guinéE tous contre alpha ? jeuneafrique.com
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de Jeune Afrique
camEroun face aux Démons De boko Haram Le Maroc à l’heure locale Jeune AFrique
© Vincent Fournier/J.A. ; © GuillAume mollé pour J.A. ; © HAssAn ouAzzAni pour J.A. ; emmAnuel BAudrAn/AFd
Hebdomadaire international indépendant • 55e année • n° 2847 • du 2 au 8 août 2015
n o 2847 • du 2 Au 8 Août 2015
Spécial 14 pages
algérie
Bouteflika
et la France
De de Gaulle à Hollande, il a connu tous les présidents français et entretenu des liens étroits et durables avec l’ancienne puissance coloniale pendant plus d’un demi-siècle. Enquête.
édition internationale et maghreb & moyen-orient
France 3,80 € • Algérie 220 DA • Allemagne 4,80 € • Autriche 4,80 € • Belgique 3,80 € • Canada 6,50 $ CAN • Espagne 4,30 € • Éthiopie 67 birrs • Grèce 4,80 € Guadeloupe 4,60 € • Guyane 5,80 € • Italie 4,30 € • Maroc 25 DH • Martinique 4,60 € • Mauritanie 1200 MRO • Mayotte 4,30 € • Norvège 48 NK • Pays-Bas 4,80 € Portugal cont. 4,30 € • Réunion 4,60 € • RD Congo 6,10 $ US • Royaume-Uni 3,60 £ • Suisse 6,50 FS • Tunisie 3,50 DT • USA 6,90 $ US • Zone CFA 1900 F CFA • ISSN 1950-1285
de Jeune Afrique
INTERVIEW Mohamed Boussaid, ministre des Finances POLITIQUE Le terrain (res)suscite-t-il les vocations? ÉCONOMIE SOLIDAIRE Petit labellisé deviendra grand
Le Maroc à l’heure locale
Les villes s’aménagent, les services s’améliorent, le quotidien des habitants aussi, y compris en milieu rural. Le pays a-t-il trouvé la clé du développement solidaire ? Réponse au fil des territoires du royaume, à quelques semaines des élections communales, provinciales et régionales. JEUNE AFRIQUE
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COLLECTIVITÉS LOCALES Services sur mesure
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de Jeune Afrique
Fouad Laroui
© Vincent Fournier/J.A. ; © GuillAume mollé pour J.A. ; © HAssAn ouAzzAni pour J.A. ; emmAnuel BAudrAn/AFd
Prélude Le Maroc
à l’heure
Le centre est partout
p
roduire localement, penser globalement… ou l’inverse ? La formule marche dans les deux sens. Elle exprime une vérité profonde : le développement le plus « soutenable », comme on dit aujourd’hui, est celui qui s’étend comme une toile d’araignée sur tout le territoire d’un pays, qui suscite ici et là des vocations d’entrepreneur, qui partout crée des emplois, qui mobilise les ressources et les valorise là où elles se trouvent, qui exploite à merveille les niches, les microclimats, les aberrations géologiques et, sait-on jamais, la bénédiction du saint local.
Et c’est aussi localement, à l’échelle du canton ou de la région, que s’épanouit une saine émulation à laquelle personne ne veut déroger, où l’on veut faire aussi bien – ou même mieux – que là-bas, dans la capitale ou dans cette autre région bénie des dieux ou du pouvoir central. Bien vite, cette émulation aura son versant politique : nous sommes assez grands pour nous gouverner nous-mêmes… C’est
Bien sûr, les choses ont changé, l’industrie s’est développée, c’est même une révolution qui a bouleversé le cours des choses, la machine a remplacé l’homme, partout ou presque. Mais les mentalités, elles, n’évoluent pas à la même allure. C’est du fond des siècles que vient cette opiniâtreté de l’un à accumuler, sou après sou, le capital qui permettra de fonder sa propre dynastie industrielle ; c’est de là que vient la vision de l’autre, prêt à aller s’installer près des ports pour mieux commercer, décidé à envoyer ses fils, l’un à Manchester, l’autre à Saint-Louis du Sénégal, pour créer un réseau de confiance où la parole donnée vaut lettre de change.
Jeune AFriQue
COLLECTIVITÉS LOCALES Services sur mesure p. 52 INTERVIEW Mohamed Boussaid, ministre de l’Économie et des Finances p. 56 JEUNES ET POLITIQUE Le terrain (res)suscite-t-il les vocations ? p. 60 Questions à Mustapha El Mnasfi, chercheur associé au Centre Jacques-Berque p. 62 ÉCONOMIE SOLIDAIRE
Le nom des villes a changé (on ne va plus à Manchester, les filatures de coton ont fermé…) mais le principe est le même : c’est dans les périphéries, loin de l’État, que se crée la richesse du Maroc, insensiblement, presque en catimini, et ce n’est qu’en regardant les
dans les périphéries, loin de l’État, que se crée, presque en catimini, la richesse du pays.
De ce point de vue, l’un des atouts du Maroc se trouve là : chaque région a sa façon ancestrale de faire des affaires. Ici, c’est la ville et son orbe qui ont produit des tissus ou des cuirs ancestraux – le fameux « maroquin », par exemple, cher aux ministres français. Là, c’est le commerce au long cours, ces caravanes, interminables vaisseaux des terres, qui s’élançaient dans de grands voyages vers l’Afrique noire où étaient l’or et le sel. Ailleurs, on travaillait la terre et on allait de marché en marché en vendre les produits, pour revenir chargé de ce que l’on n’avait pas chez soi. Et aux temps de la dissidence, chacun était effectivement assez grand pour se gouverner lui-même.
locale
Petit labellisé deviendra grand
p. 64
chiffres annuels de la production brute du pays qu’on en prend pleinement conscience, tant il est vrai que ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières…
Safran de Taliouine, l’or rouge du Sud
p. 65
L’État, quand il est intelligent, ne feint pas d’être l’organisateur de ces choses qui le dépassent : il les organise vraiment… Il peut appeler cela « stratégie de proximité », « transferts de compétences et de moyens », « autonomie des collectivités locales », peu importe. Tout cela se résume en un mot : décentralisation. C’est l’un des mots d’ordre de la modernité. ●
Argan et baraka pour Essaouira !
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Le tourisme responsable sort des sentiers battus p. 66 p. 67
Maroc Taswiq, du soleil sur les rayons p. 68
Le Plus de Jeune Afrique Fini les mauvaises pratiques dans la gestion des transports publics ou des projets d’aménagement. Dans les agglomérations et les grandes villes, des sociétés de développement jouent désormais les intermédiaires entre les élus et les entreprises privées. Et, pour l’instant, ça marche.
