QPD 69 Le tombeau de Jésus

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Estelle Villeneuve, Jean Vervier et Jean Radermakers

Estelle Villeneuve, Jean Vervier et Jean Radermakers 69

ISBN 978-2-87356-382-0 Prix TTC : 10,00 €

9 782873 563820

Collection « Que penser de… ? »

La découverte du tombeau de Jésus

On aurait découvert la tombe et des fragments d’os de Jésus, à Talpiot, près de Jérusalem ! Très habilement monté, un reportage télévisé intitulé « Le tombeau perdu de Jésus » et le livre qui le complète ont de quoi perturber : il y aurait 599 chances sur 600 que ce tombeau abrite la véritable sépulture de Jésus de Nazareth, et ce sont des scientifiques qui l’affirment ! Trois spécialistes font le point. Dans un premier temps, une archéologue et un physicien démontent, pas à pas, toutes les incohérences et les lacunes du raisonnement des tenants de la thèse du « tombeau perdu de Jésus ». Mais au-delà des faits matériels, il est une question qui mérite attention : la découverte, si hypothétique soit-elle, des restes physiques de Jésus met-elle en péril le fondement de la foi chrétienne : la résurrection de Jésus Christ ?

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Photo de couverture : L’entrée du tombeau de Talpiot, près de Jérusalem (photo prise par Amos Kloner en mars 1980)

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La découverte du tombeau de Jésus

La découverte du tombeau de Jésus



Estelle Villeneuve, Jean Vervier, Jean Radermakers

La découverte du tombeau de Jésus

Collection « Que penser de… ? »


Estelle Villeneuve est archéologue et collaboratrice régulière de la revue bimestrielle Le monde de la Bible (Paris). Jean Vervier est professeur émérite à la faculté des Sciences de l’Université catholique de Louvain (Belgique), département de Physique. Il a été responsable du Centre de recherches du Cyclotron (Louvain). Jean Radermakers est jésuite et exégète. Il est professeur à l’Institut d’études théologiques (IET) à Bruxelles.

© Éditions Fidélité • 7, rue Blondeau • BE-5000 Namur info@fidelite.be • www.fidelite.be ISBN : 978-2-87356-382-0 Dépôt légal : D/2007/4323/21 Maquette de couverture : Isabelle de Senilhes Photo de couverture : L’entrée du tombeau de Talpiot, près de Jérusalem (photo prise par Amos Kloner en mars 1980) Maquette intérieure et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique


Introduction

U

de mars 1980, des entrepreneurs écornent un coin de tombe rupestre en creusant les fondations d’un immeuble dans le quartier de Talpiot-Est, à Jérusalem. Vingt-sept ans plus tard, une chaîne de télévision privée française, TF1, nous annonce la nouvelle : la sépulture aurait contenu les ossements du Christ lui-même, dans l’ossuaire qui leur avait servi de réceptacle ! Voilà du moins ce que laisse entendre « Le tombeau perdu de Jésus », un documentaire réalisé par le journaliste israélo-canadien, Simcha Jacobovici, et produit par James Cameron, le célèbre réalisateur américain de Titanic, d’Aliens et autres Terminator. Un livre, co-signé avec Charles Pellegrino sous le titre Le tombeau de Jésus 1, développe la même thèse. D’après les auteurs, les archéologues auraient en effet trouvé la tombe du Nazaréen, avec l’ossuaire N BEAU JOUR

1. Simcha Jacobovici et Charles Pellegrino, Le tombeau de Jésus. La découverte, l’enquête et les preuves qui pourraient bien changer l’Histoire, Paris, Michel Lafon, 2007.

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dans lequel il était inhumé, aux côtés des membres de sa nombreuse famille, de son épouse Marie Madeleine et de leur fils Judas ! Pis, cette découverte révolutionnaire, on tenterait de nous la cacher depuis plus de vingt ans… La nouvelle soulève une tempête médiatique et une ardente polémique au sein d’un public chrétien échauffé par l’affaire du Da Vinci Code et de L’Évangile de Judas 2 ! Le débat est d’autant plus vif que l’enquête, aux dires de ses auteurs, a été menée avec la plus grande rigueur scientifique, sous le contrôle d’éminentes autorités : archéologues, biblistes, statisticiens, biologistes moléculaires, physiciens, etc. Les faits, insiste James Cameron, seraient irréfutables ! Si elle est exacte, cette nouvelle a plusieurs corollaires brûlants : les restes physiques de Jésus remettent-ils en cause sa résurrection, ses apparitions aux disciples et son ascension dans le ciel… ? La foi en Jésus Christ, Fils de Dieu, n’est-elle plus qu’une mystification vieille de deux mille ans ? La mort toute humaine de Jésus signe-t-elle celle de Dieu ?

2. Sur ces sujets, les éditions Fidélité ont publié deux ouvrages : Charles Delhez et Jacques Vermeylen, Le Jésus des chrétiens, 2006, et Alban Massie, L’Évangile de Judas décrypté, 2007, tous deux dans la collection « Que penser de… ? ».

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Oui, mais… doit-on prendre pour argent comptant tout ce que nous disent Jacobovici, Cameron et Pellegrino ? Leur parole serait-elle… d’évangile ? Ces questions sont graves et méritent pour le moins quelques éclaircissements. Une première partie (chap. 1 et 2), due à la plume d’Estelle Villeneuve, archéologue, qui a en outre assuré la coordination du volume, examinera donc la découverte archéologique elle-même. Après l’avoir resituée dans son contexte et dans la perspective de la recherche sur l’époque de Jésus, nous pourrons alors nous interroger sur le bien-fondé des principales affirmations du Tombeau de Jésus. Jean Vervier, professeur émérite de physique à l’Université catholique de Louvain, s’est pour sa part intéressé à l’argumentation des auteurs qui repose sur les sciences exactes : l’étude statistique, l’examen de l’ADN et la prise en compte des patines (chap. 3). Enfin, si malgré tout, il devait être prouvé par A plus B — mais il y a peu de chance, vraiment —, que le corps du Christ a bel et bien été trouvé, quelle répercussion cela aurait-il sur la foi ? La troisième partie de ce livre (chap. 4), rédigée par Jean Radermakers, s.j., professeur à l’Institut d’études théologiques de Bruxelles (IET), tâchera d’y répondre, en s’adressant plus particulièrement au croyant. Repartant des évangiles, il aidera celui-ci à saisir le sens chrétien de la mort et de la résur5


rection de Jésus ; quelle place occupe la disparition du corps de Jésus dans le témoignage des disciples et comment fonde-t-elle notre foi dans le Christ ? Que dit aussi l’Église de la parenté de Jésus au regard de sa filiation divine et de sa naissance virginale ? Un tel événement médiatique a le mérite de mettre Jésus à l’honneur. Comme le Da Vinci Code et L’Évangile de Judas, les thèses exposées dans Le tombeau de Jésus sont perçues par beaucoup comme une atteinte aux fondements du christianisme. Chacun aura beau tempêter, crier au complot, dénoncer des argumentations fallacieuses, ni l’archéologie, ni l’histoire, ni aucune science exacte ne pourront jamais sérieusement établir l’identité des défunts de Talpiot. Celle-ci restera in fine une affaire de conviction intime. Alban Massie directeur de la collection


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De Talpiot à TF1 Histoire d’une découverte

Les faubourgs de Jérusalem, à l’aube des années 1980, sont un vaste chantier de construction, et il n’est pas rare qu’à cette occasion des bulldozers découvrent ici et là des vestiges archéologiques. Le quartier de Talpiot-Est, au sud de la Ville sainte, fait partie de ces grands projets d’urbanisme qui ont vu le jour suite à l’occupation de Jérusalem, à l’issue de la guerre des Six Jours en 1967. C’est là qu’en mars 1980, les entrepreneurs mettent au jour la façade d’une tombe rupestre en creusant les fondations d’un nouvel immeuble, rue Dov Gruner, à la lisière orientale du quartier. Conformément à la réglementation des fouilles archéologiques, les bâtisseurs interrompent les travaux en attendant que le département des Antiquités et des Musées d’Israël vienne expertiser la trouvaille et qu’une fouille d’urgence soit décidée. La mission est confiée à l’archéologue Joseph Gath, assisté d’un étudiant chargé de dresser les relevés 7


du chantier, Shimon Gibson. La tombe qu’ils découvrent à leur arrivée correspond à un type très répandu dans l’Antiquité et que l’on appelle « hypogée » (voir encadré p. 10). La cour et l’antichambre ont été arasées par les bulldozers, mais la façade est intacte (voir photo de couverture). Au centre de celle-ci, une porte désigne l’entrée. Elle est surmontée, comme il n’est pas rare, d’un décor architectural schématisé. Nous aurons l’occasion de revenir sur cet ornement (p. 32 et 54), mais disons dès maintenant qu’il esquisse un fronton avec un motif central circulaire. Dans l’Antiquité, la porte était certainement obturée par une pierre profilée pour s’encastrer dans la baie. C’est en tout cas ce que l’on constate dans la plupart des hypogées de cette époque à Jérusalem, mais ici, en l’occurrence, la pierre a disparu. Quoi qu’il en soit, ce passage donne accès à l’unique chambre funéraire. Lorsque Joseph Gath et ses collègues y pénètrent, le tombeau est encombré d’un épais dépôt de limon, infiltré par la porte ouverte, qu’il leur faudra évacuer. Le sol se trouve en réalité à près d’un mètre en contre-bas ; une marche en facilitait fort heureusement l’accès. N’imaginez surtout rien de grandiose. Une fois dégagé, l’espace au sol mesure à peine 2,90 m de côté et, dans sa partie la plus haute, le plafond n’excède pas 2 m ! L’aménagement de cette salle est d’ailleurs plutôt sobre et bien dans la ligne des hypogées tradition8


Plans originaux de la tombe de Talpiot ĂŠtablis par Shimon Gibson (source : dsc.discovery.com)

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Qu’est-ce qu’un hypogée ? Ce type de tombe, répandu dans tout l’Orient hellénistique et romain, est constitué d’une ou plusieurs chambres funéraires aux murs percés à la perpendiculaire de loculi (niches profondes pour insérer les corps) et, à partir de la période romaine, d’arcosolia (larges niches voûtées pour l’exposition des dépouilles). Le terme d’hypogée, qui nous vient du grec, signifie « sous terre ». Ces sépultures sont en effet creusées dans le sous-sol. Mais dans les régions de collines crayeuses, comme c’est le cas autour de Jérusalem, elles sont excavées dans le flanc de coteaux où elles s’enfoncent à l’horizontale. La façade est obtenue en équarrissant la pente et l’on profite souvent du renfoncement ainsi dégagé pour aménager une antichambre, précédée d’une cour. C’est précisément le cas de la tombe de Talpiot. Les façades imitaient parfois un décor architectural, plus ou moins complexe, de colonnes, niches ou frontons. Selon les usages régionaux, les corps étaient déposés et scellés définitivement dans les loculi ou des sarcophages — c’est l’inhumation primaire, telle que nous la pratiquons encore aujourd’hui ; ou bien les corps étaient réinhumés, une seconde fois, selon la pratique de l’ossilegium (cf. p. 23).

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nels de la région. Dans la partie supérieure des parois, en face et à gauche de l’entrée, sont aménagées deux arcosolia, c’est-à-dire des larges niches voûtées. Au niveau du sol, chaque mur (sauf du côté de l’entrée) est percé de deux loculi. Ce diminutif du mot latin locus, « le lieu », désigne des cavités taillées dans la profondeur de la roche, sur la longueur d’un corps humain à peu près. Dans l’Antiquité, elles étaient souvent scellées par une pierre ou un bouchon de maçonnerie, mais ici les archéologues les ont trouvées ouvertes. C’est dans ces loculi précisément — ou du moins cinq d’entre eux — qu’ont été déposés les dix fameux ossuaires en pierre à l’origine du séisme médiatique provoqué par James Cameron et Simcha Jacobovici ! En effet, six d’entre eux portent une inscription signalant le nom du défunt. Et sur l’une d’elles on peut déchiffrer… Yeshoua bar Yehosef, c’est-à-dire, en araméen, « Jésus fils de Joseph ». Sur les autres, les épigraphistes liront aussi d’autres noms juifs connus dans l’entourage de Jésus de Nazareth, Messie et Fils de Dieu pour les chrétiens. Mais avant de nous attarder sur ces inscriptions et les polémiques qu’elles soulèvent, terminons rapidement notre visite archéologique. Au total, donc, les archéologues dénombrent dix ossuaires. Cinq sont ornés de rosaces et de bandes ornementales, les autres sont sans décor. Presque tous sont brisés et ouverts, et deux cou11


vercles gisent à même le sol de la chambre, parmi les bris d’ossements et quelques tessons de céramique. En plus de l’entrée laissée béante et les loculi descellés, ce sont là pour des archéologues des signes manifestes que la tombe a été visitée par le passé, après son usage funéraire, par des visiteurs peu respectueux des morts. Le cas n’est hélas pas rare ! Pour compléter notre tour d’horizon, ajoutons qu’en plus des ossuaires, des ossements en très mauvais état de conservation jonchent le sol de la chambre et les plateaux des arcosolia. La fouille a commencé le vendredi 28 mars 1980, la veille de sabbat qui est un jour chômé en Israël. Les ossuaires, extraits de la tombe le jourmême, ont été mis en sécurité dans les entrepôts de l’Autorité des Antiquités d’Israël (ici IAA), car on craint autant d’éventuels pilleurs qu’un commando de juifs ultra-orthodoxes : ceux-ci ne tolèrent pas que des ossements juifs anciens soient profanés et n’hésitent pas à interrompre souvent les fouilles de nécropoles au nom de la Loi judaïque. Avant de retirer les ossuaires, les archéologues ont bien situé chaque exemplaire sur leur plan de la tombe, mais, dans leur hâte, ils ont omis de les identifier. En conséquence, il est impossible de dire aujourd’hui dans quel loculus précisément se trouvait tel ou tel défunt. Enregistrés sous les no 80.500 à 80.509, les ossuaires seront transférés 12


Description des ossuaires par Amos Kloner (« A Tomb with Inscribed Ossuaries in East Talpiyot, Jerusalem », revue Atiqot, Jérusalem, vol. 29 (1996), p. 17.)

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quelques années plus tard dans les entrepôts plus vastes que l’IAA a fait construire à Beth Shemesh, dans la banlieue de Jérusalem. On constatera par la suite que le no 80.509 manque à l’appel. Sous la pression des autorités religieuses, tous les vestiges osseux sont remis aux rabbins, en vue d’une réinhumation religieuse Aujourd’hui, en bonne et due forme. Les déil n’est plus funts de Talpiot rejoindront possible l’anonymat d’un cimetière colde les identifier lectif, avec tous ceux dont le sommeil a été perturbé par les archéologues. De telle sorte qu’aujourd’hui, il n’est plus possible de les identifier. Le 14 avril, la fouille est terminée. Gath et ses comparses quittent les lieux, emportant quelques notes à étudier ultérieurement, à tête reposée. En attendant, la tombe de Talpiot est rendue aux entrepreneurs. C’est une tombe banale ; elle disparaîtra bientôt sous une dalle de béton.

La publication savante Dans l’année qui suit la fouille, en 1981, Joseph Gath publie une note préliminaire en hébreu dans la revue Hadashot Arkheologiyot — Excavations and Surveys in Israel, l’organe officiel du département des Antiquités et des Musées d’Israël (Autorité des 14


Antiquités d’Israël à partir de 1990). Le dispositif intérieur de la tombe y est succinctement décrit et les ossuaires signalés, mais les inscriptions ne sont pas encore déchiffrées. Gath décède inopinément peu de temps après, emportant avec lui toute une mémoire du terrain, qu’aucune note prise dans la hâte d’une fouille d’urgence ne remplacera jamais. Le dossier ne sombre pas pour autant dans l’oubli. En 1994, neuf des dix ossuaires font l’objet d’une publication par le professeur Levi Y. Rahmani dans le Catalogue général des ossuaires appartenant aux collections de l’État d’Israël. L’étude porte sur 897 objets dont 227 portent des inscriptions. L’auteur ne fait aucun rapprochement significatif entre les défunts de Talpiot et leurs homonymes de l’entourage de Jésus de Nazareth. Voici en substance ce que disent les notices 701 à 709 qui identifient les défunts de Talpiot : tous sont des noms hébraïques, gravés en écriture araméenne (dite aussi hébreu carré) sauf le no 701 écrit en grec. - 701 : Mariamenou e Mara, c’est-à-dire « de Mariamne qui est [aussi appelée] Mara », Mara étant la contraction de Martha, Marthe (= IAA 80.500). - 702 : Yehouda bar Yeshoua, soit « Judas fils de Jésus » (=IAA 80.501). - 703 : Matyah, une variante du nom Matatyah, est l’équivalent de notre Matthieu (= IAA 80.502). 15


- 704 : ossuaire est très abîmé, première partie de l’inscription difficile à lire en raison de nombreuses éraflures et d’une gravure particulièrement maladroite. L’auteur propose le nom hébraïque Yeshoua — « Jésus » — avec un point d’interrogation et suppose qu’il s’agit du père de Judas (ossuaire 702) ; la seconde partie du nom se lit bar Yehosef, c’est-à-dire « fils de Joseph ». Le nom est précédé d’une marque cruciforme (= IAA 80.503). - 705 : Yosah, ou José, une variante de Yossi qui est la contraction du nom hébreu Yosef (= IAA 80.504). - 706 : Maryah, forme hellénisée du nom hébreu Mariam, « Marie ». Rahmani fait remarquer que cet ossuaire ressemble au précédent et suggère que Mariah et Yosah soient les parents de Yeshoua et grands-parents de Yehouda (= IAA 80.505). - 707 et 708 : deux ossuaires décorés, sans inscriptions (= IAA 80.506 et IAA 80.507). Une note signale qu’un dixième ossuaire (IAA 80.509) a été trouvé dans la tombe. Étant sans décor ni inscription, Rahmani ne l’intègre pas au catalogue. Quant à l’ossuaire IAA 80.508, il n’en dit rien. En 1996, Amos Kloner s’acquitte de la publication définitive de la tombe dans un article de huit 16


pages de la revue israélienne spécialisée, Atiqot (voir l’extrait p. 13). Il y rassemble les données trouvées dans les notes éparses et souvent laconiques de Gath : descriptions, plans, coupes et relevés de la façade. Un catalogue décrit les dix ossuaires au complet dont six portent des inscriptions. Kloner reprend les lectures de Rahmani, insistant sur la grande fréquence de tous ces noms dans la société juive de l’époque. En bon archéologue, Kloner termine son article en relevant tous les éléments qui permettent de dater la tombe et les différentes phases de son utilisation. Les indices sont maigres, mais sa connaissance des nécropoles de Judée l’autorise à quelques remarques pertinentes : la tombe avec ses loculi a été creusée en vue d’inhumations primaires avant que la pratique de l’ossilegium ne se répande en Judée dans les dernières décennies du Ier siècle av. J.-C. ; le nombre probable de défunts s’élève à 35 individus, dont 17 en ossuaires ; la tombe a probablement servi à trois ou quatre générations successives. Les ossuaires de Talpiot apparaissent une nouvelle fois en 2002, dans une étude consacrée à l’onomastique juive, c’est-à-dire l’ensemble des noms portés par la population de la Judée antique. L’auteur, Tal Ilan, y recense quelque 2856 noms, toutes langues confondues, pour la période allant de 330 av. J.-C. à 200 ap. J.-C. Parmi les 2509 noms 17


masculins et leurs variantes orthographiques, ceux de Talpiot figurent tous dans les dix premiers. Les Yosef, Yossi ou Yosah totalisent à eux seuls 231 entrées, c’est-à-dire qu’à peu près un Judéen sur dix en moyenne s’appelait ainsi ; les Yehouda ou Judah sont 179, soit un sur quatorze ; Yehoshoua, Yoshua ou Yesous, 103 (un sur vingt-quatre) et Mattatya, Mattatias ou Matia, 63 (un sur quarante). Sur les 317 noms féminins attestés, les Mariam, Mariamè ou Mariah sont représentés 80 fois (une femme sur quatre) ; les Martha comptent pour 20 (une sur quinze) et les Mara pour 7 (une sur quarante-cinq). Quant aux Jésus fils de Joseph, Tal Ilan en recense deux homonymes. La découverte du premier, en 1930, avait agité la presse, mais l’apparente similitude avec Jésus de Nazareth avait été réfutée par le père Vincent de l’École biblique de Jérusalem, au nom de la grande popularité de ces noms. Dans cette affaire, les archéologues et les épigraphistes ont fait leur travail en toute transparence, avec les méthodes de leur discipline et dans le cadre de leurs compétences.

Quand le journalisme s’en mêle 1996. La presse britannique attire l’attention du public sur la tombe de Talpiot : le 31 mars, un 18


article du London Sunday Times titre « The Tomb that Dare not Speak its Name » (« la tombe qui n’ose pas dire son nom ») et un film documentaire « The body in question » (« le corps en question »), produit par la BBC, est programmé le jour même de Pâques. L’affaire a quelque retentissement, mais le soufflé retombe presque aussitôt devant le scepticisme des archéologues et des historiens consultés. 2007. Le journaliste et scénariste professionnel Simcha Jacobovici ressort l’affaire avec une ampleur médiatique nouvelle. Il a, dit-il, de nouvelles pièces à verser au dossier. À l’occasion d’un reportage qu’il faisait en 2002 sur un osDe nouvelles suaire inscrit au nom de pièces à verser « Jacques fils de Joseph frère de au dossier Jésus », il a appris l’existence d’un autre ossuaire portant le nom de « Jésus fils de Joseph ». En lui signalant cela, son interlocuteur, l’archéologue Amos Kloner, voulait simplement attirer son attention sur le fait que ces noms étaient très répandus dans l’Antiquité et ne désignaient pas nécessairement l’entourage de Jésus de Nazareth. En homme de métier, Simcha saisit parfaitement le parti qu’il peut tirer de cette information. Si un quelconque lien pouvait être établi entre la tombe de Talpiot et l’histoire sainte des chrétiens, le sujet deviendrait au contraire un événement médiatique. Il commence donc son enquête à partir de deux questions majeures : existe19


t-il une figure d’évangile derrière chaque nom de Talpiot ? Et quelle probabilité y a-t-il pour que tous ces noms désignent la Sainte Famille ? Son enquête est racontée dans « Le tombeau perdu de Jésus », le documentaire réalisé avec James Cameron et dans le livre intitulé Le tombeau de Jésus (Michel Lafon, 2007), co-signé par le journaliste scientifique Charles Pellegrino. Admirablement servi par le talent du scénariste et du littérateur, le reportage devient une aventure épique où l’intrépide reporter doit faire éclater la vérité sur la « vraie » tombe de Jésus, et cela malgré les forces qui s’y opposent depuis toujours : mensonges immémoriaux de l’Église, complicité des autorités israéliennes, aveuglement obstiné des archéologues… L’intrigue rebondit grâce à quelques experts qui arrivent à propos pour lever un coin du mystère ou relancer l’énigme. Le documentaire évolue entre interviews d’experts, images d’archives et sé- Un feu d’artifices, au sens propre quences de docu-fiction. Petit à petit, les indices s’enchaînent et régulièrement, avec la force du pédagogue, le narrateur fait le point sur les questions en suspens : après tant de « preuves » accumulées, pouvons-nous encore nier l’évidence ? Le spectateur ou le lecteur perçoit bien que les arguments sont souvent boiteux, mais, pris par la narration, il perdra de vue que le chemin parcouru est tapissé de condition20


nels. En définitive, il aura assisté à un feu d’artifices, au sens propre ! Et s’il n’en sort pas totalement convaincu, il en restera du moins intrigué.

