ÉDITO
Grand angle
Qu’est-ce que peut être un orchestre au XXIème siècle ? Quel doit être son rôle aujourd’hui ? Sa place dans la société ? Chaque jour ces questions guident nos réflexions et sont le moteur de nos projets. Avant toute chose, l’orchestre est une communauté. Une communauté créative et ouverte sur la ville et sur le monde, réunissant des hommes et des femmes tournés à la fois vers d’autres musiciens et d’autres formes d’expressions artistiques. Des artistes et des citoyens en prise directe avec la société dans laquelle ils évoluent.
Quand le classique rencontre la vidéo
Ce numéro nous parle justement de ces artistes qui forment avec nous une communauté : la compositrice Isabelle Aboulker travaillant elle-même à partir de l’œuvre littéraire de Roald Dahl, ou bien le vidéaste Peter Mumford qui met son art au service de Fidelio, opéra de Beethoven dirigé par Douglas Boyd. Nous souhaitons aussi mettre en avant cette créativité qui doit s’exprimer partout, y compris dans le rapport avec tous nos publics. Au sein d’une des plus grandes concentrations de musiciens au monde qu’est la Philharmonie de Paris, nous sommes heureux de participer à cette belle aventure qui met la relation aux publics au centre de sa réflexion. Dans notre focus, après deux années de fonctionnement en vitesse de croisière, Laurent Bayle, directeur général de la Cité de la musique - Philharmonie de Paris, a accepté de répondre à nos questions et nous livre un premier bilan. Enfin, loin de nous enfermer derrière les murs d’un bâtiment, aussi beau soit-il, nous évoquerons ici l’engagement sociétal d’artistes à travers l’expérience menée par une partie des musiciens de l’orchestre en Palestine et en Israël. Depuis une dizaine d’années, ils s’impliquent fortement aux côtés de partenaires locaux pour la sensibilisation et le perfectionnement de très jeunes musiciens. Toute cette richesse d’expressions et d’initiatives, c’est à nos musiciens, cette communauté d’artistes engagés, que nous la devons !
La vidéo est de plus en plus utilisée dans les opéras et concerts classiques. N’est-elle qu’un outil au service du metteur en scène ? Ou un art nouveau qui réinterroge la musique ? Enquête et entretien.
L
a vidéo est-elle la meilleure amie de la musique classique ? Cet art de l’image né au XXe siècle a ouvert de nouvelles
perspectives pour la création musicale : la
« musique à l’image » va du cinéma aux jeux vidéo en passant par la création plastique. Et l’utilisation d’images pour mettre en valeur la
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tances avec la composition et devient l’un des pionniers de l’art vidéo (voir chronologie page suivante).
musique classique rencontre de plus en plus dans la mise en scène d’opéras comme lors de
Après eux, de nombreux artistes maîtrisant les
concerts de musique orchestrale ou de récitals.
deux disciplines les conjuguent dans leurs créations : Romain Kronenberg, né en 1975, s’inspire dans l’une de ses premières vidéos, Nimrod
Les années 1970 ont vu l’émergence d’un nou-
(2006), de la musique éponyme du compositeur
vel art vidéo à l’époque où la musique électro-
britannique Edward Elgar, ou encore Jérôme
nique prend elle aussi son essor. Ces deux arts passionnent les artistes à la recherche de nouveaux moyens d’expression. L’une des figures de ce mouvement est Bill Viola, artiste américain tistiques à l’université de Syracuse à New York,
Directeur général
Portrait de famille (1971), il prend ses dis-
de succès. La vidéo est régulièrement utilisée
né en 1951, qui, en parallèle à des études ar-
NICOLAS DROIN
ment du compositeur Pierre Schaeffer tout en s’essayant à un nouveau média, la vidéo. Avec
étudie la musique sur synthétiseur auprès du
Lefdup, né en 1961, qui offre en 1984 une vidéo expérimentale et loufoque sur une version de Carmen au synthétiseur. En 2009, le plasticien sud-africain Robin Rhode collabore avec le pianiste Leif Ove Andsnes à l’illustration des Tableaux d’une exposition de Modest
compositeur David Tudor. Au même moment,
Moussorgski. Les animations vidéo et la mu-
en France, Robert Cahen intègre le Groupe de
sique sont associées lors de concerts et dans un
recherches musicales (GRM) et suit l’enseigne-
livre-DVD intitulé Pictures Reframed.
