christophe gatineau
NE TIRONS PLUS LA CHASSE !
nos déjections au secours des sols
NE TIRONS PLUS LA CHASSE !
NE TIRONS PLUS LA CHASSE !
nos déjections au secours des sols
SOMMAIRE
Avant-propos 11
Du désir de manger au dégoût de la chose digérée 13
L’égout : il fait le mal en voulant faire le bien ! 15
Chapitre 1
La terre nourricière 22
On marche sur la tête 24
Le cycle méconnu de notre alimentation 29
Une menace invisible 32
Le pipi pue à cause de l’azote qui s’évapore 35
La tragédie du phosphore 39
Chapitre 2
Un peu d’éthologie végétale 50
Nos déjections donnent-elles du goût aux plantes ? 61
Nos déjections affaiblissent-elles les plantes ? 66
Chapitre 3
Quid des médicaments : faut-il tirer la chasse ? 72
Recycler nos déjections pour cultiver nos légumes rebute… 80
Chapitre 4
Le lisier humain 86
L’engrais flamand 92
L’urine au jardin 99
Conserver son urine 106
Chapitre 5
Filtrer les eaux usées grâce aux vers de terre 116
Une pression démographique incontrôlable 118
Le génie humain est à sec ! 121
Les cacas de mamie ! 125
Annexe 127
Notes de fin 135
Une agriculture sans humus n’a pas plus d’avenir qu’un arbre sans racines.
AVANT-PROPOS
Victor Hugo disait que l’égout faisait le mal en voulant faire le bien ; le recyclage de nos déjections permettrait de préserver l’humus et les ressources en eau potable tout en contribuant à lutter efficacement contre le réchauffement climatique et l’appauvrissement des sols agricoles.
L’humus, c’est cette fine couche supérieure du sol, les 15 premiers centimètres, où la vie souterraine se concentre et transforme la matière organique en engrais naturel pour les plantes. C’est l’habitat des racines, des vers de terre et des microbes, l’intestin des plantes, le berceau de notre civilisation. Pour rester « vivant », l’humus a besoin d’être nourri. À cet effet, et tout comme l’ensemble des déjections animales, nos déjections sont une formidable mine d’or nutritionnelle. En plus, elles véhiculent un élément essentiel au maintien de la vie terrestre, de surcroît non renouvelable, rare et qui se raréfie : le phosphore.
Tout ce qui vit a besoin de phosphore, tout ce qui vit en rejette. Nos corps en rejettent et nous le jetons à l’égout en tirant la chasse… à l’heure où nous touchons le fond des dernières réserves mondiales. Et après ?
Quand les réserves seront épuisées, personne ne sait, l’échelle n’est plus humaine ! Qui plus est, dans un contexte mondial où plus de la moitié des sols cultivables, autrefois fertiles, sont désormais épuisés et ne subsistent que grâce à l’utilisation massive de produits chimiques (voir page 25).
C’est curieux, je vous l’accorde, mais une partie de la solution pour les régénérer est sous notre nez. Par ailleurs, relier le recyclage de nos cacas au réchauffement climatique, le lien est osé, mais il est aussi typique de
ces petites choses perçues comme dérisoires et qui, soudainement, prennent une importance inattendue.
À ce propos, permettez-moi de citer le célèbre astrophysicien Hubert Reeves sur le plateau de France 2 le 3 mai 2018 : « La disparition des vers de terre est un phénomène aussi inquiétant que la fonte des glaces. »
Et d’ajouter : « Le ver de terre est un bon exemple du fait qu’une toute petite chose à peine visible peut avoir une importance majeure. » Et la disparition des vers de terre est consécutive à la disparition de l’humus ! Voilà pourquoi il est urgent d’arrêter de tirer la chasse et de repenser la gestion de nos déjections pour les valoriser en engrais, car elles contiennent environ 25 % des besoins en azote et en phosphore de notre agriculture 1 . Du désir de manger au dégoût de la chose digérée
De l’appétit au rejet, peu importe notre sentiment, les aliments rentrent par un bout pour ressortir par l’autre en chaos : en pipi, en caca, en sueur, en crachats, en pets, en rots. C’est le système nutritionnel universel : les déjections des uns sont la nourriture des autres. Impossible de sortir de ce cycle naturel pour nourrir les plantes et les cultures qui nous nourrissent, ou nourrir les animaux que nous mangeons, sauf à le court-circuiter avec des engrais chimiques. Avant l’usage de ces engrais, le recyclage des déjections humaines et animales était la clé de voûte de l’agriculture. Des déjections appelées « bouses » pour
la vache, « crottes » pour le chien, « crottins » pour le cheval, « fientes » pour la poule, « purin » quand urines et bouses de bovins sont mélangées, « guano » pour les chauves-souris et les oiseaux marins, « lisier » pour le cochon, « chiure » pour les insectes, « turricules » pour les vers de terre et « engrais flamand » quand nos déjections étaient commercialisées au dix-neuvième siècle.
