Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

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Au miroir de la montagne W. S. MERWIN Photographies d’Éric Dessert

Éditions de la revue Conférence


Le sentier longe les falaises au travers des broussailles, des oliveraies laissées à l’abandon, en passant sous de grands pins et de grands chênes verts. Il s’ébrase et se transforme en quelques pistes tracées par des mulets et des chevaux qu’on a laissés libres de brouter la maigre végétation éparse. Le sol à cet endroit semble être du granit décomposé avec des éclats de mica. J’étais descendu par ce chemin, l’automne précédent, en venant des monastères de la pointe nord de la péninsule : Konstamonitou d’abord, que j’avais atteint à la lueur du crépuscule après des heures à enchaîner ravins boisés et crêtes et à arpenter des chemins qui serpentaient dans des forêts de châtaigniers pour descendre enfin jusqu’à l’ombre d’un noyer immense devant le portail d’entrée, peu de temps avant qu’il ne ferme pour la nuit. De hauts murs ceints par la forêt et des tours reposant sur des fondations creusées au XIe siècle. Là, un vieux moine, me trouvant seul entre deux offices de nuit, alors que le verre des fenêtres s’embuait, était allé chercher une deuxième lampe à pétrole pour la table de chevet de mon lit métallique et s’était précipité dehors pour me rapporter, album après album, sa collection de timbres qui n’en finissait pas, sédimentation de toute une vie, il m’avait montré du doigt les espaces vides, pas encore remplis, entre les timbres rangées par séries, il les avait tapotés et avait souri : à lui ces espaces parlaient encore. Le plaisir d’avoir un public pour sa collection l’échauffait. Il donnait de plus en plus l’impression de partager un secret, 124 ~



et il se dépêchait de plus en plus de peur que je ne puisse voir, sinon toutes les pièces, du moins les plus intéressantes, quelquesunes des plus intéressantes. Pour finir il avait empaqueté tous ses albums sous son bras, ramassé une lampe de l’autre main, fait signe de la tête de le suivre et s’était faufilé par la porte pour sortir, descendre les escaliers qui grinçaient et longer un couloir jusqu’à sa cellule où d’autres albums étaient empilés de façon précaire sur une table recouverte de feutrine verte, pas plus grande ni plus épaisse qu’un chapeau ; il venait à peine d’entrer et de se retourner pour m’accueillir qu’un moine plus jeune, aux yeux aussi noirs que sa barbe, arriva très en colère, lui ordonnant de me reconduire sur-le-champ dans la pièce réservée aux hôtes. Konstamonitou est un monastère cénobitique : les cellules sont strictement interdites aux visiteurs. Et le matin suivant, je pris le sentier qui descend par des gorges et des bois jusqu’au rivage. Là, hangars à bateaux, lourdes tours, porches, balcons, hauts bâtiments de pierre appa­ remment inhabités, dans la brume matinale ; puis je ­montai par des chemins pavés et le long de rochers cannelés surplombant un lacis de ravins, jusqu’à Zographou, un des monastères slaves de la Montagne, énorme et silencieux, au bord d’une pente abrupte. La grande cour, avec ses églises zébrées de pierre rouge et d’ocre rouge, vide. Toits couverts de grandes lauzes irrégulières, verdâtres, resplendissant au soleil et que leur seul poids maintient en place ; des réparations étaient en cours 126 ~



et des pans de toit dénudés laissaient apparaître les planches grises qui n’avaient jamais vu le soleil, elles fixaient encore un unique matin d’automne, les lauzes empilées à leurs côtés, oubliées de tous, pour l’heure. Les horloges dans la cour étaient arrêtées à des heures différentes. Enfin, un jeune moine au visage caverneux arriva et ouvrit l’église : les fresques, pas anciennes certes, mais d’un grand style, et l’une des deux icônes de saint Georges, décorée de pièces, de médailles, de montres arrêtées à des heures différentes, toutes accrochées à une légende. Selon l’histoire, les trois nobles d’Ohrid dont on dit qu’ils ont fondé le monastère au Xe siècle, construisirent l’église mais divergèrent quant à sa dédicace ; alors, pour résoudre le problème, ils y enfermèrent un panneau de bois et restèrent dehors en prière. Lorsqu’ils ouvrirent la porte, il y avait sur le panneau une peinture de saint Georges. Le nom Zographou signifie : « qui appartient au peintre ». On raconte qu’un évêque de peu de foi toucha un jour l’icône ; le petit cratère à côté du nez est tout ce qui reste de son doigt dont il fallut couper le bout. Au XIIIe siècle, lorsque l’Église d’Orient et Rome furent réunifiées pendant quelques temps, et que l’on résista largement à cette unification sur l’Athos, des soldats du Saint-Empire brûlèrent vifs vingt-six moines irréductibles dans une tour située dans la cour ; une pierre s’y dresse maintenant dont on prétend qu’elle désigne l’endroit — sept cents ans après. 128 ~


