JA 3018 du 11 au 17 novembre 2018 Sujet Maghreb & Moyen-Orient Sahara

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ALGÉRIE

TCHAD Idriss Déby Itno, l’omniprésident

TEMPÊTE SOUS LES KÉPIS

DOSSIER TÉLÉCOMS Spécial 10 pages

HEBDOMADAIRE INTERNATIONAL NO 3018 DU 11 AU 17 NOVEMBRE 2018

De g. à dr. et de haut en bas : Hallowed Olaoluwa, mathématicien ; Arsène Tema Biwole, physicien ; Habiba Bouhamed Chaabouni, généticienne ; Francine Ntoumi, biologiste ; Thierry Zomahoun, président du Next Einstein Forum.

Mathématiques, biologie, médecine, géologie, physique… Si les moyens manquent encore, l’Afrique n’a jamais été aussi présente sur la scène scientifique mondiale. Rencontre avec celles et ceux qui font avancer la recherche sur le continent. SPÉCIAL 12 PAGES

Sciences La fin des complexes ÉDITION INTERNATIONALE

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France 3,80 € Algérie 290 DA Allemagne 4,80 € Autriche 4,80 € Belgique 3,80 € Canada 6,50 $ CAN Espagne 4,30 € Éthiopie 67 birrs Grèce 4,80 €

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Guadeloupe 4,60 € Guyane 5,80 € Italie 4,30 € Luxembourg 4,80 € Maroc 25 DH Martinique 4,60 € Mayotte 4,60 € Norvège 48 NK Pays-Bas 4,80 €

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Portugal cont. 4,30 € Réunion 4,60 € RD Congo 6,10 $ US Royaume-Uni 3,60 £ Suisse 7 FS Tunisie 3,50 DT USA 6,90 $ US Zone CFA 2 000 F CFA ISSN 1950-1285


MAGHREB & MOYEN-ORIENT

63 Tribune Grande Guerre et vrais-faux symboles

SAHARA

Le grand bond

Trois ans après son lancement, le « Nouveau Modèle de développement des provinces du Sud » prend forme. Un programme sur lequel Rabat entend s’appuyer pour faire prévaloir son approche de la question sahraouie.

FAHD IRAQI, envoyé spécial à Laayoune

À

un mois de la table ronde sur le Sahara occidental entre le Maroc, l’Algérie, le Front Polisario et la Mauritanie, qui doit se tenir les 5 et 6 décembre à Genève, le royaume chérifien parachève la mise en place de son « Nouveau Modèle de développement des provinces du Sud », un ensemble de projets économiques visant à désenclaver cette région et à en normaliser la situation sociopolitique. Objectif : peser plus que jamais sur le rapport des forces, déjà largement en sa faveur, et le rendre irréversible. La région Laayoune-Boujdour-Sakia El Hamra accapare en effet plus de la moitié des 81 milliards de dirhams (7,4 milliards d’euros) d’investissements prévus par le programme titanesque présenté devant le roi Mohammed VI à Laayoune en novembre 2015, à l’occasion du 40e anniversaire de la Marche verte.

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64 Tunisie Touchés mais pas coulés

68 Commerce Dans l’escarcelle de Moscou

70 Algérie Les dessous d’une purge

en avant

La construction d’une voie express entre Tiznit et Laayoune et l’élargissement de la route nationale entre Laayoune et Dakhla vont permettre de désenclaver la zone. VINCENT FOURNIER/JA

Ce grand chantier « procède d’une vision intégrée favorisant le renforcement du rayonnement du Sahara comme centre économique et comme trait d’union entre le Maroc et son prolongement africain », explique le président du Conseil régional, Hamdi Ould Rachid. Le statu quo saharien entravant cette stratégie africaine, le roi est résolu à prendre le taureau par les cornes. Dans son dernier rapport sur la question, présenté en octobre, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, note que, « pour le Front Polisario, ces investissements et activités de développement, de même que l’exploitation des ressources naturelles du Sahara occidental, portent atteinte au droit international et au statut du Sahara occidental en tant que territoire non autonome ». Mais les arguments du Front risquent fort de ne pas peser lourd tant les instances internationales s’impatientent face au prolongement du statu quo.

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Maghreb & Moyen-Orient SAHARA

Si le Conseil de sécurité de l’ONU a prolongé, fin octobre, la mission de l’institution dans le pays, il ne l’a fait que pour six mois, sous la pression des ÉtatsUnis, qui poussent à une résolution définitive et rapide du conflit. Quoi qu’il en soit, Rabat semble plus que jamais résolu à démontrer que la région fait partie du « tout national ». De fait, depuis quelques années, Laayoune, capitale des provinces du Sud, change à vue d’œil. Implantation d’enseignes internationales et nationales, nouveaux hôtels, mise à niveau urbaine, construction d’infrastructures, ouverture de missions d’enseignement étrangères… Un signe ne trompe d’ailleurs pas : la valeur de l’immobilier. « Le prix moyen du mètre carré s’est apprécié de 40 % sur les cinq dernières années », affirme ainsi Benmassaoud Mohamed Salem, vice-président de l’antenne sud de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM). Hamdi Ould Rachid, député-maire de Laayoune, n’en est pas peu fier. « Notre ville a remporté ces dernières années plusieurs prix de sécurité environnementale et de verdissement attribués par l’Organisation des villes arabes », se félicite-t-il. Également élu à la Chambre des conseillers, Hamdi Ould Rachid est conscient que l’ampleur des investissements publics dans la région est le signe d’une nouvelle approche. « La politique d’assistanat, à travers la distribution de cartes d’entraide nationale donnant accès à une rente mensuelle ou la subvention des produits de base, a atteint ses limites, poursuit-il. L’approche actuelle consiste à créer de la richesse qui profitera à tous et qui pourrait rendre le Sud aussi attractif que le Nord. » Les autorités semblent avoir tourné le dos à la gestion traditionnelle du problème sahraoui, qui consistait à acheter la paix sociale grâce aux subsides de l’État. Le secteur privé national comme les investisseurs étrangers suivent de près les opportunités d’affaires au Sahara. Au début de novembre, une mission de prospection organisée avec la Chambre de commerce et d’industrie française à Laayoune a rassemblé une centaine d’investisseurs. Constatant la volonté politique qui accompagne ces grands chantiers, les investisseurs potentiels ont peu de doutes sur leur réalisation. D’autant que le Nouveau Modèle de développement des provinces du Sud fait l’objet d’un suivi permanent. Faire traîner les projets royaux peut avoir de lourdes conséquences, comme l’a montré la série de limogeages consécutifs aux ratés du plan de développement d’Al Hoceima, lancé quelques semaines avant celui des provinces du Sud. Yahdih Bouchab, wali de la région, est donc au quotidien sur le pied de guerre pour lever toute entrave à l’avancement des projets.

