JA3106 du 2 novembre 2021 Afrique Centrale

Page 1

CÔTE D’IVOIRE ABIDJAN 3.0

SPÉCIAL 25 PAGES

NO 3106 – NOVEMBRE 2021

MÉMOIRES DE BBY Autoportrait à l’encre verte

GOLFE MBZ, MBS, Tamim : la (nouvelle) guerre des trois

INTERVIEW MOHAMED BAZOUM «Les dirigeants maliens ont tout intérêt à nous écouter »

Les hommes de l’ombre de l’État hébreu en Afrique

3’:HIKLTD=[U\^U^:?n@b@a@q@a";

ISRAËL CONNECTION

M 01936 - 3106 - F: 7,90 E - RD

RENSEIGNEMENT, ÉCOUTES, DÉFENSE, BUSINESS…

JEUNE AFRIQUE MEDIA GROUPE

Algérie 420 DA • Allemagne 9 € • Belgique 9 € Burundi 25 000 BIF • Canada 12,99 $CAN • Espagne 9 € France 7,90 € • Grèce 9 € • DOM 9 € • Italie 9 € • Maroc 50 MAD Mauritanie 200 MRU • Pays-Bas 9,20 € • Portugal 9 € RD Congo 10 USD • Suisse 15 CHF • Tunisie 8 TDN TOM 1 000 XPF • Zone CFA 4 800 F CFA • ISSN 1950-1285

RD CONGO Pour qui votent les religieux ?

www.jeuneafrique.com


UNE RÉGION, SES DÉFIS

OBJECTIF AFRIQUE CENTRALE ÉCONOMI MIE

Des progrès à pas comptés ALAIN FAUJAS

Malgré une croissance fragile liée à quelques problèmes chroniques – intégration laborieuse, grandes disparités entre États membres, économies insuffisamment diversifiées –, les pays de la Cemac remontent la pente, lentement mais sûrement.

102

JEUNE AFRIQUE – N° 3106 – NOVEMBRE 2021


JEUNE AFRIQUE – N° 3106 – NOVEMBRE 2021

103

DANIEL RIFFET/PHOTONONSTOP/AFP

Site d’extraction de pétrole, le long du fleuve Ogooué, au Gabon.


OBJECTIF AFRIQUE CENTRALE

L

a Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) se redresse doucement. Le choc de la pandémie a été moins violent que celui qui a suivi l’effondrement des cours du pétrole et d’un certain nombre de matières premières à partir de 2014. Certes, ses six États membres ont connu une récession en 2020 (– 3,1 %, selon le FMI), mais la reprise est là, et 2021 devrait connaître une croissance de 2,6 %. La remontée des cours de l’or noir a permis d’engranger des recettes supplémentaires bienvenues et a contribué à améliorer les réserves régionales en devises, qui équivalent à quelque quatre mois d’importations, contre trois mois au plus fort de la crise sanitaire. Il semblerait que l’inflation doive demeurer audessous des 3 % annuels, malgré une poussée vraisemblable au début de 2022. Même dans le domaine de l’intégration régionale, la Cemac progresse à petits pas. Réputée être l’une des régions d’Afrique les moins intégrées, avec des échanges intracommunautaires rapportés à ses échanges totaux inférieurs à 4 % (moyenne continentale : 17 %), elle peut se féliciter d’avoir commencé à mettre en place un roaming sans frais depuis janvier. Cette avancée allégera considérablement le surcoût de ses communications transfrontalières, qui représente, selon l’Union africaine, 1,33 dollar en moyenne, contre 0,10 dollar en Afrique de l’Est.

Quelques nuages noirs

La première phase de la fusion des secteurs financiers de la Communauté a été réussie. Grâce aux investissements dans le secteur pétrolier, les États de la Cemac constituent la seule région d’Afrique à avoir vu progresser les investissements étrangers, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced). Ceux-ci sont passés de 7 milliards de dollars en 2019 à 7,3 milliards en 2020. Reste que la convergence des six économies laisse toujours à désirer et que la différence de développement et de richesse demeure considérable entre le pays le plus avantagé – le

