La Feuille - Déclics politiques

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La Feuille

Assises du journalisme − ­­ Mai 2022

La course à la vérité

Infox

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Les cellules de fact-checking se multiplient dans les médias depuis 2017. Mais les politiques détournent cette pratique pour servir leurs intérêts.

M

es chiffres viennent de l’Insee, ils ne peuvent pas être contestés », affirmait Éric Zemmour à l ’a n i m at e u r M a x i m e Switek sur BFMTV, le 21 septembre 2021. « De toute façon, il y aura un moment de fact-checking juste après », avait réagi l’intervieweur. À l’issue de l’émission, le candidat avait qualifié la vérification de la rédaction de « ridicule ». En France, depuis le lancement par Libération de Désintox en 2008, les cellules de fact-checking se sont multipliées dans les médias, jusqu’à compter aujourd’hui une trentaine d’équipes spécialisées. Oreille attentive à ce qui sonne faux ou inexact, les fact-checkers examinent a posteriori la véracité des déclarations et des données avancées par les politiques. En la matière, « la distanciation des factcheckers avec les politiques va à l’encontre de la connivence parfois reprochée aux journalistes politiques classiques », relève Jérémie Nicey, chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Tours. Un renouveau qui a permis aux journalistes de reprendre leurs « positions historiques de chiens de garde », selon l’universitaire. Et de

répondre, en partie, à la crise de confiance à laquelle font face les rédactions. Cette pratique contraint les personnalités politiques à réfléchir à deux fois avant de s’exprimer. « Le renforcement du fact-checking nous oblige à être plus pertinents et affutés », reconnaît Rachid Temal, sénateur socialiste du Val-d’Oise et porte-parole du parti socialiste. D’autres, lors des interviews en direct, restent volontairement flous dans leurs déclarations afin d’échapper à la co nt r a d i c t i o n f a c tu el l e . M a i s l a

Les politiques rodent leurs discours et prennent en compte le fact-checking.

Wikipédia, outil politique

Illustration : Selçuk Erdem

Sans être un média, l’encyclopédie collaborative informe des millions de Français sur des sujets politiques.

Les chiffres feraient baver d’envie plus d’un journaliste. Wikipédia n’est pas un média mais l’encyclopédie attire des foules en quête d’information. La page d’Éric Zemmour a été consultée près de 3,7 millions de fois en six mois. C’est la plus lue de la version française du site en 2021. Pourtant, c’est aussi l’une des plus sujettes à caution. Elle arbore un bandeau rouge vif qui alerte des « modifications substantielles, soit par le principal intéressé, soit par une ou plusieurs personnes en lien étroit avec le sujet ». Le fonctionnement collaboratif du site est la force mais aussi la faiblesse de Wikipédia. N’importe qui, inscrit ou non, peut y modifier les articles. L’équipe de campagne d’Éric Zemmour l’a bien

compris. Pendant plusieurs mois, des militants se sont fait passer pour des contributeurs lambda pour modifier l’article de leur candidat à son avantage. Un des responsables de cette cellule nommée WikiZédia détaille ses objectifs : « gagner en visibilité, imposer ses choix éditoriaux ».

Des militants bannis du site

La machination a été révélée par le journaliste indépendant Vincent Bresson qui s’est infiltré dans la campagne d’Éric Zemmour. Son enquête, Au cœur du Z, a été publiée aux Éditions de la goutte d’or en février 2022. WikiZédia a tenté de manipuler l’encyclopédie. L’équipe était co ordonné e par un militant très

vérification en temps réel est pour le moment illusoire. Certains partis publient même leurs propres contenus de vérification en période électorale. En 2017, La France insoumise avait lancé sa page web #Desintox sur son site ; celle-ci servait de riposte aux rivaux et de vigie des informations défavorables à leur parti politique. Le Rassemblement National avait suivi la tendance.

Court-circuiter les vérificateurs

Responsable de la rubrique Le vrai du faux de Franceinfo, Antoine Krempf estime que les responsables politiques ont « détourné le fact-checking, en le transformant en objet de communication politique ». Une manœuvre destinée à court-circuiter le travail des vérificateurs. « Certains candidats font du contre-factchecking et critiquent ouvertement notre travail », témoigne Vincent Coquaz, journaliste à la rubrique CheckNews de Libération. Le faux est aussi un moyen de faire du buzz. Jérémie Nicey avance que « certains représentants énoncent délibérément des données erronées tout en sachant qu’elles seront vérifiées ultérieurement, mais profitent ainsi de leur présence médiatique démultipliée. »

Amira MAHFOUDI et Cem TAYLAN

expérimenté. Il connaissait parfaitement les rouages de Wikipédia et indiquait à ses acolytes comment modifier l’article sans que cela ne paraisse suspect. Les militants ont, par exemple, édulcoré les propos d’Éric Zemmour sur les personnes LGBT ou sur le sort des juifs sous le régime de Vichy. Heureusement, des contributeurs ont veillé au grain et ont régulièrement rectifié les informations. Pendant son infiltration, Vincent Bresson a prévenu un administrateur de Wikipédia de l’existence de la cellule. Ce dernier a toutefois accepté de ne pas intervenir immédiatement pour ne pas fausser l’enquête du journaliste. Une fois l’affaire révélée au grand public et les militants en question bannis du site, l’administrateur a tiré un constat : l’encyclopédie a bien résisté. Peu de modifications effectuées par des militants d’Éric Zemmour ont survécu grâce au travail d’une poignée de contributeurs qui a veillé sur la page.

Léo BERRY


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