Habiter les Alpes
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Lignes pures dans le
Queyras
Telle une épure minimaliste posée à flanc de montagne, ce chalet situé à Abriès, dans le Queyras, est inspiré par les habitations traditionnelles de la région. Une allure contemporaine dont la sobriété ne saurait faire oublier qu’il a d’abord été pensé pour accueillir famille et amis de passage. Textes Fabienne Bachelard Photos Bertrand Bodin
À
quelques encablures du mont Viso et de la frontière italienne, il flotte déjà dans l’air comme un avant-goût prometteur de dolce vita et les sommets alentour, quoique affûtés comme des couperets, sont déjà nimbés de cette belle luminosité des pays du Sud. Enchâssé dans l’un des paysages caractéristiques du Queyras, à 1 550 mètres d’altitude, le chalet, tout habillé de bois blond et généreusement ouvert sur la nature environnante, étonne un peu de prime abord. Une pointe d’étonnement peut-être liée au fait que le parti pris de la modernité en altitude reste rare... Quoi qu’il en soit, on constate que la bâtisse, à mille lieues des schémas architecturaux ayant cours aujourd’hui en montagne, a trouvé sa place dans ce coin des Alpes encore préservé. Une impression de complémentarité avec le décor, certainement renforcée par l’aspect brut, presque rustique du bâtiment. Réinterpréter l’âme de la région Lorsqu’ils ont commencé à construire leur maison, en 2003, Chantal et François-Régis, qui vivent à Aixen-Provence mais dont l’ancrage familial à Abriès est ancien, n’avaient qu’une idée en tête : concevoir un espace assez vaste pour recevoir leurs proches, notamment leurs enfants et petits-enfants, pendant les week-ends et les vacances. Après avoir fait appel à l’atelier FernandezSerres, le couple a voulu laisser carte blanche à ce jeune 76
duo d’architectes aixois. Stéphane Fernandez et Ivry Serres ont ainsi pu laisser libre cours à leur imagination, tout au long d’un projet sortant des sentiers battus. Et si Stéphane Fernandez parle de « véritable aventure humaine », ce n’est peut-être pas un hasard. Dès le début de leur réflexion commune, le couple et les deux architectes ont souhaité s’inspirer des techniques ancestrales de construction queyrassine, en revisitant de manière actuelle les fameuses maisons à fuste qui jalonnent la vallée des Aigues, entre Molines et Saint-Véran. Des constructions, le plus souvent du XVIIe ou du XVIIIe siècle, qui se distinguent par un rez-de-chaussée construit en murs de pierres ainsi que par une partie supérieure – appelée fuste –, constituée de troncs empilés et croisés. Les étroites poutres de mélèze agrémentent toute la partie supérieure du chalet d’Abriès, évoquant ainsi les galeries ensoleillées où l’on faisait jadis sécher le foin. Stéphane Fernandez précise : « Nous trouvions intéressant de bâtir quelque chose de nouveau, non pas en copiant mais en retranscrivant la logique des anciens et en l’adaptant à nos contraintes d’aujourd’hui. C’est en quelque sorte une forme l l l Les architectes ont poussé très loin l’abstraction des formes de l’habitat traditionnel queyrassin. Les galeries de bois qui constituent la partie supérieure, appelée la fuste, sont devenues une trame ornementale.
Chalet contemporain à Abriès
Chalet contemporain à Abriès
de recyclage. » Il poursuit : « Nous avons voulu faire du contemporain, tout en réinterprétant l’âme de la région. » Résultat d’une intense discussion avec les propriétaires, le bois extérieur n’a finalement pas été verni et, là aussi, il s’agissait de tirer un enseignement des acquis du passé puisque, comme le souligne encore Stéphane Fernandez : « Une maison qui vit, vieillit. Et c’est précisément ce qui est beau. » Le chalet, à l’image des vieilles fermes du coin, est donc voué à acquérir une patine de plus en plus sombre au fil du temps.
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Singulière maison de famille Du sous-sol – réalisé en béton, puisque l’on se trouve sur une zone sismique – au troisième étage, les quelque 250 mètres carrés du chalet sont le domaine réservé des hôtes de passage de Chantal et François-Régis. Au premier, dans la vaste salle de séjour, subtilement éclairée par des baies vitrées découvrant un magnifique panorama sur les sommets voisins, l’âtre central se pose en pièce maîtresse, à côté d’une grande table à l’ancienne. La cuisine a, quant à elle, été séparée en deux. D’un côté, un coin l l l Le bois, omniprésent dans le chalet, et le béton — utilisé pour sa résistance aux ondes sismiques — confèrent à l’architecture intérieure beaucoup de sobriété, mais aussi la neutralité d’une maison de vacances.
