MOT DE L’ANNÉE, IMAGE DU MOI
REISSOD
Égocentrisme, narcissisme, nombrilisme… Les « ismes » se déchaînent à l’évocation du « selfie », cet autoportrait pris à bout de bras et posté sur les réseaux sociaux. De Justin Bieber à Barack Obama, en passant par les touristes devant la tour Eiffel et les ados nés avec un Smartphone à la main, tout le monde fait son self-portrait nouvelle génération. Une sociologue et une psy, des artistes et des photographes amateurs, des instagrameurs et des lecteurs de Fisheye, tous ont embarqué pour un ego trip 2.0. Et si vous regardez bien, vous verrez peutêtre votre selfie apparaître.
© Marie Abeille.
Selfie
efileS
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TOM ED ,EÉNNA’L EGAMI UD IOM
DOSSIER
et de recherche autour de ses origines russes (voir son interview page précédente). Anaïs Dombret, quant à elle, interroge la notion du moi avec une série d’autoportraits masqués : « Je me questionne sur la manière dont on se représente et sur ce qu’on laisse voir aux autres. Chacun de nous se crée une image, un paraître avec lequel nous nous construisons. Comme tous, je jongle avec mon éducation, ma culture, mes valeurs qui me définissent en tant qu’être, femme, jeune, blanche, photographe… Ces masques sont donc, en quelque sorte, une métaphore de ce que l’on donne à voir de soi dans la vie. Comme si ce que je laisse transparaître à l’autre n’est simplement qu’un masque derrière lequel je me cache. Il est propre comme il est figuré, il nie autant qu’il affirme. » Aux États-Unis, Ben Zank manipule avec créativité les limites de cette pratique : « Je pense que l’autoportrait doit obligatoirement raconter quelque chose de la personne. Que ce soit en se cachant ou se dévoilant. » Et ce n’est pas Christopher McKenney qui va le contredire avec ses autoportraits fantômes.
C’est plutôt l’intime et les rêves qui animent l’Australienne Tajette O’Halloran : « L’autoportrait me permet d’être l’actrice de mon propre film. Je ne suis pas une personne extravertie, mais, derrière mon objectif, je peux être celle que je veux être. Poser devant mon propre objectif m’a appris à être courageuse. » Les images font l’effet d’une balade au pays des rêves inavouables et langoureux. Ces artistes ne pratiquent pas le selfie, mais l’autoportrait. Ce qui fait la différence, c’est TAJETTE O’HALLORAN, I FORGOT I COULD SOAR, autant leurs intentions de photographes que ISSU DE LA SÉRIE DEEP la technique. Les artistes contemporains IN A DARK REVERIE. commencent déjà à s’emparer du selfie pour créer des œuvres, et les photographes amateurs BEN ZANK, s’amusent à en explorer les infinies possibilités. SUITS. Du rire aux larmes, des arts à la communication, de l’introspection à l’égocentrisme, le selfie n’est pas près de faire cesser de parler de lui et du moi. REISSOD
ANAÏS DOMBRET, LES MASQUES.
CHRISTOPHER McKENNEY, SANS TITRE.
© Tajette O’Halloran. © Anaïs Dombret. © Ben Zank. © Christopher McKenney.
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© Thibaud Larrieu-Gibier.