104

JEUNE AFRIQUE – N° 3106 – NOVEMBRE 2021

Gabon – et le pays le moins avantagé – la République centrafricaine. La Banque mondiale (BM) appuie donc de tout son poids cette laborieuse intégration inachevée. D’abord en matière d’énergie. « Les pays de la Cemac réussiront leur transition énergétique ensemble ou pas du tout, prévient Abdoulaye Seck, directeur des opérations de la BM pour le Cameroun, le Gabon, le Congo, la Centrafrique et la Guinée équatoriale. En juin 2020, l’institution a approuvé un programme de 385 millions de dollars afin de connecter le nord du Cameroun et le Tchad, en déficit d’énergie électrique, avec les importantes capacités hydroélectriques du sud du Cameroun. »

Les six chefs d’État ont appelé leurs ministères à améliorer leur gouvernance et à développer en priorité le capital humain. L’interconnexion numérique est le deuxième souci de la BM. Pendant une dizaine d’années, l’institution a poussé le projet de dorsale de télécommunications Central African Backbone 4 de manière à fournir un accès à internet haut débit au plus grand nombre de personnes, et ce au plus faible coût. « Le 28 septembre, un programme de 100 millions de dollars a été signé pour accélérer au Cameroun la connexion numérique dans les zones les plus reculées du pays ainsi que dans le secteur agricole, ajoute Abdoulaye Seck. En juillet, Digital Gabon avait été épaulé par un programme de 68,5 millions de dollars pour son service d’identité numérique, dont dépendent aussi bien l’accès aux services publics que les passations de marché. » Sans parler de l’amélioration de la connectivité dans les corridors Douala-Bangui et Douala-N’Djamena. Flottent sur la Cemac quelques nuages noirs qui inquiètent le FMI. Sa croissance est insuffisante : selon le rapport de politique monétaire

publié le 1er octobre par la Banque des États de l’Afrique centrale (Beac), elle devrait demeurer inférieure de plusieurs points aux 5,6 % prévus pour sa sœur jumelle, l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa). Le recul de sa production pétrolière a fragilisé ses réserves, qui demeurent, en réalité, au-dessous de la barre minimale de trois mois d’importations si l’on prend en compte sa dette à l’égard du FMI. La transparence et la gouvernance des recettes pétrolières laissent toujours à désirer. Les négociations avec le suisse Glencore au sujet de la restructuration de leur dette ne se passent bien ni avec le Congo, dont plus de la moitié de la charge de la dette va à cette société suisse, ni avec le Tchad. Même si le gouvernement suisse exerce une forte pression en faveur de cette restructuration, qui conditionne l’accès de ces deux pays à des financements essentiels.

Réunion clé à Paris

La dette du Congo est, hélas, libellée en barils, ce qui le prive d’importantes recettes, notamment quand les cours du brut augmentent fortement, comme en ce moment. La Chine continue à refuser de publier certaines de ses créances sur la région, arguant que celles-ci ne sont pas des créances publiques mais privées et qu’elles échappent à tout contrôle. À cause de ces difficultés, le FMI a obtenu des six chefs d’État un sommet extraordinaire par visioconférence le 18 août, afin d’éviter que la Cemac ne connaisse de nouvelles difficultés avec son franc CFA, comme en 2017. Lors de ce sommet, ces dirigeants ont appelé de façon très ferme leurs ministères et leurs administrations à améliorer leur gouvernance, à diversifier leurs économies et à développer en priorité le capital humain. Réaffirmant leur volonté de jouer la carte de l’intégration régionale, ils ont confirmé les onze projets intégrateurs prioritaires, dont les financements ont été mobilisés avec succès lors de la table ronde de Paris, en novembre 2020 (lire encadré). Pour « impulser une nouvelle et forte dynamique à la stratégie régionale de redressement économique et financier », ils ont décidé d’adhérer


OBJECTIF AFRIQUE CENTRALE aux « programmes de deuxième génération » souhaités par le FMI, la BM et la BAD. Histoire de maîtriser les déficits budgétaires et commerciaux, donc l’endettement, et de rassurer les investisseurs, tout en faisant profiter les populations de services publics dignes de ce nom. Le Cameroun et le Gabon sont bien positionnés pour conclure ces nouveaux programmes. Leur extrême vulnérabilité devrait assurer à la Centrafrique et au Tchad de réussir vaille que vaille cet exercice avec la bienveillance des institutions multilatérales. En revanche, le Congo et la Guinée équatoriale, qui ont eu du mal à signer avec le FMI un premier programme, auront plus de difficultés à satisfaire à l’orthodoxie économique et financière qui leur sera demandée. La France a promis d’apporter une aide budgétaire aux pays qui signeront le nouveau programme voulu par le Fonds.

