M E N S U E L G R AT U I T - PA R I SJ I S U N G - PA R I S - M A I / J U I N 2 0 1 9 - v o l . 8 9 4 - 8 9 5 PARISJISUNG ÉVOLUE ET LANCE SON EDITION EN FRANÇAIS.
Découvrez tous les mois, des nouvelles, des portraits, des points de vue et nos chroniques qui s’adressent à la communauté coréenne en France et aux amoureux de la Corée.
« ART SOUS LES ARBRES » 1ÈRE ÉDITION BANG HAI JA, KWUN SUN CHEOL, LEE BAE, SON SEOCK, TCHINE YU YEUNG SARL PARIS-JISUNG 7 Rue Geoffroy Herbert 50200 Coutances ÉDITEUR : NACK-SUCK, JEONG
REGIE PUBLICITAIRE TEL : +33 (0)6 0786 0536 E-MAIL : parisjisung.fr@gmail.com
EDITION EN FRANÇAIS en collaboration avec l’agence KFCM Network www.facebook.com/ParisJisungFR
Art sous les Arbres I.
« Art sous les Arbres » 1ère édition
BANG Hai Ja, KWUN Sun Cheol, LEE Bae, SON Seock, TCHINE Yu Yeung
| Commissaire d’exposition : SIM Eunlog |
À l’occasion de l’inauguration du Coutances Art Center (dirigé par M. JEONG Nack-Suck), doté d’une dizaine de résidences d’artistes et de cinq salles d’exposition, une exposition intitulée « Art sous les Arbres » est organisée du 25 mai au 25 juillet 2019. La date du vernissage coïncide avec celle de l’un des plus importants festivals de Normandie, le « 38ème Festival Jazz sous les pommiers », qui se déroulera, quant à lui, du 25 mai au 1er juin, à Coutances, dans la Manche, ce qui permettra au Coutances Art Center de contribuer pleinement, dès son ouverture, à des échanges culturels aussi bien régionaux qu’internationaux. En espérant que les échanges artistiques entre la France et la Corée du Sud s’accroissent davantage encore avec l’ouverture du Coutances Art Center, nous projetons d’organiser chaque année cette exposition « Art sous les Arbres », au moment du Festival Jazz sous les pommiers. Si cette exposition inaugurale est réservée uniquement aux artistes coréens dans le but de présenter au public coutançais l’art contemporain coréen, dès l’année prochaine, nous inviterons progressivement des artistes coutançais mais aussi des artistes issus des cinq continents, afin de transformer notre exposition en un festival d’art international. Pour débuter ce projet ambitieux, nous avons réuni dans la salle n° 1 (salle d’exposition principale) les œuvres de cinq grands maîtres sud-coréens, BANG Hai Ja, KWUN Sun Cheol, LEE Bae, SON Seock et TCHINE Yu Yeung, ces artistes mondialement renommés dont les œuvres, exposées dans le monde entier, suscitent une forte émotion auprès des amateurs d’art. Dans la salle n° 2, seront exposées les œuvres de neuf artistes résidents sud-coréens, installés au Coutances Art Center depuis le 3 mai, tandis que dans les salles nos 3, 4 et 5, seront respectivement organisées les expositions individuelles de trois artistes choisis parmi ces artistes résidents. L’arbre, ce matériau de l’imaginaire créatif et artistique
L’image de la Normandie est étroitement associée à ses pommiers, à tel point que cet arbre en est devenu le symbole. Dans la cour d’une maison normande, il est plus que fréquent d’observer quelques pommiers abritant sous leurs feuillages des lutins, ces petites créatures dont les légendes européennes nous révèlent qu’ils demeurent habituellement invisibles. Lorsque l’on s’assoit dans la cour d’une maison normande ornementée de diverses plantes et fleurs, laissant vagabonder notre imagination, l’on ressent une inspiration créative envahir petit à petit notre esprit. Accompagnée d’un verre de cidre ou de calvados, ces boissons alcoolisées à base de pommes, devenant fantasque, cette inspiration nous invite à donner librement quelques coups de pinceau ou traits de plume imaginaires. Est-ce peut-être pour cela ? Il est donc tout à fait normal que ce soit en Normandie que l’Impressionnisme ait vu le jour et que de 2_le journal PARIS JISUNG
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nombreux artistes et écrivains de renom aient adoré y séjourner, comme par exemple Marcel Proust qui aimait se rendre en Normandie pour rédiger son célèbre roman Á la Recherche du temps perdu. Si un jardin français présente un paysage géométrique et qu’un jardin anglais met l’accent sur sa beauté naturelle, un jardin normand propose une esthétique qui incite à jouer de son imagination et de sa création. Les pommiers, plus généralement les arbres, ont énormément inspiré les auteurs des romans épiques et les artistes. Étroitement lié à l’histoire de l’humanité, l’arbre a toujours été une importante source d’inspiration pour les mythes, plus particulièrement pour les récits religieux. Sous l’« Arbre de la connaissance du bien et du mal » (Genèse, 2 : 16-17, 22-24), représenté souvent sous la forme d’un « pommier » par les peintres du Moyen-âge et de la Renaissance, les premiers humains, Adam et Ève, ont soudain pris conscience de leur état et ont finalement ouvert les yeux sur leur foi qui mènera leur descendant sur la croix. Dans le Bouddhisme, l’Éveil de Siddhârta a également eu lieu sous un « banian », dénommé « Arbre de la connaissance suprême » par les bouddhistes. Yggdrasil, cet « Arbre Monde » de la mythologie nordique, est un frêne gigantesque supportant le monde entier et tout l’univers. Les Athéniens qui vénéraient Athéna, déesse de la Sagesse, lui avaient attribué comme emblème l’« olivier », symbole de la sagesse, alors que pour les Romains, le « chêne » symbolisait Zeus, le dieu suprême. Odin, premier dieu de la mythologie nordique qui a donné la vie à tous les autres dieux de son panthéon, entretient également des liens étroits avec les arbres et le vent. En outre, dans le monde entier, comme par exemple en Egypte, en Sibérie ou encore au Mexique, l’Arbre Monde est considéré comme le centre du monde donnant vie aux hommes et les protégeant. L’« Arbre de la connaissance du bien et du mal » ou l’« Arbre de vie », évoqué dans la Genèse, est également une sorte d’Arbre Monde. Celui-ci est appelé « Arbre de la connaissance » puisqu’il entraine une prise de conscience, ou « Arbre de vie » puisqu’il génère la vie. À présent, allons prendre place sous le feuillage de cinq arbres, dont les racines se trouvent en Corée du Sud, mais dont les branchages et les fruits se répandent dans le monde entier, afin de nous laisser complètement submerger par cette énergie de la vie, de l’amour, par cette sensation créatrice, cette joie et cette paix, similaires aux fruits et au parfum générés par cet Arbre Monde et ce, malgré un énorme décalage spatiotemporel. 1) Cf. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, Plon, 1989.
