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MARS 2022
NO 3110 – MARS 2022
NGOZI OKONJOIWEALA « L’essor de l’Afrique ? Ce n’est pas un mythe » MAROC Akhannouch va-t-il enfin passer à l’action ? 14 PAGES
MALI-RUSSIE L’armée des ombres RD CONGO KABILA La vie après le pouvoir
JEUNE AFRIQUE N O 3 1 1 0
UNE HYPOCRISIE FRANÇAISE
Alors que le débat sur l’immigration est imposé par certains dans la campagne pour la présidentielle d’avril, notre dossier spécial dresse un état des lieux inédit. Quelle est la réelle représentativité de la diaspora africaine? La situation s’améliore-t-elle?Commentlescandidatss’adressent-ilsàcepotentielélectorat? Spécial 20 pages
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DIVERSITÉ
UN PAYS, SES DÉFIS
OBJECTIF MAROC
FADEL SENNA/AFP
Le patron du RNI, à Rabat, le 9 septembre 2021, au lendemain de la victoire de son parti aux élections législatives et locales.
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JEUNE AFRIQUE – N° 3110 – MARS 2022
POLITIQUE
Akhannouch va-t-il enfin passer à l’action ?
Depuis sa nomination, le 7 octobre, la nouvelle coalition gouvernementale s’est concentrée sur la gestion des crises liées à la pandémie et à la sécheresse. Mais au-delà des plans d’urgence, les Marocains attendent des mesures fortes permettant de renouer avec la croissance et d’engager les profondes réformes annoncées.
FADWA ISLAH, SOUFIANE KHABBACHI ET NINA KOZLOWSKI
«
M
itigé », « décevant », « faible »… Dans les médias, au sein de la sphère politique comme du patronat, les adjectifs employés pour qualifier le résultat des six premiers mois d’exercice du gouvernement Akhannouch sont loin d’être élogieux. En dehors de quelques rares décisions que l’on peut considérer comme positives, parmi lesquelles le plan d’aide au secteur du tourisme et les décrets relatifs à l’élargissement de la couverture sociale, les questions de fond n’ont pas été abordées. Un air de déception flotte chez les citoyens marocains, qui se montrent sévères à l’égard des membres du gouvernement. Une déception d’autant plus marquée que le Rassemblement national des indépendants (RNI), le parti de Aziz Akhannouch, avait fait campagne avec un programme très prometteur, où il s’engageait à sortir le pays de sa torpeur pour lui faire prendre le grand train de la croissance économique et du développement humain. Or, jusqu’à présent, le gouvernement ne s’est fendu que de quelques « mesurettes », tels le programme Awrach – censé créer
250 000 emplois sur deux ans – et les accords sociaux avec les syndicats d’enseignants, mais il ne s’est pas attelé aux problématiques structurelles.
Relance L’État met les moyens
Contexte difficile
A
Certes, les six premiers mois d’exercice du gouvernement Akhannouch se sont déroulés dans un contexte difficile. En plus de la crise sanitaire, qui a, entre autres, contraint le royaume à fermer ses frontières le 29 novembre 2021 pour ne les rouvrir que le 7 février 2022, le pays est confronté à la sécheresse la plus sévère qu’il ait connue depuis 1989. Mais au-delà de cette gestion de crises, l’équipe de Aziz Akhannouch va devoir avancer rapidement sur les dossiers que les Marocains considèrent comme prioritaires : relance de l’économie, création du fameux million d’emplois promis, redécollage du secteur touristique, réforme en profondeur de l’éducation nationale et refonte du système de santé. Cinq chantiers majeurs sur lesquels le gouvernement va, aussi, devoir prendre la parole et communiquer plus d’éléments concernant sa stratégie afin de rassurer les citoyens sur sa capacité à prendre en charge leurs besoins.
près avoir essuyé, comme beaucoup de ses partenaires, une récession de près de 7 % en 2020, le PIB marocain a renoué avec une croissance positive de 6,3 % en 2021, l’un des taux les plus élevés de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord. Pourtant, les résultats tout aussi encourageants qui étaient prévus pour 2022 ont été revus à la baisse, à + 3 %, à la suite des mesures prises à la fin de novembre 2021 pour lutter contre la propagation du variant Omicron. La dette extérieure publique a par ailleurs atteint 376,5 milliards de dirhams (35,23 milliards d’euros), soit près de 34 % du PIB. Le projet de loi de finances 2022 adopté en décembre 2021 prévoit un investissement public de 245 milliards de dirhams. « Un montant record, crucial pour remettre en marche l’économie », comme l’a souligné Nadia Fettah Alaoui, la ministre de l’Économie et des Finances, qui doit donner au pays les moyens de redresser la barre. JEUNE AFRIQUE – N° 3110 – MARS 2022
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La réouverture des frontières, le 7 février, marque le début de la reprise d’une activité économique, mise pendant des mois sous perfusion grâce à des aides et subventions diverses. La crise sanitaire a été l’occasion pour certains acteurs de plaider en faveur d’un « made in Morocco ». L’ancien ministre de l’Industrie, Moulay Hafid Elalamy, avait d’ailleurs lancé plusieurs appels d’offres pour créer des unités industrielles permettant au pays de réduire sa dépendance aux importations dans plusieurs filières. Rabat entend également tirer profit de la volonté de plusieurs pays européens de relocaliser leurs productions « aux portes de l’Union européenne » pour être moins dépendants de la Chine. Enfin, l’un des grands défis du royaume est de repenser ses modèles économique et social afin de pouvoir assurer la mise en place du Nouveau modèle de développement (NMD) voulu par Mohammed VI, et celle de la généralisation de la protection sociale.
FADEL SENNA / AFP
OBJECTIF MAROC
Programmation de cartes électroniques au sein d’une unité de production de respirateurs, à Nouaceur.
Emploi Un plan temporaire
A
u Maroc, le taux de chômage, selon le Haut-Commissariat au Plan, est passé de 9,2 % à la fin de 2019, juste avant la crise sanitaire, à 11,9 % en 2020 et à 12,3 % à la fin de 2021, soit un total de 1,5 million de chômeurs (en hausse de 5 % comparé à 2020). Pourtant 640 000 emplois ont été créés en 2021, signe d’une amorce de la reprise dans plusieurs secteurs, notamment l’industrie… Mais 495 000 de ces emplois sont considérés comme des « sous-emplois », le nombre d’heures tra vaillées n’étant pas assez élevé. Le fléau du chômage et du sous-emploi touche particulièrement les jeunes : en milieu urbain, 47,2 % des 15-24 ans et 28,3 % des 25-34 ans sont au chômage. Par ailleurs, entre 270 000 et 300 000 nouveaux demandeurs d’emploi arrivent chaque année sur le marché du travail. Au cours de la
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campagne électorale, le RNI a fait de l’emploi l’un de ses chevaux de bataille et s’est engagé à créer 1 million d’emplois sur cinq ans. Le 12 janvier, le chef du gouvernement a finalement lancé « Awrach » un programme moins ambitieux – « préparé en deux mois », selon une source gouvernementale –, qui vise la création de 250 000 emplois temporaires, dans tout le pays, en 2022 et en 2023. Le tout doté une d’enveloppe de 2,5 milliards de dirhams (environ 235 millions d’euros).
