Paul Maskens
Par une méditation rigoureuse des textes du Nouveau Testament, l’auteur nous plonge au nœud de l’un des drames les plus poignants de la vie du Christ. Ses réflexions nous apportent des réponses neuves aux deux questions fondamentales de ce drame : pourquoi Judas a-t-il trahi Jésus ? et pourquoi s’est-il suicidé ?
Paul Maskens
On a trahi Judas !
On a trahi Judas
Paul Maskens est né en 1934. Publicitaire de métier, il est diacre permanent de l’Église qui est en Brabant (Belgique).
On a trahi Judas
Méditation sur le Nouveau Testament
Vie spirituelle ISBN 978-2-87356-400-1 Prix TTC : 10,95 €
9 782873 564001
Paul Maskens
On a trahi Judas MĂŠditation sur le Nouveau Testament
Namur – Paris
Dans la même collection : Brèves rencontres, Willy Gettemans, 2002. La compassion, Henri Nouwen, 2003 (2e éd. 2004). Sous mon figuier, Jacques Patout, 2004. Ce Dieu caché que nous prions, Gaston Lecleir, 2004. Dans le feu du buisson ardent, Mark Ivan Rupnik, 2004. Chemin de Croix au Colisée, André Louf, 2005. Le récit du pèlerin, Ignace de Loyola, 2006. Réapprendre à prier, Cardinal Godfried Danneels, 2006. La prière de contemplation, Franz Jalics, 2007. On a trahi Judas, Paul Maskens, 2008.
© Éditions Fidélité • 7, rue Blondeau • 5000 Namur • Belgique info@fidelite.be • www.fidelite.be ISBN : 978-2-87356-400-1 Dépôt légal : D/2008/4323/08 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique
Introduction
Homme de publicité, de propagande et de relation publique, en deux mots, de communication sociale, je me méfie comme du sida des images de marque 1 trop parfaites. À soixante ans passés, j’ai vu trop de tyrans tapoter paternellement la tête de bambins pour prendre comme vérités les images qu’on me mettait complaisamment sous les yeux. J’ai connu des photos de charniers dont l’enquête révélait qu’ils avaient été soigneusement « composés » par de lugubres « décorateurs ».
1. Par « image de marque » j’entends la conception qu’un public se fait d’une personne, d’une institution, d’une entreprise ou d’un produit. « L’image de marque » est une « opinion publique », c’est-àdire l’opinion que « les gens » ont de telle société, voire de tel homme. Ainsi pourra-t-on parler de l’image de marque de CocaCola (boisson jeune ? ou tord-boyau ?), des États-Unis (nobles libérateurs de l’Europe en 1944 ou néo-colonisateurs) ou de l’Église et de son pape. Dès qu’une personne morale ou physique est médiatisée, ceux qui ont pris conscience de son existence s’en construisent un portrait : c’est ce portrait qui est son « image de marque ». Une même entité peut avoir plusieurs images de marque selon les différents publics qui la considèrent. L’image de marque peut, bien évidemment, ne pas correspondre à la réalité de la personne physique ou morale, telle que cette personne se sait être.
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Trop de maquillages, trop de trucages m’ont conduit à ne plus juger sur les apparences (Isaïe 11, 3). Chrétien de la fin du XXe siècle, l’image de marque de Judas a retenu mon attention. Monolithique. Coulée dans le bronze des institutions intangibles. Indubitable. Judas est devenu un nom commun que le Petit Larousse (1990) définit d’un seul mot « traître » tandis que le Petit Robert de 1974, après avoir donné l’origine du nom, dit : « personne qui trahit, v. fourbe, hypocrite, traître ». Lorsqu’un homme collabore avec l’ennemi, les résistants viendront, de nuit, écrire « judas » sur sa maison et, lorsqu’on le fusillera pour haute trahison, cinq lettres sur la pancarte qui se balance à son cou suffiront pour donner le motif de son exécution : judas. « Judas », l’ignominieuse injure. L’accusation majeure de l’épouse trompée. Le déshonneur suprême du patriote. Trop c’est trop. Le vocable fonctionne trop bien. L’assurance tranquille des utilisateurs est oppressante. Suspecte même. À mes yeux, du moins. Aussi, depuis que l’Encyclique Divino afflante Spiritu de Pie XII a libéré l’exégèse catholique et que, dès lors, tant de travaux nous aident à méditer de manière plus réaliste les textes salutaires ; depuis que Nolan 2 et Theis-
2. Albert Nolan, Jésus avant le christianisme, traduit de l’anglais par Jean-Marie Dumortier, Paris, Les Éditions ouvrières, 1979.
INTRODUCTION
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sen 3, pour n’en citer que deux, nous ont appris à jeter un regard neuf sur des réalités deux fois millénaires, j’ai voulu reconsidérer ce disciple de Jésus qui s’appelait Judas. J’ai désiré m’attaquer au béton dans lequel on l’a noyé depuis vingt siècles dans l’espoir que, sa gangue ayant éclaté, l’homme apparaîtrait. Un autre sentiment s’est ajouté à ma suspicion de professionnel pour me pousser à rouvrir ce dossier : quid du pardon ? Si le pardon est une des caractéristiques chrétiennes, si le peuple chrétien possède parmi ses spécificités d’être un peuple de pécheurs pardonnés et, dès lors un peuple de pardonneurs, Judas fut-il pardonné ? Judas est-il pardonné ? Avons-nous pardonné à Judas ? Ou bien a-t-il commis le crime irrémissible 4 ? Sa faute est-elle impardonnable ? Mais si, prenant trop rapidement — à la manière de saint Pierre (Marc 14, 29) — la défense de mon Seigneur, j’affirme sans hésitation qu’il s’agit bien là d’une faute absolument impardonnable, ne suis-je pas en train de dire, du même coup, qu’il existe une limite au pouvoir
3. Gerd Theissen, L’ombre du Galiléen, traduit de l’allemand par Jean-Pierre Bagot, Paris, Cerf, 1992. 4. Comme l’affirmait, par exemple, Ernst Wilhem Hengstenberg (1802-1869) cité par Hans-Josef Klauck dans Judas, un disciple de Jésus, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2006, p. 175.
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de pardon du Christ ? Ne suis-je pas en train de raboter sa liberté de pardonner ? Ne suis-je pas en train de faire peu de cas des souffrances de sa Passion ? « Et la justice ? » rétorqueront d’autres. Eh bien ! justement, la justice. Parlons-en. A-t-on rendu justice à Judas ? A-t-il au moins bénéficié d’un procès équitable ? A-t-il eu droit à un avocat (« paraclet ») ? Ou bien sa cause a-t-elle été « entendue » sans qu’une voix ne se soit élevée en sa faveur ? Au nom de ce doute et de cette vertu, j’invite le lecteur à prendre place dans la tribune du jury pour examiner avec moi les éléments du dossier, pour entendre les témoins de l’époque, pour rendre justice à l’homme que l’Histoire a noirci sans entendre sa défense. Pour ma part, n’ayant pas les capacités nécessaires pour défendre sa cause, je souhaite m’avancer comme une sorte de stagiaire, disciple d’un grand avocat, qui prépare la plaidoirie du maître en ouvrant quelques pistes de réflexion. D’autres viendront, je l’espère, qui traiteront avec plus de compétence ce dossier délicat. Le lecteur jugera… Mais il est temps d’appeler à la barre le premier témoin. ❧
Première partie
Les tĂŠmoignages
Chapitre 1
Le témoignage de l’évangéliste Marc
Si nous appelons d’abord Marc à la barre, c’est qu’il semble être le premier à avoir terminé son évangile. « Selon la tradition, Marc a écrit son évangile à Rome, d’après le témoignage de Pierre, mais après sa mort. La date est difficile à préciser ; la majorité des critiques la situent avant la chute de Jérusalem, entre 64 (mort de Pierre) et 69, mais il n’est pas impossible que la date de la publication soit plus tardive, ou qu’une nouvelle édition ait vu le jour après 70 5. » Saint Marc parle de Judas en quatre passages seulement de son évangile. Nous allons donc scruter ces quatre péricopes le plus attentivement possible. Nous suivons le texte dans la traduction œcuménique de la Bible (TOB).
5. Citation du Dictionnaire encyclopédique de la Bible, Brepols, Turnhout, 1987 ; voir aussi dans l’Introduction à la Bible, édition nouvelle, « Le Nouveau Testament », vol. 2 du t. III : Xavier Léon-Dufour et Charles Perrot, L’annonce de l’Évangile, Paris, Desclée, 1976, p 69-70.
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Péricope no 1 : Marc 3, 13-19 13 Il
monte dans la montagne et il appelle ceux qu’il voulait. Ils vinrent à lui 14 et il en établit douze pour être avec lui et pour les envoyer prêcher 15 avec pouvoir de chasser les démons. 16 Il établit les Douze : Pierre — c’est le surnom qu’il a donné à Simon —, 17 Jacques, le fils de Zébédée, et Jean le frère de Jacques, — et il leur donna le surnom de Boanerguès, c’est-à-dire fils du tonnerre —, 18 André, Philippe, Barthélémy, Matthieu, Thomas, Jacques, le fils d’Alphée, Thaddée et Simon le zélote, 19 et Judas Iscarioth, celui-là même qui le livra. D’entrée de jeu, il faut admettre que Judas dit Iscarioth est bien « celui qui le livra ». Mais le passage tout entier est important. Il s’agit de la façon dont Marc nous relate l’institution des Douze. L’action de Jésus est lourde de sens. Nous en sommes avertis par la mention de la « montagne », lieu solennel, lieu traditionnel de la rencontre avec Dieu.
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L’action du Seigneur est celle d’une volonté libre qui se déroule en deux temps : d’abord, « il appelle ceux qu’il voulait », et ensuite, parmi ceux-là qui sont venus à lui « il en établit douze ». Judas, comme les onze autres a donc été appelé par Jésus. Jésus a voulu que Judas vienne à lui. Et, par grâce, que personne n’aille imaginer ici une sorte de prescience du Christ qui aurait su, dès ce moment-là, qu’il engageait à son service un futur traître ! Deux arguments de bon sens éliminent cette possibilité. Dire que Jésus savait que Judas allait le trahir, c’est admettre que Judas était prédestiné et dès lors nullement coupable. Sans liberté, aucun acte n’est bon ni mauvais. L’innocence de Judas n’aurait plus à être démontrée. Et, surtout, nous ne serions pas dans le monde de liberté voulu par Dieu. En outre, l’affirmation de cette prescience implique que, durant les années passées en compagnie des Douze sur les routes de Palestine, Jésus « qui savait » aurait fait semblant de rien, gardant Judas dans l’ignorance de son avenir, n’essayant pas de l’en détourner, se le réservant pour la fin. Qui peut croire un seul instant à une telle duplicité de la part de Celui qui disait : « Quand vous parlez dites “oui” ou “non” : tout le reste vient du Malin » (Mt 5, 37).
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Dès lors, ne réduisons pas Judas à n’être qu’un traître. Cette réduction serait déjà une première trahison à son égard. Cette réduction est confortable pour nous, car elle nous évite d’affronter la complexité de la situation. En réalité, si nous en croyons notre témoin, Judas a été un disciple voulu par Jésus. Un Jésus intelligent et cordial qui n’a pas choisi ses disciples sans discernement. Judas a répondu positivement à l’appel de Jésus. Nous nous trouvons ici en face d’une « vocation », et pas n’importe laquelle. Et pour tout chrétien qui a un tant soit peu médité sur la vocation, rien ne nous permet de traiter celle-ci avec légèreté. Mais ce n’est pas tout, et loin de là ! Parmi l’ensemble de ceux qui ont dit « oui » à la vocation, douze seulement, douze comme les douze tribus, symbole de tout Israël et de toute l’humanité, ont été institués. Mesurons à sa juste valeur cette deuxième « promotion » ! Nous qui vivons vingt siècles plus tard, nous sommes capables d’apprécier tout ce que ce moment original allait déployer. Vraiment, encore une fois, rien ne nous autorise à minimiser le fait d’avoir été choisi par Jésus pour faire partie de ce groupe. Ainsi donc, Jésus a voulu Judas « pour être avec lui ». Judas a prêché au nom de Jésus.
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Judas a reçu le pouvoir de chasser les démons (grand exorciste !). Il nous faut être bien conscients de cela pour mesurer le poids de l’affirmation « celui-là même qui le livra ». Si, comme le dit la tradition, Marc exprime ce que Pierre lui a transmis, ne pourrait-on pas percevoir ici comme l’angoissant étonnement de celui qui renia trois fois son Seigneur. Comme Judas, il était l’un des Douze ! N’y aurait-il pas chez Pierre comme le regret d’un officier qui a perdu un homme au combat où lui-même a été blessé ? Cet étrange sentiment de culpabilité de ceux qui en reviennent et qui se demandent comment il se fait qu’ils n’y soient pas restés. Pourquoi lui et pas moi ? Mais écoutons la deuxième déposition de notre premier témoin.
Péricope no 2 : Marc 14, 10-11 10 Judas
Iscarioth, l’un des Douze, s’en alla chez les grands prêtres pour leur livrer Jésus. 11 À cette nouvelle, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l’argent. Et Judas cherchait comment il le livrerait au bon moment.
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À nouveau, dans ce court témoignage, la double affirmation de l’acte de « livrer » Jésus. Le verbe revient dans chacun des deux versets. Il n’y a donc pas à hésiter : le fait est établi. Mais, ici encore, remarquons l’incise « l’un des Douze ». Judas n’est pas dégradé. Il continue, au moment même où il entreprend sa forfaiture, à partager le fait d’appartenir à ce groupe choisi. Je constate aussi que Judas s’adresse aux « grands prêtres ». Or, les « grands prêtres » sont ceux qui veulent tuer Jésus (Mc 14, 1). Nous ne pouvons donc pas atténuer l’acte de Judas. Selon Marc, Judas livre bien Jésus à la mort. Mais cela indique aussi une certaine connivence avec l’autorité sacerdotale de Jérusalem. Un pécheur galiléen comme Pierre serait-il entré si facilement en contact avec cette autorité ? Un juif un peu trop hellénisé comme Philippe ou André (qui portent des noms grecs) aurait-il pu rencontrer sans difficulté ces gardiens du Temple ? Il semble donc que Judas ne soit pas n’importe quel religieux. Je note que, pour Marc, ce sont les grands prêtres qui promettent de l’argent à Judas. Ce dernier n’apparaît pas comme demandeur. Rien n’est dit du motif de sa trahison. Cela signifie-t-il que, pour les contemporains du texte, ce motif était évident ? En tous cas, ce n’est pas l’appât du gain qui a poussé Judas. Enfin, Judas est inventif. Il « cherche » comment le livrer… au bon moment. Il y a donc un dessein très évi-
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dent de sa part. Judas n’est pas manipulé. Il ne trahit pas malgré lui. Non, selon Marc, il prend une part active à cette action. Il use véritablement de sa liberté pour incurver le destin du Fils de l’homme. En conclusion de cette seconde déposition, nous découvrons un personnage bien introduit dans le milieu sacerdotal de Jérusalem, peu intéressé par l’argent et poursuivant de manière active et réfléchie le projet de livrer son maître à la mort. À la mort ? Ou simplement à la sagesse des autorités religieuses ?
Péricope no 3 : Marc 14, 17-21 17 Le
soir venu, il arriva avec les Douze. qu’ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit : « En vérité, je vous le déclare, l’un de vous va me livrer, un qui mange avec moi. » 19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l’un après l’autre : « Serait-ce moi ? » 20 Il leur dit : « C’est l’un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat. 21 Car le Fils de l’homme s’en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l’homme par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vau18 Pendant
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drait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! » Moment terrible. D’une grande intensité dramatique. Au cœur même du repas fraternel, avant le partage du pain et du vin qui exprimera le sens profond de sa vie et de sa mort, Jésus arrive à la conviction que l’un de ceux qu’il a voulus et choisis pour « être avec lui » va le livrer. Remarquons encore l’insistance sur les Douze, mentionnés au verset 17 et au verset 20. La caractéristique du traître est qu’il appartient au groupe des Douze. Comme dans les thérapies familiales d’aujourd’hui où l’on considère tout groupe humain comme un système et où l’aberration d’un de ses membres n’est que le symptôme du mal qui touche tout le groupe. Dans tout groupe, il y a un « patient désigné ». En fait, le groupe tout entier est suspect de trahison. Ils en sont tous tristes. Judas aussi. Ils demandent tous au Maître, l’un après l’autre : « Serait-ce moi ? » Judas aussi. Mais, s’il pose la question « Serait-ce moi ? », ou bien il ment, ou bien il hésite encore et son dessein n’est peut-être pas encore bien assuré. Judas espère-t-il encore un geste, une attitude de Jésus qui puisse remettre son projet en question ? On ne sait. Mais, à s’en tenir au texte de Marc, la situation est confuse. Ambiguë. La tablée tout entière sue la trahison. Quelle lugubre ambiance dans ce repas où un meneur d’hommes pressent qu’un des siens va le livrer à
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la mort ! Où aucun de ceux qui l’entourent n’est convaincu de ne pas être ce traître ! Le texte ne dit pas que Jésus connaît celui qui va le livrer. La précision répétée « un qui mange avec moi » (v. 18) et « qui plonge la main avec moi dans le plat » ne désigne pas une personne, mais un degré d’intimité. On entend ici le psaume 41 [40] : 8 Réunis chez moi, tous ces adversaires chuchotent, et chez moi, ils évaluent mon malheur : 9 « Il a attrapé une sale affaire, une fois couché on ne s’en relève pas ! » 10 Même l’ami sur qui je comptais, et qui partageait mon pain, a levé le talon sur moi. Je ne crois pas solliciter le texte lorsque je comprends que « un qui mange avec moi » ou « qui plonge la main avec moi dans le plat » désigne un ami, un proche, un intime. Il me semble au contraire que les mots « selon ce qui est écrit de lui » nous poussent à consulter l’Écriture et constater qu’il s’agit bien là du psaume auquel Marc veut nous renvoyer lorsqu’il précise encore, à peine cinq versets plus loin : « Après avoir chanté les psaumes… » Les disciples chantaient régulièrement les psaumes qu’ils connaissaient par cœur. Et Pierre a dû souvent penser à Judas lorsqu’en chantant ce psaume il méditait, par après, le mystère de cette trahison.
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Marc nous invite donc à ne pas sous-estimer la profondeur de cette trahison. Elle a fleuri au cœur même de l’amitié la plus authentique. D’où le cri de Jésus : « Malheureux l’homme par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet hommelà. » Loin d’être une imprécation, comme le souhaiteraient nos cœurs habitués à la vengeance, nous entendons le Christ s’apitoyer sur le sort de celui qui va le livrer. Loin de lui en vouloir, le Christ le plaint. Car il est un de ses amis. Le Christ n’abandonne pas ceux qui le trahissent, il en a pitié, il souffre pour eux, mais respecte leur liberté d’action. Avant d’entendre le dernier témoignage de Marc, rappelons que les quatre versets qui suivent immédiatement ce cri de pitié de Jésus, sont ceux qui relatent l’institution de l’Eucharistie, « Il prit du pain »… « Il prit une coupe »… «Il la leur donna et ils en burent tous. » Rien, dans le texte de Marc, ne nous permet de dire que Judas fut exclu de ce don divin. Ce « tous » de Marc, qui cimente le groupe en un bloc unique, est encore repris au verset 27 : « Tous vous allez tomber… », trébucher, achopper sur cet événement. Et lorsque Marc, autour de l’an 70, une trentaine d’années après la disparition du Christ, donne lecture de son évangile à la communauté chrétienne qui l’entoure, celle-ci entend-elle ce tous comme la concernant elleaussi ? Ou préfère-t-elle s’exclure de cette prophétie qui
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la mettrait en cause ? Et nous, aujourd’hui, nous considérons-nous comme encore englobés dans ce tous ? Osons-nous affronter cette désagréable possibilité ? Car c’est lorsque Pierre refuse pour lui-même la réalité de ce trébuchement, « Même si tous tombent, eh bien, pas moi ! » (v. 29) que la prophétie se personnalise à son sujet : « Cette nuit, tu m’auras renié trois fois » (v. 30). Écoutons maintenant le dernier témoignage de Marc. Récit capital. Il nous informe sur l’acte même de la trahison.
Péricope no 4 : Marc 14, 41b-50 41b C’en est fait. L’heure est venue : voici que
le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs. 42 Levez-vous ! Allons ! Voici qu’est arrivé celui qui me livre. » 43 Au même instant, comme il parlait encore, survient Judas, l’un des Douze, avec une troupe armée d’épées et de bâtons, qui venait de la part des grands prêtres, des scribes et des anciens. 44 Celui qui le livrait avait convenu avec eux d’un signal : « Celui à qui je donnerai un
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baiser, avait-il dit, c’est lui ! Arrêtez-le et emmenez-le sous bonne garde. » 45 Sitôt arrivé, il s’avance vers lui et lui dit : « Rabbi ». Et il lui donna un baiser. 46 Les autres mirent la main sur lui et l’arrêtèrent. […] 50 Et tous l’abandonnèrent et prirent la fuite. Quelle sobriété ! Marc ne sombre dans aucun pathos. Pas de mots inutiles. Le récit est dynamique. Aux versets 41b et 42, le Christ a retrouvé sa force. Il est bien conscient de ce qui arrive. Il domine la situation. Il donne des ordres brefs. Face à sa liberté souveraine s’avance une autre liberté, une autre conviction. Une autre intelligence de l’événement. Le baiser n’est qu’un signal convenu. Commode, pour retrouver, dans la nuit d’une oliveraie, un individu parmi une douzaine d’hommes. Et le tous du verset final (après une dérisoire et ridicule tentative de résistance) tombe comme une accusation. Aveu coûteux. Sœur Jeanne d’Arc traduit le verset 50 : » Ils le laissent et fuient, tous. » En laissant le « tous » à l’endroit choisi par Marc, sœur Jeanne d’Arc nous permet de l’entendre résonner. Point d’orgue qui tombe comme un poing sur un torse pour un mea culpa.