Les ados sont des fournisseurs prolifiques de selfies et ils ont tendance à en faire un usage systématique sur les réseaux sociaux. Monique Dagnaud est sociologue au CNRS, enseignante à l’EHSS et à l’INA, et auteur du livre Génération Y : Les Jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion. Elle nous raconte son parcours et remet à leur place quelques préjugés sur les jeunes et les réseaux sociaux. Monique décrit aussi comment cette fameuse génération manipule les images et, par conséquent, les selfies. Pourquoi s’intéresser aux réseaux sociaux en tant que sociologue ? Monique Dagnaud Mon livre sur la génération Y est sorti en 2011, l’édition de 2013 a juste été enrichie. Je regarde tout ce qui se passe sur Internet et les réseaux sociaux, aussi bien en termes d’images que de textes. J’ai d’abord travaillé sur les médias en tant que sociologue, puis j’ai été nommée au CSA, où les jeunes sont une préoccupation récurrente. Je me suis dit que, à la fin de mon mandat au CSA, je travaillerais sur cette jeunesse. La question des réseaux sociaux est née au fur et à mesure qu’ils devenaient une pratique centrale dans la vie des adolescents, des jeunes adultes et des personnes plus âgées. À partir de 2006, j’ai commencé à observer la montée des réseaux sociaux autour de la thématique « Seul et ensemble », c’est-à-dire « Je suis dans une relation de moi à moi et, en même temps, je suis en relation avec plein de gens ». Je me suis intéressée à plein de choses qui gravitaient autour du Web : la régulation du Net, Hadopi, les droits d’auteurs… En 2010, j’ai énormément regardé les images et
la façon dont les jeunes se présentaient sur les réseaux sociaux. Les images sont de très bons matériaux pour saisir la pensée et les réflexions de la jeunesse. Je me suis aussi penchée sur la culture geek et le monde des amateurs éclairés, puis sur l’histoire des hackers.
Pourquoi parler de « génération Y » qui n’est pas un terme sociologique ? M.D. Ce n’était pas une formule que je connaissais. Quand j’ai fini mon manuscrit, je n’avais pas de titre, à part Les jeunes et les réseaux sociaux, un titre d’une banalité affligeante ! J’ai lu que, dans l’univers du management, le terme de « génération Y » était employé pour désigner des jeunes qui ont un profil psychologique particulier, qui sont nourris de la culture Internet et qui sont difficiles à intégrer dans les entreprises. J’ai trouvé la formule intéressante DOSSIER
et je l’ai proposée aux Presses de Sciences Po [son éditeur, ndlr]. Ils étaient enthousiasmés ! Au même moment, de nombreux livres sont parus sur le sujet. Aujourd’hui, tout le monde connaît, mais, en 2011, la plupart des gens y voyaient une histoire de chromosomes. Je regrette un peu d’avoir appelé mon livre Génération Y, parce que cela donne le sentiment d’un monde très unifié. C’est vrai par certains aspects, mais il y a beaucoup de nuances à apporter. J’ai tiré cette formule du monde de la communication, c’est bien fait pour moi ! D’ailleurs, dans la deuxième version du livre, j’ai insisté davantage sur l’idée que tout doit être recomposé selon les catégories sociales et les niveaux d’études. Mais ce sujet est passionnant, tout le monde vit, les jeunes en particulier, dans un univers d’écrans. Cette culture est devenue un second soi-même. Les jeunes vivent en interactions permanentes. Quels selfies et, plus largement, quelles images de soi cherchet-on à partager sur les réseaux sociaux ? M.D. Les internautes se présentent principalement par leurs goûts. Les jeunes ne trichent pas trop, ils se construisent une image par rapport à des goûts et à une culture à laquelle ils peuvent se rattacher. Sur une photo, on peut décider de beaucoup se dévoiler ou de ne pas se montrer. On peut mettre un chapeau qui mange la moitié du visage. On peut mettre la photo de quelqu’un d’autre à la place de la sienne. Mais l’autoportrait est la logique pour donner des éléments sur son identité. Ce n’est pas différent de la façon dont on se présente lors d’une soirée. J’ai écrit un livre sur la Teuf. Quand nous sortons, même si la
