Espaces Contemporains N° 6/2014

Page 1

esp ces Déc. 2014-janv. 2015

c o n t e m p o r a i n s

10ans

Spécial

Design Tendances et perspectives

Les designers suisses de la décennie Des maisons très arty


I I

espaces décodage

Le lumineux

2 3

1

Le discret Le psychédélique

4

Le pratique

5

7

Le raffiné

Le confortable L’hypnotique 6

Jeu de cubes

Dans un esprit moderniste, les cubes s’invitent dans le décor. Tantôt sous forme de dessin en perspective, tantôt comme objets en trois dimensions. Ambiance tonique garantie! Magali Prugnard 1. Papier peint Penrose, design Ich & Kar, www.ichetkar.fr 2. Suspension Rhomboid, design Sébastien Bergne, Forestier, www.forestier.com 3. Revêtement en pierre Romboo, Salvatori, www.salvatori.it 4. Etagère Imeuble, design Bjorn Jorund Blikstad, by Corporation, http://worksby.com 5. Papier peint Treillis, Harlequin, www.harlequin.uk.com 6. Banc Illusion, Edition Design, www.2222editiondesign.fr 7. Tapis Mini Infini, CC Tapis, www.cc-tapis.com

22 I espaces contemporains


I I

espaces actus

Icône lumineuse La famille des lampes Gras s’agrandit. La voici maintenant en version XL et outdoor.

Conçue pour traverser le temps, elle est compatible avec tout type d’architecture, et présente l’avantage d’éclairer à partir des murs et non… les murs. Une collection atypique composée de modèles orientables au design affuté qui va révolutionner l’éclairage du jardin ! EMD

C’est dans l’air

Largement investi dans ses versions élémentaires pour son authenticité brute, le bois dévoile d’autres atouts en se prêtant au jeu de la torsade, du pliage et de l’incrustation. De gauche à droite, suspension Wooden Light (www.davidderksen.nl), buffet Inlay (www.porro.com) et porte-manteau Twist (www.horm.it). EMD 28 I espaces contemporains


I I

espaces actus

Andrea Branzi, art du design ou design d’art? Lié aux mouvements Archizoom, Memphis et Alchimia, le designer, architecte et urbaniste italien Andrea Branzi (*1938) a toujours rejeté la standardisation du design. Seule l’intéressait la singularité de l’objet. Parmi les 150 pièces figurant dans cette rétrospective se distinguent ses meubles «pop» des années 60, ses meubles créés autour de branches d’arbres dénommés «Animali Domestici» (1985), ses vases aériens, ses «Grandi Legni» des années 2000, ou encore ses délicates porcelaines. Son projet «No-Stop City», vision anticipatrice d’une ville sans fin (1969), est quant à lui présenté au centre d’architecture «Arc en Rêve» . Andrea Branzi, Pleased to meet you, Espace Saint-Rémi, www.bordeaux.fr, jusqu’au 25 janvier 2015 Conférence le 12 décembre No-Stop City, www.arcenreve.com

Sur les traces d’Ugo la Pietra

Le Triennale de Milan présente plus de 1000 objets issus de l’imagination fertile d’Ugo La Pietra (*1938), artiste aussi rebelle que fécond auquel ce musée a déjà consacré huit grandes expositions depuis 1968. En 50 ans de carrière, cet «antidesigner» militant lauréat du «Compasso d’Oro 1979» a participé à quelque 900 expositions, réalisé pas moins de 13 films, dirigé plusieurs publications majeures, et enseigné dans maintes universités. TRIENNALE, www.triennale.it, du 26 novembre 2014 au 15 février 2015.

Jeff Koons dans toute sa splendeur

Cette rétrospective invite le visiteur à poser un regard débarrassé de préjugés sur l’œuvre de l’un des artistes les plus célèbres et les plus controversés de notre temps. Elle rassemble quelque cent sculptures et peintures couvrant l’entièreté de sa production depuis 1979. On y verra notamment la série Equilibrium (1985), Rabbit (1986), Michael Jackson et Bubbles (1988) et Balloon Dog (1994-2000). De même que ses créations plus récentes telles que ses «Gazing Balls» (2013), et ses collages «Antiquity» (2009-2014). CENTRE POMPIDOU, www.centrepompidou.fr, du 26 novembre 2014 au 27 avril 2015

32 I espaces contemporains

Rabbit © Jeff Koons

L’ art en rétrospective(s)


