le magazine lifestyle de la PHOTOGRAPHIE
Portrait
Politique
JEAN-CLAUDE COUTAUSSE L’ŒIL DU MONDE
Focus Chine LIANZHOU FAIT SON FESTIVAL
économie
GALERIES D’ART, CÔTÉ BOUTIQUE
L 19203 - 8 - F: 4,90 € - RD
N° 9 novembre - décembre 2014
I BEL.: 5,20 € I www.fisheyemagazine.fr
SAM STOURDZÉ M. LE COMMISSAIRE
# fisheyelemag
Société
DYSTOPIE, LA FRANCE RURALE ANTICIPÉE
Art Vidéo
GRAFFITI RESEARCH LAB, LE FUTUR DU GRAFFITI
instantanés
P. 10 LES DESSOUS DE L A COUV
Anthony Pastor
P. 12 T E N DA N C E
Vers Instagram et au-delà P. 13 T E N DA N C E
C’est dans la boîte ! P. 16 MÉTIER
Il travaille le jour pour le monde de la nuit Benjamin Piret, directeur artistique free-lance P. 18 P O RT R A I T
P. 2 2
Sylvia Gobbel Le grand nu
Photographie & bande dessinée
agrandissement
P. 4 5
— DOSSIER
mise au point
EXPOSITIONS
Vu d’ailleurs P. 4 8 © SucceSSion DiDier Lefèvre – 2015. © ADeLA GoLDbArD. © eStAte of JeAnLoup Sieff. © MArie AbeiLLe. © MAGnuM photoS.
FOCUS
P. 59 MODE
La petite robe noire, un mythe si exaltant
Mexique, le labyrinthe de la violence
P. 6 8 É D U C AT I O N
Les Boîtes Photo débarquent à l’école P. 71 F O N DAT I O N
P. 53 P O RT F O L I O
« Reconstruire pour se souvenir » Adela Goldbard
Giorgio Armani & Paris Photo
r évé l a t e u r
sensibilité
P. 7 3 POLITIQUE
P. 97 A RT V I D É O
Taïwan, quand la rue se lève
Stop motion : mode d’emploi P. 10 0 P O RT F O L I O D É C O U V E RT E
Laurence Rasti
P. 78 ÉCONOMIE
Kodak City
P. 10 8 E N A PA RT É
P. 116 FLASH
Jules & Jim Chambres avec vues
Une photo, une expo
ÉDITION
Tourisme de la désolation P. 8 7 CAMÉR A TEST
We’re like diamonds in the sky
André Gunthert P. 12 0
P. 9 2 S H O P P I N G AC C E S S O I R E S
Amélie & Paloma Les testeuses en herbe
P. 117 I M AG E S S O C I A L E S
P. 112 LIVRES
Photothèque
COMMUNIT Y
Tumblr des lecteurs
P. 114 P. 9 0 S H O P P I N G A P PA R E I L S
Matos
P. 95 P H OTO M O B I L E
Photo & bande dessinée
AG E N DA
Les expositions 2015 : ouverture
P. 12 2 C H RO N I Q U E
© fLorence brochoire / SiGnAtureS. © cAtherine LeuteneGGer. © LAurence rASti.
P. 110
labo
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Contributeurs
Catherine Leutenegger
Christine Bouteiller
Laurence Rasti
Titulaire d’un master en photographie obtenu à l’École cantonale d’art de Lausanne, Catherine Leutenegger travaille en tant que photographe plasticienne et enseignante. Dans notre rubrique Économie, sa série Kodak City saisit les bouleversements que vit la photographie à l’ère du numérique. Ses travaux ont fait l’objet de plusieurs expositions et publications au niveau international.
Réalisatrice et vidéaste, elle envisage le documentaire comme un lieu d’écoute et de reconstruction du monde qui donne une grande place à la parole et à la singularité des individus. Elle contribue à des programmes destinés à la télévision et aux réseaux associatifs. Parallèlement, elle voyage, écrit et développe des projets où la création documentaire apparaît sous toutes ses formes. Elle commente les photographies de Florence Brochoire en Politique.
Née en 1990 à Genève de parents iraniens, elle grandit en Suisse où elle passe un bachelor en photographie à l’École cantonale d’art de Lausanne en 2014. Cette double culture l’a amenée à reconsidérer les coutumes et les codes définis de part et d’autre afin de comprendre la puissance des genres dans nos sociétés. Son travail interroge les notions d’identité et de beauté. Elle est notre portfolio Découverte.
Florence Brochoire
Frédéric Monneyron
Adela Goldbard
Elle réalise ses premiers reportages photographiques en parallèle de ses études de montage puis de réalisation documentaire. Photographe indépendante depuis 2001, elle travaille pour la presse nationale et les institutions. L’humain, dans ses fragilités et ses capacités à résister, est au cœur de ses projets personnels. Ses images sur la révolte de la jeunesse taïwanaise constituent notre portfolio Politique. Florence est membre de la maison de photographes Signatures depuis 2007.
Universitaire et écrivain, Frédéric Monneyron est l’auteur d’une vingtaine de livres traduits en plusieurs langues, parmi lesquels des ouvrages remarqués sur la séduction, la mode et le luxe. En cet automne 2014, il a publié une seconde réédition en livre de poche de La Frivolité essentielle (PUF-Quadrige) et un roman, Dossier diplomatique (éd. Michel de Maule). Au début de l’année 2015, paraîtra également Luxe, que Frédéric a écrit avec Patrick Mathieu. Dans ce numéro, il décrypte pour nous l’histoire de la petite robe noire.
Photographe et vidéaste mexicaine, Adela Goldbard a étudié les langues et la littérature hispanique avant d’explorer l’ar t de la mise en scène. Ses sculptures éphémères sont le fruit d’un intense travail de recherche et de documentation sur les événements médiatiques et les pratiques artisanales mexicaines. Les fictions qu’elle nous raconte sont animées par un va-et-vient entre construction et déconstruction du réel. Notre portfolio Agrandissement lui est consacré.
Ours Directeur de la rédaction et de la publication Benoît Baume benoit@becontents.com Rédacteur en chef Éric Karsenty eric@becontents.com Directeur artistique Matthieu David matthieu@becontents.com assisté de Alissa Genevois alissa@becontents.com Secrétaire générale de la rédaction Gaëlle Lennon gaelle@becontents.com Rédactrices Marie Abeille marie@becontents.com Camille Lorente camille@becontents.com
Ont collaboré à ce numéro Juliette Chartier, Dorian Chotard, Maxime Delcourt, Gwenaëlle Fliti, André Gunthert, Jessica Lamacque, Maxime Lancien, Sylvain Morvan, Camille Moulonguet Régie externe Alexandra Rançon / Objectif Média alexandra.objectifmedia@gmail.com 00 32 484 685 115 www.objectif-media.com Directeur commercial, du développement et de la publicité Tom Benainous tom@becontents.com / 06 86 61 87 76 Directeur administratif et financier Virginie Sevilla Service diffusion, abonnement et opérations spéciales Joseph Bridge joseph@becontents.com
Marketing de ventes au numéro Otto Borscha de BO Conseil Analyse Média Étude oborscha@boconseilame.fr 09 67 32 09 34 Impression Léonce Deprez ZI « Le Moulin », 62620 Ruitz www.leonce-deprez.fr Photogravure Fotimprim 33, rue du Faubourg-SaintAntoine, 75011 Paris Fisheye Magazine est composé en Centennial et en Gill Sans et est imprimé sur du Condat mat 115 g
Fisheye Magazine est édité par Be Contents SAS au capital de 10 000 €. Président : Patrick Martin. Actionnaire : Denis Cuisy. 8-10, passage Beslay, 75011 Paris. Tél. : 01 48 03 73 90 www.becontents.com contact@becontents.com Dépôt légal : à parution. ISSN : 2267-8417. CPPAP : 0718 K 91912. Tarifs France métropolitaine : 1 numéro, 4,90 € ; 1 an (6 numéros), 25 €. Tarifs Belgique : 5,20 € (1 numéro). Abonnement hors France métropolitaine : 40 € (6 numéros). Bulletin d'abonnement en p. 119. Tous droits de reproduction réservés. La reproduction, même partielle, de tout article ou image publiés dans Fisheye Magazine est interdite.