Une réunion de la Cemac, du FMI et de la France prévue cet automne à Paris assurera le suivi du sommet du mois d’août. Au menu, beaucoup de questions très techniques, comme la définition des prêts « non performants » – donc risqués –, qui représenteraient près d’un tiers de la totalité des prêts de la région. Il faudra aussi reconsidérer les avances de trésorerie consenties par la Beac aux six États. On parlera aussi de contenir l’hémorragie financière que représente un déficit courant régional qui se maintient à 4 %-5 % du produit intérieur brut, car cela réduit leurs capacités d’investissement et risque d’inquiéter les marchés et de provoquer une hausse des taux d’intérêt demandés aux six États. À Paris, on abordera également la question de la demande pressante adressée aux États par la Beac afin qu’ils rapatrient leurs recettes provenant des hydrocarbures. Ces États y

sont hostiles, notamment le Congo et le Gabon, car les sociétés pétrolières ont commencé à réduire leurs investissements pour signifier leur opposition à une telle décision. En fin de compte, l’indispensable accélération du développement de la Cemac dépend d’abord de l’augmentation de l’aide internationale nécessaire pour lui permettre de financer totalement ses projets « intégrateurs ». Les bailleurs de fonds devront suivre l’exemple de la BM (IDA, BIRD), qui a prévu de lui apporter, au cours des trois prochaines années, jusqu’à 5 milliards de dollars, dont 1,5 milliard sous forme de dons. Mais le succès de la Cemac dépend surtout du respect de ses promesses de réformes et de la réalisation des chantiers programmés. Car la région a souvent eu bien du mal à mettre en pratique des décisions solennellement actées par les sommets successifs de ses chefs d’État.

Onze chantiers intégrateurs Si l’Afrique centrale est considérée comme une région à la traîne en matière d’intégration, de nombreux projets visant à mieux relier ses villes et ses pays sont sur la table. Revue de détail.

L

e Programme économique et régional (PER) de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), adopté en 2011, vise à consolider et à achever l’intégration régionale. En 2019, compte tenu des crises financières et économiques, dans un contexte budgétaire contraint et en raison du lourd endettement de chacun de ses membres, les chefs d’État de la Cemac ont décidé de concentrer le volet « infrastructures » du PER sur onze projets intégrateurs prioritaires, dont le montant global est estimé à près de 4,1 milliards d’euros – pour lesquels ils ont mobilisé les bailleurs de fonds –, la réalisation de ces chantiers étant prévue sur cinq ans (2021-2025).

Ces projets sont les suivants :

– construction d’un pont sur le fleuve Ntem, facilitation du transport et amélioration de la sécurité routière sur la route transnationale Kribi-Campo-Bata, reliant le Cameroun à la Guinée équatoriale; – construction de la voie express Lolabé-Campo (40 km) entre le Cameroun et la Guinée équatoriale; – construction de la route Ndendé-Doussala (144 km) entre le Gabon et le Congo;

– construction de la route Kogo-Akurenam (sud-est de la Guinée équatoriale et Gabon); – corridor Brazzaville-Ouesso-Bangui-N’Djamena (Congo-Centrafrique-Tchad) ; – aménagement hydroélectrique du barrage de Chollet et lignes électriques Cameroun-Gabon-Congo-Centrafrique ; – interconnexion de réseaux électriques Cameroun-Tchad ; – interconnexion du Cameroun avec les autres pays de la Cemac par fibre optique; – construction du port sec de Beloko (corridor Douala-Bangui) ; – construction du port sec de Dolisie (corridor Gabon-Congo) ; – Université inter-États Cameroun-Congo (UIECC). Le financement de ces projets semble assuré par les 3,8 milliards d’euros qui ont été promis par la BDEAC, la BAD, SX Capital Holdings et la société scandinave CCA, ainsi que par l’entreprise chinoise Gezhouba pour l’aménagement du barrage de Chollet. Tous seront financés sous forme de prêts, à l’exception de l’UIECC, qui bénéficiera exclusivement de dons. A.F. JEUNE AFRIQUE – N° 3106 – NOVEMBRE 2021