À
NADIA LAMLILI
Casablanca, on ne parle étrangement pas des élections locales prévues à la rentrée. Le sujet de l’été, c’est la réouverture prochaine du parc Sindibad, lieu de souvenirs pour les habitants, qui y ont tous joué ou promené leurs enfants. Situé sur la corniche, cet espace public de 32 hectares a été complètement reconfiguré: on y trouve des parcs (d’animation, animalier, archéologique et écologique), une forêt récréative, des boutiques, des restaurants, un complexe hôtelier… Longtemps laissé à l’abandon, Sindibad a été réanimé grâce à un partenariat public-privé d’un nouveau genre. En mars 2009, les collectivités territoriales (lire encadré p. 54) ont créé Casa aménagement, une société de développement local (SDL, avec statut de société anonyme de droit privé) détenue majoritairement par la municipalité et la région et incluant dans son tour de table le groupe Banque populaire, la société d’aménagement public Al Omrane et l’Agence urbaine. La mission de la SDL? Superviser tous les grands chantiers pour le compte des collectivités locales, mobiliser les capitaux privés et s’imposer comme l’interlocuteur unique des gestionnaires. Pour le projet Sindibad, Casa aménagement a cédé le terrain destiné à la construction d’un programme résidentiel à un consortium de promoteurs conduit par Alliances développement immobilier et le groupe Somed, lesquels se sont engagés en contrepartie à aménager un parc de loisirs dont ils assureront la gestion pendant trente ans. Réalisé en partenariat avec la Compagnie des Alpes, leader français du secteur des loisirs (Parc Astérix, Walibi, musée Grévin…), ce nouveau Sindibad a nécessité un investissement de plus de 30 millions d’euros. Le Grand Théâtre, le collecteur ouest, le nouveau stade Mohammed-V, le réaménagement de la corniche… Casa aménagement est désormais à la tête d’une quarantaine de projets, pour un montant total de 7 milliards de dirhams (plus de 644 millions d’euros), qui devraient être livrés en 2017 et 2018. Sur le même modèle, la municipalité a créé six SDL : Casa transport, Casa Idmaj Sakane (pour le relogement des ménages vivant dans les bidonvilles en cours d’éradication), Casa patrimoine, Casa animation, Casa prestations et Casa développement. N o 2847 • DU 2 AU 8 AOÛT 2015
© HASSAN OUAZZANI POUR J.A.
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COLLECTIVITÉS LOCALES
Services « Notre mission n’est pas d’empiéter sur les prérogatives des collectivités locales ou de prendre le pouvoir aux politiques, mais d’exécuter leurs décisions », explique Driss Moulay Rchid, directeur de Casa aménagement. FAR WEST. Le rôle de simple « exécutant » semble
réducteur. En réalité, ces SDL ont sauvé l’agglomération du chaos qui régnait dans les services qu’elle était censée assurer à ses 5 millions d’habitants. Sale, défigurée par les lobbys immobiliers et abritant JEUNE AFRIQUE
sur mesure les disparités sociales les plus criantes du pays, la capitale économique était devenue le royaume des passe-droits en tout genre. À tel point que les walis qui se sont succédé à la tête de la région du GrandCasa ont souvent été contraints de court-circuiter le maire, Mohamed Sajid (Union constitutionnelle), qui n’arrivait pas à fédérer sa majorité. Les réunions du conseil de la ville se transformaient en scènes de far west: les élus criaient, s’insultaient, tapaient sur la table afin que tel marché soit accordé à tel promoteur… JEUNE AFRIQUE
p Le pont Moulay-Youssef, sur le Bouregreg, relie désormais Rabat à Salé.
En octobre 2013, la situation financière de la ville était telle que le roi Mohammed VI a remis les pendules à l’heure et prononcé un sévère discours afin de réveiller les élus locaux. Un nouveau wali, Khalid Safir, a été nommé pour reprendre en main l’aménagement et le développement de Casa. Un an plus tard, il lançait un plan d’investissement intégré de 33,6 milliards de dirhams que les SDL, présidées par les walis et jouant un rôle d’intermédiaires entre les élus et les gestionnaires privés, sont chargées de mettre en œuvre. N o 2847 • DU 2 AU 8 AOÛT 2015
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Le Plus de J.A. Maroc Il existe déjà une vingtaine de sociétés de développement local dans le pays. Settat, Rabat, Tétouan, Casablanca, Safi, Khouribga, Salé, Nador, Marrakech… Toutes les grandes agglomérations passent désormais par elles, principalement pour la gestion des gares routières et des parkings. Mais d’autres activités commencent à gagner du terrain: gestion des zones industrielles, des abattoirs, des marchés de gros, des manifestations culturelles et sportives, de l’éclairage public, du transport public par autobus… REPRENEUR. Pour le maire de Rabat, Fathallah
Oualalou, « ce type de société s’impose ». La capitale en a déjà un exemple réussi avec la SDL qui gère ses parkings et espère l’adapter à d’autres services. Ces dernières années, Rabat a complètement changé de visage grâce à l’aménagement de la vallée du Bouregreg : un tunnel et un pont passant sous et sur le fleuve pour relier les deux centres de l’agglomération (Rabat et Salé), un tramway, une marina, des nouveaux quartiers… Pourtant, elle piétine dans la gestion de certains services de proximité, comme ceux de la distribution d’eau et d’électricité, de l’assainissement et du transport par autobus. En 2011, le groupe Veolia s’est en effet désengagé du contrat de gestion déléguée du transport urbain, contraignant la ville à municipaliser le service en urgence dans l’attente d’un repreneur. En 2013, invoquant des pertes financières et désireux de se retirer de la deuxième délégation qui le liait à la capitale marocaine (pour la distribution d’eau, d’électricité et l’assainissement), le même Veolia, sans en informer les autorités de tutelle, a entamé des négociations avec un fonds britannique pour lui cédersonactivitéàRabat,ainsiqu’àTanger-Tétouan.