Dans ce livre, j’use parfois du mot « caca ». Non par vulgarité ou faiblesse de vocabulaire, mais uniquement parce qu’il est sans détour quant à la chose désignée. Avec « maman », « papa » et « pipi », « caca » fait partie de nos premiers mots. Et, avec l’acquisition de la propreté, ne plus faire caca dans sa culotte est également synonyme de la première grande victoire sur soi-même ! Plus qu’enfantin, ce mot nous est familier.
Excréments, selles, déjections, fèces, matières fécales, grosses commissions, merde… peu importe le niveau de familiarité, tous ces mots désignent une chose que nous percevons comme sale, dégoûtante, répugnante. On se parfume sous les bras pour masquer l’odeur de la sueur, on parfume et on colore parfois le papier à cul (ça, c’est vulgaire…) pour ni voir ni sentir. Bref, nous sommes tous mal à l’aise avec ça. Saviez-vous qu’avant il y avait des lieux d’aisances pour se mettre à l’aise… des cabinets pour faire ses besoins au-dessus de fosses d’aisances avant la démocratisation de l’eau du robinet et de la chasse d’eau ? D’ailleurs, ce livre s’adresse en priorité à ceux qui la tirent, c’est-à-dire à nous tous – personne n’est innocent –, nous qui faisons nos besoins dans l’eau potable et nous essuyons les fesses avec du papier issu de forêts rasées à blanc.
Des arbres qui, après avoir été des essuie-trou-du-cul (désolé !), finissent dans les égouts.
Triste destin pour un arbre que de finir dans le trou d’un trône après avoir trôné dans la nature. Plus triste encore est la gestion actuelle de nos déjections, qui contiennent des éléments rares et essentiels pour préserver les sols et la vie terrestre. Par exemple, sur la base de 1,2 litre d’urine et de 100 grammes de caca par jour et par personne, un couple avec deux ados produit en moyenne 2 tonnes d’engrais par an via ses déjections quotidiennes. Or, cette famille consomme aussi 50 tonnes d’eau potable pour s’en débarrasser, une eau qu’il faut ensuite dépolluer avec des produits chimiques, mais qui ne redeviendra pas pour autant potable. En pleine crise de l’eau et dans un contexte où la France et l’Union européenne ne produisent aucun engrais. Tous les engrais agricoles sont importés. On appelle ça une dépendance stratégique, en particulier pour cet élément vital pour l’agriculture qu’est le phosphore. Le comble, c’est qu’il y a plein de phosphore dans les sols, mais qu’il n’est pas assimilable par les plantes.
L’égout : il fait le mal en voulant faire le bien !
Le recyclage de nos déjections permettrait de résoudre deux problèmes écologiques majeurs, mais, à l’ère de l’intelligence artificielle, l’intelligence humaine continue de les traiter comme des déchets non recyclables ! Ainsi, l’humanité déverse tous les ans environ 3 milliards de tonnes d’urine et 300 millions de tonnes de matières
fécales dans la nature2. Plus surprenant, les Occidentaux les rejettent dans l’eau potable3 avant de les jeter dans la nature.
— « Tout l’engrais humain et animal que le monde perd, rendu à la terre au lieu d’être jeté à l’eau, suffirait à nourrir le monde », Victor Hugo, les Misérables, 1862.
