Balcons sur le Grand Canal de Amelia Rosselli

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Le soir du 16 janvier 1870, dans une vieille demeure sur le Grand Canal, à Venise, on attendait quelqu’un. Il faisait froid, il était tard : mais la consigne d’aller au lit avait été impunément violée par les jeunes gens réunis dans une salle à manger, autour de la table sur laquelle la Gazette de Venise, froissée, trahissait les mains différentes par lesquelles elle était passée ; les livres et les cahiers encore ouverts révélaient les devoirs et les lectures : les uns et les autres faits distraitement ce soir-là, dans une attente angoissée qui semblait interminable. Elena, vingt ans : sérieuse, presque maussade, comme si elle se trouvait là contre son gré ; ­Gabriele, figure décharnée d’adolescent de dix-neuf ans, aux épaules un peu étroites et aux yeux creusés ; Anna, onze ans, poupon rose et rieur qui mettait une note de gaieté joyeuse dans le sérieux différent des frères ~7


assis à ses côtés. Carlo, trop petit pour veiller avec les autres, était déjà au lit depuis un bon moment. Silence. Presque minuit. La petite tête bouclée d’Anna ployait comme une fleur sous le poids du sommeil. Ils l’avaient oubliée, c’est sûr. Elle aussi aurait dû aller au lit, comme son petit frère. Elle sourit dans le sommeil qui la prend de temps en temps, comme si le rire était en elle la floraison spontanée de sa nature ; et parfois sa voix fluette et douce rompt à peine le silence avec une question, à laquelle son frère répond d’un geste vague, un peu grave. Alors ses yeux interrogateurs fixent un point au-delà de la pièce, après le long couloir, après la vaste pièce au balcon donnant sur le Grand Canal : le seuil de la chambre lointaine où le Mystère est en train de s’accomplir… Tout à coup, un affolement soudain ; des pas courant çà et là ; un nouveau silence. Puis la porte s’ouvre : apparaît une figure d’homme, jeune encore, avec des moustaches et des favoris. Les garçons se lèvent d’un bond, ils courent à sa rencontre. « St’dé, st’dé pur : la xe una femina » (« Éteignez, éteignez donc : c’est une fille »). C’est ainsi, sans guère de gloire, qu’on a salué ma naissance. 8~


Bien sûr. Je venais au monde au mauvais ­moment (et à cet instant il n’imaginait pas, ce père déçu, que c’était cette petite créature dont il était ­excessif de saluer l’arrivée par de la lumière, qui deviendrait avec le temps sa préférée), après sept enfants, dont trois morts en bas âge ; avec une maman qui n’était plus jeune (quarante-deux ans), affaiblie par ses nombreux accouchements, et de plus par l’usage barbare, encore en vogue, des saignées répétées qui l’achevaient après chaque naissance ; à un moment extrêmement difficile pour les finances familiales, à la suite d’affaires malheureuses. L’ombre de ces ­fâcheuses affaires s’étend sur ma prime enfance comme un voile de mélancolie. Le premier, lointain souvenir, la première image que je retrouve fixée sur l’écran de ma vie est en effet un souvenir, une image de larmes. Je vois une figure de femme penchée sur moi, qui suis lovée sur un des longs sofas recouverts de toile cirée noire, dans la pièce ; j’entends ses mots entrecoupés de sanglots : « I me vol mandar via a mì invece de Teresa, va, va a dirghe che i me tegna, che mi resto anca per gnente… ve vogio tanto ben ; va, tesoro, va »*. * « Ils veulent me renvoyer au lieu de Teresa, va, va leur dire qu’ils m’ont, que je reste même pour rien… je vous aime tellement ; va, trésor, va. »