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BANG HAI JA, PEINTRE DE LA LUMIÈRE
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BANG Hai Ja est née à Séoul en 1937 et vit en France depuis 1961. Elle fait partie de la première génération de peintres abstraits coréens. Ses débuts à Paris ont tout de suite été remarqués par l’écrivain, historien d’art et critique Pierre Courthion qui n’a eu de cesse de l’encourager. C’est, en fait, à l’extérieur de son pays que BANG Hai Ja va vraiment découvrir ses racines et qu’elle choisit délibérément de garder ses références, sa culture coréenne, les techniques, l’approche de l’univers, qui ont été celles de son enfance et de son adolescence. Finesse, douceur et spiritualité sont les mots qui qualifient le mieux cette œuvre, reflet de l’âme de cette artiste unique ! Proche des poètes, elle a illustré plusieurs ouvrages avec des lavis pour les Éditions Voix d’Encre et les Éditions Albin Michel. Pierre Courthion, Gilbert Lascault, Pierre Cabanne, Charles Juliet, Maurice Benhamou, André Sauge, Olivier Germain-Thomas, David Elbaz, Valère Bertrand, Patrice de la Perrière, Alain Blanc, Roger Barbier et beaucoup d’autres ont écrit sur elle. De nombreuses expositions ont été consacrées à BANG Hai Ja en France, en Corée, en Suisse, en Allemagne, en Suède, en Belgique, aux États-Unis, au Japon, en Inde et au Canada. (BANG Hai Ja compte plus de 90 expositions personnelles et a participé à de nombreuses expositions collectives) BANG Hai Ja a reçu le Prix de l’art sacré à l’Exposition Grand Prix International de Monte-Carlo, à Monaco. Elle a été médaillée par la ville de Montrouge, a reçu le Grand Prix des peintres d’outre-mer lors de la Journée des peintres en Corée, le 5 décembre 2008. L’ordre des Arts et Lettres lui a été décerné par le président de la Corée du Sud en octobre 2010. En 2012, elle a reçu le Prix culturel France-Corée et le Prix d’excellence de la Culture et des Arts de la Fondation Internationale des femmes coréennes (KoWinner) en Roumanie. En mars 2018, BANG Hai Ja a été choisie pour créer les quatre nouveaux vitraux de la salle capitulaire de ce célèbre lieu de culte qu’est la cathédrale Notre-Dame de Chartres, en France. Hun BANG, directeur artistique 4_le journal PARIS JISUNG
Sa carrière en France Des œuvres de BANG Hai Ja, connue comme étant l’« artiste de la lumière », seront bientôt installées au cœur de la cathédrale de Chartres, l’un des monuments gothiques les plus représentatifs. Nous avons ici la chance de contempler en avant-première un travail similaire à cette œuvre. Après six mois de délibérations très serrées, les organisateurs du concours viennent de décider d’orner la Salle Capitulaire, actuellement en restauration, de quatre vitraux réalisés par BANG Hai Ja, dès que les travaux d’aménagement seront achevés. L’artiste a participé à ce concours de restauration à l’invitation de l’atelier allemand Peters avec qui elle collabore depuis 2012. Désormais, ses vitraux véhiculant cette idée que « la lumière est la vie, la joie et la paix » pourront perdurer éternellement avec la cathédrale de Chartres. Des œuvres illustrant le même message seront exposées lors de l’inauguration du Coutances Art Center. De plus, la salle d’exposition du Coutances Art Center étant une ancienne chapelle, le public pourra ressentir plus intimement la sublimité de ses œuvres. Il a fallu 70 ans à l’artiste pour pouvoir recréer cette lumière cosmique. Lorsque BANG Hai Ja avait huit ans, assise au bord d’un cours d’eau, elle observait les galets et les plantes aquatiques à travers l’eau transparente alors que les rayons du soleil scintillaient en surface de l’eau ondoyante. Cette impression est devenue cette graine qui a germé dans son esprit et l’a poussée à peindre la lumière. Par ailleurs, afin de découvrir le meilleur moyen de décrire la lumière et de pouvoir présenter celle-ci de manière plus intime, elle a mené des recherches approfondies et a essayé diverses techniques. Ainsi, elle a œuvré sur toute une panoplie de supports naturels, tels que le papier traditionnel coréen, du textile non-tissé, usant de colorants naturels extraits de la terre et de minéraux ou de colorants végétaux. En utilisant ces matériaux foncièrement naturels, BANG Hai Ja s’est efforcée de recréer cette force mystérieuse de la lumière qu’elle a découverte à huit ans. Comme si matérialité et lumière formaient un ensemble, BANG Hai Ja a continué ses recherches jusqu’à les faire fusionner. À ce propos, le critique d’art Pierre Cabanne souligne que tout se transforme en lumière dans ses mains mystérieuses et que face à ce travail, le public peut ressentir une certaine énergie, tel un souffle, un « sourire intérieur ». Le plus étonnant est que ses peintures pures abstraites passent aux yeux des astrophysiciens pour des peintures figuratives représentant la structure réelle de l’Univers. Un laboratoire d’astrophysique suisse a manifesté son admiration pour son travail : « l’artiste a réussi à peindre des particules de
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lumière, de manière presque identique à la forme de celles que nous avons obtenues suite à de longues recherches ». De son côté, David Elbaz, le directeur au Commissariat à l’Energie atomique (CEA) de France, explique cette similarité dans l’une de ses conférences, intitulée « Etoiles et Lumière - Peinture intuitive et contexte cosmologique » : « Le travail de BANG Hai Ja dégage une grande force nous permettant de ressentir immédiatement la complexité et la richesse de la lumière du ciel. Son travail évoque également l’origine de l’Univers et de la lumière évoluant sans cesse grâce à son intuition reposant sur la réalité. Dans les peintures de BANG Hai Ja, je retrouve les images que nous avons pu collecter récemment à l’aide de télescopes. Non, plus exactement, grâce aux émotions imprégnant sa peinture, celle-ci propose une profondeur plus complexe que les images des astres et donne l’impression que la lumière nous parle. Comme si l’artiste entretenait un lien avec la source même de la lumière, ses tableaux représentant parfaitement les étoiles en pleine explosion nous font penser paradoxalement à ces images de milliards d’étoiles juste avant leur absorption par un trou noir. Dans le travail de BANG Hai Ja, se déroule donc l’acheminement de la lumière vers l’obscurité, l’un des phénomènes les plus mystérieux et les plus extrêmes de l’astrophysique. » Après les propos d’un astrophysicien, prenons connaissance à présent des impressions d’un poète, Charles Juliet avec cet extrait de sa conférence intitulée « Aspect spirituel de l’art de BANG Hai Ja » : « La peinture de BANG Hai Ja, réalisée avec des couleurs douces et délicates, permet des interactions avec les meilleurs instants de notre vie, évoquant cet état indescriptible qu’on éprouve uniquement lorsque l’on se rapproche du mystère de la vie. Sa recherche de l’éternité transcendant le temps consiste à décrire tout ensemble avec une subtilité infinie, sa vie actuelle et toutes ses expériences. Sa peinture silencieuse nous fait ressentir une certaine simplicité mais évoque aussi l’image d’un ermite persévérant recherchant la lumière, visible uniquement par celui qui est
éveillé. » Durant les quelques décennies que compte sa carrière artistique, BANG Hai Ja a recherché constamment, à tout prix, la « paix ». M. Yoon Kyung Yeul, le maître de l’artiste, a souligné un jour que « l’art constitue la voie la plus rapide menant vers la paix du monde ». De la même manière, BANG Hai Ja travaille en espérant que chaque trait de lumière qu’elle a tracé devienne une graine réconfortante pour notre vie, notre amour et la paix dans le monde. Chaque touche de l’artiste reflète donc ce souhait si cher.