I I

espaces actus

ça se passe ici Jorge Cañete Collectionneur de prix L’architecte d’intérieur Jorge Cañete est bien connu de nos lecteurs. Nous avons à plusieurs reprises, dans nos pages, rendu hommage à son travail élégant et sensible. C’est au fil de pérégrinations l’obligeant à réinventer à chaque fois le décor des lieux qu’il habite que l’homme est venu à la décoration d’intérieur. Ce qui se révèle une passion le conduit bientôt à délaisser sa première activité dans le marketing des produits de luxe pour entreprendre des études d’architecture d’intérieur à Londres. Cela fait maintenant une quinzaine d’années que Jorge Cañete s’est installé d’abord à Genève puis dans le canton de Vaud. Son approche délicate repose sur une méthode de travail ingénieuse et originale, une formule personnelle qui combine plusieurs sources d’inspiration. On n’en dévoilera pas tous les secrets ici, mais l’essentiel tient dans le respect de la personnalité de l’occupant des lieux, dans le lieu lui-même et dans son environnement. Une méthodologie qui fait mouche. «Je suis comme une éponge, j’essaie d’absorber au maximum ce que je vois, perçois, ressens dans l’habitation mais aussi dans ceux qui l’habitent», nous confiait-il lors d’une interview. Sa patte, caractérisée par un style poétique mêlant savamment mémoire et modernité, et sa démarche particulière lui ont déjà valu de nombreuses récompenses de par le monde. Vient de s’y ajouter l’une des plus prestigieuses pour la profession, le prix 2014 International Interior Designer of the Year Award d’Andrew Martin, ce qui équivaut à l’oscar du monde de l’architecture d’intérieur. Félicitations à l’heureux élu! EMD www.andrewmartin.co.uk et www.jorgecanete.com


I I

espaces architecture

Retour aux sources Une modernité hybride

Les résidences sont de plus plus difficiles à construire, L’esthétique desecondaires ces trois réalisations desen architectes Fuhrimann et Hächler se rapproche mais certains architectes prennent les choses en main, proposant des projets de l’art contemporain. Philip Jodidio / PHOTOS VALENTIN JECK de petite taille. Philip Jodidio / photos DR

44 I espaces contemporains


Island House (Breukelen, Pays-Bas, 2011-2112). 2by4-architects.

L’inventivité des architectes s’avère inversement proportionnelle à la taille de ces structures de villégiature de très faibles dimensions qui s’apparentent à des cabanes, qu’elles soient posées au bord d’un lac aux Pays-Bas ou dans la forêt finlandaise. «J’ai un château sur la Côte d’Azur, disait Le Corbusier, qui fait 3,66 par 3,66 mètres. C’est pour ma femme, c’est extravagant de confort, de gentillesse.» Il évoquait alors son Cabanon de vacances à Roquebrune-CapMartin (1951-1952). Bien des années plus tôt, l’essayiste américain Henry David Thoreau avait écrit ses réflexions sur une vie simple menée loin de la société dans «Walden ou la vie dans les bois» (1854). La cabane de Thoreau, qu’il a construite lui-même pour la modique somme de 28 dollars, avait une superficie de 14 m2. Pour l’architecte comme pour l’écrivain, une petite cabane au bord de l’eau symbolise une sorte de retour aux sources, voire un rejet des extravagances de la société. Tous deux ont cherché, pour des raisons différentes, les dimensions et le degré de confort minimums nécessaires pour l’existence. La popularité des petites cabanes souvent situées dans des lieux reculés, mais parfois réalisées avec une grande attention aux détails et à la qualité, ne fait aucun doute aujourd’hui. Les plus grands architectes du moment, tel Renzo Piano avec sa cabane Diogène qui ne fait que 7,5 m2 (Weil am Rhein, Allemagne, 2013), s’aventurent aussi dans ce domaine où, une fois n’est pas coutume, le but est de faire le moins possible.