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La lumière soudaine d’une révélation : c’est donc pour cela, pour renvoyer Giovanna, une des deux domestiques, que papa et maman discutaient ensemble, enfermés dans le beau salon : « Va ! tesoro, va !… » J’hésite, j’ai peur. Elle me soulève, me pousse, m’accompagne devant cette porte fermée. C’est elle qui tourne la poignée, que je n’atteins pas ; elle recule d’un pas, en me poussant à l’intérieur. Papa et maman sont debout, la discussion est animée. Teresa, l’autre domestique, est avec eux. Sa vue paralyse en moi le peu de courage que m’avaient inspiré les larmes désespérées de la première. Je sens déjà, confusément mais avec certitude, que la cause est perdue. Que le destin est déjà scellé. Ils me regardent tous les trois, surpris. « Giovanna… », murmuré-je d’une voix à peine audible ; mais je sentais moi-même que je présenterais sa supplique sans aucune chaleur. « Quel’impostora, la mete de mezo perfin le creature picole… »*, accuse Teresa, triomphante. « La te ga mandà qua ela, no xe vero ? »**, houspille-telle au-dessus de moi. Je tremble. « Védeli, paroni ? Ghe l’ho sempre dito ?… »*** Elle avait donc commis * « Ah ! l’imposteur, elle se sert même des petits enfants… » ** « C’est elle qui t’a envoyée, hein ? » *** « Vous voyez, patrons, je vous l’ai toujours dit… » 10 ~


une faute grave, Giovanna, si le seul fait de m’avoir poussée à l’intérieur en qualité d’ambassadrice était une preuve de plus contre elle ! Je perdis tout courage, sentis l’inutilité des mots que j’aurais dû dire. « Sors », ordonna maman. Il n’y a plus qu’à obéir. Je me retrouve mécaniquement dans la salle à manger, où l’autre attendait, avec l’angoisse des ­condamnés. Elle me saisit le bras, m’attire à elle. « Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? » Je la regarde, ébahie. Je n’ai pas le courage de lui avouer que je n’ai même pas accompli ma mission. Mais elle comprend. Avec des larmes désespérées, elle me serre contre elle, convulsivement. Puis elle se sauve en courant le long du couloir, et disparaît. Je reste immobile, interdite, avec dans le cœur le sentiment vague de l’avoir trahie. J’éprouve pour la première fois une mortification qui me saisit. Je sens que j’ai manqué à un devoir. Je devais lutter et je n’ai pas osé. D’autres figures du riche passé qui ne nous appartenait déjà plus se détachent sur le fond de ma vie d’enfant et me remplissent d’un orgueil nostalgique. Celle de Domenico les domine toutes, imposante : notre ancien gondolier. Il vient parfois trouver maman ; il est sourd comme un pot. Il s’était fait une ~ 11


légende de sa surdité ; chaque fois qu’il venait, je l’entendais la raconter. Un jour, on lui avait ordonné de dresser en hâte le felze* sur la gondole, parce qu’il s’était soudain mis à pleuvoir à verse et qu’il fallait conduire les messieurs à la gare. Dans sa hâte, en se glissant sous le très lourd felze pour le soulever, il s’était cogné la tête contre le toit avec une grande violence. Il en était resté presque assommé. Depuis lors, il n’entendait plus. Et en effet, il fallait, pour lui parler, hurler comme dans la bourrasque ; il mettait sa main en cornet derrière l’oreille pour saisir les sons qu’il pouvait — hélas, presque toujours en vain. Si maman se trouvait là quand il faisait son récit, je la voyais faire de vagues signes de dénégation, l’air compa­tissant. La vérité était différente, semble-t-il : c’est que Domenico était dur d’oreille depuis sa jeunesse, et qu’avec l’âge, bien sûr, l’infirmité s’était aggravée ; mais le vieil homme aimait se croire victime de son devoir et imputer à sa surdité son licenciement de la maison. Il en avait été réduit à être gansér** pour la traversée du Canal. Il me prenait souvent sur ses * Petite cabine amovible protégeant les passagers par mauvais temps. ** Nom vénitien de celui qui, aux endroits du Grand Canal où il n’y a

pas de ponton, aide de sa gaffe (ganso) les embarcations à accoster, et les pousse à leur départ.