2)Les citations concernant l’artiste BANG Hai Ja et son curriculum vitae en fin de ce catalogue sont des extraits ou des citations de documents fournis gracieusement par M. Bang Hoon que je tiens
ici à remercier pour sa gentillesse.
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KWUN SUN CHEOL ET SES VISAGES D’AUTRUI
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KWUN Sun Cheol est né à Changwon, en Corée du Sud, en 1944. Formation 1984 : Maîtrise d’arts plastiques (spécialité : peinture), Université nationale de Séoul, Corée du Sud 1971 : Licence d’arts plastiques (spécialité : peinture), Université nationale de Séoul, Corée du Sud Expositions 2016 : KWUN Sun-Cheol : the Gaze, Musée de Daegu, Daegu, Corée du Sud 2015 : Centre culturel Bongsan, Daegu, Corée du Sud 2012 : Gana Art Center, Séoul, Corée du Sud Galerie SON, Berlin, Allemagne 2010 : Gana Art New York, New York, États-Unis 2007 : Gana Art Busan, Busan, Corée du Sud 2004 : Gana Art Center, Séoul, Corée du Sud 2003 : Galerie Doosan, Daegu, Corée du Sud Musée d’Art moderne de Troyes, Troyes, France 2001 : Galerie Gana Beaubourg, Paris, France Galerie Hongik, New York, États-Unis 2000 : Galerie Gana Beaubourg, Paris, France Insa Art Center, Séoul, Corée du Sud 1998 : Galerie Gana, Séoul, Corée du Sud 1997 : Galerie Gana Beaubourg, Paris, France 1996 : Galerie Gana, Séoul, Corée du Sud 1993 : Musée d’art du Chosun Ilbo, Séoul, Corée du Sud 1992 : Galerie Franck Hänel, Frankfort, Allemagne 1991 : Galerie Gana, Séoul, Corée du Sud Galerie du Bateau-Lavoir, Paris, France 1990 : Forum, Düsseldorf, Allemagne 1988 : Galerie Gana, Séoul, Corée du Sud 1986 : Musée d’art de Séoul, Séoul, Corée du Sud 1981 : Musée d’art de Séoul, Séoul, Corée du Sud Fine Art Center, Séoul, Corée du Sud 1978 : Galerie Grorich, Séoul, Musée d’art de Séoul, Séoul, Corée du Sud 6_le journal PARIS JISUNG
Même si, depuis bien longtemps, KWUN Sun Cheol peint divers thèmes, tels que des paysages, des objets ou des toiles abstraites, lorsque l’on évoque son nom, on l’associe immédiatement à des portraits. Ses paysages, ses objets ou ses toiles abstraites nous semblent être à tel point fragiles et sensibles, cependant ses tableaux de « visages » nous impressionnent tant, comme s’il s’agissait de notre propre chair. Comme le conçoit Maurice Merleau-Ponty, l’approche de KWUN Sun Cheol du « visage » ou du « corps » (d’une partie ou de l’ensemble du corps), qui font partie du monde extérieur, est liée à un univers beaucoup plus vaste que celui dont nous avons conscience et permet de relier l’intérieur à l’extérieur. Autrement dit, un « contact simultané avec mon existence et avec le monde existant » se réalise perpétuellement dans son travail. En effet, comme l’expression de Maurice Merleau-Ponty le souligne, on ne peut savoir si « la main gauche touche la main droite ou vice-versa », si les corps peints par KWUN Sun Cheol influencent le monde environnant ou inversement. Les visages que KWUN Sun Cheol dessine sur ses toiles ne correspondent guère aux visages beaux et idéaux que l’on peut contempler au cinéma ou à la télévision. Ces visages reflètent précisément le labeur et les souffrances de notre vie. Les matériaux utilisés génèrent une certaine sensation d’épaisseur, telle une accumulation du temps. L’expression si lourde, engendrée par les couleurs achromatiques, semble représenter un énorme rocher ou une montagne nue, plutôt qu’un portrait. L’examen de la palette et des toiles de l’artiste révèle que celui-ci utilise en réalité toute une gamme de couleurs éclatantes ; malgré cela, à cause de cette impression générale donnée par l’ensemble de son travail, les couleurs primaires, telles que le rouge, le bleu ou le jaune, permettent étrangement de ressentir davantage les couleurs achromatiques. Il s’agit donc de portraits de personnes âgées ou de gens d’âge mûr, ces gens ordinaires qu’on peut croiser habituellement sur un marché campagnard ou dans la salle d’attente d’une vieille gare, et dont l’on ne sait absolument rien sur leur âge, leur identité ou même leurs sentiments. « Les visages fatigués par la vie, notre monde, la vie quotidienne et nos quatre grandes peines, naissance, vieillesse, maladie et mort, sont recréés par des touches grossières, aussi rugueuses que leur peau. Comme si cette fatigue générée par une vie dure s’accumulait petit à petit, tel un amoncellement de strates, la matière appliquée sur la toile s’épaissit progressivement. L’artiste dessine en grand ces visages pour que ceux-ci occupent la totalité de la toile, parfois même une partie des visages dépasse la toile, comme si la taille de celle-ci ne suffisait pas pour exprimer leur vie entière, ce qui laisse au public une grande part d’imagination. Si l’artiste représente de véritables visages reflétant crûment notre vie quotidienne, nos peines et nos joies qu’aucun maquillage ne peut dissimuler, ces visages dévoilent finalement diverses strates de notre vie et révèlent ainsi, discrètement, une certaine beauté sublimée par ces visages. » « Ces visages représentés de manière plus émotive et plus abstraite constituent la série Âme, alors que certains visages, plus circonscrits et plus universels, évoluent, quant à eux, vers d’autres séries, Montagne ou Paysage. Pour cette raison, lorsque l’on observe attentivement les visages dessinés par KWUN Sun Cheol, l’on peut y découvrir la nature, la terre ou la montagne dans lesquels ces personnages ont passé leur vie. Il en est de même, lorsque l’on observe ses séries, Paysage ou Âme. Toutes ces images s’accumulent, couche après couche, en accueillant toutes les difficultés, sans en refuser aucune. » Parfois, cette impression est ressentie trop crûment, à tel point que l’on a envie de l’éviter.
