LIBANAIS D’AFRIQUE
ENQUÊTE La face cachée de l’or noir nigérian
Les 30 familles qui comptent
SÉNÉGAL Ousmane Sonko se dévoile
HEBDOMADAIRE INTERNATIONAL NO 3037 DU 24 AU 30 MARS 2019
ALGÉRIE
À la recherche du temps perdu Les manifestations qui se multiplient sont le symbole d’une nouvelle dynamique. Objectif: un changement profond pour réinventer tout un pays. SPÉCIAL 20 PAGES
ÉDITION INTERNATIONALE ET MAGHREB & MOYEN-ORIENT
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France 3,80 € Algérie 290 DA Allemagne 4,80 € Autriche 4,80 € Belgique 3,80 € Canada 6,50 $ CAN Espagne 4,30 € Éthiopie 67 birrs Grèce 4,80 €
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Guadeloupe 4,60 € Guyane 5,80 € Italie 4,30 € Luxembourg 4,80 € Maroc 25 DH Martinique 4,60 € Mayotte 4,60 € Norvège 48 NK Pays-Bas 5 € Portugal cont. 4,30 € Réunion 4,60 € RD Congo 6,10 $ US Royaume-Uni 3,60 £ Suisse 7 FS Tunisie 4 DT USA 6,90 $ US Zone CFA 2000 F CFA ISSN 1950-1285
L’ENQUÊTE
Investigation, classements, débats… Chaque mois le grand rendez-vous de JA
LIBANAIS D’AFRIQUE
Histoires de familles ’ D Le continent compte maintes dynasties d’entrepreneurs venues du pays du Cèdre. Discrète mais puissante, cette communauté bien intégrée conserve des liens très forts avec sa terre d’origine. Mais les jeunes générations commencent à bouleverser ces vieux schémas.
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OLIVIER MARBOT, avec ANNA SYLVESTRE-TREINER et THIBAULT BLUY
Abidjan à Kinshasa et de Conakry à Dakar – et même à Beyrouth ! –, évoquez les « Libanais d’Afrique » et vous risquez de voir apparaître sur les visages de vos interlocuteurs sourires narquois et airs entendus. Ni ici ni là-bas, la communauté n’a jamais eu très bonne presse. Les clichés lui collent à la peau. Le principal ? Le Libanais d’Afrique est riche. Affirmation évidemment absurde : si les familles d’entrepreneurs ayant réussi sur le continent sont nombreuses, et généralement bien connues, elles représentent à peine 10 % des quelques centaines de milliers de Libanais d’origine établis sur le continent. La source de cette richesse suscite, elle aussi, bien des fantasmes. Ces gens-là sont, paraît-il, des commerçants-nés, trait de caractère qu’ils tiendraient de leurs ancêtres phéniciens ! Bien sûr, cette douteuse essentialisation n’est nullement confirmée par les faits : les puissantes dynasties libanaises du continent opèrent aujourd’hui dans les secteurs les plus variés, même si, pour des raisons historiques (lire interview pp. 28-29), le « commerce » reste l’une de leurs activités de base. « La plupart des entreprises sont pluridisciplinaires, explique un intermédiaire qui connaît bien le milieu. Ils gardent souvent un pied dans le commerce, mais la majeure partie de leur activité se situe plutôt dans les industries de transformation: agroalimentaire, cosmétiques, chimie… » Pour comprendre leur succès, mieux vaut peut-être chercher du côté des sciences humaines. L’anthropologue français Michel Peraldi évoque à leur propos le « capitalisme de parias » cher à Max Weber, notion souvent appliquée
LAURENT PARIENTY POUR JA
L’enquête LIBANAIS D’AFRIQUE
à la diaspora juive. Reste que chaque communauté libanaise d’Afrique a ses spécificités. Ainsi, leur importance numérique varie considérablement d’un pays à l’autre. Au Mali ou au Burkina Faso, on ne compte guère plus de 1 000 « Libanais », naturalisés ou non. Mais ils sont plus de 3 000 en Guinée et quelque 30 000 au Sénégal, où les premiers émigrants débarquèrent dès la fin du XIXe siècle et où les grandes familles ont pour nom Jaber, Tarraf, Filfili, Layousse, Fares, Salam, Haidouss ou Omaïs. Mais c’est en Côte d’Ivoire que se
trouve le plus gros contingent : 100 000 personnes environ. Les puissantes dynasties d’affaires y sont légion, des Hyjazi aux Omaïs, en passant par les Darwich, Khalil, Fakhry, Beydoun, Ezzedine et Hojeij. Dans dix ou vingt ans, c’est sans doute le Nigeria, dont le dynamisme attire les entrepreneurs comme un aimant, qui comptera la communauté la plus nombreuse. De même, s’agissant de la participation à la vie publique, la situation diffère d’un pays à l’autre. Monie Captan, ministre des Affaires étrangères du Liberia
30 FAMILLES QUI COMPTENT
Voici, par ordre alphabétique, la liste non exhaustive des dynasties d’entrepreneurs libanais qui contribuent le plus au développement de leurs pays d’accueil, en Afrique de l’Ouest et ailleurs. Portraits réalisés par DIAWO BARRY, AMADOU OURY DIALLO, OLIVIER MARBOT, LÉA MASSEGUIN et BAUDELAIRE MIEU
Magasin Abi Jaoudi à Monrovia, au Liberia.
