours visés audit article 22, qui est pendant.

Toutefois, lorsque celui qui sollicite la levée de la saisie d’objets a auparavant introduit un recours en vue de s’opposer au transfert des mêmes choses vers le for requérant et que ce premier recours a été définitivement rejeté, cette partie n’a plus d’intérêt au second recours.

Après avoir constaté que le recours exercé par la demanderesse sur la base de l’article 22, § 3, de la loi a été définitivement rejeté aux termes d’un arrêt daté du 1er juillet 2021, les juges d’appel ont légalement justifié leur décision que le recours introduit par cette partie postérieurement à cette date, sur la base de l’article 22, § 2, de ladite loi, était dépourvu d’intérêt et, partant, irrecevable.

Le moyen ne peut être accueilli.

Et les formalités substantielles ou prescrites à peine de nullité ont été observées et la décision est conforme à la loi.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Rejette le pourvoi ;

Les voies de recours disponibles pour les tiers intéressés en cas de saisie exécutée sur le fondement d’une décision d’enquête européenne : la Cour de cassation précise, distingue et restreint

La décision d’enquête européenne est un instrument européen qui a constitué, lorsqu’il fut adopté en 20141 et ensuite transposé dans les législations internes des États membres de l’Union européenne2, une révolution dans le domaine de la coopération judiciaire en matière pénale3. Il permet en effet, sur le fondement du principe de reconnaissance mutuelle, de solliciter l’exécution d’une mesure d’enquête auprès d’une autorité judiciaire d’un autre État membre de l’Union4,

1 Directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale, J.O., L. 130 du 1er mai 2014, p. 1.

2 Le délai de transposition expirait le 22 mai 2017 (voy. art. 36 de la directive du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale).

3 À cet égard, voy. M.  Giacometti, « La décision d’enquête européenne : la révolution de la coopération judiciaire entre États membres de l’Union est en marche ! », J.T., 2017, pp. 649-660 ; M. Giacometti et S. Neveu, « La décision d’enquête européenne : un nouvel instrument destiné à révolutionner la récolte des preuves au sein de l’UE », Rev. dr. pén. crim., 2016, pp. 861-910.

4 Voy. la définition donnée en droit belge par l’article 4, 1°, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale, M.B., 23 mai 2017.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1029
(…)
Note

de façon simplifiée et accélérée, tandis que les motifs de refus d’exécution sont établis de façon limitée5

L’instrument existe en droit belge depuis la transposition, par la loi du 22 mai 20176, de la directive l’ayant institué7.

Si le caractère novateur de cet instrument n’est, aujourd’hui, plus à démontrer après cinq années d’application concrète, certains points de la réglementation continuent de donner lieu à des éclaircissements apportés, au fur et à mesure, par la jurisprudence.

Le 5 janvier 20228, la Cour de cassation s’est ainsi penchée sur les recours disponibles en vertu du droit belge lorsqu’une saisie est exécutée sur des biens appartenant à un tiers à l’enquête menée dans l’État d’émission, ainsi que sur le caractère suspensif de ces recours. La Cour de cassation y adopte une position claire en faveur de la coopération judiciaire entre les États membres de l’Union mais au préjudice des droits des tiers intéressés.

1. Les faits de la cause soumise à la Cour de cassation

L’affaire soumise à la Cour de cassation concernait l’exécution d’une décision d’enquête européenne émise par une autorité judiciaire allemande dans le cadre d’une enquête portant sur la fabrication non autorisée d’armes de guerre. Les mesures d’enquête à accomplir concernaient l’exécution d’une perquisition dans les locaux d’une société disposant d’un siège d’exploitation en Belgique, ainsi que la saisie de divers objets et documents pertinents pour l’enquête menée en Allemagne.

La décision d’enquête européenne a été exécutée et a donné lieu à la saisie de matériel aéronautique appartenant à la société concernée. Le procureur du Roi a ensuite pris la décision de transférer les biens saisis vers l’Allemagne, conformément au souhait de l’autorité d’émission.

5 Voy. les motifs de refus prévus, en Belgique, par les articles 11 et 12 de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale, M.B., 23 mai 2017.

6 Loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale, M.B., 23 mai 2017. Vu l’expiration du délai de transposition le 22 mai 2017, la loi est entrée en vigueur le jour de son adoption. Pour une analyse complète de la législation belge relative à la décision d’enquête européenne, voy. M. Giacometti, « La décision d’enquête européenne : la révolution de la coopération judiciaire entre États membres de l’Union est en marche ! », J.T., 2017, pp. 649-660 ; D. Van Daele, « België en het Europees onderzoeksbevel in strafzaken: een analyse van de wet van 22 mei 2017 », N.C., 2018, pp. 341-378.

7 Directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale, J.O., L. 130 du 1er mai 2014, p. 1.

8 Cass., 5 janvier 2022, R.G. P.21.1329.F. Il s’agit de l’arrêt publié ci-avant.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1030

La société concernée présentait toutefois la qualité de tiers à l’enquête menée par les autorités judiciaires allemandes et voyait d’un mauvais œil la saisie des biens lui appartenant ainsi que leur transfert vers l’Allemagne.

Dans un premier temps, elle a ainsi formé le recours9 prévu par l’article 22, paragraphe 3, de la loi du 22 mai 2017 ouvert spécifiquement aux tiers intéressés pour s’opposer à la décision de transfert de leurs biens vers l’État d’émission. La chambre du conseil a estimé la requête de la société recevable et fondée. Elle a, en outre, ordonné la levée de la saisie portant sur ses biens. La chambre des mises en accusation, saisie d’un appel formé par le procureur du Roi, n’a toutefois pas confirmé cette décision. Selon elle, l’opposition de la société au transfert des biens saisis n’était pas fondée. Elle précise en outre que la requête initiale devait être déclarée irrecevable en ce qu’elle tendait à ce que soit ordonnée la levée des saisies alors que la chambre du conseil n’était pas compétente pour statuer sur cet aspect du recours et prendre une décision en ce sens.

Non satisfaite de l’arrêt rendu par la chambre des mises en accusation, la société a décidé d’introduire, dans un second temps, le deuxième recours prévu par l’article 22 de la loi du 22 mai 2017. Le paragraphe 2 de la disposition permet en effet aux personnes lésées par un acte d’information ou d’instruction exécuté à la demande de l’autorité d’émission d’en solliciter la levée, et ce, sur le fondement des articles 28sexies et 61quater du Code d’instruction criminelle, destinés à s’appliquer mutatis mutandis10

Le juge d’instruction ayant reçu la requête en mainlevée des saisies a toutefois estimé que celle-ci était irrecevable au motif qu’il n’était plus compétent pour en connaître11. Sur l’appel de la société, la chambre des mises en accusation a réformé l’ordonnance et décidé que le juge d’instruction était bien compétent pour en connaître. Elle a néanmoins estimé que la requête était irrecevable pour une autre raison. Vu le rejet définitif du recours formé contre la décision de transfert des biens saisis en application de la décision d’enquête européenne (et le probable transfert des biens saisis vers l’État d’émission12), la chambre des mises en accusation a estimé qu’il n’existait plus, dans le chef de la société demanderesse, d’intérêt né et actuel à solliciter la mainlevée des saisies pratiquées sur ses biens, sur le fondement de l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017.

9 Dont elle a été informée, conformément à ce que prévoit l’article 22, § 3, al. 2, de la loi du 22 mai 2017.

10 Étant entendu que les motifs de fond qui sous-tendent l’émission de la décision d’enquête européenne ne peuvent, quant à eux, être contestés que dans l’État d’émission. Voy. art. 22, § 2, in fine, de la loi du 22 mai 2017.

11 S’il avait ordonné l’exécution de la perquisition dans les locaux de la société concernée, il avait toutefois transmis au procureur du Roi la décision d’enquête européenne en retour, après exécution et avant que ne soit introduite la demande de mainlevée des saisies portant sur les biens de la société, sur le fondement de l’article 22, § 2, juncto 61quater, C.i.cr.

12 En l’espèce, il semble qu’il n’était toutefois pas certain que les biens avaient déjà quitté le territoire belge.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1031

Cet arrêt rendu par la chambre des mises en accusation constitue la décision attaquée dans le cadre d’un pourvoi formé par la société demanderesse, sur lequel la Cour de cassation a statué dans son arrêt ici commenté, du 5 janvier 2022.

2. Rappel du cadre légal applicable en droit belge en cas de saisie opérée sur le fondement d’une décision d’enquête européenne

La confiance mutuelle que se vouent les États membres de l’Union européenne et la volonté d’assurer l’efficacité des enquêtes pénales a justifié qu’il soit prévu que les éléments de preuve recueillis suite à l’exécution d’une décision d’enquête européenne – et donc également les biens saisis à la demande de l’autorité d’émission – soient transférés vers l’État d’émission sans retard indu. La loi belge du 22 mai 2017 le prévoit en son article 21, § 1er, qui reproduit quasiment à l’identique l’article 13, § 1er, de la directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale.

Les deux textes belge et européen prévoient néanmoins, là encore presque à l’identique13, que le transfert des éléments de preuves peut être suspendu dans l’attente d’une décision concernant un recours14. Il existe un tempérament : le transfert pourra avoir lieu, nonobstant tout recours, lorsque l’autorité d’émission a anticipé l’exercice de recours en précisant, dans la décision d’enquête européenne, des motifs suffisants pour considérer qu’un transfert immédiat est indispensable au bon déroulement de l’enquête ou à la préservation des droits individuels15, sous réserve de l’hypothèse où le transfert causerait un préjudice grave et irréversible à la personne concernée16.

