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Magie Moko

À Trinité-et-Tobago, des échassiers de renom propulsent leur art légendaire vers l’avenir.

Par Jade Prévost-Manuel, photos par Marlon James

À en croire le folklore, les esprits vivent dans l’ombre; ils ne sortent que la nuit, quand la noirceur est à son comble.

Mais il arrive de les trouver en plein jour, déambulant dans les rues de Trinité-et-Tobago. C’est le Jour de l’émancipation à Port d’Espagne, et au beau milieu de la foule rassemblée pour le défilé sur la promenade Brian Lara, des hommes entreprennent la tâche ardue de chausser des échasses en bois — un rituel qui verra ces simples mortels se transformer en esprits, les Moko Jumbies.

La longue histoire des échassiers de Trinité-etTobago trouve son origine en Afrique de l’Ouest, où « Moko » désigne l’orisha (dieu) de la rétribution (le mot signifie aussi « guérisseur » en Afrique centrale).

« Jumbie » est le terme antillais pour « esprit » ou « fantôme ». Ici, les locaux vous diront que le Moko Jumbie incarne l’esprit mythique qui accompagnait les esclaves africains lors de leur traversée de l’Atlantique et veillait sur eux dans le Nouveau Monde. Ce personnage est devenu une figure de l’Ole Mas, le « vieux carnaval » organisé par les esclaves pour se moquer des célébrations d’avant-carême de leurs maîtres européens.

En raison de la hauteur de leurs échasses, les Moko Jumbies s’adossent souvent à un mur ou une branche pour revêtir leur costume.

Les Moko Jumbies prennent part au carnaval de Trinité-et-Tobago — un défilé animé tenu le lundi et mardi avant le mercredi des Cendres, premier jour du carême — depuis début 1900. À l’époque, ils faisaient partie d’un ensemble de personnages éclectiques symbolisant les racines culturelles africaines de Trinitéet-Tobago et la rébellion de sa population contre les colons. De nos jours, ce défilé annuel endiablé intègre aussi des costumes riches en perles et en plumes dans ce qu’on appelle le Pretty Mas.

La tradition du Moko Jumbie perdure malgré tout, et les artistes qui se dandinent sur des échasses en bois (certaines font 6 mètres de haut!) demeurent le noyau des festivités. Cet art connaît d’ailleurs un nouvel essor grâce aux Moko Jumbies qui ont à cœur de le transmettre à la prochaine génération.

C’est le cas d’Adrian Young. Ce Moko Jumbie chevronné se tortille pour enfiler ses longs pantalons à paillettes or, puis attache l’amas de tissus et de rembourrage à l’aide d’une ancienne ceinture de sécurité. Quand il relâche les jambes des pantalons, ses échasses disparaissent derrière une cascade de tissu. Son Moko Jumbie est à la fois un personnage et une extension de lui-même. Sa mission? Former les Moko Jumbies de demain.

Omoluabi Andrews, six ans, se prépare pour son premier spectacle de Moko Jumbie, mini-échasses aux pieds.

Un de ses apprentis, Omoluabi Andrews, six ans, sautille sur le pavé du haut de ses mini-échasses, faites sur mesure par Young. C’est la première fois que le jeune se produit en public — la deuxième pour sa sœur, Adianka, huit ans. Young les a pris sous son aile, et les deux s’entraînent avec leur mère, Nianka Brown. « Je sais ce que c’est, chausser des échasses », explique-t-il. « Voir la joie sur leurs visages me motive ».

Daniel Bascome pose pour la foule.

« On ne veut pas seulement apprendre aux gens à marcher sur des échasses. On veut qu’ils apprennent à transmettre la tradition du Moko Jumbie à la prochaine génération. »

La première fois que Young a enfilé une paire d’échasses, il s’est fendu le front en tombant tête première sur le béton. « Tant qu’on est Moko Jumbie, les chutes sont inévitables », dit-il. « C’est un style de vie, alors il y a des hauts et des bas. Parfois, tu sais que tu vas tomber, et tu dois t’y attendre. »

Des décennies après sa première chute, Young est devenu l’un des Moko Jumbies les plus en vue au pays. Il offre des prestations tant lors de mariages et d’événements promotionnels que lors de carnavals caribéens ailleurs dans le monde. Il est aussi apparu dans des courts métrages documentaires présentés à l’international.

Adrian Young arbore sa couronne en compagnie des membres de Future Jumbies et NexGen Walkers.

Pendant plusieurs années, Young a organisé des ateliers d’initiation à l’art des échasses pour les enfants de cinq ans et plus via son groupe, Future Jumbies. Il a aussi cofondé NexGen Walkers avec Brown afin d’élargir la portée de cette forme d’art et d’outiller les jeunes afin de perpétuer la tradition.

Depuis que ses enfants ont commencé l’entraînement, Brown, sans être une Moko Jumbie, redouble d’efforts pour amener des gens de tous âges à adopter cet art. « On ne veut pas seulement leur apprendre à marcher sur des échasses », dit-elle. « On veut qu’ils apprennent à transmettre leur passion, et qu’ils aient leurs propres histoires à raconter à la prochaine génération ».

À Trinité, c’est toute la population qui a cette possibilité. Si les racines du Moko Jumbie sont liées à la diaspora africaine, sa pratique va bien au-delà des ethnies et des origines. Depuis sa création en 2017, le mouvement #1000mokos, dédié à la croissance et au soutien des Moko Jumbies, a permis à plus de 1 000 personnes d’apprendre à marcher sur des échasses. Procurer un espace sécuritaire et accueillant où vivre l’expérience Moko Jumbie, voilà ce qui motive son cofondateur, Kriston Chen.

Selon lui, des jeunes comme des moins jeunes veulent essayer les échasses, et c’est en leur donnant l’occasion de le faire qu’on perpétuera cet art. « Les Moko Jumbies sont un amalgame du passé, du présent et de l’avenir », explique Chen, Trinidadien d’origine chinoise. « Même quelqu’un comme moi peut le faire. L’histoire de notre peuple se reflète dans ce rituel vivant. »

La famille Moko Jumbie : AdrianYoung (à droite) avec sa mère Charmain Asseveiro, son frère Adriel Asseveiro et son neveu Kyle Fiddler.

C’est le Jour de l’émancipation, et malgré le soleil qui tape d’aplomb, Young parade dans la rue. Au passage, ses ailes en tissu doré offrent un peu d’ombrage aux gens rassemblés pour le défilé. Sa performance est entièrement créée de sa main : sa chorégraphie, son costume, même sa couronne. Omoluabi et Adianka le suivent de près, sous l’œil attentif de maman et grand-maman.

Arrivée à Picadilly Street, la troupe s’arrête pour se reposer à l’ombre d’un toit. Young enlève son masque et sa couronne pour se rafraîchir pendant que l’hymne musical du carnaval de cette année, Spirit d’Erphaan Alves, résonne tout autour.

Une foule commence à se former autour de Young. Une mère hisse son fils curieux, à peine plus jeune qu’Omoluabi, dans les airs. Après avoir immortalisé le moment en photo, Young remet sa couronne au garçon. Qui sait? Peut-être que ce geste l’inspirera à devenir un Moko Jumbie et à perpétuer lui aussi la tradition.

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