Mademoiselle Euphorbia de Luigi Ballerini

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Mademoiselle Euphorbia, maître-pâtissière


Traduit de l’italien par Christophe Carraud

Dessins d’Antonin Roza

© 2014 Edizioni San Paolo s.r.l.

Piazza Soncino 5 — 20092 Cinisello Balsamo © Éditions de la revue Conférence, 2016

pour les dessins et la traduction française


Luigi Ballerini

Mademoiselle Euphorbia, maître-pâtissière

Éditions de la revue Conférence



1. Quand mademoiselle Euphorbia entra pour la première fois dans la vie de Marthe.

Que faisait Mademoiselle Euphorbia dans les années deux mille ? C’est difficile à dire. D’abord, son nom semblait appartenir à une autre époque. Mais ce n’était pas sa faute, après tout, si son père l’avait appelée ainsi : il adorait les plantes, et l’euphorbe en particulier. Oui, cette petite plante toute verte, peu connue des gens, dont la beauté tenait moins à ses fleurs qu’à la transformation de ses feuilles minuscules : à une certaine saison de l’année, elles prenaient à l’intérieur une teinte sombre et une forme étrange, la forme d’un cœur. Pour Euphorbia, c’était la même chose : il naissait d’elle des fleurs insolites, que seuls les vrais connaisseurs savaient distinguer. Elles aussi avaient un peu à voir avec le cœur et sa douceur. Et puis, que dire de ce Mademoiselle toujours ­accollé à son nom ? Bien qu’elle n’eût plus l’âge d’une jeune fille, elle tenait beaucoup à s’appeler ainsi ; au point que ­personne 9


ne connaissait son vrai nom et qu’elle était pour tout le monde, simplement, Mademoiselle Euphorbia, avec les deux ­majuscules.

Donc, Mademoiselle Euphorbia avait une boutique rien qu’à elle, en ville, dans une rue déserte (à peu près à la moitié). C’était typiquement l’endroit où l’on ne pouvait arriver que par hasard — on s’était alors réellement perdu —, à moins qu’on n’ait vraiment cherché à s’y rendre. Dans toute la rue, il n’y avait rien d’autre. En face de la boutique, on voyait seulement un long mur anonyme avec des graffiti fatigués, et, sur les côtés, une succession de grilles rouillées, celles d’une ancienne usine fermée depuis longtemps. Pas 10


un supermarché, pas une boucherie, pas une boulangerie. Pas de quincaillerie ni de coiffeur non plus. Aussi la pâtisserie prenait-elle d’autant plus de relief, malgré sa taille minuscule et la modestie de son enseigne, peinte à la main ; un petit point coloré dans la grisaille de la rue. Eh oui, Mademoiselle Euphorbia avait une pâtisserie. Elle avait appris ce métier tout enfant grâce à sa tante ­Marie, qui l’avait appris de tante Adeline, qui elle-même avait été à l’école de tante Elvire. De qui tante Elvire l’avaitelle appris, voilà qui se perdait dans la nuit des temps, mais il est sûr qu’une lointaine trisaïeule y avait veillé. Être pâtissière était en effet une tradition chez les dames de la famille, et les tentatives faites par son père pour la soustraire à un destin aussi inexorable et la transformer en une experte en botanique n’avaient eu aucun succès. Il avait même sacrifié une bonne partie de ses économies pour lui acheter la boutique quand elle était encore étudiante, et l’avait fait peindre en vert dans l’espoir de l’orienter vers les joies et les satisfactions que les fleurs et les plantes, d’après lui, pouvaient procurer. Pourtant, il n’y eut rien à faire ; les seules joies qui intéressaient vraiment Euphorbia venaient du gianduja, de la crème caramel et de la génoise. Son père dut finalement se résigner, et, plutôt que fleuriste, il s’habitua à voir sa fille dans une pâtisserie, tout en donnant à sa boutique une apparence un peu différente. 11