Le tombeau perdu de Simcha Jacobovici Résumons ici les conclusions de l’enquête sur le « tombeau de Jésus ». Chaque défunt présent dans la tombe trouverait son correspondant dans l’entourage familial de Jésus : Maria est la Vierge Marie et Yeshoua est bien sûr Jésus lui-même, le fils qu’elle a eu de Joseph. José est un des frères de Jésus que cite les évangélistes Marc et Matthieu, en même temps que Jacques, Jude et Simon. Matyah, lui, est admis comme cousin. Dans l’Évangile de Philippe, Mariamnè est le nom donné à Marie de Magdala, dont des évangiles apocryphes soulignent l’autorité et la proximité particulière avec Jésus. L’ossuaire de Mariamenou sera donc le sien. À partir de cette poignée de noms, même en écartant les moins sûrs, un calcul statistique estime quasiment impossible que cette tombe ne soit pas celle de la famille de Jésus. De surcroît, si l’ossuaire volatilisé était celui de « Jacques fils de Joseph et frère de Jésus » — ce que Pellegrino affirme, analyse des patines à l’appui —, alors cette probabilité serait encore renforcée. 21


Reste le nom de Yehouda, inconnu au bataillon familial. Son ossuaire le déclare fils de Yeshoua. Pour Simcha Jacobovici et ses collègues, il sera donc le rejeton caché de Jésus et Marie de Magdala. Une étude de l’ADN prélevé dans les ossuaires des parents présumés conclut d’ailleurs qu’ils n’ont pas la même mère, ce qui fait dire aux auteurs qu’ils sont mari et femme, justifiant à l’occasion la présence d’une intruse dans la tombe familiale. Si l’existence de ce Judas est restée secrète, c’est qu’il fallait soustraire aux poursuites romaines le fils de ce Jésus de Nazareth qui prétendait rétablir une monarchie juive. C’est alors le jeune Judas que l’évangéliste Jean désignerait pour disciple bienaimé, présent lors de la dernière Cène et auquel Jésus aurait confié sa mère au pied de la croix. Il serait mort vers douze ou treize ans. Certes, la présence des ossements de Jésus dans sa tombe familiale de Talpiot ne correspondrait pas au scénario traditionnel des évangiles. Mais, toujours d’après les cinéastes journalistes, cela expliquerait la disparition du corps de Jésus au matin de Pâque. Au lieu de la revivification de son cadavre, la « résurrection » proclamée par les disciples cacherait en réalité le transfert de la dépouille dans l’hypogée de Talpiot, tenu secret par le clan familial. Leurs complices, persécutés par les juifs et mis en minorité au sein de l’Église naissante, auraient survécu dans la clandestinité jusqu’au Moyen Âge. 22


Jacobovici continue : le secret aurait disparu avec eux, si les Croisés ne le leur avaient arraché. Le signe du chevron ornant la façade de la tombe et que les clandestins auraient tenu pour emblématique, aurait toutefois perduré dans la symbolique ésotérique des franc-maçons. À plusieurs reprises, l’archéologie aurait frôlé la vérité en mettant au jour des indices aussi patents que l’ossuaire de l’apôtre Pierre, ou celui du fils de Simon de Cyrène. Mais le Vatican s’acharnerait à les minimiser. Il s’en est fallu de peu que la Vérité échappe à nouveau. Grâce à Simcha Jacobovici et à tous ses acolytes, elle éclate enfin au grand jour. Voilà du moins ce que le lecteur est invité à comprendre.

Le contexte funéraire de la tombe Avant de commencer notre examen de la thèse en question, il nous faut restituer le cadre culturel dans lequel elle s’inscrit. LE RITUEL DE L’OSSILEGIUM. Cette coutume correspond à ce que les anthropologues appellent l’inhumation secondaire. Elle est connue des populations du Croissant fertile depuis le Néolithique, mais elle ne subsiste, après l’arrivée des Grecs à la fin du IVe siècle avant notre ère, que dans certaines ◆

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communautés juives de Palestine. Le rituel funéraire se déroule en deux temps : au décès, le corps du défunt, enduit d’onguents parfumés et enveloppé d’un linceul, est allongé dans une tombe en hypogée, sur le plateau d’un arcosolium ou directement dans un loculus (cf. encadré p. 10). Il y est laissé une année environ, le temps que les chairs se décomposent et laissent le squelette à nu. La famille se réunit alors à nouveau dans la tombe et le chef de famille — père ou frère aîné — regroupe les os du mort. À l’origine, ceux-ci étaient jetés en vrac dans des fosses collectives. Mais à partir des années 20 à 15 av. J.-C., l’usage se répand en Judée de rassembler les restes des défunts dans des ossuaires. La littérature rabbinique, rédigée par les docteurs de la Loi pharisiens à partir du IIIe siècle, éclaire les préceptes juifs en usage au Ier siècle de notre ère. Le traité Semahot rapporte, par exemple, les propos du rabbi Éléazar bar Zadok : « “Mon fils, enterre-moi d’abord dans la tombe. Le moment venu, collecte mes os et mets-les dans un ossuaire, mais ne les rassemble pas de tes propres mains.” Et ainsi je lui prêtai assistance : [mon frère] Jonathan entra, il collecta les os et les couvrit d’un linceul. Alors j’entrai, je déchirai mes vêtements pour eux et je les saupoudrai d’herbes sèches. De même qu’il avait assisté son père, moi aussi je l’assistai. » Une autre citation, attribuée au rabbi Akiba, ajoute : 24


« Les os ne peuvent pas être regroupés avant que la chair ne soit totalement décomposée ; cela fait, les traits ne sont plus reconnaissables sur le squelette » ; et « les os d’un corps ne doivent pas être séparés, ni les tendons sectionnés, sauf si les os sont séparés d’eux-mêmes ou que les tendons se sont détachés d’eux-mêmes ». Des règles particulières, détaillées dans le traité Sanhédrin, concernent les funérailles de celui que la Loi juive a condamné à mort par lapidation, décapitation, strangulation ou bûcher : après son exécution, le corps du coupable doit être pendu à un poteau, mains liées, et enterré le jour-même ; il ne peut être inhumé dans la tombe de ses ancêtres, mais dans un endroit spécifique variant selon la sanction. La découverte, dans un hypogée de Jérusalem, d’un ossuaire contenant les os d’un crucifié suggère que ces lois — si elles étaient bien appliquées telles quelles au Ier siècle — ne concernaient pas les victimes de la crucifixion, une peine capitale que seuls les Romains pratiquaient, la réservant aux esclaves et aux non-citoyens, coupables de crimes contre l’État. La pratique de l’ossilegium disparaîtra presque totalement de Jérusalem après la chute du Temple en 70 et l’éviction de la population juive de Judée. Le catalogue de Levi Rahmani recense encore quelques ossuaires isolés à proximité de la ville, jusqu’à la seconde révolte juive de 132–135 ap. J.-C. 25


À QUOI RESSEMBLE UN OSSUAIRE ? L’ossuaire est un coffret parallélépipédique, de 50 à 65 cm de long, creusé dans un bloc de calcaire tendre issu des carrières de Jérusalem. Parfois monté sur de petits pieds, il est fermé par un couvercle de formes variées : plat, bombé, à double pente ou à glissière. La plupart des ossuaires gardent des surfaces lisses, laissant tout juste les traces de taille apparentes. Mais plus de la moitié des pièces conservées sont décorées au moins sur la face antérieure. Il s’agit le plus souvent de rosaces encadrées de bandes décoratives, simplement incisées ou obtenues par excision « en coches », comme dans le travail du bois. Un ossuaire peut contenir les restes de plusieurs personnes, sans distinction d’âge ni de sexe. L’anthropologue israélien Joe Zias a compté jusqu’à six personnes inhumées ensemble. La seule règle, transmise par la littérature rabbinique postérieure, était que seuls les membres de la famille restreinte — parents, époux ou fratrie — soient rassemblés. Dans la tombe, les ossuaires sont rangés dans les loculi et les arcosolia ou bien entreposés contre les murs de la chambre funéraire, sans orientation particulière. ◆

QUI ÉCRIT SON NOM SUR L’OSSUAIRE, ET POURQUOI ? Un ossuaire sur quatre environ porte une inscription gravée par un parent lettré du défunt. Le ◆

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plus souvent, celui-ci n’est désigné que par son nom d’usage, son « anthroponyme », disent les épigraphistes. Mais dans certains cas, on lui accole aussi le nom de son père, plus rarement celui de sa mère ou de son frère. Parfois, c’est son origine qui est indiquée (Tyr, Alexandrie, Ptolémaïs, Cyrène…) ou encore sa profession (prêtre, scribe, potier, maçon…). Les spécialistes ne sont pas tous d’accord sur les raisons de ces précisions. Les uns, se plaçant d’un point de vue sociologique, y voient une individualisation du souvenir mortuaire, un peu comme les stèles de nos cimetières modernes — bien que l’inscription soit souvent reléguée sur une face, postérieure ou latérale, moins visible de l’ossuaire. Ils pensent alors que les précisions généalogiques sont destinées à faire rejaillir sur le défunt la notoriété d’un proche parent, à moins que ce dernier ne soit plus simplement le donateur de l’ossuaire ou celui qui présida à la réinhumation. D’autres savants, plus pragmatiques, supposent que la précision devait simplement lever l’ambiguïté sur l’identité du défunt en cas d’homonymie. Il s’agirait alors d’éviter les regroupements illicites. Le fait est qu’à peine un quart des ossuaires sont personnalisés, invitant à y voir une contingence pratique, plutôt qu’un acte de mémoire, délibéré et sélectif. QUI PRATIQUE L’OSSILEGIUM ? Plusieurs savants associent cet usage au courant des pharisiens (cf.

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encadré ci-contre). Ceux-ci croyaient en effet à l’expiation des péchés par la décomposition des chairs et à la résurrection physique des corps. Par opposition, l’inhumation en pleine terre, au fond de tombes dites « à puits », serait une caractéristique plutôt essénienne, puisqu’on la trouve dans les secteurs de la mer Morte et des environs de Jérusalem où cette communauté était implantée. Le critère religieux n’est pas totalement satisfaisant, car les esséniens croyaient aussi en la résurrection et parce que l’on suppose que les sadducéens qui n’y croyaient pas se servaient aussi d’ossuaires. D’autres pensent que ces différences de pratiques sont d’ordre culturel et sociologique. À la même époque, certains Romains pratiquant l’incinération utilisaient des petits coffrets en pierre, en bois ou en terre cuite pour recueillir les cendres de leurs défunts. La mode aurait donc été introduite, et adaptée à la coutume juive de l’ossilegium, par l’élite romanisée de la Judée alors que celle-ci était gouvernée par Hérode le Grand, admirateur inconditionnel et fidèle allié de Rome. Sur ce critère, il faudrait alors réserver les ossuaires aux milieux juifs « progressistes » et les tombes à puits aux traditionalistes hassidim (cf. encadré ci-contre). Des ossuaires inscrits supposent de surcroît un certain niveau de culture, sinon un milieu lettré, tout au moins alphabétisé.

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La société juive à l’époque de Jésus Depuis l’arrivée des Grecs d’Alexandre le Grand, en 333 av. J.-C., la diffusion de la culture hellénistique a creusé un fossé de plus en plus large entre les juifs « pieux », appelés hassidim, et les « hellénistes » plus libéraux. Les premiers exigent une application stricte de la Loi de Moïse, à distance des étrangers, tandis que les seconds sont prêts à renoncer aux particularismes identitaires pour participer à la « mondialisation » de leur époque. Le IIe siècle av. J.-C. voit l’éclatement de la société judéenne en trois principaux courants religieux. - Les pharisiens forment le parti le plus populaire. Il est animé par des rabbins ou docteurs de la Loi, très attachés à l’étude de la Loi qu’ils interprètent afin qu’elle soit appliquée dans toutes les circonstances de la vie quotidienne non prévues par la Torah. Ils croient en la résurrection des corps et l’expiation des péchés par la décomposition de la chair. - Les sadducéens regroupent les grandes familles sacerdotales et l’élite aristocratique. Ils défendent une lecture littérale et conservatrice de la Torah et nient la résurrection. - Les esséniens sont des juifs d’une piété extrême, en rupture avec le judaïsme officiel qu’ils jugent corrompu. Ils se regroupent en communautés séparées, dans le secteur de la mer Morte principalement, vivant leur idéal de sainteté dans une ascèse

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et une exigence pointilleuse de pureté. Nous leur devons la sauvegarde des fameux manuscrits de Qumrân, témoins de la spiritualité juive au Ier siècle de notre ère. En l’an 6, la Judée perd son indépendance au profit de Rome. Une première révolte juive aboutit en 70 à la prise de Jérusalem et à la destruction du Temple, sonnant le glas du judaïsme sacerdotal. Grâce aux rabbins pharisiens, la vie religieuse se réorganise en Galilée, jetant les bases d’un judaïsme transformé, où le culte du Temple est remplacé par la lecture de la Torah dans les synagogues, l’autorité des prêtres par celle des rabbins. Un dernier soubresaut contre Rome est écrasé en 135 par l’empereur Hadrien. Jérusalem, refondée en colonie d’Aelia Capitolina, est alors interdite aux juifs.

D’autres encore préfèrent y voir une simple affaire de budget : faire creuser un hypogée est un investissement lourd, acheter un ossuaire a un coût non négligeable, surtout s’il est décoré ; seuls y avaient accès les classes hautes et moyennes de société de l’époque. Nous percevons déjà à travers ces discussions de spécialistes combien il est difficile, et incertain, de trancher sur le pourquoi et le comment de tels usages. A fortiori lorsqu’il s’agira de déterminer où et dans quel contexte Jésus a été mis au tombeau.


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La Sainte Famille recomposée

S

la thèse des cinéastes-journalistes, les noms inscrits sur les ossuaires trouvés dans la tombe de Talpiot sont ceux de la Sainte Famille elle-même. Examinons sur quoi repose leur démonstration. ELON

L’ossuaire de Yeshoua est-il celui Jésus Christ ? L’affaire de Talpiot tout entière est bâtie sur un nom à peine lisible. L’épigraphiste Rahmani a proposé Yeshoua sans minimiser la difficulté du déchiffrement. Une alternative, sous la forme Hanoun, a été avancée lors d’une interview par le Professeur Stephen Pfann, et circule depuis sur Internet et dans les médias. Elle est pourtant peu convaincante et nous admettrons avec Émile Puech, un épigraphiste renommé pour ses travaux sur les manuscrits de Qumrân, que Yeshoua reste 31


la solution la plus acceptable, jusqu’à preuve du contraire. Précisons, pour ceux qui en douteraient, que Jésus est bien l’équivalent de Yeshoua. C’est ainsi que la version grecque de la Bible — la Septante — l’a transcrit dès le IIe siècle av. J.-C. La Bible latine — la Vulgate au IVe s. ap. J.-C. — a ensuite distingué Josué et Jésus, pour ne pas confondre les deux personnages bibliques. Sur l’ossuaire, devant le nom Yeshoua, on peut voir une incision cruciforme. Les archéologues affirment unanimement que, si le trait est intentionnel, il s’agit d’une marque de maçon indiquant comment il faut ajuster le couvercle sur la boîte. Charles Pellegrino, lui, veut y voir un indice supplémentaire en faveur du Christ. Pourtant, il n’est pas possible d’y voir le symbole du supplice de la croix. Non pas, comme le dit Pellegrino, parce que les archéologues ont décidé une bonne fois pour toutes que la croix n’apparaît comme symbole chrétien qu’après la conversion de l’empire sous Constantin au IVe siècle, mais parce qu’il faut laisser le temps d’une maturation théologique pour que la croix, signe de la mort infâme des suppliciés (cf. p. 25) puisse être perçue comme signe du Salut et de la victoire sur la mort. À la date supposée de la réinhumation de Jésus, un an après sa mort, ce processus n’était certainement pas accompli à Jérusalem. De toute façon, la marque de l’ossuaire de Jésus ne ressemble pas à une potence, mais elle dessine un X. Qu’à cela ne tienne, 32


rebondit Pellegrino : ce signe représente aussi la dernière lettre de l’alphabet hébraïque, le tav, qui signifie « le signe » en hébreu. Il est exact que dans la Bible (Ez 9, 4) la lettre est un signe de bénédiction que l’on traçait sur les fronts, une symbolique qui se prolongera d’ailleurs dans la signation de la liturgie baptismale chrétienne. Mais Charles Pellegrino s’intéresse davantage au fait que l’équivalent grec du tav est l’oméga et que la formule « Je suis l’Alpha et l’Oméga », dans l’Apocalypse de saint Jean, sert à désigner le Messie. Il considère alors que Jésus, s’exprimant en araméen, aurait plutôt dit « Je suis l’Alef et le Tav ». En réalité, l’Apocalypse ne rapporte nullement les propos de Jésus lui-même, mais elle s’inspire de l’expression « Je suis le premier et le dernier » par laquelle Dieu se nomme par la bouche d’Isaïe (44, 6). De toute façon, sur l’ossuaire de Yeshoua, l’absence de signe alelf pour accompagner le tav exclut toute lecture christologique de celui-ci.

L’appellation « Fils de Joseph » désigne-t-elle le Jésus de l’Histoire ? Un quart environ des familles de Jérusalem avaient l’habitude d’identifier les défunts. Elles précisaient leur nom d’usage, éventuellement leur parenté, leur métier ou, quand ils n’étaient pas du cru, leur origine (cf. p. 27). Comparons le patro33


nyme de l’ossuaire avec les dénominations courantes du Christ : Par trois fois, les évangélistes font référence au fait que, de son vivant, Jésus était connu en tant que fils de Joseph (Lc 4, 22 et Jn 1, 45 et 6, 42). Cela n’a rien d’étonnant puisque Matthieu confirme que Joseph a bien assumé la paternité civile de l’enfant (Mt 1, 24-25). Dès lors, quoi de plus naturel que Jésus ait tenu de lui son patronyme ? Pourtant, le plus souvent, c’est en tant que Nazaréen que Jésus est identifié par le regard social tout au long de sa vie publique. Dans la mesure où six ossuaires de Jérusalem précisent l’origine du défunt lorsque celui-ci est étranger, nous pourrions attendre que le même usage ait été appliqué à Jésus, et conclure qu’en l’absence de précision, le Yeshoua de Talpiot était un ressortissant de Jérusalem. Cela exclurait notre Jésus de Nazareth… à condition de pouvoir démontrer que l’identification des étrangers était systématique. Et cela, nous ne pouvons pas le faire. L’appellation Jésus fils de Joseph est donc objectivement acceptable pour désigner Jésus et elle n’est pas inconcevable sur son éventuel ossuaire. En revanche, est-il le seul à avoir porté ce nom ? Évidemment non ! La meilleure preuve est qu’un autre ossuaire a été identifié. De plus, si la fréquence des deux noms constatés par Tal Ilan pour la période hellénistique et romaine est significative (cf. p. 17 34


et 18), un Judéen sur deux cent quarante en moyenne a pu les cumuler dans son patronyme. En tenant compte d’une estimation de la population de Jérusalem au Ier siècle à 80 000 âmes — dont la moitié d’hommes —, nous pourrions idéalement trouver plus de cent cinquante Jésus fils de Joseph ou Joseph fils de Jésus. Le nombre d’ossuaires inscrits au nom du premier est à estimer sur cette base, sous réserve que cette pratique funéraire et l’écriture aient été à la portée de tous ! En réalité, un hypogée représentait un investissement financier tel qu’il est resté l’apanage des classes aisées et moyennes. Les petits artisans de province, charpentiers de Nazareth ou autres, n’y avaient sans doute pas accès. Charles Pellegrino aura beau affirmer que la tombe de Talpiot a pu avoir été mise à leur disposition par de riches fidèles, il n’a pas le moindre argument concret à avancer. Les données de Talpiot ne suffisent pas à désigner Jésus Christ. À l’inverse, les indices fournis par les évangiles et la première tradition chrétienne s’accomoderaient-ils, eux, de la tombe de Talpiot ? Les évangélistes parlent unanimement d’un tombeau de type collectif et, à part Jean, ils spécifient qu’il est creusé dans le roc. Sa porte est basse et à l’intérieur, il y a un banc. La description correspond bien à celle d’un hypogée, où l’on peut donc envisager la pratique de l’inhumation secondaire. Ceci-dit, Jean précise que la tombe où Joseph d’Ari35


mathie et ses amis déposent Jésus se trouve près des remparts, au lieu-dit « le Crâne », en hébreu Golgotha (cf. encadré ci-contre). Or, la tradition situe cet endroit au nord de la ville, à l’exact opposé de Talpiot ! En outre, Matthieu, Luc et Jean affirment que le tombeau n’avait encore servi pour personne. Si le détail est exact, il n’est pas compatible avec la datation proposée par Amos Kloner : d’après celui-ci, la tombe de Talpiot était déjà en service dans les années 20 ou 15 avant notre ère (cf. p. 17). Qu’elle soit alors restée inutilisée pendant plus de cinquante ans n’est guère vraisemblable. En dépit de ces témoignages, si l’on veut forcer le lien entre la tombe de Talpiot et celle de Jésus, il faut restituer un tour de passe-passe : après avoir été déposé dans une première tombe par Joseph d’Arimathie et ses amis, le corps de Jésus aurait été transféré ailleurs. Et cet ailleurs serait justement Talpiot, affirme Charles Pellegrino, reprenant une thèse du bibliste américain James Tabor. Dans ce scénario, les ravisseurs auraient opéré après la tombée du sabbat et avant l’arrivée de la garde dépêchée par Pilate. L’idée du cadavre escamoté n’est pas nouvelle. Matthieu raconte lui-même que les pharisiens avaient exigé la surveillance de la tombe, redoutant précisément que les disciples de Jésus ne subtilisent le corps (Mt 28, 62s.). L’apologiste chrétien Justin atteste, vers l’an 150, qu’elle est encore au cœur des polémiques entre juifs et chrétiens (cf. 36


Le Saint-Sépulcre La mémoire chrétienne de la crucifixion et de la mise au tombeau se fixera très tôt là où nous la vénérons encore, au Saint Sépulcre. La plus ancienne mention de cette tradition remonte à Eusèbe de Césarée vers 350 ap. J.-C. Celui-ci se plaint qu’à la faveur de travaux d’urbanisme, l’empereur romain Hadrien ne l’ait fait disparaître sous les remblais d’un temple dédié à Jupiter. Il est exact qu’en 132, l’empereur Hadrien agrandit la ville vers le Nord et la refonde sous le nom d’Aelia Capitolina. Le temple qu’il dédie à cette occasion à Jupiter Capitolin a tout lieu d’avoir été édifié sur le Golgotha, le synonyme hébraïque du latin Capitole, dérivé de caput, « la tête ». Cent quatrevingts ans plus tard, Constantin, l’empereur de Byzance fraîchement converti, éradique le sanctuaire jusqu’à la roche et fait construire à sa place un mausolée grandiose à la mémoire de Jésus Christ. Le nouveau monument est baptisé Anastasis, ce qui signifie en grec « résurrection ». C’est lui que nous appelons aujourd’hui le Saint Sépulcre. Bien sûr, l’église constantinienne n’existe plus qu’à l’état fantomatique et rien ne comble le silence des sources entre le Ier et le IVe siècle, mais la tradition et la toponymie ne manquent pas de poids.

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p. 109). Nous observerons pourtant qu’aucun de ces témoignages antiques ne fait allusion à de quelconques arguments concrets versés au dossier par l’accusation. Le procès en resta donc au niveau des intentions et des rumeurs, avant de disparaître dans les oubliettes de l’histoire… jusqu’à James Cameron et Simcha Jacobovici ! De toute façon, la thèse du vol crédite les disciples d’une belle audace, alors même que les témoins de l’époque soulignent leur affligeante couardise. Finalement, à ce stade, sur quelles bases sérieuses pourrions-nous affirmer que Yeshoua de Talpiot et Jésus de Nazareth étaient une seule et même personne ?