« Parmi les causes qui retardent l’utilisation de l’engrais humain en agriculture, il faut mettre en première ligne le dégoût instinctif que fait naître une matière fétide et nauséabonde », Benjamin Corenwinder, chimiste et industriel français, 1866 (voir page 92).
Cent cinquante ans après, rien n’a changé. Le dégoût instinctif avait à l’époque étouffé la parole des lanceurs d’alerte. Je reprends le flambeau. Rien n’a changé, sinon que la population mondiale a été multipliée par huit… passant de 1 milliard au début du dix-neuvième siècle à 8 milliards aujourd’hui, et que l’agriculture est devenue accro aux engrais chimiques pour compenser des sols épuisés et soutenir des rendements élevés.
En plus du dégoût, et de la peur irraisonnée des microbes et des médicaments qui polluent nos urines et nos matières fécales, il y a tous les préjugés culturels et idéologiques, autant d’obstacles infranchissables qui freinent le recyclage de nos déjections jusqu’au plus haut sommet de l’État. Ces freins font bien plus que de ralentir la transition écologique et agroécologique, puisqu’ils vont profondément affecter notre capacité à nous nourrir. Sans pessimisme maladif ni catastrophisme, nul besoin d’être devin pour comprendre que c’est notre sécurité alimentaire qui est en jeu, et plus encore celle de nos enfants.
Revenons au phosphore, l’un des trois composants de l’engrais phare de l’agriculture non biologique avec l’azote et le potassium. Il y a plein de phosphore dans les sols, mais il est inaccessible ! Pour comprendre de quoi il retourne, prenons un exemple. Nous connaissons tous les effets de la carence en fer sur notre santé : pâleur, faiblesse, essoufflement, vertiges, etc. Or, mâcher un morceau de fer ne la résoudra pas plus que d’avaler un boulon dans un peu d’eau, le fer étant sous une forme incompatible avec notre système digestif. Idem pour le phosphore : la majorité de celui qui est présent dans les sols est inassimilable par les plantes.
Quelles conséquences ? D’abord, sa disparition programmée des sols est un phénomène bien plus inquiétant que la disparition des vers de terre ou la fonte des glaces. Pourquoi ? Parce qu’il ne peut y avoir ni cultures ni agriculture sans phosphore assimilable, et parce que cet élément est tout aussi essentiel que l’oxygène, le carbone et l’eau dans le processus biochimique de la photosynthèse. Le phosphore, élément vital, ne peut être ni synthétisé ni créé. Une fois disparu, il est perdu à tout jamais.
Voilà ce qui nous attend sous peu. Pour évaluer l’état d’avancement de cette menace, pour l’instant invisible, je dirais que nous sommes dans la situation du Titanic fonçant à vive allure vers l’iceberg qui va causer sa perte, mais sommes-nous condamnés pour autant à une famine planétaire par manque de phosphore, épuisement des réserves naturelles, absence totale de solutions ? Joker.
En plus du phosphore, il y a l’azote, un autre élément indispensable à la croissance des plantes. À la base de la chaîne alimentaire, brique des protéines animales et végétales, l’azote est si important que même le prix du blé est indexé sur sa teneur protéinique (azotée). Nos déjections sont riches en azote, en particulier nos urines, mais, contrairement au phosphore, nous faisons bien pire que de le jeter !
Nous utilisons des produits chimiques pour l’extraire de l’eau et le renvoyer dans l’air, l’atmosphère étant composée à 80 % d’azote. Ensuite, les industriels émettent des millions de tonnes de gaz à effet de serre pour aller le rechercher !
Quel est donc le sens de cette boucle qui brûle pour cela des quantités astronomiques de gaz fossile, du gaz que la France et l’Union européenne n’ont pas ?
Environ 130 millions de tonnes d’azote sont ainsi fabriquées tous les ans dans le monde et, pour chaque kilo d’azote produit, il faut dégazer dans l’atmosphère environ 5 kilos de carbone fossile. Le summum du crétinisme en plein réchauffement climatique !
Du coup, remettre dans le sol le phosphore, l’azote et tous les éléments nutritifs que nous rejetons s’impose comme le premier geste agroécologique à faire pour la planète et l’humanité. Ne pas le faire, c’est à terme tirer la chasse sur l’avenir des générations futures.