Pris au dépourvu, les élus ont bloqué la transaction et se sont mis en quête d’un autre repreneur. ERREURS DU PASSÉ. Depuis près de vingt ans,
les mauvaises pratiques dans la gestion déléguée des services de base ont été légion. Certains élus en ont cédé la concession à des opérateurs privés sans suffisamment les contrôler ou sans les aider dans leurs efforts d’investissement à la hauteur des besoins engendrés par la croissance démographique et économique. Le modèle de gestion déléguée a été introduit à la fin des années 1990 alors que le Maroc, en pleine libéralisation, lançait un vaste programme de privatisations censé donner à l’État les moyens de se moderniser, ainsi que le souhaitait le FMI. Au fil des années, dans plusieurs agglomérations, les responsabilités se sont diluées et les conflits entre élus et sociétés délégataires se sont multipliés. Certaines d’entre elles, confrontées à des déficits de trésorerie chroniques, décrétaient des hausses de tarifs. D’autres, bien que bénéficiaires, préféraient envoyer les dividendes à leur maison mère au lieu d’investir. Dans un rapport publié en décembre dernier, la Cour des comptes a souligné les insuffisances de la gestion déléguée, tant du côté des entreprises privées exploitantes que du côté des autorités qui leur en ont confié la concession. Elle a cependant salué l’amélioration des services et la forte hausse des investissements. « Après les expériences infructueuses de ces dix dernières années, nous sommes arrivés à la conclusion que les collectivités locales ne peuvent pas assurer l’exploitation des services de proximité, qui est la tâche du privé, mais qu’elles doivent en revanche contribuer à l’effort d’investissement », résume Fathallah Oualalou. ●
Le marché de la gestion déléguée des services publics locaux en matière d’eau, d’électricité et de transports représente
42
milliards de dirhams d’investissements
35 000 salariés
15
milliards de dirhams de chiffre d’affaires
1 PAYS, 1 500 COMMUNES ET BIENTÔT 12 RÉGIONS
L
a Constitution du 1er juillet 2011 consacre son titre IX aux collectivités territoriales – régions, préfectures (en milieu urbain) ou provinces (en milieu rural), et communes –, précisant qu’elles « constituent des personnes morales de droit public et gèrent démocratiquement leurs affaires », que le conseil communal et le conseil régional « sont élus au suffrage universel direct » (art. 135) et que les préfectures et provinces sont administrées par des walis pour les premières et par des gouverneurs pour les N o 2847 • DU 2 AU 8 AOÛT 2015
secondes, « qui représentent le pouvoir central ». Le nouveau découpage territorial prévu par le projet de régionalisation avancée de 2011 et adopté par le gouvernement en février 2015 (qui doit encore être approuvé par le Parlement) propose une réorganisation en 12 régions (contre 16 actuellement), 13 préfectures et 62 provinces, et 1 503 communes, dont 6 villes avec régime d’arrondissements (Rabat, Salé, Casablanca, Marrakech, Fès,Tanger). ● CÉCILE MANCIAUX
Projet de découpage régional
1
RABAT
4
3
2
6 5 7
8
9 10 11
12
■ 1/ Tanger-Tétouan-Al Hoceima ■ 2/ Oriental ■ 3/ Fès-Meknès ■ 4/ Rabat-Salé-Kénitra ■ 5/ Béni Mellal-Khénifra ■ 6/ Casablanca-Settat ■ 7/ Marrakech-Safi ■ 8/ Drâa-Tafilalet ■ 9/ Souss-Massa ■ 10/ Gulmim-Oued Noun ■ 11/ Laâyoune-Sagui al Hamra ■ 12/ Ed Dakhla-Oued ed Dahab
JEUNE AFRIQUE
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Le Plus de J.A. INTERVIEW
Mohamed Boussaid « La chance n’a pas sa place en économie » Retour à l’équilibre budgétaire, suppression des subventions sur les produits de base, réduction des inégalités… Le ministre des Finances explique la stratégie du gouvernement.
I
ngénieur des ponts et chaussées, plusieurs fois ministre et wali, Mohamed Boussaid, 54 ans, a intégré le gouvernement Benkirane lors du remaniement d’octobre 2013, qui a vu l’Istiqlal sortir de l’alliance gouvernementale et le Rassemblement national des indépendants, dont il est membre, y entrer. Lorsqu’il a pris ses fonctions, les indicateurs macroéconomiques du royaume commençaient à se redresser. Le déficit budgétaire, déjà passé de 7,2 % en 2012 à 5,4 % en 2013, a été réduit à 4,5 % en 2014. Quant à la croissance, de 2,5 % l’an dernier, elle devrait bondir à 5 % en 2015. Des performances que certains attribuent à la chance et à la conjugaison de facteurs extérieurs, comme la chute des cours du brut ou une pluviométrie favorable. Mais pour le grand argentier du royaume, tout est question de travail. JEUNE AFRIQUE : Comment se porte l’économie marocaine ? MOHAMED BOUSSAID : De mieux en
mieux. Elle a su évoluer dans un monde lui-même changeant, elle continue de se diversifier et montre de grandes capacités de résistance aux chocs extérieurs. Nous avons évité le pire après la dernière crise mondiale. Et, grâce aux efforts fournis par l’ancien et l’actuel gouvernements, nous avons pu traverser ces turbulences. Depuis 2008, le Maroc est en effet parvenu à maintenir une croissance moyenne de 4,2 % par an, et son PIB passera cette année la barre symbolique des 1000 milliards de dirhams [environ 92 milliards d’euros], contre moins de 600 milliards au début des années 2000. Ce qui est honorable pour un pays comme le Maroc, surtout au regard de son environnement: après la crise qui l’a frappée, la croissance de l’Union européenne [premier partenaire du royaume] reste atone ; les échanges avec le monde arabe sont encore limités… Une croissance de 4,2 % dans N o 2847 • DU 2 AU 8 AOÛT 2015
cette région et dans le contexte actuel équivaut selon moi à un taux de croissance de 7 % dans certaines zones économiques, par exemple le sud-est de l’Asie. Comment votre économie a-t-elle pu résister à la crise ?
Dès que celle-ci a éclaté, en 2008, nous avons choisi de soutenir la consommation par la dépense publique afin de pallier la baisse de la demande externe. Cela nous a permis de garder le cap de la croissance, maisacreuséledéficitbudgétaire–en2012, il a atteint 7,2 %, un niveau inquiétant. On
avec la chute des cours du brut. Peut-on dire que la chance a été de votre côté ?