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genoux, et, en s’excusant des piètres vêtements qu’il avait, se plaisait à me décrire ceux qu’il portait autrefois, quand il était « gondolier de casada »*. Je l’écoutais, ravie. « E intorno a la vita, portavo la fossa celeste, col fiocco da una parte. Fazevo la mia mata figura, ­paronsina, a popa… »** Quel orgueil de m’entendre appeler « paronsina » ! Dans des récits imaginaires auxquels eux seuls croyaient, le vieil homme et l’enfant mêlaient leurs vérités puériles. Ce fut surtout grâce au vieux Domenico que le passé de ma famille acquit à mes yeux un faste qu’il n’avait jamais eu en réalité, bien que du côté de ma mère, nous fussions apparentés aux familles les plus en vue de Venise, du monde juif bien sûr. Mais ce qui frappait par-dessus tout mon imagination, c’était « le garde ». De toutes les richesses familiales passées, il en restait encore une à l’époque de ma toute première enfance : un bois dont je sentais — à ma grande douleur — que papa voulait se défaire ; mais, par chance, il ne parvenait pas à trouver d’acquéreur. * Gondolier d’une grande maison. ** « Autour de la vie [anatomiquement entendue], je portais la ceinture

bleue avec le nœud sur le côté. J’avais une drôle d’allure, petite maîtresse, à la poupe… »

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Le garde venait toutes les semaines à Venise faire son rapport. Je ne saurais dire quel sentiment démesuré de grandeur me donnait de le voir entrer à la maison, et, vêtu à la militaire, se tenir debout au garde-à-vous devant mon père, après s’être débarrassé du fusil. Je n’ai jamais su s’il s’habillait ainsi à cause des obligations de son emploi, ou s’il portait abusivement la tenue de soldat pour se donner de la dignité, mutilé qu’il était d’une main. Là aussi, deux versions avaient cours : celle du garde — il avait été blessé à je ne sais quelle bataille pour l’indépendance ; et l’autre, familiale — il avait perdu sa main dans l’explosion d’une cartouche en allant à la chasse. Je penchais évidemment pour la légende. La venue hebdomadaire du garde était pour moi un événement. Quand Teresa venait avertir papa que le garde était là et que papa lui disait de le faire attendre dans l’antichambre, je m’y précipitais. Lui aussi, comme Domenico, me prenait sur ses genoux, après s’être assuré que la courte épée qu’il portait à la ceinture de sa tunique ne pouvait me blesser. J’éprouvais une secrète répulsion devant ce moignon qu’il ne cessait d’agiter en parlant et qui dépassait régulièrement de sa manche, et j’étais en même temps étrangement attirée. Il me faisait 14 ~


d­ ’interminables récits de batailles — peut-être imaginaires — auxquelles il avait participé, et, comme elles m’intéressaient médiocrement, je m’amusais pendant ce temps à suivre mon reflet dans les boutons brillants de sa longue tunique de soldat. Il avait les cheveux roux, la peau tavelée de taches de rousseur, une barbiche au menton, taillée en pointe. Mais quand il me parlait du bois confié à sa vigilance, j’étais tout ouïe. Ce bois que je n’avais jamais vu était pour moi comme un monde fantastique : je ne connaissais que les quelques arbres qui dépassaient du mur de tel jardin solitaire au bord d’un rio*, et ceux qui ornaient en bouquets les Giardini, à l’autre bout de Venise, où mes petites jambes me conduisaient rarement (à cette époque, il n’y avait pas de vaporetti). Le bois lointain prenait des proportions énormes dans nos imaginations respectives. Le garde le décrivait peuplé des oiseaux les plus divers, dont il reproduisait le cri ; par je ne sais quelle mystérieuse cruauté, je frissonnais, mais non sans plaisir, à l’énumération des massacres qu’il avait faits, jusqu’à ce qu’il me promît un jour de m’apporter un pinson à garder en cage. Mais * À Venise, petit canal (le mot de canal étant réservé, dans Venise même, au Grand Canal et à celui de la Giudecca).