Des limites à l’exercice
En clair : 80 % de ces nouveaux emplois concerneront des chantiers publics temporaires censés être lancés progressivement tout au long de l’année en cours, pour une durée de six mois. Les 20 % restants seront créés dans le domaine de « l’inclusion durable » (prise en charge des
personnes âgées, alphabétisation, services scolaires ou paramédicaux, etc.) dans les régions déficitaires, pour une durée de deux ans. L’État ne prévoit aucun contrat de travail, mais une rémunération au moins égale au salaire minimum interprofessionnel garanti (smig) et une couverture sociale. L’idée est intéressante sur le papier, mais elle ne résout pas les problèmes structurels du chômage. Par ailleurs, l’Observatoire de l’action gouvernementale (OAG) pointe déjà plusieurs limites à l’exercice : des procédures d’accès au programme complexes ou trop bureaucratiques, l’exploitation partisane et politique de ce programme (proposé par une coalition gouvernementale majoritaire), qui pourrait favoriser des régions, des organismes de la société civile ou des demandeurs d’emploi plutôt que d’autres.
OBJECTIF MAROC
Tourisme Redécollage imminent
L
en 2021 (avec une augmentation de 223,3 % des recettes touristiques d’octobre 2020 à octobre 2021)… avant que le variant Omicron pousse les autorités à fermer à nouveau les frontières, le 29 novembre. Dans un pays où l’économie de certaines villes, comme Marrakech, dépend presque exclusivement du tourisme, la politique de prévention des autorités s’est transformée en cauchemar pour les professionnels du secteur, qui ont manifesté à plusieurs reprises contre les décisions du gouvernement et réclamé un « plan Marshall ». Le 14 janvier, le gouvernement a fini par adopter un plan d’urgence d’un montant de 2 milliards de dirhams en faveur du secteur. Celui-ci comprend, entre autres, un allongement du versement de l’indemnité forfaitaire de 2000 dirhams
Pour les villes dont l’économie dépend presque exclusivement du secteur, la politique de prévention a pris des allures de cauchemar. aux professionnels de voir le Maroc maintenir son rang de première destination touristique du continent… Et aux plus fragilisés du secteur de pouvoir redémarrer leur activité. La saison 2022 sera décisive.
MOSA’AB ELSHAMY/AP/SIPA
e Maroc va-t-il enfin sortir de son isolement ? À la fin de janvier, l’annonce de la réouverture des frontières le 7 février a été comme une lueur au bout du tunnel pour les opérateurs du secteur touristique. Qu’il s’agisse des restaurateurs, des hôteliers, mais aussi de tous les métiers qui en dépendent, y compris ceux de l’économie informelle qui gravitent autour, de nombreux Marocains ont subi de plein fouet les conséquences des mesures drastiques prises par le royaume : depuis le début de la pandémie, les recettes liées au tourisme ont diminué de 69 %, avec des pertes évaluées à 82 milliards de dirhams (7,8 milliards d’euros), selon l’Office marocain des changes. Le secteur, qui représentait 11 % du PIB et 5 % des emplois du pays en 2019, a connu une légère reprise
pendant le premier trimestre de 2022, un report des échéances bancaires et une prise en charge par l’État de la taxe professionnelle de 2020 et de 2021 des hôteliers. Ce dispositif et la réouverture des frontières le 7 février ont mis fin au climat d’incertitude et redonnent espoir
À l’aéroport de Rabat, le 29 novembre 2021, alors que le Maroc annonçait la fermeture de ses frontières pour contrer la propagation du variant Omicron. JEUNE AFRIQUE – N° 3110 – MARS 2022
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MOSA’AB ELSHAMY/AP/SIPA
OBJECTIF MAROC
Éducation Session de rattrapage
L
es performances des élèves marocains en mathématiques, qui leur permettent d’intégrer massivement et depuis de nombreuses années de grandes écoles d’ingénieurs, ne sauraient masquer les difficultés structurelles auxquelles le Maroc est confronté en matière d’éducation, partie intégrante du Nouveau Modèle de développement, qui préconise une réforme profonde et globale du secteur. Un rapport publié en 2019 par le Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique a mis en évidence les carences du système éducatif du royaume. Il a démontré, entre autres, qu’il existait une énorme différence de niveau entre les élèves des établissements publics et ceux des établissements privés dans la maîtrise des programmes d’arabe, de français et
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Une classe du secondaire le jour de la rentrée scolaire, à Rabat, le 1er octobre dernier.
de mathématiques, les performances des premiers étant nettement moins bonnes que celles des seconds. Lors de son intervention devant le Parlement, le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Chakib Benmoussa (qui présidait la commission spéciale chargée de réfléchir au Nouveau Modèle de développement) n’y est pas allé par quatre chemins pour parler de l’état du système éducatif, qu’il a qualifié de « douloureux ». Dès le lendemain de sa nomination, il a d’ailleurs dû affronter la fronde organisée par la Coordination nationale des enseignants contractuels, lesquels représentent un tiers des effectifs de la profession et réclament leur intégration à la fonction publique depuis des années. Le 18 janvier, le ministère a signé un accord avec plusieurs syndicats, qui
prévoit la révision du statut actuel des fonctionnaires rattachés à l’Éducation nationale par la création d’un nouveau statut qui devrait unifier
Un rapport publié en 2019 souligne une énorme différence de niveau entre les élèves scolarisés dans le public et ceux du privé. l’ensemble des catégories du système éducatif. Les prochains mois seront déterminants pour l’avenir des élèves, des étudiants et des enseignants.
OBJECTIF MAROC
Santé Du bon usage de la pandémie
«
N
ous avons réussi à éviter deux vagues de contaminations », soulignait Khalid Aït Taleb, le ministre de la Santé, dans une interview accordée à Jeune Afrique le 13 janvier. Alors que plusieurs pays faisaient face à une cinquième vague de Covid-19, le royaume n’en était qu’à sa troisième. Sa gestion de la pandémie a d’ailleurs été régulièrement saluée. Il est l’un des rares pays à avoir été capables de produire des masques dès le début de la pandémie. Il a aussi su faire preuve d’anticipation quant à la disponibilité des vaccins en établissant très tôt plusieurs accords de partenariats pour diversifier les approvisionnements et limiter les risques de pénurie. Le pays a également réussi ses campagnes de tests et de vaccination (gestion de stock, acheminement
sont en cours, à commencer par la celle de l’assurance maladie obligatoire (AMO), en vigueur depuis le 1er janvier de cette année, qui va progressivement être étendue à 22 millions de personnes supplémentaires d’ici à la fin de l’année.
du vaccin, chaîne de froid, mobilisation des populations…) et a su profiter des périodes d’accalmie pour investir massivement dans ses infrastructures
Le pays a investi massivement dans ses infrastructures hospitalières, mais le manque de moyens reste criant.
