Venise est une ville de Franco Mancuso

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I. La fabrique de la ville.

Il en va de même de toutes les villes : si l’on veut en comprendre le sens, il faut parcourir à nouveau l’itinéraire de leur formation et considérer le territoire qui les a fait apparaître et les a façonnées. À Venise, la difficulté s’accroît ; car à Venise, le territoire, c’est l’eau : l’eau des fleuves, l’eau de la mer en lutte perpétuelle, l’emportant tour à tour l’une sur l’autre, et brouillant à chaque fois les traces de ce qui préexistait. Du moins jusqu’au moment où la Lagune se met à connaître une certaine stabilité de formes et de fonctionnement, conséquence des interventions toujours plus précises que lui réserve la Sérénissime. Ce qui n’a lieu qu’au moment où la ville est déjà là tout entière — disons à partir du XIVe siècle —, où tout ce qu’on fait pour régler l’action des eaux sert à la protéger des risques d’une disparition soudaine. Il n’y a pas à Venise, comme on en trouve ailleurs, de terrains solides où lire les traces des origines, identifier les formes des implantations qui se sont succédé dans la longue 33

10. Vue perspective de la ville dessinée par Erhard Reuwich pour la Peregrinatio de Bern­ hard von Breydenbach (Mayence, 1486).

11. Paysage lagunaire, entre îles, velmes et barènes.


durée : pour la ville, on doit se fier à des témoignages et des documents d’archives, donc à des textes écrits, sur lesquels, du reste, les historiens ont accumulé des résultats exceptionnels et continuent de le faire, ainsi qu’à d’importantes découvertes archéologiques, et, pour la Lagune, aux trouvailles éclairantes de l’archéologie sous-marine. Les sources n’existent pas toujours — du moins comme nous le voudrions — : mais il y a Venise, qui nous permet d’échafauder des hypothèses sur sa physionomie initiale et les processus de sa formation urbaine, surtout si 34


l’on construit des triangulations significatives à partir de ce que l’on sait de certain de bâtiments et d’ouvrages datables avec exactitude. Il y faut une forte dose d’imagination, qui nous conduira malgré tout — l’exercice a ses avantages — à nous mettre dans les conditions de ceux qui ont construit cette ville au cours du temps et à découvrir comment ils ont résolu les mille problèmes rencontrés pour bâtir telle maison ou tel pont, creuser tel canal ou consolider tel terrain. Pour faire d’un marais une ville. 35

12. Détail du plan perspectif de Jacopo de’ Barbari (Venise, 1500) : vue de la terre ferme et des grandes îles.


13 et 14. Vues prises du campanile de San Marco, vers San Michele et vers Murano.

Il existe par ailleurs un point fixe, le plan perspectif très détaillé qu’en donne Jacopo de’ Barbari en 1500, mine inépuisable d’informations sur l’état ancien de la ville. Et enfin — ce n’est pas la moindre des ressources — il y a la toponymie citadine et les dénominations spécifiques des lieux, des objets, des ouvrages. On en fait ailleurs un usage heureux, mais — encore une fois — les choses sont différentes à Venise : c’est son site même, si particulier, qui a fait naître un vocabulaire souvent encore en usage, et ce vocabulaire est en synergie parfaite et indissoluble avec les contextes et les moments de la ville.

1. Formation urbanistique. Considérons d’abord le site où s’élève Venise : donc la Lagune, qu’il nous suffit de définir pour l’instant comme un vaste bassin marin disposé longitudinalement entre la côte occidentale du nord de l’Adriatique et la plaine vénitienne ; un espace entre terre et mer, long de 55 km en moyenne et large de 8 à 10, séparé de la mer par de vastes cordons de dunes entre lesquels s’ouvrent (aujourd’hui) trois passes — les bocche di porto, ces bouches permettant à l’eau de mer d’entrer (propre) et de sortir (chargée 36


15. Le réseau des canaux lagunaires, avec leur développement en arborescence inversée, et leurs troncs aux embouchures.

de déchets urbains et industriels), au rythme des marées. Venise est au centre de ce grand échange ; et, il y a cent cinquante ans encore, elle était une île. Indépendamment de ce qui a pu exister dans des époques antérieures — dans tous les cas, un contexte géographique à l’équilibre précaire, souvent submergé de façon soudaine, peut-être terrain centuriate à l’époque romaine, comme semble le soutenir une hypothèse ­récente, et non plus seulement vaste région dominée depuis toujours par l’eau, comme on s’était ­habitué à le penser traditionnellement —, reste le fait que lorsque Venise commence à prendre forme — autour du IXe siècle —, la Lagune est un vaste passage entre la mer et la terre ferme : un lieu où convergent depuis toujours, venant de la plaine, différents cours d’eau qui y pénètrent chargés de limon et de sable et se transforment en canaux pour se jeter dans la mer par les nombreuses embouchures s’ouvrant dans les cordons de dunes les plus extérieurs. La Lagune, en dépit de son apparent équilibre entre étendues d’eaux et terres émergées, s’est donc toujours caractérisée par une hiérarchie très nette, changeant avec 37