La nombreuse famille de Jésus, fils de Joseph Le second argument de la thèse controversée est l’association, dans la même tombe, de noms affiliés de près ou de loin à la Sainte Famille : Marie, José, Matthieu, Mariamnè et Judas. Avant de passer ces noms en revue, voyons d’abord si Talpiot est une localisation pertinente pour la tombe de Jésus et des siens. Ceux-ci étaient en effet originaires de Nazareth en Galilée et l’on pourrait a priori s’attendre à ce qu’ils aient été enterrés dans cette ville du nord de la Palestine. Pour 38


quelle raison la famille aurait-elle dérogé à la coutume et au bon sens, en choisissant une sépulture dans la banlieue sud de Jérusalem, à plus de cent kilomètres de chez eux ? Pour Jacobovici, c’est la mort de Jésus et l’émergence d’une communauté de disciples à Jérusalem qui auraient amené sa mère et ses Une sépulture à plus de 100 km de frères à quitter Nazareth et à s’établir définitivement dans la chez eux ? capitale. Or, ceci est contredit par un témoignage, historique, d’Eusèbe de Césarée, le premier à relater les débuts du christianisme vers 350 ap. J.-C. : d’après ses sources, une enquête menée par l’empereur Domitien sur les parents survivants de Jésus vers 90 avait constaté la présence à Nazareth de deux petits-neveux possédant un lopin de terre « qu’ils cultivaient eux-mêmes pour vivre ». Cette continuité familiale à Nazareth incite à y voir aussi le siège le plus plausible pour un éventuel caveau de famille. Revenons maintenant aux membres de la famille de Jésus, telle que Jacobovici la recompose. MARIE, LA MÈRE. L’identification à Marie mère de Jésus repose sur les affirmations suivantes : - le nom, écrit en lettres hébraïques, est la forme latinisée du nom Mariam ; - c’est ainsi que les évangiles nomment la Vierge ; ◆

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- le nom est extrêmement rare ; - Rahmani pense que Maria et José, présents dans la même tombe, étaient mari et femme. Dans un raccourci défiant tout sens logique, la conclusion devient : Maria étant le nom donné par les néophytes romains à la mère de Jésus, nous avons ici l’ossuaire de la Vierge Marie. Que valent ces affirmations ? Pour commencer, il est inexact de dire que le nom de Maria, écrit en hébreu ou en grec, est rare : sur les ossuaires du Ier siècle recensés par madame Ilan, il revient 14 fois, presque aussi fréquemment que Mariam (18 fois) avec lequel il semble interchangeable. Plus généralement, selon ses statistiques, une jeune fille sur quatre de Jérusalem s’appelait ainsi. En latin, Maria est le féminin de Marius, un nom sans rapport avec l’onomastique hébraïque. Mais, surtout, avant d’être latinisé, le nom de Maria est l’équivalent hellénisé de Mariam et c’est à ce titre que les évangiles, rédigés en grec, l’utilisent alternativement avec Mariam (27 occurrences chacune). Le contexte socio-religieux et linguistique invoqué par Jacobovici méconnaît en outre la réalité de l’époque. Des nouveaux convertis, il y en eut évidemment parmi les Romains, mais bien davantage au sein des populations païennes locales, issues du vieux fonds de population cananéenne et de la colonisation grecque après la conquête d’Alexandre 40


le Grand en 333. Ne l’oublions pas, la population de Palestine n’était que partiellement judaïsée. Même si dans la petite province de Judée, les juifs, majoritaires, défendaient âprement leur identité religieuse, ils n’en baignaient pas moins dans la culture dominante, gréco-romaine, de leur époque. Sous l’empire de Rome, la langue de la « mondialisation » était restée le grec. L’usage s’en était généralisé jusque dans les classes moyennes, tandis que les milieux plus populaires restaient attachés à l’araméen, ancienne langue de l’empire perse. L’hébreu ne subsistait vaille que vaille comme langue vivante que dans les dialectes de la Judée. Le latin, lui, n’était guère utilisé que par l’administration militaire et les vétérans de l’armée romaine, installés comme colons. Imaginez alors une famille juive, fût-elle celle de Nazareth, persécutée par les Romains, mais choisissant la langue de l’occupant pour enterrer leur mère ! Quant aux liens qui unissent les défunts José et Marie, la remarque de Rahmani, fondée sur la ressemblance des ossuaires et des écritures, suggère tout au plus qu’il avait songé, lui aussi, aux époux de l’évangile. Mais bien malin celui qui peut dire s’ils étaient mari et femme, frère et sœur, cousins, oncle et nièce… à supposer même qu’ils fussent contemporains. Sur le même critère paléographique, Marie pourrait aussi bien avoir été la femme de Matthieu que sa sœur, sa mère, sa fille 41


ou son arrière-cousine… et même celle de Judas ! Sans parler de tous les anonymes de la tombe… Pour conclure, avons-nous une raison sérieuse de penser que Maria de Talpiot fut très précisément Marie de Nazareth ? JOSÉ, LE FRÈRE. José est une des variantes du nom biblique Joseph, le deuxième nom masculin le plus courant du judaïsme antique. Il se prononce [yosah], en hébreu. Plutôt qu’au père de Jésus, Jacobovici assimile ce nom à l’un de ses frères, cités dans le Nouveau Testament par Matthieu et Marc. Il tranche ici un vieux débat sur le sens qu’il convient de donner au mot « frère », tenant pour acquis qu’il désigne les enfants de mêmes parents (cf. encadré ci-contre). Selon lui, d’après Tal Ilan, le nom n’apparaîtrait sous cette forme nulle part ailleurs que dans les évangiles. C’est donc le même, conclut-il, escamotant du même coup la possibilité bien réelle que d’autres Yosah aient pu exister sans laisser de traces. Or justement, le répertoire de Tal Ilan recense trois homonymes dont le nom est inscrit en araméen sur des ossuaires de Jérusalem. Et par ailleurs, le nom, cité en grec dans les évangiles, varie selon les recensions : il est nommé tantôt Joseph, Joset, Josès ou Josè (prononcez [josis], [josi] en grec). De quelque façon qu’on le prenne, l’argument avancé par Jacobovici pour désigner le troi◆

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La fratrie de Jésus, entre histoire et théologie Le Nouveau Testament évoque à plusieurs reprises l’existence d’une fratrie autour de Jésus. Matthieu et Marc citent même les noms de quatre frères : Jacques, José, Jude et Simon (Mc 6, 3 ; Mt 13, 55-56.). Dans plusieurs de ces passages, Jésus, incompris et désavoué par les siens, minimise les liens familiaux au profit d’une fraternité nouvelle fondée sur la filiation des enfants de Dieu, nous invitant à y voir un indice généalogique. Les historiens n’ont pas de raison a priori de mettre en doute cette information, d’autant plus qu’elle est corroborée par une allusion dans les Actes et les lettres de Paul (Ac 1, 14 ; 1Co 9, 5 ; Ga 1, 19), et qu’Eusèbe de Césarée fait état de deux petits-neveux de Jésus vivant paisiblement à Nazareth vers 90. Ils constatent cependant que, dès la première moitié du IIe siècle, la question de la fratrie de Jésus est impliquée dans les débats théologiques sur la divinité de Jésus et qu’elle devient vite une affaire de vocabulaire et de sociologie de la famille. L’apocryphe dit Protévangile de Jacques attribue en effet les frères et sœurs de Jésus à un premier mariage de Joseph. Cet ouvrage, qui répond aux polémistes juifs accusant Marie d’avoir « fauté » avec le soldat romain Pantère, défend la naissance miraculeuse de Jésus et insiste sur la virginité perpétuelle de Marie. L’explication des demi-frères est reprise par Épiphane de Sa-

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lamine, vers 380, dans son traité Contre les hérésies. À la même époque, saint Jérôme la systématise en soulignant que le mot biblique ach inclut aussi la parentèle élargie, notion que la traduction grecque de la Septante aurait réduite au mot adelphos ; les « frères » de Jésus seraient en réalité ses cousins. Aujourd’hui, les savants ne sont toujours pas unanimes, chacun avec de bons arguments. Famille nucléaire ou famille élargie ? Convenons que, dans le cadre de l’histoire, il ne nous est pas possible d’être plus précis.

sième frère de Jésus n’a aucune pertinence, ni onomastique, ni documentaire. Reste la possibilité évoquée par Rahmani qu’il soit le Joseph mentionné sur l’ossuaire de Jésus comme son père. Mais pourquoi pas n’importe quel autre défunt de la tombe, anonyme ou non, dont le degré de parenté nous échapperait totalement ? Avec Yosé, nous avons déjà fait le tour des noms que l’évangile apparente directement à Jésus : Marie, Joseph et José. Reste trois outsiders : Matthieu, Mariamnè-Mara et Judas. Pour aller plus loin dans sa recomposition du caveau familial, Jacobovici va se mettre en quête de connexions entre ceux-ci et la Sainte Famille. MATTHIEU, LE COUSIN. Un des quatre évangélistes porte ce nom, mais, reconnaît Jacobovoci, rien ne ◆

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dit qu’il était parent de Jésus. En revanche, la généalogie de celui-ci, établie par Luc, fait état de plusieurs Mathathias ou Mathas. Si le nom était courant dans son ascendance, c’est donc que Matthieu de Talpiot pouvait être un cousin de Jésus. Rien n’empêche de fait que Jésus ait eu un parent de ce nom, mais l’argument est trop inconsistant pour fonder une hypothèse historique acceptable. Nous ne saurons sans doute jamais qui fut exactement Matthieu de Talpiot par rapport à Jésus fils de Joseph, ni à quelque autre défunt de la tombe. MARIAMNÈ, LA BIEN AIMÉE. Jacobovici découvre lors de ces recherches que Mariamnè était le nom donné par l’évangile apocryphe de Philippe, écrit au IVe siècle, au personnage de Marie de Magdala. Interrogé par Jacobovici dans le cadre du documentaire, le professeur François Bovon, de la Harvard Divinity School, aux États-Unis, commente la place prépondérante que le texte accorde à la disciple favorite de Jésus, devenue apôtre et missionnaire. Pour le journaliste, cet ascendant fait alors écho au second mot gravé en grec sur l’ossuaire, Mara, qui signifie « Seigneur » en araméen. Et cela lui suffit à assimiler la Mariamnè de Talpiot à la Madeleine de la tradition chrétienne. D’autant plus, dit-il, que l’emploi du grec, cas unique dans la tombe, convient bien pour une jeune femme venue de Galilée, une région notoirement hellénisée. ◆

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Plusieurs éléments s’opposent pourtant à cette identification. D’une part, le documentaire omet de situer le genre littéraire de l’apocryphe de Philippe (cf. Alban Massie, L’Évangile de L’apocryphe Judas décrypté, Fidélité, p. 8). de Philippe Or, il s’agit d’un conte philosoest un conte phique, élaboré au sein des philosophique communautés gnostiques, et non d’une biographie historique. Depuis la parution du « Tombeau de Jésus », le professeur Bovon a mis les points sur les i : « La reconstitution d’un mariage de Jésus avec MarieMadeleine et la naissance d’un enfant appartient à mon sens à la science-fiction », écrit-il sur le site Internet de la Society of Biblical Literature. De toute façon, Mariamènou n’était pas sans poser grammaticalement problème, car le nom est… au masculin ! Rahmani, qui en était conscient, avait contourné le problème en supposant que Mariamènon était un diminutif neutre, une solution très « tirée par les cheveux ». Mara, de son côté, est également du genre masculin en araméen. Au féminin, il se dit Martha, parfois contracté en Mara, comme la forme masculine. Sur les ossuaires, il désigne alors indistinctement un homme ou une femme, un peu comme nos Claude ou Dominique d’aujourd’hui. D’un point de vue philologique, le choix d’un titre araméen simplement retranscrit en grec serait étonnant, puisque que l’équivalent grec Kurios existe 46


aussi dans le vocabulaire christologique. À tous égards, Mara ressemble bien plus à un nom qu’à un titre et il ne s’applique guère à Marie de Magdala. Surtout, un argument compromet irrémédiablement l’assimilation de la défunte avec la Magdalénienne : la lecture de l’inscription publiée par Rahmani était tout simplement inexacte ! Elle a été corrigée de façon indépendante par deux éminents épigraphistes, Stephen Pfann, de l’université Holy Land à Jérusalem, et Émile Puech, de l’École biblique de Jérusalem. À la place de Maramenou e Mara, il faut lire Mariamè suivi, en écriture cursive, de kai Mara, « et Mara ». Mariamè devient alors la simple transcription grecque de l’hébreu Mariam et Mara. Il y avait donc, dans l’osIls n’ont pas suaire, deux défunts au lieu jugé utile d’une seule, Marie et Mara d’en tenir compte (homme ou femme). Les auteurs du « Tombeau de Jésus » étaient avertis de ce correctif, ils n’ont pas jugé utile d’en tenir compte. Marie Madeleine disqualifiée, une des pièces maîtresses de la thèse du « Tombeau de Jésus » tombe avec elle. Qui étaient alors Mariamè et Mara de Talpiot ? Pour n’envisager que le cas où elles seraient deux femmes, sont-elles des sœurs, une mère et sa fille, des cousines… ? Qui sont-elles par rapport aux autres membres de la tombe ? Comment pourrions-nous le savoir ? 47


JUDAS, LE FILS CACHÉ. Selon les règles de la prosopographie — la discipline qui étudie les relations au sein d’un même groupe humain — le père de Judas a quelque chance d’avoir été le fils de Joseph. Après la somme de doutes émis sur les défunts précédents de Talpiot, la filiation entre ces deux-ci nous écarte un peu plus de ce que nous connaissons de Jésus (cf. encadré p. 51). Examinons néanmoins les arguments avancés par Simcha Jacobovici. Les autorités romaines recherchaient Jésus, le « roi des juifs », parce qu’ils craignaient en lui un restaurateur potentiel de la monarchie. Si Judas était le fils de Jésus, les Romains pourraient y avoir vu le germe d’une dangereuse dynastie. Il fallait donc que son existence restât cachée. On pourrait déjà arguer contre ce postulat que Pilate, lors du jugement de Jésus, ne semble pas vraiment prendre la menace au sérieux. Et même si Domitien, en 90, ordonne une enquête sur la famille de Jésus dans le cadre de la surveillance des milieux messianiques, cela ne suffit pas à lui restituer un héritier. De toute façon, Jacobovici affirme que le petit Judas est mort vers douze ou treize ans. On se demande bien pourquoi ; l’ossuaire inscrit à son nom n’est en tout cas pas moins grand que les autres. Le journaliste cinéaste va plus loin. Les évangiles taisent l’existence de ce fils, mais leur silence ne serait qu’apparent. En réalité, ils parleraient de ◆

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lui… en langage crypté ! Entre autres, quand Marc cite Judas parmi les frères de Jésus, il s’agirait en réalité de son fils. Et quand la parabole du bon vigneron (Mc 12, 1-12) met en scène un « fils bien aimé » tué par les serviteurs, elle parlerait de Judas plutôt que de Jésus. L’enfant serait aussi ce « disciple bien-aimé », présent le soir de la dernière Cène et auquel Jésus dans son dernier soupir a confié sa mère. Il ne suffit pas à Jacobovici de plier à son gré les références évangéliques, ses soupçons se portent aussi sur le nom de Didyme Jude Thomas, l’auteur de l’évangile apocryphe de Thomas. Le premier et le troisième nom qui encadrent Judas signifient tous les deux « Jumeau » et seraient à son avis un code ésotérique… Cela crée peut-être une énigme palpitante, mais ne fait pas un argument historique sérieux. En réalité, aucun des postulats énoncés par Jacobovici et Pellegrino à propos de Judas n’est fondé sur des faits historiques avérés. Nous conclurons dès lors que le cadre imaginé pour justifier le silence des sources relève de la fiction. Enfin, une grande question vient en corollaire de la filiation entre Jésus et Judas : quelle est donc la mère de l’enfant ? La réponse a été bien préparée par le Da Vinci Code et L’Évangile de Judas. Qui ne connaît en effet la thèse gnostique du mariage mystique de Jésus et de Marie de Magdala ? Cédant à la 49


tentation de prouver par les sciences fondamentales le lien entre les deux amants, Jacobovici s’adresse à un laboratoire de médecine légale pour faire l’analyse de leur ADN, c’est-à-dire leur carte d’identité génétique. Le rapport établit que Jésus et Mariam[n]è ne partageaient pas la même mère. Pour Jacobivici et ses amis, cela signifie qu’ils étaient mariés. Nous laisserons au professeur Jean Vervier le soin d’apprécier la méthode et la validité du diagnostic moléculaire (cf. p. 76). Demandons-nous déjà si le lien marital est aussi évident qu’il y paraît. L’ADN de jeunes Véronais du XVIe siècle, prénommés Romeo et Giulietta, prouverait-il en effet que les jeunes gens s’aimaient aussi passionnément que dans la pièce de Shakespeare ? Pour en revenir à Talpiot, Mariamnè ne peutelle être que l’épouse de Jésus ? Quelque chose s’opposerait-il à celle qu’elle soit sa demi-sœur, ou sa belle-sœur, ou sa cousine germaine ? Ou qu’elle soit encore la femme de José, de Matthieu ou pourquoi pas même celle de Judas ? JACQUES, LE FRÈRE DISPARU. Jacobovici et Pellegrino pensent aussi aux absents de la famille. À Jacques, surtout, que la liste de Marc et Matthieu cite en premier, et que les Actes des Apôtres et saint Paul désignent explicitement comme le « frère du Seigneur ». Pour lui faire une place dans la tombe, ◆

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Jésus, célibataire ou père de famille ? Ni les évangiles canoniques ni les apocryphes ne commentent la « situation de famille » de Jésus. De ce silence, les exégètes déduisent généralement qu’il n’était pas marié et n’avait pas d’enfants. Fonder une famille était en effet la norme dans les sociétés antiques, juive en particulier, surtout de la part des rabbis qui devaient montrer l’exemple. Les évangélistes n’auraient donc eu aucune raison de taire la chose, si tel avait été le cas. Le célibat, disent à l’inverse les tenants d’un Jésus père de famille, aurait attiré l’attention. La tradition biblique présente en effet l’infécondité comme un dommage, justifiant même la répudiation de l’épouse. Pourtant, à l’époque de Jésus, le célibat était de plus en plus valorisé dans les milieux messianiques : certaines communautés esséniennes vivaient entre hommes, et, à Alexandrie, le courant des Thérapeutes pratiquait la vie contemplative et la continence. Il n’est donc pas anormal que Jésus, sans épouse, ni enfants, n’ait suscité aucune curiosité chez ses contemporains, ni de commentaires particuliers chez ses hagiographes.

Jacobovici ressort un ossuaire qui fit beaucoup de bruit en 2002, car il est inscrit au nom de « Jacques, fils de Joseph, frère de Jésus » (cf. encadré p. 53). À son avis, l’ossuaire de Jacques, acquis sur le marché des Antiquités, provenait en réalité de la tombe de Talpiot et c’est lui le dixième ossuaire mysté51


rieusement disparu, sans doute subtilisé lors de son transfert vers l’entrepôt de l’IAA. Pellegrino fait procéder à un examen de la composition chimique des patines et affirme pouvoir prouver son hypothèse. Le professeur Jean Vervier se prononcera plus loin sur la méthode utilisée (cf. p. 79) ; nous avons quant à nous des arguments archéologiques à opposer au verdict de Charles Pellegrino. D’une part, l’ossuaire est arrivé à l’IAA où il a été enregistré, décrit et mesuré. Or sa fiche mentionne qu’il ne porte pas d’inscription, qu’il est cassé et qu’il mesure 60 × 26 × 30 cm. Au contraire, l’ossuaire de Jacques porte une inscription, il était intact et sa longueur diffère de 9 cm en moins à la base et 4 cm au sommet. De plus, son propriétaire, traduit en justice pour falsification d’antiquités, a produit pour sa défense une photo datée de mars 1976, reconnue comme authentique par des experts assermentés : l’ossuaire y figure sur l’étagère du salon. Il ne provient donc pas de la tombe de Talpiot découverte plus tard, en 1980. Pourrait-on quand même envisager la présence de Jacques parmi les anonymes dans la tombe ? L’affirmer viendrait contredire Eusèbe de Césarée qui, citant le témoignage d’Hégésippe au IIe siècle, affirme que Jacques a été lapidé et enterré près du Temple, où une stèle était encore visible à son époque. L’ombre de Jacques semble bien, elle aussi, s’évanouir dans les brumes de Talpiot. 52


L’ossuaire controversé de « Jacques, fils de Joseph, frère de Jésus » Après avoir acquis l’objet sur le marché des Antiquités, un collectionneur israélien fait appel à l’expertise du professeur André Lemaire, de l’École pratique des hautes études de Paris. Celui-ci confirme l’authenticité de l’objet et en déchiffre l’inscription, jugeant hautement probable que le défunt soit Jacques, le frère de Jésus, mentionné dans le Nouveau Testament. Il s’appuie pour cela sur un calcul statistique (0,5 ‰ de la population masculine de Jérusalem au Ier siècle seraient concernés, soit vingt personnes par génération) et surtout la rareté d’une telle précision généalogique sur un ossuaire (un seul parallèle connu). Si l’authenticité de l’ossuaire lui-même ne suscite aucun doute, celle de l’inscription a été abondamment contestée : en 2003, un examen pétrographique des patines, réalisé par les experts de l’IAA, dénonce une falsification au niveau de l’inscription, mais la méthode n’est pas jugée valide par un collègue espagnol. Une nouvelle expertise réalisée par le Royal Ontario Museum rétablit l’authenticité de l’inscription, qui aurait été partiellement nettoyée avec des détergents. De tels rebondissements soulignent les limites des méthodes physico-chimiques dans la détection des faux. Du côté des épigraphistes, après les accusations de faux total ou ne visant que la seconde partie « frère de Jésus », les ténors de la paléographie admettent aujourd’hui l’authenticité de l’écrit. La polémique demeure vive sur l’identification du défunt. 53


Dans le jeu « la famille de Jésus », Simcha Jacobovici et James Cameron ont abattu toutes leurs cartes. Leur resterait-il des atouts dans la main ?