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hélas, ma joie fut de courte durée. Il avait aveuglé le pauvre oisillon pour qu’il chantât mieux et davantage. Sa petite tête coiffée de rouge se tournait rapidement ça et là en laissant voir tour à tour les orbites vides. Le garde cherchait, par des bavardages incessants, à me consoler de ma déception et à me convaincre de la nécessité de cette cécité. L’opération avait presque réussi quand l’intervention de maman interrompit son flot de paroles : il reçut l’ordre de remporter l’oiseau. Je pleurai. Le garde me promit de m’en apporter un autre, avec les yeux sains. Mais il était dit que ses oiseaux ne devaient pas avoir de chance. Je ne me rappelle plus de quelle espèce était celui qu’il m’apporta la semaine suivante ; je me rappelle seulement qu’il me dit — j’en frissonne encore… — qu’il ne se nourrissait que de vers. Il avait pris pour moi, avec l’oiseau, une boîte de ces vermiceaux. Je crois voir encore le mystérieux colis palpitant des innombrables vies grouillant à l’intérieur. Il m’apprit comment faire pour nourrir l’oiseau. Je devais, sans ouvrir l’emballage, y introduire une brindille, et, dès qu’un ver s’y était attaché, l’offrir à la rapacité du volatile au bout de la brindille. L’oiseau s’en montra particulièrement friand. Je regardais, terrorisée. J’eus ainsi la première vision de l’impitoyable loi de la nature : les uns mangent, 16 ~


les autres sont mangés. Il semble que cette espèce d’oiseau ait été alors très appréciée à Venise : il y avait des boutiques où l’on vendait les malheureux vers destinés à leur servir de repas. Mais le garde devait craindre une deuxième intervention maternelle (il était intimidé par maman ; je sentais moi aussi la sourde hostilité qu’elle avait à son égard ; je l’avais entendue parler plus d’une fois, dans ses conversations avec papa, de « ce filou de garde »), parce que cette fois il me remit oiseaux et vers en cachette, et repartit avant que les autres, à la maison, ne remarquent ce cadeau embarrassant. Embarrassant, vraiment, parce que je n’avais pas le courage d’introduire la brindille dans le grouillement vermivore, et que personne ne semblait disposé à m’aider. L’oiseau terrible criait famine. Un jour, je tentai, en prenant mon courage à deux mains, d’entrouvrir l’effrayant paquet : les vers se répandirent sur la table et par terre. Je laissai tomber en hurlant brindille et le reste. Teresa accourut. À partir de ce moment, pendant une semaine, c’est elle qui assuma la tâche éprouvante de nourrir l’importun dont je ne savais plus comment me défaire. Le garde le remporta. Je crois qu’au lieu de m’offrir des oiseaux, il aurait dû veiller à tout autre chose à la maison. Il devait ~ 17


y avoir, entre son maître et lui, des accords qu’il ne respectait pas, pour des raisons qu’il exposait à papa dans un flot de paroles. Papa enrageait spécialement à cause du bois que le garde trouvait moyen de ne jamais apporter, au prétexte, ou au motif, qu’il n’y en avait pas. Un jour que la dispute entre papa et lui était particulièrement animée, je l’entendis s’écrier : « Ma cossa vorlo che ghe sia legna, co’ quei quatro alberi che ghe xe in tuto… »* J’eus un coup au cœur. Est-ce à papa que le garde mentait à présent, ou m’avait-il toujours menti en me vantant l’immensité de la forêt lointaine ? À partir de ce moment, le doute pesa sur ma petite âme et dissipa tout l’enchantement des récits suivants du garde. Un peu plus tard, j’entendis parler à la maison d’un changement dans la personne du garde forestier : on en vit une ou deux fois paraître un autre, non plus en tenue militaire, comme le garde de mon cœur ; mon intérêt pour le bois s’atténua, sans compter que les récits mirobolants me manquaient. Le nouveau gardien, lui aussi, ne se montra plus après les premières visites : je crois que le bois qui avait si longtemps * « Mais pourquoi voudriez-vous qu’il y ait du bois, avec les quatre arbres qu’il y a en tout… »