Non, car si l’on parle de chance, il faut aussi considérer la malchance. Et si l’on poursuit ce raisonnement, cela reviendrait à dire que le Maroc a été malchanceux quand le pétrole était à 120 dollars le baril. Or ce n’est pas juste. Le facteur chance n’a pas sa place en économie. Certes, le prix du pétrole est un élément exogène sur lequel nous n’avons aucune prise. Mais il faut tout de même le gérer. Cela suppose du travail, et ce travail a été fait. Je tiens d’ailleurs à préciser que la décision de supprimer les subventions aux hydrocarbures a été prise avant la chute des cours du brut et que la baisse des prix sur le marché international n’a donc pas bénéficié à l’État mais au consommateur. En outre, en 2013, alors que le baril était encore à 120 dollars, nous sommes tout de même parvenus à ramener le déficit budgétaire à 5,4 %. Ce n’est donc pas une question de chance, mais le résultat d’un travail de fond. Aujourd’hui, même si les prix du pétrole ont diminué, il ne faut pas nous endormir sur nos lauriers car cette
Nous ne vivons pas dans la jungle, notre société doit être solidaire. a donc acheté un peu de croissance avec unpeudedéficit.Cemodèlenousapermis de résister à la crise et à ses conséquences, mais il a atteint ses limites. Ce qui nous a poussés, à partir de 2013, à changer de cap. Pour quelle direction ?
Il nous fallait résoudre cette équation : comment revenir à l’équilibre budgétaire sans léser la croissance, sachant que nous ne sommes pas une économie pétrolière. Nous avons misé sur deux facteurs : la diversification de l’économie, en redynamisant les plans sectoriels, notamment celui de l’industrie, qui commence à donner d’excellents résultats, et la diversification de nos partenaires. Historiquement tourné vers le Nord, en particulier vers l’Europe, désormais le Maroc s’intéresse aussi à de nouvelles zones économiques, commel’Afriquesubsaharienne,leMoyenOrient ou la Chine. Si le déficit s’est nettement résorbé depuis la fin de 2013, c’est notamment grâce à la décision de réduire les subventions aux hydrocarbures, qui a coïncidé
situationn’auraqu’untemps.Nousenprofitons pour engager de grandes réformes. C’est maintenant qu’il faut appuyer sur l’accélérateur pour les faire avancer. Quels sont les principaux dossiers à régler ?
L’un des chantiers les plus importants est celui des retraites, qui fait peser un gros risque social pour les dix prochaines années. Celui de la décompensation n’est pas achevé non plus : certains produits sont encore subventionnés par l’État de manière aveugle, ce qui n’est pas normal. Tout le monde est désormais convaincu que le système actuel de la compensation est une aberration en termes d’équité, car il profite davantage aux riches qu’aux populations nécessiteuses. Il est inefficace et, en outre, crée des distorsions sur le plan économique. Il faut donc y mettre un terme, pour que le marché fonctionne de manière libre, sans la moindre contrainte. Vous dites donc aux Marocains que le gaz butane, le sucre ou la farine ne seront plus subventionnés ? JEUNE AFRIQUE
Le Maroc à l’heure locale
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1961
Naissance à Fès
1986
Diplôme de l’École nationale des ponts et chaussées (Paris)
2004
Ministre de la Modernisation des secteurs publics
2007
Ministre du Tourisme et de l’Artisanat
2010
2012 u Dans son bureau du quartier des ministères, à Rabat, le 10 juillet.
Tout à fait. Mais cela doit s’accompagner d’un système de soutien aux plus pauvres. Nous avons déjà testé certains mécanismes comme Tayssir [système d’aides à la scolarité des enfants pour les familles défavorisées] ou le Régime d’assistance médicale [Ramed] pour les démunis. Enfin, nous octroyons des aides. Cela dit, le « ciblage » des populations pauvres ne doit pas être vu uniquement comme un simple soutien en espèces sonnantes et trébuchantes. Les investissements dans des services publics de proximité sont également une forme d’aide directe, intelligente et efficace. La fiscalité peut aussi être utilisée comme un instrument de protection. C’est en maniant ces différents outils que nous pourrons régler la question de la
Wali de la région du Grand-Casablanca, gouverneur de la préfecture de Casablanca Depuis le 11 octobre 2013 Ministre de l’Économie et des Finances
compensation sans toucher au pouvoir d’achat des ménages les plus modestes. L’aggravation des inégalités sociales et les déséquilibres régionaux font partie de vos grands défis. Comment comptezvous les relever ?
Ce problème n’est pas spécifique au Maroc. Dès lors qu’un pays se développe, des populations restent en marge du système. C’est un phénomène universel, mais il y a deux manières de l’appréhender : l’une est de dire que ces personnes doivent se débrouiller seules, l’autre est de considérer que nous ne vivons pas dans la jungle et que notre société est solidaire. Le Maroc a clairement choisi cette seconde approche en créant des systèmes de protection sociale pour que
tout le monde profite de la croissance. Nous utilisons plusieurs instruments : l’investissement dans les domaines de la santé et de l’éducation ; la prévoyance sociale, pour assurer à nos concitoyens un minimum vital ; et les aides directes aux plus fragiles, comme les populations rurales ou les veuves. L’Initiative nationale de développement humain [INDH] lancée par le roi Mohammed VI en 2005 est aussi venue répondreàcetteproblématiquedupartage des richesses. Cette initiative, désormais extrêmement efficace, ne vise pas à produire de l’assistanat, mais à donner aux gens les moyens de lancer des activités génératrices de revenus en les aidant à accomplir leurs projets. ● Propos recueillis à Rabat par MEHDI MICHBAL
© MOHAMED DRISSI K POUR J.A.
Wali de la région Souss-Massa-Drâa, gouverneur de la préfecture d’Agadir-Ida-Outanane
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POLITIQUE
Toc toc, on peut entrer? Sous prétexte qu’ils manquent d’expérience, les jeunes sont souvent tenus à l’écart de la vie publique. Mais certains ne l’entendent pas de cette oreille et poussent la porte.