Édito PAPIVORE BENOÎT BAUME, DIRECTEUR DE LA RÉDACTION
La presse est en train de mourir, mais la presse fascine. Alors que les sites Web et autres applications remplacent peu à peu les journaux et magazines dans les habitudes de lecture, jamais autant d’industriels n’auront cherché à contrôler des contenus journalistiques imprimés. En France, nous pouvons citer facilement le trio Xavier Niel, Pierre Bergé et Matthieu Pigasse, copropriétaires du groupe Le Monde et du Nouvel Observateur, mais qui ont également des participations personnelles chez Polka (Niel) ou Les Inrockuptibles (Pigasse). Plus récemment, l’appétit de Patrick Drahi et Bruno Ledoux s’est aiguisé avec Libération. Ils ont désormais des vues sur L’Express. François Pinault semble désormais un dinosaure des patrons de presse avec son acquisition du Point, en 1997. Le phénomène est le même aux États-Unis avec, entre autres, la prise de contrôle par Jeff Bezos (patron d’Amazon) du Washington Post. Souvent, ces nouveaux patrons de presse estiment que, s’ils apportent leur soutien financier à des titres, ils doivent pouvoir en tirer un avantage de prestige et éditorial. La situation financière délicate des médias écrits amène aussi ces tycoons des temps modernes à se comporter sans éthique en croyant qu’il leur est possible de crier sur un rédacteur en chef car tel article leur a déplu ou en licenciant, sans raison réelle, pour faute les journalistes. Une réalité qui vient de nous être rappelée par la procédure d’une violence inouïe que Mondadori (propriété de la famille Berlusconi) vient d’entreprendre à l’encontre de Jean-Christophe Béchet et Sylvie Hugues, respectivement présents depuis vingt et vingt-deux ans à la rédaction de Réponses Photo. Ces deux journalistes, qui ont réalisé un travail remarquable à la tête de ce magazine et qui avaient acquis un respect profond et sincère de l’ensemble de la profession, ont été licenciés sans ménagement. Voici sûrement un acte aussi effroyable que vain, ce magazine n’ayant désormais qu’un avenir limité sans ses deux guides. Face à ces agissements, on ne peut que penser avec regret aux vrais patrons de presse d’antan qui avait l’intelligence de penser au développement de l’information avant de chercher à contraindre. À la première place de cette liste, on pense à Claude Perdriel, qui, certes, a cherché à étendre son influence sur la partie éditoriale du Nouvel Observateur et de Challenges, mais avec discernement et courtoisie. Fisheye Magazine reste, à l’échelle des noms cités plus haut, un Petit Poucet de la presse papier, mais un Petit Poucet qui compte bien retrouver son chemin. Il est vrai que cet édito aurait dû parler de notre dossier qui interroge la relation de la photo et de la BD, mais surtout celle de la narration. Autant vous y rendre directement, cela vous évitera de penser qu’on vous raconte des histoires.
I N S TA N TA N É S
Modèle phare d’Helmut Newton dans les années 1980, Sylvia Gobbel a toujours tracé sa route avec sérénité. Aujourd’hui reconvertie dans le soutien aux jeunes stylistes, elle revient avec lucidité sur sa vie de mannequin pour les plus grands photographes. TexTe : Camille lorenTe – PhoTo : STéPhane lavoué
Sylvia Gobbel Le grand nu
Dans le métro qu’elle a pris ce matin ou dans ce restaurant des Champs-Élysées où elle nous a donné rendez-vous, personne ne reconnaît Sylvia Gobbel. Si l’ex-mannequin star des années 1980 a conquis les plus grands photographes de mode, elle est restée fidèle à sa personnalité, discrète. Cette grande dame blonde et racée ne passe pas inaperçue, mais son charisme ne cherche pas à vous dominer. « J’ai toujours été dans l’anti-séduction, précise-t-elle. On me considère parfois comme quelqu’un de froid, mais quand vous débarquez à Paris à 19 ans, que vous faites 1,80 m et qu’on vous repère de loin, vous vous forgez une carapace. » Loin des futilités du papier glacé, elle prend son petit déjeuner en vous parlant du système éducatif français, du harcèlement de rue et d’économie. La voix est douce, et le ton, maternel. Sylvia Gobbel croit au destin. Une conviction qui lui apporte une sérénité certaine. À aujourd’hui 53 ans, elle a toujours suivi le chemin que la vie lui avait tracé et qui a commencé sur les rives du Danube, en Autriche. Dans ce pays montagneux, son père travaillait sur l’étanchéité des tunnels et sa mère s’occupait de ses trois enfants. Sylvia, l’aînée, rêvait de devenir juge pour mineurs. « Mes parents nous valorisaient beaucoup, c’était toujours : “Si tu le veux, tu peux le faire.” On savait que l’on n’avait pas besoin d’écraser les autres pour exister. » Au lycée, on la surnomme « La Girafe » ou « Le Mannequin ». Elle s’intéresse à la mode comme les jeunes filles de son âge, mais le métier de modèle ne fait pas partie de ses options. Droite, vive et organisée, elle entame un cursus en droit. Un jour, dans le tramway qui l’emmène à la fac, une femme l’aborde. Elle dirige une agence de mannequins et recherche de nouveaux
visages. Celui de Sylvia lui a tapé dans l’œil. Pragmatique, l’étudiante de 18 ans qui vit encore chez ses parents voit l’occasion de se faire un peu d’argent et de conquérir son indépendance. « J’ai commencé à faire des photos pour des catalogues, des publicités. Il n’y avait pas beaucoup de magazines de mode à Vienne. » Un stage dans l’administration lui offre un aperçu de la vie de fonctionnaire. On lui demande de travailler moins vite pour ne pas obliger les salariés à suivre sa cadence. « Ce n’était pas pour moi », conclut-elle. FEMME FORTE
De toute façon, la vie lui ouvre une autre voie. Une agence parisienne recherche de nouveaux modèles de l’Europe de l’Est. « À cause du Rideau de fer, j’étais ce qu’on pouvait trouver de plus slave à l’époque. » Le chasseur de têtes veut l’emmener à Paris, mais la belle étudiante attendra l’été et la fin de ses partiels pour rejoindre la capitale française. Paris ne la fait pas rêver plus que ça. « Il faut dire qu’on ne m’a pas vraiment laissé le temps de rêver. » Deux semaines après son arrivée, son agence l’envoie à un casting avec Helmut Newton. Elle connaît le photographe, car ceux avec qui elle travaillait en Autriche ne juraient que par lui. « Il y avait une longue file d’attente, se souvient-elle. Un assistant est venu me chercher tout au bout de la file et m’a conduite jusqu’à Helmut. » Le photographe et le mannequin engagent la conversation en allemand. L’entente est quasi immédiate. Newton demande à son agence une option prioritaire sur Sylvia Gobbel durant un an et propose à la jeune femme un éditorial pour le Vogue de la rentrée, le numéro qui reprend toute la haute couture de l’été. Sie Kommen va naître dans
« UNE FEMME FORTE N’A PAS BESOIN DE LA HAUTE COUTURE POUR ÊTRE BELLE, C’ÉTAIT ÇA, LE MESSAGE D’HELMUT NEWTON. »
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PORTRAIT
le studio rue de l’Abbé-de-l’Épée, où vit Newton. Intitulée Elles arrivent en français, la série met en scène quatre femmes habillées, debout sur un fond blanc, et ces mêmes femmes nues dans la même pose. La vision d’Helmut Newton rejoint le caractère affirmé de Sylvia Gobbel. « Une femme forte n’a pas besoin de la haute couture pour être belle, c’était ça, le message. […] Il n’y avait aucune ambiguïté avec Helmut, raconte-t-elle. Sa femme, June, était toujours là pendant les séances, et aucun de ses modèles ne devenait son amie. De toute façon, à 20 et 60 ans, vous n’avez pas les mêmes envies… » Malgré cette différence d’âge entre le photographe et elle, la connivence est là. Elle comprend instinctivement ce qu’il attend, quand lui décèle la femme qu’elle n’est pas encore. LES PIEDS SUR TERRE
En pleines « années fric », sa collaboration avec Newton lui ouvre les portes du métier. Elle pose pour Guy Bourdin, Bettina Rheims, Peter Lindbergh ou encore Oliviero Toscani. « J’ai vécu une époque formidable, facile, où rien n’était un problème. Les jeunes ne se posaient pas la question de savoir s’ils allaient trouver du travail, ça allait de soi. » Les opportunités et les propositions pleuvent. « On m’a même proposé le premier rôle de Flashdance ! Mais je connaissais mes limites, je n’avais pas envie d’aller plus loin. » Malgré l’atmosphère « sex, drug and rock’n’roll » du milieu dans lequel elle évolue, elle choisit le calme et la stabilité côté vie privée. Elle se marie à un médecin du XVIe arrondissement, et son emploi du temps se partage entre cette vie « bourgeoise et bien réglée », et ses shootings aux quatre coins du monde. « J’étais un mannequin aussi professionnel et ennuyeux que Claudia Schiffer, si je peux me permettre, s’amuse-t-elle. Je ne me suis pas forcée à être sage, je n’avais pas besoin de me défoncer pour être heureuse. » Après dix ans de voyages et de travail intenses, elle décide, à 30 ans, de mettre un terme à sa carrière et disparaît durant vingt années, pour élever ses deux filles et travailler à la direction du cabinet médical de son mari. « Je suis douée pour diriger une équipe, organiser. » Des qualités qu’elle met aujourd’hui à profit dans sa nouvelle activité de soutien aux jeunes stylistes. Grâce à un œil exercé au beau, elle entreprend d’aider de nouveaux talents à réaliser leur premier lookbook ou à mettre sur pied un défilé. En 2012, alors qu’elle est conviée à l’exposition consacrée à Newton au Grand Palais, les 250 journalistes n’ont d’yeux que pour elle et l’interrogent sur ce qu’elle a vécu. « Pour moi, l’ambition et l’opportunisme ne sont pas la clé pour être heureux. J’ai vu trop de gens gagner beaucoup d’argent ou devenir célèbres et découvrir que ce n’était pas le sens de la vie. » L’heure du déjeuner est arrivée. Le serveur, qui ne sait rien de l’icône des années 1980, lui demande de changer de table. Elle se déplace sans sourciller, avec un mot gentil. « L’altruisme, c’est la clé du bonheur suprême », glisse-t-elle, plus sereine que jamais.