L’article 21 de la loi du 22 mai 2017 fait référence aux recours visés à l’article 22, dont l’exercice peut donc avoir pour effet de suspendre le transfert des éléments de preuve.

Ces recours sont de deux ordres. Le premier est visé à l’article 22, § 2, et concerne le référé pénal ouvert aux personnes lésées par un acte – d’instruction17 ou d’information18 – relatif à leurs biens, lesquelles peuvent solliciter la mainlevée de cet

13 Vu la teneur de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 5 janvier 2022, on peut regretter que le législateur belge n’ait pas transposé la directive en précisant de façon plus assertive que les recours formés suspendaient le transfert des biens saisis, au lieu de s’en tenir à une simple possibilité de suspension, telle que prévue par la directive européenne en son article 13, § 3.

14 Art. 13, § 2, de la directive 2014/41/UE ; art. 21, § 2, al. 1er, de la loi du 22 mai 2017.

15 Art. 13, § 2, de la directive 2014/41/UE ; art. 21, § 2, al. 1er, de la loi du 22 mai 2017.

16 Auquel cas le transfert des éléments de preuve sera quoi qu’il en soit suspendu, même si l’autorité d’émission avait sollicité un transfert immédiat, nonobstant l’exercice d’un recours (art. 13, § 2, de la directive 2014/41/UE et art. 21, § 2, al. 2, de la loi du 22 mai 2017). Voy. D. Van Daele, « België en het Europees onderzoeksbevel in strafzaken: een analyse van de wet van 22 mei 2017 », N.C., 2018, pp. 341-378, spéc. p. 369.

17 Tel que ce recours est prévu par l’article 61quater, C.i.cr., destiné à s’appliquer mutatis mutandis (à l’exception du § 7 qui vise le référé pénal au stade du jugement).

18 Tel que ce recours est prévu par l’article 28sexies, C.i.cr., destiné à s’appliquer mutatis mutandis (à l’exception du § 6 qui vise le référé pénal au stade du jugement).

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1032

acte exécuté sur le fondement d’une décision d’enquête européenne. Le second est un recours sui generis visé à l’article 22, § 3, qui concerne uniquement les tiers intéressés19, lesquels peuvent s’opposer au transfert des biens saisis vers l’autorité d’émission au moyen d’une requête motivée dans le cadre de laquelle ils devront manifester un intérêt légitime20.

Ces tiers intéressés, qui présentent aussi la qualité de personnes lésées par un acte d’enquête relatif à leurs biens, disposent donc d’un double recours qu’ils pourront exercer, d’une part pour s’opposer au transfert des biens saisis vers l’État d’émission et, d’autre part, pour solliciter la mainlevée des saisies exécutées sur le fondement d’une décision d’enquête européenne.

La loi belge ne fait aucune différence entre les deux voies de recours qui peuvent toutes deux, conformément à l’article 21, § 2, alinéa 1er, avoir pour effet de suspendre le transfert des éléments de preuve vers l’autorité d’émission21.

Le caractère suspensif de ces deux voies de recours est néanmoins formulé sous la forme d’une « possibilité »22, que la Cour de cassation a cru pouvoir interpréter en y ajoutant une distinction à opérer entre les deux voies de recours visées à l’article 22 de la loi du 22 mai 2017. L’affaire dont elle a été saisie présentait, en effet, la particularité d’avoir donné lieu à l’exercice successif de chacune de ces deux voies de recours, par un tiers – la société concernée – se prétendant lésé par les saisies opérées sur ses biens en exécution de la décision d’enquête européenne.

3. Les enseignements de la décision rendue par la Cour de cassation

(1) Le caractère suspensif des recours formés en cas de saisie d’objets destinés à servir d’éléments de preuve, sur le fondement d’une décision d’enquête européenne : un recours oui, mais pas deux

Après avoir rappelé les dispositions légales applicables au caractère suspensif des recours formés à la suite de l’exécution d’une décision d’enquête européenne, la Cour de cassation reconnaît que l’article 21, § 1er, de la loi du 22 mai 2017 n’opère aucune distinction entre les recours formés sur le fondement de l’article 22. La suspension du transfert des biens saisis vers l’État d’émission peut donc être ap-

19 Et non aux personnes poursuivies dans l’État d’émission qui ne pourront mettre en œuvre que le recours visé à l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017.

20 Art. 22, § 3, al. 3, de la loi du 22 mai 2017.

21 Sauf l’hypothèse précitée où des motifs suffisants justifiant un transfert immédiat sont visés dans la décision d’enquête européenne et à moins que ce transfert ne cause un préjudice grave et irréversible à la personne concernée.

22 L’article 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017 précise en effet que « Le transfert des éléments de preuve peut être suspendu dans l’attente d’une décision concernant un recours, conformément à l’article 22 […] », sans distinction selon que le recours formé est celui visé par l’article 22, § 2 (référé pénal) ou § 3 (recours sui generis contre la décision de transfert).

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1033

pliquée, peu importe celui des deux recours formés visés à l’article 22, dès lors que ledit recours est pendant.

Toutefois, la Cour de cassation précise que celui qui sollicite la levée de la saisie de biens alors qu’il avait auparavant introduit un recours – définitivement rejeté –en vue de s’opposer au transfert des mêmes biens vers l’État d’émission, n’a plus d’intérêt au second recours.

Partant, la Cour de cassation juge que c’est à juste titre que la chambre des mises en accusation a estimé, dans le cas qui lui était soumis, que le recours en mainlevée de la saisie pratiquée sur les biens de la société, introduit postérieurement à la date à laquelle le premier recours – qui visait à s’opposer au transfert desdits biens vers l’Allemagne – a été définitivement rejeté, était dépourvu d’intérêt. Il y avait ainsi lieu de déclarer la requête déposée irrecevable, même si, en l’espèce, il n’existait pas de certitude quant au fait que les biens avaient effectivement été transférés vers l’Allemagne.

En lisant entre les lignes de l’arrêt rendu par la Cour de cassation, il faut donc en déduire que le caractère suspensif des recours formés sur le fondement de l’article 22 de la loi ne s’applique pas aux deux recours, lorsque ceux-ci sont formés successivement dans une même cause, par la même partie, et qu’ils visent les mêmes objets. Si c’était le cas, la partie concernée conserverait un intérêt à introduire le second recours sur le fondement de l’article 22, § 2, en vue de solliciter la mainlevée de la saisie pratiquée sur ses biens, à la demande de l’autorité d’émission.

La Cour de cassation n’a pas non plus adopté une autre solution qui aurait consisté à reconnaître un effet suspensif au (seul) recours formé pour s’opposer au transfert des biens (sur le fondement de l’article 22, § 3), tout en s’intéressant à la question de savoir si les biens avaient ensuite effectivement été transférés vers l’État d’émission et d’en conclure que, dans la négative, l’intérêt du tiers intéressé à solliciter la mainlevée de la saisie pratiquée sur ces biens (sur le fondement de l’article 22, § 2) aurait encore été entier, même en cas de rejet du premier recours visant à s’opposer à leur transfert vers l’État d’émission. Sans doute la Cour de cassation a-t-elle voulu privilégier une solution claire qui évite de devoir vérifier, au cas par cas, si les biens saisis ont effectivement été transférés vers l’État d’émission avant de statuer sur la recevabilité du second recours formé en vue d’obtenir la mainlevée des saisies pratiquées sur ces biens. La solution retenue par la Cour sauvegarde en outre l’autorité de la première décision statuant sur l’opposition au transfert des biens et évite que celle-ci ne soit remise en cause par le dépôt ultérieur (et éventuellement successif) de requêtes en mainlevée de saisie.

La Cour de cassation adopte ainsi, dans l’arrêt commenté, une autre position en vertu de laquelle, dans une telle hypothèse de recours successifs, seul le premier recours ayant pour objet de s’opposer au transfert des biens saisis emporte un

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1034

effet suspensif, avec pour conséquence qu’il faut attendre l’issue dudit recours pour opérer le transfert des biens saisis vers l’État d’émission. Mais une fois que le recours a été définitivement rejeté, le transfert peut avoir lieu, nonobstant l’introduction d’un second recours qui viserait, cette fois, à solliciter la levée de la saisie pratiquée sur les biens saisis.

Il nous semble devoir apporter trois précisions suite à l’arrêt rendu par la Cour le 5 janvier 2022.

Premièrement, la Cour insiste sur le fait que la solution retenue ne s’applique que lorsque celui qui sollicite la levée de la saisie de biens a auparavant introduit, luimême, un autre recours (définitivement rejeté) en vue de s’opposer aux transferts des mêmes biens vers l’État d’émission. La solution serait sans doute différente si le second recours était formé par un autre requérant ou qu’il concernait des objets différents. Dans ce cas, il nous semble que le rejet du premier recours ne saurait entraîner le défaut d’intérêt à former le second recours, dans le chef d’une autre personne23 et/ou portant sur d’autres biens saisis.

Deuxièmement, il nous semble que l’on peut déduire de l’arrêt rendu par la Cour de cassation que si le premier recours – destiné à s’opposer au transfert des biens saisis – est couronné de succès, l’intérêt à former le second recours dans le chef de la même partie, en vue de solliciter, cette fois, la mainlevée des saisies pratiquées sur ses biens subsiste pleinement. Il faudrait par ailleurs considérer dans ce cas que l’effet suspensif visé à l’article 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017 se prolongerait pendant l’examen de ce second recours, sous peine de priver le tiers lésé par les saisies de toute possibilité de restitution de ces biens dans l’État d’exécution.