C
ommel’aprouvéleMouvement du 20-Février (M20F), la jeunesse marocaine n’est pas indifférente à la politique. Pourtant, les chiffres ne reflètent pas cette tendance. « Lors des législatives de 2003, on comptait 3 millions de 18-25 ans inscrits sur les listes électorales. Or, pour les législatives de novembre 2011 [organisées à la suite du référendum constitutionnel], ils n’étaient plus que 1 million », explique Zouhair Ait Benhamou, doctorant en
économie des pays de la zone MoyenOrient et Afrique du Nord (Mena) et président de l’association Cap démocratie Maroc (Capdéma). « En 2002, dernière année où le corps électoral a augmenté, les 26-35 ans représentaient 21 % des inscrits et les 18-25 ans seulement 7 %, alors qu’ils forment le tiers de la population, précise-t-il. Élargir la catégorie des jeunes à la tranche 18-35 ans fausse la donne, car cela gomme la singularité des 18-25 ans, plus nombreux mais moins
impliqués en politique. » Le constat, au Maroc comme presque partout ailleurs, est que l’engagement dans la vie publique intéresse de moins en moins les jeunes. À preuve, l’échec des mesures imaginées par le ministère de l’Intérieur, qui, en ouvrant les inscriptions sur les listes électorales en ligne en avril dernier, tablait sur 10 millions de nouveaux inscrits… et n’en compte finalement que 1 million. DÉÇU. « Il est très difficile de convaincre les
jeunes de participer à la vie politique dans un contexte d’individualisme ambiant, souligne Omar Balafrej, directeur général du Technopark de Casablanca. Ils sont bien plus intéressés par le business. Et ceux qui s’engagent en politique le font de façon opportuniste ; à l’instar de leurs aînés, ils l’utilisent comme un outil d’ascension personnelle… » Balafrej sait
Adam Bouhadma
25 ans, candidat aux communales à Agadir pour Clarté, Ambition, Courage (CAC)
C’
est une rencontre avec Omar Balafrej (lire ci-dessus), en 2011, qui l’a convaincu de s’engager. « Seule la politique permet de concrétiser ses idées au Maroc. Et quoi de mieux que d’en faire avec des gens dont ce n’est pas le métier ? » confie Adam Bouhadma.Pourlui,CACa l’avantage de n’avoir aucun des défauts communs aux « éléphants politiques » : cette association politique de gauche est en majorité constituée de jeunes et se
concentre sur le terrain. « Au Maroc, beaucoup font de la politique pour devenir ministre, s’agacet-il. Pourtant, il n’y a qu’au niveau local qu’on apprend à connaître la réalité. C’est moins prestigieux, mais c’est là que le travail se fait. » Son programme se fonde sur son quotidien de jeune entrepreneur (il dirige à temps plein la plateforme d’orientation et de soutien scolaire en ligne qu’il a créée quand il était
étudiant, et qui compte aujourd’hui neuf salariés). « Dans la ville d’Agadir, la jeunesse est majoritaire, souligne-t-il. Il faut y installerdeslieuxpourlaculture, le divertissement, appliquer une vraie politique de transports en commun, et surtout créer des emplois dansdenouveauxsecteurs, commeceluidesTIC[technologies de l’information et de la communication]. » Et comme on n’est jamais mieux servi que par soimême… ● N.R.
Badreddine El Abbadi 22 ans, membre du bureau régional du Parti Authenticité et Modernité (PAM) d’Al Hoceima
V
ABDERRAHMAN EL MORABIT
oilà cinq ans que Badreddine El Abbadi s’est engagé auprès du PAM dans sa région. « Je venais d’avoir mon bac et je voulais faire quelque chose de différent, de nouveau. En 2010, le PAM faisait le buzz, il était sorti vainqueur des communales l’année précédente,
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alors je me suis dit pourquoi pas… » Deux ans plus tard, Abbadi est le plus jeune membre de son parti à se faire élire au sein d’un bureau exécutif régional. Et il ne compte pas en rester là : « J’ai fini mes études d’ingénieur et je vais pouvoir consacrer plus de temps JEUNE AFRIQUE
Le Maroc à l’heure locale que la politique prend son sens, c’est là que se fait le changement », ajoute-t-il. Le discours a beau être rodé et le sourire impeccable, la sincérité reste palpable chez celui qui sera tête de liste PSU à Rabat Agdal-Ryad. Partir du niveau local pour percer au niveau national, voilà le pari de Balafrej, qui prend le contre-pied des partis marocains, dont l’organisation est calquée sur celle de l’État.
de quoi il parle. Lui-même a été jeune élu local à Ifrane, de 2003 à 2009, sous les couleurs de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), qu’il a quittée en 2010, déçu par le fonctionnement du parti. Depuis, il a fondé son mouvement, Clarté Ambition Courage (CAC), qui, en vue des élections communales de septembre, tente un rapprochement avec le Parti socialiste unifié (PSU), de Nabila Mounib. « Le choix ne peut pas se réduire au Parti de la justice et du développement [PJD] et au Parti Authenticité et Modernité [PAM]. Une troisième voie existe, celle née du Printemps arabe », répète Balafrej. Cette alternative que le déçu du parti de la rose tente d’incarner passe par les jeunes, majoritaires au sein de son mouvement, et par la démocratie directe. « C’est dans le contact avec les citoyens
PARRAIN. « Beaucoup de jeunes
rejoignent le PJD, mais, comme ce fut le cas pour l’USFP à ses débuts, en 1998, ils succombent surtout à l’attrait de la nouveauté. Une fois qu’ils auront compris que ce parti n’a rien de différent des autres, ils partiront, commente Mouaad Rhandi, un ancien journaliste politique. Ils sont également nombreux à rejoindre le PAM, pour d’autres raisons : c’est une
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formation qui a beaucoup d’argent et qui publie un grand nombre d’études sur des questions techniques. C’est ce qui séduit les jeunes du système. » Pourtant, même au sein de ces partis, le terrain local n’est pas une alternative au niveau national car la distribution des cartes se fait à Rabat. « Ce sont les bureaux exécutifs qui présentent les candidats aux communales. Si un jeune veut avoir une chance d’être choisi, il doit d’abord militer au niveau national, se trouver un parrain et attendre des années avant d’espérer être parachuté dans une ville qu’il ne choisira même pas », poursuit Mouaad Rhandi. En attendant le nouveau découpage des régions, la politique locale reste donc une reproduction, à l’échelle des territoires, de ce qu’elle est au niveau national : une arène où les jeunes ne sont pas vraiment les bienvenus. ● NADIA RABBAA
Rania Eddakhch
21 ans, membre du bureau local Rabat Hassan-Agdal-Ryad de la Jeunesse du Parti de la justice et du développement (PJD)
À
B. OUMOULI
21 ans, Rania Eddakhch voue une admiration sans borne au chef du gouvernement. « De tous les dirigeants de parti, c’est Abdelilah Benkirane (photo) qui communique le mieux avec le peuple, souligne-t-elle. D’ailleurs, il ne cesse de répéter qu’il est au service du pays, des citoyens et des jeunes. » C’est donc tout naturellement vers le PJD que l’étudiante en master finances publiques et fiscalité à l’Université Mohammed-V s’est tournée, il y a un an et demi. « J’ai été rapidement repérée comme membre actif et on m’a proposé de faire partie du bureau local de la jeunesse dans mon quartier. » Fière de son engagement, la jeune fille ne compte pas s’arrêter de militer, « même une fois mariée ». « La politique est un devoir. Si les jeunes ne s’engagent pas, d’autres le feront à leur place. Soutenir un parti sans y adhérer, ça n’a pas de sens ! » Adepte des slogans et des phrases chocs, Rania a déjà le sens de la communication politique, une des marques de fabrique de son parti. ● N.R.