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AG R AN DIS S EM EN T
FOCUS
À Pékin, le 4 juin 1989, les chars entrent sur la place Tiananmen pour réprimer avec brutalité les manifestations étudiantes. Les artistes chinois étouffent et ne veulent plus être à la botte du réalisme révolutionnaire imposé par le régime. L’art de la performance va propulser sur le devant de la scène une nouvelle génération de photographes. Texte : Jessica Lamacque
Performances chinoises
Le corps, l’espace et le temps sont la matière première de la performance. La photographie fige cet art éphémère et lui assure une plus large visibilité. Les premiers artistes de performance font leur apparition en Chine à la fin des années 80. Romain Degoul, fondateur avec sa femme de la Galerie Paris-Beijing à Paris, nous parle de cette époque : « Jusque dans les années 90, peu d’artistes utilisaient la photographie. Ce n’est qu’en 1991 qu’ils décident de se regrouper dans un village d’artistes à Pékin, le Beijing East Village. C’est ici que la première génération de photographes performers va se mettre à penser de concert et à soigner les blessures de la révolution culturelle. Ce sont des artistes révoltés, mais ils ont peu de moyens. Comment créer de l’art ensemble alors qu’on arrive à peine à se payer un bol de riz ? » La performance fut une réponse féconde. Les corps deviennent la matière artistique première. RongRong est un des piliers du Beijing East Village, situé entre le troisième et le quatrième périphérique de Pékin. L’artiste documente la vie quotidienne des artistes et leur intense créativité. Il photographie les performances de ses amis artistes, comme le 12 Square Meters de Zhang Huan qui enduit son corps nu de miel et s’enferme dans des toilettes
LI WEI, HIGH PLACE, 25 LEVELS OF FREEDOM, 2004.
© Li Wei / Courtesy Li Wei – Galerie Paris-Beijing.
RÉVÉLATEUR
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POLITIQUE
Alors que la menace d’une arrivée du Front national au pouvoir n’a jamais été aussi grande dans plusieurs villes françaises, Fisheye a tenté de décrypter la stratégie du parti d’extrême droite à travers les affiches éditées depuis la création du mouvement.
LEFNLE FNLE TeXTe : SYlVAiN mOrVAN
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© SOlAl / SipA.
Elle esquisse un demi-sourire, presque avenant, le regard souligné par de discrètes rides. Sa chevelure blonde tombe sur un chemisier bleu… marine. L’image, placardée avant l’élection présidentielle de 2012, est soulignée par trois mots d’une simplicité désarmante : « Oui, la France ». Et signée du nom de la candidate : Marine Le Pen. « La photographie, léchée, retouchée, me fait penser à un Photomaton de luxe, commente le publicitaire
Jacques Séguéla, connu pour avoir été le spin doctor de François Mitterrand, puis de Lionel Jospin. Le logo du Front national n’apparaît pas. Le slogan regroupe les deux mots électoraux les plus porteurs : “oui” et “France”. La typographie, plutôt douce, en dit aussi beaucoup : le parti et sa présidente veulent nous laisser croire qu’ils sont rentrés dans le rang. » La suite, on la connaît : le 22 avril 2012, totalisant 17,9 % des voix, Marine Le Pen réalise le meilleur
score du parti à un scrutin présidentiel. En juin, Marion Maréchal-Le Pen et Gilbert Collard, candidats du Rassemblement Bleu Marine, font leur entrée à l’Assemblée nationale. En octobre, le Front national poursuit sa montée en puissance en remportant l’élection cantonale partielle de Brignoles, dans le Var. Les élections municipales approchant, la menace FN n’a jamais été aussi grande. Elle l’est d’autant plus que le parti brouille les pistes en refusant désormais
POLITIQUE
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-1Cette affiche, datée de 2007, a « fait scandale au sein du FN », révèle la chercheuse Valérie Igounet. Côté slogan, pourtant, rien de nouveau : le parti d’extrême droite reproche aux décideurs politiques de droite et de gauche d’avoir « tout cassé ». Et se présente comme la seule alternative pour sauver, entre autres, la nationalité française.