Le nouveau secret des Templiers Simcha Jacobovici occupe tout un chapitre du livre — fort divertissant, au demeurant — à imaginer le chemin parcouru par le souvenir clandestin de la tombe et sa réception secrète en Occident. Il s’agit pour lui de justifier l’abJustifier sence totale de traditions anl’ a bsence totale ciennes concernant la tombe de de traditions Talpiot : un silence « assourdisanciennes sant » qui ne plaide pas en faveur de sa thèse, surtout face au poids de la tradition et de la piété populaire, manifestées dès que le culte fut permis au IVe siècle. Leur argumentation revient, au terme d’un raisonnement circulaire nourri de postulats arbitraires et allégations infondées, à expliquer le motif ornemental de la façade de Talpiot… par le motif ornemental de Talpiot ! La « logique » est la suivante : Ce qu’il appelle le « chevron » à motif central circulaire, qui orne la façade de la tombe de Talpiot, ressemblerait au symbole maçonnique figurant un « chevron coiffant la lettre G ». Il s’agit en fait d’un compas et d’une équerre symétriques qui 54


symbolisent le Grand Architecte. Jacobovici entreprend néanmoins de démontrer que le symbole maçonnique dériverait du motif de Talpiot. En cherchant des représentations intermédiaires, il trouve Le Souper d’Emmaüs du peintre florentin Jacob Carucci, dit le Pontormo (1494 – 1557), un tableau qui représente, au-dessus de la tête de Jésus, un triangle avec en son centre un œil. En réalité, c’est le symbole de la Trinité divine. Jacobovici se demande alors comment le motif a pu resurgir en Italie quinze siècles plus tard. (Notez que les postulats précédents sont déjà entérinés). Il suppose qu’un groupe connaissait le sens caché du symbole de Talpiot et l’a préservé contre vents et marées. Ce groupe serait forcément issu de l’entourage juif de Jésus, que les historiens appellent les judéo-chrétiens (cf. encadré page suivante). Si les historiens du christianisme primitif constatent la disparition de ces judéo-chrétiens au début du Ve siècle, c’est qu’ils auront survécu dans la clandestinité. La preuve : le motif de Talpiot que l’on retrouve jusque dans les temples maçonniques ! Simcha prétend donc que le chevron avec son cercle central se retrouve sur une miniature française du XIIIe siècle, La Jérusalem céleste de Lambert de Saint-Omer. Comment explique-t-il cette transmission à l’Occident ? Par les Croisés, pardi ! Ou mieux, par les Templiers qui, pourchassés à leur 55


Les judéo-chrétiens Les historiens désignent sous ce nom les premiers disciples de Jésus, qui, comme lui, se considéraient comme juifs. Les évangiles nous montrent en effet qu’ils respectaient les préceptes de la Torah, même si Jésus les invitait à en retrouver le sens profond, rejetant tout formalisme qui le dénaturerait. Après la mort de Jésus, ces nouveaux chrétiens sont demeurés attachés aux signes de l’identité juive que sont la circoncision et le respect du sabbat. Face à ces « Hébreux », le succès de la conversion des païens a suscité un courant plus libéral, dit « helléniste », dont l’apôtre Paul était le vigoureux défenseur. Pour régler les conflits qui opposent les deux courants, la jeune Église a convoqué sa première assemblée, en 51. C’est Jacques, membre de l’entourage direct de Jésus, voire son propre frère, qui arbitra la décision, en donnant raison à Paul : désormais la circoncision ne serait plus le préalable obligé du baptême. La chute du Temple de Jérusalem en 70 ap. J.-C. et le séisme qu’il provoque dans la société juive achèvent de mettre les judéo-chrétiens en minorité. Après la seconde révolte de la Judée contre Rome en 135, les disciples revendiquant leur judaïsme pâtissent encore d’un décret impérial qui interdit l’accès de Jérusalem à tous les juifs. Le devenir des judéo-chrétiens n’est plus évoqué par la suite qu’en filigrane à travers les témoignages antagonistes des Pères de l’Église. D’après Eusèbe de Césarée, qui écrit au

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début du ive siècle, les chrétiens de sensibilité juive auraient fui Jérusalem pour se réfugier à Pella de la Décapole, à l’est du Jourdain. Pour Épiphane de Salamine, en 375, Pella est le berceau des doctrines « déviantes » prêchées par deux groupes distincts, les ébionites et les nazaréens. Coupés de Jérusalem, écartés des synagogues comme hérétiques et soupçonnés par les chrétiens de manquer à la foi en Jésus Christ, les judéo-chrétiens ne trouveront leur place nulle part et disparaîtront de la scène, absorbés par les uns ou réintégrés par les autres. Saint Jérôme, au début du ve siècle, est le dernier à s’en plaindre.

tour par le roi de France Philippe le Bel, auraient trouvé refuge dans la piraterie et lui auraient donné son emblème : le jolly roger, un crâne sur deux tibia croisés… comme ceux du Christ dans son ossuaire de Talpiot ! Le jolly roger n’apparaît pourtant pas avant 1700… D’après notre journaliste, le souvenir du tombeau de Jésus aurait continué à fleurir dans les sociétés secrètes telles que la franc-maçonnerie. En attendant, les malheureux nazaréens auront une fois pour toutes disparu de l’histoire. Trêve de plaisanteries ! Que représente vraiment ce motif, sculpté en relief au-dessus de la porte du tombeau, aux yeux des archéologues cette fois. Il se compose de deux éléments : une ligne brisée dessinant les deux côtés d’un triangle sans base 57


et un cercle placé entre les deux branches. La taille en est assez sommaire, voire frustre et donne l’impression d’une ébauche inachevée. De tels motifs sont connus dans l’architecture hellénistique et romaine. Ils doivent donner l’illusion d’une porte surmontée d’un fronton, comme dans la belle architecture de pierre, avec au centre une rosette, à moins que ce ne soit une couronne ou encore une patère. Des exemples similaires, mais réalisés avec plus de soin, sont visibles sur les façades des tombes rupestres nabatéennes, à Pétra par exemple, dans le sud de la Jordanie actuelle, bien avant que le christianisme ne l’atteigne. Le symbole n’est donc pas spécifiquement chrétien ; il appartient plus largement au vocabulaire du décor architectural hellénisé. Ici, le motif est réduit à sa plus simple expression. Ce n’est pas nécessairement un signe d’inachèvement. Il suffisait en effet que la forme soit ébauchée pour exister comme telle. La simplicité du rendu et des formes est alors bien plus une affaire de budget que de dégradation tardive du goût ou des savoir-faire. Sans compter la qualité de la roche : un calcaire qui s’effrite, par exemple, n’autorise pas une grande finesse d’exécution. Quoi qu’il en soit, l’absence de détails ornementaux enlève aux spécialistes du décor architectural leur meilleur moyen de datation. Ceci revient à dire que des décors comme celui de la tombe de Talpiot pourraient aussi bien avoir 58


été exécuté au IIe siècle av. J.-C. qu’au Ier ap. J.-C. On se souviendra ici de la remarque d’Amos Kloner concernant le creusement de la tombe avant l’introduction des ossuaires en Judée : le motif de Talpiot est antérieur à Jésus de Nazareth. Simcha a pourtant une idée bien plus ésotérique sur la signification du « chevron » : il représenterait le fronton du Temple de Jérusalem. Et puisque ce fronton est sans base, c’est qu’il illustre précisément la prophétie de Jésus sur la destruction du sanctuaire et sa reconsUn seul signe truction en « trois jours ». L’emrevêt souvent blème symboliserait alors l’esdes sens pérance messianique en la resdifférents tauration du Royaume de Dieu. Si l’on suit bien Simcha, le symbole tirerait son sens profond du fait même qu’il est incomplet. Mais alors, se demande-t-on, comment pourrait-il garder le même sens lorsqu’il est complet, comme sur le tableau du Pontormo ? Là encore, un bon esprit logique ne peut se laisser abuser. Il doit aussi se rappeler qu’un seul signe revêt souvent des sens différents selon le contexte. Ou bien alors il entrera dans la première pharmacie venue pour faire ses dévotions : n’y a-t-il pas une croix qui brille au-dessus de la devanture ?

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La conspiration du silence Pour corser l’affaire du « Tombeau de Jésus », les auteurs font planer sur elle un soupçon de complot. Ils se plaignent de résistances, sinon d’obstructions caractérisées, contre toute révélation qui viendrait contredire les dogmes de la foi chrétienne. Les archéologues s’obstineraient à minimiser, voire nier l’évidence dès qu’elle touche à la vérité sur la mort de Jésus ou sa famille. Il y aurait, dit Simcha, deux poids deux mesures de la part des scientifiques. Il en donne pour exemple deux ossuaires sur lesquels figurent des noms connus de l’évangile : 1. L’ossuaire d’un certain « Joseph bar Qofa », trouvé en 1990 au sud de Jérusalem, a été attribué sans contestation au grand prêtre Caïphe, celui qui dans les évangiles envoie Jésus à la crucifixion. Pourtant, dit Simcha, la tombe dont il est issu est deux fois plus petite, donc deux fois moins importante, que celle de Talpiot. Pourtant, non seulement la différence de taille entre les hypogées est insignifiante (2,5 m contre 2,9 m), mais la lecture du patronyme Qofa en « Caïphe » a été contredite sur des bases linguistiques et littéraires solides, par l’épigraphiste Émile Puech entre autres. Certains sont certes favorables à une attribution au fameux grand-prêtre en raison du luxe hors du commun de son ossuaire, mais d’autres soulignent au contraire 60


la modestie générale de la tombe pour une famille sacerdotale de cette importance ! Et tous ceux qui expliquent l’usage des ossuaires par la croyance pharisienne en la résurrection se demandent bien pourquoi la plus éminente autorité du courant sadducéen opposé l’aurait adopté… Bref, Joseph fils de Caïphe est bien loin de faire l’unanimité ! 2. Un ossuaire, inscrit en grec et hébreu, au nom d’Alexandre de Cyrène, fils de Simon, a été trouvé en 1941 dans la vallée du Cédron, à Jérusalem. Il n’a pas été formellement identifié avant un article paru en 2003 dans la très populaire revue américaine Biblical Archaeology Review. D’après son auteur, la rareté du nom d’Alexandre à Jérusalem au Ier siècle permettrait de l’attribuer « plus que probablement » au fils du fameux Simon qui aida Jésus à porter sa croix (Mc 15, 21). L’article n’a effectivement pas suscité de réaction dans la communauté savante. Pourtant, huit ossuaires au moins portent le nom d’Alexandre, en grec ou dans sa forme hébraïque, Alexah. D’après Tal Ilan, il s’agit même du nom grec le plus répandu dans la population juive. D’autre part, l’argument statistique est ici faussé, car c’est évidemment par rapport aux habitudes onomastiques de leur milieu d’origine que la fréquence de ces noms devrait être évaluée. Or, dans la diaspora juive de Cyrénaïque, les Alexandre et les Simon sont justement parmi les plus fréquents ! N’y en aurait-il qu’un seul parmi tous les Alexandre fils 61


de Simon possibles qui se soit jamais rendu en pèlerinage dans la Ville sainte ? Le Vatican aurait, lui aussi, des choses à cacher. La preuve : le mépris dans lequel il tient une relique aussi précieuse que l’ossuaire de Simon, fils de Jonas, c’est-à-dire l’apôtre Pierre lui-même. Pour Simcha, l’objet, trouvé à Jérusalem, indiquerait assurément que le premier évêque de Rome a été inhumé dans sa terre natale. Le silence de l’Église, écrit le journaliste, ne s’explique qu’en raison de la concurrence directe qu’il oppose à la tombe de Pierre, sur laquelle fut édifiée la L’Église se fonde première basilique vaticane et sur une mémoire qui monopolise la vénération séculaire des catholiques. Ici aussi, l’accusation manque singulièrement de distance critique. La localisation de la tombe de Pierre à Rome se fonde, en effet sur une mémoire séculaire, nourrie de témoignages — jamais contredits — depuis la fin du Ier siècle et renforcée par des arguments archéologiques non négligeables. À l’opposé, aucune vénération antique n’a jamais entouré la sépulture de l’apôtre en Palestine. De plus, la lecture de « Jonas », reconnue comme conjecturale par le fouilleur italien en 1968, a été corrigée en Loulyah dès 1990 par l’épigraphiste Émile Puech. Même Tal Ilan a tenu compte de ce rectificatif dans son Lexicon. Il n’y existe donc pas d’ossuaire au nom de Simon fils de Jonas… Com62


ment l’Église, si souvent accusée d’avoir fabriqué des reliques, justifierait-elle alors le culte de celuici ? D’après Simcha, le Vatican chercherait aussi à occulter qu’une communauté de juifs chrétiens ait été florissante à Jérusalem au Ier siècle. On voit mal à vrai dire en quoi cela dérangerait l’Église : non seulement elle n’ignore pas le fait, mais elle le proclame même dans sa liturgie à chaque fois que celle-ci fait une lecture suivie des Actes des Apôtres. Manquerait-il d’ailleurs d’ecclésiastiques parmi les spécialistes du premier christianisme pour signifier l’intérêt que porte l’église à l’histoire de ses origines ? Pour en revenir à la tombe de Talpiot même, non, les archéologues ne cachent ni ne minimisent rien. Jacobovici et son ami Cameron, en revanche, en amuseurs professionnels, déforment et amplifient les faits. Un dicton populaire dit avec humour : « À chacun son métier et les vaches seront bien gardées. » Sachons donc ce que nous recherchons en priorité, un savoir éclairé ou un bon divertissement !

Un documentaire entre recherche historique et docu-fiction L’affaire du « tombeau de Jésus » est-elle le fruit mûri au soleil d’une méthode scientifique qui se 63


voudrait universelle et objective ? La réponse est non. Bien sûr, le savant n’est jamais dénué d’a priori et il lui arrive de ne pas voir spontanément ce qui le dérange, ou au contraire de ne trouver inconsciemment que ce qu’il cherche ! Ces écarts sont d’autant plus naturels que les sujets touchent aux croyances intimes, religieuses, nationales, éthiques… Mais la méthode scientifique offre au chercheur des gardefous. En exigeant de lui, par exemple, qu’il s’ouvre au débat critique par la publication de ses travaux, c’est la communauté savante tout entière qui travaille à préciser et retoucher constamment la grande fresque de l’histoire, en vue d’en retrouver la cohérence. Le passé de l’humanité est constitué d’une infinité d’événements et de situations évanouies à jamais. Songez à la quantité de « trous » qui grève notre mémoire personnelle ! L’histoire est alors une patiente reconstitution à partir de bribes éparses, récoltées dans les archives du temps. Tels sont les vestiges Historien archéologiques ou les docuou romancier ments écrits, résidus plus ou moins aléatoires qu’il faut savoir interpréter, comme une pièce de théâtre dont il ne resterait que des fragments de décor et quelques pages de manuscrit. L’historien doit donc faire « parler » sa documentation, en faisant bien at64


tention de ne laisser parler qu’elle, selon son langage propre. Car il verserait alors dans le travail du romancier qui doit au contraire combler les silences en laissant parler son imagination. Accordons qu’un brin d’imagination est parfois nécessaire à l’historien, quand les données sont trop parcellaires ou semblent se contredire. Il lui faut bien envisager tous les scénarios possibles qui rendent le mieux compte de chacune des données. Mais ce travail spéculatif reste soumis aux règles de l’argumentation et de l’herméneutique. Un peu comme le travail d’un juge est contraint par la loi ; aucun verdict ne peut être rendu sans qu’il ait récolté toutes les informations disponibles, et entendu tous les témoins, même contradictoires. La vérité historique, comme la justice, est au prix de cette contraignante exhaustivité.



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Les arguments « scientifiques »

Introduction Les auteurs du livre Le tombeau de Jésus, Simcha Jacobovici et Charles Pellegrino (cité dans la bibliographie, p. 147, et référé JP dans le présent chapitre), basent leurs affirmations, outre sur des arguments archéologiques et historiques examinés aux chapitres 1 et 2 du présent ouvrage, sur des considérations « scientifiques », basées sur des calculs statistiques, des analyses ADN et des examens de patines. Dans le présent chapitre, ces arguments sont présentés et discutés de manière critique. Il est à noter qu’aucun de ces arguments n’a été, jusqu’ici et à notre connaissance, publié dans des revues scientifiques avec comité de lecture par des pairs.

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Calculs statistiques LA THÈSE DES AUTEURS DU FILM ET DU LIVRE. Les arguments statistiques concernant les noms inscrits sur six des dix ossuaires de Talpiot sont exposés dans le livre JP aux chapitres 4 (p. 111 à 115) et 8 (p. 153 à 156). Ils ont été élaborés par Andrey Feuerverger, professeur de statistiques à l’Université de Toronto, au Canada (chap. 8), et leurs conclusions confirment et précisent celles de Charles Pellegrino (chap. 4). Les calculs de Feuerverger sont basés sur les fréquences relatives des noms relevés sur 6 des 10 ossuaires de Talpiot (chapitre 1 du présent ouvrage) parmi l’ensemble des noms portés par la population de Jérusalem à l’époque de Jésus. Ces fréquences relatives sont déduites, d’une part, du catalogue de L.Y. Rahmani (voir la bibliographie en fin de volume), où figurent l’ensemble des noms relevés dans les tombeaux découverts en Israël et datant du Ier siècle de notre ère, et, d’autre part, du lexique des noms juifs relevés par Tal Ilan (voir bibliographie) et couvrant la période du IIIe siècle av. J-C. au IIe siècle ap. J.-C. Les fréquences relatives adoptées par Feuerverger pour ses calculs sont les suivantes : Jésus fils de Joseph, une personne sur 190 ; Mariamnè, une personne sur 160 ; Matthieu, une personne sur 40 ; Joseph (ou Yosé, voir chap. 2), une personne sur 20 ; Maria, une personne sur 4. En multipliant ces cinq fréquences relatives entre elles, Feuerverger obtient 68


un sur 97 280 000. Si l’on élimine Matthieu, qui n’est pas mentionné dans les évangiles comme faisant partie de la famille de Jésus, on obtient un sur 2 432 000. À ce stade, Feuerverger multiplie le nombre obtenu par le facteur arbitraire de 4 pour « intégrer l’effet de parti pris non intentionnel des sources historiques ». Il obtient ainsi un sur 600 000 pour ce qu’il considère comme la probabilité de trouver, parmi toutes les familles existant à Jérusalem au Ier siècle de notre ère, une famille réunissant les noms de Jésus fils de Joseph, Mariamnè, Joseph et Maria, en tirant ces noms au hasard parmi ceux portés à cette époque à Jérusalem. Pour mieux faire comprendre cette notion de probabilité, prenons le cas d’un dé à six faces rigoureusement équivalentes (c’est-à-dire sans qu’aucune d’entre elles n’aie plus de chance que les autres d’apparaître lors d’un jet du dé). La probabilité de voir apparaître un chiffre entre 1 et 6 lors d’un seul jet du dé est de un sur six. Lorsqu’on effectue un certain nombre de jets du dé, par exemple 100, le nombre moyen d’apparitions, par exemple, du chiffre 4 est de 100 multiplié par un sixième, soit 16,66. Pour le cas qui nous occupe, le nombre moyen de tombeaux portant la combinaison de noms Jésus fils de Joseph, Mariamnè, Joseph et Maria est obtenu en multipliant la probabilité ci-dessus d’un sur 600 000 par le nombre de tombeaux que comptait Jérusalem à cette époque. Les archéologues estiment ce nombre 69


à environ 1000. En bon statisticien, Feuerverger obtient ainsi un sur 600 pour l’estimation du nombre moyen de tombeaux avec la combinaison de noms ci-dessus. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, d’une probabilité, mais bien du nombre estimé de tels tombeaux lors d’une répartition, au hasard, des quatre noms retenus. Comme ce nombre est très petit, il en conclut que ce tombeau est bien celui de Jésus de Nazareth et (d’une partie) de sa famille. Ce résultat a conduit James Cameron, dans sa préface au livre JP (p. 8), à affirmer que le tombeau de Talpiot est, « au-delà de tout doute raisonnable », celui de Jésus de Nazareth et des siens ; Simcha Jacobovici (p. 156), à « miser toute sa fortune sans hésiter », avec « une chance sur six cents de perdre » ; et Feuerverger lui-même (p. 156), à affirmer que, « si vous inventez un médicament anticancéreux qui ne connaîtrait qu’un échec sur six cents patients, vous feriez un excellent candidat pour le prix Nobel ». Qu’en est-il exactement de ces déclarations fracassantes ? EXAMEN CRITIQUE DE CETTE THÈSE. Depuis la parution du livre et du documentaire « Le tombeau de Jésus », Feuerverger a considérablement nuancé ses affirmations citées ci-dessus. Dans une lettre adressée à ses collègues statisticiens et publiée sur le site de l’Université de Toronto (http://fisher.utstat.toronto.edu/anfrey/OfficeHrs.txt), où il an◆

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nonce d’ailleurs la préparation d’un article scientifique sur ce sujet, il rappelle que les résultats de son calcul dépendent fortement (heavily) de la validité des hypothèses de départ. Celles-ci sont, d’après cette lettre : - que l’appellation de Mariamenè e mara soit appropriée pour Marie-Madeleine. Cette identification est, d’après lui, « discutable » (contentious) et influence « fortement » (substantially) le résultat du calcul. Il est démontré, au chapitre 2 du présent ouvrage, que cette hypothèse est très peu vraisemblable ; - que la version latinisée de Maria soit adéquate pour Marie, mère de Jésus dans le Nouveau Testament. Des doutes sérieux existent quant à cette identification, comme montré au chapitre 2 du présent ouvrage ; - que Yosé ne soit pas la même personne que le père de Jésus, mais plutôt son frère mentionné dans les évangiles. Ce point est également discuté au chapitre 2 du présent ouvrage ; - que la présence de Matthieu et de Judas n’invalide pas le tableau familial évangélique. Feuerverger précise aussi que son calcul ne tient compte ni des familles qui ne pouvaient pas s’offrir d’ossuaires, ni des familles insuffisamment lettrées pour inscrire leurs noms sur les ossuaires. Dans sa lettre, il confie finalement : « Le rôle des 71


statistiques est d’essayer d’établir les chances pour qu’une combinaison aussi inaccoutumée que celleci, et obtenue par hasard dans le cadre d’un échantillonnage aléatoire, apparaisse dans le cadre de présupposés historiques et selon une définition raisonnable de l’inaccoutumé. À ce titre, je crois maintenant que je ne devrais rien affirmer qui établisse une correspondance entre cette tombe et celle hypothétique de la famille du Nouveau Testament. » Parmi les critiques que l’on peut formuler, il faut tenir compte d’une première approximation : le Lexicon de Tal Ilan s’étendant sur cinq siècles, la répartition uniforme des noms sur toute la période ne donne qu’une indication de moyenne ; elle ne peut pas prétendre être un reflet fiable de la situation au Ier siècle. Plus fondamentalement, on peut relever l’inconsistance méthodologique fondamentale suivante. Les calculs sont basés sur la présence, dans le tombeau de Talpiot, de noms figurant dans le Nouveau Testament comme membres de la famille de Jésus. Mais, si les textes du Nouveau Testament sont pris comme référence de base, alors il faut aller jusqu’au bout du raisonnement, et tenir compte des contre-arguments suivants. Il n’est nulle part mentionné dans le Nouveau Testament, ni même dans les apocryphes, que Marie-Madeleine faisait partie de la famille de Jésus ; son iden72


tification avec l’épouse de Jésus relève du Da Vinci Code et non des évangiles, canoniques ou apocryphes. Il n’est nulle part mentionné non plus que, parmi les frères de Jésus, dont la liste est donnée explicitement, il y avait un Matthieu : quelle place occupe donc le Matthieu du tombeau de Talpiot dans la famille de Jésus ? Les auteurs de JP (p. 115) l’identifient avec un cousin de Jésus, sur la base du fait que la généalogie de Jésus, telle que présentée dans l’évangile de Luc, comporte plusieurs Matthieu, mais ils décident finaleIl n’est nulle part ment « de ne pas en tenir mentionné compte ». Il n’est nulle part que Jésus avait mentionné, ni dans le Nouveau un fils Testament ni dans les apocryphes, que Jésus avait un fils du nom de Judas. À partir des critères évangéliques retenus, un raisonnement logique aurait admis que l’absence de ces trois noms au sein de la famille de Jésus invalide l’hypothèse initiale. Les auteurs ont préféré exclure Matthieu et Judas de leurs calculs, donnant l’illusion de favoriser leurs contradicteurs. En résumé : ou bien on adopte les évangiles, canoniques ou pas, comme textes de base, alors on est logique jusqu’au bout et on applique un facteur de correction pour les noms supplémentaires non repris dans ces textes ; ou bien, ce qui est l’attitude des auteurs de JP, on ignore ces noms supplémentaires dans les calculs et on invente des explica73


tions sans fondements écrits pour rendre compte de leur présence dans le tombeau de Talpiot. UN AUTRE CALCUL DES PROBABILITÉS. Un autre calcul des probabilités, inspiré des considérations émises par le pasteur Émile Carp sur son blog (http://tombeaudetalpiot.blogspot.com), mais basé sur les fréquences des noms reprises ci-dessus, pourrait être le suivant. On estime à 80 000 habitants la population totale de Jérusalem durant le Ier siècle de notre ère, soit environ 40 000 hommes. Parmi ceux-ci, un sur vingt, soit 2000, s’appelaient Joseph. Parmi leurs épouses, de l’ordre d’une sur quatre s’appelaient Marie ; il y avait donc de l’ordre de cinq cents couples Joseph & Marie. Parmi leurs enfants masculins (à supposer qu’ils n’aient eu qu’un garçon ; dans le cas contraire, le nombre serait plus grand), environ un sur 190 s’appelait Jésus ; il y avait donc (au moins) de l’ordre de trois familles Joseph & Marie et Jésus par génération. Le tombeau de Talpiot contient les restes de plusieurs générations d’une même famille, de l’ordre de trois. Il ne serait donc pas étonnant qu’il constitue le tombeau d’une parmi la dizaine (au moins) de familles de Jérusalem qui, au Ier siècle de notre ère, comportaient un père nommé Joseph, une mère nommée Marie, un fils nommé Jésus, ainsi que d’autres membres nommés Matthieu, Judas et Mariamnè, aux liens de parenté non spécifiés, sauf pour Judas ◆

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fils de Jésus. Cette famille ne serait pas nécessairement celle de Jésus de Nazareth. Celle-ci, comme son nom même l’indique, n’était d’ailleurs pas originaire de Jérusalem, mais bien de Nazareth, distante de cent kilomètres de Jérusalem. Ce calcul, basé sur les fréquences relatives adoptées par Feuerverger, peut être répété avec celles de Tal Ilan mentionnées ci-dessus (cf. chap. 2), à savoir : un homme sur 10 pour Joseph, une femme sur 4 pour Marie et un homme sur 24 pour Jésus. On aboutit ainsi à 4 000 hommes nommés Joseph, 1 000 couples Joseph & Marie et 40 familles Joseph & Marie et Jésus par génération, soit une centaine de telles familles sur trois générations. Il est vrai que ces fréquences relatives couvrent cinq siècles autour de l’époque de Jésus, et pas nécessairement le Ier siècle de notre ère, durant lequel elles auraient pu être différentes. C’est le cas, en particulier, pour « Jésus fils de Joseph », avec une fréquence relative d’un homme sur 190 d’après Feuerverger et, pour le nom de Jésus, un homme sur 24 d’après Ilan. On peut néanmoins estimer entre une dizaine et une centaine le nombre de familles Joseph & Marie et Jésus sur trois générations à Jérusalem. Le tombeau de Talpiot ne pourrait-il pas être celui de l’une d’entre elles ? Ces autres calculs des probabilités ne sont ni plus ni moins plausibles que celui de Feuerverger. Ils montrent simplement que l’argument statis75


tique utilisé par les auteurs de JP et du documentaire comme pièce maîtresse de leur identification du tombeau de Talpiot comme « le tombeau perdu de Jésus » (« The Lost Tomb of Jesus ») n’a pas la solidité que ces auteurs lui attribuent.