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Cependant, lorsqu’on réexamine patiemment ces visages avec un peu plus de retenue, ils nous apparaissent apaisés et sublimes, dépassant ainsi toutes les peines, et manifestant un profond respect à l’égard de la vie. On peut ressentir cette même impression en observant ses tableaux traitant d’autres thèmes. La raison principale pour laquelle KWUN Sun Cheol s’est intéressé particulièrement au corps humain durant toute sa carrière d’artiste est que « le visage ou le corps d’autrui », cet univers qu’on croit se situer à l’extérieur de nous, fait en réalité partie de notre moi élargi. Il s’agit donc d’une « profonde transcendance », comme l’évoque Maurice Merleau-Ponty. Ainsi, moi et toi, mon ego et autrui, ou encore intérieur et extérieur, sont ressuscités par KWUN Sun Cheol, sous la forme d’un visage plus éminent et invisible. KWUN Sun Cheol a commencé à s’intéresser aux visages lorsqu’il est entré à l’université. Il y a étudié diverses disciplines, plus particulièrement l’anatomie et l’esthétique, et a même rédigé un mémoire de maîtrise intitulé Etude des formes des visages représentés dans l’art coréen, et ce tout en appliquant ses théories à son travail artistique. Le nombre de visages qu’il a réalisés correspond largement à celui de la population d’une petite ville. Dès le début de sa carrière, il a donc recherché une beauté particulière en refusant toute beauté universelle et uniformisée. Ainsi, il applique scrupuleusement dans son travail ce principe quelque peu par-
adoxal qui veut que : « ce qui est le plus original est le plus universel ». De nombreuses personnes partagent cette impression particulière dégagée par sa peinture. Tout comme chaque pays possède ses propres coutumes, traditions, histoires et saveurs culinaires, les visages diffèrent également d’un peuple à l’autre. Cependant, si les critères propres à la vérité (d’un point de vue philosophique), au bien (d’un point de vue religieux) ou à la beauté (d’un point de vue artistique) deviennent absolus, il est difficile de reconnaître l’existence d’autrui en l’état, ou encore d’accepter l’existence de Dieu. D’après le philosophe Emmanuel Levinas (1906-1995), le meilleur moyen permettant d’échapper à un individualisme autoritaire est de chercher à internaliser et à intégrer l’extériorité, comme les objets nous environnant, autrui, Dieu, ce qui existe en dehors de moi, et à rencontrer et reconnaître le « visage d’autrui ». La reconnaissance du « visage d’autrui », ce visage « absolument différent » du mien et faisant face à mon visage, implique un profond respect pour autrui, en le reconnaissant en tant qu’être absolu, non pas en le considérant selon des critères rationnels et universels, et permet également la « transcendance d’un monde intime et fermé vers l’extérieur » (et non pas une « transcendance vers le haut » dans un cadre métaphysique). De ce fait, reconnaître le visage d’autrui correspond à une action transcendante de l’ego. En présentant ces « visages d’autrui », KWUN Sun Cheol nous invite à découvrir « l’univers de l’extériorité individuelle » et ce, non pas dans un but purement esthétique résultant d’un jugement rationnel et universel, mais grâce à cette reconnaissance de cette « différence absolue ». L’artiste KWUN Sun Cheol est arrivé en France en 1989. En 1991, KWUN Sun Cheol et plusieurs autres artistes sud-coréens ont entrepris de transformer une ancienne usine de production de chars désaffectée, située dans la ville d’Issy-les-Moulineaux, près de Paris, en 46 ateliers d’artiste. Pour gérer ces ateliers, il a créé l’« Association des artistes Sonamu » (dont il a été le premier président) en réunissant des artistes de toutes les nationalités. L’« Association des artistes Sonamu » a joué un rôle important, non seulement dans l’histoire de la ville d’Issy-les-Moulineaux, mais aussi dans l’histoire de l’art coréen, en favorisant des échanges internationaux et en transformant un quartier ouvrier en un lieu artistique.
3) Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Collection Tel, Gallimard, 1945, p. 432.
4) Sim Eunlog, « Kwun Sun Cheol, visages reflétant les strates de la vie », dans Leaders de l’art contemporain coréens (ouvrage coécrit), Association des musées contemporains, 2018. 5) Sim Eunlog, « Kwun Sun Cheol, visages reflétant les strates de la vie », dans Leaders de l’art contemporain coréens, (ouvrage coécrit), Association des musées contemporains, 2018. 6) Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, collection Tel, Gallimard, p. 432.