Abi Jaoudi Liberia
Au Liberia, qui ne connaît Abi Jaoudi ? La famille a donné son nom à une chaîne de supermarchés. Et George, son patriarche, est à la tête d’un groupe qui distribue aussi bien de l’alimentation que des véhicules. Il possède aussi des casinos, des hôtels, des restaurants… Réputée proche de l’ancienne présidente Ellen Johnson Sirleaf, la famille l’est tout autant de George Weah, son successeur. Ce qui ne l’a pas empêchée d’avoir quelques ennuis quand les autorités ont découvert la
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disparition d’un container de billets de banque dans le port de Monrovia. Il faut dire que certains médias locaux n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer la mainmise supposée des « étrangers » – Libanais en tête – sur le Liberia.
Achcar Mali
Gérard Achcar est l’un des hommes les plus influents du pays. Achcar Mali Industries (AMI), le groupe qu’il a hérité de son père, est le mastodonte local de l’agroalimentaire. Il possède notamment les Grands
Moulins du Mali, dont la minoterie se trouve au Niger, ainsi qu’une usine de pâtes alimentaires. Il produit aussi de l’huile, du sucre et des piles électriques.
Beydoun Côte d’Ivoire
Abdul Hussein Beydoun n’a que 16 ans lorsque, en 1977, il débarque à Abidjan. Après des débuts modestes, il se lance dans les matériaux de construction et la distribution. En 2003, il rachète au groupe français Descours & Cabaud la société Bernabé, qui vend du matériel de bricolage et des matériaux de construction. Aujourd’hui père de quatre enfants, l’entrepreneur est à la tête du groupe Yeshi, dont le chiffre d’affaires a atteint 47 milliards de F CFA (71,7 millions d’euros) en 2017. Présent dans huit pays, il a ouvert en 2018 deux immenses (10 000 m2) points de vente, dont un sous la marque Mr. Bricolage. Un centre commercial de 45 000 m2 est par ailleurs en construction sur l’avenue François-Mitterrand, à Abidjan.
Chagoury Nigeria
Cofondateurs, en 1971, du Chagoury Group, les frères Gilbert et Roland Chagoury sont, à 70 ans passés, à la tête d’un conglomérat très diversifié (construction, immobilier, meunerie, embouteillage, assurance, hôtels, télécoms, etc.) et sont désormais
de 1996 à 2003, Haïdar El Ali, ministre sénégalais de l’Écologie puis de la Pêche (2012-2014), ou encore Chadi Moukarim, élu le 10 février maire du Ve arrondissement de Libreville, restent des exceptions. En général, les grandes familles rechignent à se mêler de politique. D’abord par simple prudence. En Côte d’Ivoire, ceux qui, à la différence d’un Pierre Fakhoury, qui a toujours su ménager les deux camps, avaient en 2010 joué à fond la carte Gbagbo s’en mordent encore les doigts ! Ensuite parce que, dans nombre de pays, la couleur de leur peau les maintient
Darwish Nigeria
Créé par Issam Darwish et William Saad lors de la privatisation des télécoms nigérianes, en 2001, le groupe IHS est aujourd’hui l’un des leaders de la gestion des pylônes dans le pays et travaille avec les principaux acteurs du secteur. Mohamad Darwish, vice-président du groupe, dirige l’activité Nigeria. On trouve aussi des Darwich (avec un « c ») en Côte d’Ivoire.
Guerre ouverte
Certaines communautés s’efforcent de rester discrètes, d’autres moins. Les éventuels différends commerciaux se règlent généralement hors des tribunaux, mais il arrive – rarement – qu’un conflit déborde sur le terrain politique. Dans les années 1980, ce fut le cas de l’entrepreneur
Fadoul Burkina Faso
père, Sefca est désormais dirigée par deux de ses fils, Jamal et Nessrallah. En 2015, un rapport de l’ONG Global Witness a accusé cette entreprise forestière d’avoir aidé au financement de la Séléka, la rébellion armée centrafricaine.
Michel Zouhair Fadoul a créé le groupe qui porte son nom en 1966. L’entreprise s’est peu à peu diversifiée dans de nombreux secteurs (BTP, distribution, industrie) et une bonne dizaine de pays (Togo et Ghana, notamment). Entretenant de bonnes relations avec le pouvoir au temps de Blaise Compaoré, la famille, qui est de confession chrétienne, reste l’une des plus puissantes du pays, mais voit son influence battue en brèche par des dynasties sunnites ou chiites, les Basma en premier lieu.
Ezzedine Côte d’Ivoire
Comme beaucoup de groupes créés par des Libanais, le conglomérat Carré d’or, fondé par Ibrahim Ezzedine (décédé) et aujourd’hui dirigé par son frère Zouheir, est extrêmement diversifié. Importation et vente d’agroalimentaire, moulins, immobilier, eau minérale… Le groupe possède aussi la seule usine de pâtes alimentaires de Côte d’Ivoire. Depuis le rachat de son usine au groupe Omaïs, il est aussi le premier producteur de carton du pays. Deux neveux viennent de rejoindre le management du groupe, qui continue de se développer.
ISSAM ZEJLY/TRUTHBIRD MEDIAS
milliardaires. Gilbert fut ambassadeur de la petite île antillaise de Sainte-Lucie, dont le système bancaire ne se signale pas par sa transparence. C’est aussi un philanthrope qui a financé la construction d’écoles et d’hôpitaux, ainsi qu’un monument à la mémoire des victimes du 11 Septembre. Une galerie du Musée du Louvre, dont il est un généreux donateur, porte son nom et celui de Rose-Marie, son épouse.
dans un statut de marginaux. « Une bourgeoisie puissante économiquement mais vulnérable politiquement », résume Peraldi, citant encore Max Weber.
Fakhoury Côte d’Ivoire
Clyde Fakhoury, le fils de Pierre Fakhoury, a pris la direction opérationnelle de PFO depuis 2011.