En 2005, le mariage entre musique classique et vidéo prend une nouvelle dimension avec le Tristan Project de Bill Viola. Pour la nouvelle production du Tristan et Yseult de Wagner à l’Opéra de Paris, le metteur en scène Peter Sellars commande à Bill Viola une vidéo aussi longue que l’opéra, soit quatre heures. Cette vidéo sert de toile de fond à la mise en scène et propose une double lecture du drame de Wagner. « Notre but est que l’image se libère de la bande sonore et que la bande sonore se libère de l’image, explique Peter Sellars en 2014 lors de la reprise de la production. De façon que les deux identités, son et image, existent chacune dans leur propre sphère. C’est exactement ce qui amène au plaisir. »
l’histoire – le combat de Leonore pour sortir son mari de prison – a pâti des différentes réécritures. Pour Peter Mumford, « il y a dans Fidelio un problème de structure dramatique. Beethoven a eu des idées musicales magnifiques, mais la façon dont l’histoire progresse n’est pas fluide. Elle avance par à-coups. Il y a beaucoup de musiques d’ensemble – des quatuors vocaux par exemple – qui permettent non pas d’exprimer un avis commun mais, au contraire, des idées individuelles. Voilà pourquoi j’ai imaginé que les images pouvaient souligner les pensées personnelles de chacun des personnages. Dans ce sens, la vidéo permet une approche didactique. »
La vidéo aide à comprendre En effet, si pour certains metteurs en scène la vidéo n’est qu’un outil supplémentaire comme la machinerie, les décors ou les accessoires, d’autres en ont fait leur marque de fabrique, leur spécialité, comme Peter Mumford. Le Britannique l’a utilisée pour mettre en scène la Tétralogie de Wagner, les quatre opéras du cycle Der Ring des Nibelungen, pour Opera North, grande compagnie lyrique d’Angleterre. Séduit par cette proposition artistique, le chef d’orchestre Douglas Boyd lui a demandé de travailler avec lui sur Fidelio de Beethoven présenté le 24 novembre 2016 avec l’Orchestre de chambre de Paris à la Philharmonie.
Le Fidelio de Douglas Boyd et Peter Mumford « En anglais, nous explique Peter Mumford, les concerts “mis en espace” sont dits “semistaged”. C’est une expression que je déteste car elle semble dire qu’on a fait les choses à moitié ! Comme si on s’excusait de faire de la vidéo, parce que ça coûte moins cher qu’une vraie mise en scène ! » Mettre en images une version de concert d’un opéra comme Fidelio est « une idée fascinante », s’enthousiasme le metteur en scène. « Il faut savoir laisser s’exprimer la musique. Les opéras sont faits pour être mis en scène, incarnés. Mais la vidéo va être pertinente pour une œuvre comme Fidelio qui a une structure dramatique très délicate. Elle permet de soutenir la structure de l’œuvre. »
Fidelio tient une place à part dans le répertoire lyrique. L’unique opéra de Ludwig van Beethoven a connu plusieurs versions (voir notre encadré). Composé une première fois en 1804 sous le titre Leonore, il fut remanié par le compositeur en 1805 puis 1806, date à laquelle il prit le nom de Fidelio. La trame de
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onner du sens, aider à la compréhension de la musique : telle serait la force de la vidéo. Une évidence pour Douglas Boyd : « La vidéo est l’amie de la musique. Elle ajoute une dimension. On doit veiller bien sûr à ce qu’elle ne vienne pas perturber la musique. Mais si elle est réussie, elle aide l’auditeur à apprécier l’œuvre, voire à mieux la comprendre. » Douglas Boyd en a fait l’expérience avec l’Orchestre de chambre de Paris en septembre 2015 lors d’une représentation de La Nuit transfigurée de Schoenberg mise en images par la vidéaste Netia Jones. « La vidéo était magnifique et elle a vraiment aidé l’auditoire à apprécier et à comprendre cette musique. Le rythme d’une vidéo peut souligner le rythme particulier d’un passage. Plus l’œuvre est forte, plus il faut de grands artistes pour la mettre en valeur. » suite p. 4 >>
FIDELIO, L’OPÉRA INACHEVÉ ? Beethoven n’a cessé de remettre en question la partition de Fidelio. Il a même laissé trace de seize versions différentes d’un seul aria ! La plupart des interprétations données aujourd’hui se fondent sur la version de 1814 de Fidelio. La première version de cet opéra de Beethoven avait d’ailleurs un autre nom, Leonore. « Dans Fidelio, Beethoven a gardé 50 % de Leonore, comptabilise avec humour Douglas Boyd. Mais si Leonore est fantastique (je me souviens de la version qu’en a donnée John Eliot Gardiner), l’intrigue est plus dense dans Fidelio. Si Beethoven a voulu remettre sur le métier son ouvrage, c’est peut-être à cause de la mauvaise réception de son œuvre par le public lors de la création en 1804. Pourtant, la raison de l’échec auprès du public tient moins à la qualité de la partition qu’aux événements extérieurs. Le contexte politique, l’occupation de Vienne par les troupes napoléoniennes, n’était pas en accord avec l’histoire de Fidelio dans laquelle le personnage de Leonore prône la liberté, le message de la Révolution française... » Le message ne pouvait pas bien passer avec les soldats français occupant Vienne ! Jeudi 24 novembre, 19h30 Grande salle – Philharmonie