La maison de l’île

L’agence 2by4-architects a été créée à Rotterdam en 2005 par Remko Remijnse – né en 1974 en Angleterre – et Rocco Reukema, né en 1972 à Assen. Leur Island House (Breukelen, Pays-Bas, 2011-2112) est une petite maison de 21 m2 située sur une île étroite dans la région du Loosdrechtse Plas, non loin d’Utrecht. Dotée d’une structure en acier, la maison possède des façades en bois et verre, des meubles en bois et des sols en époxy blanc. La volonté des architectes était d’offrir la possibilité de «personnaliser» les rapports des habitants avec l’environnement naturel. Deux des façades, l’une en verre et l’autre en bois sombre, s’ouvrent entièrement vers une terrasse extérieure en bois. Malgré ses faibles dimensions, Island House comprend une douche, des WC, une cuisine et des armoires cachées dans une double paroi. Une cheminée orientable en bois noir est suspendue au plafond. Orientée vers l’est et l’ouest, la maison bénéficie aussi bien du soleil levant que des couchers de soleil. espaces contemporains I 45


I I

espaces design

Rolf Fehlbaum sur la pointe des pieds Vitra vit une révolution. A peine perceptible pour l’instant, le changement en cours est néanmoins profond. La maison d’édition se dote de nouveaux objectifs et d’une nouvelle direction. Et son grand patron prend, petit à petit, ses distances. Mais chut… On ne dérange pas un homme qui passe le témoin. Annick Chevillot / Photos: vitra dr


Une longue histoire

Très tôt, la famille Fehlbaum a été en contact avec les grands noms du design. Ici (photo du haut), Rolf Fehlbaum avec Verner Panton lors du développement de la chaise Panton. Présentée en 1967, la Panton est le tout premier produit développé par Vitra à son propre compte. En dessous, on découvre Willi, le père de Rolf, avec Charles Eames. En arrière-plan, à gauche, une chaise Landi. Créée par le Zurichois Hans Coray pour l’Exposition nationale de 1939, elle a intrigué le couple Eames. Inscrite dans la mémoire collective nationale, mais aussi dans l’histoire de la famille Fehlbaum, la Landi est rééditée depuis ce printemps par Vitra. Charles et Ray Eames ont réalisé de nombreuses collections devenues iconiques, comme les «Plastic chairs», ci-dessous la version RAR, à bascule.

Vitra, c’est lui. Lui, c’est Vitra. Rolf Fehlbaum incarne la maison suisse depuis 1977 en tant que codirecteur (avec son frère Raymond). Mais Vitra fait partie de sa vie depuis toujours. Ses parents, Erika et Willi, ont créé l’entreprise en 1934. Il y a tout juste quatre-vingts ans. Huit décennies qui ont fait de cette petite enseigne spécialisée dans l’aménagement de magasins une véritable institution, autant industrielle que culturelle. Fondée formellement en 1950, Vitra est devenue un éditeur à succès qui semble familier à tout le monde, tant elle a dépassé le creuset du seul design industriel. Vitra, c’est un musée, une philosophie, un art de vivre, une riche collection de créations et de collaborations avec des architectes de renom et des designers talentueux. Tout a été dit et écrit sur le site, qui abrite une collection impressionnante et unique d’architecture contemporaine. L’incendie de 1981. La rencontre de Rolf Fehlbaum avec Nicholas Grimshaw, Frank Gehry, Tadao Ando, Alvaro Siza, Zaha Hadid. Cette dernière y a d’ailleurs érigé son tout premier bâtiment en 1993. Et puis, régulièrement, une nouvelle collection de mobilier, de nouveaux arrangements et de nouvelles chaises sont présentés. A chaque fois la magie opère. L’entreprise va très bien. Familiale, elle ne divulgue aucun chiffre. Modeste et très discret

Mais Vitra, c’est aussi cet homme cultivant une modestie qui confine au secret. Tous ceux qui se sont frottés au mur de discrétion bâti autour de lui se sont cassés les dents. «Il ne veut pas parler de lui», lance-t-on en cœur dans son entourage. Ses collaborateurs ne savent pas vraiment où il habite. Ils en ont une vague idée. Par recoupements, on arrive à évaluer que sa sphère privée se situe entre la Suisse et l’Allemagne, comme la firme dont il est devenu simple membre du conseil d’administration. Il a quitté l’opérationnel. Sans tambour ni trompette. Avec la discrétion qui le caractérise. A la tête de Vitra, on trouve désormais Gilbert Achermann (co-CEO) et Nora Fehlbaum (co-CEO). «Nous n’avons pas prévu de communiquer sur la question», confirme le service de presse. Ce n’est pas la peur qui guide ce choix, c’est l’élégance. L’homme est né à Bâle en 1941. Sa succession a maintes fois été évoquée. Et sa réponse préférée a souvent été celle-ci, dont cette version est tirée du «Figaro» en mars 2007: «Vous me poserez cette question dans quinze ans. Pour l’instant je reste aux manettes. Et quoi qu’il advienne, Vitra restera aux mains de la famille.» espaces contemporains I 55