De là, suivant l’épine dorsale du promontoire, jusqu’au vaste monastère serbe de Hilandar. Un colporteur avec un âne chargé de tout un fourniment de miroirs, peignes, lampes torches, icônes en papier ressemblant à des emballages de bonbons — un bazar à lui tout seul, abrité sous le portique principal et toléré par ses fresques. Qu’espérait-il, en fait de clients ? Il était parti s’asseoir sur un mur. Un moine qui avait vécu en France, homme de savoir, ouvrit l’église, me précéda en marchant sur ses sols parquetés du XIIe siècle, passa devant des fresques du XIVe — restaurées, mal restaurées —

et la grande icône de la Mère de Dieu aux Trois Mains, l’enfant et elle regardant par-delà l’incrustation d’or repoussé, sa troisième main, d’argent, placée sous sa main droite qui tient l’enfant. Arrêté devant l’icône, le moine me raconta l’histoire de Jean Damascène, un Grec, un saint du VIIIe siècle ~ 129




qui avait écrit contre Léon l’Iconoclaste et s’était vu, dans des lettres composées de la main même de l’empereur, dénoncé au calife qui le protégeait, si bien que la protection lui avait été retirée et qu’en guise de punition, on avait coupé la main droite de Jean et l’avait laissée à pourrir en place publique. C’était cette icône, connue depuis sous le nom de Vierge guide, que Jean avait priée pour sa main (bien que les historiens affirment que l’icône n’a été peinte que six cents ans plus tard). Elle l’avait rattachée au bras de Jean et le calife en avait été suffisamment ému pour lui accorder son pardon. D’autres légendes consacrées à Jean et à son époque trouvent leur source dans celle-ci : histoires conventionnelles et tarabiscotées, aussi obscures que des icônes, la plupart traitant des thèmes jumeaux de l’humilité et de la charité. De Hilandar, dans l’après-midi, descente en suivant les sentiers du versant est d’Esphigmenou aperçu depuis les hauteurs, tout en bas sur le rivage : un quadrilatère de murs m ­ assifs posé entre vignes et jardins. Arrivée à l’heure de la sieste, personne en vue près de l’entrée et de son impressionnant donjon. Le calcaire blanc renvoie une lumière fraîche bien à lui ; à l’ombre des vieux arbres, eau qui tombe goutte à goutte dans une mare au pied des murs, fraîcheur et douceur dans l’air immobile, une cour pleine de citronniers. Un jeune moine accourt dans le jardin, il parle anglais. Puis un autre, plus âgé, corpulent, sérieux, portant lunettes, me demandant si oui ou non j’étais 132 ~


orthodoxe, me faisant sévèrement la leçon sur la dangereuse folie de mon état hérétique, me fourrant entre les mains un ouvrage contenant les instructions, étape par étape, nécessaires à mon salut, avant de me permettre d’entrer brièvement, non sans une réticence née du dégoût, et de jeter un rapide coup d’œil à l’église. La cour était plus belle : la douce pâleur des pierres dans l’air libre. Et depuis la mare près du portail, j’avais poursuivi en longeant les falaises et pris le reste de la journée pour atteindre Vatopedi, un monastère semblable à une cité médiévale, s’érigeant et s’ouvrant de soi-même. Cours en pente passées les immenses portes, se succédant comme des vagues sur de longues plages, une herbe sèche pousse entre les pavés, dans la lumière d’après-midi finissante (de telle sorte que le prêtre français, qui était également là, fit la moue à l’aspect vétuste et négligé de l’endroit : quelle autre allure juste un peu de désherbant donnerait au lieu !), et des chats et leurs ombres allongées traînant partout. Églises ouvertes, peintes à fresque ; la porte du réfectoire laissée entrouverte à l’attention des ouvriers, et la pièce tout en longueur avec ses fresques savantes qui surplombent les rangées de tables de marbre sculpté, chaque table ceinte d’un banc en forme de fer à cheval. Depuis ma haute fenêtre donnant sur les arbres du portail et la mer en contrebas, j’observais un moine à fière allure, la barbe encore noire, qui tentait d’attraper une jeune poule errant parmi les buissons ~ 133


