Ciao Walter - Juillet 1961, Pilier du Frêney

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CIAO WALTER Corinne Mons

Juillet 1961, Pilier du Frêney


CIAO WALTER UN NOUVEL ECLAIRAGE DE LA TRAGEDIE DU PILIER DU FRENEY

*Salut Walter


PREAMBULE Juillet 1961. Sept alpinistes tentent la première du Pilier du Frêney, un magnifique bloc de granit rouge de sept cents mètres de haut, situé sous la calotte sommitale du mont Blanc italien, à l’altitude de quatre mille mètres. Les sept hommes comptent parmi les meilleurs alpinistes de leur temps. Côté italien : les guides Walter Bonatti et Andrea Oggioni avec leur client et ami Roberto Gallieni. Côté français : Pierre Mazeaud et ses trois amis, Pierre Kohlmann, Robert Guillaume et Antoine Vieille. Il fait beau. Les sept hommes atteignent rapidement le dernier ressaut, situé à quatre-vingts mètres à peine du sommet, quand une terrible tempête survient et les bloque en pleine ascension. La tempête dure sept jours, fait exceptionnel en été. Les alpinistes passent trois nuits de cauchemar en bivouac dans la paroi verticale, espérant jusqu’au bout que cesse la tempête. Le quatrième matin, dans un état d’épuisement physique et moral extrême, ils entreprennent de redescendre par le terrible itinéraire de l’aller, sous la direction de Bonatti. Seuls Bonatti, Gallieni et Mazeaud en ressortent vivants. Des dizaines de questions se posent Comment ces alpinistes, réputés les meilleurs, avaient-ils pu se laisser prendre dans ce piège mortel ? Qui étaient vraiment ces sept alpinistes, au-delà de leurs noms, pour certains, célèbres ? Que s’était-il passé exactement là-haut pour qu’ils ne rebroussent pas chemin tant qu’il en était encore temps ? Quels avaient été leurs raisonnements, leurs pensées, leurs échanges ? Pourquoi était-ce l’équipe française qui avait subi les plus lourdes pertes ? Les Italiens étaient-ils mieux préparés ? Quel rôle avaient joué les moyens techniques, le matériel ? Pourquoi les secours n’étaient-ils pas arrivés à temps ? Et plein d’autres encore… 3


CHAPITRE L'IDEE : AOUT 2 012

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L’idée est partie d’une de mes rituelles conversations avec Do, lors desquelles il racontait ses histoires de montagne. Anciennes ou récentes, ses histoires étaient passionnantes. Do aimait raconter, il avait un don pour ça. Guide de haute montagne depuis ses vingt ans, il connaissait par cœur tous les sommets des massifs alpins qui environnaient Chamonix, le mont Blanc bien sûr, mais aussi le Grand Paradis, le mont Rose… et tous les alpinistes qui avaient ouvert les grandes voies de ces massifs. Quand il commençait à raconter, et que je l’écoutais, cela pouvait durer des heures. Il évoquait la personnalité des alpinistes, les difficultés des voies, les techniques employées dans tel ou tel passage, ainsi que tous les détails étonnants qui rendaient ses histoires encore plus attrayantes. Par exemple, une anecdote sur l’alpiniste autrichien Hermann Buhl devenu très célèbre car il réalisa en 1953 la première du Nanga Parbat (8 126 m) en solitaire. Quand il avait vingt-cinq ans, il gagnait sa vie en faisant des petits boulots et n’avait que le week-end pour réaliser ses projets. Parti un samedi, il parcourut, à vélo, les 230 kilomètres reliant Innsbruck au massif de la Bermina ! Là, il escalada la face nord du Piz Badile de 900 mètres en solitaire, en cinq heures à peine ! Et repartit le dimanche après-midi, à vélo… Le dimanche soir il était tellement épuisé qu’il tomba dans un fossé où il passa la nuit. Ou encore, celle de Riccardo Cassin, alpiniste italien qui avait vaincu tous les sommets des Dolomites. Cassin avait entendu parler de la face nord des Grandes Jorasses et de ses fameux éperons. Un beau jour, Cassin arrive au refuge du Requin avec une carte postale des Grandes Jorasses, et la montre au gardien, pour que ce dernier lui indique l’éperon Walker. En entendant la question, le gardien rigole et se demande qui est cet hurluberlu. Néanmoins il lui montre l’éperon Walker. Trois jours plus tard, Cassin et ses compagnons – Esposito et Tizzoni – revenaient, ayant réalisé la première de cet éperon, qu’ils n’avaient jamais vu auparavant. Voilà le genre d’histoires que Do racontait et raconte toujours d’ailleurs. Do était devenu un ami. 6