DR
à la politique. Si je trouve un emploi à Rabat, je pourrai même m’engager au niveau national. » Malgré les quotas mis en place par le PAM, il reconnaît qu’en politique être jeune n’est pas un avantage. « On intègre un monde qui n’est pas pensé pour nous, où l’on nous rappelle tout le temps que l’on n’est pas assez âgés, pas assez expérimentés, etc. Nous ne sommes pas encore les égaux des “adultes”… » ● N.R. JEUNE AFRIQUE
N o 2847 • DU 2 AU 8 AOÛT 2015
Le Plus de J.A. Le Maroc à l’heure locale Questions à…
Mustapha El Mnasfi
Chercheur associé au Centre Jacques-Berque
« On exclut les jeunes des décisions »
S
pécialiste des questions de démocratie participative et de gouvernance urbaine, Mustapha El Mnasfi, 37 ans, est chercheur associé en sciences politiques au Centre Jacques-Berque de Rabat, sa ville natale. Au niveau national comme à l’échelon local, il étudie la participation des jeunes aux politiques publiques. Et à la politique en général.
© MOHAMED DRISSI K POUR J.A.
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JEUNE AFRIQUE : Les jeunes sont-ils associés à l’élaboration des politiques publiques au Maroc ? MUSTAPHA EL MNASFI : À l’échelle
nationale, absolument pas. La principale cause est l’absence d’outils qui leur permettraient de participer aux prises de décisions. Je ne parle pas ici de leur représentation au Parlement, mais du manque d’outils participatifs : des lieux réservés à leur accueil et destinés à recueillir leur opinion, des moyens de communication spécifiques… Tout ce qui permettrait une concertation avec eux.
La jeunesse marocaine est-elle dépolitisée ?
Les jeunes votent très peu, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de conscience politique, bien au contraire. L’abstention est un mode d’expression politique silencieux qui traduit un manque de confiance envers les institutions publiques. Les responsables politiques ne répondent pas à leurs attentes et on assiste à un véritable conflit larvé avec les élus locaux : ces derniers considèrent les jeunes comme des incompétents, et ceux-ci les perçoivent en retour comme des arrivistes ne cherchant qu’à servir leurs intérêts personnels. Il faudrait une politique forte au sein des partis pour changer les mentalités. Les quotas instaurés lors des législatives [30 sièges sont réservés à une liste nationale des jeunes] ne sont pas une solution. Et il n’existe pas d’équivalent sur le plan local. Cette frustration des jeunes, qui aspirent à entrer en politique et ne trouvent pas leur place au sein des partis traditionnels, où le renouvellement des élites est
Ils expriment leur frustration sur les réseaux sociaux ou se lancent dans l’action associative. Au niveau local, ils sont également exclus des décisions qui les concernent. Certaines initiatives, comme celles des conseils locaux des jeunes mis en place grâce à l’USAid [Agence des États-Unis pour le développement international] dans certaines villes comme El Jadida, Salé et Fès, aident à mieux les associer à la prise de décision locale, mais elles sont rares. Cette expérience pourrait servir de fil conducteur au Conseil de la jeunesse et de la vie associative, inscrit dans la Constitution de 2011, qui pourrait coordonner ces initiatives au plan national. N o 2847 • DU 2 AU 8 AOÛT 2015
bloqué, s’exprime sur les réseaux sociaux et trouve une alternative dans l’action associative. Le processus de régionalisation pourrait-il permettre l’émergence de nouveaux responsables locaux, notamment de jeunes ?
Seulement si les bureaux politiques des partis le veulent bien. L’émergence d’une élite locale dépend de la volonté des formations politiques, c’est donc à elles de revoir leur mode de fonctionnement. Sans démocratie interne, pas de renouvellement ! Le choix des candidats locaux étant encore fortement centralisé, ce renouvellement passera forcément par les instances centrales des partis. Il y a en outre un vrai travail de fond à réaliser, car les jeunes font encore moins confiance aux institutions locales en raison du clientélisme qui y règne. Qu’une forme de « journalisme citoyen », née avec le Printemps arabe, ne se gêne pas pour dénoncer, vidéos à l’appui, les malversations de certains hommes politiques ne fait qu’alimenter ce sentiment de défiance. ● Propos recueillis par NADIA RABBAA JEUNE AFRIQUE
Le Plus de J.A.
© StÈphane LaGOUtte/M.Y.O.p
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p Il faut 150 fleurs de crocus pour produire 1 gramme de safran. Développement soliDaire
Prix Label de l’agriculture Ils sont doux au palais ou flattent les narines… deux cents produits du terroir font l’objet d’un traitement de faveur. Pour le plus grand bien de l’économie des régions.
C
lémentines de Berkane, pommes de Midelt, agneau de Béni Guil, fromage de chèvre de Chefchaouen, huile d’argan d’Essaouira ou safran de Taliouine… Autrefois cantonnés à une utilisation locale et traditionnelle, les produits du terroir font désormais l’objet d’une stratégie nationale de distribution, qui vise à en faire un levier de développement économique et social pour les régions du pays. Ces dernières années, certaines de ces spécialités locales ont même acquis une notoriété internationale. Selon le ministère de l’Agriculture, il existe plus de 200 produits agroalimentaires de terroir au Maroc, mais ils contribuent à peine à 1 % du PIB du pays (contre 14 % en France). « Cela montre tout notre potentiel », s’enthousiasme Najib Mikou, directeur général de Maroc Taswiq, l’établissement public chargé de la commercialisation de ces produits (lire p. 68). n o 2847 • du 2 au 8 août 2015
Partie intégrante du Plan Maroc vert (PMV)lancéen2008parAzizAkhannouch, le ministre de l’Agriculture, cette stratégie de valorisation des terroirs commence à donner des résultats. Elle a également apporté de la visibilité aux petits agriculteurs, qui mutualisent de plus en plus leurs efforts et leur production en créant des coopératives spécialisées. « Depuis l’indépendance [en 1956] jusqu’en 2007, seulement 4 000 coopératives avaient été créées, alors qu’entre 2007 et 2014, on a en a recensé 10 000, souligne Najib Mikou. Soit deux fois plus en sept ans qu’en cinquante ans ! » figue de barbarie. Exemple à Aït
Baâmrane, dans le Souss (Sud). Cette région, l’une des plus pauvres du royaume, dispose en effet d’une richesse inestimable : la figue de barbarie, issue du cactus, dont est extraite la « miraculeuse » huile de graine utilisée en Europe par