En quittant le Sud-Liban, Maarouf El Sahely ne se doutait sûrement pas qu’il deviendrait un jour le leader de l’industrie des boissons en Angola, au Cameroun, en Centrafrique, au Congo-Brazza et en Zambie. Au Cameroun, la dynastie est présente dans de nombreux secteurs : le bois (avec Sefca), le transport (Solet) et l’eau minérale (Source du pays). Créée à l’initiative de Youssef, le
Zouheir Ezzedine, PDG du conglomérat Carré d’or.
NABIL ZORKOT
El Sahely Cameroun
En Côte d’Ivoire, qui dit Fakhoury pense d’abord à « Pierre ». Né en 1943, le célèbre architecte est une figure du monde de l’entreprise dont l’influence dépasse largement la communauté libanaise. Depuis 2011, c’est Clyde, son fils, qui a pris progressivement la direction opérationnelle du groupe. Ancien courtier, celui-ci n’a rejoint PFO qu’en 2008. Si le BTP reste une activité-phare, Clyde joue à fond la carte de la diversification : eau, environnement, gestion des déchets… Souhaitant ne plus dépendre du seul marché ivoirien, il a par ailleurs lancé des projets au Sénégal, au Burkina Faso et en Guinée. Quant à Cécile, son épouse, elle dirige l’une des principales galeries d’Abidjan et ne ménage pas
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L’enquête LIBANAIS D’AFRIQUE
ses efforts pour promouvoir l’art contemporain en Côte d’Ivoire et dans toute l’Afrique.
Fakhry Côte d’Ivoire
Installée à l’origine au Sénégal, la famille Fakhry est aujourd’hui très influente en Côte d’Ivoire, où ses activités vont du commerce du textile à la grande distribution, en passant par les hôpitaux (Polyclinique internationale de l’Indenie) et l’hôtellerie (Ivotel). Leader de la grande distribution avec 159 magasins, sous 17 enseignes, Prosuma est codirigée par Karim Fakhry et l’Ivoirien Abou Kassam. En 2016, l’entreprise employait 3600 personnes et réalisait un chiffre d’affaires de plus de 350 millions d’euros.
Fares Sénégal
Classés parmi les plus grandes fortunes du Sénégal (aux côtés des Layousse, Omaïs ou Choubassy), les frères Fares, Mohamed, Muhyedine et Hassan, ont d’abord développé leur activité dans le bâtiment et les matériaux (Batimat, Batiplus) avant de se diversifier dans l’agroalimentaire (Siagro), l’eau, le lait et les jus de fruits (Kirene).
Ghandour Côte d’Ivoire
Créée dans les années 1960, à Dakar, par le patriarche de la
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mais au deuxième étage d’un immeuble qui abrite aussi le siège social du groupe Hage (matériaux de construction). Logique, puisque Joseph Hage est à la fois le consul honoraire et le patron dudit groupe. Il arrive aussi qu’une communauté se spécialise dans un secteur d’activité. Les Libanais du Congo possèdent ainsi les principaux palaces du pays : l’Olympic Palace Hotel, à Brazzaville, pour Talal Rihan; l’Atlantic Palace, à Pointe-Noire, pour Hassan Youssef. En Centrafrique, la communauté a beau être minuscule, elle n’en contrôle pas moins en la personne de Saïd Trad la
famille, la parfumerie Gandour a migré vers la Côte d’Ivoire, où elle est devenue un acteur majeur du secteur des cosmétiques. Ses produits sont distribués jusqu’en Europe et aux États-Unis, sous la marque Nouvelle Parfumerie Gandour (NPG). Mais la famille reste présente dans les deux pays. L’orthographe de son nom est un peu fluctuante, puisque l’on trouve aussi bien des Ghandour que des Gandour et des El Ghandour. Comme pour compliquer un peu plus ce dédale onomastique, NPG est aujourd’hui dirigée par le gendre de Mahmoud El Ghandour, un certain Ghandour Ghandour !
Hage Burkina Faso
Joseph et Georges Hage dirigent le groupe familial créé par Élie, leur frère. Cette famille chrétienne est active dans la sidérurgie, les centres commerciaux, la peinture et les matériaux de construction. Au Togo, elle possède la société Sototoles. On trouve aussi des Hage au Liberia.
Hejeij Gabon
À Libreville, le nom de Hejeij est omniprésent. Hassan, qui entretenait des relations quasi familiales avec Omar Bongo Ondimba, est un poids lourd du BTP avec Socofi. Le groupe est aujourd’hui dirigé par son fils, Ali, et son frère, Kassem. En 1991, les
Hejeij ont fondé la Banque du Moyen-Orient et de l’Afrique, implantée au Liban. Kassem a démissionné en 2015, laissant sa place à son fils (également prénommé Ali).
Adnan Houdrouge, président du groupe Mercure International (grande distribution).