HERMANN BUHL, NANGA PARBAT 1 953.

©Keystone Pictures USA/SUMAPRESS.com/Alamy

CASSIN

©Photos Fonds Cassin

CASSIN, ESPOSITO ET TIZZONI RETOUR DE LA WALKER GRANDES JORASSES EN 1938

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Un soir, Do démarra sur le Pilier du Frêney. Une histoire héroïque et tragique qu’il m’avait déjà racontée, trente ans auparavant. Je m’en souvenais, très bien même, car à l’époque j’avais frémi en l’entendant, mais vibré aussi car le héros de l’histoire était Walter Bonatti, le mythique Walter Bonatti. Alpiniste de génie, connu pour réussir tout ce qu’il entreprenait. Ce soir-là, l’histoire me toucha à nouveau profondément, et déclencha chez moi une espèce de fascination et un désir irrésistible de communiquer mon exaltation. Une telle aventure ne pouvait pas rester enfermée dans la mémoire de livres de montagne, donc inconnue du plus grand nombre. Il fallait que je la raconte. C’était une idée bizarre. Mais je me passionnai pour ce projet, pensai que j’allais en écrire le scénario, le soumettre à un grand réalisateur et que le film serait un succès… Oui c’était vraiment une idée bizarre, folle et surtout paradoxale. D’abord parce que je n’avais jamais écrit de livre de ma vie, encore moins de scénario. Certes j’écrivais pour mon métier et aimais écrire. Mais mon boulot dans la communication et le marketing, consistait à construire des raisonnements stratégiques, très loin du genre roman littéraire. Mais à tout prendre, il y avait peut-être là un savoir-faire utile… pour la recherche d’informations, pour la conception du projet, pour la mise en valeur de l’histoire. Ensuite parce que je n’étais pas née à la montagne, mais au bord de la mer. À Alger, j’avais habité sur le port, face à la Méditerranée. Tous les jours je voyais cette mer perpétuellement bleue, les gros et les petits bateaux qui circulaient sans arrêt, les mouettes qui tournoyaient jusque sous mes fenêtres. J’allais à la plage, sur les belles plages avoisinantes, où l’eau était chaude sous le soleil brûlant. La logique voulait que j’aime passionnément la mer, les bains de mer, les îles, les grands navigateurs. Mais contrairement à toute logique, j’aimais la montagne, les sommets illuminés ou embrumés, la chute silencieuse des flocons, la magie des paysages tout blancs jusqu’à la moindre aiguille de sapin. J’aimais aussi l’été en montagne, les alpages verdoyants, les chalets aux balcons sculptés et fleuris, les forêts de sapins vert sombre et de mélèzes vert tendre, 8