Bouffée d’oxygène

Les chiffres évoqués témoignent de l’effort consenti par l’État marocain. Selon la Commission nationale des investissements, 53 % des financements engagés par le Maroc dans ses régions sont concentrés dans le Sahara. « Sur les 279 projets prévus dans la région, pour un coût global de 43,2 milliards de dirhams [près de 4 milliards d’euros], nous avons atteint un taux de démarrage des travaux de 60 % et un taux d’engagement financier de 43 % », se félicite Rachid Haddadi, directeur de l’Agence régionale d’exécution des projets, bras opérationnel du Conseil régional. Ce dernier contribue à ce plan d’investissement, qui s’étale jusqu’en 2021, à hauteur de 2 milliards de dirhams (182 millions d’euros), dont 850 millions (77 millions d’euros) déjà versés cette année. « Cela représente près de deux fois le budget de la région, renchérit Hamdi Ould Rachid. Nous avons eu recours à un prêt du Fonds d’équipement communal pour honorer nos engagements. » Dans cette perspective d’intégration économique du territoire, la formation professionnelle de la jeunesse locale constitue un enjeu de premier plan. Et le fleuron national qu’est l’OCP contribue largement à cette nouvelle donne promue par le pouvoir. L’un des plus importants projets de la région n’est autre que celui piloté par sa filiale Phosboucraa. À 30 km de Laayoune, le port phosphatier de l’OCP est ainsi en pleine reconfiguration. Près de 20 milliards de dirhams (1,8 milliard d’euros) seront investis dans la construction d’un nouveau port-îlot,

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L’ALGÉRIE AUTOUR DE LA TABLE Après le rendez-vous de Genève, un nouveau round de négociations pour la résolution du conflit du Sahara s’apprête à s’ouvrir. Et, grande première, « l’Algérie sera cette fois-ci autour de la table et non pas dans les couloirs », comme l’a souligné Nasser Bourita, le ministre marocain des Affaires étrangères. Alors que l’ONU se contentait, depuis 2002, de faire référence aux « pays voisins », sa dernière résolution sur le Sahara, votée en octobre, évoque nommément l’Algérie et la Mauritanie. Une nouvelle approche qui satisfait la diplomatie chérifienne. Cette dernière a toujours posé la participation algérienne comme une condition sine qua non de la reprise des négociations. Pour Nasser Bourita, il n’est plus question de revivre le scénario des négociations de Manhasset, « où le Polisario pouvait à peine décider du menu de ses repas ». Le dernier discours de Mohammed VI, prononcé le 6 novembre, a une nouvelle fois démontré que le Maroc est prêt à discuter avec son voisin. Le roi appelle même à la création d’un mécanisme politique pour concilier l’intérêt des deux peuples. « […] Nul besoin qu’une tierce partie joue, entre nous, les intercesseurs ou les médiateurs », a-t-il ajouté. La balle est désormais dans le camp d’Alger. F.I.


DES PROJETS ET DES MILLIARDS Connexion au réseau électrique national

Barrage Fask sur l’oued Seyad

2,4 Station de dessalement et infrastructures d’irrigation de 5000 ha 1,7

x Budget en milliards de dirhams

Tiznit

1,5

Guelmim Parc éolien (200 MW)

1,7

Assainissement de la ville

Akhfennir

0,4 Parc éolien (100 MW)

5,4

Port de Dakhla Atlantique

Laayoune

Samara

Boujdour

Technopole et autres projets d’OCP

6

20 Dakhla Voie express Tiznit-Dakhla Centre hospitalier universitaire 8,5

1,2 100 km

mais aussi dans une technopole à Foum el-Oued et dans une unité de production intégrée d’engrais, à l’image de celles implantées à Jorf Lasfar. « Plus de 1 200 emplois directs sont dans les tuyaux, affirme Mohamed Chatane, directeur de Phosboucraa. Déjà, quelque 500 jeunes originaires du Sud sont en formation dans les différents sites de l’OCP, le temps que nos installations soient prêtes. » Une bouffée d’oxygène pour une région qui compte près de 16 % de chômeurs – contre 10 % au niveau national – et dont la partie la plus vulnérable de la jeunesse est exposée aux sirènes du trafic de drogue et du terrorisme. D’autres chantiers importants sont menés à Laayoune, dont la création d’un centre hospitalier universitaire, des travaux d’assainissement ainsi que l’installation d’un barrage sur le lit de la Sakia El Hamra. La construction d’une voie express entre Tiznit et Laayoune est également en cours, ainsi que l’élargissement de la route nationale entre Laayoune et Dakhla. « L’état de la route qui menait à Laayoune nous pénalisait en matière de compétitivité. Nous achetions nos matières premières jusqu’à 25 % plus cher par rapport au reste du Maroc », soutient le représentant de la CGEM, ravi de voir des entreprises locales s’adjuger aujourd’hui plusieurs marchés. « Plusieurs opérateurs de la région ont décroché des contrats importants dans le cadre de ces différents projets, mais il faut consolider cette tendance en privilégiant une sorte de préférence locale », poursuit-il. À l’évidence, ces nouvelles infrastructures routières, en plus de dynamiser le commerce, devraient favoriser une plus grande interconnexion des populations, essentielle au renforcement du sentiment national. Mais le Nouveau Modèle de développement des provinces du Sud ne se limite pas à ces grands travaux. Dans le secteur agricole, par exemple, des projets structurants comme l’aménagement d’une nouvelle zone agricole irriguée de 1000 hectares dans la localité de Jrifia (pour un coût de 450 millions de dirhams) côtoient des projets plus modestes comme la création d’une unité de production de yaourts, pour 36 millions de dirhams, à Foum El Oued, dans les locaux de la coopérative laitière Sakia El Hamra. « Nous avons atteint une phase où nous devons non seulement consolider notre positionnement sur le marché, mais aussi proposer des produits à plus forte valeur ajoutée », explique Dahane Soubai,