Les travers du système
Par ailleurs, si l’hôpital public a fait la démonstration de sa résilience face à la pandémie, ce qui lui a permis de ne jamais se retrouver saturé, les travers du système de santé restent criants, entre déficit d’infrastructures, manque de moyens humains, insuffisance des équipements, disparités territoriales, etc. Aussi la réforme globale du secteur qui était envisagée à la fin de 2019, avant le début de la crise sanitaire, va-t-elle devoir prendre corps.
hospitalières – la capacité en lits de réanimation, par exemple, est passée de 685 à 5258 unités. Au-delà de la gestion de la crise sanitaire, d’importantes réformes
COMMUNIQUÉ
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« Les Data Centers sont un levier de croissance des entreprises » Étant l’opérateur leader des centres de données aux Maroc, quelbilan faites-vous du secteur au niveau national ? Le secteur a connu un grand essor ces dernières années. C’est la conséquence de la dynamique économique positive qu’a connu notre pays durant les dix dernières années et de l’externalisation croissante des services informatiques par les entreprises marocaines. Nous constatons aujourd’hui une maturité croissante au niveau de la DSI marocaine qui a su tirer avantage des instruments de digitalisation qui lui ont été proposés - que ce soit le Data Center en lui-même ou le Cloud - pour se moderniser et monter en puissance.
Quelles sont les conditions de la réussite ? Les freins résident dans le coût élevé et la faible diversification des liaisons télécom. Ces deux phénomènes combinés créent un environnement qui rend difficile l'émergence de contenu local hébergé au Maroc, et n’encourage pas les fournisseurs de contenu internationaux à considérer le Maroc comme un potentiel régional.
Reda Ben Talha, directeur général adjoint de N+ONE Datacenters
Pour accompagner l’émergence du Maroc en tant que Hub Digital africain, il nous faut améliorer la diversification de l’interconnexion internationale, en favorisant la notion de Datacenter Neutre et de provider Wholesale.
Une stratégie d’adoption du Cloud first, pourrait grandement favoriser la demande interne, encourager le secteur de l’innovation et participer à la croissance.
OBJECTIF MAROC
PETIT ABÉCÉDAIRE DU POUVOIR
Mustapha Baïtas Issu d’une famille modeste d’une province du Sud, ce quadragénaire nommé ministre et porte-parole du gouvernement le 7 octobre 2021 a un parcours aussi riche qu’atypique. Retour sur une success-story à la marocaine en quelques mots-clés. A. Avocat
Amateur de joutes verbales, Mustapha Baïtas, 44 ans, est titulaire d’une licence en droit public et en sciences politiques de l’École nationale d’administration de Rabat. Il a obtenu son Certificat d’aptitude à l’exercice de la profession d’avocat (Capa) en 2019 et a aujourd’hui le statut d’avocat stagiaire. S’il le souhaite, il pourra de nouveau revêtir la robe noire après avoir quitté ses fonctions politiques.
B. Bras droit
Il a été très tôt repéré par le patron du Rassemblement national des indépendants (RNI), Aziz Akhannouch, qui le prend sous son aile au sein du parti et en fait son conseiller au ministère de l’Agriculture. Beaucoup le considèrent comme le poulain et le bras droit de Aziz Akhannouch au sein du RNI – ce qu’il conteste vigoureusement.
une bonne connaissance des problématiques de l’éducation et des difficultés rencontrées par les enseignants.
P. Porte-parole
Depuis sa nomination, au début d’octobre 2021, en tant que ministre délégué auprès du chef du gouvernement chargé des Relations avec le Parlement et porte-parole du gouvernement, Mustapha Baïtas est à l’aise face aux médias, avec lesquels s’est installé un respect mutuel. Son sens du relationnel est également apprécié au RNI, dont il a assuré la communication pendant la dernière campagne électorale. « Baïtas est un homme de compromis, qui sait gérer les équilibres avec tact. Il a su tisser de bonnes relations avec tout le monde au
sein du parti », confie un membre du bureau politique.
du parti, à Rabat, en 2016. Cette année-là, il est élu député, comme tête de liste nationale des jeunes, et sera réélu haut la main en 2021, cette fois dans sa circonscription de Sidi Ifni.
R. RNIste
On dit de Baïtas qu’il a le RNI chevillé au corps. Ce qu’il confirme. « Très jeune, j’ai choisi d’adhérer au RNI car j’ai été séduit par sa capacité à fédérer. C’était une décision à contre-courant de ce qui se passait dans la région de Sidi Ifni, alors dominée par les partis de gauche. » Engagé auprès de la jeunesse RNIste locale, il se présente à un scrutin pour la première fois aux élections communales de 2003, dans la bourgade de ses parents. Il gravit ensuite les échelons au sein du « parti de la colombe » : membre du conseil national depuis 2007, puis du bureau politique, il est nommé directeur du siège central
S. Simplicité
Né dans une famille modeste, Mustapha Baïtas est le sixième d’une fratrie de sept. Appliqué dans sa scolarité, il incarne à sa manière la réussite d’un ould chaab (« fils du peuple »), pur produit de l’école publique marocaine, sans réseau ni appui préalable. De ce parcours, il garde une simplicité qui le rend proche des militants et, en particulier, des jeunes de son parti, dont certains le considèrent « un peu comme le grand frère ».
T. Travail et terrain
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MAP
I. Instituteur
En 1997, un an après avoir obtenu son baccalauréat, Mustapha Baïtas devient instituteur dans une école primaire de sa région natale de Sidi Ifni. Un métier qu’il exerce pendant huit ans, tout en poursuivant ses études, ce qui lui permet d’acquérir
Désormais membre et porte-parole du gouvernement, Mustapha Baïtas n’en continue pas moins de multiplier les déplacements sur le terrain, aux quatre coins du pays. Résultat, il mène une vie presque ascétique. « Avec des journées qui commencent à l’aube et finissent à la tombée de la nuit, pas de place pour les loisirs ou les mondanités », dit-il. Fadwa Islah
OBJECTIF MAROC
INTERVIEW
David Goeury
Chercheur associé au Centre Jacques-Berque de Rabat et au laboratoire Médiations-Sciences des lieux, sciences des liens, de l’université Paris-Sorbonne
« La stratégie de la nouvelle majorité est de répondre très rapidement aux revendications » PROPOS RECUEILLIS PAR FADWA ISLAH
L
e s minis tre s communiquent-ils trop peu ? Alors que la plupart des analystes et acteurs de la vie politique s’impatientent devant la méthode du gouvernement Akhannouch, auquel ils reprochent ses trop nombreux silences, David Goeury estime que cette lecture est dépassée et qu’elle n’est partagée que par une petite minorité urbaine de l’axe Casablanca-Rabat. Chercheur associé au Centre Jacques-Berque de Rabat et à l’unité de recherche Médiations-Sciences des lieux, sciences de liens de l’université Paris-Sorbonne, membre du groupe de recherche marocain Tafra – qui vise entre autres à analyser les enjeux institutionnels et politiques du royaume –, il assure qu’« avec la régionalisation avancée les électeurs ne s’intéressent pas à la communication du gouvernement, mais aux actions menées au quotidien dans les territoires ». Selon lui, c’est ce qui a fait la différence lors des élections législatives et des scrutins communaux et régionaux du 8 septembre 2021.