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le temps, définie par les sillons endiguant le courant descendant des fleuves et le flux montant des marées. Cette hiérarchie s’est modifiée avec le temps, mais elle fut déterminante pour l’établissement des premières implantations : Venise se forme précisément de part et d’autre d’un de ces sillons principaux (qui deviendra le Grand Canal), situé au point intermédiaire de l’embouchure originelle et informe des fleuves et de l’un des passages les plus importants entre la Lagune et la mer. Autant dire que nous pourrions aussi considérer Venise comme une ville sur un fleuve : un fleuve dont les eaux s’écoulent entre des rives liquides et changeantes avant de devenir un alignement de bâtiments, plutôt qu’entre les berges sèches d’un lit creusant la terre. La formation urbanistique de Venise suit pourtant un modèle singulier, très différent de celui qui unit toutes les villes de terre ferme et les fait généralement naître d’un nœud central — croisement de routes, château, sanctuaire, gué d’une rivière, source, port — devenant peu à peu leur barycentre physique et fonctionnel. La Venise des origines se développe, au contraire, à partir d’un ensemble de noyaux retranchés sur de premières terres insulaires indéfinies, 38


16 et 17. Photographies aériennes d’une partie de la Lagune nord et de la zone centrale de Venise, à la même échelle. La forme du Grand Canal est celle de l’un des nombreux canaux de la Lagune. En les parcourant, on peut, au­ jourd’hui encore, percevoir ce qu’était le site de Venise antérieurement à sa naissance.

émergeant péniblement de l’amas lagunaire, séparées entre elles par des canaux et d’amples étendues d’eau. Elle est une sorte d’archipel où les terres émergées sont, dans leur ensemble, nettement moins étendues que l’eau qui les sépare. Ces terres devaient représenter une zone correspondant à peu près à la Venise actuelle, du moins dans le sens de la longueur. En témoigne le fait que deux des églises les plus anciennes, comme le racontent les chroniques, San Nicolò dei Mendicoli et San Pietro di Castello, siège épiscopal, sont situées respectivement aux extrémités occidentale et orientale de la ville actuelle. Un milieu si inhabituel est déterminant pour le sort de la ville : elle s’est développée dans un lieu peu attirant, sans présences urbaines antérieures, un lieu protégé des rivalités médiévales qui menaient à la destruction fréquente des villes voisines établies à l’intérieur des terres. Venise prend corps du renversement conscient de l’anomalie du milieu ambiant et de la valorisation progressive et raisonnée de ses avantages : facilité de défense et de refuge, o ­ pportunité de développement des possibilités portuaires, faculté d’exploiter les ressources locales — pêche et surtout p­ roduction de 39

18-21. La ville se forme par crois­ sance organique de cellules rédui­ sant peu à peu les étendues d’eau qui les séparent. Hypothèse sur la formation urbanistique de Venise fondée sur la présence historique des églises : 1. fin du IX e siècle ; 2. dé­ but du XII e siècle ; 3. XIII e siècle ; 4. début du XIV e siècle.


23-24. Les îles de Torcello et de Burano.

22. Plan de Venise dessiné par Tommaso Temanza (1780), d’après un parchemin du XIV e siècle conservé à la Biblioteca Marciana.

sel —, non sans un détachement toujours plus marqué à l’égard des deux pouvoirs territoriaux d’Orient et d’Occident, en faveur d’une ouverture sur la mer. La ville n’est à ses débuts qu’un petit groupe d’îles précairement bâties, qui ne sont pas séparées les unes des autres au point de ne pouvoir se montrer dans leur ensemble comme une concentration habitée dans le vaste archipel de terres affleurantes. Elle n’est pas la seule, du reste, puisque quelques noyaux conventuels se formaient en même temps dans la Lagune, ainsi que d’autres établissements de moindre importance (dont certains sont toujours là aujourd’hui, comme Torcello et Burano, et d’autres au contraire ont disparu, comme Costanziaca et Ammiana) ; elle n’est pas non plus la première, si l’on tient compte d’autres implantations lagunaires qui, comme le montrent les recherches archéologiques les plus récentes, la précèdent de quelques siècles (toutes situées, du reste, de part et d’autre des fleuves-canaux les plus notables entre la terre ferme et la mer) ; et sans doute pas la plus grande, 40