53 %

DES INVESTISSEMENTS RÉGIONAUX DU ROYAUME SE CONCENTRENT DÉSORMAIS SUR LE SAHARA.

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VINCENT FOURNIER/JA

président de cette coopérative qui regroupe 52 membres. Active depuis 1997, elle a pu développer ses activités grâce aux programmes du Plan Maroc vert, qui lui ont permis d’atteindre une capacité de production de 30 tonnes de lait par jour, mais aussi de financer des installations d’irrigation dans les fermes des éleveurs. Aujourd’hui, Mohamed Soubai, frère du président de la coopérative, nourrit ses 30 vaches laitières en partie grâce à ses 21 ha de maïs ensilage. Il a bénéficié d’un financement à hauteur de 80 % afin de mettre en place un système d’irrigation pour son exploitation, dont la production a substantiellement augmenté. « Ma vie a changé depuis la modernisation de cette ferme. Aujourd’hui, je sais que je peux vivre dignement grâce à ma terre », confie-t-il. « La mise en place de ce projet, à l’instar des autres initiatives dans les provinces du Sud, va permettre de développer une agriculture locale et d’améliorer les revenus de la population », affirme Abdelmajid Errifai, chef de service chargé de la division d’irrigation dans la délégation de Laayoune du ministère de l’Agriculture.

« Parachèvement de l’intégrité territoriale »

Des progrès qui, espère du moins le pouvoir, devraient reléguer au second plan les revendications politiques plus abstraites. Car, au-delà des aspects économiques et sociaux, l’exploitation des ressources naturelles du Sahara n’est pas sans soulever des questions politiques de fond. Le 11 octobre, lors du débat général portant sur les points relatifs à la décolonisation, en marge de la quatrième Commission de l’Assemblée générale de l’ONU, plusieurs pétitionnaires avaient jugé illégale cette exploitation des ressources par le royaume. Tout l’enjeu pour le Maroc est d’opposer à cette rhétorique la réalité du développement économique du territoire. Avec ses 120000 emplois prévus et l’amélioration escomptée du PIB régional, les retombées pour la population de ce Nouveau Modèle de développement des provinces du Sud se font déjà sentir, de l’aveu même des représentants des Nations unies. Dans son rapport, António Guterres a indiqué avoir visité « de nombreux projets de développement financés par le Maroc, parmi lesquels un centre de conférences, un hôpital ainsi qu’une unité de traitement de phosphate à Laayoune ». Et de constater que les populations locales étaient « reconnaissantes pour le soutien financier » qui a « permis d’améliorer les infrastructures, les services de santé et d’éducation dans l’ensemble de la région ». Un satisfecit qui, en creux, avalise la stratégie politico-économique de Rabat sur le territoire sahraoui. Une approche qui s’inscrit, à n’en pas douter, dans « la lutte continue pour le parachèvement de l’intégrité territoriale du pays » évoquée par le roi dans son discours du 6 novembre, à l’occasion du 43e anniversaire de la Marche verte.

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Des pêcheurs sur le port de Dakhla.