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Même celui qu’on croit être l’auteur du récit reconnaît avoir pris la fuite, dépouillé de toute illusion (Mc 14, 52). Reconnaissant la nudité adamique de son être (Gn 3, 7). ✶ Pendant que Marc, son témoignage terminé, quitte la salle d’audience, résumons ce qu’il nous a appris. Le personnage de Judas a gagné en épaisseur. Il a commencé à prendre chair. Nous ne pouvons plus le réduire à n’être qu’un traître. Certes, il reste « celui qui a trahi ». Mais, grâce à Marc, nous en savons un peu plus sur « celui-là ». Cet homme, qui a été voulu et appelé par Jésus, a répondu positivement à cette vocation. Par Jésus il a été choisi pour faire partie des Douze. À ce titre, il a « été avec Jésus », compagnon de route, prédicateur, exorciste. Homme d’entreprise, de réflexion, de conviction, il utilise sa liberté et n’est pas un « suiveur ». Il est introduit auprès des prêtres de Jérusalem. Judas est un ami de Jésus, un de ses intimes, de ceux qui mettaient la main au plat en sa compagnie, qui chantaient les psaumes en chœur avec lui. Il a partagé le dernier repas pascal pris par Jésus et communié à son corps et à son sang. Homme d’action qui réalise ce qu’il estime nécessaire et trouve les astuces indispensables à la bonne exécution de ses plans.
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Mais surtout, et principalement, il est « l’un des Douze ». On ne peut le dissocier de ce groupe choisi. C’est son titre sinon principal, du moins équivalent à celui de traître, selon Marc. Au moment de la mort du Christ, ce groupe semble formé d’hommes assez hésitants. D’après le témoignage que nous venons d’entendre, au milieu de ces pleutres, seul, avec Pierre, émerge Judas. Cet homme, Jésus lui-même, l’a estimé malheureux entre tous. Bref, l’Apôtre Judas n’est pas n’importe qui et mérite bien notre attention. ❧
Chapitre 2
Le témoignage de saint Matthieu
Le deuxième témoin s’approche de la barre. Il s’agit de l’évangéliste Matthieu. À le voir ainsi, comme habité par un feu intérieur, on hésite à reconnaître en lui le gabelou qui abandonna sa source de profit pour suivre Jésus (Mt 9, 9-10). Mais qui sait ? Depuis ce premier repas où il invita le maître et où il put donc l’entendre à loisir, sa vie a sans doute basculé vers un autre Orient ? Avant de l’entendre, soyons bien conscients qu’il connaît le témoignage de Marc. La rédaction définitive de son évangile semble dater d’après 70, sans doute vers 80 ou 85.
Péricope no 5 : Matthieu 10, 1-5 1 Ayant
fait venir ses douze disciples, Jésus
6. Dictionnaire encyclopédique de la Bible, Brepols, Turnhout, 1987.
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leur donna autorité sur les esprits impurs, pour qu’ils les chassent et qu’ils guérissent toute maladie et toute infirmité. 2 Voici les noms des douze apôtres. Le premier, Simon, que l’on appelle Pierre, et André, son frère ; Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère ; 3 Philippe et Barthélémy ; Thomas et Matthieu le collecteur d’impôts ; Jacques, fils d’Alphée et Thaddée ; 4 Simon le zélote et Judas Iscarioth, celui-là même qui le livra. 5 Ces douze, Jésus les envoya en mission… Je note au passage que la liste des Douze est bien la même que celle de Marc. Avec deux précisions : nous apprenons qu’André est le frère de Simon Pierre et que Matthieu est le « collecteur d’impôts ». Quant à Judas, il ferme la marche, défini de la même façon que par Marc « celui-là même qui le livra ». Remarquons que huit des douze apôtres bénéficient d’une « qualification ». Seuls Philippe, Barthélémy, Thomas et Thaddée sont cités sans précision. Certains de ces prédicats ont leur utilité. Ainsi « fils d’Alphée » ou « fils de Zébédée » permet de distinguer les deux Jacques. De même « surnommé Pierre » ou « le Zélote » évite de confondre les deux Simon.
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Dans cette cinquième péricope, le pouvoir des apôtres est aussi précisé. Non seulement, ils ont autorité sur les esprits impurs pour les chasser, mais encore ils guérissent toute maladie et toute infirmité. Et sans doute prêchentils puisqu’ils sont envoyés en mission. Pensons-nous parfois que la voix de Judas a chassé quelques esprits impurs qui tourmentaient l’un ou l’autre de ses compatriotes ? Que ses mains ont apporté la guérison à tel ou tel malheureux ? Comme missionnaire, il l’a fait au nom de Jésus : qu’est-ce qui nous permettrait de croire qu’il le fit avec moins de tendresse que les autres ?
Péricope no 6 : Matthieu 26, 14-16 14 Alors
l’un des Douze, qui s’appelait Judas Iscarioth, se rendit chez les grands prêtres 15 et leur dit : « Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ? » Ceux-ci lui fixèrent trente pièces d’argent. 16 Dès lors il cherchait une occasion favorable pour le livrer. Voici à peine le second témoignage de Matthieu et déjà nous assistons « en direct » à la naissance de la légende concernant la cupidité de Judas.
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On ne peut laisser passer cela sans réagir. « Objection, votre Honneur : le témoin interprète les faits pour des raisons qui lui sont personnelles ! » En effet, Matthieu reprend ici le témoignage de Marc, mais examinons bien en quoi il le modifie 7. S’il rappelle que Judas est l’un des Douze, ce qui ne nuit pas à notre cause, il invente la question : « Que voulez-vous me donner ? » et la somme de trente pièces d’argent apparaît maintenant comme une réponse à la demande de Judas. La différence entre Marc et Matthieu est capitale. Son importance ne peut en aucune façon être sous-estimée. Car, dans le témoignage de Marc, l’argent intervient dans une même phrase comme la conséquence de la joie des grands prêtres. « Ceux-ci, en l’écoutant, se réjouirent et promirent de lui donner de l’argent », disait Marc. Ce sont les grands prêtres qui, dans cette phrase, sont les acteurs. Eux se réjouissent. Eux promettent de l’argent. D’ailleurs cet argent qui souligne leur joie n’apparaît plus dans la suite de l’évangile de Marc. Rien ne nous dit que les grands prêtres ont tenu leur promesse. Mais pourquoi Matthieu brode-t-il ainsi sur le témoignage de Marc ?
7. P. Benoît et M.-E. Boismard, Synopse des quatre évangiles en français, Paris, Cerf, 1977, t. I, § 314.
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Nous savons que Matthieu parle pour une communauté chrétienne constituée de bons juifs respectueux de la Torah, la Loi contenue dans les cinq premiers livres de la Bible. Dans un souci apologétique, il étaye son évangile par de nombreuses citations du Premier Testament. Or, en faisant poser par Judas la question « Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai ? », Il propose une cause à l’acte de Judas, ce qui lui permet de fixer le prix de sa trahison et de s’appuyer, selon une façon de faire classique chez ses contemporains, sur une citation du prophète Zacharie (Za 11, 12) : 12 Alors, je leur déclarai : « Si bon vous semble, payez-moi mon salaire, sinon, laissezle ». De fait, ils payèrent mon salaire : trente sicles d’argent. 13 Le Seigneur me dit : « Jette-le au fondeur, ce joli prix auquel je fus estimé par eux. » Les auditeurs de Matthieu connaissent cette histoire qui fixe le montant auquel fut estimé le bon berger. Et ce prix de trente sicles est un chiffre qui leur est familier. C’est le prix d’un esclave, comme le précise le livre de l’Exode (Ex 21, 32) : Si le bœuf frappe un serviteur ou une servante, on donnera trente sicles d’argent à leur maître, et le bœuf sera lapidé.
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Ainsi, dans son désir légitime de montrer que Jésus est le Berger juste dont parle le prophète, Matthieu invente la question posée par Judas. (Que lui importe au reste ce Judas mort il y a presque un demi-siècle !) Par cette création, il mérite la reconnaissance de toute la communauté pour qui il supprime la lancinante question : pourquoi ? Pour quelle raison Judas a-t-il trahi son ami ? Or, c’est elle la vraie question. Dure. Difficile. Quel soulagement donc de la voir escamotée par la réponse de l’évangéliste : « … c’est par cupidité qu’il le fit. » Réponse évidemment réductrice, mais qui nous convient si bien. Le vrai Judas est ici trahi. Il est utilisé, instrumentalisé pour toutes sortes de raisons louables. En fait, il disparaît. Mais qui se soucie de la disparition d’un traître ?
Péricope no 7 : Matthieu 26, 20-28 20 Le soir venu, il était à table avec les Douze. 21 Pendant qu’ils mangeaient, il dit : « En vé-
rité, je vous le déclare, l’un de vous va me livrer. » 22 Profondément attristés, ils se mirent chacun à lui dire : « Serait-ce moi, Seigneur ? » 23 En réponse, il dit : « Il a plongé la main avec moi dans le plat, celui qui va me livrer.
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24 Le Fils de l’homme s’en va selon ce qui est
écrit de lui ; mais malheureux l’homme par qui le Fils de l’homme est livré ! Il aurait mieux valu pour lui qu’il ne fût pas né, cet homme-là ! » 25 Judas, qui le livrait, prit la parole et dit : « Serait-ce moi, rabbi ? » Il lui répondit : « Tu l’as dit ! » 26 Pendant le repas, Jésus prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit ; puis, le donnant aux disciples, il dit : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. » 27 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna en disant : « Buvez-en tous, 28 car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés. Encore une fois : « Objection, votre Honneur », c’est Matthieu qui ajoute ici le verset 25. Type même du dialogue impossible ! Et quoi ? Judas ainsi démasqué reste pieusement à table ? Les autres apôtres ne lui tombent pas dessus pour l’empêcher de commettre son forfait ? Il participe encore au partage du pain et du vin qui suit immédiatement ?
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Même l’astuce qui consisterait à prétendre que cette réponse de Jésus à Judas a été dite « à voix basse, par charité, afin que seul Judas l’entende » ne résiste pas au bon sens. Si elle a été dite à voix basse pour que personne ne l’entende, personne ne l’a donc entendue et personne ne peut dès lors la rapporter. Nous avons donc bien affaire à une autre initiative de ce bon Matthieu. Pourquoi Matthieu a-t-il jugé nécessaire d’ajouter son verset 25 ? Pour moi, la raison est évidente : il est pris à son propre piège. En effet, puisque, pour les raisons que nous savons, il a forcé le trait de Judas et, en inventant la cupidité pour motif de sa trahison, il en a fait un traître bien évident, bien méchant et bien vilain, il fait surgir une nouvelle question : « comment croire que Jésus ne l’aurait pas démasqué ? » Ce serait réduire l’image de Jésus. Il fallait donc que Jésus le démasquât ! Hélas, en inventant ce dialogue entre Jésus et Judas (encore une trahison !) Matthieu ne résout rien. Au contraire, la question que nous posions après le premier témoignage de Marc revient avec force : comment Jésus aurait-il pu vivre durant trois ans en compagnie d’un tel homme ? Avare et veule ? Sans réagir ? À trop pousser la caricature, on s’emberlificote dans la fiction. Mais, prise en elle-même, la question de Judas peut s’entendre de deux façons, selon qu’on appartient à l’accusation ou à la défense. L’accusation, avec force effets
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de manches, s’indignera de la duplicité du traître. « Comment, déjà en train de préparer son coup, il a l’audace de jouer au petit saint. Il est obligé de poser la même question que les autres, car son silence apparaîtrait comme un aveu. » La défense, plus modestement, rappelle qu’il faut éviter les préjugés et qu’il y a peut-être là une vraie question. Et si, en ce moment précis, Judas en était encore à se poser cette question ? Trahir n’est pas facile. Prendre une décision importante est toujours le fruit d’un long débat intérieur. Rendons au moins à Judas qu’il est, parmi tous les hommes de l’humanité, celui qui a dû peser une des décisions les plus graves qui soit. Du moins pour nous, chrétiens. Interrogeons maintenant le témoin sur la façon dont s’est passée l’arrestation du Seigneur.
Péricope no 8 : Matthieu 26, 47-50 47 Il
parlait encore quand arriva Judas, l’un des Douze, avec toute une troupe armée d’épées et de bâtons, envoyée par les grands prêtres et les anciens du peuple. 48 Celui qui le livrait leur avait donné un signe : « Celui à qui je donnerai un baiser, avait-il dit, c’est lui arrêtez-le ! »
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49 Aussitôt
il s’avança vers Jésus et dit : « Salut, rabbi ! » Et il lui donna un baiser. 50 Jésus lui dit : « Mon ami, fais ta besogne ! » S’avançant alors, ils mirent la main sur Jésus et l’arrêtèrent. Je ne compte pas m’arrêter longuement sur ce témoignage qui démontre à nouveau la propension de Matthieu à mettre son évangile en dialogue. C’est d’un bon pédagogue. Mais cette dramatisation nuit à Judas. Matthieu s’est fait une image de Judas et il place dans la bouche de ce personnage imaginaire les mots qui correspondraient à son caractère. Cela ne fait pas notre affaire à nous qui cherchons à retrouver, sous les différents masques qu’on lui applique, l’homme de chair et de sang. Remarquons cependant que Judas est « avec » une troupe « envoyée par les grands prêtres et les anciens du peuple ». Matthieu n’en dit pas plus. Si nous nous basons sur son témoignage, nous ne pouvons pas dire que Judas « commandait » ou « menait » cette troupe. À un traître, on ne demande rien d’autre que de désigner la victime. Un signe suffit. Par contre, j’attire votre attention sur le nom que Jésus donne à Judas dans ce dialogue. « Mon ami ! » selon la TOB ; « Compagnon ! » selon sœur Jeanne d’Arc. Au moment même où Judas accomplit sa trahison, Jésus l’appelle « mon ami ».
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Arrêtons-nous aussi sur le « fais ta besogne ». Ces trois mots semblent traduire un passage difficile. En effet, nous lisons chez sœur Jeanne d’Arc : « Compagnon… pour quoi tu es là ! », ce qui est très différent de « fais ta besogne ». Sœur Jeanne d’Arc s’explique (?) en note : « La phrase est énigmatique, plus claire en Luc. On pourrait comprendre “fais ce pour quoi tu es là”, mais c’est déjà fait, la trahison est accomplie. Il vaut mieux entendre le baiser, antécédent en acte : “un baiser, pour ce que tu viens faire !” » De son côté, la note de la Bible de Jérusalem dit : « Litt. “Ami, ce pour quoi tu es ici”. Plutôt qu’une question (“Pourquoi es-tu ici ?”) ou un reproche (“Que fais-tu là !”), on peut reconnaître ici une expression stéréotypée, qui veut dire “[fais] ce pour quoi tu es ici”, “sois à ton affaire”. Jésus coupe court à des compliments hypocrites 8 : c’est l’heure de passer aux actes. » Continuons nos investigations. Judas s’est-il réjoui du succès de son plan ? A-t-il intelligemment investi l’argent ainsi gagné ? S’est-il retiré en bord de mer pour goûter aux douceurs du farniente, fruits de sa trahison ?
8. Où les traducteurs de l’École de Jérusalem vont-ils chercher ces « compliments hypocrites » ? N’est-ce pas là un bel exemple de nos préjugés ? On imagine que Judas avait, en l’occurrence et en réserve, une litanie de « compliments hypocrites ». C’est plutôt aux préjugés qu’il convient de « couper court ».
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Péricope no 9 : Matthieu 27, 3-10 3 Alors
Judas, celui qui le livre, voit qu’il est condamné. Pris de remords, il retourne les trente pièces d’argents aux grands prêtres et aux anciens 4 en disant : « j’ai péché : j’ai livré un sang innocent. » Ils disent : « Qu’est-ce pour nous ? À toi de voir ! » 5 Il flanque les pièces d’argent dans le sanctuaire. Il se retire, et s’en va se pendre. 6 Les grands prêtres prennent les pièces d’argent et disent : « Il n’est pas permis de les jeter dans le Trésor du temple, puisque c’est la valeur du sang. » 7 Ils tiennent conseil et achètent avec le Champ-du-Potier pour l’ensevelissement des étrangers. 8 Ainsi ce champ-là est appelé le Champdu-Sang, jusqu’à aujourd’hui. 9 Alors s’accomplit le mot dit par Jérémie le prophète : « Ils prennent les trente pièces d’argent, la valeur de qui fut évalué, évalué par les fils d’Israël, 10 et ils les donnent pour le Champ-duPotier, comme le Seigneur me l’a indiqué. »
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J’ai pris, pour cette troisième déposition de Matthieu, la traduction de sœur Jeanne d’Arc 9 qui offre l’avantage de suivre le grec de plus près. Par cette déposition-ci, Matthieu nous dévoile son innocent stratagème. Dans son souci constant d’appuyer la solidité de son récit sur des faits irréfutables, soit les Écritures saintes d’Israël, soit des traces encore visibles, il part ici d’un lieu bien connu de ses contemporains, appelé le « Champ-du-Sang » où l’on enterre les étrangers. Or, le sang, la mort et même l’étranger évoquent immédiatement dans l’esprit de juifs pieux, comme l’étaient Matthieu et les membres de sa communauté, les règles du pur et de l’impur. Quelle est l’histoire de ce Champ-duSang ? Quelle est l’origine de ce lieu éminemment impur ? Voilà des questions qui pouvaient traîner dans les esprits de ses contemporains. Et Matthieu, le bon pédagogue, va partir de cet endroit bien connu : « Eh bien, figurez-vous qu’avant de s’appeler “Champ-du-Sang”, il s’agissait du “Champ-duPotier” ! » Or, l’histoire du potier du prophète Jérémie (voir Jr 18) est, elle aussi, bien connue de tous. Terrible histoire où Dieu se montre, tel le potier, capable de bri-
9. « Les Évangiles », Évangile selon Matthieu, présentation du texte grec, traduction et notes établies par sœur Jeanne d’Arc, o.p., Paris, Les Belles Lettres et Desclée de Brouwer, 1987.
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ser l’œuvre ratée pour en reprendre une nouvelle. Seraitce une allusion à l’ancien et au nouvel Israël ? Terrible histoire où le prophète de Dieu est menacé par des gens qui veulent le démolir en le diffamant (Jr 18, 18). Serait-ce une allusion à Jésus ? S’ils ont agi ainsi pour le grand Jérémie, n’est-il pas normal qu’un sort semblable soit advenu à notre Seigneur ? « Or, ce champ du potier a été acheté par les grands prêtres… » [et des récits d’achat de champ, on en connaît aussi dans la vie du prophète Jérémie (cf. Jr 32)] «… avec de l’argent impur bien évidemment ! » Quel argent impur ? Eh bien, les trente pièces d’argent qui furent le prix prophétisé par Zacharie (cf. Za 11, 12-13). « Mais n’est-ce pas Judas qui possédait ces pièces ? » Euh… de fait, mais il les avait rendues, les flanquant dans le sanctuaire comme il est écrit en Zacharie : « Je pris les trente sicles d’argent et les jetai au fondeur, dans la Maison du Seigneur » (Za 11, 13). « Et, bien entendu, dérangés par cet argent souillé qui, en aucun cas, ne pouvait rester, fût-ce un instant, dans le sanctuaire [horresco referens !], les grands prêtres ont acheté, avec cet argent impur, un champ destiné aux impurs. » Logique, non ? Fort bien. Mais cela n’arrange pas l’affaire de Judas, ainsi utilisé pour la bonne cause.
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Toutefois, au cours de son témoignage, Matthieu nous offre deux brèves notations qui font réfléchir : « pris de remords » et « il s’en va se pendre ». Que devons-nous en penser ? Il est évident que Matthieu a mis dans la bouche de Judas les paroles : « J’ai péché, j’ai livré un sang innocent. » Allusion limpide aux paroles du prophète Jérémie : Mais sachez bien que, si vous me faites mourir, c’est du sang innocent que vous mettrez sur vous, sur cette ville, et sur ces habitants. Car Yahvé m’a bel et bien envoyé vers vous, pour prononcer à vos oreilles toutes ces paroles 10. Toujours la même argumentation, et très efficace, dans cette communauté de juifs pieux qui a fui les massacres et la destruction de Jérusalem par la soldatesque romaine : si tuer Jérémie était mettre du sang innocent sur la ville et ses habitants, ce même processus ne pouvaitil s’appliquer dans le cas de Jésus ? Voyez la parole de Pilate qui se lave les mains en présence de la foule : « Je suis innocent de ce sang » (Mt 27, 24) et la réponse de la foule : « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! »
10. Voir Jr 26, 15, dans la traduction de la Bible de Jérusalem.
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Matthieu explique ainsi la dévastation de Jérusalem par la mise à mort du Juste. Sa lecture des événements s’inscrit dans une vieille tradition juive. Le Deutéronomiste n’avait-il pas expliqué tous les malheurs de l’histoire d’Israël par les erreurs commises par son peuple ? Ainsi donc, jusqu’à présent, nous n’avons que le témoignage de Matthieu quant aux « remords » et au suicide par pendaison de Judas. En effet, les versets 3 à 10 du chapitre 27 (toute notre péricope no 9) lui sont propres. On ne les retrouve dans aucun autre Évangile. Cependant, si nous restons soupçonneux concernant les faits eux-mêmes, rien ne nous interdit de méditer comme Matthieu : « Comment Judas est-il mort ? », « At-il été pris de remords ? » Et, si le suicide devait être avéré, une autre question, plus terrible encore surgirait : « Pour quelle raison Judas se serait-il suicidé ? » Pour nous, aujourd’hui, la réponse à cette question semble obvie : « Il s’est suicidé parce qu’il a livré le fils de Dieu ! » Mais, si le livrer était un crime tellement horrible qu’il méritait le suicide, pourquoi l’avoir livré, alors ? Il fallait une raison sérieuse, lourde, capitale. Et ne me répondez pas « pour trente pièces de monnaie » car ce serait ne pas voir l’aspect symbolique de cette réponse et, dès lors, ramener Judas à n’être qu’un traître de bas étage, uniquement mû par la cupidité et donc incapable de commettre sur lui-même l’acte terrible du suicide.