VINCENT FOURNIER/JA
Mohsen Hojeij. S’estimant lésé après avoir réalisé divers grands travaux pour le compte des autorités du Congo-Brazzaville, cet homme d’affaires anglo-libanais est, depuis, en guerre ouverte contre elles ! En RD Congo, la famille Tajeddine ne cherche pas non plus la discrétion : elle a construit sa Futur Tower en plein centre de Kinshasa, sur le boulevard du 30-Juin. Ambiance plus feutrée à Ouagadougou, où le consulat honoraire du Liban est certes installé au centre-ville, tout près du marché, de la cathédrale et de la grande mosquée,
Houdrouge Sénégal
Même s’il est depuis longtemps ressortissant monégasque, Adnan Houdrouge reste lié au Sénégal, où il est né, en 1948, Douzième enfant d’une fratrie de treize, il a commencé sa carrière comme vendeur dans un magasin de sport, à Dakar, en 1968. Quatre ans plus tard, il se met en tête d’équiper l’ensemble de l’équipe olympique sénégalaise et contacte Adidas. Houdrouge gagne son pari, crée dans la foulée la marque City Sport (distribution d’articles de sport), qui se développe sans coup férir en Afrique et en Europe, et noue des alliances avec divers groupes français: la Fnac, les supermarchés Casino, Courir… Mercure International, son groupe, gère aujourd’hui 150 magasins et emploie 5000 salariés. Il est actionnaire du distributeur ivoirien Prosuma, créé
seule compagnie aérienne du pays. Karinou Airlines, c’est son nom, transporte le chef de l’État lors de ses voyages dans les pays voisins. En Angola, Wissam Nesr contrôle à la fois Webcor, le premier minotier, et AngoAlissar, le premier groupe agroalimentaire du pays. En Guinée, la société UMS, que dirige Fadi Wazni, a pris le risque de s’allier à ceux que l’on présente comme les grands rivaux des Libanais en Afrique – les Chinois – pour créer un géant des mines et de la logistique presque capable de rivaliser avec Rio Tinto, le numéro un mondial. Une internationalisation
transmis Fakhreddine, son père. Jalal dirige l’entreprise Orca, qui possède 25 magasins dans de nombreux pays: Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Gambie, Mali, Mauritanie et bien d’autres. D’autres membres de la famille Kaawar participent à l’exploitation de la marque, en particulier son frère Jamal.
par les familles Fakhry et Kassam. Sa fille Johanna, qui est avocate, l’a rejoint à la tête du groupe, tandis que Véronique, son épouse, et Jennifer, son autre fille, dirigent une association caritative baptisée Children of Africa.
Hyjazi Côte d’Ivoire
Codirigé par deux frères, Hassan et Samih, le groupe Hyjazi est un pionnier de la grande distribution en Afrique de l’Ouest (avec les Prima Center d’Abidjan, Conakry et Ouagadougou) et emploie plus de 4000 personnes dans quinze pays. Il est également présent dans l’industrie, la promotion immobilière et la restauration.
Khachab Côte d’Ivoire
PDG de Thunnus Overseas Group (TOG), Mohamad Ali Khachab règne, pour sa part, sur la conserverie de thon en Afrique, avec ses trois sociétés familiales: la Société de conserveries de Côte d’Ivoire, Pêche et Froid Côte d’Ivoire et Pêche et Froid Madagascar. Son groupe est également présent en Europe, et notamment en France, où il détient 25 % de parts de marché dans son secteur d’activité.
Issaoui RD Congo
Parfois présenté comme le « chef » de la communauté libanaise de RD Congo, Ibrahim Ahmad Issaoui est à la tête de Sociemex, le groupe qu’il a créé en 1998 et qui chapeaute aujourd’hui six grandes sociétés spécialisées dans l’agroalimentaire, la construction et la distribution, notamment automobile. Sociemex est l’importateur officiel des automobiles Hyundai et Mazda.
Né en 1960 à Dakar, Jalal Kaawar est le roi de l’ameublement et de la décoration en Afrique, titre que lui a
Khalil Côte d’Ivoire
Fondé en 1972 par Moustapha Khalil, le groupe Eurofind se développe aujourd’hui dans la métallurgie, la chimie et l’alimentaire. Il est présent dans 13 pays, dont 5 en Afrique de l’Ouest : Côte d’Ivoire, Bénin, Mali, Sénégal et Togo. Lorsque le fondateur est rentré au Liban, c’est Adham El Khalil, son gendre, qui a pris la présidence du groupe. De concert avec Atef Omaïs, Moustapha Khalil a parallèlement créé l’entreprise Sotici, qui fabrique des tuyaux en PVC. La firme est aujourd’hui dirigée par Ramzi Omaïs, fils du premier et neveu du second.
Khouri Togo
Spécialisé dans l’énergie, Khouri est l’un des principaux groupes privés
Conserverie de thon du groupe Thunnus Overseas Group, dans le port d’Abidjan.
NABIL ZORKOT
Kaawar Sénégal
qui amène certaines familles à se tourner vers des avocats d’affaires internationaux, à l’image du parisien Julien Baubigeat, par exemple, qui travaille avec un grand nombre d’entre elles. Certaines trajectoires personnelles et familiales doivent beaucoup au hasard. Des migrants ayant embarqué à Beyrouth, en particulier durant la première moitié du XXe siècle, devaient faire escale à Marseille, puis à Dakar, avant de traverser l’Atlantique. La plupart rêvaient d’Amérique, certains ne sont jamais repartis du Sénégal.
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L’enquête LIBANAIS D’AFRIQUE
Selon la légende, c’est le cas de la famille Ghandour. Dans les années 1920, son chef a été contraint de débarquer à Dakar parce que sa femme était enceinte, mais l’escale s’est éternisée. Il a donc créé la Nouvelle Parfumerie Gandour (NPG), le groupe a essaimé dans toute la région, des cousins du Liban sont venus en renfort… Et les Ghandour (avec ou sans « h ») n’ont jamais vu l’Amérique. Autre pays, autre époque, autre histoire. « Lorsque, dans les années 1970, la guerre du Liban a éclaté, raconte l’anthropologue Marwa El Chab, le président
Filiale du groupe Finatrade, l’entreprise Ghana Market Direct Ltd (grande distribution) réalise un chiffre d’affaires avoisinant le milliard de dollars. Ce qui fait de Nabil Moukarzel, son patron, l’un des hommes les plus riches du Ghana. Il emploie plus de 2000 salariés ghanéens et distribue des produits alimentaires dans sept pays d’Afrique de l’Ouest.