CHIFFRES CLÉS

81 milliards

de dirhams d’investissements

650 projets

120 000

créations d’emploi

40 %

de taux de réalisation

2021

Fin des travaux


MAROC TRIBUNE

Grande Guerre et vrais-faux symboles A

lors que l’Europe célèbre le centième anniversaire de la D’autres jeunes soldats sont engagés dans l’enfer de fin de la Première Guerre mondiale, le cimetière militaire Verdun et sur d’autres fronts, participant ainsi au prix de leur de Fleury-devant-Douaumont (dans l’est de la France), qui vie à la victoire de la France. Il faut dire que les Marocains, réunit des milliers de sépultures des soldats tombés lors de ce considérés comme de la chair à canon, sont souvent les conflit meurtrier, accueillera sans doute nombre de visiteurs. premiers envoyés au front. De l’aveu même de Lyautey, sur Lesquels marqueront peut-être une pause devant les tombes 45000 hommes engagés entre 1914 et 1918, 12000 tombent des soldats marocains morts pour la France. Des hommes au combat. Le général insiste pour que les dépouilles de ces jetés malgré eux dans cette guerre et dont les tombes, ultime soldats, que les Allemands avaient baptisés « les hirondelles injustice, arborent aujourd’hui encore un double symbole qui de la mort », soient traitées avec un respect particulier. n’est pas le leur : l’étoile et le croissant. Pour comprendre, il faut remonter à la omble de l’ironie : dans l’autre camp fin du XIXe siècle. C’est à cette époque que aussi, on cherche à instrumentaliser l’Allemagne commence à manifester son la religion. Allié des Allemands, le sultan intérêt pour le Maroc. Intérêt qui, logiqueottoman lança une fatwa appelant au jihad ment, suscite aussitôt l’hostilité de la France. contre la France et ses alliés, encourageant les À la visite de l’empereur Guillaume II à Tanger, Marocains à déserter pour rejoindre les rangs le 31 mars 1905, succède une internationaliallemands, promettant qu’ils y seraient bien sation de la crise qui débouche sur la confémieux traités. rence d’Algésiras, en 1906. En 1911, le « coup Au cœur de cette propagande turque, deux d’Agadir » ravive les tensions et il faut attendre symboles : l’étoile et le croissant. Qui ornent Tayeb Biad le traité de Fès du 30 mars 1912 pour que la aujourd’hui les sépultures des Marocains Professeur d’histoire question du statut de l’Empire chérifien tombés pour la France. Mais si ces signes sont et civilisation à – devenu protectorat français – soit considérée chers aux Ottomans, ils n’évoquent rien aux l’université Hassan-II comme réglée par les puissances coloniales. Marocains. de Casablanca L’armée chérifienne, les « tabors », est la première à se révolter, le 17 avril 1912, refu’ étoile et le croissant n’ont jamais été des sant, selon l’expression de l’historien Daniel icônes représentant l’islam en général. Rivet, de porter le « barda des chrétiens ». Ni au temps du Prophète ni plus tard. Cette La ville de Fès connaît alors trois jours sanglants, ce qui confusion pouvait encore être acceptable à l’époque lointaine choque le général Hubert Lyautey, premier résident général où La Mecque était la capitale spirituelle du monde musulau Maroc. Lequel prononce immédiatement la dissolution man et Constantinople le symbole de sa force. La voir se des « tabors », remplacés par des troupes auxiliaires qui perpétuer au début du XXe siècle prouve simplement que, deviennent l’instrument du protectorat dans son entreprise dans l’inconscient collectif occidental, tout musulman était de « pacification » des tribus locales. forcément turc. Ainsi donc, ces milliers de jeunes marocains envoyés ais, même ainsi, cette armée aguerrie demeure toucombattre dans une guerre qui ne les concernait en rien, jours suspecte aux yeux de Lyautey, qui décide très tôt morts loin de chez eux, reposent depuis un siècle sous des d’envoyer des troupes marocaines combattre en Europe. Le pierres tombales portant des symboles qui non seulement premier contingent arrive à Bordeaux dès le 17 août 1914 et, ne sont pas les leurs – à l’époque, le Maroc possédait déjà un deux semaines plus tard, participe à la bataille de la Marne. drapeau, officialisé par un décret de novembre 1915 –, mais Sur ces 4 000 hommes, seuls 800 sont encore vivants après encore qui sont ceux des alliés de leur ennemi. N’est-il pas un mois de combat. temps de leur rendre justice ? DR

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Maghreb & Moyen-Orient

TUNISIE

Touchés mais pas coulés Malgré les pressions de la justice transitionnelle, certaines figures de l’ancien régime ont réussi à se refaire une virginité politique. es caciques de l’ancien régime se croyaient tirés d’affaire et pensaient que les poursuites judiciaires étaient derrière eux. Mais ils ont été rattrapés par la justice transitionnelle, qui, par le biais de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), leur demande des comptes après les plaintes déposées par des familles de blessés et de martyrs de la révolution. C’est le cas d’Ahmed Friaa, très éphémère ministre de l’Intérieur en janvier 2011. Mis en cause en 2012 pour son rôle dans la répression des manifestants, il avait bénéficié d’un non-lieu du tribunal militaire, qui a établi qu’il n’avait pas ordonné aux forces de l’ordre de faire usage de leurs armes. Il sera donc rejugé. Et il n’est pas le seul. Selon des sources proches de l’IVD, 148 convocations ont été adressées à des collaborateurs de Ben Ali, dont Iyadh Ouederni, ancien directeur du cabinet présidentiel, Ahmed Smaoui, ex-ministre des Transports et des Affaires sociales, ainsi que des cadres du ministère de l’Intérieur. La démarche de l’IVD suscite la polémique, tant le fait de rejuger une affaire est inhabituel. Mais en la matière et selon une loi adoptée en 2014, la justice transitionnelle fait exception. Les prévenus sont contraints de se présenter devant des chambres spéciales. « Le processus de justice transitionnelle qui conduit à une conciliation est nécessaire. Mais cette démarche de l’IVD s’apparente à celle des tribunaux de l’Inquisition pour satisfaire la haine de sa présidente, Sihem Bensedrine, qui désacralise la justice », assène l’un des avocats d’Ahmed Friaa. « Il est temps d’enterrer tous les problèmes et les différends du passé et d’aller de l’avant grâce à la réconciliation nationale totale et la réunification du peuple tunisien », estime quant à lui Rached Ghannouchi. Le président du parti Ennahdha a d’ailleurs annoncé, le 27 octobre, qu’il compte proposer à l’Assemblée « une amnistie

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des responsables de l’ancien régime qui se seront rendus coupables d’excès dans l’exercice de leur fonction, à condition qu’ils présentent des excuses au peuple tunisien et à leurs victimes ». L’initiative n’a pas provoqué de réactions. Pourtant, le projet de loi de réconciliation nationale porté par le président Béji Caïd Essebsi dès 2015 avait été violemment contesté, au point que le texte final, adopté en 2017, avait été revu et réduit à une amnistie économique.

Officieusement courtisés

C’est que ces tergiversations, ces dossiers clos et rouverts ont fini par lasser l’opinion publique. Défenseur des droits humains, opposant à Ben Ali, Ahmed Manaï se dit « écœuré par la situation de nombre d’anciens responsables politiques et administratifs malmenés depuis sept ans ». Dans les faits, les hauts commis de l’État, les dirigeants politiques du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD),

Ahmed Friaa, éphémère ministre de l’Intérieur, en janvier 2011.