PHOTOGRAPHIE & BANDE DESSIN E
LES ARTS MINEURS SE REBIFFENT Longtemps considérées comme des sous-cultures ou des arts mineurs, la photographie et la bande dessinée tracent leur chemin et développent leur audience, comme le démontrent les succès des différents festivals, d’Arles à Angoulême en passant par Perpignan ou Saint-Malo, et au-delà. Les 8e et 9e arts se retrouvent dans les pages de ce dossier pour discuter de leurs savoir-faire et se raconter leurs histoires. Dossier réalisé par Dorian ChotarD, MaxiMe DelCourt, Gwenaëlle Fliti, ériC Karsenty, MaxiMe lanCien, Gaëlle lennon et CaMille MoulonGuet.
EXTRAIT DE L’EXPOSITION JACK KIRBY PRÉSENTÉE AU FESTIVAL INTERNATIONAL DE LA BANDE DESSINÉE 2015, À ANGOULÊME.
LE PHOTOGRAPHE PAR LA BANDE En 2003, sortait le premier tome de la trilogie « Le Photographe », récit en photos et bande dessinée d’un reportage de Didier Lefèvre sur une mission humanitaire de Médecins sans frontières en Afghanistan. Dessiné par Emmanuel Guibert et mis en page par Frédéric Lemercier, cet album a connu un succès inattendu.
Guibert, leFèvre, leMerCier © éDitions Dupuis, 2015. © suCCession DiDier leFèvre – 2015.
L’histoire commence par une banale renJ’ai été frappé par sa ressemblance avec une contre entre voisins, deux gars plutôt discrets. planche de bande dessinée ; des cases alignées, On est en 1978, à Paris, Didier Lefèvre a 21 ans, où une action se déroule. C’était une expérience et Emmanuel Guibert, 14. Ils se croisent, se trouvent sympas, et, au fil du pas ordinaire, comme lire un film. Jamais personne ne m’avait raconté temps, ils s’échangent leurs images. Didier offre une photo à Emmanuel quoi que ce soit de cette manière », explique le dessinateur. Il se dit que qui lui donne un dessin, le rituel se perpétue comme des cartes de Nouvel s’il arrivait à mettre ça dans un livre, le lecteur en apprendrait autant que An. Didier déménage, quitte Paris pour vivre en banlieue avec sa femme, lui. Le projet est lancé, avec l’idée de donner à Didier la reconnaissance Marie-Jo, et son fils, Julien. Plus tard naîtra Alice, anagramme de Leica. que sa profession lui refuse. Une manière selon les termes d’Emmanuel Quelques années après, Emmanuel se rend compte que Didier lui manque de « remettre les pendules à l’heure ». et qu’il est peut-être passé à côté d’un ami précieux. Il l’invite à dîner, et L’APPORT DE LA PLANCHE-CONTACT les repas s’enchaînent. Ils se racontent leurs vies, leurs métiers, leurs voyages. « On était vraiment curieux de nos pratiques. On aimait voir en quoi elles cousinaient, en quoi elles divergeaient », explique Emmanuel L’enjeu de cette forme de récit à inventer était de replacer les photos de Didier dans la continuité d’une qui demande à Didier de raconter un de ses histoire en utilisant tous les moyens disreportages. Il découvre alors une boîte marquée EXTRAIT DU TOME 1 DE LA TRILOGIE LE PHOTOGRAPHE ponibles : photos, dessins, planches-contacts, « Afghanistan 1986 » contenant une liasse de DE DIDIER LEFÈVRE, EMMANUEL GUIBERT ET FRÉDÉRIC LEMERCIER, ÉD. DUPUIS, COLL. AIRE LIBRE. textes. Il s’agissait de raconter au plus juste tirages, de carnets et de planches-contacts. « Je les aventures d’un photographe en mission connaissais mal cet objet, la planche-contact.
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“La bande dessinee et la photo de reportage sont des arts appliques, des arts qui servent a quelque chose, des vehicules.”
humanitaire pour Médecins sans frontières en Afghanistan. Un assemblage subtil qui permettait d’évoquer les situations que Didier n’avait pu photographier en recourant à d’autres écritures. « J’ai tant à raconter, j’ai fait si peu de photos, pas eu la force, j’ai envie d’écrire. D’écrire tout comme si j’avais fait des photos », a consigné Didier dans ses carnets qui révèlent un talent d’écriture certain. La question de la narration est au cœur de la réflexion des deux amis qui s’interrogent, pour Didier sur la place de la bonne photo dans un reportage, et pour Emmanuel sur la qualité d’un dessin dans une bande dessinée. « Qui dit reportage, dit raconter une histoire. Pour que celle-ci soit intelligible, il faut y mettre un certain nombre de photos. Par exemple, dans l’histoire d’un voyage, il faut une photo du début, une photo de la fin, des photos des endroits traversés, des photos des moments forts… Objectivement, tu n’es pas sûr de faire une bonne photo à chacun de ces moments-là. Du coup, tu es obligé de mettre dans ton reportage des photos qui ne sont pas forcément bonnes », détaillera Didier. De son côté, Emmanuel précise : « La bande dessinée utilise le dessin comme le reportage utilise la
RONALD, UN DES DOCTEURS DE MÉDECINS SANS FRONTIÈRES, FRANCHIT LE COL DU PAPROK, AU CŒUR DU NURISTAN, DRAPÉ DANS SON PATOU. EXTRAIT DU TOME 1 DE LA TRILOGIE LE PHOTOGRAPHE DE DIDIER LEFÈVRE, EMMANUEL GUIBERT ET FRÉDÉRIC LEMERCIER, ÉD. DUPUIS, COLL. AIRE LIBRE.
photo, pour raconter une histoire. Le dessin de bande dessinée et la photo de reportage sont des arts appliqués, des arts qui servent à quelque chose, des véhicules. Et, comme pour le reportage, sur la masse des dessins d’un album, on trouvera une majorité de dessins transitionnels, explicatifs, qui n’ont aucune des vertus que l’on reconnaît à un bon dessin et qui ne tiennent absolument pas le coup si on les sort de leur contexte. » La planche-contact – prise dans son ensemble ou en partie – sera l’un des éléments essentiels du récit conçu par Emmanuel Guibert et Frédéric Lemercier, son graphiste complice. L’association de la photo et du dessin était déjà une innovation majeure, mais l’apport de la planche-contact est déterminant dans cette nouvelle manière de raconter. « C’est la manière la plus judicieuse d’utiliser toutes ces photos intermédiaires qu’on fait pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des photos qui racontent des choses, qui ne prétendent pas être des chefs-d’œuvre, un processus d’écriture qui montre simplement les endroits où je suis passé et la façon que j’ai eue de les appréhender. Ça fait partie du travail de reporter d’isoler à un moment donné
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Guibert, leFèvre, leMerCier © éDitions Dupuis, 2015.