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Non ! En vérité les questions sont bonnes : « Pourquoi Judas a-t-il livré son maître et ami ? », « Pourquoi, ayant réussi son entreprise, s’est-il suicidé ? » Mais les réponses habituellement données semblent un peu faciles. Elles méritent d’être revisitées. Préparons-nous maintenant à écouter le témoignage de Luc dans l’espoir qu’il nous éclaire sur cette tragédie des origines du christianisme. ❧
Chapitre 3
Saint Luc à la barre des témoins
Quel contraste entre Matthieu et Luc ! Si Matthieu était un juif pieux, un homme d’Église, c’est-à-dire bien conscient de sa responsabilité vis-à-vis de sa communauté, conscient qu’il devait en affermir la foi, en apaiser les dissensions, en organiser la vie ; Luc apparaît plus comme un enquêteur objectif, un esprit rationnel qui ne parlera qu’après s’être « soigneusement informé de tout à partir des origines » (Lc 1, 3). Homme cultivé venant du monde grec, compagnon de Paul, Luc serait un médecin. On le sent attentif à décrire fidèlement la vie et les paroles de son Sauveur. Avec lui, c’est la lumière grecque qui fait irruption dans le prétoire. Ceci nous rappelle un fait culturel non négligeable. Après l’écroulement de l’empire perse, tout le MoyenOrient s’est largement ouvert à la culture du vainqueur, Alexandre 11. La foi traditionnelle juive a été confrontée aux valeurs, aux modes de pensée véhiculés par la culture grecque. Les juifs de la diaspora, les plus en
11. Qui bat Darius III à Issos en 333 av. J.-C.
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contact avec la nouvelle culture, se sont peu à peu hellénisés. Ils se sont mis à parler grec. Ils ont traduit leurs Écritures Saintes en grec. Ce qui a provoqué des conversions. Et lorsqu’ils montaient à Jérusalem pour adorer le Nom, présent dans le Temple, ils n’hésitaient pas à émettre des jugements, à demander raison, à chercher les causes de tout ce qu’ils voyaient, comme le fait un esprit grec. Attitude fort peu prisée à Jérusalem. Jérusalem « où tout ensemble fait corps 12 » (Ps 122 [121], 3), et notamment la religion, la société et l’économie. Un système bien cohérent. Les croyants doivent sacrifier à Jérusalem. Les bêtes qu’ils achètent pour le sacrifice doivent être conformes à la Loi. Les grands prêtres garantissent cette conformité… et l’on peut supposer qu’euxmêmes ou leurs proches faisaient l’élevage des bêtes idoines. À l’époque, on est juif par rapport au Temple. Tant que le Temple existera c’est la pratique du Temple qui constituera l’être juif. La Loi, bien présente, ne prendra toutefois toute son importance qu’après la destruction du Temple. Bref, toute l’économie de Jérusalem repose sur la religion du Temple 13.
12. Dans la traduction de la Bible de Jérusalem (BJ). 13. Cf. Joachim Jérémias, Jérusalem au temps de Jésus, Paris, Cerf, 1976.
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Les croyants se situeront peu ou prou selon leur attitude face à l’assaut culturel grec. Il y aura les conservateurs et les progressistes. On appellera d’ailleurs ces derniers les « hellénistes ». Quant à Luc, il n’est même pas helléniste, c’est un vrai « grec » ! Il découvre donc la Loi dans la version grecque dite des « Septante ». Le témoignage d’un enquêteur aussi minutieux que Luc, qui connaît l’évangile de Marc et qui écrit en même temps que Matthieu, sera donc précieux dans l’affaire qui nous occupe. Écoutons-le.
Péricope no 10 : Luc 6, 12-16 14 12 Or,
en ces jours, il sort dans la montagne, prier. Il passe la nuit dans la prière de Dieu. 13 Quand arrive le jour, il convoque ses disciples. Il élit douze, d’entre eux, ceux-là qu’aussi il nomme apôtres :
14. Je suis à nouveau la traduction de sœur Jeanne d’Arc, que le lecteur me pardonne : il m’arrive de ne pas être d’accord avec elle, mais c’est plus fort que moi, sa traduction fleure bon le grec de Palestine. Mon attitude n’est pas scientifique, mais sentimentale. Des goûts et des couleurs…
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14 Simon, qu’il nomme aussi Pierre ; et André,
son frère, Jacques, Jean, Philippe, Bartholomée, 15 Matthieu, Thomas, Jacques (de Halphée), Simon, appelé le zélote, 16 Judas (de Jacques), Judas Iscarioth, qui devint traître. Relevons d’abord au verset 12 la notation d’une nuit de prière qui précède l’institution des apôtres. Avant de prendre une décision capitale pour la suite de l’aventure, Jésus se retire dans la montagne (lieu de Dieu !) pour prier. Et Luc précise qu’il passe la nuit à prier Dieu. Arrêtons-nous un instant à cette nuit. Toute cette nuit passée sous les étoiles de Palestine. En présence de Dieu son Père. Méditant, pesant, évaluant, appréciant chacun de ses disciples pour savoir lesquels d’entre eux seront capables de devenir ses envoyés. Toute une nuit. Considérer s’ils ont les qualités indispensables. Estimer leur valeur profonde. Toute une nuit ! Devant Celui qu’il appelle « Abba ». Choix délicat s’il en fut. Désir poignant de faire la volonté du Père : « Cependant que, non ma volonté, mais la tienne arrive ! » (Lc 22, 42). Qui oserait penser qu’en cette nuit de pure communion trinitaire ait pu s’inventer la tortueuse et vénitienne conspiration de placer parmi les douze un traître
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à couver pendant trois ans ! L’affleurement même de cette pensée me paraît blasphématoire. Ensuite, et puisque nous y sommes, revoyons la composition des Douze. C’est la même que celle de Marc et Matthieu, à un détail près : Thaddée a disparu ! Mais il a été remplacé par un apôtre que nos traducteurs habituels présentent comme « Jude, fils (ou frère) de Jacques ». Eh oui, Mesdames et Messieurs du jury, traduttore traditore, vous êtes à nouveau placés devant une supercherie. On vous a toujours caché que Jacques avait un Judas dans sa famille. Le nom du traître était une souillure tellement brûlante que, dès les origines, on vous a camouflé l’autre Judas, celui de Jacques. On l’a pieusement masqué du nom de Thaddée. C’est grâce à l’enquête minutieuse du Grec, pour qui la vérité passe avant la protection de la réputation de l’un ou l’autre apôtre, que nous découvrons l’existence de cet autre Judas. Mais l’obstruction ne s’est pas arrêtée là. Vos traducteurs, qui tous pourtant lisaient Ioudan (« Ioudan » à l’accusatif 15) dans leur texte grec, ont cru bon de vous protéger en traduisant en français le même prénom grec tan15. Voir Kurt Aland, Matthew Black, Carlo M. Martini, Bruce M. Metzger, and Allen Wikgren, The Greek New Testament, United Bible Societies, 1966, 1968, 1975.
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tôt « Jude » lorsque Luc parlait du « Judas de Jacques », tantôt « Judas » lorsqu’il s’agissait du futur traître. N’oubliez pas qu’il existe en français une Épître de Jude et comprenez qu’une Épître de Judas eût fait désordre dans notre Nouveau Testament 16. Ceux, parmi vous qui ne lisent pas le grec, ont dû attendre sœur Jeanne d’Arc pour qu’un coin soit introduit dans le complot des traducteurs français bien intentionnés. « Quelle importance ? me direz-vous. Il ne s’agit que d’un détail qui ne change rien au fait. » Détail, je vous l’accorde. Mais il n’est pas sans importance. Avouez quand même qu’en dissimulant soigneusement le « Judas-de-Jacques », on isole mieux « Judas-le-traître ». On trahit la vérité et, ce faisant, on stigmatise mieux « Judas-le-traître ». On pèse sur l’accusation. On force le texte dans le sens qu’on lui prête. Encore une fois, ici, imperceptiblement et pernicieusement, on a trahi Judas. En effet, s’il y a deux Judas, il est indispensable de les distinguer lorsqu’on les cite. Et, dès lors, le déterminatif « Iscarioth-celui-qui-lelivra » perd un peu de son ton accusateur pour n’être plus qu’une indication fonctionnelle.
16. Ce qui n’est pas le cas dans d’autres langues.
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Cette définition, « celui qui le livra », qui revient comme un obsédant refrain, ne doit pas être prise pour une litanie imprécatoire. Il s’agit simplement de distinguer un Judas de l’autre d’une façon neutre et objective. Un « des Douze » a trahi. Le fait est là. Ceci dit, voyons comment Luc, le Grec rationnel, va expliquer cette incompréhensible et monstrueuse trahison. Le revoici à la barre.
Péricope no 11 : Luc 22, 3-6 3 Satan
entre en Judas, appelé Iscariote, qui est au nombre des douze. 4 Il s’en va parler avec les grands prêtres et les stratèges : comment le leur livrer ? 5 Ils se réjouissent, et conviennent de lui donner de l’argent. 6 Il acquiesce, et cherche une occasion de le leur livrer, sans la foule. La conviction de Luc est que « l’un des Douze » ne pouvait avoir trahi Jésus à partir d’une volonté personnelle intérieure. Luc, confronté lui aussi à l’impossible trahison, n’ajoute rien au témoignage de Marc (voir la péricope no 2) sauf « Satan entre dans Judas ». On perçoit
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que Luc s’est arrêté au moment de relater la démarche de Judas auprès des grands prêtres. Il a essayé de comprendre. Il diagnostique l’intrusion d’un élément extérieur : Judas a été envahi par le Mal 17. Luc ne considère pas la cupidité comme une cause possible. Sur ce point, il témoigne comme Marc : l’argent n’est que le moyen par lequel les grands prêtres expriment leur satisfaction. Pour Luc, le drame de la trahison de Judas et celui du reniement de Pierre sont les symptômes d’un assaut maléfique. La Bête, sentant sa défaite approcher au moment où le fils de l’homme va dévoiler la démesure de son amour pour l’humanité, se lance avec fureur contre Judas et Pierre : « Le Seigneur dit : Simon, Simon, Satan vous a réclamés pour vous secouer dans un crible comme on fait pour le blé. Mais moi, j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne disparaisse pas. Et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Lc 22, 31-32 – TOB). La face invisible de la tragédie nous est ici révélée.
17. Au livre de la Genèse aussi, le Mal ne vient ni de Dieu ni de l’homme. C’est un tiers intervenant, symbolisé par le serpent, qui surgit entre eux.
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Comme pour Job (Jb 1, 6-11), il y eut une revendication de l’Adversaire. Il les voulait tous (« vous a réclamés ») ! Tous l’ont abandonné. Ce n’est que lorsque Pierre sera « revenu » de la tourmente, lorsqu’il sera sorti pantelant de l’ouragan, lorsque la Résurrection aura posé une limite au pouvoir du Malin, qu’il pourra et devra affermir ses frères. Judas, lui, y est resté. Voyez encore la charité de Luc vis-à-vis de Judas : il ne l’accable pas. Comme Marc, et contrairement à Matthieu, il ne le cite pas à la dernière cène :
Péricope no 12 : Luc 22, 21-22 21 « Mais voici : la main de celui qui me livre
se sert à cette table avec moi. 22 car le Fils de l’homme s’en va selon ce qui a été fixé. Mais malheureux cet homme par qui il est livré ! » « À cette table avec moi » vaut pour tous. Le traître est un intime de Jésus comme tous ceux qui partagent sa table. Mais surtout, Luc omet les terribles paroles : « Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet hommelà. » Il ne garde que l’aspect « malheureux » du destin de cet humain.
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En rédigeant son témoignage, Luc met déjà en pratique à l’égard de Judas (pas celui de Jacques, mais celui qui le livra) cette charité (amour totalement tourné vers l’épanouissement de l’autre) qu’il découvre en Jésus. Je vous parie qu’il ne le chargera pas plus que nécessaire lors de l’arrestation de notre Seigneur. Voyons plutôt :
Péricope no 13 : Luc 22, 47-48 47 Il parle encore, voici une foule. Le nommé
Judas — un des douze ! — va devant eux. Il approche de Jésus pour lui donner un baiser. 48 Jésus lui dit : « Judas, par un baiser, le fils de l’homme, tu le livres ! » (trad. sœur Jeanne d’Arc). Pour Marc et Matthieu, c’était Judas qui « survient… avec une troupe armée d’épées et de bâtons… » (voir les péricopes nos 4 et 8) ; pour Luc, la foule est sujet de l’action, même s’il est vrai que Judas semble la mener. À moins qu’il ne soit poussé en avant par elle ? Et ne m’accusez pas d’être tendancieux, je n’accomplis que mon devoir qui est de mettre le doute en vos esprits. De chercher des circonstances atténuantes pour mon client qui, comme tout homme, a droit à une défense dans les règles.
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Il est très vraisemblable que Judas ait mené l’affaire. La TOB traduit « Judas… marchait à sa tête ». Pour ma part, je crois que ça correspond à son caractère décidé. Mais la langue grecque autorise une lecture qui laisse planer un doute. En tous cas, il marchait devant eux. Notons encore une fois que, même en cet instant fatal, Judas n’est pas dépouillé de son titre le plus glorieux : « l’un des Douze ». Mais il est un autre point important sur lequel notre attention doit être attirée : le baiser. Ce fameux « baiser de Judas » qui est passé à la postérité comme le sceau même de la traîtrise. Ce baiser bien attesté par Marc (voir la péricope no 4) ainsi que par Matthieu (voir la péricope no 8) n’est-il pas aussi le signe qu’une grande amitié liait Judas et Jésus ? Lorsque Judas s’approche « de Jésus pour lui donner un baiser », ce « signe convenu » n’étonne personne. C’était le meilleur signe, car il est simple et naturel. Mais cela signifie aussi qu’il était habituel dans le groupe des apôtres. Au moins entre Jésus et Judas. Lorsque Judas et les autres revenaient de mission, lorsqu’ils se retrouvaient dans la maison de Pierre à Capharnaüm, on peut croire que la joie de se revoir s’exprimait en de joyeuses embrassades. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que ce baiser est le signe d’une grande amitié, et donc que celle-ci existait bien entre Jésus et Judas.
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La parole de Jésus : « Judas, c’est par un baiser que tu livres le fils de l’homme » (TOB) n’est pas tant le reproche d’un moraliste qui s’offusque du moyen utilisé que celui de l’ami blessé au cœur même de son amitié. « On n’est trahi que par les siens » dit la sagesse populaire. Cette souffrance fut particulièrement vraie pour Jésus. Pour lui, le signe de l’amitié fut le « signe convenu » de la trahison. ✶ Avec cette dernière déposition de Luc qui, en fait, parle peu de Judas dans son évangile, nous en avons fini avec ce que nous appelons les synoptiques, ces trois évangélistes que l’on peut facilement comparer. Mais, pour autant nous n’en avons pas encore terminé avec Luc, qui est aussi l’auteur d’une partie au moins des Actes des Apôtres où il relate, à l’intention de tout « ami de Dieu », ce qui s’est passé après l’Ascension : « J’avais consacré mon premier livre, Théophile, à tout ce que Jésus avait fait et enseigné, depuis le commencement jusqu’au jour où, après avoir donné, dans l’Esprit Saint, ses instructions aux apôtres qu’il avait choisis, il fut enlevé » (Ac 1, 1-2). Il convient donc de lui demander s’il sait ce qu’il arriva de Judas.
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Que l’on rappelle donc saint Luc à la barre !
Péricope no 14 : Actes 1, 15-26 15 En ces jours-là, Pierre se leva au milieu des
frères — il y avait là, réuni, un groupe d’environ cent vingt personnes — et il déclara : 16 « Frères, il fallait que s’accomplisse ce que l’Esprit Saint avait annoncé dans l’Écriture, par la bouche de David, à propos de Judas devenu le guide de ceux qui ont arrêté Jésus. 17 Il était de notre nombre et avait reçu sa part de notre service. 18 Or cet homme, avec le salaire de son iniquité, avait acheté une terre ; il est tombé en avant, s’est ouvert par le milieu, et ses entrailles se sont répandues 18. 19 Tous les habitants de Jérusalem l’ont appris : aussi cette terre a-t-elle été appelée, dans leur langue, Hakeldama, c’est-à-dire Terre de sang.
18. Pour tout ceci, l’analyse de H.-J. Klaus, op. cit., p. 111 et suivantes est particulièrement éclairante.
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20 Il est de fait écrit dans le livre des psaumes :
Que sa résidence devienne déserte et que personne ne l’habite et encore : Qu’un autre prenne sa charge. 21 Il y a là des hommes qui nous ont accompagnés durant tout le temps où le Seigneur a marché à notre tête, 22 à commencer par le baptême de Jean jusqu’au jour où il nous a été enlevé : il faut donc que l’un d’entre eux devienne avec nous témoin de sa résurrection. » 23 On en présenta deux, Joseph appelé Barsabbas, surnommé Justus, et Matthias. 24 Et l’on fit alors cette prière : « Toi, Seigneur, qui connaît les cœurs de tous, désigne celui des deux que tu as choisi, 25 pour prendre, dans le service de l’apostolat, la place que Judas a délaissée pour aller à la place qui est la sienne. » 26 On les tira au sort et le sort tomba sur Matthias qui fut dès lors adjoint aux onze apôtres. Ainsi ce ne fut pas Joseph, surnommé « le Juste », mais Matthias qui fut chargé d’assurer la succession de Judas au sein de l’Église naissante. Grâce à Luc, c’est quasiment Pierre lui-même qui témoigne devant nous.
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Majestueuse autorité de Pierre ! Comme il est loin, le temps du reniement ! Que nous dit-il, ce Pierre qui est « revenu » de la tourmente ? D’abord, et c’est bien le leitmotiv qui revient, depuis l’ouverture de ce procès, dans toutes les auditions : il était des nôtres ! L’implacable évidence n’est pas dissimulée. Pierre assume en toute vérité l’humiliante constatation : il faisait nombre avec nous. Mais, en même temps, le fraternel compagnonnage de l’apostolat n’est pas récusé : Judas avait reçu « sa part de notre diaconie ». Remarquez le possessif « notre » qui englobe Judas. Et, au verset 25, le texte insiste encore sur cette diaconie et cet apostolat que Judas avait accompli. On a l’impression que Pierre souhaite un successeur à Judas, non pas pour perpétuer artificiellement la symbolique des Douze, mais parce qu’il faut remplacer un travailleur qui prenait sa part du boulot. Les mains sont tellement pleines que lorsqu’une paire vient à manquer, on ne sait plus continuer. Ceci implique que Judas était un bon apôtre, qu’il accomplissait sa tâche. Mais comment le chef de la future Église explique-til à ses frères l’impensable trahison ? Pour lui la chose avait été prophétisée par David. Pierre évoque un très beau psaume attribué à David où le Juste, après avoir pleuré son malheur, invite le Seigneur à répandre sa fureur sur ses ennemis : « Que leur campement soit ravagé,
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que nul n’habite sous leurs tentes, car celui que tu avais frappé, ils l’ont persécuté… » (Ps 69, 26 – TOB). Il est intéressant de constater que Pierre (ou Luc) relit déjà les psaumes en fonction de Jésus. Pour Pierre, le Juste persécuté est Jésus et ce qui est arrivé à Judas est ce que le psalmiste souhaitait comme sort à ses ennemis. De même le psaume 109 : 7 De son procès qu’il sorte coupable, que sa prière devienne un péché, 8 que ses jours soient réduits, qu’un autre prenne sa charge, 9 que ses fils soient orphelins, que sa femme soit veuve, 10 que ses fils soient vagabonds et suppliants, qu’ils mendient hors de leurs ruines, 11 qu’un usurier saisisse tous ses biens, que des étrangers raflent ses gains, 12 que personne ne lui reste loyal, que personne n’ait pitié de ses orphelins, 13 que ses descendants soient supprimés, qu’en une génération leur nom soit effacé, 14 qu’on rappelle au Seigneur le péché de ses pères, que la faute de sa mère ne soit pas effacée ! 15 Que tout cela reste présent au Seigneur et qu’il supprime de la terre leur souvenir !