Troisièmement, la Cour de cassation laisse à ce jour sans solution la situation qui pourrait se présenter sur la base d’une chronologie inversée, lorsque le premier recours formé est un recours en restitution des biens saisis, introduit sur le fondement des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 et 28sexies ou 61quater du Code d’instruction criminelle, tandis que le second recours formé par la même partie au sujet des mêmes biens viserait à s’opposer au transfert desdits biens (sur le fondement de l’article 22, § 3, de la loi). La solution retenue par la Cour de cassation dans son arrêt du 5 janvier 2022 ne nous paraît pas pouvoir être transposée dans cette hypothèse : le recours en mainlevée peut avoir été introduit par le tiers intéressé à un stade préliminaire où l’autorité belge d’exécution concernée – juge d’instruction ou procureur du Roi – préférerait refuser d’y faire droit dans l’attente de la décision portant sur le transfert desdits biens. S’il fallait considérer que le second recours introduit – visant, cette fois, à s’opposer au transfert des biens – était dépourvu d’effet suspensif avec pour conséquence que le tiers intéressé ne disposerait pas d’intérêt à le former, ce dernier risquerait bien

23 À ce sujet, voy. conclusions de M. l’av. gén. D.  Vandermeersch précédant l’arrêt commenté, qui partage notre analyse selon laquelle la décision de rejet de l’opposition au transfert des biens formée par une partie ne serait pas opposable à une autre partie.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1035

de n’avoir d’autre recours pour faire valoir ses droits sur les biens que de lancer une procédure – si elle existe – dans l’État d’émission, avec les difficultés qui sont susceptibles d’en résulter s’agissant d’un système de justice étranger avec des spécificités qui lui sont propres. À l’instar de l’Avocat général Damien VandeRmeeRscH dans les conclusions ayant précédé l’arrêt de la Cour, il y aurait à notre sens lieu d’estimer que le caractère suspensif du recours formé par un tiers intéressé en vue de s’opposer à la décision de transfert des biens saisis s’impose tant qu’il n’est pas statué de façon définitive sur celui-ci24, et ce que ce recours soit le premier ou le second formé par le tiers intéressé.

(2) La recevabilité du pourvoi sur le fondement de l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 5 janvier 2022 nous permet également d’aborder une autre question, relative à la recevabilité du pourvoi formé à l’encontre d’un arrêt rendu par la chambre des mises en accusation sur le fondement de l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017.

Si l’arrêt rendu sur un recours fondé sur les articles 28sexies et 61quater du Code d’instruction criminelle n’est pas susceptible de faire l’objet d’un pourvoi en cassation immédiat25, il n’en va pas de même de l’arrêt statuant sur un recours fondé sur l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017, malgré la référence explicite, par cet article, aux dispositions précitées du Code d’instruction criminelle et malgré le fait que l’objet du recours – la mainlevée des saisies opérées sur des biens – est le même26. Dans un arrêt rendu le 12 mai 2020, la Cour de cassation a en effet confirmé qu’un pourvoi contre un arrêt rendu par la chambre des mises en accusation statuant sur un recours formé sur le fondement de l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 était immédiatement recevable27, dès lors qu’il épuise le pouvoir de juridiction des tribunaux belges28.

En des termes un peu plus explicites, la Cour a indiqué, dans un arrêt rendu le 3 juin 202029 concernant l’exécution en Belgique d’une décision de gel des avoirs30 que : « Lorsque la Belgique est l’État d’exécution d’une telle décision, l’action publique n’y est pas exercée ; elle l’est dans l’État d’émission de la décision dont la reconnaissance est demandée et c’est également dans ce dernier que sera rendue

24 Conclusions de M. l’av. gén. D. Vandermeersch, précédant l’arrêt commenté.

25 Dès lors qu’il ne constitue pas une décision définitive au sens de l’article 420, alinéa 1er, C.i.cr.

26 Les auteurs M.-A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch évoquent la possibilité d’y voir une discrimination non justifiée. Voy. M.-A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch, Droit de la procédure pénale, 9e éd., Bruxelles, la Charte, 2021, p. 578.

27 Cass., 12 mai 2020, R.G. P.20.0342.N. Voy. aussi M.-A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch, op. cit., p. 2271.

28 Conclusions de M. l’av. gén. D. Vandermeersch, précédant l’arrêt commenté.

29 Cass., 3 juin 2020, R.G. P.20.0314.F, Pas., 2020, à sa date.

30 Sur le fondement de la loi du 5 août 2006 relative à l’application du principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne (M.B., 7 septembre 2006). L’enseignement de la décision est toutefois transposable lorsqu’il est question, comme en l’espèce, d’exécuter une décision d’enquête européenne.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1036

la décision définitive au sens de l’article 420 du Code d’instruction criminelle ». Partant, l’arrêt rendu par la chambre des mises en accusation qui statue sur la requête en mainlevée de la saisie opérée31 constitue une décision passible d’un pourvoi en cassation immédiat.

Il faut souligner, par contre, que la décision rendue sur le recours visant à s’opposer à la décision de transfert des biens saisis vers l’État d’émission, sur le fondement de l’article 22, § 3, de la loi du 22 mai 2017, n’est pas susceptible de faire l’objet d’un pourvoi en cassation. Si c’est également dans l’État d’émission que sera rendue la décision définitive au sens de l’article 420 du Code d’instruction criminelle, la loi exclut néanmoins ici explicitement la possibilité de former un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu par la chambre des mises en accusation sur ce recours32.

Conclusion

Malgré l’utilisation étendue de la décision d’enquête européenne par les autorités judiciaires des États membres de l’Union européenne, la jurisprudence y relative est relativement pauvre33

L’arrêt rendu par la Cour de cassation poursuit toutefois le travail d’interprétation des dispositions de la loi du 22 mai 2017, spécifiquement s’agissant des recours qu’il est possible de former suite à l’exécution, en Belgique, d’une décision d’enquête européenne émise par les autorités d’un autre État membre.

Il faut bien reconnaître que la Cour adopte une interprétation restrictive des dispositions de la loi du 22 mai 2017 à cet égard : alors que la loi prévoit deux voies de recours à disposition du tiers lésé par la saisie pratiquée sur ses biens34, et que ces deux voies de recours peuvent disposer d’un effet suspensif sur le transfert des biens saisis vers l’État d’émission35, l’arrêt commenté amène à devoir considérer, d’une part, que le recours formé par le tiers intéressé visant à obtenir la mainlevée de la saisie, après un rejet définitif de son opposition au transfert de ses biens vers l’État d’émission, ne dispose pas d’un effet suspensif et, d’autre part, que, dans une telle hypothèse, ledit tiers est même dépourvu d’intérêt à former un tel recours en mainlevée de la saisie pratiquée sur ses biens.

31 Sur le fondement, en l’espèce, des articles 61quater, § 5, et 15, § 1er, de la loi du 5 août 2006 précitée.

32 Art. 22, § 3, al. 6, de la loi du 22 mai 2017.

33 En Belgique, nous n’avons relevé que trois décisions rendues par la Cour de cassation. Voy. Cass., 12 mai 2020, R.G. P.20.0342.N ; Cass., 5 janvier 2022, R.G. P.21.1329.F ; Cass., 11 janvier 2022, R.G. P.21.1245.N (portant, pour partie, sur la décision d’enquête européenne). Au niveau de la Cour de justice, les arrêts relatifs à la directive 2014/41/UE concernant la décision d’enquête européenne sont toutefois plus nombreux (voy. not. le dernier en date, C.J.U.E., 16 décembre 2021, publié dans cette revue, avec la note de F. Lugentz, Rev. dr. pén. crim., 2022, p. 387).

34 Art. 22, §§ 2 et 3, de la loi du 22 mai 2017.

35 Art. 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1037

À défaut d’obtenir gain de cause en Belgique, il restera donc au tiers concerné à agir dans l’État d’émission, où ses biens auront été transférés, et de tenter d’en obtenir la restitution, avec les aléas que représente l’introduction d’une procédure à l’étranger, où le système juridique, les règles de droit et la procédure diffèrent, et où la langue utilisée n’est pas forcément maîtrisée par ce tiers, de même qu’avec les coûts accrus qui en résulteront en raison de la probable nécessité de faire appel à un conseil exerçant dans l’État d’émission.

La solution adoptée par la Cour de cassation présente, certes, le mérite de favoriser l’entraide judiciaire entre les États membres de l’Union européenne, mais ceci, au préjudice des droits des tiers intéressés sur les biens dont la saisie a été ordonnée…

Mona giacometti, Avocate (Amplitude), Professeure invitée (UCLouvain et Université Saint-Louis Bruxelles), Maître de conférences intérimaire (ULB), Chercheuse postdoctorale (UAntwerpen)

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1038

Cour de cassation (2e ch., N.), 5 janvier 2021, P.20.1319.N.

(extrait)

Président et rapporteur : M. Van Volsem, conseiller ff. président, Ministère public : M. Schoeters, avocat général, Pl. : Me L. Cerulus (du barreau d’Anvers).

Détention PréVentiVe – mandat d’arrêt – interrogatoire d’inculpé – omission d’entendre l’avocat de l’inculpé en ses observations concernant la délivrance d’un mandat d’arrêt – sanction et obligations de la juridiction d’instruction

Ni l’article 16 de la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive ni aucune autre disposition légale ne prévoit que l’omission d’entendre, conformément au § 2, alinéa 5, de l’article 16 précité, l’avocat de l’inculpé en ses observations concernant la délivrance d’un mandat d’arrêt doive être sanctionnée par l’irrégularité du mandat d’arrêt décerné et par la mise en liberté immédiate de l’inculpé. Par ailleurs, il ne résulte ni de l’article 5.3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ni de l’article 12 de la Constitution que tout manquement affectant la délivrance d’un mandat d’arrêt doive être obligatoirement sanctionné par la mise en liberté immédiate de l’inculpé. Seule une irrégularité grave et manifeste peut produire pareil effet ; tel n’est pas le cas de la seule omission susvisée et il appartient dès lors à la juridiction d’instruction qui constate l’omission d’entendre l’avocat de l’inculpé en ses observations concernant la délivrance d’un mandat d’arrêt, d’apprécier si, au regard des circonstances particulières de la cause, une atteinte effective et irréparable aux droits de la défense de l’inculpé en a résulté (y.k.) ARRÊT

I. La procédure devant la Cour

Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 22 décembre 2020 par la cour d’appel d’Anvers, chambre des mises en accusation. (…)

II. La décision de la Cour

(...)