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Bilan des six premiers mois du gouvernement Akhannouch, réformes, effervescence sociale, reconstruction de l’opposition… L’universitaire livre son analyse de la situation politique au sein du royaume.
Le PJD a passé dix années au pouvoir sans avoir réussi à imposer un réel projet de société. Jeune Afrique : Quel bilan tirez-vous des six premiers mois du gouvernement de Aziz Akhannouch? David Goeury : Les élections ont été remportées grâce à la mobilisation des électeurs ruraux, des artisans, des commerçants et des plus âgés. Le chef du gouvernement souhaite donc instaurer des réformes structurelles pour créer un État social au Maroc au profit de ces catégories. Mais ces réformes
sont complexes à mettre en place au moment où le Maroc dispose de ressources financières limitées et accuse un important déficit budgétaire et commercial. L’exécutif doit gérer l’inflation des prix des matières premières dans un contexte de reprise de l’épidémie de Covid-19, et ce alors que la saison agricole a été contrariée par une faible pluviométrie. Il a donc fait le choix de modérer la hausse des prix en travaillant directement avec les principaux réseaux de grossistes. Et a par ailleurs privilégié le lancement de réformes assurantielles, avec la généralisation de la couverture médicale, plutôt que de dispenser des aides sociales qui accentueraient potentiellement la tendance inflationniste. Certains leaders de l’opposition reprochent aux membres du gouvernement de trop peu communiquer et y voient même une forme d’arrogance… Le gouvernement actuel dispose d’une assise électorale plus forte que les précédents gouvernements. Le Rassemblement national
BRUNO LEVY POUR JA
OBJECTIF MAROC
Le 26 janvier, à l’Institut de géographie de l’université Panthéon-Sorbonne, à Paris.
des indépendants [RNI], le Parti Authenticité et Modernité [PAM] et l’Istiqlal [PI] ont mobilisé 4,8 millions de suffrages aux élections communales grâce au déploiement de réseaux politiques localisés. Aujourd’hui, ils s’appuient sur 21 769 élus communaux et 483 élus régionaux, soit environ 70 % des élus locaux marocains. Or, depuis 2015, dans le cadre de la régionalisation avancée, les collectivités territoriales jouent un rôle de premier plan dans le lancement des projets économiques, sociaux et culturels, au plus proche des citoyens. Grâce à ces relais territoriaux composés des élus locaux et des chambres professionnelles, la communication gouvernementale prend désormais une forme élargie : le gouvernement explique les grandes réformes administratives qui constituent le cadre institutionnel national (réforme de la justice, réforme de l’éducation nationale, dispositifs catégoriels, etc.), tandis que les collectivités territoriales déploient les politiques localisées de développement. De ce fait, les élus locaux communiquent
quotidiennement avec les citoyens sur le terrain, mais aussi à travers les réseaux sociaux et une nouvelle presse numérique localisée (à l’échelle d’une ville ou d’une région) très suivie par les habitants. Ils assurent par ailleurs un lien permanent entre les citoyens et le gouvernement, lequel s’incarne également dans les nombreuses visites ministérielles faites au niveau local autour de projets concrets. Malgré le nouveau cadre institutionnel, le PJD n’a pas réussi à mettre en place ce type de dynamique au cours des six dernières années et a été sanctionné par les électeurs urbains le 8 septembre dernier. Selon vous, la coalition RNI-PAMIstiqlal fonctionne-t-elle bien? Le choix de cette grande coalition s’est fait sur le principe d’une « interconnaissance » profonde entre les élus et les ministres des trois partis, qui partagent un même projet politique. Ils ont noué un pacte qui se décline à l’échelle des collectivités territoriales et des chambres professionnelles. Et ont mis fin aux coalitions
hétéroclites et déséquilibrées qui ont gouverné le Maroc depuis 1998. Cette stratégie vise à mettre en place de grandes réformes structurelles en profitant d’un alignement de l’ensemble des parties prenantes, tant politiques qu’économiques, et à toutes les échelles – nationale, régionale, provinciale et communale. S’ils sont aujourd’hui désunis, peut-on imaginer que les principaux partis de l’opposition – Parti du progrès et du socialisme (PPS), Parti socialiste unifié (PSU), Union socialiste des forces populaires (USFP) et PJD – trouvent un terrain d’entente? L’opposition doit dans un premier temps se réorganiser à l’échelle de chaque parti. L’USFP et le PPS, même s’ils ont renforcé leur groupe parlementaire, doivent chacun définir leur ligne politique pour les cinq années à venir dans un contexte de fortes tensions internes. Pour ce faire, le PPS doit tenir son congrès et désigner de nouveaux secrétaires généraux [l’USFP l’a fait le 29 janvier, reconduisant Driss JEUNE AFRIQUE – N° 3110 – MARS 2022
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OBJECTIF MAROC Lachgar en tant que premier secrétaire pour un troisième mandat]. L’Alliance de la fédération de gauche [AFG] et le PSU sont particulièrement affaiblis, avec un recul très fort de leur électorat urbain malgré une réforme électorale favorable. Enfin, le PJD doit totalement se reconstruire. Ses dix années passées à la tête du gouvernement sans avoir réussi à imposer un réel projet de société, cumulées à son échec à mettre en place un projet territorial à travers la construction d’une assise municipale réelle, l’obligent à se réinventer. Le PJD peut-il renaître de ses cendres ? Les militants historiques du PJD n’ont pas peur de devoir reconstruire le parti. Beaucoup d’entre eux ont préféré s’abstenir lors des élections de septembre 2021 pour être assurés de revenir à l’opposition plutôt que de devoir se compromettre dans une coalition qu’ils n’auraient pas dirigée. Ils sont prêts à se lancer dans un long processus de refondation. Il faut pour cela qu’ils renouent avec des logiques localisées permettant de maintenir un militantisme
au quotidien autour notamment des réseaux associatifs de prédication et de charité. Ces derniers mois, Abdelilah Benkirane multiplie de nouveau les sorties médiatiques. Peut-il revenir en force ? Cela fait plus d’un an qu’il occupe le devant de la scène médiatique via les réseaux sociaux. Ses positions extrêmement critiques sur les grandes réformes imposées au PJD lui ont permis de conserver une forte audience auprès des militants. Il apparaît donc comme une figure d’opposition de premier plan. Cependant, de nombreux militants du PJD s’interrogent aussi sur le futur et sur les propositions concrètes qui seraient à même de remobiliser cet électorat urbain qui a fait la force du parti. Lors des scrutins de septembre dernier, le bilan très modeste des présidents de commune PJD élus en 2015 a créé une forte déception auprès de ces citoyens qui avaient soutenu le parti aux législatives de 2016. Avec une opposition très affaiblie, le gouvernement ne risque-t-il pas de se retrouver dans une situation
« dangereuse », où les ministres nouvellement arrivés aux affaires se retrouveraient seuls nez à nez avec la rue? Les élections de 2021 attestent du très fort clivage entre les citoyens des grandes métropoles et le reste du corps électoral. Les citoyens des grandes villes se sont massivement abstenus, notamment à Casablanca. Ils sont particulièrement déçus par l’offre politique et ne se sont pas organisés autour de projets alternatifs. La question est de savoir si l’agrégation des mécontentements est à même de générer un mouvement social de grande envergure. Pour l’instant, le gouvernement et les élus locaux ont réussi à contenir les dynamiques de contestation, même dans des contextes très difficiles comme celui de Fnideq [région de Tanger-Tétouan-Al Hoceïma], à la suite de la fermeture de la frontière avec Ceuta. Sa stratégie est de répondre très rapidement aux revendications en mettant en place un mécanisme de dialogue qui mobilise les élus, les chambres professionnelles, les autorités locales et les ministères concernés autour de réponses concrètes.