Mais voilà, l’État oblige les Français à la tirer ! À la tirer exclusivement avec de l’eau potable, et non avec de l’eau de lavage ou de pluie, selon le décret du 29 août 2023. Il est désormais obligatoire de chasser ses déjections avec de l’eau issue du réseau public. Quelle
magnifique opportunité pour les firmes de l’eau, puisque nous en consommons entre 3 et 5 litres4 pour éliminer 0,3 litre de pipi composé à 95 % d’eau !
Ce dispositif est complété par l’article L541-21-1 du code de l’environnement, entré en vigueur le 1er janvier 2024, qui oblige les ménages à trier tous leurs biodéchets pour les recycler, sauf leurs biodéchets corporels !
En France, on consomme l’équivalent de 10 mégabassines d’eau potable par jour pour uriner et déféquer dedans5.
CHAPITRE 1
LA TERRE NOURRICIÈRE
Nous excrétons ce que nous mangeons. Ingestion, digestion, excrétion, impossible de sortir de cette boucle, le monde est vivant selon ce principe. Mais d’où provient ce que nous ingérons ?
Nous avons fini par croire que nos aliments provenaient d’enseignes colorées qui écrasent les prix pour défendre notre pouvoir d’achat. Ou plutôt qui écrasent les prix pour écraser la concurrence et qui ont fini par écraser ceux qui nous nourrissent : « On a trouvé, en bonne politique, le secret de faire mourir de faim ceux qui, en cultivant la terre, font vivre les autres », écrivait Voltaire au dix-neuvième siècle. Au vingt et unième, on n’a rien trouvé de mieux, et un tiers des agriculteurs français vivent en dessous du seuil de pauvreté. Vivants, mais pour combien de temps encore ?
J’espère ne rien vous apprendre… mais notre alimentation provient de plantes cultivées ou des animaux qui s’en nourrissent. Et que mangent ces plantes ? Du sol. Les puristes ajouteront qu’elles mangent aussi de l’air, de l’eau et de la lumière. Certes, mais pour l’instant, restons simples sans être simplistes, nous y reviendrons.
En résumé, quand la batterie de votre smartphone est vide, il cesse de fonctionner. Logique, c’est un cycle de recharge-décharge : la batterie a besoin d’être rechargée en énergie pour qu’il fonctionne de nouveau. Un sol ne fonctionne pas autrement, il faut sans cesse le recharger. Quand l’agriculteur extrait du sol nos aliments, il en extrait aussi l’azote, le phosphore, le potassium, le
calcium, le magnésium et le soufre, le carbone, l’hydrogène, l’oxygène et, dans une moindre mesure, le fer, le zinc, le sodium, le manganèse, le silicium, le sélénium, le cuivre, le bore, le molybdène, le chlore et l’iode. Il extrait ces éléments sous forme de matière végétale ou animale, déchargeant ainsi le sol d’une partie de son énergie. Quand nous faisons nos besoins dans l’eau, nous jetons cette énergie !
Nous jetons à l’égout tous les éléments nutritifs puisés dans le sol comme s’ils étaient infinis et inépuisables. Ce rejet est très récent : il s’est développé avec l’utilisation croissante de la chimie de synthèse et des énergies fossiles dans l’agriculture.
Pour illustrer différemment l’idée de recycler plutôt que de jeter, si recycler le verre nous semble aujourd’hui naturel, cela n’a pas toujours été le cas. Il a fallu un choc pour en prendre conscience, et c’est le premier choc pétrolier (1973) qui s’en est chargé. Je rêve de vous choquer avec la même intensité, car ce refus de recycler ce qui n’est pas renouvelable est incompatible avec la souveraineté alimentaire, et encore plus avec la sécurité alimentaire. Ce n’est pas la même chose : la souveraineté est liée à la politique agricole et à l’autonomie d’une nation à se nourrir durablement, tandis que la sécurité alimentaire est sa capacité à nourrir correctement l’ensemble de ses citoyens.
Souveraineté et sécurité alimentaire dépendent de l’état de la terre nourricière (sols agricoles).