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SON SEOCK ET L’ATTENTE…
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Artiste Peintre Né en 1955 en Corée du Sud Vit et travaille en France depuis 1995 Formation 1999 : Maîtrise d’arts plastiques, Université Paris 8, Paris 1998 : Licence d’arts plastiques, Université Paris 8, Paris 1985 : Maîtrise, Département des Beaux-arts, Université Hongik, Séoul 1980 : Licence, Département des Beaux-arts, Université Hongik, Séoul Expositions individuelles 2018 : Galerie Mark Hachem, Paris, France 2015 : Adagio Sostenuto, Clayarch Museum, Gimhae, Corée du Sud 2013 : Mazel Galerie, Bruxelles, Belgique 2011 : Gana Art Center, Séoul Calme et volupté, Mazel Galerie, Bruxelles, Belgique 2009 : Hongkong Seoul Auction, Hongkong 2007 : Insa Art Center, Séoul, Corée du Sud Galerie Gana Beaubourg, Paris, France 2003 : Parsons, Paris, France 2001 : Espace Arsenal, Issy-les-Moulineaux, France 1960 : Première exposition personnelle à l’âge de 6 ans, Kunsan, Corée du Sud
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Petit à petit, un visage apparaît dans l’ombre. Face à l’ombre, j’attends que ce visage se précise davantage, mais il ne se dévoile pas entièrement. Peut-être, n’est-ce pas un homme, mais une femme. Je l’observe attentivement de près et de loin, de droite et de gauche. Tout d’un coup, peut-être par peur d’être trop indiscrète, face à ce tableau, je cesse tout mouvement pour le contempler calmement. Pensant qu’un coin de la bouche de ce visage occupant entièrement la toile s’est soulevé imperceptiblement, je recherche ce léger sourire déjà effacé, mais en vain. Cette fois-ci, m’apercevant que se dégage une certaine tristesse, j’essaie de retrouver sa trace, mais cela s’avère encore impossible. De nouveau, le silence s’installe et je m’aperçois que je plonge progressivement dans un monde silencieux, dans un état de quiétude. Il est rare qu’un tableau suscite autant d’émotions différentes. Le travail de SON Seock propose justement diverses impressions, parce que ses tableaux se présentent différemment selon l’angle de vision et l’emplacement du spectateur. SON Seock intitule toujours ses œuvres « Attente », ce qui implique divers sens et symboliques. Il faut attendre un certain temps pour le voir achever une toile car l’artiste doit procéder à différentes étapes et les répéter longtemps pour réaliser un tableau. En effet, dès le début, son travail se révèle différent, notamment avec le choix de la toile. Pour réaliser ses peintures, SON Seock utilise en effet des toiles légèrement rêches. Il y accroche des objets moulés pour dessiner des centaines de lignes horizontales et verticales, y applique des couleurs acryliques et superpose ainsi des formes. En appliquant des colorants, tels des points colorés, en les réappliquant de nouveau après avoir attendu qu’ils aient complètement séchés et en répétant ainsi un millier de fois ce processus manuel, il réalise un tableau. Il érige ainsi des strates temporelles et superpose, strate après strate, la patience et l’attente. L’artiste obtient ainsi différentes formes et couleurs en appliquant celles-ci différemment selon les différents angles de vue. Par exemple, lorsqu’on regarde une toile en se positionnant à droite, s’en dégage une aura bleue, alors que si on l’observe en se positionnant à gauche, le rouge domine. Ainsi, en appliquant un clair-obscur sur un relief, SON Seock génère une illusion d’optique, comme si l’objet se détachait du fond de la toile, comme si l’on pouvait presque le toucher. Cet effet de relief, plus accentué que la réalité, semble se modifier spontanément selon l’emplacement du visiteur, à chaque mouvement. Comme l’a confié l’artiste, « ce qui est foncièrement analogique est devenu un concept numérique ». En effet, il s’agit là d’un phénomène mystérieux avec lequel l’analogie, atteignant un niveau extrême, se transforme en un
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travail numérique contemporain. Au début de cette année, je suis allée voir deux expositions excellentes. Même si le thème et le mode de réalisation des toiles différaient foncièrement de ceux de SON Seock, j’ai pu observer, par hasard, ce même phénomène optique. La première exposition, organisée à la Bibliothèque Nationale François Mitterrand, du 5 novembre 2018 au 10 février 2019, avec un titre emprunté au célèbre poète et critique littéraire américain, Erza Pound (1885-1972), devenu désormais le slogan du modernisme, « Make it new », présentait notamment une œuvre de François Morellet (1926-2016), intitulée 2 doubles trames noires. Pour réaliser cette toile, l’artiste a tout d’abord dessiné des lignes noires horizontales et verticales en maintenant un angle de 90°, avant de dessiner de nouveau ces formes de carreaux en effectuant une rotation à 45°. Ensuite, sur cette première esquisse, l’artiste a dessiné à trois reprises des carreaux blancs, en effectuant une rotation de 30°, 60° puis 75°. Le motif géométrique ainsi obtenu provoque une confusion optique, dans la mesure où les lignes noires commencent à effacer les lignes blanches. Parfois, des cercles semblent s’étendre, parfois, les motifs semblent se déplacer en suivant les mouvements des visiteurs. La seconde exposition en cours actuellement, organisée par le Centre Pompidou, est dédiée aux œuvres de Victor Vasarely (1906-1997), souvent reconnu comme le précurseur de l’Op Art. En fait, Victor Vasarely considérait son travail comme une « recherche cinétique », non pas comme de l’« Op Art », précisant que le « cinétisme » implique un mouvement et accorde une grande importance au « mouvement dans l’art ». « Cette exposition rétrospective des œuvres de Victor Vasarely m’a per-
mis de comprendre de nouveau que le champ esthétique de l’artiste oscille entre le microcosme et le macrocosme, entre la mécanique quantique et l’astrophysique, et entre ce qui est inconnu et mystérieux, puisque c’est tellement minuscule, et ce qui dépasse notre imagination, puisque c’est tellement gigantesque. Victor Vasarely a entretenu une forte amitié avec Nicolas Schöffer (1912-1992). Si Victor Vasarely était un artiste cinétique mettant l’accent particulièrement sur le « caractère pictural », Nicolas Schöffer proposait des installations cinétiques avec des caractéristiques de l’Op Art. » Abordons ici l’histoire de l’Op Art, car actuellement celui-ci se développe de façon plus spectaculaire que les professionnels de l’art ne le croient. SON Seock fait partie des artistes de ce mouvement. Notamment, avec les œuvres présentées lors de cette exposition « Art sous les Arbres », il nous fait entrevoir, même à travers une seule toile, divers aspects sensibles de l’« Op Art ». Considérant que les travaux de certains artistes présentent des similarités avec les peintures de Victor Vasarely, de nombreux spécialistes les classent dans la catégorie de l’Op Art. Cependant, pour être considéré comme faisant partie de l’Op Art, il faut retrouver dans le travail de l’artiste un mouvement et un certain dynamisme reposant sur des calculs minutieux, ce qui constitue le principe de l’Op Art. Dans ce sens, le travail de SON Seock est figuratif et sa forme diffère foncièrement de celui de Victor Vasarely. Cependant, puisque l’on observe dans le travail de SON Seock un mouvement et une illusion optique générée par ce mouvement, une illusion extraordinaire que Victor Vasarely a constamment recherchée, l’on peut considérer l’univers de SON Seock comme plus proche de la philosophie artistique de Victor Vasarely que de celle d’autres artistes.
