Eamon Ore-Giron Auto-Tune

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Coatlicue, la déesse aztèque à la jupe de serpents, créatrice et destructrice de toute forme et matière, qui représente la dualité du spirituel et du physique, du féminin et du masculin, est évoquée par l'artiste au moyen d'une synthèse symétrique de son vocabulaire totémique, iconique, de formes abstraites et par une palette dominée par des bleus et des tons terreux. Le choix des couleurs d’Ore-Giron peut être interprété comme la tentative de l'artiste de réunir et de mélanger des systèmes de croyances et de connaissances différents et pourtant convergents. Lorsque les Conquistadores espagnols ont importé leurs croyances et valeurs religieuses dans le soi-disant Nouveau Monde, la figure de la Vierge Marie (la Vierge de Guadalupe) a été superposée à celle de Coatlicue, qui a été brusquement privée de ses caractéristiques plus instinctives et sexuelles. Si le bleu évoque les éléments naturels de l'eau et de l'air, dans la tradition aztèque, il était aussi associé à la divinité et dans la religion catholique, il est devenu inextricablement lié à la Vierge Marie. Le brun en revanche représente la ségrégation ou la mort (c'est la couleur de l'ordre des frères franciscains), mais est aussi étroitement associé à la terre et donc à la fertilité. Synesthésie cosmique et Auto-Tuning Dans l'étude Über das Geistige in der Kunst, Kandinsky a rigoureusement étudié la relation qui existe entre la musique et certaines formes et couleurs spécifiques. Selon lui, ces éléments sont intimement liés et leurs relations sont réglées par des rapports exacts et pratiquement universaux: «On parle couramment du ‘parfum des couleurs’ ou de leur sonorité. Et il n’y a personne, tant cette sonorité est évidente, qui puisse trouver une ressemblance entre le jaune vif et les notes basses du piano ou entre la voix du soprano et la laque rouge foncé».20 Le phénomène neurologique décrit par Kandinsky et selon lequel l'expérience d'une sensation dans un domaine de perception stimule une sensation involontaire dans un autre domaine de perception est connu sous le nom de synesthésie (du grec ancien syn, «ensemble» et aesthesis, «sensation»). De récentes études ont démontré qu'il existe jusqu'à dix-neuf types différents de perceptions intersensorielles, dont les plus courantes sont caractérisées par une association de lettres et de chiffres (graphèmes-couleurs) ou de sons (audition colorée) avec des couleurs spécifiques.21 Cette coalescence de différents aspects du sensorium peut être un phénomène biologique et donc non délibéré (synesthésie réelle) ou une construction volontaire déterminée par l'exposition à la culture (synesthésie artistique). Comme Dani Cavallaro l'a observé dans son étude détaillée Synesthesia and the Arts, «même une œuvre d'art sans caractéristiques synesthésiques évidentes peut être vécue comme un événement synesthésique par des récepteurs disposés à la laisser stimuler non seulement le sens auquel elle s'adresse explicitement, mais aussi d'autres parties du sensorium.» 22

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Kandinsky 1963 (note 2), p. 44. Dani Cavallaro, Synesthesia and the Arts, Jefferson, Caroline du Nord et Londres, 2013, pp. 7-8. 22 Ibid., p. 5. 23 Eamon Ore-Giron lors d'une conversation avec l'auteure de ce texte, le 21 mai 2021. 24 Eamon Ore-Giron lors d'une conversation avec l'auteure de ce texte, le 21 mai 2021. 25 Vassily Kandinsky, Rückblick [1913], Baden-Baden, 1955, p. 25. La traduction française citée ici provient de Vassily Kandinsky et Buffet-Picabia Gabrielle, Regard sur le passé, Galerie R. Drouin, Paris, 1946, p. 24. 21

Ore-Giron n'est pas «réellement» synesthète et n'essaie pas non plus de fournir une clé d'interprétation pour lire ses œuvres comme Kandinsky l'a fait. Pourtant, son approche synesthésique va bien au-delà de son expérience personnelle et d'un contexte circonstanciel. Au contraire, il repousse la limite géographique et culturelle de son identité métissée pour incorporer et absorber un mariage intersensoriel de sons peints et de visions acoustiques et pour exprimer une nouvelle interprétation égalitaire et en ce sens cosmique de l'abstraction géométrique. Par la même occasion, l'observation de ses compositions abstraites aux couleurs vives entraîne indéniablement une sensation rythmique, qui éveille une réponse émotionnelle et spirituelle individuelle chez le spectateur. Le titre de l'exposition de l'Espace Muraille, «Auto-Tune», est né lors d'une conversation avec l'artiste au sujet de sa série Infinite Regress, qui constitue le plus grand des deux ensembles d'œuvres inclus dans l'exposition. «Auto-Tune» fait référence au processeur audio utilisé par les producteurs de musique depuis la fin des années 1990 pour mesurer et corriger la tonalité des voix et des instruments de musique. Connu comme «l'effet Cher» parce qu'il a commencé à être largement utilisé par les musiciens pop après le succès de l'artiste américaine avec sa chanson Believe (1998), l'auto-tune est en fait né en tant que dispositif pour corriger la justesse de la voix, tout en y ajoutant un éclat supplémentaire et peut ainsi porter une connotation légèrement négative. En fixant des paramètres, qui ne se répètent pas exactement, mais sont néanmoins présents dans chaque œuvre de la série, les peintures d'Ore-Giron de la série Infinite Regress peuvent être interprétées comme une transposition visuelle d'un effet d'auto-tune. «Comme la musique», explique l'artiste, «elles se livrent à un remix sans fin, constamment soumises à une réinterprétation.» 23 Il ne fait aucun doute qu'Ore-Giron n'a pas besoin d'auto-tune pour faire chanter ses tableaux. Cependant, le caractère métallique et réverbérant que l'utilisation de couleurs vives et d'or ajoute à ses peintures leur confère une qualité mélismatique insaisissable et surnaturelle. L'effet musical généré par le chant d'une seule syllabe étendue tout en suivant une succession de notes différentes est visuellement traduit dans les peintures d'Ore-Giron en multipliant la succession d'une sélection réduite de formes géométriques à travers une multitude de combinaisons chromatiques. En introduisant une variation répétitive dans une réflexion sur la culture populaire passée et présente, l'artiste l'amène à un tout nouveau niveau de conscience. Le résultat est un son visuel sacré et pourtant futuriste. «Infinite Regress», selon l'artiste, «est en quelque sorte une forme d'auto-tune: elle définit des paramètres qui ne se répètent pas tout à fait mais sont présents dans chaque pièce».24 «L’Art de peindre est la rencontre tonitruante de plusieurs mondes différents», observe Kandinsky. Le résultat de ce choc est la création d'un nouveau monde «qu’on appelle l'œuvre d’Art. Chaque œuvre engendre une nouvelle technique, comme le cosmos a engendré de catastrophe en catastrophe une symphonie issue du vacarme chaotique des éléments cosmiques, qu’on appelle la musique des sphères. Créer une œuvre, c’est créer un monde».25 Mêlant les leçons de musique à sa recherche picturale, l'œuvre d'Ore-Giron est une cosmogonie synesthésique qui célèbre à la fois la richesse et la diversité de son héritage culturel panaméricain et l'héritage formel et chromatique qu'il a reçu de la lignée artistique de l'avant-garde européenne. Ses œuvres incarnent à la fois l'empreinte tragique de l'histoire et la vision pleine d'espoir et harmonieuse d'un monde nouveau.

EAMON ORE-GIRON

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