LA MUSIQUE DANS TOUS LES SENS

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Frédéric CHASLIN

LA MUSIQUE DANS TOUS LES SENS

Vers une sémiologie des émotions, pour résoudre les malentendus de la musique contemporaine

EDITIONS FRANCE-EMPIRE PARIS, 2009

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Table des Matières

Table des Matières..........................................................................................................................................2 PRÉFACE d’Aldo Naouri .............................................................................................................................2 PRÉFACE........................................................................................................................................................7 PRÉLUDE.....................................................................................................................................................16 PREMIER MOUVEMENT: QU’EST-CE QUE LA MUSIQUE ?..........................................................22 SECOND MOUVEMENT : LE LANGAGE MUSICAL.........................................................................71 TROISIÈME MOUVEMENT : MUSIQUE ET MODERNITÉ............................................................135 QUATRIÈME MOUVEMENT : LE DÉSIR DE LA MUSIQUE..........................................................217 CINQUIÈME MOUVEMENT : LES NOUVELLES VOIES DE LA MUSIQUE...............................234

PRÉFACE d’Aldo Naouri Tout n’est que rencontres, manquées ou réussies. Je suis né dans une atmosphère de deuil : mon père était mort quelques semaines auparavant - une rencontre manquée en quelque sorte. Je suppose que c’est de là que provient la sensibilité extrême que je marque au mode musical mineur. Combien de fois ne m’arrive-t-il pas en effet, encore à mon âge, de reconnaître cette tonalité à la survenue de sanglots qui me surprennent et me débordent. J’ai assez travaillé sur mon aventure de vie pour avoir pu comprendre que les berceuses de ma petite enfance n’avaient dû être que les complaintes funèbres de ma mère. De là vient aussi 2


sans doute la relation viscérale que je continue de marquer à la musique arabe. Car elle aussi a trait au deuil, deuil impossible de l’objet perdu qui souligne la solitude du sujet comme la déréliction à laquelle tout le condamne. Cette musique qui a eu pour moi un effet si souvent consolateur m’a rendu curieux de l’étendue de sa palette. J’ai multiplié les expériences pour en saisir la singularité, prêtant l’oreille aussi bien aux neumes de la cantillation des prières juives, qu’au sons de la « gasba » - la flûte de roseau des bergers algériens qui égrène des sons monotones - ou aux ritournelles de toutes sortes débitées par la radio. J’ai ainsi pris conscience de la mise en place d’une forme de hiérarchie dans mon rapport à ce que j’écoutais. Et ma dilection ne décollait pas de ce mode mineur qui me semble ressortir somme toute à une forme de masochisme primordial. J’ai alors essayé, avec les moyens indigents que j’avais à ma portée, de pénétrer l’univers immense de la musique par l’apprentissage d’un instrument. Sans grand succès. Ce luxe m’a été d’autant moins autorisé que mon environnement ne continuait d’investir que les mélopées des chants bédouins auxquels notre transplantation l’avait arraché - la sempiternelle thématique de la perte… À mon entrée en cinquième, j’ai fait la rencontre d’un garçon dont la singularité rejoignait la mienne : j’étais ostracisé de par mes origines, il l’était de plus s’intéresser au piano qu’au foot ! Quand deux solitaires se rencontrent, ils ne le deviennent pas moins. Ils trouvent simplement dans leur rapprochement l’occasion de donner légitimité à leur expérience de la solitude. Roland 1, c’était son prénom, se mit en tête de m’initier à la musique classique. J’ai d’ailleurs saisi depuis toutes les occasions de le remercier, et de son initiative et de sa patience et de l’incroyable talent pédagogique qu’il a déployé en l’occurrence. Cette expérience initiatique a eu une prégnance considérable. J’ai encore dans l’oreille la moindre note du Concerto de l’Empereur qu’il avait choisi pour entreprendre de formater mon écoute ! Et je nous revois, non sans attendrissement, des fins d’après-midi entiers, lui à soulever répétitivement le bras du pick-up pour me rappeler le 1

Roland, qui était un accroc du piano, a fait une magnifique carrière universitaire d’économiste.