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1039

Sur le moyen :

2. Le moyen, en sa première branche, est pris de la violation de l’article 16, § 2, alinéa 5, de la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive : l’arrêt ne peut considérer que le mandat d’arrêt est régulier dès lors que, en violation de la disposition précitée, le conseil du demandeur n’a, lors de l’interrogatoire préalable, pas été entendu en ses observations concernant la délivrance ou non de ce mandat d’arrêt.

Le moyen, en sa seconde branche, est pris de la violation des articles 5, § 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 12 de la Constitution : le maintien en détention sans avoir donné au conseil du demandeur l’opportunité d’émettre ses observations avant qu’une décision soit prise sur la délivrance d’un mandat d’arrêt, en violation de l’article 16, § 2, alinéa 5, de la loi du 20 juillet 1990, constitue une irrégularité grave et donc irréparable.

3. Selon l’article 16, § 2, alinéa 5, de la loi du 20 juillet 1990, le juge d’instruction doit informer l’inculpé de la possibilité qu’un mandat d’arrêt soit décerné à son encontre ainsi que l’entendre en ses observations à ce sujet et, le cas échéant, en celles de son avocat. L’article 16, § 2, alinéa 6, de la même loi prévoit que ces éléments sont relatés au procès-verbal d’audition.

4. Le procès-verbal de l’interrogatoire de l’inculpé comporte la mention suivante : « L’avocat de l’inculpé souhaite formuler les observations suivantes concernant l’audition/l’instruction/la délivrance d’un mandat d’arrêt : Madame le juge d’instruction ne m’a pas laissé la possibilité d’émettre des observations ». Il ne ressort d’aucune pièce à laquelle la Cour peut avoir égard que le juge d’instruction ait contredit l’exactitude de cette observation.

5. Ni l’article 16 de la loi du 20 juillet 1990 ni aucune autre disposition légale ne prévoient que l’omission d’entendre l’avocat de l’inculpé en ses observations concernant la délivrance d’un mandat d’arrêt doive être sanctionnée par l’irrégularité du mandat d’arrêt décerné et par la mise en liberté immédiate de l’inculpé.

6. Il ne résulte ni de l’article 5, § 3, de la Convention ni de l’article 12 de la Constitution que tout manquement affectant la délivrance d’un mandat d’arrêt doive être obligatoirement sanctionné par la mise en liberté immédiate de l’inculpé. Seule une irrégularité grave et manifeste peut produire cet effet.

7. La simple omission par le juge d’instruction d’entendre en ses observations l’avocat de l’inculpé à la fin de l’interrogatoire préalable à la délivrance d’un mandat d’arrêt, conformément à l’article 16, § 2, alinéa 5, de la loi de la loi du 20 juillet 1990, alors que, pour le reste, l’inculpé a lui-même été entendu en ses observations concernant la délivrance de ce mandat d’arrêt et que son conseil a pu exercer plei-

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1040

nement sa mission d’assistance tant avant et pendant qu’après cette délivrance, ne constitue pas une irrégularité grave devant être obligatoirement sanctionnée par la mise en liberté immédiate de l’inculpé.

8. Lorsque pareille omission survient, il appartient à la juridiction d’instruction d’apprécier si, au regard des circonstances particulières de la cause, une atteinte effective et irréparable aux droits de la défense de l’inculpé en a résulté.

9. L’arrêt qui néglige d’examiner si, au regard des circonstances concrètes de l’espèce, l’omission visée a effectivement et irrémédiablement porté atteinte aux droits de défense de l’inculpé et qui se borne à décider de maintenir l’exécution de la détention préventive en prison, n’est pas légalement justifié.

Dans cette mesure, le moyen, en ses branches, est fondé.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Casse l’arrêt attaqué, (…)

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1041

Cour de cassation (2e ch., F.), 23 septembre 2020,

P.20.0402.F.

Président : M. de Codt, président, Rapporteur : M. Dejemeppe, président de section, Ministère public : M. Nolet de Brauwere, avocat général, Pl. : Me N. Devaux (du barreau de Namur).

1° DéFense soCiale – internement – auteur sain d’esprit au moment de l’infraction mais ne disposant plus, au jour du jugement, des capacités cognitives lui permettant de comprendre le procès qui lui est fait – incidence sur la recevabilité des poursuites

1° Il ne résulte pas de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que le juge soit tenu de conclure à l’irrecevabilité de la poursuite au seul motif qu’au jour du jugement, le prévenu, sain d’esprit au moment de l’infraction, ne dispose plus des capacités cognitives lui permettant de comprendre le procès qui lui est fait ; ainsi, à supposer que la capacité mentale du prévenu soit réduite à néant, cette circonstance ne saurait porter en elle-même atteinte à l’essence du procès, qui peut constituer également un enjeu important pour les victimes et pour la société, pour autant que les règles de procédure garantissent la protection de la personne poursuivie1. (Conv. D.H., art. 6.1 ; L. du 5 mai 2014, art. 2, 9 et 81)

2° resPonsabilité hors Contrat – dommage – obligation de réparer – malades mentaux – infraction commise par une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes – incidence sur la recevabilité des poursuites et l’obligation de réparer le préjudice

2° Il résulte des articles 9 et 81 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement et 1386bis du Code civil que la conséquence du constat qu’une infraction a été commise par une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, n’est pas l’irrecevabilité de la poursuite, mais, lorsqu’il est établi que le prévenu a commis les faits, d’une part, l’interdiction, en règle, de le soumettre à une peine et, d’autre part, lorsque l’action civile est exercée, la subordination de sa condamnation à la réparation du préjudice causé par l’infraction, au régime prévu par l’article 1386bis du Code civil2. (L. du 5 mai 2014, art. 2, 9 et 81 ; C. civ., art. 1386bis)

1 Voy. les concl. du M.P. et l’article, publié dans cette livraison de la revue, de Mme N.  ColetteBasecqz.

2 Voy. les concl. du M.P. Dans un arrêt demeuré inédit, la Cour de cassation a, il y a quelques années, rappelé qu’« en vertu de l’article 1386bis, alinéa 1er, du Code civil, le juge pénal qui statue à l’égard

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1042

Conclusions de M. l’avocat général Michel Nolet de Brauwere : Formé par le procureur général près la cour d’appel de Liège, le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 13 février 2020 par la chambre correctionnelle de cette cour, statuant en degré d’appel.

I. Antécédents de la procédure

Il résulte de l’arrêt que les principales circonstances de la cause utiles à l’examen du pourvoi peuvent être résumées comme suit.

Le défendeur, né en 1949, est poursuivi pour avoir commis de 2008 à 2015 des viols et des attentats à la pudeur avec violences sur la personne de sa petite-fille mineure, alors âgée de quatre à onze ans.

Par jugement rendu contradictoirement le 24 mai 2019, le tribunal correctionnel de Namur, division Namur, admet les circonstances atténuantes visées à la citation et déclare les poursuites recevables et les préventions1 établies dans le chef du défendeur – représenté par un avocat –, dont il ordonne l’internement en application de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement. Au civil, il accorde notamment des dommages et intérêts à titre provisionnel aux parties civiles.

Statuant contradictoirement sur les appels formés par le demandeur et le défendeur – qui est à nouveau représenté par son avocat –, l’arrêt déclare les appels recevables mais les poursuites irrecevables et se déclare sans compétence pour connaître des actions civiles après avoir constaté qu’étant atteint de démence incurable de type Alzheimer, dont les premiers symptômes sont en toute vraisemblance, selon l’expertise psychiatrique, apparus en 2014 – soit à la fin de la période infractionnelle – et n’ayant dès lors pu être entendu ni par les enquêteurs quant aux faits ni par les experts psychiatres en vue d’un examen mental, le défendeur est incapable de comprendre la nature ou l’objet des poursuites, de préparer sa défense, de suivre les débats et de comprendre la portée de la sanction qui devrait le cas échéant être retenue sur les faits devaient être déclarés établis.

d’une personne qui se trouve en état de démence, ou dans un état grave de déséquilibre mental la rendant incapable du contrôle de ses actions, peut la condamner à tout ou partie de la réparation du dommage causé à autrui à laquelle elle serait astreinte si elle avait le contrôle de ses actes. L’alinéa 2 dispose que le juge statue selon l’équité, tenant compte des circonstances et de la situation des parties » (Cass., 25 mars 2015, P.14.0452.F, inédit).

1 Légèrement rectifiées quant aux périodes infractionnelles.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1043
(le pRocuReuR généRal pRès la couR d’appel de liège c. d.)

II. Partie critiquée de l’arrêt

« Il se déduit de l’article 6 de la Convention […] qu’il ne peut être statué sur la culpabilité d’une personne que l’altération de ses facultés physiques ou psychiques met dans l’impossibilité de se défendre personnellement contre l’accusation dont elle fait l’objet, fût-ce assistée d’un avocat (cf. Cass. fr., 5 septembre 2018).