Lakiss Côte d’Ivoire
Moussalli Nigeria
Ali Lakiss, l’un des rois du cacao ivoirien, dans son usine de San Pedro.
Amin Moussalli est né au Liban avant d’immigrer aux États-Unis, puis de s’établir au Nigeria, le pays d’où est originaire la famille de son épouse. Il est le propriétaire du groupe AIM, qui possède une ribambelle de stations de radio et de chaînes de télévision nigérianes: Cool FM, Wazobia FM, Wazobia TV, Cool TV… Evita et Tatiana, ses filles, travaillent également au sein du groupe. La seconde est mariée avec Shahin Nouri, un champion automobile d’origine suisse.
Nesr Angola
NABIL ZORKOT
Fondé dans les années 1970, à Kinshasa, par Ali Nehme Nesr, le groupe Webcor est toujours présent au Congo et au Mozambique, mais l’essentiel de ses revenus africains lui vient d’Angola. Il est aujourd’hui dirigé par Wissam, le fils du
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SYLVAIN CHERKAOUI POUR JA
Moukarzel Ghana
d’Afrique de l’Ouest. Fondé par Fahim Khouri au début des années 1970, il est géré de manière familiale et possède des bureaux au Togo, au Nigeria, au Liban et aux États-Unis. Les Khouri (ou Khoury) sont également présents dans de nombreux autres pays d’Afrique, parmi lesquels la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Bénin.
Associé aux frères Ahmed et Dnan Amer, l’autodidacte ivoiro-libanais Ali Lakiss a fondé la Société Amer et Frères (SAF) en 2004, qui, très vite, est parvenue à rivaliser avec les multinationales du cacao présentes dans le pays. S’il faut en croire son site internet, elle a réalisé en 2016 un chiffre d’affaires de 380 millions d’euros et accaparé 10 % de la production nationale. Ce qui ne l’a pas empêchée de faire faillite en juillet 2018, à la suite de défauts de contrats et d’un important cumul de dettes. Au mois de janvier, la Société agricole de café cacao (SACC) a racheté les actifs de SAF Cacao.
Félix Houphouët-Boigny a décidé de laisser les Libanais entrer librement en Côte d’Ivoire, même sans visa. Il était convaincu qu’ils allaient contribuer au développement économique du pays et ne s’était pas trompé. Aujourd’hui encore, nombre de Libanais de Côte d’Ivoire ont un portrait d’Houphouët, “le protecteur”, accroché dans leur salon. » Même si elles durent le quitter dans des conditions parfois tragiques, beaucoup de familles parmi les plus prospères conservent des liens très forts avec leur pays d’origine. C’est même un trait commun à l’ensemble de la diaspora
fondateur, secondé par Hussein Nestr, qui occupe le poste de vice-président. Le groupe, dont le siège est en Suisse, est spécialisé dans l’importation et la distribution de produits alimentaires. Son chiffre d’affaires est supérieur à 1 milliard de dollars.
Odaymat Ghana
D’abord employé de la filiale ghanéenne de Toyota, Mohammed Ahmed Odaymat a racheté sa première entreprise en 1978. Il est aujourd’hui le président du directoire d’un groupe diversifié qui travaille dans toute l’Afrique de l’Ouest et dont son fils (prénommé Esam) est le PDG. Si Rana Group possède une usine d’eau minérale et une agence de voyages, son activité reste avant tout liée aux moyens de transport : il distribue les voitures Kia, les motos Suzuki et une large gamme de pneus, qui
libanaise : plus de 12 millions de personnes au total, installées principalement en Amérique latine, aux États-Unis et en Australie. À en croire les experts de la Byblos Bank, ces expatriés ont, en 2017, rapatrié au Liban 7,1 milliards de dollars, soit 13 % du PIB. Une manne indispensable au bon fonctionnement de l’économie, ce dont les autorités sont bien conscientes. « Les membres de la diaspora ont aidé financièrement leurs parents restés au pays, où ils vivaient dans des conditions parfois extrêmement difficiles. Ils ont du même coup joué un rôle majeur dans notre
Omaïs Sénégal
Youssef Omaïs, PDG de Patisen, dans son usine de produits alimentaires de Dakar.
Des Omaïs, oui, mais lesquels? Présente dans toute l’Afrique de l’Ouest, la famille, qui débarqua à Dakar dès la fin du XIXe siècle, pèse lourd dans les économies ivoirienne et sénégalaise. Youssef, qui vit à Dakar, symbolise cette réussite. Fondateur, en 1981, du groupe Patisen, il fabrique et distribue une multitude de produits: pâte à tartiner, bouillons, boissons, mayonnaise, sel… Allié au singapourien Wilmar, il exporte dans une quarantaine de pays.
Seklaoui Côte d’Ivoire
Maîtres de la distribution de produits électroniques et électroménagers en Côte d’Ivoire, les frères Nassif et Ali Seklaoui travaillent avec de grandes marques internationales (Samsung, TCL, Beko), mais commercialisent aussi des produits sous leur propre label, Nasco. Et notamment des smartphones fabriqués par Samsung. Sociam, leur enseigne, est présente dans toute la région, jusqu’en RD Congo. Leurs prochaines cibles? Le Sénégal et le Nigeria. Figure de la communauté libanaise dans le pays, Nassif est le vice-président de la Chambre de commerce et d’industrie libanaise de Côte d’Ivoire (CCILCI), qui réunit, explique-t-il, « 300 groupes
employant plus de 60000 personnes et réalise un chiffre d’affaires cumulé avoisinant 2500 milliards de F CFA » (3,8 milliards d’euros). Cette chambre de commerce, unique sur le continent, espère donner des idées à d’autres communautés libanaises d’Afrique.