Analyses ADN LA THÈSE DES AUTEURS DU FILM ET DU LIVRE. La collecte et l’analyse d’échantillons destinés aux analyses ADN sont décrites dans le livre JP aux chapitres 12 et 13, avec quelques allusions au chapitre 3 (p. 82). L’analyse ADN fut réalisée uniquement sur de minuscules fragments d’os prélevés dans les ossuaires « Jésus fils de Joseph » et « Mariamnè », avec un but avoué (p. 229) : montrer que ces deux personnes n’étaient pas apparentées. La molécule ADN est une double hélice, composée d’un certain nombre de bases organiques d’acide nucléique, dénotées par quatre lettres A, C, G et T. L’ADN constitue, à son tour, un élément de base de toutes les cellules organiques ; elle se trouve, notamment, dans le noyau des cellules — c’est l’ADN nucléaire — et dans leur cytoplasme (milieu interne des cellules autour du noyau) — c’est l’ADN mitochondrial. L’analyse ADN consiste à relever la séquence, dans l’ADN d’un individu, des quatre bases A, C, G et T. Cette séquence est ◆

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analogue à un « mot » composé à partir de quatre « lettres », A, C, G et T ; ce « mot » est analogue aux empreintes digitales de l’individu, et, comme celles-ci, permet de l’identifier. L’ADN mitochondrial n’est transmis que par la mère de l’individu, et son analyse permet donc d’examiner les éventuelles relations maternelles entre plusieurs individus. La nature même des fragments d’os prélevés dans les deux ossuaires du tombeau de Talpiot, et leur état de dégradation, n’ont permis, au laboratoire de paléontologie génétique de Thunder Bay, au Canada, où les analyses ADN furent réalisées, que l’examen de l’ADN mitochondrial des deux échantillons. Les résultats de l’analyse ont été clairs : les séquences des quatre bases dans les échantillons « Jésus fils de JoLa seule seph » et « Mariamnè » sont claiconclusion rement différentes, ce qui perde ces analyses met d’exclure que ces deux ADN… personnes soient mère et fils ou frère et sœur issus de la même mère. Telle est la seule conclusion de ces analyses ADN. Elles n’excluent pas un lien de parenté plus lointain entre eux sans une mère commune, ni même qu’ils soient frère et sœur issus d’un même père mais de deux mères différentes. Les auteurs du film et du livre en concluent immédiatement, comme ils l’avaient préjugé, que Jésus fils de Jo77


seph et Mariamnè étaient étrangers l’un à l’autre, et donc mariés… EXAMEN CRITIQUE DE CETTE THÈSE. Une première question vient à l’esprit : le prélèvement des échantillons soumis à l’analyse ADN a-t-il été réalisé dans les conditions de parfaite stérilité, requises pour éviter toute contamination de ces échantillons ? Les méthodes utilisées pour ces prélèvements, telles que décrites dans le livre JP (p. 220221), permettent d’en douter. L’échantillon de Jésus fils de Joseph, en particulier, résulte de la chute accidentelle de l’ossuaire correspondant, suivie de sa cassure en deux avec projection d’un éclat de deux centimètres de long, recueilli dans un flacon. Néanmoins, comme l’analyse ADN donne des résultats négatifs, une contamination des deux échantillons par l’ADN de la même personne ayant effectué ces prélèvements est peu vraisemblable. Une autre interrogation concerne le fait que seuls des échantillons prélevés dans deux ossuaires sur les dix présents dans le tombeau de Talpiot ont été soumis à l’analyse ADN. Le plus évident à analyser eut été celui de l’ossuaire de Judas fils de Jésus, que les auteurs de JP affirment être le fils de Jésus fils de Joseph et de Mariamnè ; mais ils mentionnent (p. 235) qu’il leur a été impossible de prélever le moindre fragment d’os de cet ossuaire. De manière plus générale, Simcha Jacobovici, interrogé par ◆

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les journalistes du New York Times sur ces autres analyses possibles, a répondu : « Nous ne sommes pas des scientifiques. En fin de compte (« At the end of the day »), nous ne pouvons attendre que l’ADN de chaque ossuaire soit testé. Nous avons pris l’histoire à ce point. À un certain moment, il faut dire : J’ai fait mon boulot (« job ») de journaliste ». Il est donc clair que cette analyse ADN d’échantillons prélevés dans les ossuaires du tombeau de Talpiot et les conclusions que les auteurs du documentaire et du livre ont tirées de ses résultats sont tout sauf professionnelles : leur préoccupation majeure était sans doute de démontrer (?) une idée préconçue, c’est-à-dire que Jésus fils de Joseph et Mariamnè étaient mari et femme. Comme noté ci-dessus, cette conclusion n’est absolument pas démontrée par les analyses ADN, dont les résultats laissent la porte ouverte à beaucoup d’autres relations possibles entre ces deux personnes. On peut en outre ajouter que, vu la réinhumation qu’ont subie ces ossements — et la contamination qui a pu en découler —, toute conclusion tirée à partir de l’analyse l’ADN serait pour le moins sujette à caution.

Examen de patines LA THÈSE DES AUTEURS DU LIVRE ET DU FILM. La collecte et l’analyse d’échantillons de patines, pré-

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La patine La patine est une transformation physico-chimique des surfaces minérales. La réaction est fonction de la composition du support, du milieu de conservation et des conditions atmophériques ambiantes. Si celles-ci sont équivalentes, les patines se formeront de façon similaire.

levés dans le tombeau de Talpiot, sur certains de ses ossuaires, sur l’ossuaire dit de « Jacques, fils de Joseph, frère de Jésus », ainsi que dans d’autres tombes semblables de la région de Jérusalem, et les résultats et conclusions à en tirer, sont décrits dans le livre JP aux chapitres 12 (p. 219 et 223-225) et 14 (p. 237-243), ainsi que quelques allusions au chapitre 11 (p. 215-216). Une partie des résultats en est présentée sous forme graphique dans les figures qui illustrent le livre. L’analyse de la composition chimique de ces échantillons est réalisée en les bombardant avec un fin pinceau d’électrons, dans un microscope électronique. Ce bombardement induit, dans l’échantillon, l’émission de rayons X. Chaque élément chimique, carbone, oxygène, fer, cuivre… émet des rayons X qui le caractérisent de manière univoque. En mesurant, avec un détecteur approprié, l’énergie et l’intensité des rayons X émis par l’échantillon sous l’impact du faisceau d’électrons, ce que l’on 80


appelle leur « spectre », on peut ainsi déterminer quels éléments chimiques entrent dans la composition de cet échantillon et en quelles proportions. Des exemples de tels « spectres » sont donnés dans les figures du livre JP. Les résultats des analyses des échantillons de patines recueillis sont les suivants. Les échantillons prélevés sur les murs du tombeau de Talpiot et ceux des ossuaires de Jésus fils de Joseph, Matthieu et Mariamnè présentaient des « spectres » semblables. Cela suggère que ces trois ossuaires proviennent bien du tombeau de Talpiot, ce dont personne n’a jamais douté. De légères différences apparues dans des échantillons prélevés à l’intérieur de l’ossuaire de Mariamnè ont été attribuées à l’influence de vers microscopiques présents à cet endroit, d’une contamination atmosphérique récente ou même d’insectes. De manière plus intéressante, les auteurs de JP ont analysé des échantillons provenant de l’ossuaire « Jacques fils de Joseph frère de Jésus », lequel est décrit et discuté dans le chapitre 2 du présent ouvrage. Là encore, le résultat suggère que cet ossuaire provient du tombeau de Talpiot, avec une nuance : l’existence d’indices (la présence de chlore et de phosphore) suggérant que l’ossuaire a été nettoyé avec des détergents après son extraction du tombeau de Talpiot.

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Restait à démontrer que la « signature » du tombeau de Talpiot, c’est-à-dire les « spectres » de rayons X obtenus avec de la patine des murs et des ossuaires qui s’y trouvaient, est unique. Les auteurs de JP ont alors fait prélever des échantillons de patine dans « d’autres sépultures semblables », et ont relevé leurs « spectres » en rayons X. Des différences significatives dans la composition, la nature et les proportions des éléments chimiques ont été observées par rapport aux échantillons du tombeau de Talpiot. Les auteurs de JP concluent de ces analyses (p. 254) que les ossuaires de « Jacques fils de Joseph et frère de Jésus » et de « Jésus fils de Joseph » ont, « au-delà du doute raisonnable », reposé dans le même tombeau pendant deux millénaires. Ils ajoutent, sans détails, que l’adjonction de ce Jacques aux considérations statistiques développées plus haut dans ce chapitre prouve, « de manière irréfutable », que le tombeau de Talpiot est bien celui de Jésus de Nazareth, « à un degré d’environ une chance sur 30 000 ». EXAMEN CRITIQUE DE CETTE THÈSE. Comme pour les analyses ADN discutées plus haut dans ce chapitre, une première question vient à l’esprit : les prélèvements des échantillons de patine soumis à l’analyse ont-ils été réalisés dans des conditions de propreté requises, pour éviter, notamment, leur

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contamination par la transpiration de la personne chargée de ces prélèvements ? Dans ce cas également, les détails donnés dans le livre JP permettent d’en douter. Une des illusOnt-ils été réalisés trations du livre JP montre dans des condiCharles Pellegrino prélevant à tions de propreté mains nues (donc sans gants requises ? de protection) de la patine du mur du tombeau de Talpiot. Ailleurs (p. 216), il est signalé qu’un échantillon, recueilli dans un sac de plastique et mis dans une poche de pantalon, a disparu dans une machine à laver… Une contamination éventuelle des échantillons par la transpiration se signalerait par la présence de bore dans l’échantillon ; mais les spectres de rayons X présentés dans le live JP ne comportent pas la partie (en dessous du carbone) où apparaitrait le bore, ce qui ne permet pas de vérifier cette hypothèse de contamination éventuelle. Une seconde question se pose quant à l’unicité de la « signature » en rayons X du tombeau de Talpiot : où se trouvaient les « autres sépultures semblables » dont les échantillons de patine ont été analysés ? Si elles étaient très éloignées du tombeau de Talpiot, la composition des sols correspondant pouvait très bien différer sensiblement de celle de Talpiot, et donc induire des spectres de rayons X eux-aussi très différents. Pour avoir des résultats probants, il aurait fallu comparer la pa83


tine de l’ossuaire de Jacques avec celle d’une autre tombe de Talpiot. Ceci était la seule façon d’écarter toute possibilité de « signature » identique pour des provenances différentes. Enfin, la présence éventuelle de l’ossuaire de « Jacques fils de Joseph frère de Jésus » dans le tombeau de Talpiot ne modifierait sans doute pas les considérations statistiques développées plus haut, compte tenu des doutes émis quant à l’authenticité de cet ossuaire, ainsi que des inscriptions, ou parties d’inscriptions, qui y figurent. Ce point est développé au chapitre 2 du présent ouvrage.

Conclusions L’analyse critique des considérations « scientifiques » émises par les auteurs du livre JP et du film, dans les domaines des calculs statistiques, des analyses ADN et des examens de patines, telle qu’esquissée dans le présent chapitre, montre que les affirmations péremptoires de ces auteurs quant à l’attribution du tombeau de Talpiot à la famille de Jésus de Nazareth doivent être, à tout le moins, considérablement nuancées. Les méthodes utilisées, analyse statistique, analyse ADN et analyse des patines par rayons X, ne sont pas en cause. Des questions restent néanmoins sans réponse claire, notamment sur les précautions requises lors des 84


prélèvements des échantillons. En outre, les hypothèses sur lesquelles se base l’analyse statistique sont sujettes à caution, comme démontré au chapitre 2 du présent ouvrage. D’autres analyses ADN seraient nécessaires, pour confirmer — ou infirmer… — ces affirmations. De manière générale, il est clair que ces analyses ont été réalisées en vue de prouver une hypothèse préexistante, ce qui ne doit absolument pas être le cas pour des expériences scientifiques dignes de ce nom.



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Le tombeau de Jésus et la foi chrétienne Un tombeau à Talpiot ? La question peut se poser en effet, car il y a déjà deux tombeaux de Jésus à Jérusalem. Deux cénotaphes toutefois, c’est-à-dire deux « tombeaux vides » d’occupant. Le premier, édifié en 325 par l’empereur Constantin, puis reconstruit et consacré le 15 juillet 1149, se trouve en l’église du Saint-Sépulcre, dénommé l’Anastasis (c’est-à-dire « résurrection ») ; le cénotaphe actuel date du XIXe siècle. Avec l’église qui lui sert d’écrin, il est situé maintenant à l’intérieur de la ville, depuis que la troisième enceinte fut construite en 44 de notre ère, mais au début du Ier siècle, le Golgotha se trouvait à l’extérieur, près de la porte d’Ephraïm ; le lieu a été fixé très tôt, dès le début de l’Église (cf. encadré p. 37). On visite le second en dehors des remparts actuels, dans un ancien cimetière ; les protestants, venus plus tard à Jérusalem, l’ont localisé, d’après les re87


cherches du général anglais Gordon, sur la route de Naplouse et l’ont appelé The Garden’s Tomb (« la Tombe du Jardin »). Y en aurait-il à présent un troisième, découvert en 1980, puis vidé de ses dix ossuaires, dont l’un a disparu, et qui serait celui de Talpiot, quarY en aurait-il tier récemment construit vers le à présent sud de Jérusalem ? C’est ce que un troisième ? prétendent les auteurs du livre, Jacobovici et Pellegrino. Les pages qui précèdent se sont efforcées d’évaluer ces recherches sur le plan scientifique : jusqu’à quel point l’authenticité de la découverte peut-elle être admise ? Nous pouvons maintenant apprécier la fiabilité réduite des arguments apportés en ce qui concerne les fouilles archéologiques et l’apport statistique pour juger des probabilités. Nous avons à nous occuper à présent des fondements de la foi chrétienne, et en particulier des écrits du Nouveau Testament concernant la mort et la résurrection de Jésus. La note ambitieuse sur la bande publicitaire du livre Le tombeau de Jésus nous interpelle : « La découverte, l’enquête et les preuves qui pourraient bien changer l’Histoire ». Nous avons à l’entendre, et à y répondre, en soumettant le livre au crible des textes des évangiles. Avant de mener notre enquête dans les Livres Saints, posons un préalable. En effet, nous aurons souvent à parler de corps et d’histoire. Il faut en effet 88


prévenir le lecteur que ces mots n’ont pas partout la même signification. Bien que nous ayons tous une expérience particulière de notre corps, il y a plusieurs manières d’envisager la nature du corps, et surtout d’en parler. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir les pages du Dictionnaire du corps que vient de publier la philosophe Michela Marzano aux Presses universitaires de France. On peut parler du corps selon son expérience humaine personnelle, ou selon les sciences : médecine ou sciences humaines, ou encore selon le vécu de la foi, avec toutes les interférences possibles entre ces différents domaines. Pour l’homme biblique, le corps est une réalité spirituelle : un nœud de relations avec les autres et le monde, muni d’une écorce matérielle, ce que nous percevons par nos sens. Il en va de même pour l’histoire. Nous en avons tous une certaine connaissance, mais là encore les points de vue divergent. D’une manière générale, par exemple, on peut aborder la Trois modes réalité de l’histoire selon trois culturels modes culturels différents. De différents nos jours, la plupart des gens ont encore de l’histoire une conception positiviste, objective : écrire l’histoire, c’est rapporter « ce qui s’est réellement passé », et donc ce qui a pu être observé du dehors. Telle est la perception du monde germanique : Geschichte en allemand ou geschiedenis en néerlandais. L’objet de 89


Le corps dans la Bible Suivant l’anthropologie que suppose la Bible, le corps humain est beaucoup plus qu’un assemblage organique de cellules diversifiées ayant chacune leur fonction propre et leur dynamisme spécifique, avec un développement progressif et un déclin graduel inhérents à la matière. Ainsi le corps, pour le juif, mais finalement aussi pour tout homme, est avant tout un lieu qui abrite la personne, image de Dieu. Il représente « l’habitation » de l’homme ou de la femme, et s’il est sexué, c’est en vue d’une unité à réaliser, à la ressemblance de Dieu, qui n’est pas solitude mais communion. Trois est le chiffre de l’être humain comme complexe unifié de relations : l’esprit (ruah) désigne sa relation privilégiée à Dieu — l’âme (nèfesh) ou la personne, constitue la relation à soi-même ou la conscience individuelle — le corps (basar) est le lieu d’unification des relations aux autres et à l’univers créé. Ainsi le corps est une réalité spirituelle, en raison de son rapport à Dieu, à soi-même et aux autres, abrité dans une écorce matérielle protectrice, le gouf (ou « cadavre »). Il possède un « noyau dur » appelé ètsèm (ou « ossature ») qui signifie la consistance, tandis que le terme commun basar (ou « chair ») met l’accent sur sa fragilité, sa faiblesse, sa vulnérabilité.

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l’histoire est alors l’événement brut, dans son espace-temps. Dans le monde grec, on introduit la subjectivité ; le verbe grec historein signifie « raconter », de sorte que l’histoire devient un récit qui fait mémoire de ce qui s’est passé. Alors, son objet est la manière dont les témoins ou leurs porte-parole racontent les faits. La mentalité hébraïque est encore différente : l’histoire est constituée par des toledoth, c’est-à-dire des « engendrements » ; cette conception fait état d’un élément interactif, car ce que raconte l’auteur d’un écrit engendre en quelque sorte son lecteur, puisqu’il lui partage quelque chose qui va le faire vivre. Déjà la Bible en général assume cette troisième manière d’écrire l’histoire, car leurs auteurs désirent faire partager à leurs lecteurs la révélation qu’ils ont reçue de Dieu à travers leurs ancêtres ou leurs contemporains, et entendent ainsi nourrir leur foi en Dieu. Ce préalable une fois posé, nous allons d’abord esquisser une brève phénoménologie de la mort et du tombeau, ensuite nous parcourrons les textes évangéliques parlant de la sépulture, de la visite des disciples au tombeau, puis de leur découverte de Jésus ressuscité. Ainsi nous nous ferons une idée de ce qu’ils disent ou ne disent pas, car leurs silences comme leurs récits ont un sens. Nous prendrons ainsi distance par rapport à une lecture fondamentaliste, appelée aussi littéraliste ou « au premier degré ». Rappelons que ce mode de lecture 91


réduit la portée du texte en le ramenant à notre compréhension actuelle des mots utilisés, ou plus exactement encore, en ramenant le texte biblique à l’image que nous nous faisons de ce qu’il dit.

Le tombeau et la mort (essai phénoménologique) Réfléchissons un moment à ce qu’est un tombeau, et à ce qu’il signifie pour nous et dans notre culture. Le tombeau renvoie à la mort. Il dit la réalité de la mort de l’homme. Réalité inéluctable autant qu’universelle, une certitude absolue pour chacun d’entre nous. Mais qu’est-ce que la mort ? Dans notre perception habituelle des choses, c’est un événement instantané, un moment du temps datable de façon précise : un cœur qui cesse de battre, un corps qui se raidit et commence à se décomposer. C’est la fin d’une histoire humaine. Cependant, nos constatations ne peuvent aller plus loin : nous butons sur un mur. Et par contraste, le phénomène de la mort nous renvoie à une réflexion sur la vie. Qu’a été la vie de cet homme qui meurt ? Son histoire ? Et la nôtre ? Qu’est-ce qu’il en reste ? Car la personne décédée abandonne son corps comme une coquille vide, une écorce désormais orpheline de son contenu qu’elle protégeait. La personne — plus souvent nous disons l’âme — s’est dévêtue de son corps physique et matériel comme d’une dépouille dorénavant inutile. 92


Ce cadavre que nous portons en terre, que nous mettons au tombeau, ou bien que nous incinérons, n’a plus de consistance historique, sinon dans la mémoire de ses proches. Souvenir de quelqu’un qui a existé, qui avait un nom, qui est passé sur la scène des humains, qui a été ou non apprécié, puis a disparu de leur horizon. Une trace en subsiste dans les fruits de son travail ou de son amour : enfants, écrits, réalisations matérielles ou spirituelles, œuvres humanitaires et bénéfiques ou malfaisantes, voire perverses. Le mort a laissé des vestiges derrière lui, pour un temps plus ou moins long (trois ou quatre générations, dit la Bible : Gn 50, 23 ; Ex 20, 5 ; 34, 7 ; Dt 23, 9). Sa mort aussi laisse un sillage. D’où l’importance de la recherche du tombeau de quelqu’un, pour vérifier ou nier ce qu’on dit de la personne décédée. Vérification dont nous avons besoin parfois, et qui va jusqu’à faire exhumer des cadavres afin d’en contrôler l’identité, l’authenticité de leur décès. La quête est donc légitime. En fait, les traces laissées expriment quelque chose de la vie d’une personne ; la manière dont elle a été inhumée et la place fixée pour sa « dernière demeure » nous instruisent sur ce qu’elle vivait, sur ce qu’elle était pour ses contemporains, son entourage. La recherche d’un « tombeau de famille » pourrait dès lors nous renseigner sur les liens familiaux des personnes qui y furent déposées. Un caveau familial peut raconter une généalogie. 93


Les pharaons égyptiens se faisaient enterrer dans les pyramides avec leurs objets familiers, signes de leurs occupations favorites. Mais vérifier ce qu’a vécu un être humain, ce n’est pas encore pénétrer la réalité de la mort. Y aPénétrer la t-il un au-delà ? Et que pourraitréalité de la il être ? Une certitude ou un esmort ? poir secrètement entretenu de génération en génération, afin de manifester quelque chose de la continuité de la vie, qui se transmet grâce à la fécondité de l’engendrement ? Et cet au-delà, espéré sinon connu, n’estil pas le fruit d’une confiance incoercible en la vie plus forte que la mort, comme un caractère d’absolu que nous ne parvenons pas à évincer ? Bref, le sentiment enraciné en nous de la réalité décisive de notre existence sur cette terre. Ce que nous avons vécu a compté pour nous, pour nos proches, ascendants et descendants, pour la société ou même pour l’humanité, éventuellement pour Dieu, si nous y croyons. Que se passe-t-il au moment de la mort du Christ que les récits de résurrection révèlent aussi pour nous ? Non pas simplement une migration de l’âme tandis que la matière corporelle va se déliter. Ce qui est mis au tombeau avec un agrégat de cellules en décomposition, c’est une histoire individuelle marquée par le péché, dont le signe est la séparation ou l’arrachement qui affecte aussi nos 94


Un sens à la mort « Tout meurt en l’homme mais rien en lui n’est annihilé. Il est impossible de concevoir séparément le corps mortel et l’âme immortelle, comme si la mort n’était pas événement pour l’homme entier. Seul le corps est périssable, mais la liberté passe par la mort. Rien n’y est annihilé, car la mort, en séparant âme et corps, en laissant se décomposer le corps, finalement dispose à la métamorphose, à la transfiguration de l’un et de l’autre. La liberté comme le corps de l’homme mortel sont gardés dans la confiance et le désir de l’espérance. Plus rien n’est possible à l’homme qui est mort ; l’impossible devient le seul possible. La nécessité à laquelle il se trouve livré est le lieu de l’ultime gratuité, le lieu le plus fragile et le plus fort de l’espérance. L’impossibilité et la nécessité que conjugue la mort deviennent les relais et les délais suprêmes de l’espérance. » Albert Chapelle, Les fondements de l’éthique. La symbolique de l’action, Bruxelles, Éd. IET, 1988, p. 204

corps. Or la résurrection n’est pas la réanimation d’un cadavre, mais le passage en Dieu, l’entrée dans la vie divine où le péché est aboli, et donc aussi ce qui sépare. À l’instar du Christ, nous reprenons notre corps, mais en le faisant passer de la vie physique brisée par la mort à la vie propre de Dieu qui 95


absorbe le « grain tombé en terre » (cf. Jn 12, 24) et le transforme en épi fécond. ENQUÊTE SUR LA VIE DU CHRIST. Se pose ici une question : pour quoi, pour qui vivons-nous cette existence terrestre faite de bonheurs et de malheurs, de joies et de souffrances, de succès et d’échecs ? Notre vie a-t-elle un sens ? La question se pose aussi pour Jésus : pour qui, pour quoi a-t-il vécu ? Son mode de vie correspondait-il à son enseignement ? Comment a-t-il mené sa vie affective, ses relations avec ses proches, quels furent ses amours et ses sentiments, ses distractions et ses plaisirs, ses peines profondes, ses angoisses et ses espoirs ? Bref, tout ce que les évangiles, seules sources écrites que nous possédions sur sa vie, ne disent pas, ou taisent, frustrant notre curiosité. Or, nous aimerions plonger dans son intimité, comme le font les médias, impudemment parfois, dans la vie privée de personnages célèbres, de stars, de grands politiciens, de héros ou de célébrités de ce monde. Les évangiles font l’impasse sur ce domaine de la vie intime du Christ. Tel n’est pas leur but, en effet, de nous conter cela. Car ils ne s’attardent pas aux anecdotes, comme le ferait un reportage. Ils nous ouvrent le domaine plus profond, radical, de l’existence de Jésus de Nazareth, sa relation unique avec Dieu qu’il appelle son propre Père, avec lequel il exprime son union existentielle, ◆

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et aussi sa communion avec les hommes et les femmes de son entourage, pour lesquels il manifesta beaucoup de compassion et de sollicitude. Les évangiles canoniques ne sont pas des reportages historiques au sens moderne et positiviste du terme, mais bien des documents catéchétiques destinés à la formation des premiers chrétiens, qui étaient pratiquement tous des juifs. Dès lors, il serait faux de les lire de façon fondaLes évangiles mentaliste, c’est-à-dire en imane sont pas ginant que le texte dit ce que des reportages nous imaginons, nous, en le lisant aujourd’hui comme un document informatif. Ne nous étonnons donc pas des imprécisions, voire des différences entre les quatre versions qu’ils nous donnent des faits, car ils ne visent pas à l’exactitude des détails, mais à la vérité profonde des événements, et le langage utilisé, qui est celui de la tradition juive, est nettement de type symbolique, tout en demeurant enraciné dans l’histoire. N’oublions pas que dans la mentalité biblique et juive, le symbole ne constitue pas une sorte de « valeur ajoutée » ; il correspond à la réalité la plus fondamentale et la plus intime, au delà des apparences sensibles.