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Comme on le constate, les premiers anathèmes ne datent pas d’hier. Mesdames et Messieurs du jury, après de telles imprécations, ayez pitié de moi qui ai entrepris la lourde tâche d’élever la voix en faveur de Judas ! Les disciples, nous le savons (Mt 26, 30), et les apôtres en particulier, étaient des familiers du psautier. Imaginez ce que l’évocation de ces deux psaumes provoquait dans l’esprit des disciples. Ce qu’elle exprime concernant le sentiment des communautés chrétiennes de l’époque. Combien ces hommes ont dû scruter les Écritures pour trouver une explication à l’acte de Judas ! Notez aussi le mot « devenu » qui traduit exactement le texte grec. Judas était « devenu le guide de ceux qui ont arrêté Jésus ». Deux nuances importantes. D’abord, il l’est « devenu », c’est-à-dire qu’il y a eu une évolution en lui. Quelque chose s’est passé qui a fait de lui le guide de « ceux qui ont arrêté Jésus ». Avant ce « quelque chose », il n’était pas ainsi. Ensuite, il est bien clair que ce n’est pas lui qui l’a arrêté. La traîtrise a consisté à montrer le chemin aux exécuteurs. Mais la déposition de Pierre nous renseigne aussi sur ce fameux lopin de terre connu à Jérusalem sous le nom de « Champ du sang » que Luc, le Grec, se plaît à nommer dans le parler de la cité sainte : Hakeldama. Coquetterie d’un enquêteur qui tient à démontrer l’acribie
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de ses recherches. Or, sa déposition diffère en plusieurs points de celle de Matthieu. Pour Matthieu, Judas avait rendu l’argent. Pour Pierre, il l’a gardé. Pour Matthieu, ce sont les prêtres qui font l’acquisition de ce terrain. Pour Pierre, c’est Judas lui-même. Pour Matthieu, le nom du terrain provient du fait qu’il a été acheté avec l’argent du sang, tandis que, pour Pierre, c’est l’abondant arrosage de ce terrain par le sang de Judas qui lui a valu ce nom sinistre. Pour Matthieu, Judas s’est pendu. Pour Pierre, « il est tombé en avant, s’est ouvert par le milieu et toutes ses entrailles se sont répandues ». On a l’impression que, pour nos deux témoins, la question de Judas est assez secondaire. Dans le fond, peu importe : le traître est mort, d’une mort ignominieuse. Il a payé sa trahison de son sang. Et ce lieu ambigu et intrigant de Jérusalem, connu sous le nom « champ du sang », ne serait pas étranger à toute l’affaire. Faut-il amalgamer les deux témoignages et imaginer que Judas se soit pendu comme fit Ahitofel (2 S 17, 23), puis que, la corde s’étant rompue, il s’est écrasé au sol devenant « un cadavre infâme, un perpétuel objet de honte parmi les morts » (Sg 4, 19) ? La tentation est grande, car elle résout la question de la divergence entre ce qu’affirme Matthieu et ce que prétend Pierre. Mais rien dans les textes ne le dit.
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Comment prononcer une parole fraternelle sur ces restes sanglants ? Que dire en faveur de celui qui fut « précipité, la tête la première » (Sg 4, 19) ? À ce stade-ci de notre procès, il n’est pas encore temps de plaider. J’attire cependant déjà votre attention sur ce fait incontestable : après les saints innocents (Mt 2, 1618) massacrés selon les ordres d’Hérode et avec Jean le Baptiste, Judas est parmi les premiers à perdre sa vie dans l’aventure de l’Incarnation. Sa rencontre avec Jésus lui a été fatale. « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive » (Mt 10, 34). N’édulcorons pas l’Évangile. N’en faisons pas une histoire à l’eau de rose. Il ne s’agit pas d’une historiette pour petits garçons et fillettes. C’est l’aventure de femmes et d’hommes adultes qui mettent en jeu leur unique vie. Une histoire de sang et de mort. Judas, dont le souvenir n’a pas péri (Sg 4, 19), est peutêtre toujours là pour nous le rappeler ? La Résurrection viendra après. ❧
Chapitre 4
Jean et ses disciples
Un silence impressionnant s’installe dans le prétoire lorsque Jean, fils de Zébédée, dit aussi « Fils de tonnerre », entre. Grand, mince, il semble avoir entre 75 et 80 ans. Peut-être même plus. Son vêtement est d’une grande austérité. Un groupe de disciples l’accompagne. Deux d’entre eux sont prêts à le soutenir dans sa marche. On dirait qu’ils craignent une faiblesse de leur maître. Il pose sur l’assemblée un regard d’une grande vivacité, comme habité par une flamme, qui contraste avec un sourire très doux. Difficile de dire si l’homme qui s’apprête à témoigner est un mystique profond ou un simple juif, ou les deux à la fois. Il parlera dans un grec très simple, utilisant surtout le vocabulaire de la Septante. Au moment où il s’approche de la barre, un tumulte éclate à l’entrée de la salle. On entend des « Laissez-nous passer » et des « Vous n’avez rien à faire ici ». Le président intervient : « Gendarmes, laissez entrer ces gens ! » Un deuxième groupe d’hommes pénètre alors dans la salle d’audience. À en juger sur l’apparence, on les croirait frères des premiers. Le président interpelle celui d’entre eux qui marche devant : « Qui êtes-vous ? » « Votre hon-
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neur, je m’appelle Jésus, fils d’Ananie. Nous sommes envoyés par le vieux Jean, fils de Zakkaï. Nous venons de Yabné où nous travaillons à la codification systématique de notre législation sur base de la Torah. — Et quel intérêt avez-vous à ce procès, vous et ce Jean, fils de Zakkaï ? Êtes-vous des amis de Judas Iscarioth ? » L’autre, vivement : « Certes non, votre Honneur ! Bien au contraire, nous venons simplement écouter ce que dit cet homme, car notre maître Gamaliel croit qu’il n’est pas un bon juif et que lui-même et ses sectateurs ne devraient plus entrer dans nos synagogues. » Le président : « Bon ! Asseyezvous là, mais à la moindre manifestation, c’est moi qui vous fais expulser. L’incident est clos. »
Péricope no 15 : Jean 6, 64-71 64 Mais
il en est parmi vous certains qui ne croient pas. » Car Jésus savait dès le commencement quels étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était celui qui le livrerait. 65 Et il disait : « Aussi je vous ai dit : nul ne peut venir à moi si cela ne lui est donné par le Père. » 66 Depuis cela, beaucoup de ses disciples s’en vont en arrière : ils ne marchaient plus avec lui.
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67 Jésus
donc dit aux douze : » Vous aussi, vous voulez vous en aller ? » 68 Simon Pierre lui répond : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as des mots de vie éternelle. 69 Et nous, nous croyons et nous connaissons que tu es le saint de Dieu. » 70 Jésus leur répond : « N’est-ce pas moi qui vous ai élus, vous, les douze ? Et l’un de vous est un diable ! » 71 Il le dit de Judas, fils de Simon Iscariote, car c’est lui qui devait le livrer, l’un des douze… Troublante déposition ! Plusieurs fois, pendant qu’il parlait, Jean s’est retourné vers le fils d’Ananie et ceux qui l’entouraient. On avait l’impression que ce n’était pas au président, mais à eux qu’il s’adressait. Mais, du même coup, ses paroles mettaient par terre toute ma stratégie défensive. En effet, ne voilà-t-il pas qu’il prétend que « Jésus savait dès le commencement […] celui qui le livrerait » ? Et c’est justement en disant « ceux qui ne croyaient pas » que Jean a planté son regard droit dans les yeux de ce Jésus, fils d’Ananie. De même, la triple allusion aux « douze » n’échappa nullement aux perturbateurs pour qui « douze » représente les douze tribus d’Israël. La totalité du Peuple saint. Ils se sont aussi ostensiblement bouché les oreilles lorsque Jean a proclamé, en
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les regardant à nouveau : « Et nous, nous croyons et nous connaissons que tu es le saint de Dieu. » Tout cela m’inquiète. On sent une terrible tension entre ces deux groupes d’hommes. Des choses m’échappent. J’ai le sentiment que ce procès me glisse entre les doigts. Jusqu’à présent, il me semblait bien contrôler l’affaire, mais l’on vient de traiter mon client de diable. Et l’accusation est portée par le grand saint Jean ! Il y a donc autre chose qui se passe dans cette cour. Je dois en avoir le cœur net. En conséquence : « Monsieur le président, la défense demande une suspension d’audience ! Je désirerais pouvoir consulter. — Accordé. D’ailleurs, il est presque midi. Nous nous retrouverons à quatorze heures. » Dehors, il faisait plein soleil. Les envoyés de Jean, fils de Zakkaï, s’étaient réunis à l’ombre d’un olivier. Je fonçai sur eux. « Que se passe-t-il ? Pourquoi venez-vous ainsi troubler mon procès ? » Les réponses fusèrent de toute part. Rageuses. « Ton procès ? C’est le procès de ces gens-là qu’il faudrait faire ! — Ce sont des blasphémateurs ! — Des fils de Bélial ! — Normal, ce sont des hellénistes ! » Jésus, fils d’Ananie 19, intervint. « Du calme, mes fils, sinon comment voulez-vous que ce jeune homme com19. Je suis obligé de préciser à chaque fois « fils d’Ananie » pour que le lecteur ne confonde pas avec Jésus, « Fils de Dieu » (Mc 1, 1). Comme pour les deux Judas.
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prenne l’enjeu ? » Un silence se fit. Nous nous assîmes en cercle et « le fils d’Ananie » ouvrant la bouche pour s’exprimer, parla, disant : « Ami, il faut que tu saches que nous vivons un moment capital dans l’histoire du Peuple de Dieu. Peut-être l’ignores-tu, mais, depuis environ vingt ans, le Temple de Jérusalem, notre Temple, a été détruit par les mains impies des Romains. (Son visage se crispa :) Le Saint des Saints à été violé par ces barbares. Nous ne savons plus où se trouve l’Arche d’Alliance. Existe-t-elle encore ? Notre ville a été réduite à néant. Il n’y reste plus pierre sur pierre. Oh ! ce n’est pas la première fois que cela lui arrive et nous la reconstruirons comme nos ancêtres l’ont déjà fait avec Esdras et Néhémie. Mais entre-temps, nos prêtres ont disparu. Devant ce désastre, nous, les laïcs, nous avons pris nos responsabilités. Bien qu’ayant dû fuir notre ville sainte, bien que dispersés en mille lieux, nous avons su nous réunir autour d’une architecture plus belle qu’un temple de pierre ; autour d’un édifice intellectuel et spirituel au cœur duquel la présence du Nom est plus assurée qu’entre les ailes des anges de l’Arche d’Alliance ; autour de ce temple mystique qu’est « la Torah », notre Écriture Sainte ! En réunissant auprès d’elle nos frères désespérés, nous leur redonnons courage. Nous ranimons leur fierté. Dans chaque ville, dans chaque village, où qu’ils soient, les descendants du Peuple saint se rassemblent dans la Torah. Ainsi nous, les vrais Juifs, nous restons fi-
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dèles au pacte conclu jadis par nos pères avec Josué à Sichem 20. » Son discours était tellement poignant, exprimant à la fois une profonde conviction et un grand amour pour les siens que j’osai à peine lui demander : « Pourquoi dis-tu nous, les vrais juifs ? — Tu ne t’imagines pas l’œuvre gigantesque que nous avons entreprise ! Guider tout un peuple désemparé, le prendre doucement par la main et l’introduire au sein de la Torah. L’amener à comprendre que là, désormais, se trouve son vrai Temple. Long et patient travail de méditation, dans l’austérité, de nos Écritures Saintes afin de les actualiser, de les codifier pour que le Peuple puisse les habiter en toute intelligence. Lorsque le Temple existait encore, les choses étaient faciles. Était juif tout qui fréquentait convenablement le Temple. Cela suffisait. Leur foi était visible. Aujourd’hui, la foi s’est spiritualisée, c’est une foi intérieure. » Il parlait dans une sorte de ravissement. Son regard portait au loin. Je sentais qu’il pourrait parler ainsi jusqu’au coucher du soleil. Ses disciples ne perdaient pas une seule de ses paroles. Je me résolus donc à l’interrompre : « Bien, mais pourquoi les “vrais juifs” ? » Il eut un geste de la main vers le bâtiment où se déroulent les audiences. Comme désa-
20. Voir Jos 24, 1-28.
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busé. « Oh ! ceux-là sont juifs aussi, bien sûr. Tant que le Temple a été debout, nous les avons tolérés. C’était le modus vivendi mis au point par la grande sagesse de notre vieux Rabban Gamaliel 21. » Mais, aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Le Temple ayant disparu, nous devons tous serrer les rangs autour de la Torah. Hélas, eux ne veulent pas nous suivre. Ils lisent la Torah dans une traduction grecque qui nous vient d’Égypte ! » Comme soudain sortis de leur écoute extatique, ceux qui entouraient mon interlocuteur intervinrent, scandalisés : « Ils mangent sans se laver ! » « Ils se disent les disciples d’un petit rabbi mort il y a plus d’un demi-siècle ! » « Ils vont jusqu’à le proclamer Messie ! » Le fils d’Ananie remarqua : « Des messies, dans notre peuple, il y en eut souvent et je crains qu’il n’en surgisse encore. Chaque génération veut le sien. Heureusement, nous sommes là pour discerner et séparer le bon grain de l’ivraie. » Un certain Joseph approuva : « Que celui-ci en tout cas ne soit pas le messie ne fait aucun doute. La Torah ne dit-elle pas qu’un pendu est une malédiction de Dieu 22 ? » Éléazar d’ajouter : « Or, leur soi-disant messie, coupable d’un crime capital, a été pendu à l’arbre de la croix romaine. »
21. Ac 5, 34-42. 22. Dt 21, 22-23, repris par saint Paul en Ga 3, 13.
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Jésus d’Ananie me regarda avec un peu de commisération, comme il devait sans doute regarder ses jeunes disciples encore ignorants, et conclut en souriant : « Comment voudrais-tu qu’un maudit de Dieu soit en même temps son envoyé ? » Tout cela baignait dans une évidence pleine de sagesse. « Comprends-tu, maintenant, que les juifs, c’est nous ? Et pourquoi nous ne voulons plus de ceux-là dans nos synagogues ? Et combien il est douloureux pour nous d’assister à ce déchirement d’Israël ? » Je hochai la tête dans tous les sens, peu désireux de m’engager dans cette querelle et lançai rapidement ma seconde question. « Mais pourquoi êtes-vous venus en force à ce procès qui ne concerne que Judas l’Iscarioth ? » Petits soupirs de pitié. Manifestement j’étais bouché. Un tout jeune disciple — nommé Hanina, si je me souviens bien — épargna à son maître d’avoir à formuler une réponse aussi simple : « Ce Judas faisait partie du noyau des proches de leur rabbi. Or, c’est ce Judas qui l’a livré aux grands prêtres (je pensai in petto : on le saura !) ; alors, dis-moi comment, s’il avait été le Messie, auraitil pu ignorer qu’un traître vivait à ses côtés ? Dieu ne sonde-t-il pas les reins et les cœurs 23 ? » 23. 1 Ch 28, 9 ; 29, 17 ; Ps 7, 10 ; Ps 17, 3 ; Ps 139, 1.23 ; Sir 42, 18 ; Jr 17, 10.
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Et tous d’approuver. « Messieurs, la cour ! » Cette interruption n’avait pas été inutile. Je comprenais maintenant dans quelle situation impossible se trouvait le témoin. Il voulait à tout prix défendre sa foi en Jésus Christ, fils de Dieu. Du vrai Judas, il ne s’en souciait pas plus que de son premier alevin et il était prêt, si la chose s’avérait indispensable, à lui ôter toute circonstance atténuante. Judas, une nouvelle fois, était ici trahi, instrumentalisé pour la bonne cause.
Péricope no 16 : Jean 12, 1-8 1 Jésus
donc, six jours avant la Pâque, vient à Béthanie, où est Lazare, que Jésus a réveillé des morts. 2 Ils lui font donc, là, un dîner. Marthe sert. Lazare est l’un de ceux qui sont à table avec lui. 3 Marie donc prend une livre de parfum, un nard authentique, de grand prix. Elle en oint les pieds de Jésus. Elle essuie, de ses cheveux, ses pieds : la maison s’emplit de la senteur du parfum.
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4 Judas
l’Iscariote, un de ses disciples, celui qui va le livrer, dit : 5 « Ce parfum, pourquoi ne pas le réaliser pour trois cents deniers, et donner aux pauvres ? » 6 Il dit cela, non par souci des pauvres, mais parce qu’il est voleur : il a la sacoche, et retire ce qu’on y jette. 7 Jésus dit donc : « Laisse-la : c’est pour le jour de mon ensevelissement qu’elle l’aura gardé… 8 Car les pauvres, toujours vous en avez parmi vous. Moi, vous ne m’avez pas toujours. » Vous aurez remarqué à nouveau combien saint Jean charge Judas. Après l’avoir traité de diable, voici qu’il l’accuse d’être voleur, de ne pas se soucier des pauvres. Saint Jean nourrirait-il une haine personnelle contre Judas ? Se laisserait-il aller à un sentiment aussi bas ? Ou bien a-t-il besoin d’un traître symbolique pour sa prédication ? Si, pour saint Jean comme pour saint Paul, la jeune communauté chrétienne (les adeptes de la Voie) est Jésus (« Je suis Jésus, c’est moi que tu persécutes », Ac 9, 5) ceux qui la persécutent — ou la « livrent » — ne sont-ils pas semblables à Judas ? Des diables ? Des voleurs ? Peu soucieux des pauvres ? Tous les historiens vous le diront, un détail positif dans le témoignage d’un ennemi de la personne que vous étudiez peut être considéré comme sûr. Or, Jean s’at-
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taque ici violemment à Judas. Nous pouvons donc considérer comme un fait dûment établi que Judas était celui des douze qui avait la charge des finances du groupe ainsi que de la distribution des aumônes. Car, s’il n’avait pas cette fonction, l’accusation de détournement de biens sociaux que porte contre lui saint Jean ne tiendrait pas. Mais au sein même de son accusation se trouve le fait que Judas intervient en faveur des pauvres et que c’est à lui que Jésus s’adresse : « Laisse-la… » Ce que j’entends comme un « Tu as raison (sur le principe) mais en l’occurrence… » On a l’impression que Jean est divisé. D’une part, sa mémoire fidèle se souvient de la réaction de Judas, mais, d’autre part, comment « Judas-le-traître » pourrait-il être « Judas-qui-intervient-pour-les-pauvres » ? Il se doit d’expliquer cette contradiction. L’accuser d’être un voleur explique tout et ajoute à sa noirceur.
Péricope no 17 : Jean 13, 1-11 1 Avant
la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure est venue de passer de ce monde au Père, ayant aimé les siens qui sont dans le monde, jusqu’à la fin il les aime. 2 Au cours d’un dîner — le diable avait déjà
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jeté la trahison dans le cœur de Judas, fils de Simon Iscariote — 3 [suit la scène du lavement des pieds et le dialogue avec Simon Pierre] 10 Jésus lui dit : « Qui s’est baigné n’a pas besoin de se laver — sinon les pieds — mais il est pur tout entier, et vous, vous êtes purs, mais pas tous. » 11 Car il sait qui le livre. C’est pourquoi il a dit : « Vous n’êtes pas tous purs. » En ce qui concerne Judas, ce témoignage ne nous apporte rien que nous ne sachions déjà. Remarquons qu’ici Judas n’est pas accusé d’être un diable, mais plutôt la victime d’une action dont le diable est l’auteur. Jean rejoint ici Luc (voir la péricope no 11) quant à la cause de la trahison. Pour le reste, il s’agit surtout d’insister sur la clairvoyance du Fils de Dieu. Nous ne sommes pas loin de la question dont débattront les conciles du IVe au VIIe siècle : comment en Jésus se réalise le mystère de son humanité et de sa divinité ? Mais Jean ne se trouve-t-il pas dans la nécessité de souligner sa divinité ? Il me semble aussi que Jean est intarissable au sujet de Judas. Le témoignage des trois synoptiques m’avait semblé assez sobre, plein de retenue. Au contraire, saint Jean se défoule. Bizarre, bizarre. Tiens, le voici qui demande à nouveau la parole.
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Péricope no 18 : Jean 13, 18-19 18 Ce n’est pas de vous tous que je parle : moi,
je sais ceux que j’ai élus, mais c’est pour que l’Écrit s’accomplisse : Celui qui mange mon pain a levé contre moi son talon. 19 Dès à présent, je vous dis avant que la chose arrive pour que vous croyiez, quand cela arrivera, que Je suis. » C’est court, mais tout y est. Nous avons bien fait en écoutant Marc (voir la péricope no 3) de nous rappeler le psaume 41 [40]. Saint Jean nous y renvoie explicitement lorsqu’il nous dit : « Mais qu’ainsi s’accomplisse l’Écriture… » (trad. TOB). Et toujours aussi cette insistance sur « ceux que j’ai choisis ». L’initiative du choix des apôtres, en ce compris de Judas, appartient à Jésus. Ce fait est indubitable.
Péricope no 19 : Jean 13, 21-30 21 Ayant
dit ces choses, Jésus se trouble en esprit. Il témoigne et dit : « Amen, amen, je vous le dis : « Un de vous me livrera. » 22 Les disciples se regardent les uns les autres, perplexes : de qui il parle ?