ON MARCHE SUR LA TÊTE
On peut voir un océan comme une vaste étendue d’eau salée, et ne voir que ça. On peut aussi le voir comme le poumon de la planète, le régulateur du climat ou l’un des réservoirs majeurs de biodiversité, ou simplement comme un milieu sur les plages duquel se dorer la pilule, où pratiquer des sports nautiques, établir des records de vitesse autour du monde. Je n’ai jamais pris la mer, mais elle sale encore mes mots de ses embruns du temps où nous emmenions nos vaches brouter entre terre et mer dans les marais de l’ancien golfe de Saintonge.
Nous voyons ce que nous avons envie de voir, et un point de vue n’est pas plus que la vue d’un point donné à un moment donné. Une vache peut être vue comme une usine à lait ou un bout de viande, une calamité pour le climat ou un épandeur à engrais, un bestiau ou un être doué de sensibilité. Dans un système herbager, dit agroécologique, les vaches paissent librement et chaque bouse est une promesse de fertilité qui fait vivre des centaines d’insectes et des milliers d’espèces.
Quant à la terre, nos ancêtres ont courbé l’échine pour la cultiver jusqu’à l’avènement des moteurs, puis nous nous sommes éloignés d’elle, notre dépendance aux produits transformés artificialisant notre rapport à l’alimentation. Toutefois, à la source de tous ces produits gras, sucrés, salés, il y a une terre nourricière. Un sol cultivable, labourable, arable. Qu’importe le
qualificatif, retenons surtout qu’il est rare et non renouvelable à l’échelle humaine ! Et autant retenir le qualificatif de nourricier puisque, en dehors des poissons et des crustacés, notre alimentation ne peut provenir que du sol.
Tout au long de notre vie, nous consommons des sols. Même le papier pour s’essuyer le derrière en provient. De fil en aiguille, nous avons fini par croire que les sols étaient sans date de péremption, c’est-à-dire hors du temps et de l’évolution.
La terre qui nous nourrit… l’image semble surannée dans un monde où seules l’innovation, la technologie et la performance trouvent grâce à nos yeux. Or, cette terre nourricière est rare sur notre planète. Seulement 6,5 % des sols sont cultivables6, les autres étant océaniques, sous l’eau, désertiques, gelés, trop pentus, trop pauvres, trop peu épais ou trop humides pour héberger les vers de terre, les ingénieurs du sol. De plus, la moitié de ces sols cultivables est dégradée par des pratiques agricoles agressives, et déconnectée de la nature. Autrement dit, ces sols se préparent à rejoindre les océans via le réseau hydraulique, quand ils ne sont pas déjà en route. Cette situation est inédite dans l’histoire de l’humanité.
En effet, en exploitant l’habitat des vers de terre pour en extraire les ressources nutritives sans les compenser, celles-ci sont logiquement de moins en moins présentes. Autrefois, pour éviter de ruiner leurs sols, les agriculteurs y épandaient les déjections animales et humaines. De cette manière, le cycle naturel a été préservé jusqu’à l’arrivée de la chimie de synthèse. Les
conseillers agricoles, les enseignants et les marchands ont alors dit aux agriculteurs : « Oh là là ! ne perdez pas votre temps, jetez vos fumiers, ils ne valent rien, mettez plutôt des engrais chimiques. » Le cycle a été rompu, mais la magie a opéré. L’abondance était au rendezvous, car les sols avaient encore des réserves nutritives. Les rendements ont ensuite commencé à stagner, voire à régresser, à l’exemple de ceux du blé, qui ne cessent de baisser depuis 1998 (voir page 37).
Permaculture, agroécologie, agroforesterie, agriculture naturelle, biologique, régénératrice, de conservation, du vivant… Toutes ces agricultures vont vers une émancipation de la chimie, aux dires de nombreuses personnes. À les écouter, les pesticides et les engrais chimiques ne seront bientôt plus qu’un mauvais souvenir. Et pourtant, la consommation de produits ne baisse pas sur le terrain. Des millions de tonnes d’engrais chimiques7 sont épandues dans l’environnement tous les ans en France, et viennent s’y ajouter des dizaines de milliers de tonnes de pesticides et de médicaments (voir page 72). Dès qu’une porte s’entrouvre vers un futur plus doux, les ministres de l’Agriculture nous brandissent à la figure, telle la croix du Christ à la face du diable, la bonne vieille peur de la famine et de la perte de l’autonomie nationale. Rien ne change en dehors des mots employés.