si l’on considère que le siège du dogat, avant d’être au Rialto, se trouvait à Malamocco, et que Torcello fut un véritable noyau urbain. La ville des origines est donc constituée d’un ensemble de cellules urbaines élémentaires, dont les plus importantes se dotent peu à peu d’espaces et d’infrastructures essentiels, tels qu’un campo et une église, où convergent les premières communautés (en témoignent la grande quantité et la répartition très dense des églises dans la ville, ainsi que la permanence de la paroisse comme facteur d’identification urbaine et sociale). À la différence de la ville médiévale, où le barycentre physique — qui coïncide souvent avec le point de convergence des rues principales — est le lieu où se concentrent place, église et palais, et d’où l’organisme urbain se répand vers l’extérieur, il y a à Venise plusieurs barycentres, avec leur autonomie relative et leur identité. « Venise », écrira Francesco Sansovino en 1560 — « se présente non pas comme une seule ville, mais comme plusieurs, séparées et unies les unes aux autres […] de sorte qu’en sortant d’un quartier et en pénétrant dans celui d’à côté, on croirait qu’on sort d’une ville et qu’on entre dans une autre, pour la grande commodité et satisfaction des habitants et l’étonnement des étrangers »1. 1.   Francesco Sansovino, Venetia città nobilissima, Venise, 1581, livre IX, p. 146 ro (indiqué par erreur 140 dans l’ouvrage).

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25. Page de titre de l’ouvrage de Francesco Sansovino.



26-41. Les insule : différentes par leur étendue et leur morphologie, elles sont délimitées par des canaux et s’ouvrent sur un ou plusieurs campi. Ce sont les cellules élémentaires qui se sont développées sur des terres émergées et des assèchements successifs, en donnant forme, par leur réseau, à la ville.


42. Situation respective, dans la Lagune, de Torcello, Burano et Malamocco.

La ville se forme à partir de ces unités, selon une densification progressive et très homogène du tissu bâti et urbain : un processus qui part de la zone du Rivoalto et de San Marco et s’étend vite à tout l’ensemble habité, contractant ainsi les étendues d’eau entre les différentes îles, pour les réduire à celles des canaux actuels. La densification urbaine mène à la formation d’un tissu caractérisé par une grande homogénéité, où les seules entorses à ce maillage, constituées par des pièces d’eau internes, toujours plus sporadiques, et par les ouvertures des campi, ne contredisent pas l’isotropie particulière de Venise, qui ne cesse que là où la ville s’arrête, le long des rivages de la Lagune. Malgré cette singularité urbanistique, la ville se carac­ térise fortement, aujourd’hui encore, par la répétitivité des solutions bâties et des moyens constructifs et techno­ logiques adoptés pour faire face aux problèmes posés par sa nature particulière, et par le fait d’avoir suivi dès l’origine des règles et des modèles micro-urbanistiques, qui n’eussent pas été nécessaires en d’autres circonstances. Plus peut-être que dans toute autre ville, le rapport entre passé et présent s’exprime donc à Venise par des témoignages éloquents, tous encore reconnaissables dans sa structure actuelle. Venise est en effet ce qu’elle était à l’origine, et elle est en même temps tout l’opposé. Clarifions le paradoxe : 44


43-44. À gauche, plan de Venise, dans la Chronologia magna de Fra Paolino da Venezia (Venise, 1346). À droite, les églises de Venise, telles que les met en évidence Giorgio Bellavitis sur la base du plan de Fra Paolino.

la ville se construit sur une période relativement restreinte, à partir des derniers siècles du premier millénaire, et avant le XIVe siècle elle dispose déjà de toutes ses structures, ­campi, églises, canaux, rues, édifices, habitations, palais et entrepôts. Par la suite, si elle ne grandit plus, sinon par quelques colmatages périphériques (et bien sûr par les interventions plus récentes), elle se transforme entièrement à plusieurs reprises, se densifiant partout où c’est possible, au point qu’il n’y a pas de bâtiment, d’église, de palais, qui ne soit aujourd’hui le résultat de transformations successives.

45. Colmatage au nord de Murano.


Venise atteint très tôt une grande densité démographique : elle compte environ 133 000 habitants en 1353 ; en 1470, ils ne sont plus que 100 000, mais remontent à 168 000 autour de 1560 pour s’établir à près de 190 000 en 1570. Nouvelle baisse en 1633 : 102 000 habitants a­ ussitôt après la terrible épidémie de peste, et 138 000 en 1790. Étant donné qu’il faut attribuer toutes ces variations à des causes extérieures, surtout aux vagues successives d’épidémies de peste que la ville eut à subir, Venise a manifestement été conçue dès le début pour un grand nombre d’habitants.