les chemins bordés de framboisiers et de buissons de myrtilles. Mais alors, pourquoi, comment la logique s’était-elle inversée ? Il y eut d’abord ce jour où je n’avais que sept ans. Il avait neigé sur Alger. Fait exceptionnel. Au point que mes parents m’avaient emmenée “voir la neige” dans la campagne environnante. En vérité, ce n’était qu’une très fine couche blanche sur la plaine. Pourtant ce fut pour moi un éblouissement. Mon cœur de petite fille ressentit un étrange emballement pour cette chose magique qui d’un seul coup transformait tout le paysage en un conte de fées. Plus tard, mes parents m’avaient envoyée dans un home d’enfants nommé Le Chaperon Rouge. Niché à 1 450 m d’altitude dans les Alpes suisses. Le grand jeu là-bas consistait à trouver un large carton, à grimper au sommet de collines en pente douce, à s’asseoir sur le carton et à glisser à toute vitesse sur l’herbe fraîche, et à recommencer encore et encore. C’est là que j’avais emmagasiné dans ma mémoire les odeurs de la montagne, des aiguilles de pin et de l’herbe des alpages, les sons des petits torrents, les couleurs chatoyantes de la flore locale et la pure blancheur des edelweiss. Puis vint l’adolescence et avec elle, le premier ski. J’avais de la chance, c’était à Chamonix, “la station”, très réputée pour la qualité de ses pistes. Mais je ne savais pas encore que ce vieux village de montagne deviendrait par la suite si important pour moi, qu’il se substituerait à ma terre natale définitivement perdue après la guerre d’Algérie, et constituerait mon port d’attache, mes racines. À ce moment-là toute mon attention de gamine intrépide était concentrée sur le ski. J’avais accroché tout de suite. J’étais la première, tôt le matin, à remonter skis sur l’épaule, la dure côte de la “Roumna” pour accéder au téléphérique du Brévent. La dernière à redescendre le soir. Des années plus tard, c’était encore à Chamonix que j’allais skier. J’avais entraîné mon mari dans ma passion du ski et presque tous les weekends, nous quittions Paris en TGV pour retrouver l’atmosphère particulière du vieux village. À cette époque, Chamonix était magique. C’était le point de rendez-vous des passionnés, levés pour la première benne 9


afin de goûter à la poudreuse toute fraîche de la nuit. Pour faire partie des initiés, il fallait bien sûr skier hors-piste. La piste, c’était pour les touristes… C’est à ce moment-là que nous rencontrâmes Do, guide de haute montagne et moniteur de ski. Il avait la réputation d’être le plus beau skieur de Chamonix. Do skiait bien, plus que bien évidemment. Mais surtout il skiait “beau”, avec grâce, légèreté, sans jamais le moindre accroc ou déséquilibre, sans brutalité, sans esbroufe. Ainsi commença pour moi la grande aventure du hors-piste, de la poudreuse, des pentes vierges. Une aventure qui m’amenait à approcher les hauts sommets, à skier sur les glaciers, à évoluer dans des paysages entièrement blancs, déserts, silencieux, sereins. Do devint un ami. Il perçut progressivement mon attirance pour la montagne et commença à me raconter ses histoires. Son stock était inépuisable. Pour moi, cela devint rapidement un prolongement naturel de la journée de ski, une autre manière d’éprouver tout un champ de sensations que l’imaginaire faisait naître. Chaque histoire pénétrait en moi, emplissait mon subconscient et se greffait dans ma mémoire, constituant un monde d’images qui alimentait mes rêveries et renforçait mon “appartenance” à ces lieux. Petit à petit je me constituais une sorte de patrimoine intérieur, sans objet particulier. Je n’avais jamais pensé que je pourrais l’utiliser. J’entassais, accumulais, thésaurisais. Jusqu’à ce que, ce jour d'août 2012, l’envie irrésistible de raconter cette histoire me vînt. Et quand l’idée fut là, tout absurde qu’elle fût, il fallut que je la réalise. Tout le monde sait que n’importe qui peut avoir des idées et que la vraie difficulté est de les mettre en œuvre. Et effectivement, ce projet-là se révéla un vrai casse-tête à concrétiser, en fait je me suis retrouvée à mener une véritable enquête !

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Mon guide, Do.


CHAPITRE

LES DEBUTS DE LA RECHERCHE 11


D’abord je pensai à interviewer ceux qui étaient encore là. Si Bonatti venait de décéder juste l’année d’avant, en 2011, Mazeaud était, quant à lui, encore en vie et apparemment en forme d’après sa dernière interview sur Youtube. Gallieni ? Je n’en savais rien… Et puis il y avait les autres, ceux qui faisaient partie du petit groupe d’alpinistes intrépides : Edmond Denis, Robert Paragot, Lucien Berardini… Puis il faudrait que je lise tous les récits, ceux écrits par Bonatti et par Mazeaud eux-mêmes, ceux de Paris Match de l’époque et aussi, tout ce que je pourrais trouver sur le sujet.