I I

espaces talent

BIG-GAME 10 années bien remplies

En 2004, trois jeunes étudiants de l’ECAL fondaient à Lausanne le collectif de design Big-Game. Dix ans plus tard, les camarades francophones, Augustin Scott de Martinville (France), Grégoire Jeanmonod (Suisse) et Elric Petit (Belgique) continuent à enseigner à l’ECAL et leur activité de designer est plus foisonnante que jamais. Patricia Lunghi

De gauche à droite: Augustin Scott de Martinville, Grégoire Jeanmonod et Elric Petit, fondateurs du studio de design industriel Big-Game.


2

1

3

Inscrit dès ses débuts sur la scène internationale, le studio collabore avec des partenaires suisses tels que Nespresso ou Logitech, mais surtout avec des entreprises à l’étranger: Alessi en Italie, Amorim au Portugal, Hay au Danemark, Lexon, Moustache et la Galerie Kreo en France ou Praxis à Hongkong. En plus de tous ces pays, Big-Game entretient un lien particulier avec le Japon. Depuis 2009, une relation fructueuse et productive s’est tissée avec Karimoku, premier fabricant de meubles en bois de l’archipel pour qui Big-Game dessine la famille de mobilier Castor, qui compte déjà tables, tabourets et étagères. Dans cette même collection, leur élégante chaise en bois aux lignes essentielles vient de recevoir le Swiss Design Award, le iF Design Award allemand ainsi que le prestigieux Good Design Award japonais. Actuellement, le trio développe un projet de céramique dans la région d’Arita, au sud du Japon, berceau historique de la production de porcelaine. La collection sera présentée à Milan en 2016 pour fêter les 400 ans de l’arrivée de la porcelaine au Japon. D’ici là, de nouveaux projets sont sur le feu, des luminaires pour Habitat et la montre Strap dont le réglage du bracelet en nylon est inspiré des bretelles de sac à dos et qui vient d’être présentée à Maison & Objet. Le succès de Big-Game relève de son esprit rationaliste et fonctionnel caractérisé par des formes géométriques simples souvent soulignées par l’usage de couleurs. Un design foncièrement optimiste et qui fait du bien, exprimé dans un langage radical mais soft.

6

Trajectoire en 10 repères

4

5

2004 Création du studio Big-Game. 2005 Présentation de la collection Heritage in Progress à Milan. Leur célèbre tête de cerf en bois à épingler au mur les fait connaître et donne le nom à leur bureau (Big-Game signifie gros gibier en anglais). Photo 2. 2006 Premier Swiss Design Award pour la collection Heritage in Progress. 2007 Création d’une autre pièce iconique, la chaise Bold, conçue à l’origine comme un tube habillé d’une chaussette. Elle fait partie de la collection permanente du MoMA de New York. Photo 3. 2008 Millésime faste pour le trio qui inaugure un exposition personnelle au Grand Hornu en Belgique, accompagnée d’une monographie retraçant leur parcours. Photo 6. 2009 Début de la collaboration avec l’entreprise Karimoku, premier fabricant de meubles en bois au Japon. Photo 4. 2010 Deuxième Swiss Design Award pour le système d’étagères modulairFloors, léger et sans vis. 2012 Projet en collaboration avec l’EPFL + ECAL Labqui aboutit à la réalisation de poignées de porte en bois densifié. Photo 5. 2013 Montre analogique quartz Scout pour Lexon. Photo 7. 2014 Troisième Swiss Design Award qui récompense leurs travaux récents, dont la série de meubles Castor. Photo 1

7

espaces contemporains I 69


10 ans de design

Le design suisse sous la loupe Patricia lunghi

Luminaires Allegro, Atelier O誰 pour Foscarini.

98 I espaces contemporains


Regard sur 10 ans de design suisse

Le designer Patrick Reymond est à la tête de la commission fédérale des bourses du design. Il est cofondateur de l’Atelier Oï. Qu’est-ce qui a changé dans le design suisse?