Résultats des trois partis arrivés en tête aux scrutins du 8 septembre 2021 Régionales
Communales
Nombre d’élus (sur un total de 678)
Nombre d’élus (sur un total de 31 897)
120
200
6 210
14,05 %
100
6 000
4 000
5 600
8 000
9 959
26,39 %
10 000
18,34 %
60
16,80 %
80
150
18,38 %
100
27,62 %
Législatives Nombre d’élus (sur 395 sièges)
40 50
2 000
20 0
RNI
PAM
Istiqlal
270 élus, soit 68,35 % des sièges
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RNI
PAM
Istiqlal
483 élus, soit 71,24 % des élus régionaux
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RNI
PAM
Istiqlal
21 769 élus, soit 68,25 % des conseillers communaux
OBJECTIF MAROC
VIE DES PARTIS
L’opposition K.-O. debout Atomisés aux législatives de septembre, la gauche et le Parti de la justice et du développement, lequel n’a même plus de groupe parlementaire, peinent à exister face à la nouvelle coalition gouvernementale. Hormis médiatiquement et sur les réseaux sociaux.
MONTAGE JA : FADEL SENNA / AFP; SEBASTIAN CASTELIER/SIPA; ALEXANDRE DUPEYRON POUR JA
NINA KOZLOWSKI, À CASABLANCA
«
De g. à dr., Abdelilah Benkirane (PJD), Nabila Mounib (PSU) et Nabil Benabdellah (PPS).
L
a politique au Maroc ? Elle e s t mor te », constate le fondateur d’un mouvement politique pour les jeunes. La victoire du Rassemblement national des indépendants (RNI) lors des élections législatives du 8 septembre 2021 et la formation d’une coalition gouvernementale rassemblant les trois partis dits « d’administration » arrivés en tête – RNI, Parti Authenticité et Modernité (PAM) et Istiqlal (PI) – ont en tout cas, selon un élu de gauche, consacré le retour du « tout-technocratique » et
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JEUNE AFRIQUE – N° 3110 – MARS 2022
réduit « l’opposition politique institutionnelle à néant ». La coalition RNI-PAM-PI dispose d’une majorité confortable : 270 députés sur 395 à la Chambre des représentants, soit 68,35 % des sièges, contre 125 pour l’opposition. Sans compter que les 28 élus du Mouvement populaire (MP) et les 5 du Mouvement démocratique et social (MDS), « des alliés historiques du RNI, maugrée un député du Parti de la justice et du développement (PJD), se seraient retrouvés dans l’opposition pour permettre au “parti des indépendants” de
former une coalition forte. Ce ne sont donc pas des opposants ». Constat identique concernant les 18 sièges remportés par l’Union constitutionnelle (UC), qui s’est déjà alliée par le passé avec le RNI et avec lequel elle partage la même sensibilité – plutôt technocratique et libérale.
Des dizaines de milliers de vues
Après dix ans à la tête du gouvernement, le « parti de la lampe » n’a quant à lui pu grappiller que 13 sièges, soit 112 de moins que lors de la précédente législature. Pas même de quoi
OBJECTIF MAROC constituer un groupe parlementaire. Le Parti socialiste unifié (PSU) et l’Alliance de la fédération de gauche (AFG) n’ont remporté que 1 siège chacun. Au milieu de ce marasme, l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et le Parti du progrès et du socialisme (PPS) tirent leur épingle du jeu, avec respectivement 34 et 22 élus, mais ce sont des formations politiques usées par des décennies de politique politicienne et dont les secrétaires généraux sont contestés en interne. Le 19 janvier, à l’occasion des cent jours de son gouvernement, Aziz Akhannouch a donné une interview télévisée, la toute première depuis sa nomination. Interrogé sur la faiblesse de l’opposition, le chef du gouvernement s’est contenté de répondre : « Le peuple en a décidé ainsi. » Si, arithmétiquement, l’opposition institutionnelle s’est réduite comme peau de chagrin au sein du Parlement, elle conserve une audience dans les médias et sur les réseaux sociaux. Abdelilah Benkirane, leader historique du PJD, comptabilise des dizaines de milliers de vues à chacun de ses « live Facebook », tous plus véhéments les uns que les autres à l’égard du gouvernement et de Aziz Akhannouch, même s’ils se font plus rares depuis qu’il a repris la tête de son parti, à la fin d’octobre 2021.
Colère latente
Du côté de la gauche, Nabila Mounib (PSU) et Nabil Benabdellah (PPS) montent régulièrement au créneau et ne mâchent pas leurs mots à l’endroit du gouvernement. Mais, sur le plan politique, leur capacité d’action semble insignifiante. « Les défis sont énormes. Sur le terrain, le PJD suscite un fort rejet des citoyens, c’est un parti qui a été usé par le pouvoir et qui s’est consumé, analyse un élu de Rabat. Benkirane veut ressouder sa formation, mais les “islamistes” doivent se réinventer. Or ils sont en proie à de profondes luttes intestines. A priori, leur affaiblissement pourrait durer au moins cinq ou dix ans. Quant à la gauche, elle doit s’unifier. C’est un énorme chantier qui passera d’abord par un gros travail au niveau local. » Pour cet élu, la situation est « dangereuse. Il y a une colère latente
dans le pays. Il existe des foyers de contestation dans le Rif, à Jerrada, à Zagora, et même plus récemment à Marrakech, avec la crise du tourisme. Parfois, les mouvements sont très coordonnés, mais totalement coupés des partis politiques ou des syndicats. L’opposition est dans la rue mais n’a pas de représentants capables de défendre ses revendications. L’État, en ligne directe avec les citoyens, s’appuie sur l’appareil sécuritaire pour garder le contrôle. Quant aux forces plus extrémistes, comme Al Adl Wal Ihsane, elles sont moins visibles, mais bel et bien présentes ». À demi-mot, une partie de l’opposition table sur la contestation sociale pour tenter de se refaire une santé.