En conséquence, la cour [d’appel] considère que les poursuites doivent être déclarées irrecevables sous peine de violer le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 de la Convention »2.

III. Examen du pourvoi

Quant au troisième moyen, pris de la violation de l’article 6 de la Convention lu en combinaison avec les articles 2, 5 à 9 et 81 e.a. de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement :

1. En ses quatre branches, le moyen fait respectivement valoir ce qui suit :

« il n’existe pas de principe général du droit de la ‘partie au procès inapte’ »3 ;

l’arrêt méconnaît l’article 6 de la Convention en ce que cette disposition n’interdit pas d’adapter les droits de la défense qu’elle garantit en raison des troubles mentaux du prévenu, pour autant que l’essence de ces droits ne soit pas atteinte ;

– au vu des garanties spécifiques offertes par la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement, cette procédure ne méconnaît pas l’article 6 de la Convention et s’inscrit dans le devoir de protection découlant notamment des articles 2 et 8 de la même Convention4, qui garantissent respectivement les droits à la vie et au respect de la vie privée et familiale, notamment à l’égard du danger que peuvent représentent des malades mentaux ;

l’internement étant une « mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société »5, et non une

2 En ce sens : Liège, 26 avril 2017, R.G. 2017/CO/186, inédit, qui n’a pas fait l’objet d’un pourvoi ; voy. N. Colette-Basecqz, « La décision de la mesure d’internement », in O. Nederlandt, N.  Colette-Basecqz, F.  Vansiliette et Y.  Cartuyvels (dir.), La loi du 5 mai 2014 relative à l’internement, Nouvelle loi, nouveaux défis : vers une véritable politique de soins pour les internés ?, Dossier de la R.D.P.C., 2018, pp. 20-21.

3 (« Ongeschikt als procespartij ») Cass., 4 juin 2013, R.G. P.12.1137.N, Pas., 2013, n° 337, et R.D.P.C., 2014, avec note O.  Michiels, « Le droit pour le prévenu de comparaître personnellement devant les juridictions répressives », pp. 108-119. Le demandeur l’avait d’ailleurs déjà relevé dans ses conclusions d’appel.

4 Voy. C.C., 24 octobre 2019, n° 159/2019, § B.6 ; Cour eur. D.H., Milićević c. Monténégro, 6 novembre 2015, n°  27821/16, §§ 54 et 55 ; Cour eur. D.H., Kurt c. Autriche, 4 juillet 2019, n° 62903/15, §§ 62-63.

5 Art. 2, al. 1er, de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement (cf. infra).

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1044

peine, les juges d’appel ne pouvaient déclarer l’action publique irrecevable au motif que le défendeur ne pouvait se défendre en personne.

2. La loi relative à l’internement :

La loi du 5 mai 2014 dispose notamment ce qui suit :

« Art. 2. L’internement, tel que visé à l’article 9 de la présente loi, de personnes atteintes d’un trouble mental est une mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société.

Compte tenu du risque pour la sécurité et de l’état de santé de la personne internée, celle-ci se verra proposer les soins dont elle a besoin pour mener une vie conforme à la dignité humaine. Ces soins doivent permettre à la personne internée de se réinsérer le mieux possible dans la société et sont dispensés –lorsque cela est indiqué et réalisable – par le biais d’un trajet de soins de manière à être adaptés à la personne internée ».

Il en résulte que l’internement « ne constitue ni une déclaration de culpabilité du chef d’une infraction ni une condamnation à une peine »6.

« Art. 9. § 1er. Les juridictions d’instruction, sauf s’il s’agit d’un crime ou d’un délit considéré comme un délit politique ou comme un délit de presse, à l’exception des délits de presse inspirés par le racisme ou la xénophobie, et les juridictions de jugement peuvent ordonner l’internement d’une personne :

1° qui a commis un crime ou un délit portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers et

2° qui, au moment de la décision, est atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes et

3° pour laquelle le danger existe qu’elle commette de nouveaux faits tels que visés au 1° en raison de son trouble mental, éventuellement combiné avec d’autres facteurs de risque.

La juridiction d’instruction ou la juridiction de jugement apprécie de manière motivée si le fait a porté atteinte ou a menacé l’intégrité physique ou psychique de tiers.

6 Cass., 11 mars 1987, R.G. 5690, Pas., 1987, n° 413 ; C.C., 18 février 2016, n° 22/2016 (cf. infra) :

« l’internement ne constitue pas une peine » ; voy. Fr. Kuty, Principes généraux du droit pénal belge, t. IV, La peine, 2017, nos 3898 à 3900.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1045

§ 2. Le juge prend sa décision après qu’a été effectuée l’expertise psychiatrique médico-légale visée à l’article 5, ou après l’actualisation d’une expertise antérieure ».

Il en résulte, au regard du droit interne belge, que la personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes peut être jugée par une juridiction répressive, qui peut le cas échéant prononcer un internement moyennant le respect des garanties légales – parmi lesquelles l’assistance d’un avocat ou la représentation par un avocat7 –, et que l’action publique n’est dès lors pas irrecevable du fait de cette seule circonstance.

Mais l’est-elle en revanche au regard de la Convention, comme le considère l’arrêt ?

3. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme quant aux articles 5 et 6 de la Convention :

3.1. L’article 6 de la Convention :

« Même dans l’hypothèse d’une cour d’appel dotée de la plénitude de juridiction, l’article 6 n’implique pas toujours […] le droit à comparaître en personne8 »9.

– Quant à la jurisprudence de la Cour européenne D.H., tant le défendeur que l’arrêt attaqué se sont bornés à citer des passages du § 52 de l’arrêt G. c. France du 23 février 201210 :

« 52. En principe, le droit d’un accusé, en vertu de l’article 6, de participer réellement à son procès inclut le droit non seulement d’y assister, mais aussi d’entendre et de suivre les débats. Inhérents à la notion même de procédure contradictoire, ces droits peuvent également se déduire du droit de l’accusé, énoncé en particulier à l’article 6, § 3, c), de “se défendre lui-même”11. La “participation réelle”, dans ce contexte, présuppose que l’accusé comprenne globalement la nature et l’enjeu pour lui du procès, notamment la portée de toute peine pouvant lui être infligée. Il doit être à même d’exposer à ses avocats sa version des faits, de leur signaler toute déposition avec laquelle il ne serait pas d’accord et de les informer de tout fait méritant d’être mis en avant pour sa défense12. Les

7 Art. 81 de la même loi.

8 Cour eur. D.H. (plén.), Fejde c. Suède, 29 octobre 1991, requête n°  12631/87, § 33 (« compte tenu encore du caractère mineur de l’infraction litigieuse et de l’interdiction d’aggraver la peine ») ; Cour eur. D.H., Golubev c. Russie, 9 novembre 2006, requête n° 26260/02

9 O. Michiels, « Le droit pour le prévenu de comparaître personnellement devant les juridictions répressives », R.D.P.C., 2014, p. 115.

10 Cour eur. D.H., G. c. France, 23 février 2012, requête n° 27244/09

11 Voy., parmi d’autres, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 78, série A, n° 146 ; Stanford c. Royaume-Uni, 23 février 1994, § 26, série A, n° 282-A, et S.C. c. Royaume-Uni, précité, § 28.

12 Voy., par exemple, Stanford c. Royaume-Uni, précité, § 30 ; S.C. c. Royaume-Uni, précité, § 29 ; V. c. Royaume-Uni, précité, §§ 85, 89 et 90.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1046

circonstances de la cause peuvent imposer aux États contractants de prendre des mesures positives de manière à permettre à l’accusé de participer réellement aux débats13 ».

Mais le paragraphe suivant ne ferme selon moi pas la porte au jugement, en matière répressive, des personnes qui ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte en raison de leurs troubles mentaux, moyennant le respect des garanties spéciales de procédure qui s’imposent :

« 53. En outre, la Cour rappelle que des garanties spéciales de procédure peuvent s’imposer pour protéger ceux qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte14 ».

– Le Guide sur l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme apporte des précisions à cet égard :

« 411. L’article 6, §§ 1 et 3, c) ne donne pas nécessairement à l’accusé le droit de décider lui-même de la manière dont sa défense doit être assurée15). Le choix entre les deux options mentionnées à l’article 6, § 3, c), à savoir, d’une part, le droit pour l’intéressé de se défendre lui-même et, d’autre part, son droit à être représenté par un avocat, soit librement choisi, soit, le cas échéant, désigné par le tribunal, relève de la législation applicable ou du règlement de procédure du tribunal concerné. Les États membres jouissent à cet égard d’une marge d’appréciation, même si celle-ci est limitée16).

412. À la lumière de ces principes, la Cour vérifie tout d’abord si des raisons pertinentes et suffisantes ont été avancées à l’appui du choix législatif qui a été appliqué au cas d’espèce. Dans un second temps, et même si de telles raisons ont été présentées, il demeure nécessaire de rechercher, dans le contexte de l’appréciation globale de l’équité de la procédure pénale, si les juridictions nationales, en appliquant la règle litigieuse, ont également fourni des raisons pertinentes et suffisantes à l’appui de leurs décisions. Sur ce dernier point, il convient de vérifier si l’accusé s’est vu donner la possibilité concrète de participer de manière effective à son procès17 ».

413. Dans l’affaire Correia de Matos c. Portugal [GC], §§ 144-169, la Cour a tenu compte de l’ensemble du contexte procédural dans lequel l’obligation de représentation avait été appliquée, notamment le point de savoir si l’accusé avait

13 Liebreich c. Allemagne (déc.), 8 janvier 2008, n° 30443/03 ; Timergaliyev c. Russie, 14 octobre 2008, n° 40631/02, § 51.