Ce qui a changé ces dernières années, c’est en premier lieu l’évolution de l’enseignement du design en Suisse. Le déclic a été principalement déterminé par l’Ecal, avec Pierre Keller, qui a mis en œuvre une formidable ouverture vers l’extérieur avec la présence d’intervenants étrangers de renom, ce qui a permis au design suisse de passer à l’échelle internationale. Cette ouverture sur le monde a bien sûr aussi été influencée par l’essor d’internet, phénomène qui a profondément transformé le domaine du design. Il a permis un accès illimité et mondial, aussi bien pour les spécialistes que pour le grand public, à tout ce qui se fait dans la branche. Désormais, chacun peut voir les créations des autres, qu’elles soient réelles ou virtuelles, et peut ainsi accéder à une gigantesque banque de données. L’explosion du nombre de Design Weeks fait partie intégrante de ce phénomène de démocratisation en montrant au grand public l’impact du design dans tous les secteurs de l’activité humaine.Une autre évolution importante récente est un glissement progressif vers le design «d’auteur». Aujourd’hui, le designer n’est plus uniquement au service du produit, il est devenu une valeur ajoutée, une sorte de label. Véritable outil de communication, le designer vend désormais son image. C’est aussi ce que veulent acheter les consommateurs: un nom, un style. Cela peut parfois aboutir à des dérives, mais globalement ce phénomène est plutôt positif. Aujourd’hui, chaque designer a sa personnalité, sa «patte» reconnaissable à travers ses objets, et c’est ce que les marques recherchent: une démarche, une forme de pensée, en un mot le travail d’auteur. C’est également ce que priment les Prix fédéraux de design (ndlr: Patrick Reymond est à la tête de la commission fédérale des Bourses de design depuis 2007), l’approche et la personnalité du designer plus qu’un produit en soi. A leur tour, les institutions et les écoles de design qui se multiplient essaient de se construire une personnalité propre, pour se différencier, car la concurrence devient féroce.

étaient surtout basés outre-Sarine. Mais même si le fonctionnalisme allié à une sorte de minimalisme un peu strict a souvent été associé à notre pays, je pense que ce qui définit l’esprit du design suisse est la cohérence entre la forme et la fonction. Plus que des caractéristiques morphologiques spécifiques, c’est la méthode de travail et la cohérence avec le produit, de sa conception à sa production, qui nous distinguent. Etre attentif aux processus de fabrication, comme la proximité et le suivi des différentes étapes de production, ce sont des aspects déterminants du design helvétique, qui participent selon moi à son succès. Ces considérations sont plus que jamais d’actualité, car malgré la globalisation générale du marché le design revient à une production indigène qui privilégie les valeurs de proximité et la culture locale. Et la Suisse a toujours prêté attention à ces aspects en travaillant avec des manufactures et des matériaux locaux, c’est une forme de responsabilité et d’éthique de nos designers depuis toujours. Pour la génération montante, ces aspects revêtent une grande importance, le designer grison Carlo Clopath, par exemple, est très attaché à ses origines et à sa terre natale, elles influencent considérablement son travail de création. Propos recueillis par Patricia Lunghi

Ci-dessous

La chaise WOGG 50 de Jorg Böner a remporté plusieurs prix dont le Red Dot Design Award en 2011. 385 Folien-Schrank Armoire dessinée par Kurt Thut en 1994, éditée et produite par Thut Möbel. Créé pour notre événement My Design District en 2008, le tabouret Pomy d’Adrien Rovero fait partie désormais de la collection Atelier Pfister.

Mais ne risque-t-on pas un glissement de priorité en faveur du designer et aux dépens du produit?

Non, aujourd’hui il y a une telle explosion de typologies de produits, des démarches, des personnalités et des manières de travailler si différentes que tout est possible. Il y a de la place pour tous les types d’objets et le client a beaucoup plus de choix. Le design «suisse» a-t-il une identité nationale?

Historiquement lié à l’Allemagne et à la Suisse alémanique, le design suisse a subi de fortes influences nordiques. Lorsque nous avons créé Atelier Oï en 1991, les commanditaires espaces contemporains I 99


10 ans de design

Sept évolutions qui ont changé le design Quels sont les courants et les innovations qui ont influencé le design au cours de la décennie écoulée? De quelle manière ont-ils imprégné la réflexion et la production? Réponse en sept points clés. Magali Prugnard

«The Idea of a tree» est un projet du duo Katharina Mischer et Thomas Traxler qui combine écologie et automatisation de la production. Les jeunes designers ont conçu une machine qui trempe un fil dans un réservoir de colorant puis dans de la résine avant de venir s’enrouler autour d’un moule. L’ensemble du procédé se fait grâce à l’énergie fournie par des panneaux solaires. Au final, on obtient des formes solides qui servent à faire des bancs, des rangements et des luminaires.