Beethoven - Fidelio Douglas Boyd, direction Peter Mumford, mise en espace et vidéo accentus, chœur Peter Wedd, Florestan Rebecca von Lipinski, Leonore Stephen Richardson, Rocco Jennifer France, Marzelline Sam Furness, Jaquino Andrew Foster-Williams, Don Pizarro Bradley Travis, Don Fernando Coproduction Orchestre de chambre de Paris / Philharmonie de Paris
Peter Mumford, metteur en scène P. 3
La langue allemande dans laquelle est écrite Fidelio représente une difficulté pour de nombreux spectateurs. D’autant plus que Beethoven a recours au Singspiel, ces moments semi-parlés. « Dans une version de concert, ce sont des moments-clés, analyse Douglas Boyd. Ils permettent aux spectateurs de comprendre le déroulement de l’action. Avec les musiciens de l’Orchestre de chambre de Paris et grâce au travail de Peter Mumford, nous allons pouvoir souligner l’importance de ces moments pour le public francophone qui sera dans la salle de la Philharmonie. Quand j’ai vu le travail de Peter Mumford pour le Ring de Wagner, j’ai compris la plus-value que représente la vidéo : les images ajoutent une forme narrative qui aide à comprendre les dialogues. »
L’utilisation de la vidéo ne résout évidemment pas certaines questions fondamentales que doit affronter le metteur en scène. Comme dans une mise en scène classique, Peter Mumford s’est posé la question de l’époque dans laquelle il souhaitait situer l’action des vidéos de son Fidelio. « Je n’ai pas voulu choisir des costumes du XIXe, explique-t-il. Pour moi l’histoire de Fidelio – la question du sort d’un prisonnier politique – a une telle résonance contemporaine qu’il est plus fort de situer l’opéra à notre époque. »
Image de Fidelio par Peter Mumford P. 4
Étapes de travail
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ien qu’outil novateur, la vidéo ne bouleverse pas les premières étapes du travail du metteur en scène. D’abord regarder le livret, la trame de l’histoire, le texte : « Quand il s’agit d’un opéra que je ne connais pas, mon premier réflexe est de lire le résumé de l’histoire, explique Peter Mumford. Pour Fidelio, ce n’était pas nécessaire : je connais et j’aime déjà cette œuvre. Je l’ai déjà mise en scène. C’est une œuvre épatante, difficile à maîtriser du premier coup. Donc on a envie de l’aborder encore et encore ! »
Ensuite vient la musique ! « Je pars de la partition, explique le metteur en scène. Je laisse les images me venir à l’esprit. Quand je mets en scène un opéra, poursuit-il, mon outil principal est la partition. C’est la même chose avec la vidéo sauf que ce sont des images qui me viennent et non des gestes. Puis je filme. Je filme de manière très ouverte, sachant que je travaillerai plus tard sur le montage. Le montage se fait avec la partition, un guide musical qui ne doit pas être un carcan. »
Pour autant, la vidéo ne vient pas s’ajouter au jeu des chanteurs-musiciens. Comme dans une mise en scène classique d’opéra, le décor, les accessoires, les déplacements viennent soutenir le propos. « Il ne s’agit pas de raconter avec la vidéo la même histoire que celle que les chanteurs content sur scène, prévient Peter Mumford. Dans la vidéo par exemple, je ne montre pas de personnages. Je ne filme pas un double de Florestan. Il se peut qu’on voie une image d’un prisonnier, mais ce sera alors abstrait et ponctuel, comme dans l’Ouverture par exemple. »
L’Ouverture de Fidelio est le casse-tête principal des chefs d’orchestre, des metteurs en scène… et du compositeur lui-même ! Beethoven a en effet composé quatre ouvertures différentes pour son opéra, long moment symphonique reprenant toute la trame musicale de la pièce. Seul souci : une ambiance dramatique et pesante, qui contraste lourdement avec le duo plus léger par lequel s’ouvre l’œuvre. Peter Mumford a eu l’idée d’utiliser l’Ouverture pour raconter en images le contexte de l’histoire de Fidelio : qui est Florestan ? Pourquoi est-il en prison ? « L’Ouverture écrite par Beethoven est particulièrement longue et expressive. Avec l’aide des images, elle permet de préparer l’auditeur au premier duo romantique qui suit. »
Durant tout le parcours de création, Peter Mumford et Douglas Boyd ont travaillé de concert. « J’ai vraiment donné “carte blanche” à Peter Mumford pour les premières étapes du travail, explique Douglas Boyd. Le chef d’orchestre ne doit pas intervenir pour ne pas briser l’inspiration du metteur en scène. À ce stade, le contraindre aurait été totalement contreproductif. Dans un deuxième temps, nous travaillons plus précisément et je suis alors plus directif. C’est à lui de s’adapter à mon idée de l’interprétation, des tempi. Pendant la représentation, je dois à mon tour avoir une grande liberté. Si je veux ajouter un silence à un moment, il doit modifier la vidéo. Évidemment j’essaie au maximum de partager en amont mes envies. Nous “calons” très précisément certains passages décisifs. »
Pour Douglas Boyd, chaque proposition est intéressante : « Fidelio “marche” quel que soit le format, explique le chef d’orchestre. J’ai adoré la mise en scène d’époque de John Cox. Je sais que Fidelio en version de concert, sans mise en scène, est également formidable. Avec les équipes de la Philharmonie, coproducteur de ce spectacle, nous voulions proposer quelque chose de différent. » S.G.