7) Sim Eunlog, « Exploration du continent artistique de Victor Vasarely, père de l’Op Art,», dans Weolganmisul, 2019.
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LEE BAE, LE VIRTUOSE DU CHARBON
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Lee Bae est né à Cheongdo, en Corée du Sud, en 1956. Il vit et travaille entre deux villes, Paris, en France, et Séoul, en Corée du Sud. 1979 : Licence du département des beaux-arts de l’Université Hongik, à Séoul, en Corée du Sud Expositions individuelles 2019 : - Galerie Perrotin, New York, États-Unis (en cours de préparation) 2018 : - Black Mapping, Galerie Perrotin, Paris, France - Plus de lumière, Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, France - Overstated & Understated, Paradise Art Space, Incheon, Corée du Sud 2017 - Galerie Mir, Pohang, Corée du Sud 2016 - Galerie Johyun, Busan, Corée du Sud - La Cohue, Musée des Beaux-Arts, Vannes, France - Issu du feu, Domaine de Chaumont-sur-Loire, France - Suspens, Domaine de Kerguéhennec, Bignan, France 2015 - Carte Blanche à Lee Bae, Musée Guimet, Paris, France 2014 - Fondation Fernet Branca, Saint-Louis, France - Galerie Hyundai, Séoul, Corée du Sud - Musée d’Art contemporain, Daegu, Corée du Sud - Galerie RX, Paris, France - Galerie Wooson, Daegu, Corée du Sud 2013 - Holly Hunt, New York, États-Unis 2012 - Galerie P&C, Daegu, Corée du Sud 2011 - Musée d’Art moderne de Saint-Étienne Métropole, Saint-Étienne, France - Galerie RX, Paris, France - Galerie Nicolas Robinsons, New York, États-Unis - Galerie IBU, Paris, France - Galerie Winter, Wiesbaden, Allemagne 10_le journal PARIS JISUNG
L’artiste Lee Bae, installé à Paris mais menant également activement ses activités dans d’autres pays, en Europe, en Asie et en Amérique (notamment aux États-Unis), propose un travail très original réalisé à l’aide de traits de charbon. De ce fait, on le surnomme l’« artiste au charbon ». Tout comme Marcel Duchamp (1887-1968) qui a introduit la notion de concept au cœur du milieu artistique, tout comme Jean-Michel Basquiat (1960-1988) qui a fait entrer les graffitis de la rue au musée, Lee Bae a intégré dans l’univers artistique l’énergie du « charbon », ce matériau si banal. Comme Oscar Wilde qui affirmait qu’« avant Turner, il n’y avait pas de brouillard à Londres », avant que Lee Bae l’utilise, le charbon n’avait pas sa place dans l’art. En fait, avant son arrivée à Paris, Lee Bae n’avait même jamais envisagé utiliser le
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charbon comme un médium artistique, même si dans son pays natal, à Cheongdo, on le trouve en abondance. Plus tard, il redécouvert le charbon à Paris, dans cette ville auréolée de sa renommée internationale, plus précisément dans un supermarché. « Utiliser du charbon à Paris, c’était une manière de se souvenir du charbon coréen, de celui de son pays natal, Cheongdo. Ainsi, après avoir recouvré un souvenir, non pas à l’intérieur de soi, mais à l’extérieur, plus précisément, dans le supermarché d’une ville étrangère, Lee Bae a pu dévoiler à travers son travail artistique ce point de rencontre entre une matérialité naturelle, avec le charbon, et les émotions humaines. Ce souvenir est devenu l’occasion ou le moyen de tisser un lien, à travers des sensations, avec un imaginaire extérieur. Si un « souvenir » implique ordinairement un temps passé, il fait également appel à des éléments émotionnels, naturels et spatiaux. » Lee Bae nous présente ainsi sa découverte du charbon et explique sa matérialité. Grâce à son travail, nous pouvons également invoquer nos souvenirs extérieurs. Combien de souvenirs l’humanité conserve-t-elle « sous un arbre » ? En général, Lee Bae utilise du charbon fabriqué à Cheongdo, son pays natal. Il préfère plus particulièrement le charbon de pin, obtenu grâce à un processus précis : on brûle d’abord du bois de pin pendant 2 semaines et ensuite on le laisse refroidir pendant 2 semaines pour une bonne carbonisation. Lee Bae travaille donc avec ce charbon « purifié de tout caractère quotidien et possédant l’énergie d’une flamme pure et innocente ». Ainsi, son travail sur des surfaces planes, de sculpture ou d’installation, réalisé avec du charbon, dégage une grande énergie. En effet, si le charbon, issu du feu, c’est-à-dire d’un « acte », constitue une « puissance » dissimulant encore les braises du feu, il ressuscite de nouveau en un « acte » grâce à ce lien, lorsque le public se trouve devant ces œuvres de charbon. La couleur noire, filtrée de toute banalité, constitue la couleur la plus éclatante et la plus diverse, car impliquant toutes les couleurs, telle « l’encre de Chine » utilisée dans la peinture asiatique. Pour cette raison, le travail de Lee Bae réalisé avec du charbon présente différentes couleurs, selon chaque espace d’exposition. Par exemple, lors de l’exposition organisée au sein de la Fondation Fernet-Branca (2014), a été mise en scène une ambiance très discrète (notamment dans la première partie de l’exposition), aucune lumière
ne pouvant pénétrer le lieu, ce qui suscitait une profonde réflexion, à tel point que le public marchait sur la pointe des pieds pour ne pas déranger les réflexions des autres visiteurs. Alors que lors de l’exposition intitulée « Carte blanche à Lee Bae », organisée en 2015 dans la rotonde du dernier étage du Musée national des Arts asiatiques-Guimet, ce musée possédant la plus importante collection d’œuvres d’art asiatiques en Europe, un aspect plus clair du charbon a été mis en valeur. « En 2018, deux expositions de Lee Bae ont été organisées simultanément à la Galerie Perrotin et à la Fondation Maeght. Si la première exposition, qui avait lieu dans une élégante et accueillant salle d’exposition de la Galerie Perrotin, Cube blanc, situé au cœur de la ville de Paris, mettait en avant la valeur d’exposition (d’après l’expression de Walter Benjamin), en générant une impression universelle quant au travail avec le charbon, la seconde exposition, qui s’est tenue à la Fondation Maeght, semblait annoncer un retour de l’aura, en permettant au public de ressentir un certain respect et une valeur rituelle ». Ainsi, Lee Bae met constamment en valeur la matérialité et le potentiel du charbon. Arrivé en France en 1990, Lee Bae est l’un des artistes membres qui ont créé l’« Association des artistes Sonamu » en 1991. Il a reçu, en 2000, le « Prix de l’artiste de l’année » décerné par le Musée national d’Art contemporain de Gwacheon, ce qui lui a valu la reconnaissance du milieu artistique sud-coréen. En 2009, lui a été décerné le « Prix du Centre Culturel Coréen de Paris » et, en 2013, le « Prix de l’Association sud-coréenne des critiques d’art ». Lee Bae a été choisi pour plusieurs dizaines d’expositions individuelles organisées dans des musées de renom de différents pays, comme par exemple, aux ÉtatsUnis (New York), en Chine, en France, mais aussi en Corée du Sud. Citons quelques-unes de ces expositions individuelles exceptionnelles : l’exposition de la Fondation Maeght (2018), celle de la Galerie Perrotin (Paris, 2018), celle du Musée national des Arts asiatiques-Guimet (2015), celle de la Fondation Fernet-Branca (2014), celle du Musée de Daegu (2014), celle du Musée d’Art moderne de Saint-Étienne Métropole (2011) ou encore, celle du Today Art Museum (Pékin, 2009). Enfin, en 2018, l’artiste a reçu le titre de « Chevalier des Arts et des Lettres ».