14 Voy., mutatis mutandis, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, [requête n°  6301/73], § 60 in fine, série A, n° 33 ; Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, [requête n°  13770/88], § 22, série A, n° 237-A ; Prinz c. Autriche, requête n° 23867/94, § 44, 8 février 2000, et Vaudelle c. France, requête n° 35683/97, § 60, CEDH 2001-I.

15 Cour eur. D.H., Correia de Matos c. Portugal (déc.), 15 novembre 2001, requête n° 48188/99.

16 Cour eur. D.H. [GC], Correia de Matos c. Portugal, 4 avril 2018, requête 56402/12, § 122.

17 Ibid., § 143.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1047

toujours un moyen d’intervenir en personne dans la procédure. Elle a également pris en considération la marge d’appréciation de l’État, avant de juger que les motifs avancés pour justifier le choix en cause du législateur étaient pertinents et suffisants. En outre, aucun élément n’ayant permis de conclure au caractère inéquitable de la procédure pénale qui visait le requérant, la Cour a constaté l’absence de violation de l’article 6, §§ 1 et 3, c) de la Convention »18.

– Cet arrêt précise que « la question centrale s’agissant de la mesure litigieuse n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, ni même de savoir si l’État peut prouver que, sans l’obligation de représentation par un avocat, il est dans tous les cas, impossible de garantir les droits de la défense d’un accusé. Il s’agit plutôt de déterminer si, du point de vue de la pertinence et de la suffisance des motifs avancés à l’appui du choix exercé, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation »19.

J’en déduis que la Convention n’interdit pas aux États contractants d’imposer la représentation par un avocat dans le cadre d’une procédure pénale si les motifs justifiant ce choix sont pertinents et suffisants.

3.2. L’article 5 de la Convention :

L’arrêt précité G. c. France se réfère en outre à des décisions antérieures qui me paraissent aller dans ce sens, et ce, même si elles statuent sur des violations alléguées de l’article 5 de la Convention – qui consacre le droit à la liberté et à la sûreté –, et non de son article 6, et généralement quant à la représentation de l’aliéné dans le cadre de l’exécution de l’internement.

L’article 5 de la Convention s’applique en effet notamment aux procédures d’internement, mesure privative de liberté qui ne résulte pas toujours d’une procédure répressive, relative à des faits constitutifs d’infractions.

L’arrêt Megyeri c. Allemagne

M. Megyeri a été interné après avoir commis des faits qui s’analysaient en infractions pénales, dont il ne pouvait être tenu responsable car il souffrait d’une psychose schizophrène avec des signes de paranoïa20

Cette décision, à laquelle l’arrêt précité G. c. France se réfère explicitement, énonce notamment ce qui suit :

« 22. Parmi les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour sur l’article 5, § 4, figurent les suivants :

18 Guide sur l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme – Droit à un procès équitable (volet pénal), mis à jour au 31 décembre 2019.

19 Cour eur. D.H. [GC], Correia de Matos c. Portugal, 4 avril 2018, requête 56402/12, § 151.

20 Cour eur. D.H., Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, requête n° 13770/88, § 22.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1048

a) Un aliéné détenu dans un établissement psychiatrique pour une durée illimitée ou prolongée a en principe le droit, au moins en l’absence de contrôle judiciaire périodique et automatique, d’introduire “à des intervalles raisonnables” un recours devant un tribunal pour contester la “légalité” – au sens de la Convention – de son internement21.

b) L’article 5, § 4, exige que la procédure appliquée revête un caractère judiciaire et offre à l’individu en cause des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté dont il se plaint ; pour déterminer si une procédure offre des garanties suffisantes, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule22.

c) Les instances judiciaires relevant de l’article 5, § 4, ne doivent pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6, § 1er, prescrit pour les litiges civils ou pénaux. Encore faut-il que l’intéressé ait accès à un tribunal et l’occasion d’être entendu lui-même ou, au besoin, moyennant une certaine forme de représentation. Des garanties spéciales de procédure peuvent s’imposer pour protéger ceux qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte23 .

d) L’article 5, § 4, n’exige pas que les individus placés sous surveillance à titre d’“aliénés” s’efforcent eux-mêmes, avant de recourir à un tribunal, de trouver un homme de loi pour les représenter24.

23. En conséquence, une personne détenue dans un établissement psychiatrique pour avoir accompli des actes constitutifs d’infractions pénales, mais dont ses troubles mentaux empêchent de la juger responsable, doit, sauf circonstances exceptionnelles, jouir de l’assistance d’un homme de loi dans les procédures ultérieures relatives à la poursuite, la suspension ou la fin de son internement. L’importance de l’enjeu pour elle – sa liberté –, combinée à la nature même de son mal – une aptitude mentale diminuée –, dicte cette conclusion ».

– Le Guide sur l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme25 indique ce qui suit :

« 109. Un individu ne peut passer pour “aliéné” et subir une privation de liberté que si les trois conditions suivantes au moins se trouvent réunies26 :

21 Voy., entre autres, l’arrêt X c. Royaume-Uni du 5 novembre 1981, série A, n° 46, p. 23, par. 52.

22 Voy., en dernier lieu, l’arrêt Wassink c. Pays-Bas du 27 septembre 1990, série A, n° 185-A, p. 13, § 30.

23 Arrêt Winterwerp c. Pays-Bas du 24 octobre 1979, précité, § 60.

24 Même arrêt, p. 26, § 66.

25 Voy. le Guide sur l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme – Droit à la liberté et à la sûreté, mis à jour au 31 décembre 2019.

26 Ilnseher c. Allemagne [GC], § 127 ; Stanev c. Bulgarie [GC], § 145 ; D.D. c. Lituanie, § 156 ; Kallweit c. Allemagne, § 45 ; Chtoukatourov c. Russie, § 114 ; Varbanov c. Bulgarie, § 45 ; Winterwerp c. Pays-Bas, § 39.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1049

• on doit avoir établi de manière probante l’aliénation de l’intéressé, au moyen d’une expertise médicale objective, sauf dans les cas où un internement d’urgence est nécessaire ;

• le trouble mental de l’intéressé doit revêtir un caractère légitimant l’internement. Il faut démontrer que la privation de liberté était nécessaire eu égard aux circonstances de la cause ;

• l’aliénation établie au moyen d’une expertise médicale objective doit persister tout au long de la durée de l’internement.

122. La procédure conduisant à l’internement d’office d’un individu dans un établissement psychiatrique doit donc offrir des garanties effectives contre l’arbitraire étant donné la vulnérabilité des personnes atteintes de troubles mentaux et la nécessité de justifier toute restriction à leurs droits par des raisons particulièrement solides27

123. Il est essentiel que l’intéressé ait accès à un tribunal et la possibilité d’être entendu lui-même ou, au besoin, moyennant une certaine forme de représentation. Dès lors, toute personne internée dans un établissement psychiatrique doit, sauf circonstances spéciales, recevoir une assistance juridique dans le cadre de la procédure se rapportant au maintien, à la suspension ou à la cessation de son internement28 ».

– L’arrêt précité M.S. c. Croatie (n° 2)29 a conclu à la violation de l’article 5, § 1er, e, non parce qu’un avocat a été commis d’office pour représenter la requérante dans la procédure formée par elle contre son internement forcé (durant 15 heures) mais bien parce que l’assistance qu’il lui a fournie n’a pas été effective.

4. L’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 22/2016 du 18 février 2016 :

Ainsi que le relève le demandeur, la Cour constitutionnelle, statuant sur des recours en annulation totale ou partielle de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement des personnes, a énoncé notamment ce qui suit à cet égard :

« A.5.2. […] le Conseil des ministres observe que […] pour que les juridictions d’instruction puissent ordonner un internement, elles doivent respecter des conditions très strictes […]30. Ces conditions cumulatives ont été prévues afin de garantir les intérêts de la personne souffrant d’un trouble mental. En outre, de par la loi de 2014 sur l’internement, ces inculpés malades mentaux bénéfi-

27 M.S. c. Croatie (n° 2), 19 février 2015, requête n° 75450/12, § 147.

28 Ibid., §§ 152 et 153 ; N. c. Roumanie, 28 novembre 2017, requête n° 59152/08, § 196.

29 M.S. c. Croatie (n° 2), 19 février 2015, requête n° 75450/12

30 Cf. infra, point B.15.3 de cet arrêt.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1050
[…]

cient de garanties procédurales particulières en cas de jugement devant les juridictions d’instruction, garanties qui leur permettent d’obtenir un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

B.15.2. Étant donné que l’internement est une mesure dont le but est de mettre une personne se trouvant dans les conditions prévues à l’article 9, § 1er, précité, hors d’état de nuire, tout en la soumettant à des mesures curatives, l’internement n’est pas une peine.

B.15.3. […] Par ailleurs, pour que les juridictions d’instruction puissent ordonner un internement, des conditions doivent être strictement respectées : (1) l’inculpé doit être, au moment de la décision, atteint d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, (2) l’inculpé risque de commettre de nouvelles infractions en raison de son trouble mental, éventuellement combiné avec d’autres facteurs de risque, (3) le juge compétent peut uniquement décider de procéder à un internement à l’issue d’une expertise psychiatrique médico-légale réglée par la loi ou après l’actualisation d’une expertise antérieure31 et (4) l’inculpé doit être assisté par un avocat32 ».

La loi sur l’internement prévoit en effet des garanties spécifiques destinées notamment à assurer l’expertise de l’état mental du prévenu et son assistance ou sa représentation par un avocat, tant devant les juridictions d’instruction que devant les juridictions du fond.