La chaise Diatom dessinée par Ross Lovegrove pour Moroso est sortie en 2014. L’utilisation de l’aluminium (pour l’assise et les pieds) rend ce produit très léger et 100% recyclable.

Le e-business Vingt ans après la première transaction internet sécurisée, on estime à 1,5 trillion (un milliard de milliards) le nombre de ventes en ligne dans le monde pour l’année 2014! Il faut dire que tous les secteurs s’y sont mis, aménagement intérieur compris. Le phénomène concerne les enseignes bon marché comme Ikea, mais pas seulement. Dans le sillon du premier site de vente de design en ligne francophone, Made in Design créé en 1999, de nombreux showrooms multimarques ont tenté l’aventure, comme cette année le suisse Batiplus. Sacrilège ultime, des marques de renommée internationale ont mis elles-mêmes leur collection en ligne, telles qu’Alessi dont le site web marchand existe depuis 2004. Au final, le e-commerce a engendré des bouleversements structurels dans le marché du meuble jusquelà exclusivement réservé aux showrooms. Audelà, il a contribué à élargir le rôle de l’habi-

L’écoconception tat dans la mesure où l’on peut désormais consommer mais aussi produire et diffuser depuis son lieu de vie. Se sont en effet développés des sites où l’on peut vendre des objets ou des produits de décoration que l’on fabrique soi-même, comme par exemple la plateforme Etsy fondée en 2005. Pour autant, internet s’avère loin d’avoir tout bouleversé. Notamment parce que acheter un canapé sans l’essayer reste très aventureux, même en 2014! Au cours de ces dix dernières années, l’enthousiasme qu’a suscité le web s’est d’ailleurs souvent rapidement effondré. Ainsi, la plupart des campagnes de crowdfunding – levées de fonds auprès des particuliers – se sont soldées par des échecs dans le domaine du design. Les plateformes qui s’étaient spécialisées dans le concept telles que l’Edition ou Designers prod.com ont fait faillite.

Avant d’être produits, les objets lumineux de l’éditeur Natevo sont toujours soumis au vote des internautes, www.natevo.com

Février 2009 à Lausanne. Les visiteurs du salon Habitat et Jardin découvrent avec enthousiasme une remarquable exposition intitulée «Matières à cultiver», présentée par la Fondation Via de Paris. Une centaine d’objets pour la maison témoignent de l’intérêt manifeste des designers pour les matériaux renouvelables. On y redécouvre la sensualité du bois massif, matériau trop longtemps figé entre la belle manufacture à l’ancienne et l’usinage un peu strict dédié à la distribution de masse. C’est aussi l’occasion pour le grand public de comprendre ce que sont les polymères biosourcés, autrement dit les «plastiques bios», même si les applications sur le mobilier n’ont encore quasiment jamais supplanté le stade du prototype. Mais en réalité, les grandes évolutions qui ont eu lieu ces dix dernières années du point de vue du respect de l’environnement ont largement dépassé la question des matériaux renouvelables. Il est même de plus en plus souvent admis qu’il n’y a pas d’un côté de bons matériaux et de l’autre des mauvais. Car c’est tout le cycle de vie d’un produit qui doit être pris en compte. Un exemple parfois évoqué est celui de la piscine olympique de Pékin. Bien que construite avec de l’ETFE (éthylène tétrafluoroéthylène), son bilan environnemental s’avère plutôt bon, l’ETFE ayant permis d’utiliser moins de matières premières que si l’on avait eu recours à un autre matériau pour construire les bulles qui ont fait la notoriété du bâtiment. Aujourd’hui, de plus en plus de designers et d’industriels ont une vision globale du cycle de vie des produits. Ils pensent en termes de recyclage (voir la cuisine InVitrum de Valcucine sortie en 2009) et tentent d’utiliser moins de matières premières (comme Piatti, qui recourt depuis 2010 à des panneaux de construction alvéolaires). Même le poids des produits fait partie du cahier des charges dans la mesure où il s’avère déterminant dans la consommation énergétique des moyens de transport.