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Reconnaître la résurrection « C’est dans un acte de foi que les apôtres ont reconnu comme étant Jésus vivant celui qui se manifestait à eux après sa mort, et qui les orientait vers l’avenir en leur confiant une mission. Dans l’indivis, les témoins de la résurrection ont vu des signes et, par la foi, ont reconnu, en celui qui leur produisait ces signes, Jésus vivant, celuilà même avec lequel ils avaient vécu. […] Il serait faux de s’imaginer que les témoins ont d’abord constaté de visu l’identité de celui qui se montrait à eux avec le Jésus qu’ils avaient connu, et qu’ensuite ils auraient cru au Ressuscité. Des textes évangéliques il ressort qu’ils ont perçu d’abord sans reconnaître : un signe leur est donné et ce signe est quelqu’un, mais ils ne reconnaissent pas ce quelqu’un. De cette perception ils sont passés à la foi par le moyen d’une réflexion sur leur expérience antérieure avec Jésus, éclairée maintenant par les Écritures qu’il leur interprète. Dans les récits qui ne mentionnent pas une telle réflexion, on trouve au moins un geste ou une parole de Jésus qui en tient lieu. Il y a ainsi : - constat de la présence de quelqu’un qui se manifeste (signes) ; - intelligence des paroles et de la conduite passées de Jésus, et des prophéties relatives à sa mort et à son exaltation ; - reconnaissance, par la foi, de ce quelqu’un comme Jésus vivant, lequel les oriente aussitôt de leur passé vers l’avenir en leur confiant une mission (développement de l’Église). » Édouard Pousset, « La résurrection », dans Nouvelle Revue théologique 91 (1969), p. 1010s.

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Les récits évangéliques Le long récit circonstancié des auteurs Jacobovici-Pellegrino du livre sur la quête du « tombeau de Jésus », est rempli de détails réputés vérifiables, et il se lit comme un roman policier. Face à ces palpitantes aventures à rebondissements, nous allons présenter les récits évangéliques qui parlent de la « résurrection » de Jésus. Ils sont sobres et discrets, et ils utilisent un langage symbolique pour exprimer une réalité intérieure, qu’on ne peut vérifier qu’en la vivant soi-même. Les quatre évangiles « racontent » la mort et la mise au tombeau de Jésus. À ce moment, ils changent de registre pour parler de « résurrection », car l’acte de résurrection de Jésus n’est pas un phénomène observable du même type que ses souffrances et sa détresse sur la croix. Il n’est perceptible que dans ses effets. Nous entrons ici dans une véritable expérience intérieure. Car la foi chrétienne ne repose pas sur la disparition d’un cadavre, mais sur le témoignage des disciples de Jésus, qui ont vécu en ce moment quelque chose d’extraordinaire qui les a totalement transformés. De peureux qu’ils étaient, ils se sont mis à prêcher avec assurance : « Il est vraiment ressuscité ! », sans que nous puissions comprendre tout de suite ce que signifie vraiment cette affirmation, pas plus que ceux qui l’entendaient pour la première fois. D’où l’utilité de re99


lire ces récits que nous croyons bien connaître, en redoublant d’attention. L’ENSEVELISSEMENT DE JÉSUS. Ces quatre évangiles, avec des détails qui varient et des manières diverses de s’exprimer, s’accordent en gros sur l’essentiel : la mort de Jésus était bien réelle, et on ne peut l’assimiler à un coma suite aux atroces douleurs souffertes. On a commencé à l’ensevelir, selon la mode juive de La mort de Jésus était bien réelle l’époque, mais il restait à achever l’embaumement ; il a été mis dans un tombeau neuf. Tel est le scénario général. Mais chacun des évangélistes décrit les choses à sa manière, suivant ses intentions particulières. Matthieu (27, 51-61) compose dans la perspective de l’accomplissement par Jésus de l’espérance d’Israël. La mort de Jésus appose sur sa vie un sceau de vérité : il est bien le Messie qu’attendait le peuple juif, et que le « Serviteur souffrant » dont parle le prophète Isaïe (52, 13 – 53, 12) laissait pressentir. Pour manifester cela, Matthieu convoque aussi la nature : il parle d’un ébranlement cosmique qu’il décrit à la manière d’un tremblement de terre, inaugurant comme une nouvelle création : déjà des morts « ressuscitent » et sortent de leur tombeau pour se manifester aux gens. Ces traits rappellent la vision fameuse du prophète Ézéchiel, qui reçut mission de prophétiser sur des ◆

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ossements desséchés, symbolisant le peuple exilé. Ce peuple était ainsi invité à reprendre vigueur pour retourner sur sa terre et assumer la restauration du pays (Ez 37). Le récit prophétique commence par une question posée par Dieu : « Fils d’homme, ces ossements revivront-ils ? » (Ez 37, 3). La question s’adresse aussi au lecteur. Avant même de parler de la résurrection de Jésus, l’auteur amorce le sujet, annonçant un autre niveau de compréhension : la mort de Jésus suscite une création nouvelle, une résurrection du peuple, qui représente ici l’humanité. Qu’est-ce à dire ? Il y a là un acte d’amour de Dieu sans précédent depuis la création du monde, puisqu’il donne à l’homme de dépasser la mort. Le rideau du temple de Jérusalem se déchire, laissant entrevoir, au-delà de la mort, la présence du Dieu vivant, alors que jusque là, on ne pouvait le voir sans mourir. Ainsi, la mort humaine n’est plus un obstacle à la vision de Dieu, puisque Jésushomme entre avec les hommes dans le sanctuaire de Dieu son Père. Toute la terre, comme à l’unisson, devient sanctuaire divin, impuissante désormais à emprisonner la vie : les rochers se fendent, les morts se réveillent, le monde de l’au-delà s’ouvre à l’horizon des hommes. Tous les détails rassemblés par Matthieu concourent à nous faire part de cette vision d’avenir. Nous voyons bien que l’évangéliste a changé de registre : derrière ce mer101


veilleux extérieur, il fait « voir » un monde nouveau, qui dit le « sens » de la mort de tout homme. De son côté, Marc (15, 40-47) met en évidence la réalité de la mort corporelle de Jésus, et il souligne la démarche de Joseph d’Arimathée, sollicitant de Pilate un permis d’inhumer le cadavre du condamné dans un tombeau neuf lui appartenant, taillé dans le roc. Et pour parler de tombeau, il utilise, comme Matthieu, un terme qui évoque le souvenir : monument (en grec, mnêmeion signifie « souvenir »). Rien de plus, sinon, comme Matthieu (27, 55-57 ; 61), la double mention des femmes comme témoins de la scène : Marie de Magdala, Marie mère de Jacques le petit et de José, et Salomé, avec beaucoup d’autres personnes venues de Jérusalem, comme la mère de Jacques et Jean, fils de Zébédée. Luc reprend un scénario analogue (Lc 23, 4956), en insistant sur la présence des femmes au Calvaire, car il note souvent leur rôle d’accompagnatrices de Jésus. Elles sont attentives à la manière dont Joseph d’Arimathée a pris en charge la descente de croix et dont a été disposé le corps de Jésus roulé dans un linceul, sur la banquette du tombeau neuf. Elles se proposaient en effet d’acheter, puis de préparer des aromates pour achever la sépulture, dès que le sabbat serait terminé, c’està-dire dans la soirée du samedi. Le jour du sabbat, elles observent le repos prescrit. 102


Quant à Jean (19, 38-42), il reprend la même description, tout en ajoutant le personnage de Nicodème, déjà mentionné par deux fois dans son évangile (Jn 3, 1 ; 7, 50), et il remarque l’emploi de myrrhe et d’aloès pour l’ensevelissement. Ces produits évoquent les parfums du Bien-aimé dans le Cantique des Cantiques (Ct 4, 14 ; 5, 1). On voit ainsi Jean amorcer, lui aussi, un langage symbolique à décrypter par le lecteur : Jésus ne serait-il pas le Bien-aimé du Père, en qui chacun peut se retrouver ? L’EXPÉRIENCE DES TÉMOINS. Bref, dans la scène de la sépulture de Jésus racontée par les quatre évangélistes, nous percevons déjà une évolution dans la manière de parler, pour nous acclimater au langage de la foi. Celle-ci va s’exprimer dans l’histoire extérieure, mais d’ores et déjà, nous sommes invités à une compréhension intérieure, celle qui s’exprime naturellement en métaphores. Qu’ont donc « vécu » les disciples et les femmes pour Qu’ont donc que les évangélistes racontent « vécu » les événements de cette males disciples ? nière ? Est-ce une révélation, ou l’objet d’une réflexion ? Comment en vient-on à parler de « résurrection » et qu’est-ce que ce mot veut dire ? Ne donnons pas tout de suite un sens précis à ce terme, et laissonsnous guider par les textes. Car nous sommes déjà à même de comprendre que l’expérience des témoins ◆

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doit être approfondie pour que nous puissions la faire nôtre. En poursuivant notre lecture des textes évangéliques, nous abordons la découverte pascale, qui est sans doute d’un tout autre genre littéraire que le récit de Jacobovici et Pellegrino nous décrivant les avatars de leur enquête. C’est ce que le lecteur doit d’abord percevoir. Nous ne sommes évidemment plus sur le plan du déroulement phénoménal des faits, tout en demeurant ancrés dans la réalité historique. Cela peut entraîner une difficulté de lecture. Les témoins de la première heure ont donc expérimenté un retournement intérieur. En bons pharisiens qu’ils étaient pour la plupart, ils croyaient en la « résurrection des corps », mais cette métamorphose devait se passer « à la fin des temps », dans le passage des vivants et des morts vers « le Royaume qui vient », ainsi que l’annonçaient des prophètes comme Daniel (Dn 12, 1-3) ou des historiens comme l’auteur des livres des Maccabées ou livres des martyrs d’Israël (cf. 2 M 7). L’inouï est d’affirmer que quelqu’un parmi les hommes avait déjà vécu cette résurrection alors que l’histoire humaine n’était pas encore parvenue à son terme. Les métaphores utilisées pour dire « ressusciter » signifient « se lever » ou « s’éveiller », ou bien encore « être exalté », « être glorifié ». Si le vocabulaire est pluriel, c’est que la réalité qu’il recouvre n’est pas facilement définissable, comme le serait un vocabulaire scien104


tifique. La manière dont les évangélistes feront part de cette expérience va nous acheminer à la compréhension des choses de la foi à travers trois temps successifs, grâce aux récits que nous allons examiner. Ces trois temps, d’après les séquences évangéliques, sont généralement appelés : la découverte du « tombeau vide » ; les apparitions du Ressuscité aux disciples ; l’Ascension et la Pentecôte. Voyons de quoi il s’agit. LES RÉCITS DU « TOMBEAU VIDE ». L’épisode suivant parle explicitement de résurrection. Il pose davantage de questions, et son interprétation s’avère plus délicate, car il engage l’historicité des faits telle que nous la comprenons aujourd’hui. La diversité même des récits dissuade de prendre le texte à la lettre. Évidemment, ce n’est pas un reportage en direct, mais une « annonce » de l’événement par des témoins. Cet événement s’exprime de diverses manières renvoyant au langage des premiers chrétiens : « Il est ressuscité ! Il n’est pas ici » (Mc 16, 6 ; Mt 28, 6 ; Lc 24, 6). Cette attestation fait écho à d’autres expressions de la même annonce : « Ce Jésus, Dieu l’a ressuscité, le délivrant des angoisses des enfers » (Ac 2, 24) ; « Dieu l’a ressuscité, ce Jésus, nous en sommes tous témoins » (Ac 2, 32) ; « Je vous rappelle la Bonne nouvelle que je vous ai annoncée : Christ est ressuscité… le troisième jour, selon les Écritures » (1 Co 15, 1.4). Et la phrase de Paul dans sa ◆

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prédication aux Juifs d’Antioche de Pisidie : « Celui que Dieu ressuscita, lui, n’a pas vu la corruption » (Ac 13, 37). Tel est l’événement essentiel, sous la forme d’une révélation ; c’est pourquoi le message est adressé par des anges, des êtres célestes. C’est donc bien un événement, qui est arrivé dans le temps et l’espace, et dont la formulation est manifestement antérieure à la rédaction des évangiles. Mais qu’est-il arrivé à ces premiers témoins que sont les femmes myrrhophores, puis certains disciples ? Comment le message leur est-il parvenu ? Ce récit met en scène la découverte du « tombeau ouvert et vide », mais ne nous y trompons pas : l’accent est mis non sur la vaL’accent est mis cuité réelle du tombeau, mais sur le lieu bien sur le lieu de la révélation de la révélation primordiale. Pour Matthieu, c’est l’Ange du Seigneur (Mt 28, 2) qui roule lui-même la pierre. Chez Marc, on y voit un jeune homme « assis à droite », selon la formule qui sera régulièrement employée à propos de Jésus (Mc 16, 5). Luc signale « deux hommes en habit éblouissant » (Lc 24, 4), tandis que Jean montre les bandelettes et le suaire, puis il leur superpose deux anges en vêtements blancs (Jn 20, 12). Ces manières diverses de s’exprimer disent en tout cas qu’il s’agit avant tout d’une révélation, et non pas de la disparition d’un cadavre. Et si, en Jean, Marie de Magdala va avertir Simon Pierre en disant : « On a enlevé le 106


Seigneur du tombeau, et nous ne savons pas où on l’a mis » (Jn 20, 2), cette « disparition », dans le texte, n’est en rien une preuve de la résurrection. Dans le texte, elle fonctionne essentiellement comme un signe renvoyant à une réalité plus profonde. Bien sûr, on comprend que le langage humain répugne à s’exprimer dans des termes comme ceux-ci par exemple : « Son cadavre est ici, mais en fait il n’est pas ici, puisqu’il est ressuscité. » C’est en effet ce que Luc recueille de la bouche des deux hommes apparus aux femmes : « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ? Il n’est pas ici, mais il est ressuscité. Rappelez-vous comment il vous a parlé quand il était encore en Galilée. » (Lc 24, 5-6). L’essentiel n’est donc pas que le tombeau fût trouvé vide, mais la disparition du corps notée par les évangélistes manifeste que la mention, loin d’être incongrue, constitue un signe à décrypter. Rien d’étonnant que ce « détail » n’ait eu que peu d’importance dans la transmission du message. Ce qu’il contient n’a pas été perçu tout de suite. Nous en faisons un fait brut alors qu’il a d’abord servi comme support d’une interprétation théologique. Car cette « disparition » du corps crucifié signifie les prémices d’un monde nouveau, comme si les cellules de ce corps prenaient soudain leur envol pour aller vivifier les cellules mortelles de tous les humains. Cette image d’ailleurs va être reprise par saint Paul pour signifier que nous tous 107


sommes les membres du Corps du Christ, qui assume en sa personne l’humanité entière (cf. Rm 12, 4-5 ; 1 Co 12, 12.27). Un peu comme si ces parcelles du corps mortel du Christ devenaient semences de son corps de gloire en tout homme. Ainsi cette mention du « tombeau vide » doit être bien comprise comme le passage d’un mode d’expression — celui de la réalité physique — à un autre — celui de la foi et de l’expérience intérieure. N’oublions pas que, pour Marc, si le tombeau est ouvert, il n’est pas vide, puisque les femmes y découvrent « le jeune homme assis à droite », représentant Jésus « assis à la droite du Père ». La foi chrétienne ne repose donc pas sur la disparition d’un cadavre, mais sur l’expérience qu’ont faite les premiers témoins de la présence du Vivant qui leur est apparu. Matthieu (28, 9-10) nous en fait part quand il nous montre les femmes revenant du tombeau, soudain rencontrées par Jésus vivant qui les envoie vers ses frères, c’est-à-dire les disciples, pour leur annoncer qu’il les rencontrera pareillement en Galilée, laquelle représente la vie quotidienne. Dès lors, si par impossible, on parvenait à démontrer scientifiquement, de façon indubitable et sans recours aux calculs de probabilité, que l’on a mis la main sur les ossements de Jésus, la foi chrétienne n’en serait nullement gênée, car elle est d’un autre ordre, et la science ne peut ni la prouver ni la nier. La foi chrétienne dans le Ressuscité repose essen108


tiellement sur le témoignage des femmes et des disciples de Jésus : ils ont fait l’expérience que Jésus, qu’ils avaient vu mourir et mettre au tombeau, s’est montré vivant à elles et à eux, à la fois personnellement et collectivement. ON A VOLÉ LE CORPS DE JÉSUS ? Matthieu (27, 6266 et 28, 11-15) fait allusion à l’interprétation fantaisiste qui courut à l’époque : on a volé le corps de Jésus. Justin se fait encore l’écho de cette interprétation vers 150 de notre ère. Nous lisons en effet dans son dialogue avec Rabbi Tarfon : « Or non seulement vous ne vous êtes pas convertis lorsque vous avez appris qu’il était ressuscité des morts, mais […] vous avez élu des hommes de votre choix, vous les avez envoyés sur toute la terre prêcher qu’une hérésie impie et inique s’était levée par l’erreur d’un certain Jésus, un Galiléen : « nous l’avions crucifié, disaient-ils, mais ses disciples, la nuit, l’ont dérobé du tombeau dans lequel on l’avait placé après sa déposition de la croix ; et ils égarent les hommes en disant qu’il est réveillé des morts et monté au ciel » (Justin, Dialogue avec Tryphon, 108, 2 ; t. II, Fribourg, Éd. Ph. Bobichon, coll. « Paradosis », 2003, p. 475). Pour les évangélistes, en effet, le fait de la disparition du cadavre de Jésus n’a pas été perçu par les témoins, car il n’est pas observable par des yeux de chair non totalement purifiés de l’opacité pé◆

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cheresse. Mais la foi va permettre d’en rendre raison. En effet, le corps de Jésus se trouve métamorphosé par son entrée dans l’intimité divine avec toutes les relations à l’univers et aux hommes qu’il a entretenues dans sa vie terrestre. Il devient ainsi hospitalier de l’univers créé et de la communauté humaine. Il acquiert de ce fait une souveraine liberté dont la conséquence est qu’il n’est plus assujetti aux lois de l’espace et du temps des hommes. Sa capacité universelle constitue comme une nouvelle création. Il assume en son « corps spirituel » la matière de l’univers et toutes les relations vécues entre les hommes. Teilhard de Chardin appelle cela la christification de l’univers et la marche de l’humanité vers le point oméga. LES APPARITIONS DU RESSUSCITÉ. Il nous faut à présent considérer la deuxième phase de cette « expérience pascale », en continuant de lire en profondeur les textes évangéliques. Que signifient les « apparitions » de Jésus ressuscité, et quel est leur type de corporéité ? Saint Marc, racontant la visite matinale des femmes au tombeau, le dimanche, nous fait entrer dans leur questionnement à propos de la pierre à rouler pour pénétrer auprès du cadavre de Jésus et achever l’embaumement du corps. Or, le tombeau apparaît déjà ouvert et « un jeune homme en blanc assis à droite » provoque en elles crainte et stupeur ◆

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Un signe paradoxal « Le tombeau vide, c’est le corps disparu. Il ne peut plus être trouvé dans notre monde empirique auquel il a échappé. Mais la foi en la résurrection a besoin d’un signe concret de la vie de Jésus, d’un signe vrai qui montre que son corps parlant et sauveur est toujours vivant. Un tel signe est paradoxal : il ne peut obéir à la loi de nos constats sensibles, effectués dans l’espace et le temps, sous peine de devenir le signe de ce qu’il n’est pas ; et les disciples qui, n’étant pas ressuscités, ont encore besoin de leurs sens pour « voir » Jésus, ne peuvent s’en servir que si la manifestation de celui-ci fait sens pour eux dans la trame de leur histoire avec lui. Ce signe, donné dans les apparitions, est une forme de communication personnelle et originale de Jésus aux siens. » Bernard Sesboüé, Les récits du salut, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus Christ », 1991, p. 242