5. L’arrêt K-B Lux du 31 mai 2011 :

Pour justifier l’irrecevabilité des poursuites pour violation du droit à un procès équitable, l’arrêt rappelle notamment que « le droit du prévenu à un procès équitable, tel que garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, peut, dans certaines circonstances, être atteint de façon irrémédiable de sorte qu’aucune autre sanction que l’irrecevabilité des poursuites ne peut en découler »33.

Or ce principe ne paraît pas pouvoir s’appliquer ici, l’arrêt ne constatant aucune atteinte irrémédiable au droit du prévenu à un procès équitable.

Il en ressort en effet, d’une part, que la circonstance qu’il n’a pu être entendu par les enquêteurs est due à sa maladie après le dévoilement des faits. D’autre

31 Loi du 5 mai 2014, art. 5 à 8. Ainsi, « la personne qui fait l’objet d’une expertise psychiatrique médicolégale peut, à tout moment, se faire assister par [1 un médecin de son choix]1 [1 et par un avocat » (art 7, al. 1er).

32 Loi du 5 mai 2014, art. 81.

33 Cass., 31 mai 2011, R.G. P.10.2037.F, Pas., 2011, n° 370 (partim), J.T., 2011, pp. 583 à 588, et avec note de M.-A. Beernaert

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1051
[…]

part, l’arrêt ne constate pas que la circonstance que les experts psychiatres n’ont pas rencontré le prévenu, estimant qu’un examen ne permettrait que de constater l’existence d’une pathologie mentale irréversible34, à supposer qu’elle constitue une atteinte au droit du prévenu à un procès équitable, serait irrémédiable.

Partant, la référence à cette décision fondée sur un ensemble d’irrégularités de procédure rendant le procès équitable impossible (affaire KB-Lux) paraît étrangère à l’espèce.

6. L’arrêt de la Cour de cassation de France du 5 septembre 201835 : L’arrêt attaqué s’appuie sur un arrêt de la Cour de cassation de France qui énonce ex abrupto qu’« il se déduit [de l’article 6 de la Convention] qu’il ne peut être statué sur la culpabilité d’une personne que l’altération de ses facultés physiques ou psychiques met dans l’impossibilité de se défendre personnellement contre l’accusation dont elle fait l’objet, fût-ce […] assistée d’un avocat ».

Cette analyse ne me paraît pas rejoindre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme citée ci-dessus.

Rendue par la cour d’appel de Lyon, la décision attaquée avait « renvoyé le prévenu des fins de la poursuite en raison de son impossibilité absolue, définitive et objectivement constatée d’assurer sa défense devant la juridiction de jugement ».

La Cour de cassation de France a cassé cet arrêt non pas au motif que les poursuites auraient dû être déclarées irrecevables mais car la cour d’appel « devait surseoir à statuer et ne pouvait pas relaxer le prévenu pour un motif non prévu par la loi ».

Cet arrêt a été critiqué, l’octroi d’un sursis à statuer « viager »36 méconnaissant l’exigence de rendre les jugements dans un délai raisonnable, tant à l’égard du prévenu que des parties civiles.

Surtout, il n’examine pas – et pour cause – si les garanties procédurales prévues par la loi du 5 mai 2014 sont insuffisantes pour garantir les droits de la défense garantis par l’article 6 de la Convention.

34 À cet égard, la Cour européenne D.H. considère qu’« à défaut d’autres possibilités, du fait par exemple du refus de l’intéressé de se présenter à un examen, il faut au moins demander l’évaluation d’un médecin expert sur la base du dossier, sinon on ne peut soutenir que l’aliénation de l’intéressé a été établie de manière probante (Constancia c. Pays-Bas (déc.), § 26, où la Cour a ainsi validé la substitution d’autres informations disponibles à l’examen médical de l’état de santé mental du requérant) » (Guide sur l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme – Droit à la liberté et à la sûreté, mis à jour au 31 décembre 2019, § 110).

35 Cass. fr., ch. crim. (plén.), 5 septembre 2018, n° de pourvoi 17-84402, www. legifrance.gouv.fr.

36 Voy. note relative à cette décision : V.  Tellier-Cayrol, « L’atermoiement illimité, ou du sursis à statuer pour altération définitive des capacités du prévenu », Recueil Dalloz, 2018, Notes de procédure pénale, pp. 2076-2079.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1052

Enfin, rappelons qu’en droit belge, l’internement « ne constitue [pas] une déclaration de culpabilité »37

7. Discussion : Le défendeur a, en termes de conclusion d’appel, admis qu’il ne peut se voir appliquer l’article 71 du Code pénal, rien n’indiquant qu’il aurait été dans un état de démence lors des faits et ne l’aurait plus été au moment du jugement38.

L’arrêt constate que les experts psychiatres, ayant considéré que la démence dégénérative dont le défendeur est atteint rend impossible son examen mental, ne l’ont pas rencontré. Il en déduit que « les deux hommes de l’art n’ont dès lors été en mesure de formuler que des avis purement théoriques au sujet de l’état mental du prévenu, tant au moment des faits qu’actuellement [et] n’ont pas non plus été en mesure d’évaluer in concreto sa potentielle dangerosité ».

Les juges d’appel, qui n’ont pas suggéré ou ordonné une nouvelle expertise, n’en ont pas moins constaté que « l’état psychique et physique du défendeur l’empêche concrètement de pouvoir participer à son procès ».

Cette aliénation n’est d’ailleurs contestée par aucune partie.

« De façon générale, l’état mental de la personne internée justifie une approche différente sur le plan des garanties liées au respect des droits de la défense. En effet, le trouble mental dont est affectée la personne internée peut la conduire à adopter des comportements irrationnels ou inadéquats de nature à entraver l’exercice libre et entier de ses droits de défense »39.

Je déduis de ce qui précède, et en particulier de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, que, moyennant le respect des garanties procédurales qui s’imposent, l’article 6 de la Convention n’interdit pas en règle aux juridictions répressives de statuer sur la commission de faits infractionnels par une personne que l’altération de ses facultés physiques ou psychiques met dans l’impossibilité de se défendre personnellement contre l’accusation dont elle fait l’objet et de l’interner le cas échéant, dès lors qu’elle est représentée par un avocat et que l’internement ne constitue ni une peine ni même une déclaration de culpabilité mais une mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société.

37 Cf. supra

38 Voy. Fr. Kuty, Principes généraux du droit pénal belge, t. II, L’infraction pénale, 2010, nos 1096-1097, et t. III, L’auteur de l’infraction pénale, 2012, n° 1621 ; art. 1er de la loi du 1er juillet 1964 de défense sociale à l’égard des anormaux et des délinquants d’habitude.

39 Conclusions de M. Vandermeersch, avocat général, accompagnant Cass., 25 janvier 2017, R.G. P.16.1340.F, Pas., 2017, n° 57.

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1053

L’arrêt, qui n’indique pas en quoi les garanties prévues par la loi du 5 mai 2014 seraient insuffisantes pour garantir les droits de la défense et l’équité de la procédure à l’aune de l’article 6 de la Convention ou n’auraient pas été respectées à l’égard du défendeur, ne justifie pas régulièrement sa décision.

Dans cette mesure, le moyen est fondé.

Il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs, qui ne sauraient donner lieu à une cassation plus étendue ou sans renvoi.

8. Que doit faire le juge lorsque le prévenu est aliéné au moment du jugement ?

La Cour considère que « lorsque le juge considère que les faits mis à charge du prévenu sont établis mais que celui-ci se trouvait en état de démence au moment des faits et qu’ensuite il acquitte le prévenu en application de la cause élisive de faute prévue à l’article 71 du Code pénal, il n’est pas libéré de son obligation de statuer sur l’action civile de la partie civile régulièrement constituée sur la base de [cette disposition] »40 (sur pied de l’article 1386bis C. civ.).

Mais qu’en est-il si le discernement de l’auteur est aboli au moment du jugement (et ce, qu’il l’ait été ou non au moment des faits) ?

La décision attaquée en déduit l’irrecevabilité de l’action publique et l’incompétence de la juridiction pénale pour statuer sur l’action civile. Mais alors, comment juger les faits et prononcer les mesures qui s’imposent le cas échéant ? Faut-il dans ce cas, à l’issue de la procédure répressive, et alors que l’internement n’est pas une peine mais une mesure de sûreté, recourir à des procédures distinctes, non répressives, d’une part sur pied de la loi relative à la protection de la personne des malades mentaux et d’autre part en vue de voir accorder des dommages-intérêts aux victimes des faits infractionnels commis ? Et en quoi de tels détours procéduraux seraient-ils de nature à mieux garantir le respect des articles 6 mais aussi 2, 5 et 8 de la Convention à l’égard tant de l’aliéné – qui doit bien être là aussi être représenté par un avocat – que de ses victimes passées et potentielles – l’absence de discernement n’étant pas élusive de toute dangerosité – dans un délai raisonnable ?

À la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les articles 5 et 6 de la Convention ne me paraissent aucunement interdire au juge répressif de statuer sur la commission des faits commis par une personne démente au moment du jugement, sur l’internement qui s’impose le cas échéant et sur sa responsabilité civile, dès lors que les garanties qui s’imposent (telles celles relatives à l’assistance ou la représentation par un avocat ou encore à l’expertise) ont été respectées et qu’aucune peine n’est prononcée.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1054
40
Cass., 1er février 2000, R.G. P.98.0545.N, Pas., 2000, n° 84.