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L’AFFICHE DONT LES MILITANTS NE VOULAIENT PAS
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3 -2Piercing, jean taille basse, ventre apparent… Trop osé ? « Le problème de cette affiche n’est pas dans le slogan, mais dans la photo, assure le politologue Jean-Yves Camus. La tenue de la jeune femme a été jugée impudique par les traditionalistes. La couleur de peau a aussi dû rebuter certains militants locaux, qui ont refusé de la coller. Ce fut au final un bide total pour les communicants du parti. » La jeune femme photographiée en plan américain représente la seule immigration acceptée par le FN : totalement assimilée et débarrassée de tous signes religieux, comme le suggère le texte de l’affiche. lance une campagne de propagande visant à « mettre en avant le peuple français dans sa diversité ». Et provoque l’ire des militants catholiques traditionalistes en faisant poser sur les affiches une jeune femme métisse, en jean taille basse (voir encadré ci-dessus). Une autre affiche, datée de 2010 et imprimée à l’occasion des élections régionales, appuie plus encore le désir de normalisation du FN par Marine Le Pen. On la voit sur scène, face à la foule, portant veste beige et écharpe rouge, le poing levé. Son slogan : « La voix du peuple ». « Le poing levé reste un symbole transgressif, note le politologue Jean-Yves Camus, auteur de plusieurs ouvrages sur le Front national. Mais il rompt avec les codes traditionnels de l’extrême droite. » Jacques Séguéla y voit aussi « en subliminal, la posture de la statue de la Liberté. Une valeur si chère à l’électorat de gauche… » Les formules radicales des années 1980 ont été remisées au placard, et Marine Le Pen cherche
-3 Le Front national n’apparaît nulle par t sur l’affiche. Dans ce mouvement resté, depuis sa création, entre les mains d’une seule famille, le patronyme Le Pen garde plus d’impact que le nom du parti.
à faire oublier les débordements passés de son père. L’image du FN étant assise, le parti n’a plus besoin de provoquer pour se faire connaître : désormais, il cherche à rassurer. « Les affiches du FN aux élections locales sont devenues très classiques, dans la pose ou l’habillement, note Jean-Yves Camus. Le parti veut donner à ses candidats des allures de notables. » Ceux-ci ne rechignent pas à porter la cravate sur les photographies officielles, pour se positionner en outsiders crédibles et compétents. « Le FN a construit sa montée en puissance en étant un parti d’opposants, reprend le politologue. Il a changé de stratégie et vise désormais l’exercice du pouvoir. » Le mouvement est persuadé de pouvoir faire tomber dix villes, en mars, lors des élections municipales. Il mise, encore une fois, sur l’amnésie des Français : ses rares expériences à la tête de communes françaises (Toulon, Vitrolles, Marignane) se sont soldées par d’incroyables fiascos.
DERRIÈRE LA DÉDIABOLISATION Que dit le programme du FN aujourd’hui ? Le parti nourrit toujours sa pensée de l’amalgame entre immigration, chômage et insécurité. Et propose, en vrac, de diviser par vingt l’immigration légale, de supprimer le regroupement familial et de remettre en cause les accords de Schengen sur la libre circulation des personnes. « Le vocable a évolué, analyse le politologue JeanYves Camus. Le FN préfère désormais le terme de “priorité nationale” à celui de “préférence nationale”. Mais le principe reste le même : il s’agit d’accorder aux Français des droits différents de ceux des étrangers. » Le parti veut, par exemple, donner la priorité aux personnes ayant la nationalité française pour l’accès à l’emploi ou aux logements sociaux. Côté sécurité, le FN, toujours favorable à une plus forte répression, n’imposerait plus le rétablissement de la peine de mort, mais le proposerait aux électeurs par référendum. Également, le parti ne remet plus en cause le pacs, mais s’oppose toujours au mariage homosexuel. Enfin, la sortie de l’euro, dont les répercussions désastreuses sur l’économie française et l’emploi ont déjà été soulignées par de nombreux économistes, demeure à l’ordre du jour. « Les conséquences d’une arrivée au pouvoir du Front national actuel restent finalement très proches de celles qu’aurait causées Jean-Marie Le Pen en son temps », assure Jean-Yves Camus. Le FN a moins changé qu’il ne le laisse croire. S.M. © Sipa.