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23 Un
de ses disciples est à table tout contre Jésus, celui que Jésus aimait. 24 Simon Pierre donc lui fait signe pour tâcher de savoir qui est celui dont il parle. 25 Il s’allonge donc ainsi sur la poitrine de Jésus et lui dit : « Seigneur, qui c’est ? » 26 Jésus donc répond : « C’est celui pour qui je vais tremper le morceau et lui donner. Il trempe donc le morceau et le donne à Judas, fils de Simon Iscariote. 27 Après le morceau, alors entre en lui Satan. Jésus lui dit donc : « Ce que tu fais, fais-le vite ! » 28 Mais cela, aucun de ceux qui sont à table ne comprend pourquoi il l’a dit. 29 Certains pensent, comme Judas a la sacoche, que Jésus lui a dit : « Achète ce dont nous avons besoin pour la fête », ou de donner quelque chose aux pauvres. 30 Lui donc prend le morceau et sort aussitôt. C’était de nuit. Magnifique dramatisation dans cette chute de Jean ! Ce « c’était de nuit » qui clôt la scène ponctue le récit et lui donne toute sa couleur de traîtrise. Comment mieux dire le combat entre les ténèbres et la Lumière, entre le Malin et le Christ ?
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On est frappé par la précision de saint Jean, véritable « témoin oculaire 24 ». La plupart de ses détails se sont révélés exacts à l’examen. Pendant longtemps, on les a crus inventés. Mais différentes découvertes archéologiques ont confirmé l’exactitude de ses propos. Aujourd’hui, on est donc poussé à admettre comme très plausibles beaucoup de détails qu’il donne. Ainsi de la position allongée pour prendre un repas de fête, à la mode romaine. Ainsi aussi vraisemblablement pour la « sacoche » (ou la bourse) où l’argent des œuvres était conservé. Judas en avait la garde. Mais, grâce à la déposition d’aujourd’hui — verset 29 — nous apprenons que ce fait était bien connu des autres apôtres. Et, mieux encore, ce verset nous renseigne sur la façon dont s’effectuait la gestion de cette bourse. C’est Jésus qui décidait des investissements (pour la fête ou pour les pauvres) et Judas qui exécutait. En outre, nous comprenons que ce devait souvent être « pour les pauvres », la fête n’étant mentionnée ici qu’en raison de l’occasion. En temps normal, c’est pour les pauvres que l’argent est distribué par Judas ; mais comme, exceptionnellement, nous sommes à la Fête, les
24. Voir 1 Jn 1, 1.
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autres pouvaient croire qu’il s’agissait d’acheter quelque chose pour cette occasion. Mais Jean nous livre sur cette nuit — une nuit capitale pour Jésus et l’humanité — un autre fait qui mérite notre attention : le trouble intérieur de Jésus. La TOB dit que « Jésus fut troublé intérieurement », tandis que la Bible de Jérusalem traduit « fut troublé en son esprit ». Ce trouble intérieur, ce trouble spirituel a lieu juste après le signe du lavement des pieds. Ils sont rares, dans le Nouveau Testament, les passages qui nous parlent des sentiments intérieurs de Jésus. Jésus fut donc agité, remué, troublé ou peut être même saisi de frayeur. Et ce tourment intérieur est provoqué, selon Jean, par la trahison de Judas, l’un des siens. En témoigne la solennité de la déclaration qui suit immédiatement « … il déclara solennellement : “En vérité, en vérité…” » (TOB). Cette solennité est exprimée en grec par trois verbes qui décrivent l’acte de parler et deux « amen ». Manifestement, dans le drame de la passion, la trahison de Judas fut une des grandes douleurs intérieures de Jésus. On ne peut en diminuer l’importance. Même si saint Jean utilise Judas pour personnifier symboliquement les ténèbres face à Jésus, la Lumière, nous sommes en droit d’estimer que dans le drame, tel qu’il a été vécu en réalité, les acteurs principaux en furent Jésus
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et Judas. Pierre le renégat ne venant qu’en troisième lieu. Les autres apôtres ont disparu. C’est l’heure du courage des femmes, compagnes fidèles de leur Seigneur jusque dans la torture et l’agonie. Au passage, nous relèverons aussi cette petite touche d’orgueil de Jean qui profite de la situation pour se positionner comme le « disciple que Jésus aimait », celui qui se penche sur la poitrine du maître (voyez comme nous sommes proches !) et par qui Pierre, le chef du groupe, doit lui-même passer pour avoir des informations. Jean, ici, désire qu’on ne le mette pas dans le même sac que les autres. Lui n’abandonnera pas Jésus, il sera au pied de la croix avec les femmes et deviendra, par la volonté de Jésus mourant, le fils de Marie. La prétention n’est pas mince. Regardons bien cette bouchée de pain donnée et acceptée. Jésus la donne et Judas la prend. Comme un pacte. Signe double. D’une part, l’amitié affirmée et confirmée et, d’autre part, au creux de cette amitié, la trahison. L’irruption de Satan en Judas a lieu au centremême de ce geste. La séquence est la suivante : - Jésus offre la bouchée ; - Satan entre en Judas (v. 27) ; - Judas prend la bouchée et sort immédiatement. Avant, c’était le pain de l’amitié ; après, le grain amer de la trahison. En « inter-venant », Satan cisaille le lien entre Jésus et Judas d’Iscarioth.
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Enfin, la déposition de Jean de Zébédée nous place devant un mystère. Jésus, s’adressant à Judas, lui dit : « Ce que tu fais [ou ce que tu as à faire], fais-le vite. » Et, poursuit Jean, « aucun de ceux qui se trouvaient là ne comprit pourquoi il avait dit cela ». Saint Jean luimême ne semble pas avoir compris puisqu’il ne nous livrera pas la clé de cette énigme. On a, une nouvelle fois, en l’écoutant, cette impression qu’il rapporte fidèlement un fait, des paroles qu’il a bien entendues, mais que, pour ces dernières, il est a quia. Ici, il n’a trouvé aucune explication facile du type « parce qu’il est un voleur ». Mais cela nous autorise-t-il à faire l’économie de cette question ? Pouvons-nous faire comme si ces paroles n’avaient pas été prononcées ? Il est stupéfiant qu’un ordre ou une demande de Jésus prononcé en un moment aussi crucial soit traité avec tant de désinvolture. Nous en sommes réduits aux hypothèses, me direz-vous. Eh bien, formulons-en ! Nous verrons bien s’il y en a de solides. Pour ma part, je ne manquerai pas d’y revenir lors de ma plaidoirie. À ce stade, je note simplement la parenté entre ces paroles et le « Mon ami, fais ta besogne ! » de Mt 26, 50. Avant d’entendre la suite de la déposition de Jean, signalons que son récit résout la question que nous nous étions posée à la péricope no 7 concernant le dialogue
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impossible, proposé par Matthieu : « Serait-ce moi, rabbi ? — Tu l’as dit ! » (Mt 26, 25). La réponse est toute simple : saint Jean, qui témoigne après les autres, est le seul à avoir entendu ! Et il n’a pas eu le temps de donner la réponse à Pierre, puisque Judas a quitté l’assemblée dès qu’il s’est vu dénoncé.
Péricope no 20 : Jean 17, 11b-12 11b Père saint, garde-les en ton nom que tu m’as
donné pour qu’ils soient un, comme nous. 12 Quand j’étais avec eux, moi je les gardais en ton nom que tu m’as donné et j’ai veillé et aucun d’eux ne s’est perdu sinon le fils de la perdition en sorte que l’Écriture s’accomplisse. Jean est cohérent, il n’oublie jamais l’exception « sauf le fils de perdition ». Comme il avait déjà dit lors du lavement des pieds : « Vous, vous êtes purs, mais non pas tous. » Il savait en effet qui allait le livrer ; et c’est pourquoi il dit : « Vous n’êtes pas tous purs » (Jn 13, 10-11). Ici, Judas apparaît donc comme l’échec de Jésus. Mais s’il a perdu celui-là, c’est « pour que l’Écriture soit accomplie ». Mystère de la destinée de Judas. Et peut-il
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être coupable s’il est venu, lui aussi comme Jésus, pour accomplir l’Écriture ? Nous n’avons plus qu’à entendre comment Jean va nous raconter l’arrestation de Jésus. Moment dramatique entre tous. Dernière rencontre de Jésus et de Judas.
Péricope no 21 : Jean 18, 1-6 1 Cela dit, Jésus sort avec ses disciples de l’autre
côté du torrent du Cédron, où il y avait un jardin dans lequel il entre, lui et ses disciples. 2 Lui aussi, Judas qui le livre, sait le lieu, car souvent Jésus s’y est retrouvé avec ses disciples. 3 Judas donc, prenant la cohorte, et des gardes des grands prêtres et des pharisiens, vient là, avec lanternes, lampes et armes. 4 Jésus donc, sachant tout ce qui vient sur lui, sort et leur dit : « Qui cherchez-vous ? » 5 Il lui répondent : « Jésus le Nazôréen. » Il leur dit : « Je suis. » Judas aussi, qui le livre, se tient avec eux. 6 Quand donc il leur dit : Je suis, ils reculent en arrière et tombent sur le sol. Très intéressant ! Notez que ce sont les trois dernières apparitions du nom de Judas dans l’évangile de Jean.
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Elles nous confirment que Judas est bien un familier de Jésus, « Judas qui le livrait, connaissait l’endroit, car Jésus y avait maintes fois réuni ses disciples » (trad. TOB). Comment mieux dire que Judas participa à ces nombreuses réunions dans le jardin « au-delà du Cédron ». Pour saint Jean, c’est bien Judas qui emmène la milice. C’est lui qui la guide vers le lieu qu’il connaît. Mais pourquoi cette mention de la présence du traître au verset 5 ? Veut-on nous faire bien comprendre qu’il ne s’est pas éclipsé après avoir mené la troupe à bon port ? Ou bien Jean veut-il souligner que Judas a été confronté au « Je suis » de Jésus. Parole énorme qui provoque un mouvement de recul et les jette à terre. N’oublions pas que, lorsque saint Jean témoigne que Jésus a dit « Je suis », cela signifie, on ne peut plus clairement, que Jésus affirme sa divinité. Cet « εγο ειµι », JE SUIS, est une façon respectueuse de dire le Nom ineffable, imprononçable. C’est le Nom communiqué à Moïse (Ex 3, 14) et à Israël. C’est ce Nom, dans ce qu’il a de redoutable et de saint que l’évangéliste évoque ici 25.
25. Voir Annie Jaubert, Approches de l’Évangile de Jean, Paris, Seuil, 1976, p 164.
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Et pour qu’il n’y ait aucune équivoque, pour que nous comprenions bien qu’il s’agit ici d’une solennelle déclaration de sa divinité, Jean nous dit qu’après l’avoir entendue, ceux qui venaient arrêter Jésus en furent littéralement renversés. D’ailleurs, il suffit de voir la tête des envoyés de Jean, le fils de Zakkaï. Eux aussi savent qu’en Isaïe 43, 10 il est dit : « Afin que vous connaissiez et que vous croyiez et que vous compreniez que JE SUIS. » De même en Isaïe 43, 25 : « Je suis le JE SUIS qui efface vos péchés » ou en 51, 12 « Je suis le JE SUIS qui te console ». S’il en est ainsi, la réapparition de Judas au verset 5 qui, à première vue semblait inutile, signifie qu’à Judas aussi (surtout ?) fut révélé, en cet instant fatal, la divinité de Jésus. À l’instant même où Judas a terminé son rôle de traître, la divinité de son maître lui est révélée. Pour saint Jean, Judas ne quitte pas la scène sans savoir. Enfin, remarquons que Jean l’évangéliste passe au bleu la scène du baiser et la réplique de Jésus « mon ami, c’est par un baiser… » Pour lui cela n’apporte rien à l’essentiel : face aux ténèbres qui l’assaillent, Jésus affirme sa divinité. Ce qui est proprement renversant pour un « vrai juif ». ✶
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Avec cette dix-neuvième déposition s’achève la première partie de notre révision de l’affaire Judas. Nous avons entendu tous les témoignages. Place à la plaidoirie. ❧
Deuxième partie
La plaidoirie
Bien entendu, Mesdames et Messieurs, nous plaidons coupable. Que Judas (non point celui de Jacques, mais l’autre…) ait « livré » Jésus, cela ne fait aucun doute. Du moins, si nous avons attentivement écouté les témoins qui se sont succédé à la barre. Il ne s’agira même pas, pour nous, de plaider les circonstances atténuantes. Alors, pourquoi plaider, me direz-vous ? D’abord et principalement parce que cette affaire vous concerne. Elle vous concerne personnellement. Elle concerne votre vie spirituelle. Je suis convaincu que plus exacte sera notre connaissance de l’apôtre Judas, plus équilibrée sera notre vie spirituelle. Ensuite, parce que nos témoins, les évangélistes, nous disent expressément que Judas mérite notre attention. En effet, si Pierre est l’apôtre le plus mentionné dans les évangiles, et de très loin (une centaine de fois 26), c’est Judas qui vient en deuxième place avec 18 mentions 27. Après,
26. En ne tenant pas compte des citations en séquence, comme lorsque les douze apôtres sont tous cités où lorsqu’un groupe de plus de deux apôtres est cité (par exemple : Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean). 27. Toujours en ne comptant que les citations où le nom apparaît seul ou avec un seul autre apôtre.
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seulement, viennent Philippe (12 mentions), Jacques, le frère de Jean (10), André (8), Thomas (6), Barthélemy ou Nathanaël (5), Matthieu (4), etc. Ainsi l’énumération des douze commence par le nom de celui qui a renié Jésus trois fois et s’achève par le nom de celui qui le livra. Traître devant, traître derrière, voilà un groupe bien encadré ! Il me paraît donc que nous risquons de lire nos Évangiles de manière déséquilibrée si nous n’y donnons pas à Judas toute la place que les Évangélistes lui donnent. Dire simplement « Judas = traître » et considérer dès lors l’affaire comme entendue nous mériterait la réplique du Cyrano d’Edmond Rostand : « C’est un peu court, jeune homme ! » Enfin, l’étude de la relation entre Jésus et Judas ne pourrait-elle pas, aussi, nous faire approfondir notre connaissance de Jésus ? Si, comme le disent les anthropologues d’aujourd’hui, notre personne est un nœud de relations, de quel poids a pesé, pour la personne de Jésus, sa relation à Judas ? Le but de ma plaidoirie consistera donc à essayer de découvrir ce qu’à l’instar d’Albert Nolan on pourrait appeler le Judas « d’avant le christianisme 28 ».
28. A. Nolan, Jésus avant le christianisme. L’évangile de la libération, trad. de l’anglais par J.-M. Dumortier, Paris, Les Éditions ouvrières, 1979.
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Pour retrouver ce Judas-là, il nous faudra, dans un premier temps, le débarrasser du masque épais dont il a été recouvert : le mythe de Judas. Ce sera la première partie de ma plaidoirie. Ensuite, ce personnage ayant ainsi été décapé, nous laisserons apparaître celui dont nous parlent les évangiles lorsque nous les lisons sans être influencés par le mythe : le vrai Judas. Après quoi, il faudra prendre en compte les énigmes posées par l’homme ainsi découvert : les énigmes posées par Judas. Enfin, m’appuyant toujours sur les témoignages entendus, je vous donnerai ma vision des choses : le drame de Jésus et de Judas. Dans ma conclusion, nous verrons ce que la connaissance d’une telle destinée peut nous apporter comme fruits spirituels. ❧
Chapitre 1
Le mythe de Judas
« Que voilà qui est scélérat ! que cela est judas ! » (Molière, Le bourgeois gentilhomme, III, 10)
Pourquoi a-t-il fallu instrumentaliser si rapidement Judas et faire de lui l’archétype du traître ? Comment se fait-il qu’on ait pu si facilement lui faire endosser ce rôle ? D’abord et tout simplement parce qu’il n’était plus là pour se défendre. Les textes des évangiles se mettent en place lorsque les apôtres vivent encore. Si certains d’entre eux ne sont plus là, du moins trouve-t-on encore des communautés qui se réclament d’eux. Et si des fables sont racontées, il y a encore des témoins pour les dénoncer. Écoutez tonner saint Paul lorsqu’on essaie de tronquer les faits : « Car ces gens-là sont de faux apôtres, des ouvriers trompeurs, qui se déguisent en apôtres du Christ » (2 Co 11, 13). Rien de tout cela pour Judas. Il est mort avant le Christ.
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Dès lors, n’importe qui peut se permettre de dire n’importe quoi au sujet de Judas : personne ne défend un Judas. Ensuite, s’il est vrai que Judas est devenu, dans notre civilisation judéo-chrétienne, le type exemplaire du traître, il est aussi vrai que les hommes ne l’avaient pas attendu pour trahir. Le personnage du traître existait, dans toutes les cultures du monde, longtemps avant la naissance de Jésus Christ. Il suffisait tout simplement de faire endosser le rôle à Judas. La place était disponible depuis toujours. Elle fonctionnait sans heurt dans la communauté humaine. Enfin, ne sous-estimons pas, non plus, le poids terrible que faisaient porter, sur les jeunes communautés chrétiennes, les énigmes posées par Judas. (Nous les examinerons plus loin). Il était indispensable de leur apporter rapidement une explication simple et rationnelle. Matthieu, l’homme d’Église, a donc clos l’angoissant questionnement par une réponse obvie, « il l’a fait pour de l’argent ! » (voir Mt 26, 15 29). Et tous de pousser un « ouf » de soulagement. Voilà qui était clair. Humain. Compréhensible. Or, notons bien ce fait capital : Matthieu est le seul des quatre évangélistes à présenter la trahison de Judas
29. Notre péricope no 6, p. 25.
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selon la séquence : a) « Que voulez-vous donner à moi » et (à cette condition) ; b) « moi je vous le livrerai ». Le seul à postuler la cupidité de Judas. Jean ne décrit même pas cette scène, tandis que, pour Marc et Luc, l’argent n’est pas la motivation de Judas, mais la conséquence de la satisfaction des autorités. Judas leur ôte une épine du pied. En effet, nous dit Marc, « ils cherchaient à l’arrêter, mais ils eurent peur de la foule » (Mc 12, 12). Grâce à Judas, l’arrestation pourra se faire de nuit, en toute discrétion. On lui a donc « promis » de l’argent. Qu’il l’ait reçu, seul Matthieu — logique avec lui-même — le prétend. Mais ni Marc ni Luc ne disent que cet argent a bien été encaissé par Judas. Enfin, avouons qu’avoir fait de Judas la quintessence du traître est bien pratique. D’une part, il est impossible pour un bon chrétien de se trouver le moindre trait de ressemblance avec cette caricature (fonction déculpabilisante) et, d’autre part, tout catéchiste peut agiter cet épouvantail pour susciter une sainte crainte dans son auditoire (fonction repoussoir). Lorsque saint Jean composera son évangile avec ses disciples, la caricature de Judas sera déjà bien en place. Judas a disparu depuis plus d’un demi-siècle ! Or, Jean et les siens écrivent Juifs contre Juifs. Le Temple a disparu. La Torah est la référence. Saint Paul s’en est libéré.
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Les Juifs qui croient en la divinité du rabbi Yéshoua le Nazoréen ne sont plus persona grata dans les synagogues. On y prie le Seigneur contre eux. La communauté juive se déchire. Comment Jean et ses disciples peuvent-ils expliquer ce scandaleux déchirement aux juifs pieux qui font partie de leur communauté ? Heureusement il y a Judas. Et Jean va le charger à fond. Car le Judas de son évangile personnifie la perversité des « autres juifs ». Ce traître idéal permet à Jean un amalgame facile : « Ce sont eux les traîtres, comme Judas, et pas nous. Soyez rassurés, notre Seigneur lui-même a souffert une trahison, une déchirure semblable à la nôtre. Que nous soyons trahis par les nôtres ne doit ni nous étonner ni nous alarmer. En vérité, en vérité, je vous le dis, le serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni l’envoyé plus grand que celui qui l’a envoyé. Jean 13, 16 Rappelez-vous la parole que je vous ai dite : Le serviteur n’est pas plus grand que son maître. S’ils m’ont persécuté, vous aussi ils vous persécuteront ; s’ils ont gardé ma parole, la vôtre aussi ils la garderont. Jean 15, 20 « Il en est parmi vous certains qui ne croient pas » (Jn 6, 64a) et Jésus savait dès le commencement qui étaient les
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croyants et les non croyants ainsi que celui qui le livrerait (Jn 6, 64b). Notez l’amalgame quasi subliminal entre « ceux qui ne croyaient pas » et « celui qui le livrerait ». Ne pas croire c’est livrer le Christ. Et pourquoi celui-ci croit et celui-là point, ne sommesnous pas tous Juifs ? Réponse de Jean : cela dépend d’une libre décision de Dieu (Jn 6, 65). « L’un de vous est un diable ! » (Jn 6, 70). C’est le style d’invective de l’époque. Selon Jean, Judas est un hypocrite, un menteur et un « voleur » de la pire espèce : - il vole les pauvres (Jn 12, 6) ; - il est habité par le diable (Jn 13, 2) ; - c’est un faux ami (Jn 13, 18) ; - un fils de la perdition (Jn 17, 12) ; - un exécuteur de basses œuvres (Jn 18, 3). Dès lors, le ton est donné. Les rails sont placés. La version ébauchée par Matthieu et noircie par Jean devient la version officielle. Il n’y aura plus qu’à suivre avec la bénédiction des plus grands. Voyez, pour n’en citer qu’un, comment le grand saint Augustin participe au lynchage : « “Sur ces paroles, Jésus fut troublé en son esprit et déclara : En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera.” “L’un de vous” : il s’agit du nombre, non de la valeur ; de la proximité physique, non d’une parenté spiri-
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tuelle ; d’une union purement extérieure, sans aucun lien du cœur ; par conséquent, quelqu’un qui n’est pas véritablement de vous, mais qui doit sortir de vous 30. » Saint Augustin parvient ainsi à faire dire au texte de l’évangile exactement le contraire de ce qu’il dit ! Que voulez-vous, lorsqu’on a appris l’art du sophisme, on ne s’en défait jamais complètement. « Saint Augustin l’a dit », sommes-nous obligés de nous incliner, ici, devant cet argument d’autorité ? Et si, au contraire, en disant « L’un de vous », il s’agissait de la valeur, d’une parenté spirituelle, d’un lien du cœur ? Dans un autre sermon sur l’évangile de Jean, saint Augustin utilise à nouveau Judas : « “À ce moment-là, après la bouchée, Satan entra en lui.” Voilà le traître désigné, voilà les cachettes ténébreuses de son cœur mises à découvert. C’est une bonne chose que Judas a reçue, mais il l’a reçue pour sa perte, parce que c’est un méchant qui a reçu méchamment une bonne chose… Le Seigneur veut surtout nous enseigner par là combien 30. Augustin, Sermons sur saint Jean, cité par Maurice Vericel, L’Évangile commenté par les Pères, Paris, les Éditions ouvrières, 1965, p. 302.