EXTRAIT DU TOME 2 DE LA TRILOGIE LE PHOTOGRAPHE DE DIDIER LEFÈVRE, EMMANUEL GUIBERT ET FRÉDÉRIC LEMERCIER, ÉD. DUPUIS, COLL. AIRE LIBRE.
une photo qui ressort pour X raisons et qui résume et introduit le récit, mais c’est l’ensemble des photos qui constitue le récit », notera Didier. UN ALBUM DEVENU CULTE
Le premier tome de la trilogie sort en 2003 et rencontre un succès inattendu. « On l’avait conçu pour être lisible par tout le monde mais, étant donné son sujet documentaire et son curieux mélange dessins-photos, on pensait n’intéresser qu’une poignée de lecteurs. Des dizaines de milliers d’exemplaires se sont vendus », raconte Emmanuel. En 2006, à la parution du troisième tome, Didier Lefèvre est reconnu par le milieu de la bande dessinée, apprécié par des milliers de lecteurs, et sa situation financière s’est nettement améliorée. En 2008, les trois tomes sont rassemblés en un volume dans lequel a été ajouté À ciel ouvert, un film réalisé par Juliette Fournot, responsable des missions afghanes de MSF de 1979 à 1989, que l’on voit caméra à l’épaule dans le deuxième tome. En 2007, Didier Lefèvre meurt d’un infarctus à 49 ans. Une disparition aussi soudaine que douloureuse qui laisse ses proches et ses amis sidérés. « Après avoir été bien amoché, essoré, vieilli par ce deuil, avoue Emmanuel, je me suis rendu compte qu’au fond, souterrainement, Didier ne cessait pas de me faire du bien. On est plusieurs à constater qu’en dépit de l’absence, ou en réaction à elle, il nous donne toujours la pêche. » Plus tard, à l’occasion de débats ou d’expositions, le travail du
photographe sera reconnu à sa juste valeur par ses pairs, comme Ron Haviv le dira lors de l’expo consacrée à Didier à la galerie de l’agence VII, à New York. À partir de 2009, Emmanuel Guibert entreprend de nous donner Des nouvelles d’Alain – Alain Keler, photographe ami de Didier Lefèvre –, à travers un feuilleton publié dans les pages de XXI, une revue trimestrielle où le récit graphique tient le haut du pavé. « On a fait amitié à la mort de Didier, explique Emmanuel, j’étais en terrain préparé, Didier m’avait tellement parlé d’Alain. Ces nouvelles de Didier que je ne peux plus donner, j’ai aujourd’hui envie de les donner avec son ami La plupart des citations d’Emmanuel Alain. » En 2011, le dessinateur Guibert et de Didier Lefèvre sont rassemble ses Nouvelles d’Alain en extraites des Conversations avec Le un album qui fait écho à la trilogie Photographe, entretiens sélectiondu Photographe. Un album culte qui, nés par Jean-François Berville et en 2014 dépasse les 300 000 exemEmmanuel Guibert, mis en page plaires pour l’édition en langue par Frédéric Lemercier (éd. Dupuis, française, compte une quinzaine coll. Aire libre). de traductions dans le monde et Le Photographe, par Emmarécolte de nombreuses distinctions nuel Guibert, Didier Lefèvre comme le Globe de cristal de la et Frédéric Lemercier, édimeilleure bande dessinée en 2007 tion intégrale (éd. Dupuis, ou le prix Eisner de la meilleure coll. Aire libre). édition américaine d’une œuvre internationale en 2010.
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EN PASSANT PAR LA CASE REPORTAGE Du récit de fiction au reportage, il n’y a qu’une case. Une case que franchissent allègrement de nombreux auteurs mettant en scène et en page photographies et dessins pour expérimenter de nouvelles manières de raconter le monde.
Le neuvième art a conquis les milieux du journalisme et de la photographie. En librairie et dans les kiosques, XXI ou La Revue dessinée confirment l’enthousiasme d’un public averti pour ce genre qui associe « l’exigence du monde de l’édition à celle du monde du journalisme », souligne Patrick de Saint-Exupéry, rédacteur en chef de XXI et coauteur avec Hippolyte de La Fantaisie des Dieux – une BD sur le génocide rwandais. On parle de graphic journalism ou de comics journalism outre-Atlantique, avec à l’origine Joe Sacco et son travail sur la Palestine, ainsi qu’Art Spiegelman et Maus, son œuvre évoquant la Shoah à travers un récit autobiographique bouleversant, récompensée par le prix Pulitzer en 1992.
Mais les relations entre photo et BD au sein d’un même ouvrage sont plus contemporaines. En juin dernier, l’agence Magnum s’associe aux éditions Dupuis pour publier Omaha Beach, 6 juin 1944, un album qui raconte l’histoire des photos de Robert Capa sur le débarquement. Pour Clément Saccomani, directeur éditorial de Magnum : « La BD peut nous emmener derrière l’objectif, à côté, devant, au-dessus. Par sa double narration, visuelle et écrite, elle est un formidable outil pour raconter des histoires. Ce projet m’a ouvert les yeux sur le potentiel de “storytelling” que nous pouvions envisager. » À partir de ces photographies devenues mythiques, Jean-David Morvan pour le scénario et Dominique Bertail au dessin ont recréé ce jour historique où Capa immortalise pour Life le D-Day. L’agence a initié cette démarche rare dans un monde éditorial où la bande dessinée s’est longtemps vue dénigrée. « Raconter le monde en BD est, sauf
erreur de ma part, né bien avant FRÉGATE FLORÉAL, DE CHRISTIAN CAILLEAUX, l’œil photographique », rappelle PUBLIÉ DANS LA REVUE DESSINÉE N° 1. Clément Saccomani. L’idée de la série à venir est simple : « Une photographie raconte le monde, la BD raconte la photographie. Un des prochains albums sera consacré à Henri Cartier-Bresson. Nous planifions également d’autres projets avec des regards croisés : Depardon/Loustal, des albums thématiques sur le 11 Septembre, sur l’année 1968… » Une collection qui se veut simple, ludique
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© la revue Dessinée n° 1. © éDitions Futuropolis.
LE « STORYTELLING »
et populaire pour « intéresser le public à notre histoire, à notre présent et objectivité utopique pour se rapprocher d’une sincérité, d’une honnêteté à notre futur ». Valérie Laquittant, directrice du festival ImageSingulières à émotionnelle. La photo donne à voir, le dessin donne à ressentir. La photo Sète, a invité en mai 2014 Olivier Jouvray, cofondateur de La Revue dessinée, fixe le temps, et le dessin raconte en prenant son temps. » Il n’y a pas de pour discuter de la BD documentaire. « Ce qui est prétention à tenir un discours de vérité avec la BD. intéressant dans la relation qui s’installe entre les « La bande dessinée ne se présente jamais – elle EMMANUEL ET FRANÇOIS LEPAGE, DEUX FRANGINS, RESPECTIVEMENT DESSINATEUR ET PHOTOGRAPHE, images dessinées et celles prises par un procédé ne le pourrait pas – comme un procédé objectif RACONTENT LEUR DERNIÈRE AVENTURE EN ANTARCTIQUE mécanique, c’est qu’elles se complètent. Elles pour raconter le réel, comme peuvent parfois le DANS UN LIVRE QUI ASSOCIE DESSINS ET PHOTOS, LA LUNE EST BLANCHE. fonctionnent en étroite collaboration pour donner prétendre la photographie ou la vidéo. Le lecteur à lire et à voir quelque chose qui s’éloigne d’une sait, avant même de démarrer la lecture, qu’il
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Les portraits des quarante-trois étudiants disparus à Iguala au Mexique, en septembre dernier, s’affichent inlassablement sur les réseaux sociaux et lors des manifestations contre le pouvoir en place. Ces visages sont devenus le symbole de la lutte contre la barbarie et la corruption qui gangrènent le pays. Du reportage à la mise en scène, la photographie mexicaine explore cette violence quotidienne. TexTe : Jessica Lamacque
Mexique, le labyrinthe de la violence Acapulco a troqué son étiquette de paradis des spring breakers contre celle de ville la plus dangereuse du Mexique. Bernandino Hernández a toujours vécu ici. Un reporter de la région lui a appris les rudiments de la photo et il a commencé à bosser pour les journaux locaux dès l’âge de 16 ans. « Être photographe de presse à Acapulco, c’est se retrouver au beau milieu d’un champ de bataille. Tu sais que les conditions te sont défavorables. L’odeur de la répression et du harcèlement flotte dans l’air. La violence et la mort sont autour de toi et te poursuivent. » Les images de « Berna », comme l’appellent ses amis, trouvent leur équilibre entre témoignage et déférence envers les victimes. « La seule limite du photojournalisme est le respect des individus. Les visages de la douleur devraient toujours être montrés avec respect. Un enfant devenu orphelin par les balles assassines du crime organisé, une femme devant son mari criblé de balles pour ne pas avoir payé sa part aux
narcos, ou encore la grand-mère embrassant son petit-fils qui a servi d’informateur aux groupes armés… Ces individus méritent le respect. » Le photographe a trouvé sa place entre les différents détenteurs du pouvoir. « Les narcos tiennent le pays entre leurs mains. Dans l’État du Guerrero, ils font régner la peur et la terreur. Mais il faut savoir maintenir une distance pour être à même d’informer et de critiquer. Et aider ainsi la société à changer. C’est pareil avec la police. » Ses photographies nous confrontent à la violence, mais avec déontologie. D’autres ont moins de scrupules. LES HORREURS DE LA « NOTA ROJA »
Changement de décor, et direction les rues tranquilles de la Colonia Roma Norte à Mexico. La violence ne rythme pas la vie de ce quartier de la capitale. Et pourtant, entre une galerie d’art et un restaurant bio, un détail attire le regard. Il
DIEGO SIMÓN SÁNCHEZ. UNE FEMME SE RECUEILLE APRÈS LA MARCHE DU 5 NOVEMBRE 2014 EN SOUTIEN AUX 43 ÉTUDIANTS.