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SÉCTION
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CHAPITRE
HISTORIQUE D’UNE PROPAGANDE
La première affiche du FN, qui accompagne la création du parti, est fortement inspirée de celle d’un parti italien mussolinien.
ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE
14,38 %
1978 « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop ! » Le parti recyclera ce slogan quelques années plus tard, avec « trois millions de chômeurs ».
ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE
0,75 %
1974
Jean-Marie Le Pen réunit 0,75 % des suffrages.
1988 Jean-Marie Le Pen obtient 14,38 % des voix.
ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE
15 %
2002
1995
Le choc : avec 16,86 % des voix, Jean-Marie Le Pen accède au second tour, mais il est battu par Jacques Chirac.
Jean-Marie Le Pen améliore encore son score : 15 % des électeurs votent pour le candidat FN.
1989
Cette affiche correspond à l’arrivée de Bruno Mégret à la délégation générale et à la création d’un atelier de propagande au sein du parti.
ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE
16,86 %
éleCtIon PRéSIdentIelle - 22 avRIl et 6 maI 2012
ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE
ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE
10,44 %
Imprimé par RCS Paris B 400 363 198
Oui, la France 2007
La dernière campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen est celle du déclin : il ne réunit que 10,44 % des suffrages.
marine le pen
UNE AUTRE VOIX
2012 2012
À 17,9 %, Marine Le Pen obtient le meilleur résultat du FN à une élection présidentielle.
Photos © créative commons - JM Ayrault - European People's Party - FDG - MEDEF
17,9 %
Marine Le Pen joue sur le rejet de la classe politique pour se présenter comme le seul recours.
2013
Le parti ne veut plus de l'étiquette d’extrême droite et le fait savoir. La dernière campagne du Front national de la Jeunesse est un clin d'œil appuyé au slogan de François Mitterrand en 1981, « La force tranquille ».
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PROCÉDÉ
Pour décorer son appart, il existe une alternative à la peinture blanche et au papier peint. Des petits malins se proposent d’habiller les murs d’une image animée. Plongée dans la magie du sténopé grandeur nature. TEXTE : MARIE ABEILLE – PHOTOS : STENOP.ES
Le sténopé fait le mur
En 2008, Romain et Antoine s’envolent pour une année de voyage. Un matin, les deux potes se réveillent dans une chambre d’hôtel en Inde, un « cube tout bleu », dans lequel des formes se dessinent au plafond et sur les murs. C’est un trou dans le volet qui laisse filtrer des rayons lumineux, reproduisant par accident une technique du XIXe siècle, le sténopé. Pour les connaisseurs, rien de plus simple : il s’agit d’une boîte dont l’un des pans est percé d’un minuscule trou qui laisse passer la lumière, créant ainsi une
image inversée sur le pan opposé à l’intérieur de la boîte (un support photosensible fixé sur ce pan viendra figer l’image). Pour les néophytes, ça se complique un peu. D’ailleurs, Romain et Antoine ne comptent plus le nombre de fois où ils ont dû rappeler qu’ils n’utilisaient pas de vidéoprojecteur pour leur projet. C’est la magie de l’optique géométrique, et même les familiers du phénomène ne peuvent nier la fascination qu’il provoque. Antoine et Romain font tout de suite le lien avec le dispositif du sténopé et décident d’en
accentuer l’effet en calfeutrant les ouvertures de leur chambre pour ne laisser comme unique source de lumière que le trou dans le volet. Les conditions sont idéales et le résultat est immédiat : c’est toute la vue en face de leur hôtel qui s’étale sur leurs murs. Une aubaine pour Antoine qui vient de finir ses études et qui s’était engagé à envoyer une œuvre pour la cérémonie de remise de diplômes de son école, à défaut d’y être présent. Les deux amis passent donc trois jours, enfermés dans le noir, à shooter sans répit. « C’est le mythe fondateur