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il faut prendre garde de recevoir une chose sainte avec de mauvaises dispositions. » Car ce qui importe avant tout, ce n’est pas la chose qu’on reçoit, mais celui qui la reçoit, ce n’est pas la qualité du don, mais celle de celui qui le reçoit 31. » On perçoit bien ici comment le mythe Judas fonctionne dans le discours de l’évêque d’Hippone. En l’occurrence, il sert à indiquer quel est la mauvaise et la bonne attitude à avoir vis-à-vis du pain consacré lorsqu’on communie. Bien que, dans l’absolu, contrairement à ce qu’affirme saint Augustin, il me semble que « la qualité du don » n’est pas à dédaigner. Il suffit, pour s’en convaincre, de songer au don que Dieu nous fait dans l’Incarnation. Quelle que soit la qualité « de celui qui le reçoit ». Si je peux me permettre. En outre, en déterminant à la place du Seigneur « ce qu’il veut nous enseigner », Augustin s’autorise une prosopopée qui mérite d’être questionnée : est-ce vraiment « ça » que Jésus veut nous enseigner ? Cette petite remarque moralisatrice et superflue concernant un acte mineur ?
31. M. Vericel, ibid., p. 302.
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« Lorsque le Seigneur, pain vivant, eut donné ce morceau de pain à celui qui était mort, et qu’en lui remettant ce pain il eut désigné le traître, il ajouta : “Ce que tu as à faire, fais-le vite.” Jésus n’a pas commandé le crime, il a seulement prédit à Judas son malheur et à nous notre bonheur. Qu’y a-t-il en effet de pire pour Judas, mais de meilleur pour nous, que le Christ soit livré : Judas agissait contre lui-même, mais en notre faveur. “Ce que tu as à faire, fais-le vite”, c’est moins pour hâter le châtiment du méchant que pour presser le salut des hommes 32 » (saint Augustin). Saint Augustin tient à écarter de nous l’idée que Jésus ait pu donner à Judas l’ordre de mettre en œuvre sa trahison. Cette idée ne doit en aucune façon nous effleurer, bien que lui, saint Augustin, l’ait eue. Par ailleurs, le grand saint estime que Judas « agissait en notre faveur » bien que « contre lui-même ». Étonnante affirmation. N’est-ce pas la définition du dévouement chrétien ?
32. J’en viens à me demander si l’habitude rhétoricienne du style antithétique ne conduit pas Augustin à tordre le fond pour sauvegarder la forme : vivant et mort, malheur et bonheur, pire et meilleur, contre lui et pour nous, châtiment et salut…
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« “Aussitôt la bouchée prise, Judas sortit. Il faisait nuit.” Et celui qui est sorti était luimême nuit. “Quand la nuit fut sortie, Jésus dit : Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié.” Le jour a donc parlé au jour (Ps 19, 3), c’est-à-dire le Christ à ses disciples fidèles, pour qu’ils l’écoutent et lui témoignent leur amour en le suivant. Et la nuit a parlé à la nuit, c’est-à-dire que Judas a parlé aux Juifs infidèles pour qu’ils viennent près de Jésus, se saisissent de lui et le mettent à mort » (saint Augustin). Admirable style oratoire du grand Augustin qui mêle ici harmonieusement l’antithèse (Jésus et Judas) et la symbolique (jour et nuit). On imagine sans peine l’admiration de son auditoire méditerranéen : « Comme il parle bien ! » Placé devant un choix aussi tranché, quel baptisé ne voudrait plutôt écouter et suivre le Christ que de le mettre à mort ? Vivre du jour plutôt que de la nuit ? Mais on perçoit à nouveau aussi que Judas n’est plus ici qu’un faire valoir. Comme il le sera tout au long des siècles.
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La trahison des traducteurs Il est banal de dire que les traducteurs trahissent. Il est utile pour notre plaidoirie de voir comment cette coutume s’est appliquée à Judas. Nous avions déjà abordé la question dans le commentaire de notre péricope no 10. Mais, chargé de la défense de mon client, je me dois d’y revenir et je prie les membres du jury de ne pas m’en tenir rigueur. Les textes grecs du Nouveau Testament connaissent au moins six Judas. Pour vous les présenter, pour que vous ne preniez pas l’un pour l’autre, les auteurs grecs sont obligés de les qualifier. Ainsi, ils vous diront pour l’un « Judas, le frère de Jésus » (Mc 6, 3 et Mt 13, 55), pour l’autre « Judas, (le frère) de Jacques (Lc 6, 16) ou (fils) de Jacques (Ac 1, 13 – BJ). Pour un autre encore, ils diront « Judas le Galiléen » (Ac 5, 37). Il y a aussi le Judas qui habitait la rue Droite, à Damas, dans la maison duquel Saul de Tarse, aveugle, prie (Ac 9, 11), et Judas le prophète, dit Barsabbas, qui avec Silas fut chargé d’accompagner Paul et Barnabé à Antioche. Sans parler de Judas, l’auteur de l’épître. Ainsi donc, l’Église du premier siècle est remplie de Judas. Dès lors, les évangélistes sont contraints, littérairement obligés, d’écrire pour distinguer notre client des autres : « Judas, celui qui devint traître » (Lc 6, 16b) ou « qui le livra ».
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Mais la plupart des traducteurs vers le français, convaincus de l’immaturité de leurs lecteurs, se sont autorisés à maquiller ces « Judas » et à les rebaptiser de temps à autre « Jude ». Ainsi, la Bible de Jérusalem donne à Jésus un frère Jude ; de même Jacques voit son Judas devenir Jude et, bien sûr, il n’y a que l’Épître de Jude qui mérite de figurer dans les écrits du Nouveau Testament. Cette illicite intervention sous prétexte de prévenance (l’éternel vice sous couvert de vertu !) donne parfois lieu à des contorsions des plus comiques. Voici, par exemple, la Bible pastorale de Maredsous qui, en Jean 14, 22, nous donne à lire ceci : « Jude (non pas l’Iscariote) lui dit… » Précision absurde, puisqu’il n’y a aucun « Jude l’Iscariote » ; mais, par contre, précision combien pertinente et utile si, respectant le texte grec, on traduit « Judas (non point l’Iscariote) lui dit… ». En escamotant les autres Judas, les traducteurs non seulement ont participé sciemment à la création du mythe, mais ils ont, en outre, commis une escroquerie intellectuelle qui interdira à leurs lecteurs une compréhension juste et une méditation éclairante du drame vécu par mon client. Monsieur le Président, je ne vous demande pas de supprimer des textes le prédicat « celui qui le livra », car,
33. Bible pastorale, version établie par les moines de Maredsous, Brepols, Turnhout, 1997.
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comme je vous l’ai dit en commençant mon exposé, nous plaidons coupable, mais je vous saurais gré d’insister auprès de Mesdames et Messieurs du jury pour qu’ils n’accordent pas à ce déterminatif plus de poids que celui donné par les auteurs grecs. Il ne s’agit pas d’une injure huée par une foule en colère, il s’agit simplement d’un moyen de distinguer mon client des autres Judas. Non pas un cri d’horreur. Une constatation tout au plus mêlée d’un étonnement, d’une inquiétude. ❧
Chapitre 2
Le vrai Judas
Efforçons-nous d’être objectifs. Imaginons que Judas soit notre fils et que nous essayions d’y voir clair. Supprimons ou suspendons pour un moment nos préjugés. S’il est encore possible 34. Retenons notre jugement. Que nous ont dit les témoins ? Que pouvons-nous dire en nous fondant sur leurs déclarations ?
L’Apôtre Judas Judas a d’abord été un disciple de Jésus. Un de ces hommes qui l’ont suivi depuis son baptême. Un de ceux que Jésus a regardés au fond des yeux avant de lui dire « Toi, suis-moi ! » Un de ceux qui ont répondu de grand cœur et totalement à cet appel. À cette vocation : suivre Jésus. Un de ceux qui a vécu dans la proximité du Maître (Mt 5, 1). De ceux qui l’écoutaient et lui posaient des
34. On prête à Albert Einstein cette appréciation : « Il est plus facile de détruire un atome que de détruire un préjugé. »
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questions (Mt 13, 36). De ceux qui l’ont prié (Mt 15, 23). De ceux qui, craignant de choquer les Pharisiens, lui ont fait des reproches (Mt 15, 12). Durant les trois années qu’il vécut avec Jésus, Judas partagea de nombreux repas avec lui et, comme les autres, fut agressé par les Pharisiens à ce sujet (Mt 9, 11). Judas obéissait aux ordres de Jésus (Mt 14, 22). Comme les autres disciples, Judas fut interrogé par Jésus (Mt 13, 13) avec qui il partageait les problèmes de l’heure (Mt 15, 32-33). Judas, après avoir été simplement disciple du Christ, a été choisi par lui avec onze autres pour faire partie des douze « envoyés ». Quel témoignage de confiance ! Douze personnes seulement, parmi la petite centaine de disciples, ont été appelées à faire partie de ce cercle d’intimes, de cette sorte d’état-major qui entourait Jésus. Ce corps d’élite prêt à mourir pour son Seigneur (Mt 26, 35). Et Judas en était. Comme apôtre, Judas a été envoyé en mission par Jésus avec pouvoir d’expulser les esprits impurs et de guérir toute maladie (Mt 10, 1). Il y a donc eu, en terre de Palestine, des hommes et des femmes qui se sont convertis au Christ suite à une prédication de Judas. D’autres personnes furent, par lui, guéries de leur maladie. D’autres encore furent libérées, par ses mains, de l’esprit impur qui les habitait.
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Lui aussi, fatigué par ses missions, ayant à peine le temps de manger tant la moisson était abondante, fut l’objet de la prévenance du Christ et se retira en sa compagnie dans le désert, « à l’écart » (Mc 6, 30.31). À chaque fois que Marc et les autres évangélistes nous parlent de Judas, ils n’oublient jamais d’indiquer qu’il est « l’un des Douze » (Péricopes nos 1 à 4). Au verset 19 du chapitre 14 (Péricope no 3), Marc et Matthieu nous disent que chacun des apôtres l’un après l’autre demande à Jésus : « Serais-je le traître ? » Pour Jean, ils se regardent les uns les autres, ne sachant de qui il parlait. C’est assez dire que chacun des Douze se sent capable de trahison et que chacun estime tous les autres capables de trahison (Lc 22, 23). Chacun se sent un traître potentiel. Oui, Judas est bien en osmose avec ce groupe-là. Seulement, lui « le livra ». On a un peu l’impression qu’il est celui d’entre eux qui réalise un projet que chacun était capable d’envisager. Judas est intelligent et volontaire. Il cherchait « comment » livrer Jésus « au bon moment » (Péricope no 2). Il a donc conçu un projet bien défini. Il y a mis de la réflexion. Ce projet, il le mènera à terme. Et il le réalisera en tenant compte de la situation : éviter le peuple, ne pas faire des vagues. Le mieux serait donc à la tombée du jour, quand le peuple est dans ses maisons. Il mène la troupe. Il convient de signes de reconnaissance.
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Judas est l’homme de confiance de Jésus. C’est à lui que la caisse du groupe est confiée, de l’aveu même de Jean ! C’est dire qu’il sait au moins compter. Judas est un être religieux. Il s’en alla chez les grands prêtres (Péricope no 2) Cela suppose au moins de savoir où les trouver, comment les aborder. On imagine mal un pêcheur à l’accent galiléen, un helléniste ou encore un publicain comme Matthieu avoir accès aux plus hautes autorités religieuses du pays. Sans doute a-t-il ses entrées au Temple de Jérusalem. Cela suppose une certaine connivence. Quand ils se sont réjouis, Judas participa-t-il à cette satisfaction ? Judas est l’ami de Jésus. « Celui qui plonge la main avec moi dans le plat » est la définition de l’ami comme nous l’avons vu dans le psaume 41, 10 : « Même le confident sur qui je faisais fond et qui mangeait mon pain, se hausse à mes dépens. » Et qui dira la qualité de l’amitié de Jésus ? Mais toi, un homme de mon rang, mon ami, mon familier, nous savourions ensemble l’intimité, dans la maison de Dieu nous marchions avec émotion ! (Ps 55, 14-15).
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Contre-interrogatoire du très vénérable saint Jean Mesdames et Messieurs du jury, comme vous l’avez entendu, les trois premiers témoins Marc, Matthieu et Luc ne se montrent pas particulièrement agressifs vis-àvis de la personne de mon client. On les sent plutôt fascinés par la découverte de cette réalité impensable : le Seigneur a été livré par l’un des Douze ! Seul notre dernier témoin, l’évangéliste Jean, charge Judas. Il en parle neuf fois. Son attaque est massive. Il ne rate aucune occasion pour en dire du mal. Avec votre autorisation, Monsieur le Président, j’aimerais donc pouvoir interroger ce témoin. [Le président acquiesce d’un geste de la main.] « Éminence, est-il vrai que les Douze se disputaient parfois entre eux ? JEAN — Cela arrivait comme dans toute communauté humaine. — Est-il vrai qu’avec votre frère Jacques et l’aide de votre maman vous avez fait du lobbying auprès du Maître dans le but de siéger à ses côtés dans la gloire ? JEAN — Ce sont Matthieu (20, 20-23) et Marc (10, 3540) qui m’ont fait cette réputation. — Votre frère Jacques, « fils du tonnerre » comme vous, était un personnage important du temps de Jésus, n’est-ce pas ? JEAN — Hum !
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— Il était bien avec vous et Pierre sur le Tabor lors de la transfiguration du Maître ? Les autres témoins parlent de lui comme d’un saint important. Pourquoi n’en dites vous pas un seul mot dans votre évangile ? Pourquoi ne le citez-vous pas une seule fois en dehors de la série des Douze ? Aviez-vous peur que sa réputation n’éclipse la vôtre ? JEAN — Je ne réponds pas à de telles insinuations. — En fait, vous vous estimiez le meilleur des Douze. Si la chose avait été possible, vous vous seriez hissé audessus de Pierre lui-même ? JEAN — Insensé ! — Pourtant, vous courez plus vite que lui, n’est-ce pas ? « Ils couraient tous les deux ensemble. L’autre disciple, plus rapide que Pierre, le devança à la course et arriva le premier au tombeau » (Jn 20, 4). JEAN — Oui [sourire], mais à l’époque, j’étais plus jeune. — Selon vous, il semble que Pierre ne sache rien faire sans vous. C’est par vous qu’il passe pour demander quelque chose au Seigneur. Je vous cite : « Simon Pierre lui fait signe et lui dit : “Demande quel est celui dont il parle” » (Jn 13, 24). Vous vous vantez par deux fois d’être connu du grand prêtre Hanne (Jn 18, 15 et 16). Vous soulignez que c’est grâce à votre intervention auprès de la servante qui garde la porte que Pierre parvient, lui aussi, à entrer chez Hanne. Vous dites : « Pierre se tient à la
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porte. L’autre disciple, connu du grand prêtre, sort et parle à la portière : il fait entrer Pierre » (Jn 18, 16). JEAN — La vantardise n’est pas mon fait. D’ailleurs, je ne dis pas que ce disciple, c’était moi. — Sans votre aide, il était incapable de reconnaître le Christ ressuscité. Je vous cite encore : « Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre : “C’est le Seigneur !” » (Jn 21, 7). Vous êtes toujours à ses côtés quand il faut, comme une sorte d’égal à lui : Je vous cite toujours : « Elle court alors et vient trouver Simon Pierre, ainsi que l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit : “On a enlevé le Seigneur du tombeau et nous ne savons pas où on l’a mis” » (Jn 20, 2). « Pierre sortit donc, ainsi que l’autre disciple, et ils se rendirent au tombeau » (Jn 20, 3). Vous vous moquez plus ou moins charitablement de lui, n’est-ce pas ? Vous soulignez sa nudité. Vous écrivez, par exemple : « À ces mots : “C’est le Seigneur !” Simon Pierre mit son vêtement — car il était nu — et il se jeta à l’eau » (Jn 21, 7). Vous relevez ses remarques incongrues : « Pierre lui dit : “Non, tu ne me laveras pas les pieds, jamais !” Jésus lui répondit : “Si je ne te lave pas, tu n’as pas de part avec moi” » (Jn 13, 8). « Simon Pierre lui dit : “Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête !” (Jn 13, 9). Vous notez ses gestes inadéquats : « Alors Simon Pierre, qui portait un glaive, le tira, frappa le serviteur du grand prêtre et lui trancha l’oreille droite. Ce serviteur avait nom Malchus » (Jn 18,
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10). Vous rapportez les réprimandes que lui fait le Sei-
gneur : « Jésus dit à Pierre : “Rentre le glaive dans le fourreau. La coupe que m’a donnée le Père, ne la boirais-je pas ?” (Jn 18, 11). JEAN — C’est la vérité. — Mais ce n’est pas tout. Vous vous prenez avec modestie pour le préféré, « celui que Jésus aimait » comme vous vous plaisez à le répéter ? « Un de ses disciples, celui que Jésus aimait, se trouvait à table tout contre Jésus » (Jn 13, 23). « Jésus donc voyant sa mère et, se tenant près d’elle, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : “Femme, voici ton fils” » (Jn 19, 26). « Se retournant, Pierre aperçoit, marchant à leur suite, le disciple que Jésus aimait, celui-là même qui, durant le repas, s’était penché sur sa poitrine et avait dit : “Seigneur, qui est-ce qui te livre ?” » (Jn 21, 20). Et, non content de vous élire le préféré de Jésus, vous prétendez aussi être resté courageusement au pied de la croix. Le seul des Douze. Ce que nient Marc et Matthieu : « Alors, les disciples l’abandonnèrent tous et prirent la fuite » (Mt 26, 56) ; « Et l’abandonnant, ils prirent tous la fuite » (Mc 14, 50) ; et ce que Luc ne mentionne pas. Pourtant, un tel exploit méritait d’être rapporté ! JEAN — Et pourtant, j’étais là. — Dans le fond, vous êtes convaincu d’être immortel. Je vous lis : « Le bruit se répandit alors chez les frères que ce disciple ne mourrait pas. Or, Jésus n’avait pas dit
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à Pierre : “Il ne mourra pas”, mais : “Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne” » (Jn 21, 23). JEAN — J’ai rectifié moi-même. — Enfin, car il faut bien y arriver, parlons de votre relation avec Judas. Est-ce parce que vous étiez jaloux de l’amitié qui existait entre Jésus et Judas que vous haïssiez tant ce dernier ? Ou craigniez-vous que Judas, plutôt que vous, ne siège à la droite de Jésus, dans son royaume (Mt 19, 28 et Lc 22, 30) ? Mais Judas, vous en aviez besoin. Vous ne pouviez pas le passer sous silence comme pour votre frère Jacques. JEAN — Je n’ai jamais haï personne. — Allons, allons, Très Vénérable ! Vous souvenezvous de cette femme qui est venue verser un parfum précieux sur Jésus ? C’était à Béthanie. Rappelez-vous, dans la maison de Simon le lépreux. JEAN — Oui, je vois. Hé bien ? — D’après Marc (14, 3-9) et Matthieu (26, 6-13), il y eut plusieurs disciples pour se formaliser de ce qu’ils considéraient comme un gaspillage. Pourquoi alors prétendez-vous que cette récrimination ne fut émise que par Judas seul ? Et pourquoi en profitez-vous pour ajouter que Judas volait l’argent des pauvres ? Cet acte de prévarication est un crime abominable, ne pensez-vous pas ? JEAN — Je ne vous le fais pas dire. Mais trahir mon Seigneur était plus grave encore. — Et qui peut le plus peut le moins. CQFD.
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Mesdames et Messieurs du jury, je vous laisse méditer cette réponse. Certains d’entre vous seront peut-être choqués de découvrir quelque mésentente parmi les apôtres, de voir apparaître chez eux des traits de caractère bien humains. Pour ma part, je m’en réjouis. Ce furent des hommes comme nous et je ne les en chéris que plus. L’aventure de l’Incarnation, ce projet de Dieu de s’unir à l’humanité, respecte toute la réalité humaine. Le contraire eût été désespérant. Et si Dieu, par son Fils, aime l’humain dans toute son épaisseur, c’est cet amour aussi qui le prend aux tripes et lui fait pousser ce « ouaïe ! », ce cri de commisération devant le drame de Judas. Cette lamentation nous oblige à nous interroger. Et quoi ? le Fils de l’homme plaint l’humain qui le livre, et nous, qui prétendons être de ses disciples, nous n’en ferions pas autant ? Notre Seigneur se lamente sur son sort (ouaïe 35 !) (Péricope no 3) et nous n’agirions pas de même ? J’entends ici un cri de miséricorde, de compassion, plutôt qu’un anathème. Mesdames et Messieurs, Judas ne fut jamais un petit traître de bas étage. Une petite frappe vénale. Otez-vous cela de la tête si vous voulez mesurer l’ampleur du drame 35. Car c’est cette interjection grecque que nos traducteurs rendent par l’exclamation : « Malheur ! » Loin de connoter une malédiction, cette interjection semble plutôt le début d’un thrène.