EPA/MAXPPP

FRIDA DAHMANI


HICHEM

De g. à dr. : Ridha Chalghoum, qui a retrouvé son portefeuille des Finances ; Kamel Haj Sassi, nouveau conseiller du chef du gouvernement, Youssef Chahed ; et Hatem Ben Salem, revenu au ministère de l’Éducation.

l’ancien parti-État, sont toujours actifs. Beaucoup sont passés à un moment ou à un autre par la case prison, ou ont fait profil bas. Certains, comme Kamel Morjane, ancien ministre des Affaires étrangères tout récemment proposé comme ministre de la Fonction publique, ou Mohamed Ghariani, ex-secrétaire général du RCD, ont fait acte de contrition. Mais ils restent incontournables. S’ils sont publiquement honnis, ils sont officieusement courtisés pour leur carnet d’adresses et leur connaissance des structures du parti qui a géré le pays pendant vingt-trois ans. Ils demeurent proches du pouvoir et continuent à user de leur influence en coulisses. Dans la foulée de la révolution, ils ont certes été exclus de la vie politique et interdits de toute candidature. Mais brièvement, et sans pour autant faire l’objet d’une chasse aux sorcières. Cela n’a par exemple pas empêché Kamel Morjane de fonder le parti Al Moubadara et de rafler cinq sièges à l’Assemblée constituante en se revendiquant de l’héritage du mouvement destourien de Bourguiba et en occultant son parcours au RCD. Une brèche dans laquelle les anciens de l’ère Ben Ali se sont engouffrés, en s’appropriant cette commode et prestigieuse étiquette constitutionnaliste. Pour revenir en première ligne et prétendre à un rôle politique important, Mohamed Ghariani a lui aussi mis à profit le retour aux origines. Il a intégré Al Moubadara,

LE POIDS DE L’ANCIEN PARTI-ÉTAT

Avant sa dissolution, en 2011, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) comptait 360 fédérations, près de 7500 cellules territoriales et professionnelles, et plus de 2 millions d’adhérents.

qui s’est lui-même associé à Nidaa Tounes. Cette formation fondée par Béji Caïd Essebsi en 2012, dont la priorité était de rétablir l’État de droit et de faire barrage aux islamistes, a fait office de refuge pour les RCDéistes cherchant à se remettre en selle, dont de nombreux Sahéliens et chefs d’entreprise, comme Faouzi Elloumi. Ennahdha a aussi ouvert ses rangs dès 2011 à des hommes d’affaires comme les frères Ben Ayed, actifs dans le secteur informatique, sans pour autant leur confier de fonctions politiques. Quant au parti Machrou Tounes, il a fait entrer dans son bureau exécutif Sadok Chaabane, ex-ministre de la Justice, et Riadh Saada, ancien responsable du parti-État.

Expérience de l’État

Le gouvernement ne déroge pas à la règle. En septembre 2017, sur 40 ministres, 18 avaient officié sous Ben Ali. Depuis 2011, l’incapacité des gouvernements successifs à relancer l’économie et à préserver les fondamentaux a incité l’exécutif à recourir à des technocrates ayant l’expérience de la machine étatique. C omme Ridha Chalghoum, qui a retrouvé son portefeuille des Finances, Hatem Ben Salem, revenu à l’Éducation, ou l’ex-secrétaire d’État à la Jeunesse, Kamel Haj Sassi, devenu conseiller du chef du gouvernement, Youssef Chahed. Mais leurs compétences n’ont pas suffi

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Maghreb & Moyen-Orient TUNISIE

négatif, faute de porter un véritable projet. Et se positionne loin du modernisme d’un Bourguiba dont elle déclare défendre l’héritage. Il n’empêche : elle est soutenue par des nostalgiques, notamment dans la région du Sahel, d’où sont originaires Bourguiba et Ben Ali (respectivement de Monastir et de Hammam Sousse), ainsi que de nombreux dirigeants. Mais en privilégiant ainsi cette région dans leurs discours, les ex-RCD montrent qu’ils n’ont pas retenu les leçons du soulèvement de 2011 et courent ainsi le risque de s’exclure de la reconstruction unitaire dont le pays a besoin.

à inverser la tendance, notamment du fait… d’une administration forgée sous l’ancien régime. « C’est le système qui est fini, il faut du neuf », tacle le député indépendant Mondher Belhaj Ali. Un renouveau qu’espère incarner Abir Moussi, secrétaire générale adjointe chargée de la femme au RCD et actuelle présidente du Parti destourien libre (PDL, ex-Mouvement destourien), après s’être émancipée de Hamed Karoui, ancien Premier ministre et fondateur du parti. Mais son discours, surtout orienté contre la justice transitionnelle, l’égalité successorale et Ennahdha, paraît

Amna Guellali

Directrice du bureau de Tunis de l’ONG Human Rights Watch

Pourquoi le processus de justice transitionnelle est-il controversé ? Il touche à des choses extrêmement symboliques. Dès que l’on met en place un processus de justice transitionnelle, on chamboule les rapports de force en mettant en avant les victimes de la dictature ou de la torture plutôt que ceux qui étaient au pouvoir au moment des faits. Cela peut être déstabilisant pour ceux qui sont poursuivis puisqu’on va examiner et dévoiler les rouages de la dictature, mettre à nu les différents systèmes de répression. Évidemment, cela ne convient pas à ceux qui en étaient les leviers ou qui détenaient les commandes. Les résistances, les sabotages et les tentatives de briser le 66

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processus ne sont pas propres à la Tunisie. Ce processus ne prend-il pas des allures de règlement de comptes ? Je conteste cette expression, même si on l’a beaucoup entendue dernièrement avec les convocations émises par l’Instance Vérité et Dignité. Il s’agit tout simplement de déterminer la responsabilité de hauts fonctionnaires aux commandes au moment de certains faits, comme les tueries de manifestants et les actes de torture. Il s’agit de sérier les responsabilités, parce que ce travail n’a jamais été fait. Ces personnalités étaient protégées par le système, dont elles étaient un rouage. À quelques exceptions près, elles n’ont

jamais été mises en cause. Le temps de la reddition des comptes est venu. La campagne actuelle contre la justice transitionnelle est un acte politique, alors que les textes de loi sont clairs. Le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, propose une amnistie des ex-benalistes, qu’en pensez-vous ? Cette tendance à vouloir amnistier les auteurs de violations des droits de l’homme est grave. L’initiative de Béji Caïd Essebsi était plus restreinte et concernait uniquement les hommes d’affaires et les fonctionnaires. La proposition de Rached Ghannouchi va bien au-delà. Or la réconciliation ne peut se faire sur le dos des victimes, en les

ONS ABID POUR JA

« La réconciliation ne peut se faire sur le dos des victimes »

empêchant d’avoir accès à la justice. Elle serait alors tronquée; la vraie réconciliation est celle qui pourra avoir lieu à la suite du processus de justice transitionnelle, quand la vérité sera faite sur les auteurs de violations et sur les rouages du système, quand la reddition des comptes permettra d’obtenir une réparation. Les victimes qui ont subi des horreurs ont besoin de voir leurs bourreaux traduits devant la justice. À partir de là, dans le respect des droits des accusés et des victimes, on peut parler de réconciliation. Mais une réconciliation avec une amnistie préalable, sans laisser la justice faire son travail, est inacceptable.