Le slow design L’heure est au métissage des cultures de production, à la délocalisation, à la collaboration internationale, à l’échange outrancier de biens... Mais outre ces phénomènes de masse ultramédiatisés, des designers œuvrent de manière plus souterraine pour ne pas se soumettre à ce modèle économique qui assèche les savoirfaire européens. Même s’ils opèrent de manière indépendante, plusieurs points communs les réunissent. Notamment le recours à un artisanat de qualité et à l’usage de matières durables. Le tout en privilégiant des circuits courts et des ressources locales. Ces démarches -que l’on pourrait regrouper sous le terme de slow design -nous encouragent à réfléchir à la manière dont nous achetons et nous incitent à freiner notre rythme de consommation. Avec en ligne de mire l’émergence d’un nouveau modèle économique limitant la quantité de la production et le

choix mais favorisant la qualité et la singularité. Parmi ceux qui peuvent incarner cette philosophie, on trouve de nombreux artisans-designers ou designers-éditeurs, comme les Suisses Jacques Dewarrat, Ramon Zangger ou Yves Corminbœuf. Pour en citer ayant émergé ces dix dernières années, on peut également mentionner Oliver Kamm, Jeanmichel Capt (JMC Lutherie) et le studio bâlois Thismade. Mais le slow design est aussi l’affaire de fabricants qui relèvent chaque jour le défi de la production locale et responsable. . Slowd est une plateforme qui encourage la production d’objets au plus près du consommateur final. Celui-ci choisit un produit sur internet; Slowd lui fournit des plans pour qu’il puisse le fabriquer ou l’adresse d’un artisan à proximité de son domicile, www.slowd.it

espaces contemporains I 111


I I

espaces rĂŠtro design days


DESIGN DAYS millésime 2014 Patricia Lunghi / Photos Jean-Marie Michel

Bénéficiant d’un cadre exceptionnel, la 6e édition des Design Days a fêté la création contemporaine en septembre dernier à Renens. Les grandes halles industrielles des anciens ateliers de reliure Mayer & Soutter ont refermé leurs portes après avoir accueilli plus de cinquante labels, enseignes, jeunes designers, créateurs, éditions de design limité, biodesign, magazines rares, projets d’étudiants, concepts d’aménagement, graphisme, design vintage, etc. Grâce au succès grandissant de l’événement, le panel des participants s’est étoffé et les Design Days ont exploré toutes les facettes de la création, emmenant les visiteurs à la découverte de nouveaux univers. Pour souligner les enjeux économiques liés au design et mettre en lumière cet aspect non négligeable, la table ronde sur le design et l’entreprise, organisée en collaboration avec le SPECo, a réuni les principaux acteurs régionaux dont le key speaker Malachy Spollen, responsable du design chez Logitech. Ce dernier a mis en exergue le design comme levier de croissance (et donc d’emplois) aussi bien au sein des grandes entreprises que des PME. Remportant un vif succès, la table ronde a suscité des discussions passionnantes autour du design vecteur de développement économique. La manifestation s’est affirmée dans sa dimension internationale grâce à la présence de deux stars du design, Tom Dixon et Patricia Urquiola, dont les créations étaient présentées à Mayer & Soutter. Tous deux ont fait salle comble lors de leurs conférences données à l’Ecal. Cette double présence remarquable renforce les Design Days romands dans leur statut de plateforme de qualité et atteste du rayonnement et de la notoriété croissante de ces journées. Mettant l’accent sur le design comme vecteur culturel et comme moteur de promotion économique, l’édition 2014 des Design Days a constitué un excellent millésime, riche en rencontres et en découvertes. L’Association Design Days et Espaces contemporains vous donnent d’ores et déjà rendez-vous en 2015 à Genève pour de nouvelles explorations. Photo à gauche-

Le «Smallshop» de Big Game Ci -contre

La façade d’entrée des anciens ateliers Mayer & Soutter de Renens Exposition des travaux de diplômes Bachelor et Master à l’Ecal. Installation de l’enseigne Arteshow de Vevey avec les œuvres de Verter Turroni


DESIGN À TOUS LES ÉTAGES Le logis milanais de Nina Yashar, charismatique fondatrice de la galerie de design Nilufar. Photographies: Ruy texeira / Living inside / Texte français: Florence Merlin


Face à la cheminée du salon, une paire de fauteuils de Jacques Adnet, créateur français moderniste de grand renom (1900-1984). Le tableau ornant le mur de l’escalier de chêne menant à la partie supérieure du duplex est de Piero Pizzi Cannella.