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© Diego simón sánchez / cuarToscuro. © BernanDino hernánDez.
s’agit des unes de journaux accrochées sur les kiosques. On y voit des visages tuméfiés, des corps décapités ou des cadavres ensanglantés à peine recouverts d’un linceul blanc. Ces images d’une violence inouïe s’exposent sans aucune pudeur dans les rues de la ville. Bienvenue dans le monde de la nota roja mexicaine, ces magazines spécialisés dans les crimes et les accidents. Le plus célèbre fut sans conteste Alarma! Fondée en 1963, la publication s’est arrêtée en février 2014, à la mort de son directeur, Miguel Ángel Rodríguez Vázquez. Ce dernier avait coutume de définir Alarma! comme « un catalogue du mal ». Susana Vargas Cervantes étudie depuis cinq ans les archives du magazine. Elle vient de sortir un livre sur les images de mujercitos, des travestis qui se retrouvaient régulièrement stigmatisés dans les pages de la revue. Suzanne a analysé durant des mois les photographies trash d’Alarma! et estime qu’elles ont « profondément influencé la culture populaire mexicaine ». Pour la jeune chercheuse, la nota roja a désormais envahi l’ensemble de la presse, et les images de faits divers se mêlent à celles des violences
FOCUS
perpétrées par les narcotrafiquants. Ces photos, parfois insoutenables, s’accompagnent de titres racoleurs teintés d’humour noir. Pour beaucoup d’observateurs, la crudité des clichés de violence est un élément récurrent dans l’histoire du Mexique. Francisco Mata Rosas, ancien photographe du quotidien de gauche La Jornada, partage cet avis : « La violence dans les images a toujours existé au Mexique. Les codex [manuscrits ou livres peints, ndlr] pré-hispaniques sont extrêmement sanglants, il y a des corps décapités et des hommes faisant des offrandes de cœur humain. Toute l’époque de la Conquête fut extrêmement brutale. Les images de la révolution mexicaine sont, elles aussi, atroces. On y voit des personnes fusillées, des fosses remplies de corps, et des décapités… Et si l’on s’attarde sur la période postrévolutionnaire et l’œuvre des muralistes Diego Rivera, José Clemente Orozco et David Alfaro Siqueiros, leur férocité saute aux yeux. Il y a donc une véritable tradition picturale de la violence au Mexique. »
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BERNANDINO HERNÁNDEZ. ÉTAT DU GUERRERO, JANVIER 2013, JOSÉ MANUEL VARGAS, ÂGÉ DE 17 ANS, A ÉTÉ RETROUVÉ MORT À PLAYA VENTURA APRÈS AVOIR ÉTÉ SÉQUESTRÉ. SA FAMILLE DEMANDE DES EXPLICATIONS À L’ARMÉE AVANT QUE LE CORPS SOIT EMMENÉ À L’INSTITUT MÉDICO-LÉGAL.
BERNANDINO HERNÁNDEZ. ÉTAT DU GUERRERO, FÉVRIER 2011, LE CORPS D’UN MINEUR ASSASSINÉ ET TORTURÉ PAR LES NARCOTRAFIQUANTS DANS LA VILLE DE LAS PLAZUELAS.
BERNANDINO HERNÁNDEZ. ÉTAT DU GUERRERO, OCTOBRE 2013, ASSASSINAT D’UN JEUNE HOMME DANS LE VILLAGE D’AGUACATE, LES MILITAIRES VIENNENT D’ARRIVER SUR LA SCÈNE DE CRIME.
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PORTFOLIO
D’origine mexicaine, Adela Goldbard vit et travaille en Californie. Photographe et vidéaste, cette trentenaire énergique scrute les représentations de la violence dans l’actualité du Mexique. Elle met le feu à des pick-up, fait exploser des hélicoptères et des laboratoires clandestins de méthamphétamine. Ses mises en scène interrogent avec finesse le pouvoir de la fiction et la manipulation de l’information. ProPos recueiLLis Par Jessica Lamacque – PhoTos : aDeLa goLDBarD
« Reconstruire pour se souvenir » Adela Goldbard
SÉRIE L’ÎLE DE LA FANTAISIE.
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SÉRIE METH LAB.
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Simplicité, fonctionnalité et confort sont les maîtres mots de la mode du début du XXe siècle, que reprendra à son compte Coco Chanel pour créer un vêtement devenu un mythe : la petite robe noire. Parure de jour ou du soir, vêtement de fête ou de travail, elle devient le symbole de l’élégance avant d’être reprise dans son essence pour se sublimer dans le parfum signé Guerlain. Une manière de consacrer l’air du temps.
PAGE PRÉCÉDENTE : MARIO GIACOMELLI, JE N’AI PAS DE MAINS QUI ME CARESSENT LE VISAGE, 1961-1963.
TexTe : Frédéric Monneyron
Alors qu’au XIXe siècle la femme est parée à l’excès, au XXe siècle le costume féminin rattrape peu à peu en simplicité le vêtement masculin. C’est dans le mouvement de simplification du vêtement féminin engagé au tout début du siècle par Paul Poiret que s’inscrivent les couturiers qui lui succèdent immédiatement. C’est plus particulièrement le cas de Coco Chanel, qui oriente toute la garde-robe de la femme vers une fonctionnalité et une simplicité jusqu’alors réservées à celle de l’homme. Si la créatrice de mode conserve encore la jupe, tout en la raccourcissant, elle lui donne une coupe permettant une plus grande liberté de mouvement, choisit des matières synonymes de confort, utilise des vêtements appartenant aux métiers et opte pour une certaine économie des couleurs. La démarche de Chanel trouvera son aboutissement dans la petite robe noire qui apparaît pour la première fois dans le magazine Vogue en 1926 et y est surnommé la « Ford de Chanel », du fait de la modicité de son prix et de la simplicité de sa production à grande échelle. Elle est de ligne très simple, avec des manches longues et s’arrête au genou. Courte, elle permet les grandes enjambées, car, pour Coco Chanel, la beauté passe par la liberté du corps. Elle détourne de sa symbolique de deuil le coloris noir qui, après la Grande Guerre, s’est installé massivement dans le paysage vestimentaire de l’époque, pour en faire le nouveau chic parisien qui se distingue de celui alors en vigueur, marqué par la couleur. « De qui portez-vous le deuil, Mademoiselle ? », demandera Paul Poiret à Chanel. « Mais de vous, Monsieur », lui répondra-t-elle. La petite robe noire qui se prête à toutes les situations, parure de jour comme parure du soir, vêtement de fête aussi bien que vêtement de travail, ne tardera pas à devenir un symbole d’élégance, peut-être parce que, en combinant les formes du vêtement féminin et la fonctionnalité du vêtement masculin, elle propose une synthèse des contraires et est destinée, par conséquent, à transcender les vicissitudes des temps et à se transmettre de génération en génération. Presque paradoxalement, elle apparaîtra aussi comme une nouvelle déclinaison du luxe, un luxe qui, pour être luxe, ne doit pas trop se montrer et se donner comme tel, ce luxe déjà inauguré au XIXe siècle côté masculin par le dandysme qui subordonnait l’ostentation à la sobriété. Que, dans les années 1930, plusieurs grands couturiers (de Madeleine Vionnet à Elsa Schiaparelli en passant par Nina Ricci et Cristobal Balenciaga) reprennent la création de Chanel est
un bon témoignage de l’émergence d’un luxe fondé sur l’élégance qui vient contester l’hégémonie d’un luxe fondé sur l’ostentation. Les décennies qui suivent achèveront d’installer la petite robe noire de Chanel dans l’élégance et le luxe qu’elle détermine. Outre les couturiers comme Dior, Balmain, Valentino ou Ungaro, qui, après la Seconde Guerre mondiale, contribueront dans les années 1950 à la renaissance et à l’apogée de la
PORTRAIT DE COCO CHANEL PAR MAN RAY (1935).