Tajeddine RD Congo
Symbolisé par la Futur Tower, un building ultramoderne du centre de Kinshasa, l’empire des Tajeddine couvre le BTP, l’agroalimentaire (Atlantic Trading Co., Biscuiterie Congo Futur), le bois (Trans-M), le plastique (Congo Futur Plastic) et la grande distribution. Mais la dernière fois que la fratrie a été sous les feux de l’actualité, ce n’était pas à la rubrique économie. Le 15 mars 2017, Kassem Tajeddine a été arrêté à l’aéroport de Casablanca, puis extradé aux États-Unis. L’administration américaine lui reproche en effet, ainsi qu’à deux de ses frères, Hussein et Ali, de financer le Hezbollah libanais via l’entreprise familiale. Des accusations rejetées avec indignation par la famille, en particulier par Ahmed, patron du groupe Congo Futur et seul membre de la fratrie à ne pas figurer sur la liste noire américaine.
un riche commerçant établi dans les zones minières de Sierra Leone. Près de cent ans plus tard, Fadi Wazni, son petit-fils, est un entrepreneur aux multiples casquettes. Directeur général de la société United Mining Supply, il s’est en 2015 associé au singapourien Winning Shipping Ltd et au chinois Shandong Weiqiao pour lancer la Société minière de Boké (SMB). En deux ans, ce consortium a hissé la Guinée au rang de troisième producteur mondial de bauxite. Il compte quelque 9 000 salariés (dont 94 % de Guinéens) et réalise un chiffre d’affaires de l’ordre de 1 milliard de dollars. Outre ses qualités de chef d’entreprise, Fadi Wazni est également consul honoraire des Pays-Bas. Lorsqu’on l’interroge sur l’intégration de sa famille en Guinée, il n’esquive pas : « En vingt-cinq ans, je n’ai jamais été victime de ségrégation. Nous avons des familles qui sont en Guinée depuis plus d’un siècle, nos liens avec le Liban sont de plus en plus distendus. Moi, je suis guinéen. » Fadi Wazni, DG de United Mining Supply.
Wazni Guinée
Pour les Wazni, l’extraction minière est un peu une affaire de famille commencée dans les années 1920. Fadi, le grand-père, était à l’époque
UMS
équipent notamment les véhicules utilisés dans les nombreuses mines que compte le pays.
renaissance économique », explique-t-on au ministère de l’Information. Preuve de cette empathie, un ministère des Affaires étrangères et des Émigrés a récemment été créé. Toutes les demandes de restitution de nationalité ou d’exercice du droit de vote, même formulées par des expatriés de longue date, sont examinées avec bienveillance. On estime que près d’un quart des sommes rapatriées au Liban le sont par de prospères familles établies en Afrique. « Cela passe principalement par des investissements immobiliers, résume un spécialiste. Ceux qui en ont les
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L’enquête LIBANAIS D’AFRIQUE
Interview Marwa El Chab « Non, tous les Libanais d’Afrique ne sont pas riches ! »
Elle a grandi au Liban et fait ses études en France. Désireuse de comprendre l’itinéraire des « entrepreneurs libanais d’Afrique de l’Ouest », elle a, de 2012 à 2018, enquêté à Dakar, à Abidjan et à Ouagadougou. Et a soutenu sa thèse d’anthropologie* le 4 février, à Paris. Propos recueillis par OLIVIER MARBOT
pour plusieurs raisons. D’abord, qu’appelle-t-on un « Libanais » ? Certains ont adopté la nationalité de leur pays d’accueil depuis des générations, mais continuent de se distinguer par la couleur de leur peau. Ils sont désignés comme « libanais », mais faut-il les comptabiliser comme tels ? Au Sénégal, après l’indépendance, les gens ont été obligés de choisir l’une ou l’autre de leurs nationalités. Impossible de conserver les deux. La double nationalité a été autorisée par la suite, mais nombre d’émigrés libanais n’ont que la nationalité sénégalaise. Et même en oubliant cet aspect, il est difficile de donner un chiffre tant le sujet est politisé. Politisé par qui, et dans quel but ?
Selon les sources et les dates, les estimations oscillent entre 200000 et 500 000 personnes, sachant que la définition de l’« Afrique de l’Ouest » est souvent floue. Ceux qui avancent des chiffres les exagèrent ou les minimisent en fonction de leurs intentions ou de leurs intérêts. Mais la tendance générale, au Liban notamment, est à la minimisation.
Pourquoi ?
Ils n’aiment pas qu’on parle trop de la communauté établie en Afrique,
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jeuneafrique no 3037 du 24 au 30 mars 2019
L’anthropologue libanaise Marwa El Chab.
parce qu’ils redoutent de susciter des tensions et des jalousies nuisibles à leur activité économique. Car l’économie libanaise a besoin de la diaspora. Il semble que les Libanais d’Afrique conservent un lien fort avec leur pays d’origine, qu’ils y envoient de l’argent, qu’ils y investissent…
Attention au cliché ! Tous les Libanais d’Afrique n’ont pas les moyens d’avoir une deuxième maison au Liban. Certaines communautés, au Sénégal par exemple, n’ont d’ailleurs pas de lien affectif fort avec le Liban. Les familles riches y investissent, oui, certaines financent des écoles ou des hôpitaux parce que c’est une question d’image et de statut. Il est exact que beaucoup envoient de
l’argent au pays, mais ni plus ni moins que d’autres diasporas. N’oublions pas que le Liban reste la « Suisse du Moyen-Orient », que ses banques respectent strictement l’anonymat de leurs clients. C’est sans doute la principale cause de ces transferts. Quelle est la proportion de ces familles « qui ont réussi » dans la diaspora ?