Le lieu, c’est vrai, était impossible à dénicher, mais il restait rarement vide ; on découvrait toujours à travers la vitrine des clients qui discutaient avec Euphorbia ou retiraient de petits paquets entourés de rubans. La première fois, on y arrivait par hasard ; ensuite, on y retournait par choix. Les bonnes raisons ne manquaient pas pour le faire. C’est ce qui arriva à Marthe, un après-midi d’été encore timide où le soleil déjà chaud inondait la fin de l’école de lumière et de promesses. Elle était en train de se promener avec sa grand-mère quand elle s’aperçut qu’elle s’était perdue. Ce n’était pas en soi un fait extraordinaire : la grand-mère, qui était généralement une tâtillonne de premier ordre, avait l’art de se mettre dans de beaux draps quand il s’agissait de trouver son chemin. Elle était connue dans la famille pour marcher la tête en l’air, perpétuellement distraite par tout ce qu’elle rencontrait, et sans la moindre notion du temps. Le grand-père s’irritait beaucoup de ses retards bibliques, qui se transformaient souvent en de savoureuses anecdotes pendant les repas de 12


f­amille. Quoi qu’il en soit, cet après-midi-là, si elles s’étaient perdues, elles avaient une bonne excuse ; la grand-mère et la petite-fille n’avaient jamais eu l’occasion de s’aventurer dans ce dédale de rues, bien qu’il ne fût pas loin de la maison. La grisaille de la zone et l’absence de boutiques les en avaient toujours dissuadées. Ce fut donc par hasard que Marthe arriva la première fois devant la vitrine de Mademoiselle Euphorbia. Elle resta bouche bée. Ce qui est sûr, c’est que ce n’était pas une pâtisserie comme les autres, où l’on trouve de petits plateaux débordant de beignets saupoudrés de sucre glace, de chaussons à la crème, de biscuits sablés, disposés joliment pour allécher les clients. Non : sur le comptoir, totalement vide, on entrevoyait seulement une petite pancarte pliée en deux, délicieusement rose, avec une phrase écrite à la main à l’encre verte. Mais de la vitrine, on ne parvenait pas à la lire. L’endroit était si singulier que la tentation d’y entrer fut irrésistible. Ding dong, fit la porte. De son tintement, une clochette dorée fixée en haut du mur prévenait de l’entrée des clients. Marthe et sa grand-mère se trouvèrent soudain projetées à l’intérieur de la boutique, presque sans en avoir conscience. Elles eurent un instant l’impression d’y avoir été entraînées par une sorte de magie. 13


À l’intérieur, cela semblait plus grand que du dehors ; il y avait le comptoir, vide, une vieille caisse enregistreuse posée sur un petit meuble de bois plus vieux encore, et quelques chaises en fer forgé autour d’une table, elle aussi en fer et touchant le mur. Ce qui frappait, c’était surtout la lumière, une lumière éblouissante. Elle venait directement de la vitrine, qui semblait capable de recueillir le moindre rayon de soleil de la rue pour le concentrer à l’intérieur.

Marthe s’approcha du petit mot qu’elle avait remarqué et le lut à voix haute : « Chez Mademoiselle Euphorbia , gâteaux sur mesure. » 14


« Dis, Grand-mère, qu’est-ce que ça veut dire, gâteaux sur mesure ? » « Ça veut dire… ça veut dire que… » En réalité, la grandmère n’en avait pas la moindre idée. « Ça veut certainement dire qu’ils doivent être très spéciaux », conclut toute seule Marthe ; la grand-mère ne put que lui donner raison. La réponse de la petite-fille avait un sens, bien qu’aucune des deux ne parvînt à s’expliquer à cet instant ce que signifiait vraiment être très spéciaux. « Il y a quelqu’un ? » demanda la grand-mère, mais timidement, dans un murmure. L’atmosphère invitait à parler doucement et à baisser la voix. Comme dans une bibliothèque ou à l’église. « Il y a quelqu’un ? » répéta Marthe en élevant un peu la voix, étant donné qu’aucune réponse ne se faisait entendre. Cependant leurs yeux ne parvenaient pas à se détacher du comptoir vide : elles avaient presque l’impression qu’il aurait pu se remplir d’un coup, tout seul, en un clin d’œil. Comme par enchantement. 15


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