105


L e c o e u r d e l ’A f r i q u e v o u s e s t o u v e r t

+24101445050

reservation@afrijet.com

www.flyafrijet.online


Cap vers un avenir durable Résolu à préserver le patrimoine naturel d’Afrique Centrale et sa forêt équatoriale, Afrijet fait le choix d’opérer les avions les plus écologiques du marché. Notre mission : apporter une réponse verte à vos besoins essentiels de déplacement. Réduction de la consommation de carburant de 20 à 30 %

@AFRIJET

flyafrijet.online

La plus faible émission de CO2 parmi les avions commerciaux

afrijet-business-service


OBJECTIF AFRIQUE CENTRALE

STRATÉGIE

Rigobert Roger Andély Ministre congolais des Finances, du Budget et du Portefeuille public

« Il faut savoir dépasser les contingences politiques » L’ancien vice-gouverneur de la Beac avance ses solutions pour renforcer la résilience économique des États membres de la Cemac.

OLIVIER CASLIN

R

igobert Roger Andély a retrouvé en mai le fauteuil de ministre congolais des Finances et du Budget qu’il avait déjà occupé de 2002 à 2005. À 68 ans, il ressort donc « le Bic rouge » qui lui avait valu son surnom à l’époque. Réputé pour sa rigueur, le grand argentier congolais, également passé par le FMI et la Banque des États de l’Afrique centrale (Beac) durant sa carrière, connaît sur le bout des doigts les grands dossiers qui s’imposent aujourd’hui aux économies des pays d’Afrique centrale. Jeune Afrique : Comment définiriez-vous l’état des économies d’Afrique centrale actuellement ? Rigobert Roger Andély : Comme toutes les économies du monde, elles ont été atteintes de plein fouet par la pandémie de Covid-19, avec une récession très forte dans la zone. La plupart de nos six pays retrouvent aujourd’hui la croissance, mais il va nous falloir du temps pour retrouver certains grands équilibres. Que pensez-vous des initiatives prises par la Beac dans ce contexte de crise ?

108

JEUNE AFRIQUE – N° 3106 – NOVEMBRE 2021

Elle a beaucoup fait. Trop, même, d’après les experts de certaines grandes institutions internationales. Elle a exactement agi comme l’avaient fait avant elle les banques centrales américaine et européenne en injectant notamment des liquidités sur le marché, plus de 200 milliards de F CFA [environ 305 millions

auprès des banques, et, si elle ne l’avait pas fait, beaucoup seraient aujourd’hui en grande difficulté. Pour toutes ces raisons, je pense qu’elle a très bien joué son rôle, comme l’ont fait les autres banques centrales.

Nos pays ont pris conscience de leurs fragilités, de leurs insuffisances, et c’est déjà un grand pas.

Et le FMI ? Il est incontournable dans le sens où il pousse les pays à assainir leurs pratiques. Passer sous ses fourches caudines est délicat, et pour l’éviter il n’existe pas d’autres moyens que de bien gérer. Il faut une vraie crédibilité pour pouvoir aller sur les marchés financiers, comme ont très bien su le faire le Ghana et, plus récemment, la Côte d’Ivoire, le Bénin ou le Cameroun.

d’euros]. Elle vient récemment de prendre une décision très importante, en repoussant les échéances des créances qu’elle détient auprès de nos pays et que nous devions commencer à rembourser en 2022. Elle accorde ainsi un véritable ballon d’oxygène aux économies de la région, pouvant aller de 25 à 100 milliards de F CFA en fonction des pays. La Beac est également intervenue

Justement le Cameroun, pourquoi fait-il figure de bon élève économique dans la sous-région ? Le pays connaît des succès, en effet, notamment en matière de mobilisation de la ressource interne, qui est de mon point de vue un exemple à suivre. Le Cameroun est surtout très avancé en matière de diversification, qui est un impératif pour tous les pays de la zone. Nous devons profiter des marges de


OBJECTIF AFRIQUE CENTRALE

MINISTÈ RE DES FINANCES

Passé par la Banque sino-congolaise pour l’Afrique (BSCA) et par l’Autorité de régulation des marchés publics (ARMP), Rigobert Roger Andély, a retrouvé le ministère des Finances en 2021.