(Mc 16, 1-5). Le tombeau n’est donc pas vide, et l’on voit bien que cette apparition est une manière de nous parler du corps métamorphosé de Jésus « assis à la droite de Dieu » (cf. Mt 26, 64 ; Lc 22, 67-69 ; Jn 10, 25 ; expression reprise du Ps 110, 1). L’attention du lecteur, suivant celle des femmes, est orientée non vers une disparition, mais vers une présence. Leur stupeur signifie un bouleversement 111


de leur être face à une réalité inouïe. Le fait insolite de rencontrer vivant celui qu’on a inhumé l’avant-veille a de quoi perturber. Les paroles rassurantes de l’apparition expliquent : le Crucifié que vous cherchez est ressuscité ; il n’est pas ici, mais voici le lieu où on l’avait placé. Effectivement, c’est ce lieu qui devint très vite l’endroit de rassemblement des premiers disciples de Jésus, et sans doute des premières célébrations dominicales ou pascales. Les évangélistes nous montrent ainsi comment, pendant tout un temps, que Luc (Ac 1, 3) évalue à une quarantaine de jours — le temps d’une expérience spirituelle valable, dans la mentalité biblique —, les disciples, femmes ou hommes, bénéficient de visites surprenantes de Jésus ressuscité. On les nomme « apparitions », parce que Jésus « se fit voir », ou « se manifesta » à eux sous des traits divers, de telle manière qu’on ne le reconnaît pas tout de suite, tout en sachant bien qui il est. Chez Jean ils hésitent même à l’interroger (Jn 21, 12). Les récits d’apparition prennent des traits caractéristiques qu’il nous faut noter. Tout d’abord, ces rencontres surprennent les destinataires, qui ne s’y attendent pas : les femmes sur la route (Mt 28, 9-10) ; Marie Madeleine au jardin (Jn 20, 11-18), où elle prend Jésus pour le gardien — à moins que ce ne soit comme le Bien-aimé du Cantique (Ct 4, 12 ; 5, 1) — ; au cénacle, au soir de Pâques, Jésus se 112


trouve soudain avec ses disciples, alors que portes et fenêtres sont closes (Mc 16, 14 ; Lc 24, 36-39 ; Jn 20, 19-20) ; il rejoint les disciples découragés sur la route d’Emmaüs (Lc 24, 15 ; Mc 16, 12) ; il apparaît comme amateur de poisson frais sur le bord du lac de Tibériade (Jn 21, 4-5). Ainsi, c’est toujours lui qui a l’initiative de la rencontre, et il se manifeste sous différents traits, comme le note Marc (16, 12). Ces expressions diverses font percevoir qu’il est à la fois le même, et pas le même. Pourtant, il se fait reconnaître des siens par la manière dont il parle et par les gestes qu’il fait. Souvent, il renvoie aux Écritures, expliquant comment ses souffrances et sa victoire sur la mort appartiennent au plan de Dieu. Bref, on retrouve en sa personne l’inoubliable de ce qu’il avait été pour eux avant ou dans sa passion. Finalement, il Il se manifeste envoie ses disciples en mission, sous différents et il charge les femmes, une fois traits leur frayeur dépassée, de faire le trait d’union entre lui et ses apôtres. Dès lors, on voit bien qu’un dynamisme est lancé, et il ne pourra plus s’arrêter, ni à la réalité du tombeau, ni même à ces rencontres d’exception. Saint Paul lui-même, qui n’a pas connu Jésus dans sa vie terrestre, parle cependant des expériences des premiers témoins, sur lesquelles il s’appuie (1 Co 15, 3-8) : « Je vous ai transmis ce que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est 113


mort pour nos péchés selon les Écritures, qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures […], qu’il est apparu à Céphas, puis aux Douze… » Il fait ensuite la liste de ces personnes qui ont vu le Seigneur ressuscité. Il y ajoute une assemblée de cinq cents personnes, dont certains vivent encore et pourraient servir de témoins, et il se joint finalement luimême à la série, en faisant allusion à sa rencontre du Christ sur le chemin de Damas. L’ASCENSION ET LA PENTECÔTE. L’expérience pascale des disciples se prolonge et aboutit à deux autres épisodes. Le premier des deux, l’Ascension, est remarquable car il donne lieu à cinq récits, à la fin des quatre évangiles et au début des Actes des Apôtres. Nous trouvons pareillement le second, la Pentecôte, au deuxième chapitre des Actes. En fait, ces deux moments sont indissociables et ils font partie intégrante de l’annonce de la résurrection. Ils appartiennent à notre sujet, car ils ont trait également à la corporéité de Jésus, et donc aussi à la découverte éventuelle des traces de son corps, et de sa disparition définitive de ce monde. Cette troisième phase de l’expérience pascale est la prise de conscience de la présence intime de « Jésus vivant » en chacune de nos vies. Elle s’opère en deux temps : c’est d’abord le deuil d’une personne, et donc une séparation. C’est ensuite la dé◆

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couverte que la personne que nous pleurions est vraiment partie, mais qu’elle nous a laissé quelque chose de sa présence. Les apôtres, en effet, après avoir « rencontré » le Ressuscité de diverses façons, pendant un certain laps de temps, se sont rendu compte que sa présence posthume dont ils jouissaient leur était devenue intérieure, et que ses manifestations extérieures avaient pris fin. Cette « fin des apparitions » est mise en scène par les récits de l’« ascension ». Il s’agit là d’un vrai départ, comme lorsque nous faisons le deuil de la présence physique d’un être cher. Mais les quatre évangélistes et les Actes des apôtres nous en donnent des récits bien différents. Marc parle du Seigneur Jésus qui, après avoir parlé à ses onze disciples « fut enlevé au ciel et il s’assit à la droite de Dieu » (Mc 16, 19), tandis qu’ils s’en allaient prêcher, « le Seigneur confirmant leur parole par des signes qui l’accompagnaient », entendons par là des gestes de puissance ou des miracles. Chez Matthieu, nous voyons ces apôtres, au nombre de onze encore, se rendant au rendez-vous de Jésus en Galilée, dans une foi encore incertaine, qui laisse un espace au doute. Jésus leur adresse un discours bref, mais solennel, pour les envoyer en toutes nations et faire des disciples partout, « en les plongeant dans l’intimité du Père, du Fils et du saint Esprit » et en leur apprenant à observer ce qu’il leur avait prescrit. Il les assurait également de 115


sa présence constante « avec eux » (Mt 28, 16-20). Ainsi se terminent ces deux évangiles. Pour Jean, « l’ascension » se passe le jour-même de Pâques, au moment où Jésus vient de se faire reconnaître par Marie-Madeleine en prononçant son nom. Celle-ci s’empresse pour le toucher, et il l’en dissuade d’une manière nette : « Ne me retiens pas. Sans doute, je n’ai pas encore achevé ma montée vers le Père, mais va trouver mes frères et dis-leur : “Je suis en train de monter vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu.” » Et Marie va annoncer aux disciples ce qu’il lui a dit (Jn 20, 1718). C’est une autre version de l’événement, et Marie de Magdala le vit intenDevenir sément : Jésus la quitte, mais en ensemble son fait il la prend déjà avec lui dans Corps sur la terre son départ, de même que ses disciples. Dans ce récit, Jésus apparaît comme celui qui entraîne les siens dans l’intimité du Père. Il ne faut pas retenir son corps personnel qui s’élève vers Dieu, mais devenir ensemble son Corps sur la terre. Luc s’y prend d’une autre manière encore ; il en fait deux récits : l’un clôture son évangile et l’autre, plus long, couvre la moitié du premier chapitre des Actes des Apôtres, dont il est aussi l’auteur. La finale de l’évangile présente Jésus ressuscité donnant aux apôtres ses dernières instructions, après une réunion où il s’est fait reconnaître, et où il montre 116


qu’il n’est pas un fantôme. Pour le leur faire admettre, il mange devant eux un morceau de poisson grillé, ce qui nous fait poser la question de la nature de son corps (Lc 24, 36-48) ; nous ne pouvons ni le matérialiser, ni le prendre pour une apparence sans consistance : il est vraiment là. Dans son entretien avec eux, il rappelle à nouveau l’Ancien Testament, qui annonçait déjà la souffrance du Messie (Is 52, 13 – 53, 12), sa résurrection des morts le troisième jour (Os 6, 2) ; il les rend attentifs au témoignage qu’il doivent dorénavant porter. En outre, il promet de leur envoyer l’Esprit Saint, que son Père a promis, pour les conforter dans leur témoignage (Lc 24, 49). Ensuite, l’évangéliste embraye sur le scénario de Matthieu et Marc, mais avec quelques variantes. Tout d’abord, la scène se passe à Jérusalem, sur le mont des Oliviers, et non plus en Galilée comme chez Matthieu. Ici, Jésus lève les mains et les bénit. Il s’agit de cette bénédiction qu’au début de l’évangile lucanien, le prêtre Zacharie n’avait pas pu donner au peuple, car son incompréhension dubitative concernant la naissance de son fils l’avait rendu muet ; sa grâce du silence avait duré neuf mois ! C’est Jésus, le Messie exalté, qui achève ici l’œuvre commencée par un témoin de l’Ancien Testament. À ce moment, il se sépare d’eux et est « emporté au ciel » ; on a même l’impression, à lire le dernier cha117


L’Ascension, une séparation et une mission Dans la scène de l’ascension, Luc évoque une vision du prophète Ézéchiel, lorsque la ville de Jérusalem va être assiégée par les Babyloniens qui finiront par la prendre d’assaut. La « gloire de Dieu », c’est-à-dire sa présence dans le sanctuaire de la ville sainte, quitte le temple où elle était censée résider, pour aller rejoindre les exilés en Mésopotamie (Ez 10, 18-22), et cet « envol » est raconté un peu plus loin (Ez 11, 2225). Le char mystérieux tiré par quatre animaux fabuleux symbolisant les gardiens du sanctuaire, s’élève du milieu de la ville et fait halte sur la montagne qui se trouve à l’Orient, c’est-à-dire le mont des Oliviers, avant d’aller effectivement s’installer parmi le peuple en exil. L’image prophétique signifie que Dieu quitte la ville sainte pour retrouver sa communauté captive au loin ; l’Esprit de Dieu enlève alors le prophète qui va retrouver lui aussi les captifs au bord du fleuve Kébar, et les mette au courant de ce qui arrive à Jérusalem. Luc se souvient de cet épisode et l’applique au départ de Jésus : il entraîne ses disciples vers le mont des Oliviers, et il va se séparer d’eux pour aller rejoindre les nations païennes au loin (Lc 24, 50-53).

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pitre de cet évangile, que cela se passe encore le soir de Pâques. La suite est plus étonnante encore : les disciples retournent à Jérusalem « en grande joie », alors qu’ils viennent de le perdre définitivement. Ils passent leur temps à « bénir Dieu », c’està-dire à reconnaître la grâce qui leur est faite de sa nouvelle présence en eux. Le récit des Actes nous surprend à son tour. Il nous fait assister à un spectacle qui semble prendre des tonalités surréalistes. Ne nous y trompons pas pourtant, car il s’agit à nouveau d’un texte qui interpelle la foi chrétienne. Le scénario commence par se dérouler de manière identique au récit évangélique : un résumé de ce qui leur est arrivé depuis la résurrection de Jésus, leur expérience des derniers jours (Ac 1, 2-3) ; un repas partagé ; une promesse d’envoi de l’Esprit Saint comme en un nouveau baptême (Ac 1, 4-5). Ensuite, un dialogue est rapporté : pleins d’impatience, ils demandent s’il a l’intention enfin de « restaurer la royauté en Israël » : le vieux rêve de pouvoir ! Mais Jésus écarte la question, car là n’est point l’essentiel. Il attire alors leur attention sur l’Esprit Saint qu’ils vont recevoir, qui affermira leur témoignage. Cet Esprit Saint est l’Esprit même de Jésus qu’il va leur transmettre afin qu’ils poursuivent son œuvre dans le monde, devenu le champ du Royaume de Dieu. On voit bien que la même idée de corps transparaît dans le texte : ce que Jésus a commencé en tête, ils vont le conti119


nuer comme son corps. Là où passe la tête, le corps en effet peut passer. À cet instant, on voit Jésus s’élever, et une nuée le dérobe à leur regard. Que veulent dire ces expressions : « Il fut élevé et une nuée le reprit à leurs yeux » (Ac 1, 9) ? C’est ainsi en effet qu’est décrit ce qui avait été annoncé auparavant : « jusqu’au jour où il fut enlevé » (Ac 1, 2) : un enlèvement qui est comme une élévation. On saisit que ces mots supposent toute une symbolique, car déjà au moment où Jésus s’en allait avec ses disciples vers Jérusalem, lieu de sa passion, Luc parlait déjà d’« enlèvement » (Lc 9, 51). Ainsi ces deux verbes, avec une certaine équivalence, expriment l’expérience des disciples. Jésus leur est enlevé ; il disparaît et il est élevé, c’est-à-dire qu’il « monte » au ciel. L’antiquité classique connaît bien ce thème littéraire de l’exaltation des héros légendaires, enlevés au ciel après leur mort, comme Hercule, le plus célèbre de la mythologie classique ; Bellérophon, roi de Lycie ; les Dioscures Castor et Pollux fils jumeaux de Zeus et Léda ; Romulus, le fondateur mythique de Rome. Il faut le rapprocher d’un motif connexe de la littérature apocalyptique juive : le « voyage céleste » de certains êtres privilégiés ravis en une sorte d’extase, et surtout de l’« enlèvement » au ciel de grands personnages bibliques. Dans notre cas, le vocabulaire est précis : « il fut élevé », « une nuée le reprit ». Derrière le passif des verbes, il faut lire l’action de Dieu. La « nuée » si120


La symbolique de l’ascension Hénoch (Gn 15, 24), Élie (2 R 2, 1-18), Moïse (Dt 34, 5-6), Baruch et Esdras dans la littérature apocryphe vivent une symbolique ascensionnelle que Luc semble bien connaître. Le thème reviendra dans l’Islam avec le voyage mystique de Mahomet. Dans « l’enlèvement de Moïse » que rapporte l’historien juif Flavius Josèphe (Antiquités juives IV 8, 48), on retrouve la montagne, la conversation avec les intimes, et la disparition, comme dans les Actes. L’enlèvement d’Élie rappelle aussi le don de l’Esprit saint et la place des témoins. Les apocalypses d’Esdras et de Baruch présentent une annonce, un enseignement pendant quarante jours et un enlèvement au ciel ; Esdras est considéré comme le restaurateur de la Torah, après l’exil, sorte de Moïse revenu à la vie. Baruch apparaît comme garant de la prophétie. Luc, on le voit, s’inspire de cette imagerie pour signaler que Jésus se situe auprès de Dieu, et que la quête de son corps ou de ses restes est vaine : « Nous sommes le corps du Christ et membres chacun pour sa part » affirme Paul (1 Co 12, 27). (Voir les détails dans Ph. Bossuyt et J. Radermakers, Témoins de la Parole de la Grâce, Bruxelles, IET, 1995, p. 119-125.)

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gnale d’ailleurs qu’il s’agit bien d’une entrée dans l’intimité du Père, comme à la Transfiguration de Jésus en Lc 9, 34-35. Mais cette nuée connote tout à la fois la présence divine et l’occultation du mystère devant nos regards. Triomphe cosmique de Jésus au ciel, que Luc mentionne quatre fois, mais aussi voilement de celui qui a été « enlevé ». Jésus avait parlé, dans son discours sur la fin des temps (Lc 21, 27) du Fils de l’homme venant « en nuée », c’est-à-dire de façon voilée, avec grande puissance et gloire, c’est-à-dire de manière évidente et manifeste. C’est bien d’avènement, en effet, que parle le texte des Actes. Et il est paradoxal : à la fois clair et estompé ! Comme l’Ange du Seigneur à la nativité de Jésus (Lc 2, 9), et plus précisément comme les deux hommes au matin de la résurrection (Lc 24, 4), deux messagers dévoilent aux assistants le sens du mystère qu’ils sont en train de vivre. Aux femmes saisies de crainte baissant la face vers la terre, deux hommes avaient rappelé que la mort du Crucifié n’était pas le point final d’une vie dont on se souvient. C’était faire mémoire du Vivant, pour vivre de ses paroles et de son action, maintenant que, dressé du tombeau, il avait vaincu la mort. Aux apôtres qui tiennent leur regard rivé au ciel, les deux hommes rappellent que l’avènement de celui qui fut enlevé vers le ciel est à vivre sur terre, dans le concret de nos histoires. D’un côté, il fallait se garder d’un faux 122


avenir : attendre que le ciel descende sur terre, ou espérer être immédiatement enlevé au ciel à son tour. D’un autre côté, la venue de Jésus « de la même manière », c’est-à-dire faisant route avec les hommes, comme sur le chemin d’Emmaüs, invisiblement puisque repris dans la nuée, est d’un tout autre ordre. Luc nous prémunit ici contre une spiritualité douteuse, qui induirait à nous évader des tâches quotidiennes. Quels sont le genre littéraire et la portée historique de cet événement, qui consiste en une expérience ? Et surtout quel en est l’enjeu pour la foi chrétienne ? La tradition catholique commune présente le triomphe céleste du Christ ressuscité comme le mystère de son retour définitif au Père, mais aussi comme un fait visible, datable, la nuée constituant une anticipation de son retour glorieux à la fin des temps, comme aussi le signe de sa présence active, mais cachée, dans la suite des temps. Ce qu’on appelle « ciel » dans ce récit, c’est le symbole de la demeure de Dieu, et l’image de son action dans le monde, un peu comme la pluie qui descend du ciel pour féconder la terre, et y remonte en vapeur ; la comparaison vient du prophète Isaïe (Is 55, 10-11). Dans son récit imagé, Luc s’efforce de prémunir les croyants de l’époque contre une compréhension immédiate, et donc erronée de la fin du monde, qui tenterait de faire l’économie de la 123


longue histoire du salut des hommes. C’est sans doute aussi le schéma d’une célébration liturgique qui se déroulait à Jérusalem. Notons cependant que la fête de l’Ascension apparaît tardivement dans l’Église : à la fin du IVe siècle, après la fixation de la fête de Pentecôte par le concile d’Elvire, vers 310. À cette époque, on célébrait l’ascension de Jésus l’après-midi du jour de Pentecôte, sur le mont des Oliviers, suivant le récit d’une pèlerine française nommée Égérie, qui y avait assisté. Bref, notre texte met moins l’accent sur les détails historiques de l’expérience qu’il suppose, que sur son actualité pour les chrétiens : la victoire de Jésus sur la réalité de la mort engage les hommes à travailler en ce monde avec la force intérieure de l’Esprit de Jésus, actif en leur vie. Ce récit des Actes présente une perspective différente de celui qui clôture l’évangile lucanien. Là, l’ascension faisait corps avec la bénédiction finale et le sceau apposé au témoignage de Jésus. Dans les Actes, c’est un engagement concret, un témoignage à rendre qui se profile. Les messagers parlent bien d’une action de Jésus, mais désormais « en nuée », c’est-à-dire sur un mode discret, caché. Et qu’est-ce que l’Ascension sans la Pentecôte ? Ce sont les deux faces d’un même mystère. La disparition définitive de Jésus dans son apparence corporelle ouvre une nouvelle ère pour les chrétiens : l’envoi en mission. Il y a à dire maintenant le Christ 124


disparu en devenant littéralement ses membres, c’est-à-dire en agissant et en parlant comme lui, et comme il nous a demandé de le faire. La Pentecôte, elle aussi, qui est décrite par Luc au chapitre 2 des Actes des Apôtres, prend une coloration un peu différente dans l’évangile johannique. Notons d’abord qu’au moment de la mort de Jésus, il a une expression surprenante : au lieu de dire simplement qu’il rend le « Recevez dernier soupir ou l’esprit (Mt l’Esprit Saint… » 27, 50 ; Mc 15, 37 ; Lc 23, 46), il remarque que Jésus « transmit l’Esprit » (parédôken to pneuma : Jn 19, 30), comme si l’Esprit de Jésus changeait de corps pour prendre en charge l’humanité. Et le soir du jour de Pâques, le Ressuscité apparaissant aux disciples, souffle sur eux, après les avoir envoyés en mission en leur disant : « Recevez l’Esprit Saint… » (Jn 20, 22), et il leur confie l’intendance de la miséricorde divine. Cette présence de l’Esprit à l’intime des apôtres doit animer désormais le corps qu’ils forment au milieu des hommes en prenant en relais celui de Jésus. ET LA FAMILLE DE JÉSUS ? Autre point qui revient sans cesse dans les médias et que la pseudo-découverte du tombeau de Jésus remet au goût du jour. On sait que le célibat de Jésus pose question, comme il l’a souvent fait à certaines époques du monde. Il convient d’en dire quelques mots, même ◆

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si la question n’est pas capitale, car elle dépend d’une autre, beaucoup plus importante, qui est l’identité de Jésus, à la fois homme et Dieu. Effectivement, si Dieu veut se faire connaître, il doit, comme chacun d’entre nous, trouver le moyen de nous rejoindre. Et puisque nous sommes des êtres dans l’histoire, il pénètre notre histoire des signes de sa présence, nous révélant ainsi quelque chose de ce qu’il est. L’expérience séculaire du peuple d’Israël est une expression privilégiée de sa présence dans l’humanité. La Parole de Dieu, conjointe à son action, habite « son » peuple, lui dévoilant l’Alliance qu’il noue avec lui. Finalement, cette Alliance se manifeste historiquement en une personne, qui nous fait découvrir jusqu’à quel point divinité et humanité se compénètrent en Jésus, et même en chacun d’entre nous… Cette personne divine choisit le moyen d’une conception et d’une gestation par une femme pour se faire l’un des nôtres, nous dévoilant du même coup la merveille du don de la vie. Nul doute que sa naissance et sa mort, tout en étant des réalités vraiment humaines, s’en différencient cependant par le fait que le Fils de Dieu « choisit » sa mère, et que sa mort signifie un « retour au Père ». Ceci n’est évidemment pas « normal » au sens où nous nous prenons comme norme, mais ceci nous dit le sens profond de ce que nous appelons notre normalité : en fait, nous sommes avant tout des enfants de Dieu, faits pour le rejoindre un jour, avant 126


d’être fille ou fils de nos parents. La foi nous invite à regarder les réalités autrement que nous le faisons habituellement. C’est en raison de ce mystère de l’incarnation de Dieu qu’on parle de « naissance virginale » pour Jésus, et de « virginité perpétuelle » pour Marie, la virginité étant cette consécration de tout son être, âme et corps, au service de Dieu, l’unique nécessaire. Elle ne se mesure donc pas à la présence contrôlée d’un hymen intact. Elle est d’un autre ordre, tout en ayant un impact réel sur le corps et son comportement. Les Pères de l’Église signalent d’ailleurs que Marie fut vierge en son intention avant de l’être en son corps. Ainsi sa virginité estelle avant tout une qualité de l’âme, une disponibilité de tout l’être à Dieu et à sa grâce. C’est d’ailleurs dans ce sens que l’Église a « défini » en 1854 le dogme de l’Immaculée Conception, signifiant par là la victoire de la grâce de Dieu à travers toute la dynamique du salut, car il s’y faufile à l’intérieur de la méchanceté et de la perversité des hommes, qui trop souvent détruisent la vie. La Vierge Marie est celle qui a dit « oui » à Dieu de façon inconditionnelle, ce dont nous parle le récit évangélique de l’Annonciation. Et ce « oui » prononcé en pleine maturité avalisait, en quelque sorte, tout son être de femme depuis sa conception, soulignant par là que nous sommes de Dieu prioritairement à notre conception humaine. 127


Dans cette optique, il est aussi compréhensible que la maternité de Marie soit unique. Elle n’aurait pu avoir d’autres enfants après lui. Il est en effet, un « fils de l’homme » intégral, mais en tant que « Fils de Dieu », il est aussi présent à l’intime de tout être humain, du premier au dernier. En lui donnant la vie, Marie mettait au monde l’humanité entière, baignant celle-ci, en quelque La maternité de sorte, dans un nouveau bapMarie est unique tême, une renaissance en Dieu. Certes, la Marie d’il y a deux mille ans n’était pas consciente de tout cela, et l’Église a mis des siècles pour en prendre progressivement conscience. Mais elle a vécu ces mystères, les remémorant en son cœur (Lc 2, 19.51), et elle y a investi sa chair, ses forces et son temps. C’est bien là qu’est la réalité essentielle, mais l’on comprendra qu’on ne peut en trouver des traces archéologiques, et même des ossements de Marie ou de Joseph dans la proximité du tombeau de Jésus n’en diraient pas davantage. Les exégètes achoppent souvent sur les expressions « frères et sœurs » à propos de Jésus, car souvent dans la Bible on utilise ces termes dans un sens plus large que celui d’une fraternité consanguine. Extérieurement du moins, rien ne semblerait s’y opposer, excepté l’argument théologique que nous venons de préciser, et qui a son poids. Mais littérairement du moins, il est difficile de dirimer la question. 128


Ainsi Marie pourra être appelée en toute vérité « Mère de l’Église » ou « Mère des hommes », comme le concile Vatican II l’a mis en évidence, puisque, en Jésus, elle donne vie charnelle au « Premier-né de toute créature », comme l’affirme Paul dans sa lettre aux chrétiens de Colosses : « Il est l’image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles… Il est aussi la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église… » (Col 1, 15-17). Et il ajoute, embrassant d’un même regard la création et la rédemption : « Il est le Principe, Premier-né d’entre les morts… pour réconcilier tous les êtres, sur la terre comme dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix. » (Col 1, 18-20). C’est bien pour valoriser ce rôle unique de médiateur et de rédempteur universel que l’Église parle de la « virginité perpétuelle » de Marie, déterminant de la sorte le sens radical, et donc authentique, de l’existence de Marie et de son histoire. Inutile dès lors d’essayer de « se représenter » ce qu’elle a physiquement ou psychologiquement ressenti durant son existence terrestre : c’est son secret avec Dieu et avec ses proches, et toutes les découvertes archéologiques ne le mettront jamais au jour. L’évangile ne dévoile pas les confidences d’alcôve. Il dit la réalité la plus radicale, celle précisément que confesse la foi. Le reste appartient au roman. 129


La question du célibat de Jésus est du même ordre. L’évangile de Marc nous parle d’une démarche des siens qui, apprenant qu’il parcourt le pays en prêchant, partent à sa recherche pour le ramener au village et dans le giron de la tribu, en disant : « Il a perdu le sens ! » (Mc 3, 21). Peu après, l’évangéliste raconte l’arrivée de « sa mère et ses frères » — une manière courante de parler du clan, avec cousins et cousines —, qui demandent à lui parler. Mais Jésus, se tournant vers la foule qui l’écoute, répond : « Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère » (Mc 3, 31-35). On surprend ainsi Jésus en train de montrer comment passer du fait extérieur, physique, vérifiable, à la réalité authentique, à un niveau de vérité radical. Alors, qu’en est-il des relations de Jésus avec Marie Madeleine, puisque les découvreurs de tombe ont trouvé un ossuaire ayant renfermé les ossements d’une Mariamnè, que l’on identifie prématurément avec la Marie Madeleine des évangiles. C’est l’évangile de Philippe et celui de Marie (Madeleine), deux apocryphes gnostiques tardifs, qui sont au départ du roman qui faisait de Marie Madeleine l’amante ou la femme de Jésus, dont les apôtres étaient jaloux parce que Jésus lui démontrait davantage d’affection qu’à eux tous. Si Jésus avait été marié, on en trouverait certainement des traces dans les évangiles. Mais l’on a tellement jeté 130


la suspicion sur l’Église, prétendant trouver dans cette jalousie l’origine de l’exclusion des femmes, surtout depuis le roman de Dan Brown, que les auteurs à sensation, qui ne connaissent guère les évangiles, mais qui aiment sauter sur les occasions de faire scandale, seraient heureux d’en trouver confirmation dans la découverte d’un ossuaire au nom de Mariamnè à proximité de celui de Jésus fils de Joseph. En fait, l’évangile selon Philippe, apocryphe gnostique, parle des noces divines avec la Sagesse, personnifiée en Marie.