INTERVIEW D’EDMOND DENIS - AOÛT 2 012 Le rendez-vous fut fixé par Do. Il avait appelé Edmond Denis1, un ancien de la bande des Parisiens, des “Bleausards2”, qui habitait non loin, à Morzine. Le vieil alpiniste nous reçut avec chaleur, visiblement heureux de reparler de la grande époque. Et il se mit à raconter ses souvenirs : l’équipe du Frêney, l’ambiance de Chamonix, l’hôtel de Paris…

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1. Edmond Denis, né en 1931, alpiniste, skieur membre de l’expédition Aconcagua-sud en 1953-1954. Membre du Groupe de Haute Montagne depuis 1957. Professeur à l’École Nationale de Ski et d’Alpinisme de 1974 à 1996. Membre du jury du Festival international du film de montagne des Diablerets (Suisse). 2. On surnomme les “Bleausards” les Parisiens qui grimpent tous les week-ends dans les rochers de Fontainebleau.


RETRANSCRIPTION D’ENREGISTREMENT

“Les Parisiens ? C’était des copains de Fontainebleau, du Saussois. Simplement Guillaume on l’appelait “le pâtissier” parce qu’il avait fait un apprentissage de pâtissier, et puis dans les années soixante il était devenu aspirant guide. Quant à Vieille, nous on l’appelait “le général” parce que son père était général, plus précisément amiral. Alors on l’appelait “le général” (rires) mais c’était par gentillesse. Pierre Kohlmann était un très très grand ami de Pierre Mazeaud. Il était peu bavard mais adorable, un cœur d’or. Par exemple, il emmenait des jeunes aveugles en montagne… Mais, nous, ce qui nous a le plus frappés, c’est que des gars comme Guillaume ou comme Vieille soient morts littéralement d’épuisement alors que c’étaient des forces de la nature, de véritables costauds et, sans parler d’Oggioni qui l’était encore beaucoup plus… Alors ça, ça nous avait tous refroidis. Mazeaud c’était un amateur dans tous les sens du terme et en plus vous le savez, il avait déjà un pied dans la politique et sa carrière politique avait beaucoup d’importance pour lui. En plus en 1961, il était le professeur de droit des deux fils Debré… C’était un gars qui était hypersérieux quand il fallait être sérieux, dans ses études, dans son boulot. Et puis quand il était à Chamonix, c’était les vacances, c’était les copains et là il changeait du tout au tout. Il était bringueur, dragueur, il se saoulait la gueule, il se bagarrait quand il fallait se bagarrer. Walter c’était déjà un super grand. Il avait été au K2, dans les Dolomites où il avait fait des courses difficiles. C’était déjà le grand Bonatti. Largement reconnu comme un des meilleurs, sinon le meilleur. L’Hôtel de Paris ? Oh la la, il s’en passait des choses à l’Hôtel de Paris. L’hôtel a été acheté par un de nos amis en 1957. Et à partir de là, l’hôtel était situé de telle façon qu’à l’époque c’était vraiment le cœur de Chamonix. Et Louis a eu une idée de génie, il a gardé toutes les mansardes. Y’en avait, oh y’en avait huit ou dix, il les réservait aux alpinistes qui 13