les grandes marques de cosmétiques. Jusque-là inexploité, ce petit trésor agricole, labellisé indication géographique protégée (IGP), est désormais au centre du développement de Aït Baâmrane, où il fait vivre plus de 6600 producteurs. « Nous disposonsde50000hectaresetproduisons 400 000 tonnes de figues, soit un rendement de 8 t/ha », explique un responsable local. Mais le PMV a fixé des objectifs bien plus ambitieux. « D’ici à 2020, nous comptons améliorer le rendement à 10 t/ ha et atteindre une production annuelle de plus de 600000 t. On vise aussi la création de 1,3 million de jours de travail, soit une progression de 73 % par rapport à l’année du lancement du PMV », explique Lahcen Jaby, chef de la division du partenariat et de l’appui au développement de la direction régionale de l’agriculture de la région Souss-Massa-Drâa. Cette évolution devrait profiter d’abord aux agriculteurs et aux coopératives ● ● ● jeune afrique
Le Maroc à l’heure locale
taliouine, le pays du safran
N
on loin de Ouarzazate, la localité rurale de Taliouine abrite un véritable trésor, surnommé or rouge: le safran. Patiemment récoltées depuis cinq siècles, les délicates fleurs de crocus sont à l’origine de l’épice la plus chère du monde. Il en faut en effet une énorme quantité pour extraire de leurs pistils quelques grammes de ce précieux condiment (soit environ 150 fleurs pour 1 gramme de safran sec). Un travail que réalisent avec art et minutie les femmes de Taliouine. Utilisé en gastronomie, le safran, exporté un peu
partout, s’arrache à prix d’or. Son cours peut atteindre les 30000 euros le kg sur les marchés mondiaux. Un dividende dont ne profitent pourtant pas les populations locales, puisqu’il est presque entièrement absorbé par la chaîne de grossistes et d’intermédiaires qui pullulent dans la région. Pour y remédier, le Maroc (quatrième producteur mondial, avec 3 tonnes/an) a lancé en 2010 un important programme pour revaloriser la filière et intégrer les paysans à la chaîne de création de valeur en étendant la surface de production, en l’équipant de
systèmes d’irrigation sophistiqués et en protégeant le produit (avec la création d’une appellation d’origine protégée, AOP). En 2011, Mohammed VI a
un succès mondial Le chiffre d’affaires de la filière à l’export est passé de
731
millions de dirhams en 2010 à
2,3
milliards en 2014 Source : eAcce
par ailleurs créé une Maison du safran àTaliouine, dotée d’un laboratoire de recherche et développement (R & D), d’un centre de formation aux techniques de production et de commercialisation, ainsi que d’une Bourse du safran pour la fixation des prix et la régulation du marché. Objectif : créer 600 emplois, faire passer le rendement à l’hectare de 2,5 kg à 6,5 kg et, surtout, augmenter le revenu moyen à l’hectare des travailleurs de la filière de 18932 à 97 495 dirhams (d’environ 1750 à 9000 euros) d’ici à 2020. ● M.M.
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Le Plus de J.A.
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q Dans le Rif, hors des sentiers battus.
● ● ● locales, qui, pour valoriser leurs figues de barbarie, se sont réunies en 2011 au sein d’un groupement d’intérêt économique (GIE) : Sobbar Aït Baâmrane. Objectif : augmenter considérablement la valeur ajoutée de la filière en la faisant passer de 350 millions de dirhams (environ 32 millions d’euros) par an à 616 millions de dirhams d’ici à 2020.
VAMpireS. Cette méthode utilisée
M.M.
MeHDi MiCHBAL, à Casablanca
© Vincent Fournier/J.A.
notamment des Européens (en particulier des Français, des Britanniques et des Allemands), mais aussi des Marocains, de plus en plus séduits par cette manière de voyager. « Nous proposons des circuits dans les communes de Tafrant dans le Rif, de Ain Leuh dans le Moyen-Atlas ou à Merzouga dans le Tafilalet, etc., explique un voyagiste. L’idée est de permettre aux touristes d’entrer en contact avec les habitants en séjournant chez eux ou en bivouac, de participer à des ateliers de poterie, de cuisine ou d’apiculture. Ils peuvent également faire des randonnées avec des guides exclusivement locaux. Parfois, c’est aussi l’occasion pour ceux qui le souhaitent de mettre la main à la pâte en participant à l’oléiculture ou à la fabrication de tapis. » Ce tourisme d’un nouveau genre permet, d’une part, de faire découvrir ou redécouvrir aux visiteurs la vraie culture locale, les produits du terroir, l’artisanat, les savoir-faire ancestraux, et, d’autre part, de fournir des revenus aux habitants de l’Atlas, qui leur permettront peut-être de rester dans leur région d’origine plutôt que de se résoudre à l’exode rural. ●
pour le cactus est peu ou prou la même pour les autres produits du terroir. Plus d’une vingtaine d’entre eux ont obtenu la labellisation d’appellation d’origine protégée (AOP) ou d’IGP, qui leur permet de bénéficier du soutien de l’État. « Chaque région dispose de ses propres produits et de sa propre carte de visite. Cette spécificité du Maroc peut servir de locomotive de développement local. Mais il reste à résoudre la question de la commercialisation, qui est le parent pauvre du système, car les coopératives n’ont pas forcément accès aux circuits de distribution ni à ceux de l’export », fait remarquer un gérant de coopérative. Un vaste chantier auquel s’est attelé l’État,ens’appuyantsurMarocTaswiq, afin de barrer la route aux réseaux des intermédiaires, qui, pour le moment, sont les premiers bénéficiaires de ces richesses issues du sol et que produisent des petites mains. « Au début, on croyait qu’en produisant plus et mieux nous allions régler les problèmes de ces localités, mais nous avons découvert que cet essor a davantage profité aux vampires de l’intermédiation qu’aux producteurs. Notre mission, c’est justement de contourner ce circuit pour faire en sorte que le travail des petits producteurs soit mieux rémunéré », explique Najib Mikou, convaincu que les produits de terroir peuvent entraîner une « révolution industrielle rurale » et devenir l’un des « métiers mondiaux du Maroc » (MMM), tels que définis dans le Pacte national pour l’émergence. C’est-à-dire un secteur où le pays dispose d’importants avantages compétitifs, qui fournit des recettes conséquentes ainsi que des emplois, comme l’automobile, l’aéronautique ou l’offshoring. ●
Bienvenue chez vous! Vivre parmi les habitants, participer à leurs activités quotidiennes, c’est possible, et même furieusement à la mode. Zoom sur ce tourisme « solidaire », qui contribue à endiguer l’exode rural.