Cohésion inédite
Seulement voilà, en face, dès le moindre départ de flammes, l’État fait preuve d’une grande réactivité pour apporter des solutions ou endiguer la contestation. Pour ce faire, l’actuelle coalition gouvernementale, dont les trois partis partagent le même socle idéologique, mise aussi sur la cohérence et l’articulation de son action sur l’ensemble du territoire. Le RNI, le PAM et l’Istiqlal ont obtenu environ 70 % des sièges dans les conseils communaux et régionaux, ce qui permet au gouvernement de disposer d’une capacité de gestion territoriale extrêmement forte. De quoi maintenir le dialogue en permanence et mettre en œuvre une partie de son programme. Une cohésion inédite comparée aux majorités gouvernementales qui se sont succédé depuis 1998, jusqu’ici très hétérogènes. En 2017, par exemple, le PJD s’était allié avec le RNI, c’est dire… Depuis l’arrivée à la tête du gouvernement de Aziz Akhannouch, de nombreux médias et personnalités politiques de premier plan dénoncent le mutisme de ce dernier et de son parti, le RNI. Certains vont même jusqu’à parler de « disparition ». Mais c’est beaucoup moins vrai à l’échelle locale, où les acteurs territoriaux communiquent énormément à travers leurs réseaux sociaux et les médias locaux. Le gouvernement privilégie la communication à destination de ses électeurs : ceux du terroir, des communes rurales et des villes moyennes.
« Mais le débat politique, ou même idéologique, n’intéresse pas grand monde. Les gens veulent du concret. Il y a quelques mois, dans une ville au sud de Casablanca, j’avais proposé à nos adhérents une série de débats sur la Constitution : on m’a demandé si, à la place, je ne pouvais pas faire des conférences sur les subventions accordées aux autoentrepreneurs! », raconte, désabusé, Zakaria Garti, le fondateur du mouvement politique Maan. Le gouvernement est également très attentif à ce qui se dit dans la rue ou sur les réseaux sociaux. Après avoir sévi quelques semaines en novembre contre les manifestants opposés au passe sanitaire, les autorités ont finalement abandonné – officieusement – ce dernier. Après le déclenchement du #MeToo à l’université au début de janvier, lorsque des dizaines d’étudiantes ont dénoncé des actes de harcèlement de la part de certains professeurs, le ministère de l’Enseignement supérieur a immédiatement dépêché des commissions d’enquête et suspendu des membres du corps professoral mis en cause. L’autre élément qui joue en faveur de la coalition gouvernementale, c’est la mise en œuvre de grandes réformes sociales et institutionnelles qui font consensus, notamment la généralisation de la protection sociale. La méthode utilisée peut être sujette à débat, mais le contexte (crise sanitaire et économique, déficit
Le débat politique, ou même idéologique, n’intéresse pas grand monde. Les gens veulent du concret. budgétaire et commercial, inflation mondiale…) limite de toute façon les marges de manœuvre des autorités. On le sait, ces réformes seront longues et laborieuses. Et si, au cours de ce quinquennat, une contestation massive et généralisée devait émerger, le gouvernement, tout comme l’opposition, feraient face à de grandes difficultés. JEUNE AFRIQUE – N° 3110 – MARS 2022
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À LA CARTE
Barrages, stations de dessalement, ports, autoroutes: certains chantiers pilotés par Nizar Baraka, le ministre de l’Équipement, jouent un rôle central dans la politique de relance post-Covid.
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d’urgence doté d’une enveloppe de 3 milliards de dirhams. Face à la diminution de 59 % des apports en eau en 2020-2021, l’objectif est de répondre au déficit hydrique dont souffrent les bassins de la Moulouya (l’Oriental), du Tensift (Marrakech) et de l’Oum Er Rbia (El-Jadida), à travers la prospection de nouvelles eaux souterraines et la réalisation de stations supplémentaires de dessalement d’eau de mer et de barrages collinaires. Laissé en jachère pendant les dix années où le Parti de la justice et du développement (PJD) était à la tête du gouvernement, le département de l’Équipement et de l’Eau retrouve son statut de locomotive du développement humain et économique du pays – ce qu’il était du temps de Mohamed Kabbaj et d’Abdelaziz Meziane Belfkih. Et redevient le fer de lance de la dépense publique. Tour du royaume des huit principaux chantiers structurants en cours. Fadwa Islah
epuis que le gouverau sud, de la route express Tiznitnement de Aziz Dakhla et de l’autoroute GuercifAkhannouch assume Nador, ainsi qu’à la réalisation des clairement sa politique chantiers prévus par la Stratégie keynésienne, le ministère de nationale de l’eau (barrages, l’Équipement et de l’Eau est stations de dessalement) pour devenu le principal instrument faire face à l’appauvrissement des de la stratégie du royaume pour ressources hydriques. redresser l’économie du pays après Sur ce volet, en plus du la crise sanitaire et rattraper les Programme national pour l’approretards pris dans la réalisation visionnement en eau potable et de certains programmes. Dirigé l’irrigation 2020-2027 – lancé par par une pointure de la politique Mohammed VI, son coût global est marocaine, Nizar Baraka – docteur de 115 milliards de dirhams (environ en économie, ancien ministre des 10,8 milliards euros) –, Nizar Baraka Affaires générales et économiques a engagé au début de janvier un plan sous Abbas El Fassi (2007-2011), TANGER ex-grand argentier sous Abdelilah NADOR Benkirane (2012-2013), ancien OUJDA président du Conseil RATBA économique, social et FÈS RABAT environnemental (2013GUERCIF CASABLANCA MEKNÈS 2018) et chef du Parti de l’Istiqlal –, ce département BENI MELLAL pilote la politique des grands SAFI chantiers du royaume. ESSAOUIRA Il s’agit de donner un Algérie MARRAKECH coup d’accélérateur à la OUARZAZATE construction des complexes AGADIR portuaires Nador West Med, TIZNIT Océéan Atlantique au nord, et Dakhla Barrage Ratba (région de Taounate) GUELMIM Atlantique, Coût : 4 milliards de dirhams FASK Début du chantier : 2021
Port Nador West Med Coût : 10 milliards de dirhams Début du chantier : 2016 Livraison prévue : 2022 Autoroute Guercif-Nador Coût : 5 milliards de dirhams Début du chantier : 2022 Livraison prévue : 2026 Station de dessalement du Grand-Casablanca Coût : 11 milliards de dirhams Début du chantier : 2022 Livraison prévue : 2025 (1re phase)
Livraison prévue : 2029
LAÂYOUNE
ROYAUME DU MAROC
Barrage Fask (région de Guelmim-Oued Noun) Coût : 1,4 milliard de dirhams Début du chantier : 2017 Livraison prévue : 2024 Mauritanie
DAKHLA
Voie express Tiznit-Dakhla Coût : 10 milliards de dirhams Début du chantier : 2016 Livraison prévue : 2024
Nouveau port Dakhla Atlantique Coût : 13 milliards de dirhams Début du chantier : 2021 Livraison prévue : 2028
Voies express et autoroutes en chantier Route nationale (RN) 1 Autre réseau routier 200 km
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Station de dessalement de Dakhla Coût : 2 milliards de dirhams Début du chantier : 2022 Livraison prévue : 2024
SOURCE : DONNÉES DU MINISTÈRE DE L’ÉQUIPEMENT ET DE L’EAU
Huit projets pour doper la croissance
OBJECTIF MAROC
PROTECTION SOCIALE
Un casse-tête budgétaire Défi majeur du royaume, la généralisation progressive de l’assurance maladie, des allocations familiales et de l’adhésion à un régime de retraite nécessite, de par son coût, un ingénieux montage financier.