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enflammé mon imagination enfantine avait alors trouvé un nouveau maître, peut-être plus avisé. Je me tournai vers d’autres choses. Le fond de ma vie d’enfant dans la ville lagunaire remplie de silence était si monotone, si immobile, que le moindre événement, le fait le plus minuscule, se détachait sur lui et prenait des proportions gigantesques. (Je reprends la rédaction dans les derniers jours de février 1932.) Silence de Venise, de la Venise d’alors : immense, ponctué par intervalles de bruits familiers qui ne semblaient exister que pour le rendre palpable et omniprésent. Tambourinage monotone, l’hiver, dans certaines journées d’ennui, de la pluie contre les vitres. Sur l’eau grise, plombée du Grand Canal, vol bas des cocai (des mouettes), aux reflets à peine plus clairs, en quête de la nourriture refusée par la mer démontée, si proche. Mer qu’on ne voit pas mais qu’on entend, le soir, quand elle est mauvaise, avec son grondement sombre qui m’inspire de l’effroi quand Teresa ouvre la fenêtre de la chambre pour tirer les volets. ~ 19


« Senti, picola, el mar che ruza »*, crie-t-elle, alors que sa courte figure trapue, juchée sur une chaise pour parvenir à décrocher, bras tendus, les volets fixés au mur, est éclairée de dos par la lumière de la chandelle tremblant sous les rafales de vent, et qu’elle se détache en clair sur le fond noir de la nuit. La chandelle s’éteint presque. Je me cache la tête sous les couvertures. Commence alors pour moi, restée seule bien que je supplie Teresa de ne pas me quitter — mais « ti lo sa che la mama non la vol che mi resta qua a farte compania »**, me répète-t-elle, en tirant une dernière fois le grand châle de laine où elle s’emmitoufle du matin au soir et dont je serre convulsivement un pan —, la longue terreur nocturne peuplée de fantômes, qui me tient éveillée jusqu’à ce que maman vienne dans ma chambre. Parfois, l’angoisse était si forte que je me levais, et qu’après avoir cherché la porte à tâtons, folle de ­terreur — car, par un étrange phénomène dû à mes yeux effrayés, la forme de la chambre changeait, et le rai de lumière qui filtrait de la fenêtre fendait l’obscurité de la chambre là où la porte aurait dû se trouver —, * « Écoute, petite, la mer qui gronde. » ** « Tu sais que ta maman ne veut pas que je reste ici à te tenir compagnie. » 20 ~


je me précipitais en chemise au dehors, traversais la grande pièce et le couloir, et pénétrais en une course folle, comme un bolide, dans la salle à manger où se tenaient les grands, réunis autour de la table. Le visage surpris et sévère de maman me glaçait : à la peur s’ajoutait la honte. Teresa, à laquelle il était demandé de me ramener dans ma chambre, ouvrait alors, en écartant les bras, son large châle où je me blottissais tout entière, comme un oisillon perdu, retraversant ainsi, à l’aveuglette, dans un instant de bonheur, le plus lentement possible, le couloir et la pièce, pour retourner au martyre de ma solitude. Ma mère avait-elle raison ou tort de vouloir m’habituer ainsi à surmonter seule mes terreurs nocturnes ? Je me le suis souvent demandé quand, ­maman à mon tour, je me trouvai devant le même problème à l’égard de mes enfants. Mais — et ce fut une chance — ils ne connurent pas l’angoisse des ténèbres pour la simple raison qu’ils étaient toujours deux à dormir dans la même chambre. Une chance, disais-je, parce que la terreur qui empoisonna mon enfance étend aujourd’hui encore une grande ombre sur son souvenir. Et puis beaucoup de choses avaient changé à l’époque de cette autre enfance. Les journées plus pleines, ~ 21


plus variées, éclairées par d’incessantes distractions, projetaient leur lumière dans l’obscurité des chambres closes, à laquelle elles apportaient leur consolation. Pour moi, au contraire, aborder le soir signifiait tomber d’un silence dans un autre plus ­pesant, et les souvenirs de la journée étaient trop légers pour avoir la force de le surmonter ou de le vaincre. Oh, comme ils étaient légers et presque impondérables ! J’entendais toujours l’écho de moimême dans les grandes pièces silencieuses. Et je me pose aujourd’hui une autre question : ma toute première enfance était-elle vraiment imprégnée à ce point de silence, ou l’est-elle davantage dans le souvenir ? C’est possible. Mais peu importe, l’essence de la chose ne change pas. Quand l’esprit repasse par des chemins lointains, il en a une impression d’ensemble, oui, mais infaillible. Elle est symbolisée sans équivoque par une odeur particulière, une lumière précise, une saveur, un son, une ombre, un silence, une voix, une figure dominante. Et si mon chemin d’alors n’avait pas été véritablement tapissé de silence, comme certaines rues le sont d’une épaisse couche de paille devant la maison d’un grand malade, pourquoi et comment l’écho de certaines rumeurs, de certains sons d’alors résonnerait-il en22 ~