D’ailleurs, lors de la grande colère agricole qui s’est exprimée en janvier 2024, où Paris a été assiégé, la levée du siège a été consécutive à l’annonce, par le gouvernement, de la suspension du plan Écophyto de réduction des pesticides lancé en 2008 (voir page 45).
Rien ne change, et de toute façon les projets de changements n’intègrent jamais le recyclage de nos déjections ! Et pour cause, leur usage est interdit en agriculture biologique. Pas mieux en agriculture non biologique, la procédure étant si contraignante qu’elle décourage les meilleures volontés. Même les pesticides ont une meilleure image aux yeux du législateur… puisqu’il est plus simple d’épandre dans l’environnement du glyphosate que des engrais naturels.
Naturels, car nos déjections contiennent les mêmes azote (N), phosphore (P) et potassium (K) que l’engrais phare de l’agriculture industrielle ! Autrement dit, nous pissons et nous chions (désolé !) tous les éléments chimiques requis pour cultiver nos aliments. Depuis que l’agriculture a basculé d’organique à chimique, nous les déversons dans l’eau à « boire ». Ensuite, nos urines et nos fèces sont mélangées à l’eau des lessives et autres produits nettoyants, détergents et désinfectants dans le tout-à-l’égout, avant qu’une grande partie ne finisse dans l’atmosphère et les rivières grâce à d’autres produits chimiques et pétroliers ! Voilà les conséquences de notre refus de recycler. Pendant ce temps-là, les engrais de synthèse affaiblissent les cycles biologiques, qui réclament alors de plus en plus de chimie, de la chimie qui finit par mortifier les sols, les eaux et l’air.
Plutôt que de reconnaître que nous nous sommes lourdement trompés, nous préférons nous cacher derrière le climat, et nombreux sont les agriculteurs et leurs syndicats qui accusent le réchauffement climatique d’être responsable de la chute de leurs rendements.
Curieusement, les mêmes ne prennent jamais en compte l’état de leurs sols et les impacts délétères de la chimie.
Le 9 août 2019, quelques heures après la publication d’un rapport du GIEC où une centaine de scientifiques appelaient à un profond changement du modèle agricole et sylvicole, la présidente de la FNSEA était déjà à la manœuvre au micro de RTL. Pour elle, c’était un plébiscite de l’agriculture à la française ! Pourquoi changer, puisque tout va très bien Madame la Marquise… Son agriculture à la française, c’est l’agriculture intensive et industrielle, le modèle porté par son syndicat – elle-même est à la tête d’un gros élevage industriel de cochons –, et elle dit que ce modèle est en phase avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre… Qu’ils sont fatigants à nous baratiner sans cesse pour nous rincer le cerveau ! Cf. la théorie de Brandolini : « La quantité d’énergie nécessaire pour réfuter du baratin est beaucoup plus importante que celle qui a permis de le créer. » L’impact sur le climat des élevages industriels et des grandes plaines céréalières et betteravières est-il encore à démontrer ? Oui, pour les tenants du « après moi, le déluge ! » Cette position ultra-radicale tranche avec le « Nous n’héritons pas de la terre de nos parents, nous l’empruntons à nos enfants » d’Antoine de Saint-Exupéry. Bref.