L
e développement durable suivi ces dernières années par le Maroc s’applique aussi au secteur du tourisme. Sans pour autant tourner le dos aux stations balnéaires, aux centres de vacances géants et à la culture du all inclusive proposé par les tour-opérateurs, le royaume mise désormais sur un tourisme dit « solidaire » ou « responsable », où la valeur ajoutée profite davantage aux populations locales qu’aux industriels. Ce nouveau créneau fait partie intégrante du programme Vision 2020 du gouvernement, qui a pour ambition d’accueillir 18 millions de touristes par an, contre un peu plus de 10 millions aujourd’hui. poterie. Hors des circuits habituels tels
que les luxueuses suites de Marrakech, les golfs d’Agadir, les spas et piscines chauffées de Casa, Rabat ou Tanger, le tourisme solidaire propose des itinéraires différents et des séjours plus proches de la population, voire chez l’habitant. Ce principe est devenu le cœur de métier de nouvelles agences de voyages, comme Voyageurs solidaires, Croq’ Nature ou Taddart, créées pour répondre à une demande croissante. Elle émane n o 2847 • du 2 au 8 août 2015
jeune afrique
Le Maroc à l’heure locale
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xtraite de l’arganier, une essence d’arbre endémique qu’on ne trouve que dans le sud-ouest du pays, entre Agadir et Essaouira, l’huile d’argan est un monopole marocain. Cette espèce d’arbre est également répertoriée dans certaines régions du Mexique, mais seule celle du Maroc permet de produire de l’huile d’argan. Utilisée depuis toujours par les Marocains pour la cuisine et pour les soins de la peau (elle est riche en vitamine E et en antioxydants), l’huile d’argan jouit depuis la fin des années 1990 d’un grand intérêt de la part des consommateurs d’Europe, d’Amérique du Nord et du
Japon (ses principales zones d’exportation) ainsi que des plus grands laboratoires mondiaux de cosmétique. Un engouement qui a permis à cette filière traditionnelle de se développer pour répondre à la demande croissante des marchés étrangers, mais sur un mode solidaire. « L’huile d’argan fait vivre 2 millions de Marocaines, dont environ 4 500 au sein des coopératives et toutes les autres au sein de l’industrie. Leurs revenus sont passés de 5 à plus de 20 dirhams [de 0,50 à plus de 1,85 euro] par jour », souligne Zoubida Charrouf, enseignante-chercheuse à l’université Mohammed-V,
MichaEl PEuckErt/Focus
à Essaouira, l’argan fait pEau nEuvE
p Le chiffre d’affaires à l’export de la filière est passé de 94 millions de dirhams en 2010 à 208 millions en 2014.
à l’origine de la création de la première coopérative d’huile d’argan dans le sud du pays, en 1996. Aujourd’hui, le ministère de l’Agriculture et de la Pêche maritime en recense plus de 130. La plupart sont regroupées au sein de
groupements d’intérêt économique (GIE), qui permettent de constituer une force de négociation face au marché international et aux industriels. Bel exemple d’une économie solidaire moderne et M.M. dynamique. ●
Le Plus de J.A. Maroc
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Après un premier magasin à Casablanca, en 2012, d’autres viennent d’ouvrir, à Agadir, Mohammedia (photo) et Beni Mellal.
du soleil sur les rayons Pour barrer la route aux intermédiaires trop gourmands, l’état a créé son propre réseau de distribution. Avec en magasin 4 000 spécialités locales.
N
iché dans le centre-ville de Casablanca, derrière le boulevard des Forces-ArméesRoyales, le magasin solidaire de Maroc Taswiq est un paradis pour les amateurs de produits du terroir. Sur quelque 800 m2, la boutique propose tous les petits et grands trésors que le royaume compte en ce domaine : des grands classiques, comme l’huile d’olive, l’huile d’argan, les dattes et les amandes, aux spécialités moins connues, tels que le vinaigre de cidre de Tadla, les masques cosmétiques au cactus, le café à base de noyaux de dattes broyés… Soit 4 000 produits référencés, issus des 16 régions du pays et de 1 000 coopératives affiliées. « Il y a trois ans, Maroc Taswiq comptait à peine 20 coopératives, de seulement 3 régions, et seulement 37 références-produits »,
souligne Najib Mikou, directeur général de l’établissement. Ouvert en avril 2012, Maroc Taswiq s’est rapidement imposé en tant que premier vendeur des produits régionaux 100 % marocains. Il est même devenu l’un des principaux fournisseurs des établissements hôteliers et touristiques de la capitale économique. Un succès qui a poussé ses dirigeants à étendre l’expérience à d’autresvillesdupays.«Nousavonsrécemment ouvert trois magasins solidaires, à Agadir, Mohammedia et Beni Mellal, précise Najib Mikou. Et nous prévoyons de nous implanter dans d’autres villes. » Ces magasins ont été créés sous la houlette de l’Office de commercialisation et d’exportation (OCE) pour contrer les intermédiaires, notamment les grossistes, qui travaillent souvent dans le secteur informel. Ils restent les premiers bénéficiaires
de ce marché des produits régionaux, en pleine croissance, au détriment des producteurs, notamment ceux des provinces reculées. Maroc Taswiq ne se contente pas de ses propres structures de commercialisation. Il travaille en amont avec les petits et moyens agriculteurs et les coopératives (encadrement technique, contribution à la certification des productions selon les normes internationales, entrepôts frigorifiques, stations de stockage et de conditionnement…). En aval, il collabore avec le secteur privé pour étendre les circuits formels de vente. Il a déjà noué huit partenariats public-privé avec des distributeurs locaux et signé une convention de distribution avec Aswak Assalam, l’une des plus importantes chaînes de grande distribution du pays. cosmétiques. Les magasins soli-
daires de Maroc Taswiq ont également pris d’assaut le créneau du commerce électronique. « Pour toucher une plus vaste clientèle, explique Najib Mikou, et parce que l’e-commerce représente aujourd’hui un volume d’affaires de 400 milliards de dollars [environ 361 milliards d’euros] par an. Le Maroc veut aussi sa part du gâteau, en mettant en avant ses produits du terroir. » L’établissement a d’abord lancé la plateforme bladkhir. ma. Réservé aux consommateurs locaux, ce site propose 2 000 produits alimentaires et cosmétiques et assure la livraison à domicile dans toutes les régions du pays. Il a également créé deux plateformes destinées à la vente à l’étranger, cosmethicmaroc.com et authenticmaroc .com (disponibles en quatre langues, elles livrent des produits marocains dans 220 pays). Selon son directeur, Maroc Taswiq s’apprête à signer des conventions avec des géantsmondiauxdel’e-commerce,comme le chinois Alibaba et l’américain eBay. ● mehdi michBAL