n’avaient pas beaucoup de moyens, mais qui constituaient une clientèle amusante et vivante. Alors c’est comme ça que tous les très bons alpinistes se sont installés à l’hôtel chez Louis. Et puis les mansardes n’étaient pas chères, je peux même dire gratuites parce que finalement, Louis il faisait jamais payer, c’est ce qui a fait un peu sa ruine (rires) et en plus à l’époque il avait même un restaurant, et une petite salle de danse derrière, appelée “le Bivouac”. C’était une époque plus que géniale. Moi je fais une comparaison avec le Bateau Lavoir, la Colombe d’Or, c’était tout à fait dans cet esprit. Y’avait des artistes qui venaient comme Vadim, Serge Marquand, Jane Fonda, Deneuve… et même un acteur américain très connu, Jack Palance. Lui, c’était vraiment une armoire (rires). Tout ça se passait dans un petit hall d’hôtel, avec des tonnes de cordes qui séchaient dans la cage d’escalier, parce que les grimpeurs rentraient, les cordes étaient mouillées, donc il fallait bien les sécher. Et puis alors, avec des aventures dont on avait les récits le lendemain. Des couples qui se faisaient, se défaisaient… Celui qui peut vous aider, c’est Jérôme. Il était journaliste à FR3 Montagne, à Grenoble. Jérôme, il était très impliqué dans tout ça. On avait fait un truc avec lui : Les Parois de la Mémoire. C’était toute une série de documentaires qui permettaient de rappeler les grandes courses et c’était fait avec les protagonistes. Sur l’Hôtel de Paris il a écrit un article très important… le voilà. Jérôme, vous pouvez le joindre à Paris, je vais vous donner son adresse…”

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INTERVIEW PIERRE MAZEAUD Comment rencontrer Pierre Mazeaud ? Un Monsieur devenu très éminent ! Ministre de la Jeunesse et des Sports sous Valéry Giscard d’Estaing, il était en 2 012 Président du Conseil Constitutionnel… rien que ça ! Je lui écrivis une lettre (avec ma photo, pour lui montrer que j’étais sympa) me recommandant d’un de mes amis chamoniards qui l’avait bien connu dans sa jeunesse. Puis j’attendis. Bingo !!! Le 30 novembre je reçus une petite carte, signée du grand homme, répondant favorablement à ma demande de rendez-vous ! MA PHOTO ENVOYEE A MAZEAUD

“Chère Amie, Merci de votre mot. Je suis d’accord pour vous voir, avec grand plaisir. Faites-moi signe, début janvier. Je ne serai pas à Paris avant, en me téléphonant au 01 42 77 94. Donc à très bientôt. Amitiés. ” Pierre Mazeaud

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Et voilà, j’avais gagné le gros lot. Il allait tout me raconter. On ne pouvait rêver meilleure source… Je préparai fébrilement mon rendez-vous, mis au point un plan en quatre interviews, que j’enregistrerais, voire filmerais. J’achetai une jolie affiche des années cinquante, représentant un jeune et beau guide de Chamonix, pour lui offrir. Puis je pris rendez-vous. Charmant immeuble ancien dans le Marais, belle matinée presque printanière, j’avais le cœur en joie ! En fait même j’étais galvanisée par la perspective de ce rendez-vous. Pierre Mazeaud m’accueillit dans son grand bureau bibliothèque. Il prit sa place habituelle (je l’avais vu dans son interview sur YouTube), derrière son bureau encombré de papiers et de cendriers pleins. Mais, et ce fut ma première déception : il rejeta l’idée du projet, affirmant que cette histoire était vieille, dépassée, et n’intéressait plus personne. Et voilà je me retrouvai dans la rue, sous le choc. Mais, avec le recul, je suis reconnaissante à Pierre Mazeaud de n’avoir pas voulu me parler ce matin-là. S’il l’avait fait je serais probablement tombée sous le charme de sa forte personnalité et n’aurais narré que l’histoire qu’il a vécue. Alors que grâce à ce refus, je me retrouvai dans l’obligation de trouver d’autres sources et ainsi de percevoir de nouveaux aspects de cette histoire, que personne n’avait creusés jusque-là. Donc je décidai de recueillir le maximum d’informations au travers des nombreux récits édités par Pierre Mazeaud lui-même et par Walter Bonatti, ainsi que des récits “à chaud” recueillis par Paris Match et reproduits dans le numéro 642 du 29 juillet 1961. Et je me lançai dans un vaste travail de reconstitution de l’histoire détaillée en intégrant les six récits qui étaient édités. Comme si c’était du copié-collé, on trouvera dans un prochain chapitre la chronologie de l’histoire selon les deux premiers de cordée. Mais avant cela, je m’employai à faire le portrait de Bonatti et de Mazeaud.