On peut toujours se cacher derrière le climat et faire croire que tous les problèmes sont dus à son changement, mais le climat a toujours été la bête noire des agriculteurs. Le dérèglement climatique n’aurait jamais
dû nous faire oublier que le climat n’a jamais été réglé avec des saisons bien définies qui se répètent inlassablement à l’identique. Les agriculteurs et les marins sont à la merci du temps, c’est ainsi. Ce refus de changement atteint des sommets lorsque les tenants de l’Ancien Monde voient dans le dégel du pergélisol, ou permafrost, la libération de nouveaux sols agricoles… et l’excès de gaz carbonique dans la troposphère et la stratosphère comme une source accrue de nourriture pour les plantes. On n’est pas sortis de l’auberge ! Permettez-moi cette citation tirée de l’Ultime Secret, de Bernard Werber (Albin Michel, 2010) : « La peur du changement est inhérente à l’homme. Il préfère un danger connu à n’importe quelle modification dans ses habitudes. »
Au départ, les engrais chimiques ont produit les mêmes effets miraculeux que les énergies fossiles. À l’arrivée, c’est un vrai désastre, en particulier à cause de cet élément en apparence aussi insignifiant qu’un ver de terre pour un ministre de l’Économie : le phosphore !
LE CYCLE MÉCONNU DE NOTRE ALIMENTATION
Le cycle de notre alimentation est à l’image du cycle de l’eau, un éternel recommencement où nos nutriments sont pompés dans le sol par les racines des plantes avant d’être aspirés par notre intestin et rejetés sous forme
liquide ou solide. Ne pas les remettre là où ils ont été pompés, c’est casser ce cycle et mettre en péril l’alimentation de demain. On peut parler de sols artificialisés au sens législatif du terme.
En effet, avant de clarifier l’idée que faire ses besoins dans l’eau artificialise les sols, commençons déjà par contempler ce beau merdier (il n’y a pas d’autre mot), où l’équivalent de cinq terrains de football est artificialisé toutes les heures en France depuis dix ans. La source est gouvernementale : ministère de l’Écologie8, 23 septembre 2023. Ce sont donc quasiment 3 hectares d’espaces naturels, agricoles ou forestiers qui sont rayés de la carte toutes les heures.
C’est effroyable.
Néanmoins, si limiter l’artificialisation à la seule transformation d’un espace naturel en espace artificiel, par bétonnage ou par goudronnage, est un discours admis, y compris sur les sites des ministères de l’Écologie et de l’Agriculture, il ne reflète pas le sens de la loi : « L’artificialisation est définie comme l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage » (loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, article 192, alinéa 7). Par conséquent, un sol cultivé où les fonctions écologiques sont altérées par la chimie devrait être qualifié d’artificialisé, au même titre qu’un parking de supermarché. Reste que cette qualification est source de controverses infinies et
stériles, alors que le seul fait qu’une culture ait besoin d’engrais chimiques pour pousser prouve que le potentiel agronomique du sol est altéré. Mais, contrairement à un parking, cette artificialisation est invisible.
Quel est le lien avec notre alimentation ? Pas celui qui nous relie à la grande distribution, dont la seule « plusvalue » est de prélever sa part, tel un collecteur d’impôts, entre le producteur et le consommateur ! Dans un système basé sur la chimie de synthèse, celle-ci nourrit et soigne les plantes ; dans un système biologique, c’est la vie souterraine qui les nourrit ou nourrit les animaux qui nous nourrissent. Dans un système chimique, le vivant n’a plus de raison d’être, et l’agriculteur ainsi que ses sols perdent leur autonomie en devenant accros aux dealers de chimie.
Quant aux opposants au recyclage – au final, des partisans de l’artificialisation des sols… –, leur opposition est à la hauteur de leur méconnaissance de l’agriculture et du fonctionnement des écosystèmes. Ils prônent tout bonnement de jeter nos déjections en raison d’éventuels résidus de médicaments ! Comme si les jeter dans l’eau pouvait résoudre ce problème, aussi grave que celui des pesticides dans l’environnement. Au contraire, cela l’aggrave. Même les partisans de la biodynamie, une branche de l’agriculture naturelle, refusent de les recycler au motif qu’elles affaibliraient le développement des plantes et les rendements des cultures ! Spiritualité et réalité n’ont jamais fait bon ménage (voir page 66) !
Beurk, c’est caca !