Propos recueillis par F.D.


En connexion avec le(s) monde(s) arabe(s) Mohamed KACI

Dimanche 11 novembre à 20h00

*

Depuis le 22e Salon International du Livre d’Alger À (re)voir sur tv5monde.com/moe

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Maghreb & Moyen-Orient

COMMERCE INFOGRAPHIE

Dans l’escarcelle de Moscou Moscou en octobre 2017, le volume des échanges avec l’Arabie saoudite a ainsi bondi. Mais c’est l’Égypte – qui exporte fruits et légumes et importe blé et métaux précieux – et la Turquie qui représentent l’essentiel du commerce entre la région et Moscou. La Russie a levé en mai 2017 toutes les sanctions économiques imposées à Ankara après que cette dernière eut abattu l’un de ses chasseurs en Syrie. Conséquence: une hausse de près de

JIHÂD GILLON

P

eu ou prou exclue du jeu au Moyen-Orient depuis que Sadate a fait passer l’Égypte à l’Ouest, la Russie a effectué un retour en force dans la région à la faveur de son soutien au régime syrien. Et s’est imposée en interlocuteur incontournable dans la zone, y compris sur le plan économique. Depuis la visite du roi Salman à

40 % des échanges entre les deux pays. À l’inverse, la baisse sensible du volume des échanges avec l’Iran, partenaire stratégique, surprend. Les entreprises russes ont-elles anticipé les sanctions américaines? Enfin, l’Algérie, traditionnelle cliente de la Russie en matière d’armement, s’est lancée dans la modernisation de son armée, avec l’acquisition de systèmes de défense antiaérienne, de chars, de sous-marins et d’avions de combat. Russie

282

BOOM DES ÉCHANGES

+46,3 % Syrie

Chiffre d’affaires en 2017 (en millions de dollars) Évolution par rapport à 2016 (en %)

10

73

+47,4 % Koweït

– 80,2 %

+24,4 % Qatar

Bahreïn

633

1 461 4 630

511

3

+9,7 % Tunisie

+39,1 % Palestine

+36,3% Turquie

+16,5 %

135

6 721

Algérie

+83,2 % Libye

+61,7 %

1 402

1 706

+53 % Irak

-21,8% Iran

915

Égypte

+86,1 % Arabie saoudite

123 +1,6 % Oman

La part de la zone Maghreb - Moyen-Orient... ... dans les échanges commerciaux russes

Total

584

68

... dans les destinations touristiques des Russes (hors espace soviétique)

... dans l’export de fruits et légumes

Total

Total 9

28 604 030

milliards $

déplacements

milliards $

45,5 milliards $ (7,8 %)

6 626 867 déplacements (23,2 %)

4,6 milliards $ (51 %)

jeuneafrique no 3018 du 11 au 17 novembre 2018

304 +94,7 % Yémen

2 493

156

+13,9 % Israël

+10,1 % Jordanie

1 630 +31,1 % Émirats arabes unis

SOURCE : EN.RUSSIAN-TRADE.COM ET ADMINISTRATION RUSSE DES DOUANES

+17,5 % Liban

+13,2 % Maroc

21 604

707


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Maghreb & Moyen-Orient

ALGÉRIE

Les dessous d’une purge Limogeages, disgrâces, incarcérations… Depuis six mois, les hauts cadres sécuritaires sont dans la tourmente. Opération « mains propres » ou lutte de clans autour de la succession? Bouteflika. Puis, en juillet, Boudjemaa Boudouaour, directeur des finances au sein du ministère de la Défense nationale, et son collègue Mokdad Benziane, directeur des ressources humaines au sein du même ministère, étaient remerciés. Les deux hommes sont soupçonnés d’avoir bénéficié d’avantages de la part de Kamel Chikhi, alias Kamel le boucher, importateur de viande poursuivi pour narcotrafic depuis la saisie de 701 kg de cocaïne dans ses conteneurs, le 29 mai, à Oran.

FARID ALILAT

e vendredi 14 septembre, le général-major Saïd Bey est sur son lit d’hôpital, à Paris, quand on lui remet un message ferme de sa hiérarchie. Admis deux jours pour soigner un diabète et de l’hypertension, cet habitué des hôpitaux de France et de Belgique est sommé de rentrer sans délai. Il n’aurait pas dû, il est vrai, se trouver à Paris. Quelques jours plus tôt, un juge du tribunal militaire de Blida, à 30 km à l’ouest d’Alger, avait prononcé à son encontre une interdiction de sortie du territoire national (ISTN). Ce n’est que grâce à une méprise sur son patronyme à la police des frontières de l’aéroport d’Alger que le général-major a pu passer entre les mailles du filet. Qu’importe : son escapade sera de courte durée. Le soir même, Saïd Bey regagne son pays. Dans l’avion, le militaire a la certitude que ses problèmes sont loin d’être réglés. Depuis qu’il a été limogé de son poste de chef de la 2e région militaire – l’une des plus importantes du pays – au mois d’août, les choses vont de mal en pis. L’ISTN et la consigne reçue ce 14 septembre ne sont que les dernières étapes de sa vertigineuse descente aux enfers. Et il n’est pas le seul dans cette situation. En quelques mois, un tsunami a déferlé sur l’institution militaire et les principales directions des services de sécurité. Les généraux-majors Lahbib Chentouf, Saïd Chengriha et Abderrazak Chérif, respectivement chefs des 1re, 3e et 4e régions militaires, ainsi qu’Ahcène Tafer, commandant des forces terrestres, ont été évincés. Le patron de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA), Mohamed Tireche, dit Lakhdar, a, lui, été débarqué manu militari. En mai déjà, les généraux Abdelghani Hamel, big boss de la sûreté nationale, et Menad Nouba, à la tête de la gendarmerie nationale, faisaient les frais de la colère d’Abdelaziz