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CHAPITRE PORTRAITS

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WALTER BONATTI PILIER ROUGE DU BROUILLARD - JUIN 1959 - 17 H 30

Deux hommes avancent péniblement, pas à pas, dans la neige très profonde. Par moments ils sont obligés de la creuser avec les mains. Ils cherchent à se frayer un passage entre une suite incessante de séracs, de ponts, de corniches croulantes, de crevasses, de murs, de cavernes. La tourmente est si violente qu’ils ne peuvent pas garder les yeux ouverts. Ils avancent courbés sous les rafales du vent glacial et paralysant ; les aiguilles de neige tourbillonnantes cinglent leurs visages. Walter Bonatti et Andrea Oggioni sont deux alpinistes italiens qui reviennent d’une tentative ratée de l’ascension du Pilier Rouge du Brouillard. Comme souvent, trop souvent en montagne, l’ascension débute sous un soleil radieux et les alpinistes atteignent presque le sommet, quand tout à coup le mauvais temps s’installe et oblige même les plus tenaces à redescendre instantanément. Cette fois-ci encore, après une journée et demie d’escalade exaltante, de combats incessants avec la verticalité, les surplombs, les fissures trop étroites ou trop larges. Après un bivouac “aérien” car suspendus dans le vide, justes tenus par des cordes et des pitons, et alors même que les deux amis n’ont pas fermé l’œil, la tempête surgit en pleine nuit, sans prévenir, et en quelques heures la neige avait tout recouvert. Donc c’est le retour dans la vallée, après les rappels sur la face, particulièrement difficiles. Difficiles parce que les cordes, gorgées d’humidité et gelées, ne coulissent plus dans les anneaux. Difficiles surtout parce que les mains mal protégées par de simples moufles de laine laissent apparaître les premières traces de gelures. Puis à la face succède l’horrible glacier qui les sépare du refuge tant espéré. C’est dur, très dur même, mais Walter et Andrea en ont vu d’autres. Ce n’est pas la première fois ni la dernière qu’ils renoncent à un sommet à cause du mauvais temps. Et le mauvais temps, ils connaissent bien car ils cherchent sans cesse à l’apprivoiser. 18


OGGIONI ET BONATTI

©Centro Documentazione Museo Nazionale della Montagna CA Turin-Archives Walter Bonatti

Depuis leurs premières courses ensemble, en 1949, ils savent bien qu’avant toute expédition il faut se préparer minutieusement sur le plan physique. Aussi s’entraînent-ils à des bivouacs de plus en plus difficiles, en réduisant leur équipement et en choisissant des lieux de plus en plus inhospitaliers. Ils ont acquis une grande expérience des mauvaises conditions météorologiques, des retraites en rappel en catastrophe, des froids polaires. Walter s’exerce par exemple à s’endormir les mains nues, enfouies dans la neige… Leur équipement ne les aide pas beaucoup, car il est précaire. Ils sont pauvres, comme l’évoque bien le nom de leur petit groupe de copains alpinistes – “Pell e Oss”-, et n’achètent rien. Tout est récupéré dans des surplus ou fabriqué par eux-mêmes. De plus la technologie sportive est inexistante : cordes de chanvre, moufles et vêtements de laine non étanches, chaussures de l’armée… 19