core en moi avec tant de vie ? Il me semble vraiment que la synthèse des événements de ce temps lointain peut se comparer avec justesse à la chute d’une pierre dans une eau immobile. Un bruit sourd traversant brièvement un grand calme ; autour de lui, des cercles concentriques s’élargissent, échos liquides qui le prolongent à l’infini. Matinées fraîches, au printemps, sur le balcon du Grand Canal ; sensation d’air purifié. Soleil resplendissant sur les maisons et les palais de la rive opposée ; la façade de la nôtre, encore dans l’ombre, un peu frissonnante dans l’attente de son baiser. Barques chargées de corbeilles pleines de fruits assemblés en pyramides, qui vont vers Rialto où se tient le marché. Pyramides qui, à l’automne, avec les belles pêches des campagnes de Vénétie, deviennent de velours rouge, douces au regard, et splendides, sur le fond vert pâle des eaux ; Tintoret et Titien colorant l’âme de l’enfant des premières harmonies. Après-midi étouffantes de l’été où le silence ­devient plus absolu, presque mortel, dans le lourd sommeil enveloppant hommes et choses. Le balcon sur le Grand Canal est protégé du soleil aveuglant ~ 23


par une grosse toile grise. Le traghetto* voisin lui aussi, en cette heure de sieste, reste silencieux. On voit les gondoliers dormir profondément, étendus de tout leur long au fond des gondoles où ils ont fait place nette. Même le vieux gansèr dort, assis sur le petit escalier de bois qui descend du ponton sur l’eau, pour l’accostage. Si, par hasard, il arrive un passant pour faire la traversée, il doit descendre seul dans la gondole et secouer l’homme endormi. Alors la gondole s’ébroue, paresseusement, en se balançant, comme chancelant de sommeil ; le gansèr, réveillé en sursaut par le heurt de la barque contre l’escalier, l’aide à prendre le large en pointant contre elle le ganso. Il tend dans le même geste sa main libre pour demander son pourboire. La petite fille suit chaque fait, chaque geste, avec l’attention des solitaires pour qui tout a l’importance d’un événement, mais recommence ensuite à fixer avidement la rive en face, parce qu’elle sait que le grand spectacle des gamins qui se baignent dans le canal va commencer. Les voici : des cris au loin, des gestes précipités pour se dévêtir, des corps nus d’adolescents * Lieu où l’on peut prendre une barque pour traverser le Grand Canal, et la traversée elle-même.

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avec des maillots succincts qui se jettent dans l’eau en courant, en d’artistiques plongeons. Le bruit sourd des corps, le tintement de l’eau fusant en éventail et retombant dans le petit gouffre creusé par le plongeur qui réapparaît à la surface quelques mètres plus loin, sont la grande joie de ces journées ; aujourd’hui encore, l’âme fatiguée en réentend les notes comme une musique à jamais gravée dans l’atmosphère immobile de la ville endormie. Mais, le soir, celle-ci se réveillait. Le Grand ­Canal était tout un grouillement de fines périssoires glissant sur l’eau dans une joyeuse émulation. On dînait de bonne heure, à cette époque, et je me rappelle le regret, à chaque fois, de devoir quitter le balcon chéri pour aller m’enfermer dans l’obscurité de la salle à manger. Aux fruits, je n’y tenais plus, et demandais la permission d’y retourner, pour les manger sur le balcon. Vacarme des hirondelles dans le ciel ; le Grand Canal rouge feu, dans les dernières lueurs du jour. Les pierres étaient encore brûlantes ; je m’asseyais sur les marches du balcon. Celle du milieu était traversée en diagonale, sur toute sa longueur, par une fissure grouillant de fourmis affairées. ~ 25


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