C

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Biens mal acquis

De lourde, l’atmosphère est devenue irrespirable. Dès son retour, Saïd Bey voit son domicile perquisitionné par les gendarmes. Idem pour les résidences de Lahbib Chentouf, Abderrazak Chérif, Menad Nouba et Boudjemaa Boudouaour, eux aussi frappés d’une ISTN. La panique gagne les hauts gradés, qu’ils soient encore en fonction ou qu’ils aient été écartés durant cet été brûlant. La suite confirmera leurs craintes. Et aggravera le climat de psychose. Dimanche 14 octobre, à l’issue de plusieurs heures d’audition devant un juge du tribunal militaire de Blida, Saïd Bey, Lahbib Chentouf, Abderrazak Chérif, Menad Nouba, Boudjemaa Boudouaour ainsi qu’un colonel de la sécurité de l’armée

LE PRÉCÉDENT « BELOUCIF »

Il fut le premier des généraux-majors à croupir en prison. Le 11 février 1993, à l’issue d’un procès très médiatisé, Mustapha Beloucif, ministre de la Défense sous la présidence de Chadli Bendjedid, est condamné par le tribunal militaire de Blida à vingt ans de réclusion pour détournement de fonds. Les juges se fondent sur un dossier produit par cinq généraux. « Une cabale montée de toutes pièces », dénonce Beloucif, qui clame son innocence. Après quelques mois de détention, l’homme est remis en liberté sur ordre du président Liamine Zeroual. En 2010, peu de temps avant sa mort, le ministère de la Défense lui adressera finalement une « lettre de réhabilitation ». F.A.


dont l’identité n’a pas été divulguée sont placés en détention provisoire puis inculpés. Ni le ministère de la Défense, ni le parquet militaire, ni le ministère de la Justice ne pipent mot. Pas de commentaire sur leur audition. Pas une ligne sur le lieu où ils sont détenus. Pas de communiqué sur les chefs d’inculpation. Dans les faits, les six hommes sont poursuivis pour biens mal acquis, abus de responsabilité et enrichissement illicite. Les enquêtes s’étendent aussi aux proches, principalement les enfants des prévenus (lire p. 72). Coup de théâtre le 5 novembre : les six prévenus sont remis en liberté provisoire et placés sous contrôle judiciaire en attendant la suite de l’instruction. Leur libération surprise a aussitôt donné lieu à des supputations, d’autant que plusieurs titres de presse affirment qu’elle est intervenue sur ordre de la présidence de la République. Difficile d’accorder foi à l’hypothèse tant elle est contraire au code de la justice militaire et à l’article 156 de la Constitution, qui dispose que le chef de l’État est « garant de l’indépendance du pouvoir judiciaire ». Si l’idée d’une intervention en haut lieu ne peut être totalement exclue, c’est bien la chambre d’accusation du tribunal militaire de Blida qui a décidé de leur remise en liberté, après l’appel des officiers, sur lesquels pèsent toujours les chefs d’inculpation. « Leurs auditions ont été des moments difficiles, pénibles et éprouvants », raconte un proche de Saïd Bey, encore choqué que son ami ait dormi en prison. Un ancien officier du renseignement, qui a suivi de près la carrière de certains de ces généraux, n’en revient pas : « Je n’aurais jamais cru qu’ils se retrouveraient un jour derrière les barreaux. On ne mesure pas encore l’impact de ce séisme dans le sérail et au sein de l’armée. » Encore récemment, ces gradés jouissaient de pouvoirs quasi absolus sur les régions qu’ils administraient ou les services qu’ils dirigeaient. En quelques semaines, les voilà passés du Capitole à la roche Tarpéienne…

La cadence de ces destitutions est exceptionnelle, voire inédite, depuis l’indépendance.

ZEBAR

Message reçu

Le débat provoqué par ces incarcérations et ces remises en liberté est d’autant plus vif que l’ampleur et la cadence de la purge sont exceptionnelles, voire inédites, depuis l’indépendance, en 1962. La stratégie assumée du black-out médiatique – de la part

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Maghreb & Moyen-Orient ALGÉRIE

de l’armée et de la justice – nourrit l’inquiétude bien au-delà de la sphère sécuritaire. Politiques, opinion publique et chancelleries occidentales s’interrogent. Ces généraux sont-ils les victimes collatérales des luttes intestines autour de la succession Saïd Bey, limogé en août de son poste de chef de la 2e région militaire.

ZEBAR

CES GRADÉS JOUISSAIENT DE POUVOIRS QUASI ABSOLUS. EN QUELQUES SEMAINES, LES VOILÀ PASSÉS DU CAPITOLE À LA ROCHE TARPÉIENNE.

d’Abdelaziz Bouteflika, que ses partisans appellent à briguer un cinquième mandat? S’agit-il de règlements de compte politico-militaires ? Ou d’une réelle opération « mains propres » pour libérer le pays du poison de la corruption? Le 26 juin, à la veille de son limogeage, le général Abdelghani Hamel lançait cette phrase lourde de sens: « Celui qui veut lutter contre la corruption doit être propre. » Une mise en garde adressée à Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée, dont les services étaient chargés de mener l’enquête sur l’importateur Kamel Chikhi. Message reçu cinq sur cinq. Les premiers sacrifiés font tous partie de l’entourage proche du patron de l’armée, avec lequel ils entretiennent de solides liens d’amitié. « Quand Gaïd Salah a pris connaissance de l’enquête sur la fortune supposée de son ami Abderrazak Chérif, il n’en a pas fermé l’œil pendant trois jours », confie un ancien ministre. Un de ses proches certifie, sous le sceau de l’anonymat, que Gaïd Salah a alerté à maintes reprises le général sur l’ampleur de la prédation dans son entourage. Idem pour Saïd Bey, chouchou du chef d’état-major, qu’il appelle même Ammi Salah (« Tonton Salah »). « La plupart des généraux en prison sont des hommes de Gaïd Salah, décrypte un officier de réserve. Leur mise en accusation