© eMManuel ValenTin / onlyFrance.Fr.
LA PETITE ROBE NOIRE, NAISSANCE D’UN MYTHE
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61 WILLIAM KLEIN, MIRRORS & QUEENSBORO BRIDGE, NEW YORK, 1961. (PHOTO DE L’EXPOSITION)
WILLIAM KLEIN, DOROTHY & CELLIST, VOGUE PARIS, 1963. (PHOTO DE L’EXPOSITION)
© WilliaM Klein. © esTaTe oF Jeanloup sieFF.
JEANLOUP SIEFF, VOGUE, ROBE D’YVES SAINT LAURENT, PARIS, 1970. (PHOTO DE L’EXPOSITION)
haute couture, et qui proposeront leur interprétation de la création de Coco Chanel, le cinéma lui donnera définitivement cette dimension. La petite robe noire que créera, en 1961, Hubert de Givenchy pour son égérie, Audrey Hepburn, dans Breakfast at Tiffany’s, où elle joue le rôle d’une cover-girl, Holly Golightly, deviendra en effet pour un très large public la quintessence du chic et du glamour. À la fin des années 1960, Yves Saint Laurent remarquait que « le mot séduction a remplacé le mot élégance. C’est une façon de vivre plutôt que de s’habiller ». S’il ne faisait qu’observer une évolution générale de la mode, il aurait pu décrire ainsi l’itinéraire durant les années 1960 de la petite robe noire qui, en raccourcissant, se modèle sur la minirobe, symbole de séduction et de libération sexuelle. Cette nouvelle déclinaison manifeste tout à la fois l’intemporalité acquise par la petite robe noire et la possibilité de l’adapter à tous les contextes d’une mode qui se fait désormais avec elle. Les évolutions les plus récentes en sont d’autres exemples. Sa récupération, à la fin des années 1980, par la mode minimaliste de plusieurs couturiers japonais (Issey Miyake, Yohji Yamamoto, Rei Kawakubo) anticipait l’apparition
d’une mode et d’un luxe qui ne se déclinent plus en termes d’ostentation ou d’élégance, mais plutôt en termes de sobriété, et ouvrait la voie à ses exploitations les plus récentes. En venant définir le parfum d’une marque de luxe célèbre, en l’occurrence Guerlain, elle colle à l’air du temps, puisque, par la souplesse de ses formes et la corolle de ses volants que livrent les images publicitaires, elle combine à la fois l’élégance qu’elle définissait à l’origine et le bien-être et le confort sur lesquels repose aujourd’hui la mode contemporaine. Nul doute, dès lors, que le succès remporté par ledit parfum relève de l’image, au-delà des temps et des modes, d’une robe qui en est devenue l’emblème. Du vêtement de Chanel au début du XXe siècle au parfum de Guerlain au début du XXIe siècle, c’est cent ans d’élégance que nous raconte la petite robe noire. POUR ALLER PLUS LOIN Frédéric Monneyron, La Frivolité essentielle, éd. PUF, 2014.
Et à paraître en janvier 2015 : Frédéric Monneyron, Luxe (coécrit avec Patrick Mathieu), éd. Michel de Maule.
liu Bolin Š galerie paris-BeiJing.
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Artiste à l’aube d’une renommée mondiale, Liu Bolin photographie depuis une dizaine d’années ses mises en scène dans lesquelles il disparaît pour mieux mettre en avant le sens de ses images. Enjoué et visionnaire, il vient de donner son interprétation du parfum La Petite Robe noire en réalisant une photo magistrale de trois mètres sur deux acquise par Guerlain pour rejoindre le patrimoine de la maison. Entretien à Paris. propos recueillis par BenoîT BauMe – inTerprèTe : geneVièVe clasTres – phoTo : liu Bolin
LIU BOLIN, LE SENS CACHÉ Fisheye Quel est le premier souvenir qui vous lie à la photo ? Liu Bolin Lorsque j’étais enfant, je prenais énormément d’images, puis j’ai continué à l’université, avec mes amis et dans ma famille. J’ai surtout étudié la sculpture, la photo est venue dans un deuxième temps dans mon travail créatif. C’est avant tout un outil pour moi. Quand vous êtes-vous mis en scène pour la première fois ? C’était le 17 octobre 2005, le lendemain de la destruction de mon atelier. Au départ, je voulais faire une vidéo où on m’aurait vu disparaître petit à petit. Mais je me suis rendu compte que la photo exprimait de manière plus juste ce sentiment d’effacement progressif. Vos photos portent une dimension contestataire du régime sans que les autorités ne vous posent de problème. Comment y êtes-vous parvenu ? Je pense que mon message est suggéré, j’utilise des chemins de traverse. Quand je me cache dans un slogan politique, je reprends une formule qui est visible de tous dans la rue. Je ne tire pas de conclusion de mes images. La personne qui se trouve face à elles doit en tirer sa propre interprétation. En outre, je pense que la contestation en Chine et les voix qui s’élèvent sont beaucoup plus visibles que mon travail. Quels sont les photographes et artistes chinois avec lesquels vous êtes ami ? Zhang Dali [tagueur de Pékin, ndlr], les frères Gao, Ai Weiwei ou Zhang Huan sont des bons amis que je côtoie régulièrement. Est-ce que la photo sera toujours au cœur de votre processus créatif ? Ces dernières années, je réalise environ dix photos par an et des sculptures de temps en temps, ainsi que beaucoup de voyages pour aller voir les expositions et les foires dans lesquelles je suis exposé. À terme, j’aimerais intégrer
les œuvres traditionnelles chinoises dans mon élément important de mon univers de création, travail afin de lui donner une nouvelle dimension. il me donne un environnement serein. [Une série très impressionnante est en cours Racontez-nous les détails à ce sujet.] de cette image… Cela fait presque dix ans que vous J’ai d’abord planifié et dessiné la structure êtes dans le milieu du fond, qui est en métal et qui a été réalisée de l’art international. par des amis. J’ai ensuite commandé des cenQuel enseignement taines de roses de la même couleur, que j’ai en tirez-vous ? photographiées et imprimées pour servir de C h a q u e g é n é r a t i o n fond. Puis j’ai disposé plus de 150 flacons de d’artistes est liée à son La Petite Robe noire sur la structure. Cela a été époque. Un artiste vit en possible grâce à de nombreux échanges avec fonction de son temps et les équipes de Guerlain. Ensuite, nous avons en réaction à ce qu’il va commencé la peinture de nos vêtements et de vivre. Trois artistes m’ont nos corps, ce qui a pris quatre jours. C’est long, particulièrement marqué car nous ne devons pas bouger. Il faut faire les d a n s l ’ a r t m o d e r n e : grandes lignes, puis les retouches petit à petit. Amedeo Modigliani, Pablo Plus de dix personnes travaillant quinze jours ont Picasso et Francis Bacon. été nécessaires à la réalisation de cette image. Ils portent en eux un souffle Quels sont vos rêves artistiques ? et un esprit qui ont marqué Je pense à de nombreuses œuvres que j’ailes générations futures. merais réaliser. Notamment à une performance Quand vous faites une image, comment à base de traces de pneu sur laquelle j’avance. choisissez-vous vos sujets ? Je veux aussi associer la politique et la culture Quand je crée, je choisis d’abord le décor. dans mon œuvre. Je ne manque pas de projets. Cela doit faire sens. Le contexte politique, économique ou culturel LIU BOLIN doit me remuer, me toucher. Je UN ARTISTE COMPLET cherche aussi à mettre en place Performeur, peintre, sculpteur ou photographe, le champ des thèmes qui vont parler au plus d’investigation de Liu Bolin est bien trop vaste pour le grand nombre avec des contextes circonscrire. Artiste contestataire sans le crier haut et fort, visibles, précis et accessibles. il montre plus qu’il ne démontre, notamment à travers Comment avez-vous sa série initiée en 2005, le jour où il s’est fait exproprier pensé l’œuvre autour de de son atelier à Pékin par le gouvernement chinois en La Petite Robe noire ? vue de la préparation des Jeux olympiques de 2008. L’an dernier, lorsque j’ai été Il réalisera sa première image en se peignant le corps contacté par Guerlain, je me suis dans les décombres de son atelier. Le message est bien intéressé à la société et à son hisde montrer la négation et la disparition de l’individu face toire. Et il me semblait clair que à la volonté de l’État, mais Liu Bolin laisse le spectateur l’amour était au cœur de Guerlain. de ses images maître de leur interprétation. Depuis, Il a Je pense que les roses expriment multiplié les photos en se peignant le corps et les habits cela. Dans cette œuvre, je pose à travers le monde (France, Italie, États-Unis…), ce qui avec mon épouse, qui est aussi ma a donné lieu à de nombreuses expositions, dont une manager, pour la première fois. importante qui ouvrira à la Maison européenne de la Nous nous connaissons depuis photographie (MEP) en 2017, et une au printemps 2015 dix ans et la collaboration avec à la galerie Paris-Bejing. Guerlain nous a permis d’exprimer la force de notre amour à travers www.galerieparisbeijing.com cette image. Le parfum est un
« LE PARFUM EST UN ÉLÉMENT IMPORTANT DE MON UNIVERS DE CRÉATION »
RÉVÉLATEUR
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FLASHMOB MUSICAL DANS UN QUARTIER BRANCHÉ DE TAIPEI CONTRE LES NOUVEAUX ACCORDS DE LIBRE-ÉCHANGE AVEC LA CHINE CONTINENTALE.