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que je vais déployer devant vous. Judas fut un apôtre, un très grand apôtre. Intelligent et généreux. Ami de Jésus. Et ce qu’il nous faut maintenant affronter lucidement c’est le fait qu’un tel homme ait trahi son ami Jésus. Comment cela fut-il possible ? Lui, l’un des Douze ? ❧
Chapitre 3
Les énigmes posées par Judas
En méditant sur l’apôtre Judas, en scrutant les témoignages à son sujet, on peut se contenter de souligner les contradictions entre ce qu’affirme un témoin et ce que prétend un autre. Ainsi, par exemple, qui de Matthieu ou de Luc a raison lorsqu’ils parlent du champ du Potier ? Sont-ce les prêtres qui ont acheté le champ du sang, comme le dit Matthieu (voir Mt 27, 6-10), ou bien l’acquéreur fut-il Judas lui-même, comme le déclare Luc en écrivant le discours prononcé par Pierre lorsqu’il fallut remplacer Judas (Ac 1, 18) ? À vrai dire, cette divergence de vue au sujet d’un point de détail ne nous étonne pas. Bien que jeune avocat, nous avons déjà entendu suffisamment de témoignages pour savoir que, même de bonne foi, les témoins peuvent se tromper. Plus importantes sont les « anormalités » contenues dans les témoignages. Des récits nous sont faits qui encapsulent en eux des points d’interrogation. En les écoutant, souvent de manière superficielle, tout nous paraît logique, comme allant de soi. Mais, lorsqu’on essaie de les entendre comme en une première fois, dans une vir-
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ginité originelle, on est soudain frappé devant telle ou telle incohérence. Alors, celle-ci éclate et exige une réponse.
Étrange candeur ! Vous vous souviendrez, mesdames et messieurs, de ce que notre témoin Matthieu nous a dit de la tristesse des apôtres lorsque Jésus leur eut annoncé que l’un d’eux allait « le livrer ». Les apôtres ne sont ni choqués ni révoltés, mais seulement « attristés 36 » à la communication de cette dramatique information. Bon, soit ! Et « … ils se mirent chacun à lui dire : “Serait-ce moi, Seigneur ?” » Étonnante incertitude ! Chacun d’entre eux pourrait être ce traître ! Mais il y a plus étonnant encore. Voici que Judas luimême pose la question de façon solennelle : « Serait-ce moi, Rabbi ? » Mais ! il est fou ou quoi, ce Judas ? Il sait qu’il va livrer Jésus, il sait que c’est lui le traître, et il pose la question ? Moi, à sa place, j’aurais tout fait pour ne pas avoir à la poser, cette question. J’aurais débarrassé la table, ou siffloté en regardant les poutres du plafond, ou pianoté sur la table ; mais, jamais, je ne me serais exposé
36. Chagrinés, affligés, ennuyés…
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à la cinglante réponse du maître. Je n’aurais pas même supporté son regard. À moins que Judas, à ce moment précis, ne savait pas encore qu’il était le traître ? Ou bien a-t-il parlé par bravade pour voir si Jésus, lui, le savait ? Ou pour savoir jusqu’où Jésus était capable de savoir ? Ou forcé parce qu’on faisait un tour de table ? Ou, mieux encore, suprême astuce d’un fourbe qui fait l’innocent ?
Étrange passivité ! Au cours du témoignage de Matthieu (Mt 26, 25, notre péricope no 7), nous l’avons entendu, Judas, qui le livrait, prit la parole et dit : « Serait-ce moi, rabbi ? » Il lui répondit : « Tu l’as dit », et Matthieu enchaîne immédiatement sur l’institution de l’Eucharistie. Cette absence de transition permet de déduire que Judas partagea avec ses compagnons le pain rompu et la coupe. Et quoi ? voici le traître démasqué et le repas continue comme si de rien n’était ? Personne ne lui met la main dessus ? Pierre ne sort pas son glaive ? Ah ! si nous avions été là, nous eussions bondi sur la table, plongé notre dague au cœur de l’ignoble en criant
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« Meurs, misérable ! », sûrs d’être récompensés par notre Seigneur. Pensez donc, avoir sauvé la vie du Sauveur ! C’est autre chose que le nez de Cléopâtre ! Et non, aucune enflure mélodramatique dans le témoignage de Matthieu. L’énigme est là. C’était Judas. Ils le savaient tous. Soulagés peut-être que la réplique du Christ ne leur ait pas été adressée. Puis ils ont mangé ensemble ? Ensemble, ils ont bu la coupe du sang versé pour le pardon des péchés ? Juste après le « Tu l’as dit » ?
« Mon ami, fais ta besogne » (Mt 26, 50) Et quoi, nous sommes au jardin des Oliviers, au cœur de la trahison, le fameux « baiser de Judas » vient d’être posé sur la joue du Christ, et… quelle est la réponse de celui qui est ainsi trahi ? On s’attend à une réplique à la Corneille ou Racine : « Tigre, tu m’assassines ! » Dans ce sens, celle de Luc nous convient déjà mieux : « Judas, par un baiser, tu livres le fils de l’homme ! » (Lc 22, 48). Mais, non ! Le Christ, selon Matthieu, dit : « Mon ami ! » Étonnant, non ? Et puis, il y a ce fameux « Fais ta besogne ! » qu’il faut rapprocher du témoignage de Jean qui rapporte que Jésus, lors de la dernière cène, trempe le pain dans le vin
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et le donne à Judas en lui disant : « Ce que tu fais, fais-le vite ! » (Jn 13, 27, notre péricope no 17). En trahissant, Judas obéirait-il à un ordre de son Seigneur ? Or, à chaque fois, un impératif précédé par une parole ou un geste d’amitié ? Bizarre, bizarre ! De quelle connivence s’agit-il là ? Mais, au-delà des énigmes suscitées par les témoignages, il y a les non-dits. Ces questions qui nous viennent lorsque nous méditons la vie de Judas dans son ensemble. Hors du texte.
La vocation de Judas Qu’est-ce qui a poussé Judas à suivre Jésus ? Dans quel état d’esprit était-il au moment où il a tout laissé pour suivre le Christ ? « Pierre se mit à lui dire : “Voici que nous, nous avons tout laissé et nous t’avons suivi” » (Mc 10, 28). Par quel projet était-il habité ? Certainement pas celui d’une taupe infiltrée au sein de l’équipe de Jésus « depuis le commencement » ! Car, en ces commencements, personne ne pouvait imaginer la suite. Un petit rabbi de province, alors qu’au même moment il y en avait de bien plus prestigieux ? Au début, il ne menaçait personne. Il faudra attendre que
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les autorités aient compris toute la subversion de son message pour qu’on se décide à agir contre lui. Mais qu’est-ce qui a donc bien pu séduire Judas en Jésus ? Tout quitter pour mettre ses pas dans ceux de Jésus était un acte lourd de conséquence. Quelle était la vocation de Judas ?
Mais pourquoi l’a-t-il « livré » ? Il était de notre nombre et avait reçu sa part de notre service comme dira Pierre, après sa mort (Ac 1, 17). Et, s’il vous plaît, ne me baillez plus cette histoire de trente pièces d’argent. C’est l’argument facile qui convient à tout le monde. C’est le raisonnement obvie qui clôt le questionnement. C’est la solution qui évite de chercher plus loin. En un mot, c’est indigne de vous, Mesdames et Messieurs du jury. C’est faire injure à votre intelligence. Nous savons que les sages juifs se plaisent à aller retrouver dans la Torah la phrase ou le mot qui illustrent tel ou tel fait de l’actualité sainte. L’Épître aux Romains de saint Paul en est un bel exemple. La prophétie de Zacharie étant là, l’évangéliste n’a pas résisté à une bonne citation. La question reste donc entière : pour que Judas aille livrer Jésus aux autorités religieuses du pays et non pas au pouvoir romain, il fallait une forte et profonde raison.
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Pourquoi s’est-il ensuite suicidé ? C’est vrai, quoi ! voici un homme déterminé dont le projet aboutit et qui, au lieu de se réjouir, va immédiatement se donner la mort. Souvenez-vous du témoignage de Matthieu tel que nous l’a traduit sœur Jeanne d’Arc (Mt 27, 3-5) : 3 Alors Judas, celui qui le livre, voit qu’il est condamné. Pris de remords, il retourne les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens 4 en disant : « J’ai péché : j’ai livré un sang innocent. » Ils disent : « Qu’est-ce pour nous ? À toi de voir ! » 5 Il flanque les pièces d’argent dans le sanctuaire. Il se retire, et s’en va se pendre. L’acte de se donner la mort par pendaison est aussi un acte grave. Sauf en cas de maladie, on ne se suicide pas sans raisons profondes, « vitales » oserait-on dire. Arriver au point où l’on compte sa vie pour rien, où on la sacrifie parce qu’il y a quelque chose qui l’exige, est un drame de poids pour toute vie humaine. En outre, la mort par pendaison est particulièrement mal vue dans le judaïsme ancien. Pour le Deutéronome, c’est le signe qui indique qu’un homme est maudit de Dieu.
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« Si un homme, coupable d’un crime capital, a été mis à mort et que tu l’aies pendu à un arbre, son cadavre ne pourra être laissé la nuit sur l’arbre ; tu l’enterreras le jour même, car un pendu est une malédiction de Dieu, et tu ne rendras pas impur le sol que Yahvé ton Dieu te donne en héritage » (Dt 21, 22-23). Cette loi est respectée par tous et, pour ne pas la souiller, le cadavre est jeté hors de la ville : « Quant au roi de Aï, il le pendit à un arbre jusqu’au soir ; mais, au coucher du soleil, Josué ordonna qu’on descendît de l’arbre son cadavre. On le jeta ensuite à l’entrée de la porte de la ville, et on amoncela sur lui un grand tas de pierres, qui existe jusqu’aujourd’hui » (Jos 8, 29). C’est aussi pour cette raison que Joseph d’Arimathie eut l’audace de demander à Pilate le corps de Jésus. Après quoi, Josué les frappa à mort et les fit pendre à cinq arbres auxquels ils restèrent suspendus jusqu’au soir (Jos 10, 26). Un suicidé dans la famille est infamant. C’est uniquement pour épargner cette infamie à son père Ragouël que Sarah renonça à ce projet :
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Ce jour-là, elle eut du chagrin, elle sanglota, elle monta dans la chambre de son père, avec le dessein de se pendre. Puis, à la réflexion, elle pensa : « Et si l’on blâmait mon père ? On lui dira : « Tu n’avais qu’une fille chérie, et, de malheur, elle s’est pendue »! Je ne veux pas affliger la vieillesse de mon père jusqu’au séjour des morts. Je ferais mieux de ne pas me pendre, et de supplier le Seigneur de me faire mourir, afin que je n’entende plus d’insultes pendant ma vie » (Tb 3, 10). De son vivant, on a soupçonné le Christ de vouloir commettre un tel acte : « Les Juifs disaient donc : “Va-t-il se donner la mort, qu’il dise : Où je vais, vous ne pouvez venir” » ? (Jn 8, 22). Et sa mort, pendu au bois de la croix, a clairement été comprise par tous les présents comme une quasi preuve de sa malédiction. Comme l’écrit saint Paul : « Le Christ nous a rachetés de cette malédiction de la Loi, devenu lui-même malédiction pour nous, car il est écrit : Maudit quiconque pend au gibet » (Ga 3, 13).
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Nous accomplissons un acte lorsque les motivations qui nous poussent à l’accomplir sont plus fortes que les freins qui nous en empêchent. Pour empêcher Judas de se suicider, il y avait deux freins : l’instinct naturel de survie et la pression religieuse et sociale. Et pourtant, il l’a fait. Pourquoi ? Pris de remords, nous dit Matthieu. Mais ça ne répond pas à la question. De quels remords s’agit-il ? « J’ai livré un sang innocent », précise Matthieu. Mais innocent de quoi ? Entre l’exécution de son projet, bien prémédité, et la mort infamante de Jésus, pendu au bois de la croix, il s’est passé en Judas quelque chose qui a conduit ce dernier à comprendre que Jésus était innocent de ce dont Judas le croyait coupable. Et cette erreur d’appréciation constitue une motivation suffisamment puissante pour balayer l’instinct vital et la malédiction divine ! La question est dès lors : de quoi Judas croyait-il Jésus coupable ? de quoi le découvre-t-il innocent ? Et que s’est-il passé entre ces deux convictions ? Or, Mesdames et Messieurs du jury, vous imaginez bien qu’il ne s’agit pas d’un crime banal. Judas, par exemple, n’a pas voulu livrer un voleur, puis découvert qu’il ne l’était pas. Ni un menteur, puis découvert qu’il ne l’était pas. D’ailleurs Jésus n’a pas changé de langage. Non ! Il faut que Judas — dans un premier temps — ait cru Jésus coupable d’un crime tellement abominable
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qu’il fallait absolument le livrer aux prêtres et il faut que — dans un deuxième temps — Judas se persuade de l’innocence de Jésus par rapport à ce soupçon. Ensuite — et dans un troisième temps — cette innocence dit à Judas quelque chose de Jésus, révèle quelque chose de Jésus. Quelque chose de tellement important que, aux yeux de Judas, le fait de l’avoir livré ferme sa destinée sur le suicide. Quel est ce secret de Judas ? Quel drame s’est joué entre Jésus et Judas ? Telle est la question. ❧
Chapitre 4
Le drame de Jésus de Nazareth et de Judas de Kariot 37
Mesdames et Messieurs du jury, dans les blancs des évangiles, nous pouvons laisser courir notre imagination à condition d’abord de n’être en contradiction avec rien de ce qui a été écrit noir sur blanc et ensuite à condition que ce que l’on imagine soit cohérent avec le souffle de l’Écriture. Le Premier Testament et le Deuxième, l’un éclairé par l’autre, forment un tout qui possède en sa ligne de crête une cohérence interne évidente pour le praticien. Cohérence étayée par toute la Tradition. Cohérence qui continue à être dégagée par les exégètes et les spirituels. Notre méditation ne peut donc pas s’imaginer en dehors de cette inspiration. J’attire l’attention des distraits parmi vous sur le fait que ce qui va suivre ne doit pas être cru a priori. Il s’agit d’une œuvre d’imagination. Tout appel à la sainte Inquisition serait impertinent. À vous d’édifier votre in-
37. Selon Christiane Saulnier, in DEB, p. 625.
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time conviction au sujet de ce drame et des personnes qui y furent impliquées. Adonc. Jésus et Judas furent de très grands amis. Des intimes. Ah ! je sais. En ce début de troisième millénaire, on ne sait plus imaginer ce que peut être l’amitié entre deux hommes sans la colorer selon les revendications des gay people, comme disent nos cousins anglo-saxons. Eh bien, faites un effort, Mesdames et Messieurs ! Imaginez une amitié virile. Vraie. Profonde. Dans le droit fil des exigences de la Torah. Judas a entendu parler de Yéchoua. Il s’est déplacé pour aller l’écouter. Il a été séduit. L’authenticité de l’homme Jésus l’a atteint en plein cœur. En lui, il a rencontré le Juif de ses rêves. Ses paroles sonnaient juste. Tout devenait limpide, clair comme le cristal. Rafraîchissant comme l’eau de source. Judas n’a pas hésité un seul instant. Pas une fraction de seconde. Sa vocation était là, devant lui, en cet homme. Le suivre, l’aider, lui sacrifier toute sa vie était l’action qui s’imposait. Judas prit sur l’heure cette décision. À peine l’avait-il prise qu’une immense joie éclata dans son cœur. Cette sensation indicible d’avoir choisi la route la plus épanouissante, un avenir plein de merveilles. Jésus aussi avait immédiatement repéré cet homme aussi grand que lui (1,81 m). Se déplaçant avec aisance
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parmi la foule. Il s’était assis au fond. Souriant de cette joie apaisée que l’on trouve aujourd’hui encore chez certains Hassidim. Habité par la mystique de ceux qui méditent sur la fin du prophète Élie. Il se dégageait de sa personne une puissante impression d’équilibre. Comme pour Jésus. « Alors, Jésus fixa sur lui son regard et l’aima. » Et Judas, contrairement à l’homme riche de saint Marc (Mc 10, 17-22) vendit tout ce qu’il avait et suivit Jésus. Et plus tard, lorsque Jésus décida d’en choisir douze, parmi la petite centaine de ceux qui le suivaient, durant la nuit qu’il passa à prier son Père de le guider dans ses choix, la personne de Judas s’imposa naturellement à lui. Judas fut élu par Jésus au rang d’envoyé personnel. Aujourd’hui, si l’on ne craignait pas l’anachronisme, on dirait qu’il le fit cardinal. Avec tout ce que cela représentait : la mission, l’exposition et la défense des thèses de Jésus, les fatigues de toutes sortes, la prédication, les guérisons, etc. Imagine-t-on tout ce que cela devait comporter concrètement ? Je pense, par exemple, aux discussions internes. Toutes les fois que Jésus dut prendre ses disciples à part pour rectifier ou préciser certaines de leurs affirmations ! Expliquer son comportement ! Justifier ses attitudes ! Quelle intimité aussi : le chant des psaumes au lever et au coucher du jour. Que de choses partagées : le vin
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de Cana, les blés de l’Hermon, le torrent au pied du Carmel, le miel 38… Tout au long de ces semaines, de ces mois, de ces années, les deux hommes apprennent à se connaître mieux. À s’estimer plus. Le cœur ne se pose pas de question, l’intelligence n’arrête pas de s’en poser. L’homme de Nazareth est un homme de cœur, il « est pris aux entrailles », il « frémit ». L’homme de Kariot s’interroge. Il lui est difficile d’agir sur un coup de cœur. Le nazoréen ne reprend jamais sa parole, le natif de Kariot, lui, a mis ses sentiments aux ordres de sa raison. C’est elle qui commande. C’est à elle qu’il convient d’obéir, même au prix de grandes souffrances sentimentales. Judas est l’homme de confiance de Jésus (c’est lui qui tient la bourse), intelligent, cultivé, religieux. C’est lui que Jésus préfère. Tout le monde le savait. D’où l’obligation dans laquelle se trouve Jean d’insister lourdement pour démontrer le contraire (cinq fois, et uniquement sous la plume de Jean, revient l’expression : « le disciple — ou celui — que Jésus aimait !). C’est donc à lui que Jésus partage ses interrogations les plus lourdes.