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ÉCONOMIE
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E Quel est le point commun entre un parachutiste qui frôle la mort en s’élançant d’une falaise, un cycliste qui promène son chat sur son épaule et un jouet qui s’envole à 29 000 mètres d’altitude dans un ballon météo ? Ces trois vidéos à fort potentiel viral ont été filmées par des GoPro. En quelques années, ces caméras embarquées sont devenues un standard planétaire. GoPro, c’est aussi l’histoire d’un surfeur devenu milliardaire, qui ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Texte : Dorian Chotard – Illustrations : Matthieu David
R É V É L AT E U R
Émue aux larmes, une femme vient d’accoucher. Son mari la réconforte, puis coupe le cordon ombilical. Si on entend la voix du jeune papa, on n’en aperçoit pas le visage : il est en train de filmer in extenso la naissance de son premier enfant grâce à une caméra fixée sur sa tête. Cet extrait de quelques secondes d’un reportage a été diffusé à la télé australienne. L’homme dont on ne voit pas le visage s’appelle Nick Woodman. Il a inventé GoPro. Il a imposé une nouvelle façon de voir le monde. Une GoPro (le nom de la marque s’utilise comme un nom commun), c’est une petite caméra simplifiée au maximum, qui délivre des vidéos haute résolution grâce à son objectif grand-angle. Si l’entreprise trouve ses racines dans les sports extrêmes, le petit boîtier amphibie et antichoc a, depuis, été adopté par le grand public, les chaînes de télévision, les scientifiques et même certains réalisateurs à Hollywood. Fait rare dans l’univers de l’équipement photo et vidéo : pour tous ces besoins, amateurs ou professionnels, il s’agit du même appareil qui est utilisé. En moins de dix ans, GoPro a créé un marché, celui des action cams, et en revendique aujourd’hui 90 % du gâteau mondial. Aux États-Unis, au même titre que « to Google » signifie désormais « chercher sur Internet », « to GoPro » est devenu le verbe générique pour désigner le fait de filmer avec ces caméras qui peuvent s’accrocher partout. Grâce à elles, on a pu voir des images capturées par un aigle en vol, un hula-hoop tournoyant ou encore un bâton dans la gueule d’un chien. Errer sur Internet d’une vidéo à l’autre est aussi fascinant que chronophage. On passe d’un banc de dauphins à un cracheur de feu sur un toit. D’une fillette en skateboard à un Anglais suspendu à une grue, sans sécurité et à la force d’un seul bras, à 75 mètres du sol. Bien loin de l’image ringarde du Caméscope qui, avant cette déferlante, évoquait encore la vision d’un touriste en sandalettes face aux pyramides d’Égypte ou d’un oncle plombant l’ambiance d’une fête de famille. AU CREUX DE LA VAGUE
La genèse de GoPro renvoie à la première passion de son créateur : le surf. À l’université de San Diego en Californie (choisie avant tout pour sa proximité avec les rouleaux de Black’s Beach), Nick Woodman commence par suivre un cursus d’ingénieur. Peu enclin à sacrifier ses années estudiantines enfermé dans une bibliothèque, il se réoriente rapidement vers les arts visuels pour avoir le temps d’aller surfer entre les cours. Une fois son diplôme en poche, ce fils d’un banquier d’affaires se donne jusqu’à ses 30 ans pour réussir une carrière d’entrepreneur. Sa première expérience de dirigeant est une douche froide. Sa start-up, une plate-forme de jeux en
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ÉCONOMIE
« L’IDÉE DE BASE ÉTAIT D’AIDER LES SURFEURS À CAPTURER DES IMAGES QUI LES FERAIENT PASSER POUR DES PROFESSIONNELS. D’OÙ LE NOM : “GO PRO”. »