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POLITIQUE
Taïwan a vu descendre dans la rue toute une jeunesse qui défie son gouvernement – et à travers lui la Chine – sur les questions des droits de l’homme, de la démocratie, de l’antinucléaire, de l’agriculture, de la défense des aborigènes et des droits sociaux. Cette génération Tournesols, proche du mouvement des parapluies à Hong Kong, marque sans doute l’émergence de nouvelles formes de révolte, une sorte de guérilla tranquille. Reportage. TexTe : ChrisTine BouTeiller – PhoTos : FlorenCe BroChoire / signaTures
Taïwan, quand la rue se lève Taïwan, vous avez dit Taïwan ? C’est un nom qu’on a lu sur les étiquettes de vêtements ou de produits électroniques, mais à part ça… À part ça, la petite île est sans doute en train de devenir un laboratoire politique 2.0 à la sauce est-asiatique. Et ce n’est pas tout à fait anodin quand on observe avec quelle obstination de plus en plus de Hongkongais, de Ouïgours, mais aussi d’authentiques Chinois se lèvent pour leurs droits et pour plus d’égalité. De là à dire qu’il y a de la démocratie dans l’air du côté de l’Empire du Milieu, c’est peut-être un peu tôt. Mais la vigilance avec laquelle Pékin suit de
près le cas taïwanais montre que ces incartades sont loin d’être prises à la légère. Car Taïwan voit émerger une nouvelle génération qui semble avoir la volonté de déplacer des montagnes. Des filles et des garçons qui portent des bracelets Hello Kitty et des tee-shirts « Fuck the Government », qui tweetent leurs selfies aussi bien que leurs réflexions sur les modes de référendum. Et qui, en mars dernier, ont brandi des tournesols à la face des policiers venus les déloger du Parlement, envahi pour protester contre un nouvel accord commercial avec la Chine continentale. Du jamais-vu, comme le déferlement dans les rues de Taipei de 500 000 personnes
débarquées de tout le pays pour les soutenir. Après trois semaines d’occupation, les Tournesols ont rangé le désordre en partant. Ces jeunes militants ne s’en sont pas tenus là. Qu’ils se soient engagés avant ou, pour beaucoup, depuis le mouvement des tournesols, leur travail de fond commence à porter ses fruits. La claque prise aux récentes élections municipales par le parti au pouvoir, le Kuomintang – partisan du rapprochement avec la Chine –, est la conséquence directe de leurs actions. Stéphane Corcuff, chercheur en sciences politiques qui observe Taïwan depuis de nombreuses années de l’intérieur, est admiratif : « Ils ont réussi à
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Kodak, c’est plus d’un siècle d’hégémonie sur le marché de la photographie argentique. Une domination balayée en dix ans à peine par l’arrivée du numérique. Musée à ciel ouvert, Rochester a vu l’empire se construire puis s’effondrer. À la recherche de ces vestiges, les déambulations photographiques de Catherine Leutenegger témoignent de ce déclin précipité. TexTe : Dorian ChoTarD – PhoTos : CaTherine LeuTenegger
Kodak City Avec son curieux donjon posé sur le toit, la tour Kodak trône encore dans le centre-ville. C’est le premier choc de Catherine Leutenegger quand elle découvre, en 2007, le quartier financier de Rochester. « Je m’attendais à un endroit foisonnant, mais c’était morne, inanimé. Au pied de la tour, le premier parking de l’entreprise était à moitié vide. On voyait bien que la prospérité de Kodak était révolue », analyse la photographe. Même constat à quelques kilomètres de là, autour de l’ancien parc industriel de la marque. Maisons délabrées et commerces abandonnés jouxtent ce site de 530 hectares. Au début des années 1980, 60 000 employés de Kodak venaient y travailler. Ils ne sont plus que 2 300 aujourd’hui… C’est strictement encadrée que la photographe a le droit de visiter les locaux. « À partir du moment où je poussais le portail, un responsable de la communication m’accompagnait en permanence. J’ai été troublée par ce que j’ai découvert à l’intérieur. On aurait dit que le temps s’était figé au moment des années fastes. La décoration de la réception, tout en marbre et en feuille d’or, date probablement des années 1960. C’est comme si rien n’avait bougé depuis cette période glorieuse. J’avais même l’impression que les employés faisaient partie des meubles. Pour renforcer cette sensation, j’ai photographié le personnel comme un élément du décor, avec des cadrages assez larges. » Début 2012, Kodak est placé en redressement judiciaire. L’artiste retourne à Rochester pour terminer sa série. Cette fois, elle n’obtient pas l’autorisation de visiter les bâtiments. Grâce à des contacts, elle se débrouille pour organiser quelques incursions comme simple accompagnatrice et prendre des photos à la sauvette. Clichés volés d’un géant qui se cache pour mourir. « Ils ne voulaient pas que je montre une image de la marque dans la tourmente. Ce goût du secret TOUR KODAK, vient peut-être aussi de George Eastman. STATE STREET, 2007.
ÉCONOMIE
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La légende raconte que le fondateur de Kodak n’aimait pas être pris en photo ! », s’amuse l’artiste. Rochester n’est pas une ville fantôme (un million d’habitants peuplent encore l’agglomération), mais un esprit plane toujours sur la cité. Celui de George Eastman, l’homme qui a mis la photographie à la portée de tous. C'est aussi l’auteur d’un slogan phare : « You Press the Button, We Do the Rest » (« Vous appuyez sur le bouton, on s’occupe du reste »). La phrase résume tout le génie du modèle économique de l’entreprise, une stratégie comparable à celle des fabricants de rasoirs : l’outil (le rasoir / l’appareil photo) est très bon marché, mais les consommables (les lames / les pellicules) se paient au prix fort et assurent des marges confortables. Équipement, pellicule, puis développement, Kodak contrôle tout le circuit et le consommateur paie à chaque étape. En outre, la fabrication du film et son tirage en laboratoire sont des processus chimiques complexes qui exigent un savoir-faire pointu. Cette barrière technologique freine l’arrivée de la concurrence et va assurer à la société de George Eastman un quasi-monopole durant près d’un siècle. Fort de sa réussite, l’industriel œuvre pour la prospérité de Rochester. Il y lègue une grande partie de sa fortune. Nombre d’institutions portent encore le nom du bienfaiteur : l'hôpital, l’université, la salle de spectacle ou même le golf. Accessible
ÉCONOMIE
au public depuis 1949, son ancienne demeure, un incroyable manoir colonial de cinquante pièces, est le plus ancien musée de photographie encore ouvert dans le monde. La largesse du patron philanthrope profite aussi à ses effectifs. George Eastman multiplie de son vivant les initiatives sociales : primes généreuses, système de couverture sociale et plan de participation aux bénéfices destiné aussi bien aux cadres qu’aux ouvriers. Kodak gardera tout au long du XXe siècle cette réputation d’entreprise paternaliste aux salaires élevés et aux conditions de travail idéales. Partout dans le monde, de jeunes ingénieurs sont recrutés dès la fin de leurs études, et il n’est pas rare d’effectuer l’intégralité de sa carrière chez Kodak, voire de se passer le flambeau sur plusieurs générations. PRISONNIER DE SON MODÈLE ÉCONOMIQUE
Même dans les moments difficiles, pas question de laisser un membre de la maison sur la paille. Au milieu des années 1980, la branche française décide de fermer l’usine de Vincennes pour transférer toute son activité à Chalon-surSaône. Un reportage diffusé il y a deux ans sur M6 retrace l’étonnant parcours d’un dessinateur industriel qui a profité de cette délocalisation pour se reconvertir en producteur de
SIÈGE SOCIAL DE KODAK MONDE, TOURNIQUETS, 2007.