MUSIQUE ET IMAGES 1892 : Émile Reynaud, créateur des premiers dessins animés, ajoute de la musique et des effets sonores aux projections de cinéma. 1924 : Erik Satie compose pour les images d’Entracte de René Clair. Musique et images sont insérées dans un ballet, Relâche, présenté le 4 décembre 1924 aux Théâtre des Champs-Élysées. L’œuvre, iconoclaste, fait scandale. Pour l’histoire de la musique à l’image, c’est un tournant : pour Satie, la musique ne sert pas à illustrer mais à souligner la structure rythmique de la vidéo 1950 : Nam June Paik présente Exposition of Music − Electronic Television 1 en Allemagne. Ses treize téléviseurs préparés pour la distorsion d’images marquent le début de l’art vidéo. Plus tard, les membres du mouvement Fluxus – Paik et Charlotte Moorman notamment – réalisent des performances artistiques associant expérimentations musicales et installations vidéo.
Viendra ensuite l’épreuve du direct : on peut glisser une image supplémentaire ou ajouter un ralenti pour que cela « tombe » parfaitement avec la musique. « De toute façon, précise Peter Mumford, quand on monte un opéra, que ce soit avec une mise en scène ou avec des vidéos, on doit suivre la partition de très près. Dans les deux cas, on a des chanteurs sur scène et il faut s’adapter à leur manière de chanter, de bouger, de raconter l’histoire. »
1983 : Élève du compositeur Pierre Schaeffer, Pierre Cahen réalise Portrait de famille, film reportage qui associe ses photos et images à des compositions personnelles. Il deviendra l’un des pionniers de l’art vidéo. Douglas Boyd, chef d'orchestre
Le saviez-vous ? LES JEUX VIDÉO AIMENT LE CLASSIQUE La musique classique est par exemple très prisée par les concepteurs de jeux vidéo. Des gamers (férus de jeux vidéo) mélomanes ont dressé sur Internet la liste des jeux qui empruntent pour leurs bandes sonores les grands tubes de la musique savante. On est très surpris de la longueur de la liste. La gratuité de certaines partitions classiques, tombées dans le domaine public, n’explique pas tout, les grands éditeurs de jeux vidéo ayant les moyens de leurs choix artistiques. La qualité des versions est l’heureuse surprise de ce mariage entre jeux vidéo et musique classique. Les premiers jeux
Chronologie
vidéo utilisaient des versions « au synthétiseur » qui faisaient dresser les cheveux sur la tête du mélomane. Mieux vaut oublier la version de la Toccata et Fugue en ré mineur de Bach utilisée dans l’historique jeu « Donkey Kong Jr » (1982). Dans les jeux vidéo actuels, la musique n’est plus malmenée et révèle qu’aux yeux des gamers la puissance évocatrice de la musique classique est encore très forte. En 2015, l’un des plus célèbres jeux de guerre – « Call of Duty: Black Ops III » – mettait en scène ses guerriers sur fond de « Dies irae » du Requiem de Mozart.
1995 : Le vidéaste Maurice Benayoun installe un dispositif vidéo interactif dans deux musées à Paris et à Montréal : Le Tunnel sous l’Atlantique relie virtuellement les spectateurs au-delà de l’océan… le tout sur une musique du compositeur argentin Martin Matalon et avec les ressources technologiques de l’IRCAM. 2005 : La mise en scène de Peter Sellars de Tristan et Yseult de Wagner à l’Opéra de Paris utilise une vidéo de Bill Viola. 2007 : Le vidéaste Pierrick Sorin imagine un dispositif vidéo original pour la mise en scène de La pietra del paragone, opéra de Rossini, au Théâtre du Châtelet. Il filme à l’aide d’une micro-caméra un décor en miniature et projette ces images en fond de scène. Il s’inspire ainsi d’une technique du début du cinéma : le fond bleu. En incrustant les chanteurs dans ces décors numériques, il bénéficie d’une grande liberté créatrice.
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