38. Voir le CD de Ruy Boff et Paul Maskens, Itinéraires spirituels 2, Namur, Fidélité, 1997.
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« Mais pour vous, leur dit-il, qui suis-je ? » (Mt 16, 15). Il est émouvant de voir jusqu’où la volonté du Verbe de s’incarner en l’homme le conduit à vivre les progressions de la compréhension. Comme il fut bébé, enfant, adolescent, puis adulte, ainsi est-ce progressivement qu’il en vint à comprendre qu’il était « le Messie, le Fils du Dieu vivant ! » (Mt 16, 16). Ah ! Mesdames et Messieurs du jury, nous chrétiens, nous avons tellement entendu cette affirmation (n’estelle pas le cœur de notre foi ?) que nous sommes incapables de l’entendre prononcée comme elle le fut pour la première fois. Dans la fraîcheur de son premier surgissement. Allons, forcez donc votre imagination ! Entendez Jésus prononcer ce « Qui suis-je ? » La plus humaine de toutes les questions. La question constituante de l’être humain : « Qui suisje ? » La plus angoissante aussi lorsque les gens veulent vous faire roi, vous proclament réincarnation d’Élie : « Qui suis-je ? » Et lorsque vous effleure la réponse de Pierre : « Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant ! » (Mt 16, 16), comment ne pas sombrer dans la perplexité la plus torturante : « Qui suis-je ? » Cette question-là, les deux amis en ont débattu souvent. En marchant côte à côte sur les chemins de Palestine, en se reposant au bord d’un puits, à l’ombre d’un
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micocoulier ou en partageant quelques olives auprès d’un feu de bois. Le cœur raisonnable de Jésus et la raison cordiale de Judas. Puis ce fut le drame. La déchirure. Un soir, seul en face de son ami Judas, Jésus lui confia : « Je suis le Messie, le Fils du Dieu vivant ! » Coup de tonnerre ! Cela, Judas ne pouvait pas le croire. Prétention extraordinaire de son ami. Blasphème entre les blasphèmes. Prophète, oui ! Guérisseur, certainement ! Homme bon entre les hommes bons, oui, oui, trois fois oui ! Ami des pauvres et des exclus, instaurateur d’un royaume d’amour, oui encore et tant de fois que vous le voudrez, mais le Messie, le Fils du Dieu vivant, ça, jamais ! C’est de la folie ! Qui dira le nombre d’heures que Judas passa à essayer de détromper son ami Jésus ? Qui dira l’abîme de désillusion dans lequel s’effondra son idéal ? Qui dira sa souffrance ? Son amertume devant l’entêtement serein de Jésus ? Il avait sacrifié sa fortune et quelques belles années de sa vie pour aboutir à cette impasse théologique : un brave homme, une crème de type qui se prenait pour le Messie, le Fils du Dieu vivant ! Lucide, Judas vit immédiatement qu’il ne lui restait qu’une chose à faire, amener Jésus devant le Sanhédrin. Les pharisiens avaient raison : « Et les scribes qui étaient descendus de Jérusalem disaient : “Il est possédé de Béel-
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zéboul”, et encore : “C’est par le prince des démons qu’il expulse les démons” » (Mc 3, 22). Leur amitié était d’une telle qualité qu’ils ne se cachaient rien. Ces hommes de sincérité se disaient tout, chacun cherchant la vérité, sa vérité, dans le respect de l’opinion de l’autre. « Mon ami, disait Judas à Jésus, ce que tu dis n’est pas croyable. Tu as choqué tous tes apôtres. En continuant à l’affirmer, tu nous obliges à te livrer à nos autorités religieuses. — Mon ami, répondait Jésus à Judas, à toi de voir. Agis selon ta conscience, mais constate au moins que tout nous conduit à croire cela. » « Et commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes, il [lui] interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait » (Lc 24, 27). Aussi Judas était-il tout perdu. Un jour, son cœur penchait pour Jésus ; un autre, sa raison rejoignait les critiques des hommes de la Loi. Et plus leur pression augmentait, plus la raison de Judas prenait le dessus. Si son ami se prend pour le Messie, quelle que soit l’amitié qui les lie, le devoir de Judas est de le livrer pour qu’il soit jugé et, s’il le faut — s’il s’obstine dans sa folie, ce qui est peu vraisemblable — qu’il soit éventuellement lapidé selon la loi. L’opinion de Judas ne s’est pas faite aussi vite que je vous l’annonce. Ce serait méconnaître l’ambiguïté de la nature humaine. Avant de prendre une décision importante, on balance. Des motivations vous poussent, des freins vous re-
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tiennent. De tous les décideurs de l’histoire et du monde, aucun, je dis bien aucun, ne s’est trouvé devant une décision aussi écartelante. En vérité, « Ouaïe ! », pauvre Judas torturé par un tel choix. Et Jésus qui le voit se débattre devant ce choix. Jésus qui comprend son angoisse et celle des autres apôtres. Jésus qui, lui, a fait son choix et s’angoisse pour les conséquences. Mais entre eux, la situation est claire. Leur amitié persiste. Quant à ce qu’il convient de faire : que chacun agisse selon sa conscience. « À toi de voir. Je prie pour ton bonheur », comme avait coutume de dire le père Anselme Gendebien 39. Ainsi donc jusqu’à la dernière cène, le doute persiste. Le repas est triste. La peur noue les estomacs. La menace d’une arrestation pèse. La tablée est moite de trahison. Dans un effort terrible, à contre courant violent, Jésus le Messie, pendant ce dernier repas, récapitule toute sa vie, dévoile son Père, dessine la destinée de l’homme et donne le sens de sa mort prochaine. Le pain. Mon corps. Le vin. Mon sang. Donné, partagé, répandu. Pour tous. En rémission des péchés.
39. A. Gendebien, Parole de moine, Paris, Duculot, coll. « Spiritualité », 1991.
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Judas, son ami, celui qui met la main au plat avec lui est, bien évidemment, du partage. Sa vie, Jésus la donne aussi pour son ami Judas. Hélas, la tristesse est trop lourde à porter seul. Jésus annonce la trahison. Chacun se demande : « Serait-ce moi ? » C’est à son ami Judas que Jésus répond : « Tu l’as dit. » Dès lors, sois conséquent avec toi-même, mon ami. Et ce cri de douleur sous les voûtes de la chambre haute : « Ouaïe ! » Malheureux Judas qui croit que son devoir est de livrer son ami ! Voilà le drame, Mesdames et Messieurs du jury. Judas était convaincu que Jésus était coupable du crime le plus grave qui soit pour un Juif pieux : se déclarer le Fils de Dieu. Voilà la seule raison valable que Judas avait de livrer son ami Jésus aux autorités religieuses de son pays. Il nous reste maintenant à comprendre pour quelle raison Judas se suicide, alors que son action a pleinement réussi. N’oublions pas que pour un Juif pieux, la vie est une réalité sacrée et le suicide abominable. Nous l’avons déjà vu. D’abord, les choses ne se sont pas déroulées comme Judas s’y attendait. Tout a dérapé. Rien ne s’est passé comme il se l’était imaginé. L’affaire lui a glissé des mains. Jésus confronté aux plus grands sages du pays, loin de faire marche arrière, a maintenu sa prétention insensée. Ensuite, de religieux, le procès a dévié en politique.
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En effet, certains religieux n’avaient pas du tout l’intention de se contenter d’une rétractation ; ils exigeaient l’élimination du subversif. Or, cela n’était plus en leur pouvoir. Dès lors, il leur fallait passer par la justice de l’occupant. Et les Romains avaient une manière d’exécuter bien à eux : la crucifixion. Judas a-t-il été dépassé par les conséquences de son acte ? A-t-il été doublé par ceux à qui il livra Jésus ? Lui avait-on promis un débat théologique, en cercle restreint, au lieu de cette remise entre les mains de l’occupant ? Est-ce ce sentiment d’avoir été trahi qu’il exprime lorsque, selon la traduction de sœur Jeanne d’Arc, « il flanque les pièces d’argent dans le sanctuaire » (Mt 27, 5). Sans doute y a-t-il de cela. Les choses ont été trop loin. Il n’avait pas voulu ça. Il a fait appel aux puissants et ceux-ci ont poursuivi leurs intérêts sans se soucier des siens. L’affaire est classique 40. Mais cela ne suffit pas pour justifier un suicide. Que la punition du blasphémateur ait été plus rigoureuse que prévu est dommage. Nous dirions aujourd’hui qu’il s’agit
40. Voir la fable de La Fontaine, « Le jardinier et son seigneur ».
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d’une bavure. On la regrette. On s’en excuse. Mais on ne s’en suicide pas pour autant. Il y a plus, car avant d’aller se pendre, le Judas de Matthieu affirme « J’ai péché : j’ai livré un sang innocent » (Mt 27, 4). Il déclare que, à ses yeux, Jésus est innocent. Et innocent de quoi, sinon du blasphème de s’être dit le Messie, le Fils du Dieu vivant ! Ainsi donc le combat intérieur de Judas qui s’était enclenché lorsque Jésus avait annoncé sa messianité et qui n’avait pas cessé depuis de déchirer Judas, ce combat, qui s’était conclu par la décision de livrer Jésus, ne s’était pas apaisé pour autant. C’est avec cette question au cœur que Judas a observé les conséquences de son acte. Il a suivi avec effarement la passion de Jésus. Il croyait l’affaire entendue. Le procès clos. Rien de tout ça. Le doute continuait à le ronger. Qu’est-ce qui a provoqué le renversement ? La conversion ? Comment est-il passé de la conviction du blasphème à la conviction de l’innocence ? Comment est-il passé de l’intime conviction que Jésus, son ami, était un illuminé, à la conviction intime que Jésus, son ami, était le fils de Dieu ? Est-ce qu’en voyant torturer son ami, des passages du prophète Isaïe lui auraient ouvert les yeux ? « Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance,
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comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié » (Is 53, 3-4). « Maltraité, il s’humiliait, il n’ouvrait pas la bouche, comme l’agneau qui se laisse mener à l’abattoir, comme devant les tondeurs une brebis muette, il n’ouvrait pas la bouche » (Is 53, 7). Judas aurait-il été le premier disciple [le premier homme ?] à croire en la divinité de Jésus de Nazareth ? Le premier à voir en Jésus, livré à la crucifixion, le Messie, le Fils unique du Père ? Mais s’il en fut ainsi, si, repassant en sa mémoire tous les entretiens au cours desquels son ami Jésus avait essayé de le convaincre, Judas arrive à l’intime conviction que Jésus était bien le Messie, le Fils du Dieu vivant, alors — ouaïe ! ouaïe ! — dans quel gouffre de douleur a-t-il été plongé ! Les yeux écarquillés d’horreur devant son crime, l’abomination des abominations, sous les hurlements de son cœur et de sa raison, il se découvre l’ami et l’assassin du Fils de Dieu.
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De tous les humains, Judas est celui qui a connu le plus douloureux sentiment de culpabilité. De tous les humains, Judas est celui qui a été le plus totalement convaincu d’avoir raté sa vie. D’avoir fait de sa vie l’échec le plus monumental qui soit. Or, les psychologues nous disent que les sentiments de culpabilité et d’échec sont deux motifs suffisants et nécessaires pour un suicide. Avant de nous détourner de ce drame et de conclure, n’oublions pas que Jésus et Judas, les deux amis, paient de leur vie cette aventure. À la fin de ces trois années de la plus belle vocation, de ces trois années de travail en commun pour annoncer la bonne nouvelle du Royaume de Dieu, ils ont tous les deux versé leur sang et donné leur vie. Morts à quelques heures d’intervalle. À quelques stades de distance. Judas premier croyant, premier martyr ? Mesdames et Messieurs du jury, nous ne vous demandons pas de nous acquitter, nous vous l’avons déjà dit en commençant notre plaidoirie, nous sommes coupables du plus grand crime qui soit. Nous vous demandons seulement de nous comprendre et d’avoir pitié de nous. ❧
Conclusion
Mesurons d’abord la dimension de la déchirure qui a séparé Jésus et Judas. Il ne s’agit pas d’un point de discussion banal. Il ne s’agit pas de savoir si la terre tourne autour du soleil. Non, ce qui a été discuté entre Jésus et Judas, c’est la question. Elle sépare encore aujourd’hui juifs et chrétiens. Mais ce fut, à l’origine, essentiellement une question judéo-juive. Au moment de l’histoire de l’humanité où elle se pose entre Jésus et Judas, les Juifs, contemporains du maître Yéchoua de Nazareth, peuvent s’enorgueillir d’avoir gagné le combat du Dieu unique. Ils ont pourfendu la superstition et la kyrielle des « dieux » adorés par les peuples voisins. Ces idoles qui « ont des yeux pour voir et ne voient pas, des oreilles pour entendre et n’entendent pas ». En effet, ils ont tenu aussi pour dieux toutes les idoles des nations, qui n’ont ni l’usage des yeux pour voir, ni de narines pour aspirer l’air, ni d’oreilles pour entendre, ni de doigts aux mains pour palper,
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et dont les pieds ne servent à rien pour marcher » (Sg 15, 15). Or voir, respirer, entendre, toucher sont les moyens dont nous disposons pour comprendre. Et c’est à partir de la compréhension des choses que se produit la conversion. « Tout cela, je l’ai vu de mes yeux, entendu de mes oreilles, et compris 41 » (Jb 13, 1). « Appesantis le cœur de ce peuple, rends-le dur d’oreille, englue-lui les yeux, de peur que ses yeux ne voient, que ses oreilles n’entendent, que son cœur ne comprenne, qu’il ne se convertisse et ne soit guéri » (Is 6, 10). Depuis des siècles avant Jésus, les maîtres juifs travaillent leurs Écritures sacrées. À Alexandrie, ils en ont fait une traduction en grec afin de pouvoir les citer dans leurs débats avec les philosophes grecs. L’idée du Dieu unique a pénétré la philosophie grecque. Ce n’est pas là une mince victoire pour les penseurs d’un si petit peuple. Depuis des siècles, ils
41. Ici, comme pour la citation de Is 6, 10 qui suit, c’est nous qui soulignons.
CONCLUSION
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rédigent la Mishna, ce code qui actualise la Torah, l’Écriture Sainte du judaïsme. Les écoles de pensées se succèdent et s’affrontent. À Babylone comme à Jérusalem, on entreprend de commenter tous ces textes. Travail gigantesque. Œuvre titanesque de l’intelligence et du cœur, dont le noyau vital est la foi au Dieu Unique, le Père d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Et voici que, soudain, apparaît un jeune rabbi venu de Nazareth : « De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon ? », raillait à l’époque ce véritable juif qu’était Nathanaël (Jn 1, 46) — qui se prétend le Messie, le Fils du Dieu Vivant, et qui laisse entendre qu’il serait bien Dieu lui-même ! Voilà que le Dieu Unique aurait un Fils égal à lui-même — Qui m’a vu a vu le Père (Jn 14, 9) — pourquoi pas un Esprit, tant qu’on y est ! Et en effet : « Mais le Paraclet, l’Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit » (Jn 14, 26). L’Évangile de Jésus ébranle le fondement même de la foi juive : le Dieu Unique. Pas question d’y trouver trois personnes. C’est proprement impensable. Cet homme mérite la mort. Ah ! si le débat n’était resté qu’entre Juifs, il se serait éteint peu de temps après la mort du séditieux. Or, voici qu’après sa mort, le juif Paul — qui a appris la Loi aux
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pieds de Gamaliel — mélange les Juifs croyant en Jésus aux goyim (les païens) qui se convertissent au même Jésus. L’horreur des horreurs. La contagion du mal. L’abandon des préceptes. Même si le brave Paul espère toujours réconcilier les uns avec les autres : « Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine, cette Loi des préceptes avec ses ordonnances, pour créer en sa personne les deux en un seul Homme Nouveau, faire la paix, et les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul Corps, par la Croix : en sa personne il a tué la Haine » (Ep 2, 14-16). Il faut donc bien comprendre que la question sur laquelle le pieux Juif, Jésus de Nazareth, et son ami Judas, le pieux Juif de Kariot, se sont penchés est une question d’une importance inimaginable dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui et s’étendront jusqu’à la fin des temps. Il n’est pas exclu d’ailleurs que, selon ce qu’en dit saint Paul, la destinée de l’humanité dépende de la solution qu’on y apportera.
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Dès lors, on comprend aisément que présenter Judas 42 comme un petit traître d’opérette vendant son maître pour arrondir ses fins de mois est totalement réducteur et ne correspond strictement à rien. C’est de la petite morale utilitaire : Attention, mes enfants, on ne peut pas trahir son ami ! Comme si l’Évangile avait été proclamé sur le monde pour annoncer ça ! Trahir quelqu’un, c’est le vouloir autre que ce qu’il n’est. C’est interférer dans son déploiement pour le gauchir. C’est vouloir incurver la trajectoire qu’il est en train de se créer. Tandis que l’essence de l’amour, c’est accueillir l’autre tel qu’il est, dans son dynamisme, dans l’actualité de son mouvement. Ne peser en rien sur ses décisions. Lui offrir pleine liberté. Accompagner son épanouissement. Le laisser se découvrir lui-même à nous. « Toi, révèle-toi dis qui tu es, quel est ton nom moi je me tairai, j’écouterai, je contemplerai la parole qui te racontera
42. Depuis toujours, on s’est servi de lui. L’Évangile de Judas, texte gnostique sur papyrus du IVe siècle découvert récemment, est une de ces nombreuses tentatives de récupération. On en trouve une bonne présentation par Alban Massie dans le no 68 de la collection « Que penser de… ? » Namur, Fidélité, 2007.
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de toi seul et de nul autre j’entendrai, comme il te plaît de te dévoiler ton secret, ton mystère, le cœur du cœur de ton essence, je ne veux l’entendre que de toi au tempo de ton choix : apocalypse-toi ! apocalypse-moi ! C’est ta parole et elle seule qui tissera ton image au fond de moi tu parleras, j’écouterai, je recevrai dans le silence les mots qui te dessineront. À deux genoux, les mains levées je t’abandonne l’initiative de ta manifestation le noyau de toi, la vie de ta vie, ton occulte identité, je ne veux la recevoir que de toi ! Au rythme de ton désir : apocalypse-toi, apocalypse-moi 43 ! »
43. Ruy Boff a écrit une belle musique sur ce poème. Voir le CD Ruy Boff et Paul Maskens, Itinéraire spirituel, Nethen (Belgique), Éditions du Renard bleu, 1995.
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À l’entame de la vocation de Judas s’est trouvée cette naturelle imperfection : vouloir l’autre pour soi. Sans en être pleinement conscient, Judas a vu en Jésus la possibilité de réaliser son projet, à lui, Judas. Jésus n’était pas cherché pour lui-même, mais seulement comme moyen d’accomplir le projet informulé de perfection, qui habitait Judas. Jésus fut instrumentalisé par Judas. Jésus était l’ami miroir, celui en qui Judas se voyait tel qu’il se rêvait. Et lorsque Jésus marqua son altérité — et quelle altérité ! — ce fut le choc pour Judas. Il faut encore, avant de conclure, remarquer la puissance du ton neutre employé par les évangélistes pour parler de Judas. Si l’on veut bien me suivre lorsque je prétends que les mots « celui qui le livra » n’ont pas l’emphase dramatique que nous lui donnons d’habitude, mais ne sont qu’un descriptif permettant de distinguer notre Judas de tous les autres. Si l’on veut bien remarquer que Judas est rarement mentionné sans son titre « l’un des douze », il faut avouer que cette banalisation est terrible. « Judas, l’un des douze, celui qui l’a livré » est un simple constat. Réaliste. Un fait qui nous appartient. Pas de pathos. Telle est la réalité. Il m’apparaît dès lors que le message que les évangélistes veulent nous transmettre à l’aide de l’énigme de Judas est simple et rude : la trahison est nôtre. Fichée au cœur de l’Incarnation. Quelque chrétien que nous soyons : baptisé, prêtre, diacre ou évêque, la trahison est nôtre.
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Est-ce que j’instrumentalise Jésus ? Est-ce que je me suis fait un Christ pour moi ? Un Christ « à ma mode », comme disent les gens d’ici. Ou bien est-ce que, enfin, m’oubliant moi-même, je suis parti à la découverte de qui il est ? Ai-je, dans cette aventure, vers cette rencontre interpersonnelle, brûlé tous mes vaisseaux ? Y suis-je allé à corps perdu ? À raison perdue ? À cœur abandonné ? Toute confiance déferlée ? Si nous souhaitons vivre une vie spirituelle réaliste, nous avons tous et chacun de nous — « un à un » comme dit Marc (14, 19) — à poser la question : « [N’est-ce] pas moi ? » « Judas aurait pu devenir un saint, le patron de nous tous qui ne cessons de trahir », a écrit François Mauriac 44. Trahir le Christ et, par conséquence, se trahir soimême. Se mettre en face de cette responsabilité-là. Simplement. Comme devant un fait naturel. Le jour se lève. Bien sûr, « il ne s’agit donc pas, dans cette juste responsabilité que nous prenons de nos fautes, de sombrer dans ce culpabilisme qui fait déshonneur à Dieu 45 ».
44. François Mauriac, La vie de Jésus, Flammarion. 45. Adolphe Gesché, Le mal, Paris, Cerf, 1993, p. 116.
CONCLUSION
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Mais l’excès contraire est tout aussi stérilisant : « Il se voit d’un œil trop flatteur pour découvrir et détester son tort » (Ps 36, 3). Ne serait-ce pas moi, Seigneur ? ❧
Table des matières
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
Première partie
LES TÉMOIGNAGES
1. Le témoignage de l’évangéliste Marc . . . . . . . . . 9 Péricope no 1 : Marc 3, 13-19. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 Péricope no 2 : Marc 14, 10-11. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Péricope no 3 : Marc 14, 17-21. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Péricope no 4 : Marc 14, 41b-50. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
2. Le témoignage de saint Matthieu . . . . . . . . . . . 23 Péricope no 5 : Matthieu 10, 1-5 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 Péricope no 6 : Matthieu 26, 14-16 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 Péricope no 7 : Matthieu 26, 20-28 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 Péricope no 8 : Matthieu 26, 47-50 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 Péricope no 9 : Matthieu 27, 3-10 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
3. Saint Luc à la barre des témoins . . . . . . . . . . . . . 41 Péricope no 10 : Luc 6, 12-16 14 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Péricope no 11 : Luc 22, 3-6 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 Péricope no 12 : Luc 22, 21-22 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Péricope no 13 : Luc 22, 47-48 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 Péricope no 14 : Actes 1, 15-26 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
4. Jean et ses disciples . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 Péricope no 15 : Jean 6, 64-71 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
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Péricope no 16 : Jean 12, 1-8 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Péricope no 17 : Jean 13, 1-11 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 Péricope no 18 : Jean 13, 18-19 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Péricope no 19 : Jean 13, 21-30 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Péricope no 20 : Jean 17, 11b-12 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Péricope no 21 : Jean 18, 1-6 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
Deuxième partie
LA PLAIDOIRIE
1. Le mythe de Judas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 2. Le vrai Judas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 3. Les énigmes posées par Judas. . . . . . . . . . . . . . . 115 4. Le drame de Jésus de Nazareth et de Judas de Kariot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 5. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150 ❧
Achevé d’imprimer le 10 avril 2008 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)
Paul Maskens
Par une méditation rigoureuse des textes du Nouveau Testament, l’auteur nous plonge au nœud de l’un des drames les plus poignants de la vie du Christ. Ses réflexions nous apportent des réponses neuves aux deux questions fondamentales de ce drame : pourquoi Judas a-t-il trahi Jésus ? et pourquoi s’est-il suicidé ?
Paul Maskens
On a trahi Judas !
On a trahi Judas
Paul Maskens est né en 1934. Publicitaire de métier, il est diacre permanent de l’Église qui est en Brabant (Belgique).
On a trahi Judas
Méditation sur le Nouveau Testament
Vie spirituelle ISBN 978-2-87356-400-1 Prix TTC : 10,95 €
9 782873 564001