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Chalet contemporain à Abriès
“cuisinière-évier” et, de l’autre, astucieusement caché en arrière-plan, un coin fonctionnel réunissant étagères de victuailles, vaisselle et appareils ménagers. Une demande expresse de Chantal, qui désirait avoir la possibilité de s’activer derrière ses fourneaux tout en conservant le loisir de discuter avec ses convives. Les quatre chambres de l’étage supérieur sont celles des quatre enfants du couple, mais comme l’explique Chantal : « Rien n’est figé et aucune n’est vraiment attribuée. » Travaillées dans la même unité de style, elles sont à la fois lumineuses et dénuées d’effets superlatifs, seulement agrémentées de larges bow-windows faisant office de pièces à part entière, puisqu’elles peuvent se fermer grâce à un panneau coulissant. Une façon inattendue de « s’immiscer dans le paysage et de se poser entre le monde intérieur et extérieur », selon Stéphane Fernandez. De là, une vue plongeante sur le Guil, rivière emblématique du Queyras. On n’est d’ailleurs nullement surpris d’apprendre que les adultes aiment beaucoup s’y prélasser, lors de siestes ou de pauses lecture, tandis que les plus petits adorent s’y amuser, inventant certainement là d’improbables cabanes et repaires secrets. Murs recouverts de planches “pleine lame”, placards de rangement complètement intégrés, puits de lumière dissimulés, tables de chevet monobloc finissent d’apporter à l’ensemble une touche délibérément dépouillée. Sous les combles enfin, un adorable dortoir où l’on retrouve, sagement alignés, plusieurs matelas d’enfants et de grandes caisses remplies de jouets : le royaume des cousins et cousines. Grâce à ce chalet, l’atelier Fernandez-Serres, dont c’était le tout premier projet commun finalisé, a reçu plusieurs prix internationaux. Ses auteurs y ont mis beaucoup d’euxmêmes et parlent à son sujet de « véritable laboratoire d’idées ». Quoi qu’il en soit, ce bâtiment ne laisse personne indifférent. Et si l’architecture contemporaine finissait par acquérir ses lettres de noblesse à la montagne ? n lll
dépassant légèrement sur l’extérieur, les bow-windows créent à l’intérieur du chalet de grands espaces faisant office de pièces à part entière ; les architectes les ont voulues indépendantes grâce à des panneaux coulissants.
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Les maisons à fuste Certes, il y a les cadrans solaires peints sur les façades des maisons, les fontaines à eau et les abreuvoirs en mélèze... des témoignages uniques de la vie d’antan dans les villages du Queyras. Si l’on ne devait retenir qu’une seule caractéristique architecturale emblématique de ce massif des Alpes du Sud, il y a fort à parier que ce serait celle des maisons à fuste de la vallée des Aigues, entre Molinesen-Queyras et Saint-Véran – l’indétrônable plus haute commune d’Europe. Tant dans leur conception que dans leur organisation intérieure, les maisons à fuste sont sans aucun doute l’habitat le plus marqué de la région. Devenues rares à cause des incendies, elles en disent long sur la vie des anciens dans ces villages d’altitude isolés. Admirablement pensées, elles témoignent de l’adaptation des hommes au milieu montagnard et servaient aussi bien à abriter la famille et les animaux qu’à stocker les récoltes. Ces maisons queyrassines étaient composées de trois corps principaux distincts : le caset ou logis — toujours construit en pierre et qui regroupait cuisine, chambres et grenier —, l’étable, contiguë au caset, et la “fuste”, située dans la partie supérieure du bâtiment. Cette dernière, formée de troncs de mélèze empilés et croisés aux angles, était ouverte sur la façade ensoleillée par des galeries et des balcons superposés. On y faisait sécher le fourrage à l’air libre, avant de le stocker à l’intérieur de la grange afin de nourrir les bêtes durant les longs mois d’hiver. L’habitat traditionnel de Saint-Véran est mis en valeur au musée du Soum, la plus ancienne maison du bourg datant de 1641. Rachetée par le Parc naturel régional du Queyras, en 1999, elle offre une vision très détaillée des conditions de vie d’autrefois, avec son étable, son atelier du bois, son four à pain…