manœuvre apportées par les hydrocarbures pour sortir du tout-pétrole qui caractérise encore trop nos économies. C’est exactement dans ce sens que vont les conclusions du Sommet extraordinaire des chefs d’État de la Cemac, organisé le 18 août à Yaoundé. Cet événement a montré que nos pays avaient pris conscience de leurs fragilités, de leurs insuffisances, et c’est déjà un grand pas. Il reste encore à mettre en application les décisions prises, notamment concernant cette nécessaire diversification. Certaines solutions, destinées à renforcer la résilience économique de l’Afrique centrale, sont identifiées depuis longtemps en matière de gouvernance financière, de diversification ou d’intégration régionale. Pourquoi est-ce si difficile de les mettre en œuvre ? C’est pourtant exactement ce que nous comptons faire ! Mais il faut pour cela savoir parfois dépasser certaines contingences politiques. Quand elles pensent prendre le pas sur l’économie, cette dernière prend in fine sa revanche. Nos schémas de financement étaient fondés sur

l’endettement de l’État, à coups de milliards… C’est fini, nous avons changé de paradigme. Nous cherchons, par exemple au Congo, à faire venir les investissements directs étrangers (IDE) pour financer nos projets sans creuser la dette, dans l’agriculture et la foresterie, le pétrole et le gaz, les mines, le tourisme. À nous de faire notre marketing auprès des investisseurs. En quoi l’intégration régionale peut-elle être facteur de changement au sein de la Cemac, où les économies sont perçues comme plutôt similaires ? C’est la véritable solution, car elle permet de véritables économies d’échelle, très importantes notamment pour le développement du secteur privé dans les différents pays de la zone, quel que soit leur état de développement. J’ai moi-même fait une grande partie de ma carrière au sein d’institutions vouées à l’intégration, je ne peux donc qu’y croire. De par mes fonctions, je continue à travailler en direction des marchés financiers, à contribuer aux programmes de convergence qui doivent gommer certaines disparités. C’est la voie qu’il faut suivre.

J’ajouterai que ce que l’on appelle la pression par les pairs joue également beaucoup comme facteur de changement. Quand nous nous retrouvons entre nous, les six ministres des Finances de la Cemac, comme cela a été le cas à Yaoundé, mieux vaut respecter ses engagements, sinon une pression peut s’exercer, celle des pairs, qui, qu’on le veuille ou non, contraint à respecter une certaine discipline. Que représente l’arrivée annoncée de la Zlecaf pour la sous-région ? C’est vraiment un challenge et une chance. Un challenge, car chacun doit installer ses structures pour pouvoir mettre son économie à niveau en matière de normes, de qualité. Il ne s’agit pas de produire mais de vendre sur un vaste marché ouvert et concurrentiel. C’est une chance pour une entreprise de se lancer sur un marché qui a le potentiel d’assurer sa réussite. La Cemac s’y prépare, et c’est une priorité de la Commission qui a depuis longtemps demandé à ses membres d’entreprendre les changements nécessaires pour s’intégrer au mieux dans cette future zone de libre-échange continentale. JEUNE AFRIQUE – N° 3106 – NOVEMBRE 2021

109


OBJECTIF AFRIQUE CENTRALE

DIVERSIFICATION

Des patrons à la relance Si le manque d’intégration régionale a toujours été l’un des handicaps de l’Afrique centrale, le fait de trop se concentrer sur quelques secteurs d’activité en est un autre. Focus sur deux chefs d’entreprise qui tentent d’innover et de changer la donne.

ESTELLE MAUSSION ET FRANÇOIS-XAVIER FRELAND

TCHAD

AWATIF BAROUD

« Je fais fondre les douilles d’obus en bronze pour fabriquer les boucles et ornements de mes sacs à main, etc. Je fais d’un objet horrible qui massacre l’humanité un objet d’art et de bonheur. » En quelques mots, Awatif Baroud résume son état d’esprit. Cette fille d’un ancien ministre de la Justice, qui a longtemps fui la guerre et la dictature Habré avec sa mère, a le sens des valeurs, de l’égalité et de la justice inscrit dans son ADN. À travers son entreprise Bet Mama – « la maison de maman » –, créée en 2016, Awatif Baroud emploie plus de dix mères célibataires, veuves et femmes battues. « Je les sors de la misère pour tenter de leur donner une deuxième chance et leur permettre de reprendre confiance en elles. » Bet Mama comprend trois secteurs d’activité, tournés vers les femmes et les enfants : la maroquinerie, la cosmétique et l’agroalimentaire. Le chiffre d’affaires avoisine les 35 millions d’euros par an. Diplômée de langue française à l’Alliance française de Paris, titulaire d’un BTS en gestion de petites et moyennes entreprises obtenu à l’Infac, à Bruxelles (1994), Awatif Baroud a d’abord fait carrière dans le secteur