BERGAME - 1 930

Walter Bonatti est né le 22 juin 1930 à Bergame, au nord-est de Milan, tout près des grands lacs italiens et des Alpes. Son père, Angelo Bonatti eut l’envie de le nommer Walter, prénom plutôt inhabituel, mais il trouvait que Walter sonnait allemand, viril et que cela donnerait à son fils de la force et du caractère. En effet il lui en fallut dès le plus jeune âge pour assumer ce prénom et en particulier ce “W” un peu exotique. La famille Bonatti vivait de l’activité commerciale d’Angelo et connaissait un bonheur tranquille jusqu’à l’arrivée du fascisme. Lorsque le régime obligea les citoyens italiens à s’inscrire au Parti, Angelo qui détestait le fascisme, s’y refusa. Brutalement la vie de la famille Bonatti s’effondra : l’affaire familiale ainsi que leur maison leur furent retirées. Angelo ne pouvait plus travailler. Ils sombrèrent alors dans le dénuement du jour au lendemain. La mère de Walter, Tina, trouva néanmoins un travail mais loin de Bergame et c’est ainsi que Walter et sa mère furent séparés. Cet événement changea à jamais la vie de Walter. À quatre ans seulement, on l’envoya vivre chez la sœur de sa mère, une vieille tante bigote, sévère, toujours vêtue de noir et d’humeur sombre. Walter était malheureux. Sa mère lui manquait cruellement. Il se retrouva confronté à une terrible solitude. Alors il passait des journées entières au bord de la rivière (le Po), perdu dans ses pensées. Il rêvait d’aventures, d’exploits, et ses rêves lui faisaient oublier sa souffrance. C’est ainsi qu’il apprit à se protéger contre la solitude en se réfugiant dans son monde imaginaire. C’est probablement en raison de cette épreuve qu’il acquit le pouvoir de trouver la paix dans les moments difficiles. Cette solitude qui était une souffrance se transforma alors en force car elle lui apprit à se trouver une autre raison de vivre et aussi les ressources vitales intérieures qui, par la suite, allaient à plusieurs reprises lui permettre d’échapper à la mort. 20


WALTER BONATTI ©Centro Documentazione Museo Nazionale della Montagna CA Turin-Archives Walter Bonatti

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BERGAME, ITALIE DU NORD

JUSTE AU PIED DES ALPES - 1 946

La guerre est enfin terminée. Walter a seize ans. Issu d’une famille pauvre, il n’a pas fait d’études supérieures et est entré comme ouvrier dans une usine de pièces détachées automobiles à Monza. Il survit difficilement, ne mange pas souvent à sa faim. Mais malgré ce travail qu’il n’aime pas, malgré ces cinq années de privations, il n’est pas malheureux. Dès que le dimanche arrive, il part marcher sous la Grignetta dans le massif des Grigne. Il prend le train jusqu’à Lecco puis le tramway pour atteindre le dernier bourg, d’où part la route qui mène sur le haut plateau des Piani dei Resinelli. À partir de là, il marche à bon rythme, jusqu’au pied de la Grignetta. Walter est fasciné par les tours de calcaire blanc, aux sommets plâtrés de neige vierge, qui se dressent au-dessus de lui. Il est né au pied de ces sommets, et même s’il n’est pas encore un montagnard, il est fasciné par cette nature rude et exigeante. Walter est robuste, mentalement et physiquement. Tout en muscles, carré mais élancé, il paraît bâti pour l’effort et l’épreuve. Son corps d’athlète, il le doit notamment à la gymnastique qu’il pratique depuis longtemps. À Monza, il va à la salle de gymnastique Forti e Liberi, où ses performances physiques n’échappent à personne. Mais le plus étonnant chez lui, c’est sa personnalité. Très volontaire, très dur envers lui-même, Walter a un côté mystique. Tout son être est tendu vers la recherche d’absolu. Il ne tolère aucune faiblesse, aucun compromis, aucun “arrangement”. La société des hommes ne l’attire pas, c’est déjà un solitaire. Il vit dans ses pensées, dans ses rêves. Et son rêve, c’est d’aller là-haut, de se mesurer à ces faces abruptes, tout aussi effrayantes qu’attirantes. Devenir un alpiniste, comme ces hommes qu’il voit grimper, avec force et agilité, se hisser le long des dièdres, des fissures et même des surplombs, telle est sa raison d’être. 22


CIAO WALTER Corinne Mons *Salut Walter En juillet 1961, deux cordées d’alpinistes, italiennes et françaises, s’attaquent au Pilier du Frêney, sur la face italienne du mont Blanc. Sur sept hommes, trois en sortirent vivants, grâce à un alpiniste hors du commun, le guide de Courmayeur Walter Bonatti. Au-delà des explications techniques évidentes de cette tragique aventure, Corinne Mons nous propose un nouvel éclairage, révélé par une investigation poussée. Passionnée de montagne, Corinne Mons s’est assurée le concours de son ami Dominique Blancher, guide de Haute Montagne à Chamonix, pour tenter de découvrir la face cachée de la tragédie.

24,00 €


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