La décision attaquée conduit à limiter considérablement le champ d’application, par les juridictions répressives, de la loi relative à l’internement et des articles 1382 et surtout 1386bis du Code civil41

Même si l’inculpé ou le prévenu, assisté ou représenté par un avocat conformément à l’article 81 de la loi du 5 mai 2014, est dément lors du jugement (et ce, qu’il l’ait été ou non au moment des faits), la juridiction d’instruction ou le juge répressif n’en doit pas moins constater d’abord le cas échéant qu’il a commis les faits et qu’il a bénéficié des garanties prévues dans la loi du 5 mai 201442

Si c’est le cas :

– Si l’auteur répond à toutes les conditions requises par l’article 9, § 1er, précité, de la loi du 5 mai 2014, le juge prononce l’internement et statue sur l’action civile (sur pied des articles 1382 et/ou 1386bis C. civ.43).

– En revanche, si le juge constate que l’auteur ne répond pas à ces autres conditions : – soit si le juge est saisi d’une contravention ou d’un crime ou un délit ne portant pas atteinte à l’intégrité physique ou psychique de tiers et ne la menaçant pas, ou encore s’il n’existe pas de danger qu’il commette un nouveau fait infractionnel portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers, par exemple en raison de son état comateux sans espoir de rémission –, il en déduit que ni une peine, ni l’internement, ni aucune autre mesure ne peuvent être prononcés et statue sur l’action civile (sur pied de l’article 1386bis C. civ. si l’auteur était dément lors des faits, ou de l’article 1382 C. civ. s’il ne l’était pas), tout comme il le fait après avoir prononcé une simple déclaration de culpabilité44 ou encore après avoir constaté que l’action publique est éteinte par la prescription mais qu’il a été saisi en temps utile par l’action civile45.

9. Quant à l’étendue de la cassation : La cassation, sur le pourvoi du ministère public, de la décision qui déclare irrecevable l’action publique entraîne l’annulation de la décision par laquelle le juge se déclare incompétent pour connaître de l’action civile46.

41 « Art. 1386bis. Lorsqu’une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, cause un dommage à autrui, le juge peut la condamner à tout ou partie de la réparation à laquelle elle serait astreinte si elle avait le contrôle de ses actes. Le juge statue selon l’équité, tenant compte des circonstances et de la situation des parties ».

42 Non seulement l’assistance ou la représentation par un avocat (art. 81), mais aussi l’expertise psychiatrique (art. 5 à 8), etc.

43 L’article 18 de la loi du 5 mai 2014 renvoie à l’article 1386bis C. civ. ; cependant, si l’auteur, dément au moment du jugement, ne l’était pas lorsqu’il a commis les faits, il me paraît que c’est l’article 1382 du même code qui trouve à s’appliquer.

44 Qui n’est pas une peine, mais est prévue à l’article 21ter du titre préliminaire du Code de procédure pénale, en cas de dépassement du délai raisonnable (les peines applicables aux infractions commises par les personnes physiques sont énumérées à l’article 7 C. pén.).

45 Cf. art. 26 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale.

46 Voy. Cass., 18 novembre 1986, R.G. 878, Pas. 1987, n° 174 : « La cassation, sur le pourvoi du ministère public, de la décision qui déclare irrecevable l’action publique en raison de ce que le délai

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1055

IV. Conclusion : cassation avec renvoi.

I. La procédure devant la Cour

Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 13 février 2020 par la cour d’appel de Liège, chambre correctionnelle. (…)

II. La décision de la Cour

Sur l’ensemble du troisième moyen :

Le moyen est pris de la violation de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, lu en combinaison avec les articles 2, 5 à 9 et 81 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement.

Le demandeur fait grief à l’arrêt de déclarer irrecevables les poursuites exercées à charge du défendeur au motif que, sous peine de méconnaître le droit à un procès équitable, il ne peut être statué sur la culpabilité d’une personne que l’altération de ses facultés physiques ou psychiques met dans l’impossibilité de se défendre personnellement contre l’accusation dont elle fait l’objet, fût-elle assistée d’un avocat.

Il ne résulte pas de l’article 6 de la Convention que le juge soit tenu de conclure à l’irrecevabilité de la poursuite au seul motif qu’au jour du jugement, le prévenu, sain d’esprit au moment de l’infraction, ne dispose plus des capacités cognitives lui permettant de comprendre le procès qui lui est fait.

Ainsi, à supposer que la capacité mentale du prévenu soit réduite à néant, cette circonstance ne saurait porter en elle-même atteinte à l’essence du procès, qui peut constituer également un enjeu important pour les victimes et pour la société, pour autant que les règles de procédure garantissent la protection de la personne poursuivie.

À cet égard, l’article 9 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement prévoit notamment que l’internement, qui n’est pas une peine mais une mesure de sûreté, peut être prononcé, dans les conditions que cette disposition détermine, à l’égard d’une personne qui est atteinte, au moment de la décision, d’un trouble mental

raisonnable, prévu à l’article 6, alinéa 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, était dépassé, entraîne l’annulation de la décision par laquelle le juge se déclare incompétent pour connaître de l’action civile » ; R.  Declercq, « Pourvoi en cassation en matière répressive », R.P.D.B., 2015, n° 1101.

Rev dR pén cRim. 2022 - n° 11 1056
ARRÊT

qui abolit sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes. Par ailleurs, l’article 81, § 1er, de cette loi dispose que les juridictions ne peuvent statuer sur les demandes d’internement qu’à l’égard des personnes concernées qui sont assistées ou représentées par un conseil.

Enfin, l’action civile exercée par la victime d’une infraction commise par une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, est subordonnée aux conditions particulières que prévoit l’article 1386bis du Code civil, selon lequel le juge peut la condamner à tout ou partie de la réparation à laquelle elle serait astreinte si elle avait le contrôle de ses actes, mais en statuant selon l’équité, c’est-à-dire tenant compte des circonstances et de la situation des parties.

La loi détermine ainsi les conséquences attachées, tant du point de vue de l’action publique que de celui de l’action civile, au constat, par le juge, que le prévenu est atteint au moment de son procès d’un trouble mental qui abolit sa capacité de discernement.

Il résulte de ces dispositions que la conséquence de pareil constat n’est pas l’irrecevabilité de la poursuite, mais, lorsqu’il est établi que le prévenu a commis les faits, d’une part, l’interdiction, en règle, de le soumettre à une peine et, d’autre part, lorsque l’action civile est exercée, la subordination de sa condamnation à la réparation du préjudice causé par l’infraction au régime prévu par l’article 1386bis du Code civil.

En décidant que les poursuites sont irrecevables après avoir considéré que, atteint d’une maladie dégénérative de type Alzheimer, le défendeur, prévenu du chef de viols et d’attentats à la pudeur avec la circonstance qu’il est le grand-père de la victime, était dans l’incapacité de comprendre les faits qui lui étaient reprochés ainsi que de percevoir les tenants et les aboutissants du procès, fût-il assisté d’un avocat, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision.

Dans cette mesure, le moyen est fondé.

(…)

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Casse l’arrêt attaqué ;

Revue de dRoit pénal et de cRiminologie > JURISPRUDENCE 1057
(…)

Revue de droit pénal et de criminologie Conditions de publication

1. Les textes soumis pour publication ne peuvent pas avoir déjà été publiés. Ils ne peuvent pas non plus faire l’objet simultanément d’autres publications, ni être proposés parallèlement à d’autres revues. Toute publication ultérieure nécessite l’obtention d’une autorisation écrite du Comité éditorial, ainsi qu’une mention de la parution précédente dans la Revue de droit pénal et de criminologie.

2. Après leur publication, les textes doivent être présentés en français sous forme dactylographiée et en trois exemplaires accompagnés d’une version électronique. Ils mentionnent, en fin d’article, le rattachement institutionnel, avec l’indication du titre ou de la fonction. Le texte sera précédé d’un résumé en langue française dont la longueur n’excédera pas douze lignes.

3. Les articles de doctrine, les chroniques et les notes de jurisprudence donnent lieu au paiement de droits d’auteurs dans les conditions fixées par le règlement qui y est relatif ; ce règlement sera communiqué par le directeur.

4. Figures et tableaux sont numérotés en continu, les figures, en chiffres arabes, les tableaux en chiffres romains. Ils doivent être présentés sous une forme directement utilisable pour la composition offset (prêts à être photographiés) ou sur support informatique.

5. La Revue applique le système du double peer review. Les articles sont soumis à l’appréciation de deux lecteurs, membres du comité de rédaction, qui demeurent anonymes vis-à-vis de l’auteur. Le directeur demeure l’interlocuteur de l’auteur. Après avoir pris connaissance du rapport des lecteurs, le comité de rédaction décide de la publication, s’il y a lieu, et se réserve le droit de demander les modifications qu’il juge nécessaires. Les articles soumis pour publication dans la chronique de criminologie sont également lus par deux personnes : le responsable scientifique annuel de la chronique de criminologie désigné par le comité de rédaction ainsi qu’un autre membre du comité de rédaction qui demeure anonyme vis-à-vis de l’auteur. Les deux lecteurs décident de la publication de l’article et peuvent demander les modifications qu’ils jugent nécessaires.

6. Les manuscrits remis à la rédaction pour la composition sont considérés comme définitifs. L’épreuve est envoyée à l’auteur pour correction. L’épreuve doit être renvoyée chez l’éditeur dans un délai maximal de six jours ouvrables et aucune correction d’auteur ne peut être apportée.

7. Les auteurs des articles de doctrine, des chroniques et des notes de jurisprudence reçoivent gratuitement une version PDF de leur article.

8. Les manuscrits doivent être adressés au directeur de la Revue, Monsieur Henri D. Bosly, Place Montesquieu, 2 à B-1348 Louvain-la-Neuve (henribosly@gmail.com).

9. Les manuscrits soumis ne sont pas renvoyés à leurs auteurs.

10. Toute correspondance relative à la rédaction de la Revue est adressée au directeur de celle-ci.

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.