Un témoignage à la source de la foi chrétienne DU TÉMOIGNAGE AUX ÉVANGILES. Pourquoi avonsnous fait cette longue incursion à travers les textes du Nouveau Testament, et principalement des évangiles ? Pour marquer sur pièces l’ambivalence — et souvent l’ambiguïté — de notre langage à propos du corps et de la conception de l’histoire. En effet, nous parlons et ne parlons pas des mêmes événements : soit extérieurs, soit intérieurs ; nous parlons et ne parlons pas du même corps : tantôt physique et matériel, tantôt comme le centre de nos relations avec les autres et avec le monde, ce que Paul appelle « corps psychique ou terrestre » et « corps spirituel ou céleste » (1 Co 15, 46). En principe, ces deux langages ne devraient pas se contre◆

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dire, mais il faudrait pouvoir les superposer, tout en gardant conscience de la distinction, et saisir comment ils se conjuguent et Ces deux se complètent l’un l’autre. L’un, langages ne scientifique, analyse ce qui est devraient pas se perceptible aux sens extérieurs, contredire l’autre s’adresse à notre réflexion intérieure ; mais ces deux langages approchent la même réalité. La manière dont parlent les évangiles de la résurrection nous apparaît hésitante et peu précise. Mais comment ces premiers témoins auraient-ils pu exprimer une expérience aussi neuve et absolument inouïe ? D’ailleurs, la quête du tombeau de Jésus selon les méthodes de l’archéologie parvientelle à autre chose qu’à des probabilités, qui dépendent elles-mêmes de calculs statistiques ? L’étude des textes de la Bible indique une perception différente, plus fine sans doute, mais elle demeure dans le champ de la perception intime, qui néanmoins change le comportement de ceux qui en sont les bénéficiaires et en appelle à la liberté. L’une n’exclut pas l’autre, du moment que nous ne les absolutisions ni l’une ni l’autre, sans rien en exclure, et que nous essayions de les harmoniser, tout en conservant le niveau propre de chacune. Quoi que nous fassions, nous ne pouvons que nous appuyer sur le témoignage des contemporains, et ce témoignage nous est transmis et garanti par la 132


tradition évangélique. À charge pour nous cependant de faire à notre tour l’expérience de la présence du Ressuscité dans nos vies, ce qui corroborerait le bien fondé de ce qu’ils nous annoncent. Telle est l’approche de la foi. Nous ne pouvons écarter les témoins pour observer de face les événements du passé. Mais nous avons avant nous une immense tradition de chrétiens qui ont marqué par leur parole et leur action bienfaisante qu’ils ont dit et fait à leur époque ce que Jésus avait dit et fait à la sienne, avec la puissance de son Esprit Saint. LE LANGAGE DE L’INDICIBLE. Tentons à présent de reprendre les choses pour nous-mêmes. Figuronsnous ces femmes et ces hommes qui ont assisté de près ou de loin à la crucifixion horrible de celui qu’ils avaient suivi et aimé et qui avait pendant trois ans subjugué bien des foules. Il a été mis au tombeau en hâte, à cause de la fête. Ils se sont terrés pendant le sabbat, cloués dans le mutisme par la peur, désespérés, anéantis. Découragées et remplies d’espérance, les femmes se rassemblent ; un tremblement les saisit, comme la douleur d’une maman qui accouche. Il est mort ! En elles, il y a comme un pressentiment qui naît. Finalement, à l’aube, on va voir au tombeau : ne faut-il pas achever l’inhumation du cadavre ? Arrivées là, une surprise les attend, extraordinaire, impensable : la certitude qu’il est vivant ! Ainsi, ce qu’elles croyaient ◆

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à propos de la résurrection, et dont parlaient les pharisiens, s’est réalisé ! Et elles le rencontrent : c’est bien lui ! Tout d’abord elles ne le croient pas, puis doucement, une paix profonde les envahit, dans une joie encore craintive : Il est ressuscité ! Il n’est pas ici ! Il faut trouver un langage pour dire cela. Même si on ne vous croit pas. Marc et Luc nous disent que c’est cette fin de non recevoir qu’elles ont expérimenté d’emblée : on les prend pour des folles, des illuminées ; des racontars de femmes ! Elles prennent leurs rêves pour des réalités ! Entre-temps, elles ont alerté les disciples, et deux d’entre eux sont partis vérifier leurs dires. Le tombeau leur apparaît vide ! Perplexité, incertitude, malgré un secret espoir : n’avait-il pas parlé de résurrection quand on était en Galilée ? Deux disciples, retournant chez eux déçus, l’ont rencontré sur la route d’Emmaüs ; d’abord, ils ne le reconnaissent pas mais à l’auberge, quand ils l’ont « reconnu à la fraction du pain » (Lc 24, 35), il disparaît. Sa présence n’est plus nécessaire, puisque l’eucharistie est donnée… Or, voilà qu’il se tient au milieu d’eux : « Paix à vous ! » Explosion de joie, mêlée d’incrédulité. Ils n’en croient pas leurs yeux ; et pourtant ils n’ont plus peur. Eux aussi se mettent à dire l’indicible : Il est vivant ! Plus besoin d’un tombeau : il n’est plus que l’endroit où on l’avait mis ; une trace, tout simplement. Tel est l’événement fondamental, l’évé134


nement fondateur de la foi chrétienne : une expérience de Jésus vivant. Un langage naît, en raison même de l’événement. On peut comprendre qu’il soit tâtonnant, incertain, incohérent parfois, paradoxal toujours. C’est bien lui ! Mais on ne le reconnaît pas. Pourtant il parle comme il le faisait naguère, et il refait les mêmes inoubliables gestes. Il porte encore la trace de ses blessures. Il faut annoncer cela. Mais comment ? Il est ressuscité ! Cela suffit pour l’instant. Seuls ceux qui l’ont connu avant sa mort le reconnaissent. Mais ils n’ont pas de preuves de ce qu’ils annoncent ; uniquement des signes. On n’a pas trouvé son corps, mais son corps n’est plus le même. Ils doivent dire en même temps qu’il est mort, et qu’il est vivant. Leur discours paraît contradictoire. Et pourtant, le signe le plus visible est que leur tristesse s’est muée en joie, leur découragement en assurance, leur timidité en énergie. Rien d’autre ! Mais petit à petit, on va les voir sortir des maisons où ils se cachaient. Ils vont divulguer leur expérience inouïe, qu’on les croie ou non ! On les prend pour des exaltés, mais on s’étonne de leur liberté de parole, et surtout des guérisons qu’ils opèrent au nom de Jésus : Pierre fait ce que Jésus a fait, et Paul à son tour fera ce que Pierre faisait, nous disent les Actes des apôtres. Exprimer l’indicible, affirmer l’incroyable, proclamer l’impossible : telle est leur tâche à présent. Ils ne peuvent se taire (cf. Ac 4, 20). 135


Au fur et à mesure qu’ils parlent, d’autres disciples plus éloignés découvrent la vérité de ce qu’ils annoncent, car ils vivent ce qu’ils proclament : partage des biens, pardon des injures, patience sous la persécution. Il n’y a vraiment pas d’autres preuves ! On dirait qu’un Esprit de liberté les fait témoigner. C’est comme s’ils étaient déjà ressuscités, eux aussi. Alors, pourquoi ne feriez-vous pas la même expérience : « Heureux si vous croyez sans avoir vu ! » Pendant deux mille ans, la tradition de l’Église a répété ce message. À charge pour nous de le vérifier dans nos vies, comme tant de femmes et d’hommes l’ont fait pendant vingt siècles. Que nous faut-il de plus ? Ne cherchons pas parmi les morts celui qui est Vivant ! Ne soyons pas frileux ou peureux : si nous sommes ressuscités, nous pouvons parler de résurrection ; celle de Jésus et la nôtre à tous. Langage de folie ? Et pourtant, si c’était vrai ? QUEL DÉFI POUR LA FOI CHRÉTIENNE ? Comment nous situons-nous devant ces événements à sensation qui paraissent mettre en péril la vérité de la foi chrétienne ? Généralement nous nous laissons atteindre, et parfois dominer par cette peur instinctive qui nous saisit quand nous ne nous sentons pas capables de rendre raison de la foi chrétienne. Il y a d’abord à nous calmer intérieurement. La prière est un exercice de première importance en cas de panique. Son bénéfice va en premier lieu au priant lui◆

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même. En effet, elle nous met en relation directe avec Dieu et nous permet de nous adresser à lui en confiance. C’est déjà une première affirmation de sa présence et de son action dans nos vies. Ensuite, nous avons à bien considérer l’objet de notre peur et à le situer en vérité. Les recherches historiques ou archéologiques sur tout ce qui concerne les fondements de la foi chrétienne et les origines du christianisme constituent un objet Un objet particulièrement sensible, et particulièrement bien délicat à traiter. Nous sensensible tons que si nos assises sont ébranlées, tout l’édifice de la foi chrétienne va crouler. Il n’en est rien cependant. Il suffit de considérer le long chemin de la tradition ecclésiale et son histoire : elle en a vu d’autres ! L’histoire de l’Église nous montre les coups et les menaces qu’elle a reçus au cours de ces deux mille ans. Elle n’est pas près de sombrer. Mais tant de choses sont remises en question dans notre monde, et notre sentiment de sécurité est tellement fragile qu’un rien suffit pour nous émouvoir. QUEL EST LE SENS DE L’HISTOIRE ? Ceci manifeste que nous ne pouvons lire les évangiles, tout comme le reste de la Bible, de façon fondamentaliste, c’està-dire en réduisant les Écritures, non seulement à ce que nous en comprenons, mais à ce que nous imaginons, en donnant aux mots et aux expres◆

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sions la signification courante aujourd’hui. Or une règle de l’interprétation d’un texte, c’est que nous le lisions dans l’esprit dans lequel il a été composé, et donc avec la mentalité culturelle des auteurs. Simple principe de base des historiens, cependant. Or les auteurs bibliques utilisent un langage symbolique auquel nous ne pouvons échapper. L’ignorer ou l’oublier, c’est se vouer à ne pas comprendre les textes mis sous nos yeux. Réfléchissons sur la foi chrétienne en la résurrection. D’où tire-t-elle son origine ? Essentiellement dans la parole des premiers témoins, des femmes, dont le témoignage n’était cependant pas juridiquement recevable dans le milieu de l’époque, puis des hommes familiers de Jésus de Nazareth. Ces personnes n’ignoraient pas que la destinée du genre humain devait se solder par une résurrection des justes en tout cas, précédée par un jugement général de Dieu ; c’était la doctrine des pharisiens, basée sur la réalité de l’Alliance entre Dieu et les hommes, à travers le peuple d’Israël, et sur la justice de Dieu qui se devait de rétribuer chacun selon ses œuvres. Cette doctrine de la résurrection des justes se développe après l’exil ; nous en trouvons des textes dans les livres de Daniel et dans les livres des martyrs d’Israël, dits des Maccabées. Les contemporains de Jésus connaissaient ces réflexions, mais cette résurrection était conçue comme finale, ayant lieu à la consommation des siècles. Ce qui surprend, 138


c’est que les premiers témoins affirment que cette résurrection est déjà survenue à un être humain, puis qu’il s’est fait voir par ses disciples demeurés sur terre, comme des visites venant du ciel ; enfin ces visites célestes ont pris fin, et c’est à eux désormais qu’il incombait de rendre témoignage à Jésus en vivant de sa vie, en parlant comme lui et en agissant comme il l’avait fait. Les témoins se rendaient compte que, puisque Jésus avait vaincu la mort, perçue comme conséquence du péché, ils partageraient son destin, dans la mesure où ils seraient fidèles à ses enseignements et dociles à son Esprit. Plus : ils pouvaient déjà se considérer, eux aussi comme des ressuscités, comme saint Paul le leur avait dit expressément : « Puisque vous êtes ressuscités, regardez les choses d’en haut. »

Conclusion Jésus ressuscité ne nous a pas laissé à vénérer les reliques de son corps. Passant à travers la mort, il a transfiguré son corps, assumant en lui la matière de l’univers et les relations vécues par les hommes. De la sorte, son corps — spirituel à présent — devient à la fois Corps eucharistique et Corps mystique. La matière est désormais transmuée et capable de « donner Dieu », et les relations entre les hommes obtiennent une capacité spirituelle qui les fait se compé139


nétrer comme les divers organes d’un corps humain : christification de l’univers et métamorphose des relations humaines aptes désormais à constituer le corps du Christ qui embrasse l’humanité entière. L’Église et ses sacrements s’y trouvent déjà en germe. C’est ce que dégagera la théologie ultérieure, réfléchissant sur les implications de la résurrection du Christ pour le monde et l’humanité. Ainsi, la lecture attentive de l’évangile nous donne au moins cinq manières de considérer le corps de Jésus. Le texte manifeste le Corps littéraire du Christ, nous donnant à contempler son corps physique. Par là, il nous est permis de participer à son Corps de Ressuscité et de constituer ensemble son Corps mystique, nourri de son Corps eucharistique. Richesse de la foi chrétienne qui se situe à cent lieues de la pauvre quête d’un ossuaire parmi des milliers qui ont été mis à jour par l’archéologie ! Bref, aussi passionnante que puisse paraître la lecture du roman policier de la prétendue découverte du « tombeau de Jésus » ou sa mise en scène cinématographique, elle n’atteint pas la sublime simplicité de l’évangile, qu’une lecture fondamentaliste dénature absolument. Pourquoi s’acharner à découvrir l’authenticité des cendres d’un ossuaire du Ier siècle, alors que la présence de Jésus vivant est offerte au croyant qui, simplement équipé de la foi de l’Église, découvre grâce à l’Écriture, en communiant au Corps et au Sang du Christ, à la suite 140


de myriades de témoins du Ressuscité qui depuis deux mille ans forment la tradition de l’Église, qu’il se trouve en prise directe avec le Corps vivant du Christ, présent aussi en ses frères et ses sœurs.



Conclusion

L

’AFFAIRE de la découverte du « tombeau de Jésus » n’est manifestement pas la reconstitution d’un fait historique, éclairée et fiable, les études archéologiques et scientifiques l’ayant suffisamment montré au fil des pages. Elle est bien plus une construction à base d’éléments historiques, choisis en fonction du projet final et cimentés fictivement. En dépit des protestations des auteurs, l’absence de rigueur logique dans l’argumentation et de recul critique dans le traitement des données disqualifie leur démarche sur le plan scientifique. Un climat de haute érudition est entretenu par une nuée d’informations, mais celles-ci restent mal hiérarchisées, volontiers anachroniques et souvent infondées. Cela ne signifie pas pour autant que tous les détails en soient faux. L’affaire de la « tombe de Jésus » tient de l’OGM médiatique, fabriqué au goût des consommateurs par des spécialistes de l’audimat. Il répond bien en effet à « ce qui marche ». La fascination contemporaine pour le fait religieux et les intrigues crous143


tillantes, un brin de provocation peut-être, dopent indiscutablement la cote médiatique de Jésus de Nazareth. Surtout quand l’ombre de Marie-Madeleine plane alentour… Bref, en termes de marketing, tout nouveau « scandale » sur Jésus est une valeur sûre. Depuis La Dernière tentation du Christ, le Tombeau et le Da Vinci Code, le filon semble intarissable. Il témoigne d’un vrai renouveau du genre « apocryphe », cette littérature qui, selon les termes du père Charles Delhez, entend « compléter les récits des quatre évangiles du Nouveau Testament, pour répondre à la curiosité des chrétiens ou pour répandre telle ou telle doctrine ». La tendance actuelle est à accentuer l’humanité de Jésus sans confesser sa divinité : elle s’inscrit ainsi dans la lignée de l’arianisme, une doctrine prêchée à Alexandrie au IVe siècle de notre ère et qui connut quelque succès dans les royaumes barbares d’Occident et d’Afrique, jusqu’à sa disparition au Ve siècle. Vu sous un angle plus théologique, si Jésus a « changé » le cours de l’Histoire en nous en manifestant la richesse pleine d’espérance, à quoi sert de revenir à une lecture fondamentaliste des évangiles et de soupçonner l’Église de mystification alors qu’elle ouvre une perspective autrement grandiose au plus humble des croyants ? Le mystère pascal a donc constitué un tournant dans la compréhension de l’homme dans son rap144


port avec Dieu : une alliance où chacun donne à l’autre le meilleur de soi-même dans une rencontre de deux libertés. Cette résurrection se situe dans l’histoire humaine, même si elle n’est pas à proprement parler un fait « historique », mais l’expérience de l’événement est d’ordre historique, car repérable extérieurement en tout cas. En prenant en compte les données évangéliques, nous avons pu percevoir qu’un événement est au départ de cette histoire racontée par des témoins. L’avènement des disciples à la foi en la résurrection est en tout cas un fait historique. Jésus a quitté notre monde et notre temps, et pourtant des témoins en ont fait l’expérience dans l’histoire : ils ont rencontré le Ressuscité. Nous avons à nous confronter à la réalité de l’histoire, et notre langage de foi doit tenir la route. N’ayons donc pas peur de parler paisiblement de ce qui nous fait vivre. Nous possédons un inestimable trésor dans le texte des évangiles. Pourquoi le jeter aux orties comme s’il était sans valeur ? Il suffirait de le méditer et de l’étudier ensemble, mais surtout d’en vivre, pour l’apprécier à son juste prix.



Bibliographie Pierre-Marie BEAUDE, L’accomplissement des Écritures. Pour une histoire critique des systèmes de représentation du sens chrétien, Paris, Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 104, 1980. ◆ Henri BOURGEOIS, Je crois en la résurrection du corps, Paris, Desclée, 1981. ◆ Raymond E. BROWN, La mort du Messie. Encyclopédie de la Passion du Christ, trad. J. Mignon, Paris, Bayard, 2005. ◆ Jean DELORME, La résurrection du Christ et l’exégèse moderne, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina » 50, 1969. ◆ Michel DENEKEN, La foi pascale. Rendre compte de la résurrection de Jésus aujourd’hui, Paris, Cerf, coll. « Théologies », 1997. ◆ Emmanuel FALQUE, Métamorphose de la finitude. Essai philosophique sur la naissance et la résurrection, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2004. ◆ Adolphe GESCHÉ, Le Christ, Paris, Cerf, série « Dieu pour penser » VI, 2001, p. 129-193. ◆ Pierre GIBERT, La résurrection du Christ. Le témoignage du Nouveau Testament. De l’histoire à la foi, Paris, DDB, 1975. ◆ Pierre GUILBERT, Il ressuscita le troisième jour, Paris, Nouvelle Cité, 1988. ◆ Rachel HACHLILI, Jewish Funerary Customs, Practices and Rites in the Second Temple Period, LeidenBoston, Brill, 2005. ◆

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Tal ILAN, Lexicon of Jewish Names in Late Antiquity. t. I. Palestine 330 BCE-200 CE, Tübingen, 2002. ◆ Simcha JACOBOVICI et Charles PELLEGRINO, Le tombeau de Jésus, préface de J. Cameron, Paris, Michel Lafon, 2007. ◆ Amos KLONER, « A Tomb with Inscribed Ossuaries in East Talpiyot, Jerusalem », dans Atiqot XXIX, 1996, p. 15-22. ◆ Michel LEGRAIN, Le corps humain. Du soupçon à l’épanouissement, Paris, Centurion, 1992². ◆ Jean-Pierre LÉMONON, « Les judéo-chrétiens : des témoins oubliés », dans Cahiers évangile no 135, Paris, 2006. ◆ Levi Y. RAHMANI, A Catalogue of Jewish Ossuaries, Jerusalem, 1994. ◆ François REFOULÉ, Les frères et sœurs de Jésus. Frères ou cousins ?, Paris, DDB, 1995. ◆ Bernard SESBOÜÉ, Jésus Christ, l’unique médiateur. T. II, Les récits du salut, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus Christ » 51, 1991. ◆ Antoine VERGOTE, « Visions et apparitions. Approche psychologique », dans Revue théologique de Louvain, 22 (1991), 202-225. ◆

« Marie et la famille de Jésus », dossier Le Monde de la Bible no 155, décembre 2003.


Table des matières Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 1. De Talpiot à TF1. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 2. La Sainte Famille recomposée . . . . . . . . . . . . 31 3. Les arguments « scientifiques » . . . . . . . . . . . 67 4. Le tombeau de Jésus et la foi chrétienne . . . . 87 Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 Table des matières. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149


Achevé d’imprimer le 30 septembre 2007 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)



Estelle Villeneuve, Jean Vervier et Jean Radermakers

Estelle Villeneuve, Jean Vervier et Jean Radermakers 69

ISBN 978-2-87356-382-0 Prix TTC : 10,00 €

9 782873 563820

Collection « Que penser de… ? »

La découverte du tombeau de Jésus

On aurait découvert la tombe et des fragments d’os de Jésus, à Talpiot, près de Jérusalem ! Très habilement monté, un reportage télévisé intitulé « Le tombeau perdu de Jésus » et le livre qui le complète ont de quoi perturber : il y aurait 599 chances sur 600 que ce tombeau abrite la véritable sépulture de Jésus de Nazareth, et ce sont des scientifiques qui l’affirment ! Trois spécialistes font le point. Dans un premier temps, une archéologue et un physicien démontent, pas à pas, toutes les incohérences et les lacunes du raisonnement des tenants de la thèse du « tombeau perdu de Jésus ». Mais au-delà des faits matériels, il est une question qui mérite attention : la découverte, si hypothétique soit-elle, des restes physiques de Jésus met-elle en péril le fondement de la foi chrétienne : la résurrection de Jésus Christ ?

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Photo de couverture : L’entrée du tombeau de Talpiot, près de Jérusalem (photo prise par Amos Kloner en mars 1980)

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La découverte du tombeau de Jésus

La découverte du tombeau de Jésus


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