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ÉCONOMIE
foie gras. Il avait travaillé onze ans chez Kodak. Pour soutenir son nouveau projet, la firme double sa prime de départ, lui permet d’effectuer une formation, l’aide à trouver une ferme, paie le déménagement et imprime même ses premières cartes de visite. À l’époque, les marges à deux chiffres permettent encore à la firme d’être magnanime. En quarante-quatre ans de carrière, Jean-Pierre Martel, lui, n’a jamais eu à quitter le giron. Kodak reste son unique employeur. Cet ingénieur intègre le groupe en 1966 à Vincennes, passe deux ans à Rochester, puis se retrouve muté à Chalon-sur-Saône jusqu’à devenir directeur du site en 2000. Chalon-sur-Saône, c’est le Rochester français. Un bassin de 80 hectares créé pour contenir toutes les activités de Kodak. Avec un pic à 3 000 salariés, le site fut pendant près de quarante ans le premier employeur de Bourgogne. L’activité a cessé définitivement en 2007 après plusieurs années difficiles. Comment en est-on arrivé là ? « On lit partout que Kodak a “raté QUE RESTE-T-IL DE KODAK ? le virage du numérique”. C’est faux, Kodak est mort, vive Kodak ! Derrière tempère l’ancien patron. Ce n’était la marque se cache désormais une pas un “virage” mais une révolution nébuleuse. Car, pour éviter la faillite, industrielle sans précédent. De le groupe a subi au cours des trois toute façon, Kodak n’aurait pas pu dernières années une restructuration s’adapter. » Car la firme n’a jamais massive et vendu plusieurs de ses vraiment été à la traîne en matière branches. L’entreprise d’origine, de technologie numérique. Ironie Eastman Kodak, a abandonné toutes du sort, c’est même un ingénieur ses activités liées à la photographie de la maison qui a inventé le tout et se concentre sur les services premier appareil numérique. d’impression pour les professionnels. Elle garde toutefois un petit morceau de ce qui faisait son prestige : grâce à un accord passé avec Hollywood, la maison mère continue de fournir un peu de pellicule pour le cinéma. Le prochain Star Wars a été tourné sur du film Kodak, toujours produit à Rochester. Néanmoins, les ventes de bobines ont chuté de 96 % entre 2006 et 2014… Source de revenus plus solide : de nombreuses entités ont passé des contrats de licence avec Eastman Kodak afin de pouvoir exploiter la notoriété encore phénoménale de la marque dans différents domaines. De nombreux produits se retrouvent ainsi estampillés du logo rouge et jaune. L’exemple le plus connu, c’est JK Imaging, filiale du groupe taïwanais Asia Optical, qui a pris le contrôle de la division appareils photo et distribue une quantité d’équipements, dont la récente SP360, une caméra embarquée qui filme à 360 degrés.
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Décembre 1975 à Rochester. Steven Sasson achève de bricoler un drôle de boîtier de 3,6 kg. Doté d’un seul bouton, de seize batteries et d’une lentille de caméra super-8, l’appareil permet de capturer des images sur une bande magnétique. Il faut attendre 23 secondes entre deux déclenchements, les clichés n’ont qu’une résolution de 0,01 mégapixel (100 x 100) et il faut un encombrant lecteur pour afficher le résultat sur un écran. Mais ce sont les premières prises de vue numériques de l’histoire de la photographie. Steven Sasson effectue quelques démonstrations en interne, mais ce n’est que deux ans plus tard que les dirigeants organisent officiellement une réunion pour qu’il présente son bébé. Les questions fusent. Pourquoi des gens voudraient visualiser des photos sur leur écran de télévision ? Comment stocker ces images ? Quand cette technologie sera-t-elle accessible au consommateur ? « On n’en avait aucune idée », admettra plus tard Steven Sasson avec le recul. Personne ne peut alors saisir la portée de l’invention, ni son potentiel commercial. Et même si l’entreprise dispose d’une technique de pointe et que la démocratisation des innovations fait partie de son ADN, elle ne voit pas comment elle pourrait exploiter ce nouveau marché. Promouvoir le numérique signifierait creuser la tombe de la pellicule argentique. Kodak est prisonnier de son modèle économique centenaire. En 1996, Kodak est la cinquième marque la plus rentable au monde avec près de FABRICATION DE FILMS KODAK, SALLE DE 16 milliards de dollars de revenus et le CONTRÔLE DU PROCESS ET P.-D.G., George Fisher, claironne son DU PELLICULAGE, KODAK PARK, 2007. intention d’investir à fond dans l’ère digitale. Il continue d’allouer un budget
Il n’y a pas d’homosexuels en Iran Laurence Rasti
« En Iran, nous n’avons pas d’homosexuels comme dans votre pays », déclarait l’ancien président iranien Mahmoud Ahmadinejad, le 24 septembre 2007, à l’université de Columbia, aux États-Unis. Alors qu’aujourd’hui plusieurs pays permettent les mariages gays et lesbiens, l’homosexualité reste toujours passible de la peine de mort en Iran. La photographe suisse Laurence Rasti s’est rendue à Denizli, petite ville de Turquie, où des centaines de réfugiés homosexuels mettent leurs vies entre parenthèses dans l’attente de rejoindre un jour un pays d’accueil dans lequel ils pourront librement vivre leur sexualité. Elle leur a dédié cette série entre Éric Karsenty non-dits et tendresse.
www.laurencerasti.ch
Ce travail sera exposé dans le cadre du festival Circulation(s), du 24 janvier au 8 mars 2015, au CENTQUATRE-Paris. www.festivalcirculations.com
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COMMUNITY
Cont nous inuez à e vos p nvoyer Fishey hotos, e ado faire re de décou nouvelles ver te s: co becon ntact @ tents .com
Tumblr des lecteurs KORIA SNAPSHOTS Quand un photographe et graphiste spécialisé dans la musique décide de créer un Tumblr pour en faire sa cour de récré, ça donne une galerie de portraits qui mêle stars du hip-hop et anonymes de la rue, agrémentée de photos perso qui font voyager. koriasnapshots.tumblr.com
HELÈNE BERTHE Les photos d’océan et de ciel bleu n’ont pas été shootées dans la Normandie natale d’Hélène, alias Berthe, mais bien en Australie durant ses six mois de road-trip, dans un style minimaliste et géométrique so trendy. heleneberthe.tumblr.com
I WANNA BE UR DOG Attention, vague de sea-punk venue du Havre ! Le flash d’Élodie Tann est agressif, les couleurs sont pastel, et les images, teintées d’une provoc enfantine. Une chouette esthétique. iwannabeurdog.tumblr.com
S ENSIBILITÉ
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COMMUNITY
AU SUD DE NULLE PART On tourne avec nostalgie les pages de cet herbier graphique et poétique. Au cours de ses balades, Sendrine Chauvat collectionne méthodiquement les trésors trouvés dans la nature par son fils et nous replonge en enfance avec ses images tantôt mystérieuses, tantôt cauchemardesques. au-sud-de-nulle-part.tumblr.com
THE PROSPECT BAY Pour trouver des sujets et des lieux hors du temps, Eliott Piermont compte sur la chance qui guidera ses explorations. De la street photography qui installe une petite tension dans un monde pourtant familier. theprospectbay. tumblr.com
FRED AGIUS Les cigales, les bateaux, la garrigue, vous en rêvez là, hein ? Bim ! Vous y êtes avec le blog de Fred qui développe ses photos argentiques à domicile, en direct de Toulon. fredagius.tumblr.com
NINA REUMAUX C’est dans le quotidien que Nina fait ses expériences visuelles, à la recherche de la découverte, du choc visuel qui révélera la fragile poésie qui nous entoure. Son blog fait dialoguer photo et dessin pour donner une forme à la rêverie, en s’inspirant des motifs entêtants du monde végétal. ninareumaux.tumblr.com
INDUSTRIE 950
Il souffle un vent de do-it-yourself sur ce carnet de voyage légèrement trash. Des fragments de vie et des contemplations urbaines 100 % argentiques, à retrouver à la fanzinothèque Disparate à Bordeaux. industrie950.tumblr.com