NINA KOZLOWSKI
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asser d’un État ultralibéral à un État providence, c’est la mission que s’est fixée le gouvernement Akhannouch pour les cinq prochaines années. Le ton de ce que les observateurs décrivent comme un « tournant historique » a été donné par le roi Mohammed VI au cœur de l’été 2020, lors du discours du Trône. Comme tous les pays du monde, le royaume venait de traverser la première tempête de la pandémie de Covid-19. La crise sanitaire, sans précédent, avait révélé l’immense fragilité socio-économique des Marocains (24 millions d’habitants sur 37 millions vivent dans la précarité), ainsi que la nécessité de poser les bases d’un État central et protecteur, vital pour assurer le bon développement d’un pays. Plus concrètement, il s’agit d’une part de rendre l’assurance maladie obligatoire (AMO) universelle pour que 22 millions de personnes supplémentaires en bénéficient d’ici à la fin de l’année 2022, et d’autre part de généraliser les allocations familiales au cours des années 2023 et 2024 afin de « cibler » 7 millions d’enfants en âge d’être scolarisés. La réforme vise également à élargir la base des adhérents aux régimes de retraite pour y inclure 5 millions de personnes qui exercent un emploi et, enfin, d’assurer la généralisation de l’indemnité pour perte d’emploi d’ici à 2025. En théorie, le coût de ces réformes est connu depuis 2020 : 51 milliards de dirhams (près de 4,8 milliards d’euros) par an. En pratique, le gouvernement nommé à l’issue des législatives de septembre 2021, qui
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ont consacré trois partis dits « d’administration », va devoir trouver les ressources financières permettant la généralisation de la protection sociale. Majoritaire au Parlement, « validée » par le Palais, la coalition gouvernementale formée par le Rassemblement national des indépendants (RNI), le Parti Authenticité et Modernité (PAM) et l’Istiqlal (PI) dispose a priori des coudées franches pour entamer les réformes structurelles nécessaires, notamment en matière de fiscalité. « Un big bang social nécessite un big bang fis-
Le gouvernement table sur des recettes qu’il n’aura pas cette année. Et ira chercher de l’argent ailleurs, plutôt à l’intérieur qu’à l’extérieur. cal », rappelait en effet Abdelghani Youmni, économiste spécialiste des politiques publiques dans un entretien à Jeune Afrique, en juillet 2021. Pour l’instant, le projet de loi de finances 2022 (PLF) adopté fin octobre 2021 est jugé « timide » par l’opinion publique, voire très en deçà des changements tant attendus. Cette année, l’État va lui-même contribuer au financement de la réforme à hauteur de 23 milliards de dirhams et compte sur les cotisations des bénéficiaires de l’AMO pour les 28 milliards manquants.
Depuis 2021, 500 000 personnes sont assujetties au régime de la contribution professionnelle unique (CPU) et peuvent bénéficier des prestations de soin depuis le début de cette année. Au mois de janvier, plusieurs corporations ont rejoint ce système et doivent désormais également s’acquitter d’une contribution : les commerçants et les artisans, les médecins généralistes, les pharmaciens, les dentistes, les personnes exerçant dans le domaine paramédical, les notaires et, depuis le mois de février, les autoentrepreneurs. Et douze corps de métiers sont actuellement en train de négocier leur intégration, dont les taxis, les avocats, les ouvriers du bâtiment, les artistes, les journalistes, ainsi que les professionnels du transport et du tourisme.
Dette publique
« Le gouvernement table sur des recettes qu’il n’aura pas cette année », estime Abdelghani Youmni. Et de poursuivre : « Les contributeurs vont forcément faire défaut : ils n’ont aucune obligation, et les contours de la “carotte” qu’on leur présente ne sont pas particulièrement clairs. Sur les 22 millions de nouveaux bénéficiaires, au moins 5 millions sont issus de catégories très populaires et ne se déplaceront pas pour s’acquitter de leur contribution. Il y aura donc un trou dans la raquette, un défaut de financement de ce vaste projet. » Conséquence : le gouvernement ira chercher de l’argent ailleurs. « Plutôt à l’intérieur qu’à l’extérieur, poursuit l’économiste. L’État utilisera des bons du Trésor et financera cette réforme par la dette publique. »
COMMUNIQUÉ
LE CAMES
UN OUTIL AU SERVICE DE LA CRÉDIBILITÉ ET DE LA QUALITÉ DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR EN AFRIQUE
C
expérience solide et avéré dans le domaine de la reconnaissance et l’accréditation des offres de formation depuis 1972. La reconnaissance de la validité́ de plein droit ou de l’équivalence des grades et diplômes par le CAMES est subordonnée à la prise en compte de plusieurs éléments : la constatation de l’identité́ dans le niveau des études ; l’égalité́ dans la qualification du personnel enseignant ; la similitude dans les conditions d’accès
réé en 1968, le Conseil Africain et Malgache pour l’Enseignement Supérieur (CAMES) compte 19 pays membres : Bénin, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, Centrafrique, Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée, Guinée-Bissau, GuinéeÉquatoriale, Madagascar, Mali, Niger, R. D. Congo, Rwanda, Sénégal, Tchad et Togo. Le CAMES favorise la crédibilité et la qualité de l’enseignement supérieur en Afrique. Il dispose d’une
ESISMP
APRÈS LE RAYONNEMENT EN EUROPE, LA RECONNAISSANCE AFRICAINE tème de l’enseignement supérieur marocain et pour la stratégie marocaine d’enseignement, à laquelle adhère l’ESISMP. Il est temps que les pays africains se dotent de compétences et de structures de haut niveau pour anticiper et traiter les problématiques de santé publique et assurer la souveraineté nationale, à l’image du Maroc qui vient de lancer un grand projet de conception et production de vaccins visant à faire du royaume un champion continental des vaccins et des biothérapies.