2. Construire sur l’eau. Cette description rapide du contexte où naît la ville et de son processus de formation nous conduit à réfléchir sur les technologies particulières imaginées par les premiers Vénitiens pour permettre aux bâtiments de s’élever sur l’eau ou sur des terrains marécageux émergeant à peine, généralement boueux et instables, pour les consolider et pouvoir y construire ; pour se procurer l’eau douce nécessaire aux exigences quotidiennes et aux travaux spécifiques, dans un milieu fortement salin où il n’y avait pas de sources, de rivières, de lacs, et où l’on ne pouvait creuser de puits ; pour s’approvisionner en matériaux avec lesquels construire des maisons, des églises, des ponts, des palais, puisqu’il n’y avait rien alentour qu’on pût utiliser pour élever un mur et jeter les fondations d’un édifice. Et enfin pour se déplacer et transporter toutes choses, denrées, produits, matériaux, dans des espaces dominés par l’eau. Venise peut donc être interprétée comme un laboratoire continuel d’expérimentations technologiques, toujours originales et efficaces, et comme la réponse tangible et ingénieuse aux problèmes 46


posés par un milieu inhabituel et hostile à bien des égards : une réponse qui a fait naître des formes architecturales et des modèles urbains particuliers. Du moins jusqu’au moment — mais nous sommes alors à l’époque contemporaine — où apparaissent d’autres techno­logies, et où l’on donne des réponses qui engendrent, après les premiers essais d’assimilation, d’autres formes et d’autres modèles, et donc l’autre Venise que nous rencontrerons dans les chapitres suivants de ce livre. Tout le bâti vénitien est marqué par un problème complexe, en raison de la présence de terrains marécageux et de l’eau elle-même : celui des fondations sur lesquelles reposent les édifices. La question des fondations remonte au moment où, dans la ville, la maçonnerie remplace progressivement le bois. Les premiers lieux construits furent choisis pour la présence sporadique de terres émergées, dont les sols devaient avoir une consistance plus solide, due aux dépôts sableux du fleuve, un Brenta de jadis, pourrions-nous dire, considéré comme le site du Rivoalto. Les traces de fondations étudiées par les archéologues dans ces lieux révèlent l’emploi de technologies déjà coûteuses, mais probablement plus accessibles : zatteroni (formés de planches de bois 47

46. Fondations anciennes du Palais des Doges, avec mise en œuvre des zatteroni.


47. Schéma structurel des fondations des bâtiments vénitiens. a. pieux de bois enfoncés par percussion aussi profondément que possible. b. double lit croisé de planches de mélèze ou de chêne. c. maçonnerie de fondation.

48. Enfoncement des pieux à l’aide du « mazzuolo », années 1950. c b

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croisées disposées sur les couches sableuses) sur lesquels reposent des blocs de pierre. Ainsi des fondations primitives du Palais des Doges, et de celles de beaucoup de bâtiments progressivement dissous dans le cours ondoyant de la morpho­logie lagunaire. De ces premières interventions, le bâti se déplace sur les bords des insule — les terres émergées entrecoupées d’étendues d’eau qui deviendront vite des canaux —, en reposant sur des terrains souvent artificiels, réalisés avec l’apport de matériaux locaux et de la boue issue du creusement des canaux. Pour donner assez de consistance à ces terrains toujours essentiellement boueux, il fallait atteindre des couches où la portance du sol fût certaine, situées à une certaine profondeur par rapport au niveau des eaux : cinq, sept, neuf mètres de profondeur, jusqu’à rencontrer le caranto, couche argileuse de formation ancienne, suffisamment stable et consistante. On dut donc mettre au point une solution complexe qui, après les premières applications, prit la configuration d’un système composite à plusieurs couches : la couche la plus basse, complètement immergée, constituée de pilots de bois (aulne, orme, mélèze, longs de deux à trois mètres), disposés en platée (pour couvrir la surface entière) ou le long des murs, appointés et fichés dans le terrain jusqu’au caranto ; ces pilots, dont on avait scié l’extrémité, soutenaient, dans l’ordre, un plan48