ligne pour laquelle il avait réussi à lever près de 4 millions de dollars de fonds, éclate avec la bulle spéculative en 2001. En 2002, à 26 ans, Nick Woodman est au creux de la vague. Il décide alors d’aller se mettre au vert quelques mois avec sa future femme et sa planche de surf en Australie, puis en Indonésie. Afin de garder des souvenirs de ses sessions de glisse, Woodman a conçu, avec trois bouts de ficelle, une dragonne pour s’attacher fermement un Kodak basique autour du poignet. C’est lors de son voyage qu’il réalise le potentiel de son idée. « Avant GoPro, si vous vouliez une photo de vous en action, vous aviez besoin d’un appareil photo, mais aussi de quelqu’un pour l’utiliser. En plus, pour que l’image rende bien, il fallait que cette personne soit douée avec l’appareil », raconte-t-il à la télé américaine. Son système d’attache n’est pas encore au point et ses argentiques finissent toujours par prendre le large, mais Woodman comprend qu’il peut améliorer son bricolage maison et vendre le tout (appareil photo, caisson étanche et fixation) en un
seul produit. « L’idée de base était d’aider les surfeurs à capturer des images qui les feraient passer pour des professionnels. D’où le nom : “go pro”. » De retour aux États-Unis, il fonde sa société : Woodman Labs. En l’absence d’un véritable laboratoire, il emprunte la machine à coudre de sa mère et s’enferme plusieurs mois dans un garage pour concevoir un prototype. Woodman commande les premiers exemplaires à une usine chinoise. Septembre 2004, la première GoPro est née. Il s’agit d’un appareil photo bas de gamme, équipé d’une pellicule couleur et incrusté dans un caisson étanche jusqu’à 5 mètres de profondeur. Chaque modèle coûte un peu plus de trois dollars à produire. Pour les vendre, il fait le tour
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LIVRES
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Hobbledehoy ED ALCOCK TEXTE D’EMMANUEL CARRÈRE Sur les mots d'Emmanuel Carrère, Ed Alcock photographie son jeune fils et raconte la langueur de l'adolescence. Une douce intimité découle de cet insolite album de famille. Éd. Terre Bleue, 24 €, 104 pages.
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Anders Petersen CATALOGUE D’EXPOSITION TEXTES D’ANNE BIROLEAU, URS STAHEL ET HASSE PERSSON Ce recueil des images frontales et instantanées d’Anders Petersen permet de prolonger avec plaisir l’exposition dédiée au photographe suédois, à la BnF jusqu’au 2 février 2014. Une plongée dans un monde fascinant et sans concession. Coéd. BnF/Max Ström, 49 €, 400 pages.
Spasibo DAVIDE MONTELEONE TEXTES DE GALIA ACKERMAN ET MASHA GESSEN Avec ce photoreportage au long cours, Davide Monteleone offre un portrait intimiste de la Tchétchénie d'aujourd'hui, entre résistance et résignation. Un travail servi par une très belle édition. Éd. Kehrer Verlag, 58 €, 164 pages + livret de 16 pages.
Wall JOSEF KOUDELKA Étalés en double page, les panoramas de Josef Koudelka racontent les 700 kilomètres de mur érigé entre Israël et la Palestine. Les paysages d’une histoire tragique se dessinent avec la justesse propre aux grands photographes. Éd. Xavier Barral, 50 €, 120 pages.
S ENSIBILITÉ
Chiens de la casse JEAN-MANUEL SIMOES Voyage noir et blanc de l’autre côté du Périph. Dans des banlieues délaissées, le photographe est allé à la rencontre des habitants et des jeunes. Un témoignage d'actualité. Éd. Husson, 30 €, 96 pages.
LIVRES
Paris minuit PRÉFACE D’ARTHUR BERNARD Brassaï, Kertész, Atget, Ronis, Doisneau, Atwood… Ce bel ouvrage met à l’honneur la Ville Lumière et les photographes noctambules qui l’ont immortalisée. Les adeptes de la photographie humaniste apprécieront. Éd. Parigramme, 79 €, 230 pages.
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56 000 kilomètres : Un continent et des hommes KARES LE ROY 56 000 kilomètres à travers l’Asie, de l’Indonésie à la Turquie en passant par le Laos, le Tibet ou l’Iran. Photos de voyage et de rencontres. Éd. Amu Darya, 49 €, 224 pages.