8) Sim Eunlog, « Lee Bae, Memoire en dehors de moi », dans Catalogue de l’exposition Lee Bae « Plus de lumiere », 24 mars – 17 juin 2018, Fondation Maeght, France.
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TCHINE YU YEUNG, L’ARTISTE QUI A ÉLARGI LES DIMENSIONS DE LA PEINTURE
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Née en 1946 à Kaiseung, Corée Vit et travaille à Paris depuis 1969 Prix discerné 2008 : Prix Culturel France-Corée, Paris Expositions individuelles 2016 : En Mouvement, Youngeun Museum, Kwangju, Corée du Sud 2015 : Peinture à contre-jour, Whanki Museum, Séoul, Corée du Sud 2014 : Shinsegae Window Gallery, Centum City, Busan, Corée du Sud 2014 : Shinsegae Art Wall Gallery, Séoul, Corée du Sud 2007 : Entre Images, Artiste de l’année, Centre Culturel Coréen, Paris Expositions collectives 2018 : PhilArt Festival, Bastille Design Center, Paris 2015 : Primus Sensus, Galerie Pont des Arts, Séoul, Corée du Sud 2013 : Hommage à Whanki 2013 : Art Beijing 2012 : Korean Artist project (2012) 2011: Google Art Project 2011 : Whanki Museum, Séoul, Corée du Sud 2009 : INDAF (International Digital Art Festival), Incheon, Corée du Sud 2008 : Art Contemporain Coréen... Palais des Arts, Séoul, Corée du Sud 12_le journal PARIS JISUNG
TCHINE Yu Yeung est une artiste qui recherche « l’élargissement des dimensions de la peinture » à « l’ère de la mort de la peinture ». Sélectionnée comme première artiste boursière du gouvernement sud-coréen pour partir étudier à l’étranger, TCHINE Yu Yeung est arrivée à Paris en 1969, donc l’année suivant les évènements de Mai 1968. À l’époque, l’école dans laquelle l’artiste était inscrite était dominée par l’influence de La Fin de l’art, cet ouvrage majeur du philosophe hégélien et critique d’art américain Arthur Danto. En observant cette mouvance, TCHINE Yu Yeung a commencé à réfléchir alors à la « véritable nature de la peinture ». L’époque contemporaine est souvent décrite comme l’ère de l’après 3D (Deaths), c’est-àdire « l’ère de l’après 3 morts ». En effet, Hegel a annoncé la « fin de l’art » au 18ème siècle, Nietzche la « mort de Dieu » au 19ème siècle et Michel Foucault la « mort de l’homme » au 20ème siècle. La première étape pour surmonter cette « ère de l’après 3 morts » était donc de faire ressusciter la « peinture » qui avait la première été déclarée morte. Lorsque TCHINE Yu Yeung est arrivée en France, la plupart des Français ne connaissaient même pas l’existence de la Corée du Sud. Dans ce pays inconnu et avant même de pouvoir reprendre haleine, l’artiste s’est heurtée à la question la plus délicate de l’histoire de l’art et de l’humanité. Après une longue période de confusion et de désarroi, elle a néanmoins commencé à résoudre petit à petit ce problème. Tout d’abord, TCHINE Yu Yeung a commencé à « concrétiser » ses questionnements à travers son long travail. Le fait de les avoir concrétisés lui a permis de trouver des solutions. En effet, l’artiste a considéré que le fait de se poser des questions métaphysiques et théoriques sur la nature de la peinture entraîne finalement « la fin de la peinture », c’est-à-dire une mort théorique. TCHINE Yu Yeung s’interroge donc, de manière plus concrète, sur « où », en impliquant les notions de « hic et nunc », c’est-à-dire le présent, plutôt qu’en se concentrant sur « quoi », ce questionnement trop essentiel, trop ontologique, trop métaphysique et trop abstrait, toujours abordé depuis Platon.