Des invités à qui je servais des carottes de mon jardin, fraîchement râpées et juste assaisonnées d’un filet d’huile d’olive et d’une pincée de sel, s’extasiaient devant leurs saveurs. « Quel est votre secret ? », me demanda l’un d’eux. « Je leur pisse sur la tête », répondis-je, un brin insolent. Ils ont cru, à tort, que mes carottes s’étaient gorgées de mon urine ! Ils m’ont fusillé du regard, et personne ne s’est resservi. Ces gens-là trouvent normal de pisser dans l’eau potable, et ils sont si propres qu’un cinquième de l’eau qu’ils consomment l’est à cette fin. Quant aux besoins vitaux, boire et cuisiner, ils ne représentent qu’une douzaine de litres sur les 147 quotidiennement souillés9 ! Cette moyenne de 147 litres ne prend en compte ni les disparités entre les gens du Nord et ceux du Sud ni celles entre les gens aisés et les plus pauvres, les premiers souillant plus que ceux qui comptent chaque sou pour tenir jusqu’à la fin du mois.
UNE MENACE INVISIBLE
Pour évacuer notre urine, on consomme de dix à quinze fois son volume en eau potable. Imaginez si un jour des extraterrestres débarquaient, quel regard poseraient-ils sur notre état mental ? À noter tout de même que se soulager dans l’eau est une exclusivité
occidentale. L’État français a poussé le bouchon plus loin, comme nous l’avons déjà vu, en obligeant ses citoyens à faire leurs besoins dans l’eau de boisson. Et gare aux éventuels resquilleurs…
Bien entendu, ces gens ont de l’éducation, aussi ont-ils rédigé le décret avec d’autres mots. « Art. R211-126 – L’utilisation des eaux mentionnées aux articles R211 - 124 et R211 - 125 n’est pas possible à l’intérieur des lieux suivants : les locaux à usage d’habitation… » (décret n° 2023 - 835 du 29 août 2023). Les eaux mentionnées sont les eaux usées et les eaux de pluie : « On entend par eaux “de pluie” celles issues des précipitations atmosphériques collectées à l’aval de surfaces inaccessibles aux personnes en dehors des opérations d’entretien et de maintenance. »
Comprenez, l’eau tombée du ciel sur votre toit et que vous pourriez collecter pour alimenter vos toilettes afin d’économiser l’eau potable.
Nul n’étant censé ignorer la loi, chacun sait qu’il est interdit de faire pipi dans la nature, sauf à s’exposer à une amende (art. R632-1 du Code pénal). Même derrière un arbre ou à l’occasion d’une envie pressante, vous devez faire pipi dans l’eau potable depuis le décret du 29 août 2023, à moins d’avoir l’accord écrit du propriétaire de l’arbre.
Heureusement, dans sa grande bonté, le législateur n’interdit pas de faire pipi dans son jardin, à condition d’être caché, sinon c’est de l’exhibition sexuelle… Depuis 2009, on peut aussi se soulager dans des toilettes dites sèches10, sans apport d’eau, mais leur engouement est faible en France. On estime que quelques milliers
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ISBN : 978-2-37922-431-7
N° d’édition : 431-01
Dépôt légal : février 2025
Imprimé en France
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LA SOLUTION OUBLIÉE POUR RÉPARER LA TERRE
Et si recycler nos déjections pouvait résoudre deux problèmes écologiques majeurs tout en contribuant à lutter contre le réchauffement climatique et contre l’appauvrissement des sols agricoles ?
En effet, loin d’être des déchets ultimes, et à l’instar des déjections animales, nos déjections sont une formidable mine d’or nutritionnelle pour l’humus, là où la vie souterraine se concentre et transforme la matière organique en engrais naturel pour les plantes.
De plus, elles véhiculent un élément à la fois rare et qui se raréfie : le phosphore. Tout ce qui vit a besoin de phosphore, tout ce qui vit en rejette et en tirant la chasse, nous jetons à l’égout un quart des besoins en azote et en phosphore de notre agriculture !
C’est pourquoi il est urgent de repenser la gestion de nos déjections pour les valoriser en engrais.
Agronome spécialisé dans l’étude des vers de terre et membre de l’Association des journalistes-écrivains pour la nature et l’écologie, Christophe Gatineau s’est fait connaître du grand public grâce à son best-seller publié en 2018 chez Flammarion : Éloge du ver de terre. Formé à la protection des cultures, son expertise agricole est reconnue, notamment dans le domaine des agricultures non conventionnelles et naturelles.