SUPEMIR VISIBILITÉ ET COOPÉRATION INTERNATIONALE Créée en 2004 SUPEMIR, école supérieure privée marocaine, offre des spécialités en informatique, management et gestion d’entreprise à bac+3 et Bac+5, avec une ouverture au Maroc, en France par le partenariat avec les écoles ESAM et IPI du réseau HEP Education, et en Afrique grâce à l’accréditation du CAMES.L’école veut ouvrir ses étudiants à l’entrepreneuriat, et développe une relation forte avec les entreprises par l’approche de la formation
UNE QUÊTE PERPÉTUELLE POUR UN ENSEIGNEMENT DE QUALITÉ nierie (ENSI) de Tanger est la première école de la région Nord du Maroc, labellisée par le CAMES pour sa filière Génie Civil. La formation de l’ingénierie à l’ENSIT passe par deux cycles : un cycle préparatoire intégré en deux ans pour aborder les cycles d’ingénieurs proposés au sein de d’établissement à savoir : Génie Industriel, Génie Civil et Génie informatique.
Mme Wafaa Farhat Agoumi, directrice de ESISMP,
24, Rue De la Fontaine Quartier Racine, Casablanca - Maroc Tél. : (+212) 661495515 - Email : contact@esismp.com
www.esismp.com
« Nous valorisons les qualités humaines et les valeurs nécessaires à la bonne pratique des métiers. Ces qualités sont incontestablement recherchées par les opérateurs économiques au-delà des capacités techniques ».
en alternance ; et l’accès au diplôme par la validation des acquis d’expérience (VAE). La reconnaissance par le Cames est une consécration pour Supemir, M. Norddine Roudab, directeur de SUPEMIR qui accueille depuis sa création des étudiants francophones issus de plusieurs pays africains. Le CAMES, de par son aura et son implantation dans 19 pays 34, boulevard Chefchaouani du continent apporte une visibilité internationale et Lotissement Angel. Ain Sebaâ. Casablanca - Maroc une sécurité supplémentaire aux familles, qui choi- Tél. : (+212) 06 61 99 36 21 - Email : contact@supemir.com www.supemir.com sissent d’envoyer leurs enfants, étudier au Maroc.
ENSI
L’École des Nouvelles Sciences et Ingé-
« En reconnaissant nos principaux diplômes en Licence et en Master, le CAMES nous donne du souffle après deux années de pandémie, pour remettre l’ingénierie de la santé et les techniques de santé au cœur des politiques publiques africaines ».
De plus, l’ENSIT propose aux bacheliers un parcours en Management des entreprises d’une durée 3 ans permettant d’acquérir les principes des bases des différents aspects managériaux des organisations (finance, production, marketing, logistique, RH …) À la suite de ce dernier, les lauréats de cette filière pourraient poursuivre un cycle de Mastère spécialisée en Management et stratégie de l’entreprise.
« Notre volonté est de dispenser un enseignement de qualité qui répond aux aspirations de la communauté panafricaine et qui renforce la coopération culturelle et scientifique avec nos écoles sœurs du continent ». Hicham Radi, Directeur de ENSI
Menzah 2, Rue ibrahim ibn Hilal, No17. Quartier Souriyenne Tanger – Maroc Tél. : (+212) 661971594 - Email : radihicham@ensi.ma
www.ensi.ma
JAMG - PHOTOS DR
L’École Supérieure d’Ingénierie de la Santé et de Management de Projets en partenariat avec l’université de Montpellier, première école au Maroc et en Afrique à offrir des formations en Ingénierie de la santé, vient d’obtenir la reconnaissance de 3 de ses diplômes par le CAMES : la Licence Ingénierie de la Santé, le Master Management de Projets & Conception et Production des Produits de Santé, et le Master Management de Projets et Développement Clinique. C’est une excellente nouvelle pour l’écosys-
à l’enseignement supérieur ; l’analogie dans le déroulement et le contenu des études ainsi que dans l’organisation du contrôle des aptitudes et des connaissances. Le CAMES est une institution dotée d’une instance technique, d’une instance académique, en plus d’une instance politique, le Conseil des Ministres, la plus haute instance du CAMES dont le fonctionnement est adossé à un Comité d’experts.
FADEL SENNA/AFP
OBJECTIF MAROC
Soignante dans un centre de vaccination contre le Covid-19 du district d’Errahma, près de Casablanca.
Même constat du côté d’un élu de gauche, qui déplore « l’absence de plan précis, à part celui de s’endetter ». « Dans le PLF 2022, à propos du financement de la protection sociale, on trouve une ligne intitulée “dons et legs”… C’est franchement léger! » En décembre, l’Agence française de développement (AFD) a accordé un prêt de 150 millions d’euros au Maroc afin d’accompagner la généralisation de la protection sociale. « Reste que cette enveloppe n’est pas vouée à financer la réforme, mais simplement à participer à la réhabilitation et à la mise à niveau des établissements hospitaliers et des dispensaires », précise Abdelghani Youmni. Sur le long terme, le recours à la dette publique n’est évidemment pas souhaitable. En octobre, lors du vote du PLF 2022, le gouvernement avait d’ailleurs laissé entendre qu’il s’agissait d’une réponse temporaire à une situation d’urgence. Le plan du gouvernement pour le reste du quinquennat demeure pourtant inconnu. Une réforme de la Caisse de compensation avait été envisagée pour financer le programme de protection
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sociale. « Mais dans un contexte de crise économique et d’inflation mondiale du prix des matières premières et du gaz, c’est inenvisageable », assure un chargé d’investissement dans une institution financière.
Justice fiscale
C’est la raison pour laquelle le nouveau modèle de développement, considéré comme la feuille de route de l’actuel gouvernement, plaide pour une profonde réforme fiscale. De même que nombre d’experts. La justice sociale passerait donc d’abord par la justice fiscale. « Il faut aller chercher l’argent là où il est, lutter contre la fraude fiscale dans les secteurs de la restauration et de l’immobilier par exemple, lutter contre l’évasion fiscale et traquer les gros poissons, propose Abdelghani Youmni. C’est une façon de créer un sentiment d’équité chez tout le monde. » L’économiste va plus loin : il évoque l’idée d’une contribution fiscale généralisée (CFG) qui toucherait « les hauts salaires et les hauts revenus » et des cotisations sociales « portées par les entreprises de services,
qui génèrent beaucoup d’argent mais peu d’emploi ». Le Conseil économique, social et environnemental (Cese) – présidé de 2013 à 2018 par Nizar Baraka, secrétaire général de l’Istiqlal et actuel ministre de l’Équipement –, a, lui, pointé du doigt l’économie infor-
« Il faut lutter contre la fraude et traquer les gros poissons. C’est une façon de créer un sentiment d’équité chez tout le monde. » melle, qui représente 30 % du PIB marocain. Motiver ou contraindre les entreprises informelles et ceux qui exercent un travail non déclaré à « officialiser » leur activité permettrait à l’État d’augmenter ses recettes fiscales… Et aux salariés concernés de bénéficier d’une juste rémunération et d’une protection sociale.