110

JEUNE AFRIQUE – N° 3106 – NOVEMBRE 2021

JEAN-MARC PAU POUR JA

ENTREPRENEUSE ENGAGÉE

pétrolier pendant quatorze ans chez Esso, avant de réaliser son rêve. « Je ne voulais pas travailler toute ma vie dans un bureau. Je voulais tirer mon pays vers le haut en fabriquant du 100 % tchadien et lutter contre la pauvreté. »

À 12 ans, exilée en Libye pendant la guerre, elle dessine des sacs après l’école et aide surtout le week-end sa maman, professeure d’arabe et naturopathe à ses heures. « Je la regardais faire ses concoctions de


OBJECTIF AFRIQUE CENTRALE

plantes traditionnelles à la maison, qu’elle revendait ensuite à ses amis pour arrondir les fins de mois difficiles. Elle faisait des pommades à base de cire, des huiles de massage de sésame, du gommage à base de sorgho, autant de recettes que j’ai intégrées dans ma gamme de cosmétique 100 % bio. » Depuis 2019, l’entreprise Bet Mama produit aussi des sirops à base des fruits de la brousse : baobab, tamarin

et savonnier. Toujours dans cette logique de faire le bien autour d’elle, Awatif Baroud a créé une gamme de thés et de tisanes thérapeutiques. « Nous mélangeons le thé vert aux plantes médicinales du désert, comme l’armoise, de la famille de l’artemisia, remède très efficace contre le paludisme et même, assurent certains, contre le Covid-19. » À 51 ans, Awatif Baroud est l’une des femmes d’entreprises les plus en vue du Tchad

et de la sous-région, lauréate du prix Miva (Marché ivoirien de l’artisanat) en 2016. Ses produits sont distribués dans tous les supermarchés, les hôtels de luxe, mais aussi dans les stations-service de N’Djamena et de la sous-région. Enfin, pour ne rien perdre de ses idéaux, Awatif Baroud est très engagée, à travers ses produits naturels, contre la dépigmentation et l’importation des produits chimiques au Tchad.

ANGOLA

SUR LA VOIE DE LA TRANSFORMATION AGRICOLE Un projet à 350 millions d’euros devant créer 1 000 emplois. C’est ce qu’a lancé en juillet le groupe familial Carrinho, dirigé depuis 2004 par Nelson Carrinho, l’un des fils de la fondatrice, Dona Leonor. Comprenant notamment une raffinerie de sucre et une huilerie, ce projet intègre un parc industriel inauguré en 2019. Il compte 17 unités de fabrication de produits agricoles et alimentaires (riz, blé, maïs, gâteaux, pâtes), de produits d’hygiène (savon) et d’emballages. Ce complexe, représentant un investissement de 600 millions d’euros, doit permettre au groupe originaire de Lobito, une ville du sud du pays, de passer du statut d’importateur à celui de producteur et transformateur. Tout un symbole en Angola, pays au fort potentiel agricole (4e producteur mondial de café dans les années 1970), mais qui peine à diversifier une économie centrée sur l’exploitation de pétrole – qui assure près de 90 % des recettes d’exportation. C’est pourquoi les initiatives de Nelson Carrinho, aux manettes avec son frère Rui, bénéficient du soutien de l’exécutif : après avoir assisté à l’inauguration du parc industriel en 2019, le président João Lourenço a donné son accord à l’octroi d’une garantie souveraine pour faciliter le financement (notamment via Deutsche Bank) du projet annoncé cette année. Des pratiques, ont fait

remarquer certains, que l’on pensait révolues depuis le départ de l’ancien président José Eduardo dos Santos. Balayant les critiques, le groupe Carrinho, qui revendique 3 500 salariés mais ne communique pas de résultats financiers, explique avoir su traverser de multiples épreuves

depuis sa création, en 1993, en pleine guerre civile. Après des débuts comme restaurateur pour des sociétés, dont la compagnie pétrolière Sonangol et le brésilien Odebrecht, il est devenu fournisseur du ministère de l’Intérieur et de l’armée, tout en développant des activités d’importation et de transport de marchandises ainsi qu’une chaîne de supermarchés (Bem Barato, « bon marché »). Autant dire que ce nouveau défi industriel ne lui fait pas peur.