DES « FILS DE » TRÈS GOURMANDS Rien n’interdit aux enfants des hauts gradés de l’armée de faire des affaires. Et aucun des fils ou filles des prévenus ne fait l’objet de poursuites judiciaires dans ce dossier. Néanmoins, les activités de certains d’entre eux font l’objet d’enquêtes de la part de la gendarmerie et de l’armée. Le nom de FaouziNidhal Chentouf, entrepreneur dans l’industrie du béton et fils du général-major du même nom, est apparu dans le cadre des investigations liées à l’affaire de la saisie des 701 kg de

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cocaïne… et à ses ramifications dans l’immobilier. Lui nie toute implication dans les affaires de Kamel Chikhi, certifiant ne posséder qu’« une petite entreprise ». Le fils du général Menad Nouba est, lui, soupçonné d’avoir obtenu des logements de grand standing dans les promotions immobilières de « Kamel le boucher ». Son père, qui a dirigé la gendarmerie nationale entre 2015 et 2018, pouvait-il ignorer qu’il avait acquis ces avantages? Difficile à croire. Tout comme

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il paraît peu probable que le général-major Abdelghani Hamel ait pu méconnaître les activités de son fils, gérant d’un port sec à Oran, dont le nom apparaît aussi sur les écrans radars des enquêteurs qui s’intéressent au business de Kamel Chikhi, et qui aurait tissé des liens d’amitié et d’affaires avec ce dernier. À ce jour, ni le fils ni le père – dont l’audition est réclamée par les avocats du « boucher » – n’ont été entendus par un juge dans le cadre de ce dossier. L’un des cinq enfants du

général-major Saïd Bey verse quant à lui dans le transport des agrégats, de même qu’il dirige une société de gestion immobilière dont les principaux clients sont des résidents étrangers. « Rien d’illégal, jure l’un de ses amis à Jeune Afrique. Il a obtenu un modeste prêt bancaire pour monter son affaire. » Quant au général-major Abderrazak Chérif, il aurait, selon des connaissances, été alerté à plusieurs reprises sur l’appétit insatiable de ses enfants.

F.A.


« Deux poids, deux mesures »

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© DR

« L’opinion jugerait injuste et partial que les poursuites s’arrêtent à ces cinq généraux, fait remarquer un membre du sérail. Pourquoi eux et pas les autres ? Tout le monde sait que des fortunes colossales ont été amassées en toute impunité par des généraux et leur progéniture. À commencer par Gaïd Salah, dont on dit qu’il se serait enrichi avec ses enfants, qui ont fait main basse sur Annaba, dans l’Est. » Déjà, une rumeur a fait le tour d’Alger : le chef d’état-major se verrait réserver le même sort que le général Mohamed Médiene dit Toufik, congédié en septembre 2015 après vingt-cinq ans à la tête du renseignement pour s’être prétendument opposé à un quatrième mandat de Bouteflika. Un sort similaire ne paraît toutefois pas inquiéter l’intéressé, tant il paraît, selon certains de ses proches, serein et confiant. Gaïd Salah gênerait-il ceux qui souhaitent le maintien au pouvoir du chef de l’État? « On met en prison des généraux, mais pas l’ancien ministre Chakib Khelil, pourtant lourdement inculpé par un juge d’Alger, ni l’ancien secrétaire général du FLN, Amar Saadani, mis en cause dans un scandale de détournement de terres agricoles, pointe une source haut placée. On n’enlèvera pas de la tête des Algériens que ce « deux poids, deux mesures » est l’expression d’un règlement de compte. »

Abdelaziz Rahabi, ancien ministre de la Communication, juge, pour sa part, que la scénarisation et l’instrumentalisation du coup de filet n’ont d’autre but que d’affaiblir l’institution militaire : « Lorsqu’une fin de règne est compliquée, telle que celle que nous vivons actuellement, c’est l’armée qui intervient pour mettre fin à la crise. C’est d’autant plus vrai que Bouteflika n’a jamais songé à préparer sa succession et qu’il n’est pas aujourd’hui dans les meilleures dispositions pour le faire. L’armée est le pivot autour duquel pourrait s’organiser le passage de la légitimité révolutionnaire comme fondement du pouvoir à la démocratie. » En plein été, le chef d’état-major avait pourtant réaffirmé la loyauté de l’armée envers le président, rejetant les appels du pied pour que l’institution assure « une transition politique ». « L’Armée nationale populaire est une armée qui connaît ses limites, voire le cadre de ses missions constitutionnelles, qui ne peut en aucun cas être mêlée aux enchevêtrements des partis et des politiques, ou s’immiscer dans des conflits qui ne la concernent ni de près ni de loin », a insisté le chef d’état-major lors d’une cérémonie militaire en juillet. De quoi rassurer ceux qui défendent la thèse d’une armée écartant ceux qui ternissent son image afin de donner l’exemple d’une institution intègre, prête à remettre à la justice ses éléments les plus véreux. Gaïd Salah, tel Hercule, s’attacherait à nettoyer les écuries d’Augias. La descente aux enfers et la capture de Cerbère seront-elles, comme pour le héros grec, les prochains travaux du chef d’état-major ?

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LA PLUPART DES HOMMES INCARCÉRÉS SONT PROCHES DU CHEF D’ÉTAT-MAJOR, AHMED GAÏD SALAH. EST-CE À DIRE QU’IL EST LUI AUSSI MENACÉ?

FAROUK BATICHE/AFP

vise à le fragiliser et à le discréditer. Rien ne garantit son maintien à la tête de l’armée. »

Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense et chef d’état-major.


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