Certains l’estiment à 10 %, auxquels s’ajoutent entre 70 % et 80 % de familles qui forment une sorte de classe moyenne. Mais tout dépend de ce qu’on appelle « réussir ». La classe moyenne libano-africaine a des revenus très supérieurs à ceux de la classe moyenne locale. Mais elle a aussi des frais importants.
VINCENT FOURNIER/JA
Jeune Afrique : Combien y a-t-il de Libanais en Afrique de l’Ouest ? Marwa El Chab : Difficile à dire,
C’est-à-dire ?
Pour faire partie de la communauté, il faut respecter certains codes sociaux. « Un Libanais ne peut pas vivre comme un Africain », m’ont dit certains. Il faut afficher un certain niveau de vie, et ceux qui ne jouent pas le jeu sont rejetés par la communauté, sans être pour autant acceptés par les « locaux ». Y a-t-il des Libanais pauvres ?
Bien sûr, mais ils sont difficiles à approcher parce qu’ils ont honte. Dans l’imaginaire collectif, le Libanais d’Afrique est forcément riche. Le raccourci est vite fait : pour être libanais, il faut être riche. Et si vous ne l’êtes pas, c’est que vous avez un problème. Dans quels secteurs les familles qui ont réussi travaillent-elles ?
D’abord dans l’import-export. C’est sans doute une solution de facilité, le commerce imposant moins de contraintes que l’industrie. Certains ont toujours la crainte d’un retour précipité à la suite d’une expulsion ou d’un conflit armé, comme en Côte d’Ivoire en 2010-2011. Or il est plus facile de liquider une activité commerciale qu’une usine.
Comment réussissent-ils à conserver leurs positions ?
Parce qu’ils ont eu l’intelligence de développer une offre différente de celle qui existait avant eux. Les frères Fares, au Sénégal, qui ont lancé Batimat dans les années 1980, proposent ainsi des matériaux de construction plus haut de gamme. Même chose pour les Kaawar, créateurs de la marque Orca, qui vendent des meubles et de la déco de meilleure qualité. Dès les années 1970-1980, les Libanais ont pressenti l’émergence d’une classe moyenne africaine…
* L’Économie de bazar en Afrique de l’Ouest : les entrepreneurs libanais à Abidjan, Dakar et Ouagadougou, thèse d’anthropologie sociale et d’ethnologie sous la direction de Michel Peraldi, EHESS, Paris
moyens commencent par racheter la maison et les terres familiales, puis le village tout entier. Ils s’y font construire une belle demeure, avant d’investir dans l’achat d’appartements ou d’immeubles à Beyrouth. Il y a dans tout cela une forte dimension de revanche sociale, car souvent l’aïeul qui a émigré n’était pas riche. » Au-delà même du patriotisme et des solidarités claniques, la confidentialité du système bancaire libanais et la volonté d’échapper au fisc peuvent le cas échéant constituer de puissantes motivations. Dans la vie des familles, cette question du rapport au Liban se pose de façon parfois douloureuse. « Dans les familles de la bourgeoisie, le schéma est un peu toujours le même, explique Marwa El Chab. Pas tellement au Sénégal, mais au Burkina, par exemple. Les gens se marient, ont des enfants, puis, quand ceux-ci ont une douzaine d’années, ils rentrent au Liban avec leur mère et intègrent une école privée. » Ce modèle pose quand même un certain nombre de questions, comme le souligne l’anthropologue français Benjamin Rubbers: « Il y a une ambiguïté sur l’investissement scolaire. On a envie que les enfants fassent des études à l’étranger, mais s’ils en font, ils risquent de ne pas avoir envie de revenir. Et donc de ne pas reprendre les affaires familiales. »
IL Y A CHEZ CEUX QUI RENTRENT AU LIBAN UNE FORME DE REVANCHE SOCIALE. CAR SOUVENT, L’AÏEUL QUI A ÉMIGRÉ N’ÉTAIT PAS RICHE.