JEAN-MARC PAU POUR JA

NELSON CARRINHO

JEUNE AFRIQUE – N° 3106 – NOVEMBRE 2021

111


OBJECTIF AFRIQUE CENTRALE

INFRASTRUCTURES

Brazzaville-Kinshasa, un pont nommé désir Symbole fort de l’intégration régionale, le projet de pont entre les deux capitales les plus proches du monde n’en finit plus d’être repoussé. Pourtant, des deux côtés du fleuve et au-delà, les avantages d’un tel ouvrage sont bien connus.

MURIEL DEVEY MALU-MALU

A

près des années de discussions, la RD Congo et le Congo s’étaient enfin mis d’accord. Et tous, ou presque, de se réjouir à l’idée de voir se réaliser enfin un grand rêve : un pont au-dessus du fleuve Congo, entre les deux capitales les plus rapprochées du monde, doté d’une voie ferrée, d’une route à double ligne, de passages piétons et d’un poste de contrôle frontalier sur chaque rive. Mais la pandémie de Covid-19 a joué les trouble-fête, obligeant à reporter la table ronde des partenaires techniques et financiers du projet prévue en mars 2020 à Brazzaville, pour un démarrage des travaux en 2021 et une inauguration en 2023. Dès le départ, le Congo s’est félicité de ce projet intégrateur qui allait faire du pays et de sa capitale une plaque tournante sur la tra safricaine n o 3 (Tripoli-Brazzaville-Le Cap) et le corridor 13 entre PointeNoire, Bangui et N’Djamena. Côté Kinshasa, les réticences émanent surtout de notables et d’élus du Kongo-Central qui craignent que le projet ne signe le déclin de leur province et du port de Matadi. Pour les autorités de RD Congo, il n’y a pas de problème, d’autant que celles-ci ont

112

JEUNE AFRIQUE – N° 3106 – NOVEMBRE 2021

obtenu le prolongement du chemin de fer entre Kinshasa et Ilebo, port situé sur la rivière Kasaï, dans la province du Kasaï, et terminus de la voie ferrée qui mène à Lubumbashi. Ce qui permettra de relier les réseaux ferrés sud et ouest et d’accroître le trafic ferroviaire sur son corridor vers l’océan Atlantique.

4 millions de passagers par an

Reste à passer à l’acte, en réunissant d’abord la table ronde, sous la conduite de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (Ceeac), pour compléter les contributions de la Banque africaine de développement et d’Africa50, le développeur principal. La première phase de réalisation de ce projet, structuré sous forme de partenariat public-privé, porte sur le pont à péage et sur la route jusqu’à Maloukou, côté Congo, et jusqu’à Maluku, côté RD Congo, les deux sites en amont des capitales, où seront établies des zones économiques spéciales (ZES). Soit un investissement de 413,7 millions d’euros. Le rail, dont le coût est plus élevé, ce sera pour plus tard. Aux

80 millions d’euros qu’ont nécessité les études, il faut ajouter 16,174 milliards d’euros pour la construction de la ligne de chemin de fer KinshasaIlebo, longue de près de 1000 km. Selon les estimations, le trafic, actuellement d’environ 750000 personnes et 340 000 tonnes de fret par an, passerait à plus de 4 millions de passagers et à 3 millions de tonnes de fret. Dans un premier temps, c’est le port en eau profonde de Pointe-Noire, par lequel transite une partie des marchandises destinées à Kinshasa, qui devrait profiter du projet. La donne changera inévitablement après la construction de celui de Banana, dont le concessionnaire sera prochainement connu. À moyen terme, les zones situées entre le pont et chacune des capitales devraient voir émerger de nouvelles activités, notamment commerciales et de transport de passagers (bus, taxi). Le trafic fluvial entre les deux ports devrait être maintenu. Une aubaine pour ceux qui souhaitent passer rapidement d’un centre-ville à l’autre, pourvu que taxes et contrôles fantaisistes disparaissent à jamais.



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.