au pied des murs, et ce sans rien perdre de sa dignité. Son couvre-chef se prit aux branches — ce qui l’obligea à s’arrêter pour le récupérer ; il posa donc précautionneusement cette noire couronne sur un rebord pendant la durée de l’opération. Puis un rameau défit son chignon et un buisson retint sa tunique, aussi dut-il les réajuster tous deux. Lorsqu’il fut enfin dans le bon buisson, la petite poule, manifestant tout son

génie, fila par l’autre côté mais fut pour finir coincée, attrapée et ses plumes lissées de la main même qui avait lissé la soutane puis remis en place cheveux et chapeau. Une fois tous les plis défaits, le moine redressa les épaules, dévisagea la lumière du soir comme si c’était un public, et passa le portail à grandes enjambées pour rentrer, tenant dans ses bras le volatile qu’il mettait à 134 ~


l’abri et des renards et de la nuit sur la Montagne. J’étais descendu aux toutes premières lueurs du crépuscule pour ­rester assis dans le porche de l’église à regarder les fresques, un très vieux moine à la barbe blanche digne des patriarches des peintures était venu et me fit signe de le suivre — dans une autre cour, monter une série de marches menant à sa chambre, une cellule de plâtre blanc avec juste une petite fenêtre. Sale ; quelques vêtements, des papiers, des livres, éparpillés. Une cruche de vin rosé posée au milieu du sol — Vatopedi fait partie des monastères idiorythmiques que méprisent les sévères cénobites — à laquelle nous bûmes tous deux, sans guère parler (je manquais de grec et lui de dents) mais en abordant toutefois les sujets de ses rhumatismes, de son arthrite, des peintures dans le porche de l’église, de l’âge — tout cela le faisait rire. C’était au départ de Vatopedi que, le lendemain, j’avais suivi la côte jusqu’à Pantocrator et m’étais retrouvé sur le bout de sentier près des falaises qu’une année plus tard j’avais reconnu parmi la broussaille et les oliviers. Les veines creusées dans le sol par les animaux qui pâturaient disparaissaient parmi les buissons. Je les suivis en direction de la mer, dépassai un ressaut pour déboucher sur un promontoire ; odeur vive de la menthe pouliot piétinée par mes pieds ; un unique pommier sauvage ; bruyère blanche en fleurs au milieu de celle violette. J’arrivai à une petite chapelle, dont l’âge avait obombré les vieux murs de plâtre, abside orientée vers la mer, un porche à la porte ~ 135


ouest presque aussi grand que la chapelle. Marches de pierre montant au porche puis redescendant vers le sol de pierre à l’intérieur, comme dans une piscine ; une balustrade qui l’entoure à l’ouest et au sud pour empêcher les chevaux d’entrer, peut-être. Et un mur au nord et des bancs de pierre, plaqués de bois comme des mangeoires, aux quatre côtés. La lumière de l’après-midi passait en dessous des auvents de la façade ouest et remplissait les interstices entre les planches grises et nues de la porte. Niches vides de part et d’autre du seuil, et au-dessus une troisième niche recouverte par une fresque terne de saint Nicolas surmontée d’une tête de Christ. La porte attachée par un crochet ; à l’intérieur, un autre silence et d’un autre âge. Au centre d’une planche destinée à recevoir une icône et peinte d’un bleu poussiéreux, un œil était sculpté : un œil gauche. Du côté sud du porche on pouvait entendre la mer, mais pas de l’autre côté. Là, seuls le bruit des abeilles et du vent léger dans les feuilles des oliviers traversait les rayons du soleil. Le banc regardait le sud, par delà la côte, en direction du pic bleu de l’Athos : un petit nuage à l’ouest, rempli de lumière. Sur le chemin du retour au monastère je fourrai ma tête entre les portes des dépendances agricoles pour regarder les outils de jardinage, les magasins, le pressoir à olives. Dehors, près d’une des portes, un tas de paniers que la vendange avait tachés de violet était appuyé contre le mur de pierre sous les auvents ; à travers l’embrasure je pus distinguer le père 136 ~


Cyriaque, tel une tour, les jambes plantées fermement et bien écartées, agrippant un bâton épais qu’il abattait et relevait dans une cuve emplie de raisin. Il riait en pensant au vin qu’il préparait — un travail que de toute évidence il aimait beaucoup, même si pour sa part il ne buvait que de l’eau, même aux repas. Les éclaboussures violettes avaient maculé tout ce qu’on pouvait voir du bâtiment plongé dans l’obscurité et une assemblée de mouches attirées par les fruits était suspendue dans les rayons du soleil, tourbillonnant au rythme de la danse massive du père Cyriaque. Son visage était rouge et luisant et il m’informa, comme s’il s’agissait d’une vaste blague, que l’on avait fini de boire il y a quelques jours tout le vin de l’année dernière.


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