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De plus, pour l’artiste TCHINE Yu Yeung, le danger de la peinture illustre son propre péril, car le fait de se demander où se situe la peinture revient à s’interroger pour déterminer « où je me situe », car cette question spatio-temporelle portant sur « où » interroge en réalité sur « quel lien ». Pour l’artiste, peindre équivaut à réfléchir de manière métaphorique, à travers la peinture, à notre propre existence (dasein) ancrée dans le présent. Ce questionnement porte sur mon statut au cœur des liens que j’entretiens avec le monde extérieur, autrui et d’autres existences invisibles. TCHINE Yu Yeung pense qu’il n’y a aucune raison de considérer qu’une peinture se limite uniquement à la toile et est persuadée qu’il faut élargir les dimensions de la peinture. Pour obtenir cet « élargissement » de la peinture, Madame TCHINE Yu Yeung réalise, tout d’abord, un cliché d’un objet, pris de très près, à l’aide d’un appareil photographique numérique, et procède ensuite à un travail d’agrandissement grâce à Photoshop. Sur cette photographie ainsi agrandie, elle applique une aquarelle classique ou un dessin réalisé à l’aide de craies grasses de couleur, ces deux modes de peinture analogiques. Ensuite, elle rephotographie ce travail avant de le numériser à l’aide de Photoshop. L’artiste tente ainsi de recouvrir cette froideur et cette impossibilité de reconnaissance mutuelle générées par les points numériques. Puis, lorsque son travail redevient trop analogique, elle y ajoute un aspect numérique rationnel et objectif. Ce double aspect, analogique et numérique, pictural et photographique, de l’objet et de l’image, ou encore
métaphorique et réel, interagit et s’harmonise pour accroitre finalement le champ de la peinture. Ainsi, Madame TCHINE Yu Yeung considère que « la peinture se positionne, d’un point de vue méthodologique, au point de rencontre de ces deux différents domaines, la photographie et la peinture, le numérique et l’analogique ». Lorsque nous observons de loin La prison de Seodaemun, une œuvre de TCHINE Yu Yeung présentée à l’exposition du Coutances Art Center, celle-ci ressemble énormément à une véritable photographie. Cependant, lorsque nous nous en approchons, nous commençons à percevoir les touches d’aquarelle ou le dessin à la craie grasse, ces deux modes analogiques. Si nous nous avançons encore plus près, l’œuvre ne ressemble plus à une photographie. D’après l’artiste, son approche est comparable à celle de la « technique de la cire perdue » qui consiste à réaliser d’abord un moule en cire, ensuite à le recouvrir d’argile, à faire fondre la cire en chauffant le moule, pour pouvoir ainsi fabriquer des caractères d’imprimerie ou des objets en versant du métal en fusion dans la cavité créée à l’intérieur du moule. Au lieu de faire fondre la cire, TCHINE Yu Yeung fait disparaître toutes les traces de la « photographie » ou les « pixels » en procédant à plusieurs opérations numériques et analogiques. Les pixels symbolisent ici la mort, son idée est donc de les ôter et de réintroduire la vie à leur place. En s’interrogeant sur la place occupée par la peinture, l’artiste se questionne sur sa propre existence. TCHINE Yu Yeung nous confie : « En réfléchissant pour déterminer ma place, j’ai com-
mencé par percevoir mon environnement, c’est-à-dire les objets et les personnes m’environnant. J’existe au milieu de ceux-ci. Plus je les observais, plus j’avais l’impression qu’ils prenaient de plus en plus d’importance. Généralement, les gens ressentent facilement un certain respect vis-à-vis de l’immensité. Lorsque l’on considère autrui avec respect, on peut remarquer quantité de choses, contrairement à ce que l’on croit. En effet, de nombreuses choses, qui demeuraient invisibles lorsque je me croyais importante, me sont devenues visibles lorsque je suis devenue plus modeste. Pour que le public perçoive de manière plus ouverte les objets et les personnes qui nous environnent, tel que je les ressens moi-même, je les agrandis à l’aide de Photoshop, après les avoir photographiés ». Se rapprocher ainsi d’autrui ou d’un objet, nous permet de découvrir progressivement sa réalité, alors qu’auparavant nous n’appréhendions que son image ou son illusion. En constatant ces différences entre la réalité et l’image qu’elle renvoie, l’artiste considère que la peinture ne relève pas de l’art visuel mais constitue un art outrepassant cette approche visuelle et que la peinture n’a pas pour but de créer une image, mais qu’elle propose un moyen de découvrir la réalité. Pour TCHINE Yu Yeung, il s’agit donc de se questionner selon une approche pragmatique et méthodologique, c’est-à-dire de s’interroger sur le « comment », plutôt que de privilégier une approche métaphysique et ontologique ciblant le « quoi ». L’ultime étape pour atteindre finalement cette réalité consiste à cerner l’être humain, puisque celui-ci constitue la plus belle des réalités.
9) Sim Eunlog, « Lee Bae, mes souvenirs exterieurs », dans Style Choseon Ilbo, le 4 juillet 2018. 10) Les citations suivantes sont empruntées au texte de l’auteure, « TCHINE Yu Yeung, Lost-DPI casting », publié dans le Catalogue de l’exposition individuelle de TCHINE Yu Yeung (11/08 - 19/10/2014), organisée à la Galerie Shinsegae Art Wall, Séoul, Corée du Sud. 11) Sim Eunlog, « TCHINE Yu Yeung, Lost-DPI casting », dans le Catalogue de l’exposition individuelle de TCHINE Yu Yeung (11/08 - 19/10/2014), Galerie Shinsegae Art Wall, Séoul, Corée du Sud.
Mai/Juin 2019 (vol.894-895)_13
Art sous les Arbres I.
Sous un arbre…
La paix, les visages d’autrui, des illusions visuelles, un souvenir extérieur, l’homme en tant que réalité, une certaine énergie, le dynamisme ou l’espoir, tout ceci converge, tour à tour, « sous les arbres » de Coutances avec ces œuvres d’art. J’espère que toutes ces précieuses expériences s’enracineront progressivement et que les vastes feuillages pourront offrir aux personnes fatiguées ou attristées un lieu de repos. Pour ce faire, sous un arbre diffusant un parfum discret de pommes, BANG Hai Ja invoque la paix pour le monde, KWUN Sun Cheol cherche à partager les souffrances d’autrui, SON Seock nous attend toujours, alors que Lee Bae nous transmet une énergie vivante. Enfin, sous ces arbres, TCHINE Yu Yeung nous apprend combien l’être humain est une réalité belle et tellement précieuse. Aussi bien en Orient qu’en Occident, la plupart des gens aiment s’adosser à un arbre, car l’on ressent alors une certaine chaleur nous envahir. Sans doute pour cette raison, le botaniste français Jacques Brosse souligne que « lorsqu’on s’adosse contre un tronc d’arbre silencieusement, l’on peut entrer en symbiose avec lui et entendre tous les bruits de ses mouvements internes ». Ce scientifique affirme également que l’arbre semble constituer la meilleure source d’illusion cosmique, car il ouvre une voie permettant de capter la conscience humaine et est un passeur de vie générant la vitalité de l’Univers. En effet, l’homme rêve devant un arbre dans lequel fusionnent cette matière souterraine obscure et impénétrable et l’éther lumineux et inaccessible, ces deux sources opposées qui peuvent à la fois relier ces deux infinis en représentant deux opposés. Ce propos sur l’arbre semble ainsi résumer exactement le concept de cette exposition.
EXPOSITION DU 25 MAI 2019 AU 25 JUILLET 2019 DU MARDI AU SAMEDI DE 14H À 19H (fermé le dimanche et le lundi)
COUTANCES ART CENTER (Président JEONG Nack-Suck)
7, Rue Geoffroy Herbert 50200 Coutances, France www.galeriepontdesarts.com g.pontdesarts@gmail.com +33 (0)6 07 86 05 36 Organisé par Coutances Art Center et le Journal de Corée PARISJISUNG
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