136 I espaces contemporains


I I

espaces bureaux

Un espace de travail convivial Magali Prugnard avec la collaboration de Françoise Faure et Guillaume Tinsel

Züco Little Perillo La particularité de ce modèle tient dans sa forme de coquille organique. Cette pièce unique de chaise de visiteur s’enroule en spirale de l’intérieur vers l’extérieur jusqu’au dossier. Elle est disponible en quatre versions différentes, depuis cet automne en acier chromé, et en version plus fine au printemps 2015, www.zueco.com

180 I espaces contemporains


Plus colorées, plus créatives, plus personnalisées, les nouvelles solutions d’aménagement conçues pour nos espaces de travail rivalisent d’inventivité pour égayer le décor de nos journées. Mais leurs atouts ne s’arrêtent pas là. Si les gigantesques open spaces ont été très décriés par le passé, aujourd’hui les tables, les chaises et les modules de rangement réinventent l’intimité et la convivialité au sein des grands espaces communs. Cela grâce à une nouvelle manière d’appréhender l’environnement du travail. Désormais, les architectes envisagent les espaces ouverts comme des univers à partager en cellules ou en îlots adaptés aux besoins des usagers. Autrement dit, ils tendent à compartimenter les surfaces en zones spécifiques destinées à favoriser un scénario changeant, qui inclut la concentration dans le calme et les échanges formels ou informels. Plus concrètement encore, l’espace professionnel – désormais élevé au rang d’espace à vivre au même titre que les pièces de la maison – s’articule en six types de zones. L’une d’entre elles repose sur l’usage de grands plateaux de travail (les benchs) autour desquels peuvent se regrouper plusieurs personnes. Leur rôle est de faciliter la proximité et le dialogue. Autre espace bien défini, la cellule de conférences. Elle peut prendre la forme d’une très classique salle de conférences mais aussi – et c’est très tendance – celle d’un petit espace consacré aux réunions informelles. On y trouve souvent une table haute pour le travail debout, complétée de tabourets de bar. On voit également apparaître une zone particulièrement conçue pour les activités courtes; elle permet simplement de s’asseoir un bref instant pour vérifier ses courriels ou parcourir ses notes.

Cependant, les espaces de travail individuels restent quand même nécessaires pour les travaux demandant concentration ou discrétion. Mais ils sont aujourd’hui prévus de manière assez ouverte pour ne pas isoler complètement l’employé. De plus, ils intègrent des sièges visiteurs légers que l’on peut déplacer d’un bureau à l’autre pour aller discuter avec un collègue, par exemple. Ce genre de déplacements informels n’est pas inclus dans les scénarios envisagés lors de la conception des bureaux de direction. Ces derniers doivent en effet symboliser prestige et autorité. Enfin, on trouve de plus en plus souvent des zones lounge équipées de fauteuils et de canapés. Elles permettent de récupérer, de rencontrer ses collègues en toute décontraction, voire de trouver de nouvelles inspirations. L’environnement du bureau apparaît donc comme un univers protéiforme dont la configuration peut être adaptée de manière très précise aux activités des travailleurs d’une entreprise. C’est également devenu un marché plus ouvert, comme semble le confirmer la dernière édition de la plus grande foire mondiale consacrée au bureau, Orgatec, qui a eu lieu en octobre dernier. En effet, depuis deux ans, ce salon professionnel qui se déroule à Cologne accueille de plus en plus d’exposants reconnus dans le domaine de l’ameublement haut de gamme destiné à l’habitat. Ils y présentent des collections pour les bureaux de direction, les salles de conférences et les espaces de réception. Leurs plus beaux modèles font partie de notre sélection de nouveautés à découvrir dans les pages suivantes.

Les bureaux de Microsoft

A Vienne, les salles de conférences de Microsoft réalisées par le bureau Innocad possèdent toutes une identité thématique forte, comme ici (photo de droite) sur le thème de la mer. Objectif: que les employés puissent choisir leur environnement idéal en fonction de leur humeur et de leur besoin. Toujours chez Microsoft, les zones de fort passage ont été dessinées de manière dynamique avec par exemple un sol en vinyle rayé. A gauche se trouve un îlot d’activités courtes matérialisé par des fauteuils et la station de travail ronde Globus, d’Artifort. Photo: DR

espaces contemporains I 181


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.