Le goût de la liberté
« Quand ils reviennent, renchérit Marwa El Chab, le choc est souvent rude. Ces jeunes, surtout les filles, ont goûté à la liberté aux États-Unis, en France ou à Beyrouth. Beaucoup supportent difficilement les contraintes que leur impose la petite communauté conformiste dans laquelle évolue leur famille. » Il arrive que les jeunes gens concernés n’aient tout simplement pas les épaules pour prendre la suite d’un père ou d’un grand-père qui a bâti son groupe au prix d’un travail acharné et grâce à un charisme pas forcément héréditaire. Parfois, c’est l’envie qui leur fait défaut. Le cas de la famille sénégalaise Tarraf est exceptionnel : c’est Allia, la petite-fille du fondateur du groupe familial, qui en a repris les rênes, après des études au Canada. « Souvent, conclut, passablement désabusé, l’héritier d’une grande lignée ivoiro-libanaise, ça se passe de cette façon : le grand-père a monté son entreprise en travaillant comme un dingue. Il a eu trois enfants, qui ont pris, plus ou moins bien, la suite et ont fait à leur tour trois enfants. Sur les neuf petitsenfants, il y en a généralement un qui est brillant, travailleur, et a étudié aux États-Unis; deux ou trois qui ont étudié en France; et les autres qui ne pensent qu’à faire la fête à Beyrouth ou à Dubaï. C’est sans doute un peu caricatural, mais pas tant que ça. En règle générale, le grand-père finit par comprendre qu’aucun de ses petits-enfants ne prendra sa succession. Il réfléchit, revend son entreprise et monte un family business qui investit dans l’immobilier. Le plus brillant des petits-enfants gère l’opération et répartit les dividendes entre ses frères et ses cousins. Fin de l’histoire. »
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L’enquête LIBANAIS D’AFRIQUE
Reportage Partir, revenir De nombreux Libanais établis en Afrique depuis parfois plusieurs générations font le choix de rentrer au pays. Une aubaine pour l’économie locale. CHLOÉ DOMAT
anaa, 24 000 habitants, est un village du Sud-Liban comme beaucoup d’autres. Quelques vieilles maisons de pierre, une mosquée, une église, des champs d’oliviers et une rue principale bordée de boutiques. C’est là que le Dr Hussein Attié a ouvert son cabinet. La plaque à l’entrée surprend un peu: « Médecine générale, pédiatrie, malaria. » La malaria n’étant nullement une maladie endémique dans la région, pourquoi cette
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CHLOE DOMAT POUR JA
« ILS ENRICHISSENT NOTRE PATRIMOINE CULTUREL, PAVOISE LE MAIRE. CE SONT EUX QUI ONT IMPORTÉ ICI UN NOUVEAU SPORT : LA PÉTANQUE ! »
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spécialisation incongrue ? L’explication est simple : 20 % des habitants de Canaa sont des Libanais d’Afrique de l’Ouest. Et au moins 70 patients du Dr Attié souffrent de ce mal. « Il y a tellement de monde qui va et vient en Afrique que c’est un peu comme prendre un bus pour Beyrouth », dit-il en riant. Luimême est né à Abidjan. Ses parents ont quitté le Sud-Liban dans les années 1960 pour s’installer d’abord au Sénégal, puis en Mauritanie et, pour finir, en Côte d’Ivoire. Ce n’est qu’à l’âge de 45 ans que Hussein a fait le choix de rentrer à Canaa avec femme et enfants. « J’aime la tranquillité de ce village, dit-il. Au début, personne n’a cru que j’allais rester, mais je me suis vite intégré. Je me sens appartenir aux deux
Le front de mer à Canaa, au Sud-Liban, en février.
son économie bénéficie des transferts de fonds de cette diaspora. L’un des Libanais d’Afrique les plus connus ici se nomme Nabih Berri. Né en 1938 à Freetown, en Sierra Leone, il est aujourd’hui président du Parlement et chef du parti Amal. Au Sud-Liban, ses portraits sont partout.
Conservatisme
Reste que, pour ceux qui ont vécu en Afrique, la réinsertion ne va pas toujours de soi dans une société libanaise devenue très conservatrice, comme en témoigne le spectaculaire essor du Hezbollah, le puissant parti chiite soutenu par l’Iran. Comme ses parents et ses grands-parents, Nour Ezzeddine a grandi en Côte d’Ivoire. Longtemps, elle n’a eu de son pays d’origine qu’une image des plus floues. « Pour moi, il n’avait qu’une valeur symbolique, c’était une destination de vacances, rien de plus », se souvient-elle. Quand elle a débarqué à Tyr, la grande ville du SudLiban, elle avait 11 ans et ne parlait pas un mot d’arabe. « À la maison, on parlait le français africain. À l’extérieur, je ne comprenais rien, je confondais le oui et le non ! » Aujourd’hui, elle enseigne le français au lycée Elite, sur les hauteurs de la ville. Ouvert il y a quelques années, cet établissement accueille beaucoup d’enfants de la diaspora. Les fréquents allers-retours de ses membres entre l’Afrique et le Liban ont contribué au maintien de la francophonie dans ce pays où l’anglais progresse à vitesse grand V. Trente ans après son retour, Nour se sent toujours tiraillée entre deux cultures. À son domicile, on remarque nombre d’objets africains: un plateau à fruits taillé dans le bois, des instruments de musique… Et elle continue de cuisiner des plats comme le foutou ou le techéké ! À Canaa, elle fréquente surtout des Libanais d’Afrique, comme elle. Son mari a lui aussi longtemps vécu en Côte d’Ivoire, et ses enfants ont la nationalité ivoirienne : « C’est plus facile, on se comprend mieux, on a des affinités. Ici, les gens nous trouvent différents, on a un mode de vie qui n’est pas complètement le leur. » Même si le retour au Liban n’est pas toujours évident, des milliers de jeunes du Sud partent chaque année tenter leur chance en Afrique.
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pays », explique-t-il dans un français teinté d’accent ivoirien. Tous les membres de la famille ont la double nationalité. À la mairie, les retours comme celui-ci sont bien vus. « Ceux qui ont réussi en Afrique reviennent avec beaucoup d’argent. Ils construisent des maisons, aident à financer des projets municipaux et ouvrent des commerces », approuve Mohamad Attié, le maire. Sur les hauteurs du village, quelques luxueuses villas témoignent de la réussite matérielle des « Africains ». « Ils enrichissent aussi la culture locale, renchérit le maire. Ils ont, par exemple, importé ici un sport naguère inconnu : la pétanque ! » En contrebas de la mosquée, on aperçoit en effet des boulistes s’affairant sur des terrains flambant neufs. Mais aussi le siège de la fédération libanaise… Le Liban compte environ 4 millions d’habitants, mais plus de douze millions de Libanais vivent à l’étranger. Il va de soi que
De haut en bas : le Dr Hussein Attié, spécialiste de la malaria ; l’IvoiroLibanaise Nour Ezzeddine, aujourd’hui enseignante à Canaa ; et Mohamad Attié, maire de cette même ville.
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