49. Fondations sur lesquelles repose le pont du Rialto.

cher de bois, un soubassement de pierre (trachyte) couronné par une couche en pierre d’Istrie servant d’assise aux maçonneries en brique. Avec le temps, les pilots de bois immergés connaissent un processus de minéralisation qui en renforce la structure, tandis que le soubassement de pierre ne subit pas comme le bois l’exposition variable et délétère à l’eau et à l’air causée par les marées. Ce système devait être réalisé « à sec » : il nécessitait donc une sorte de bassin de travail temporaire protégé de l’eau par des structures provisoires, les casseri, formés d’un double rideau de pilots fichés eux aussi dans le sol, dont on remplissait les interstices avec la boue tirée de l’excavation, et que l’on démontait pour les récupérer au terme de l’opération. Tous les bâtiments vénitiens, sauf rares exceptions, s’élèvent sur des fondations de ce type (parfois hétérogènes, en privilégiant l’emploi des batardeaux pour les façades sur l’eau, et des caillebottis pour les murs intérieurs) ; mais il y a parfois des ouvrages plus singuliers comme le pont du Rialto, qui repose depuis plus de quatre siècles sur les encaissements réalisés en 1587 (du côté du ­Marché) et en 1588 (du côté de San Marco), conçus selon un ­développement original et intelligent en paliers capables de contrebalancer la poussée latérale de la grande arche, d’un poids considérable. 49

50. Ouvriers enfonçant des pieux, gravure de Giovanni Grevembroch, XVIII e siècle.


51-53. De gauche à droite : plan des églises de San G ­iovanni Elemosinario, de Santa Maria ­ ­Formosa et de San Giovanni Cri­ sostomo ; la construction emprunte sa forme à la Renaissance, les fon­ dations sont d’époque byzantine.

Opération longue et coûteuse, avec un emploi important de matériaux — bois, pierre, briques — précieux pour Venise, et sans possibilité de réutilisation, sinon comme fondations pour des bâtiments ultérieurs. La solution technologique des fondations a eu de grandes répercussions sur la configuration historique de Venise, parce qu’à chaque fois que s’est posé le problème de retravailler à un bâtiment — réfection, agrandissement, modernisation, changement de destination —, on a cherché à réutiliser les matériaux en laissant les fondations là où elles se trouvaient. C’est la raison pour laquelle la trame initiale du tissu bâti de Venise n’a pas varié dans le temps, qu’il s’agisse d’un bâti modeste ou d’édifices de plus grande importance. Beaucoup d’églises, par exemple, pourtant inté­ gralement refaites à la Renaissance, conservent la disposition originelle d’époque byzantine (comme San Giovanni Crisostomo, San Giovanni Elemosinario, San Geminiano), donnant lieu à des résultats d’une suggestion extraordinaire — surtout à Santa Maria Formosa —, où travées et langages indéniablement issus de la première Renaissance s’intègrent à une disposition spatiale nettement byzantine. Dans ce contexte, il faut considérer que l’intensité des transformations du bâti est due au manque de terrain disponible, donc à la difficulté de s’étendre physiquement, et à l’avantage qu’il y a, pour faire face à l’obsolescence 50


rapide des bâtiments, à les rénover fréquemment, plutôt qu’à les abandonner, à la faveur de nouvelles interventions. Énormément de bâtiments sont donc surélevés, gagnant considérablement en hauteur : au point qu’on peut dire que Venise a comme levé, et que la perception de l’éminence des grandes églises et des campaniles s’est atténuée, tandis que le manque de matériaux de construction, ou leur peu de disponibilité, a souvent imposé le remploi des mêmes éléments dans les transformations ou les restruc­turations du bâti. Il est déterminant que tous les matériaux de construction soient acheminés du dehors, par les canaux, la Lagune et la mer. C’est le réseau serré des intérêts commerciaux que Venise avait développés avec l’intérieur des terres et les rives opposées du nord de l’Adriatique qui l’approvisionne en éléments nécessaires à la construction : le bois pour les planchers, les couvertures, les chantiers, arrive dans la Lagune par flottage le long du Piave, en provenance du Cadore et d’autres territoires boisés, annexés progressivement par la Sérénissime ; le trachyte pour les fondations et le dallage des rues vient des Monts Euganéens ; l’argile pour les briques et les tuiles, de la plaine et des collines de la région de Trévise et de Padoue ; les marbres, de celle de Vérone et du Frioul ; les métaux, des mines de la région de Belluno ; la pierre blanche pour les décorations et les 51

54-56. Éléments réemployés comme pierres d’angle de bâti­ ments résidentiels : édicule funé­ raire romain sur les Fondamente dei Preti ; pierre tombale paléo­ chrétienne et fenêtre géminée du VIII e siècle sur la Riva del Carbon.


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