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thème du piano, puis de m’offrir, en déposant ce bras quelques sillons plus loin sur le 78 tours, l’écho de l’orchestre qui y répondait d’abord en une reprise exacte puis dans les variations qu’il y introduisait, moi à tenter, en chantant les notes dans ma tête, de les mémoriser pour ne pas le décevoir. C’était Walter Gieseking qui était au piano. L’exotisme du nom, l’étrangeté des sonorités auxquelles je tentais de m’accoutumer, me donnaient l’impression enivrante de pénétrer un monde nouveau et prometteur. Ainsi suisje parvenu en quelques semaines à accueillir de la même manière les accents de la musique descriptive avec La nuit sur le mont chauve, Les steppes de l’Asie centrale, et Les tableaux d’une exposition. Ce ne fut que lorsque je me suis avéré capable de retrouver le titre du fragment qu’il me faisait entendre, que mon cicerone m’a fait passer à Berlioz, puis à Schubert, avant de me faire faire un retour à Beethoven dont j’ai pratiquement tout écouté à l’exclusion de la musique de chambre dont je fis plus tard mes délices. Je suis rapidement devenu « addict ». Et l’écoute de la musique a pris une place centrale dans ma vie en me permettant d’explorer sans jamais me lasser les territoires nouveaux qu’elle m’offrait. J’attendrai bien sûr d’être argenté pour me constituer une discothèque, mais quand je suis parvenu à le faire cela ne m’a pas dissuadé de fréquenter les salles de concert et de saisir la magie du live. Je me souviens du jour où nous nous sommes relayés, dès l’aube entre copains, pour être sûr d’avoir des places - du poulailler qui était seul dans nos moyens - au Théâtre des Champs Élysées pour écouter Wilhem Backhauss. Nos enfants ont bien sûr baigné dans la musique et nous avons décidé d’inciter chacun d’eux à pratiquer un instrument. Je crois que nous sommes parvenus à les contaminer de notre passion. Et combien de fois, évoquant mon attachement à leur mère, ne leur ai-je pas dit que je l’avais épousée parce qu’elle possédait deux 33 tours introuvables sur le marché : le 3e concerto de Beethoven sous les doigts de notre idole Backhauss et Los Gitanillos de Bronce, un disque de chants gitans d’une beauté exceptionnelle. Pourquoi ce récit qui aurait pu être encore plus long ? En quoi 4


et de quelle manière se justifie-t-il ? Il est là pour amener à une autre rencontre qui a été marquante pour moi, celle que je fis il y a déjà quelques années de Frédéric Chaslin. J’ai très vite perçu que le chef d’orchestre auquel on venait de me présenter était bien plus que cela. Tout en lui transpirait l’intelligence, la culture, l’intérêt porté à l’autre et une passion tranquille de la pédagogie et de la transmission. Sa manière de se prêter au dialogue m’a séduit à un point tel que j’ai cru pouvoir lui confier le problème qui me tourmentait - et que j’avais d’ailleurs essayé de résoudre en en parlant, aussi bien sur le divan qu’avec différentes personnes au nombre desquels étaient mes enfants. Je ne comprenais pas en effet pourquoi, alors que mon oreille était ouverte à pratiquement toutes les musiques du monde, alors qu’elle avait fini par se faire à Wagner, à Malher, à Debussy et à Ravel, je ne parvenais absolument pas, malgré mes tentatives, à apprécier la musique contemporaine. Et cela me mettait de temps à autre dans un irritant état d’angoisse. J’en arrivais à imaginer que ma rédhibition signait assurément l’échec de mon assimilation à la culture occidentale et qu’elle témoignait d’un attachement suspect sinon pathologique à la musique de mes origines voire à mes origines elles-mêmes. J’aurais tellement aimé sur le champ que le dialogue qui s’était esquissé à ce moement-là avec Frédéric Chaslin eût pu se prolonger. Ce ne fut pas le cas. Il en est hélas toujours ainsi dans les réunions mondaines si bien métaphorisées par les canapés qui y circulent : on n’y recueille que des bribes de propos vite interrompues par la logique des échanges multiples que les participants croient devoir instaurer. Des années sont passées sans que je l’aie revu, et voilà qu’il me fait l’honneur de m’adresser le manuscrit de son ouvrage ! Je ne m’étais pas trompé sur l’appréciation de sa personne. Et je viens de vérifier son sérieux et sa fiabilité. J’ai lu ce livre d’une traite. Avec un intérêt renouvelé à chaque page. Il n’apporte pas seulement, comme je n’aurais jamais pu l’espérer, la réponse claire précise et tellement argumentée à mon insistante question. Il se déploie dans l’histoire des hommes, dans 5


le rapport qu’ils ont toujours eu à la musique, au statut qu’ils ont cherché à lui conférer. Il s’empare de cette dernière à bras le corps, en ouvrant le débat du rapport spécifique qu’y instaurent son exécutant et son écoutant, en faisant l’historique de sa théorisation et de la manière dont les compositeurs s’y sont inscrits. Il ne se contente pas d’en traiter en l’enfermant dans son seul déploiement, il montre combien elle est en relation interactive constante avec la Science et les Idées qu’elle accompagne dans leur évolution. Avec la manière dont sont perçus le temps et son vécu. Avec la manière dont est pensée la place de l’homme dans l’aventure de son espèce. Il ne la résume pas, loin s’en faut, à un système savant d’agencement plus ou moins inspiré de notes et de sons, il montre combien et comment elle constitue un véritable système de communication, obéissant en cela à la logique que le discours de la linguistique a introduit en la matière. Et c’est là qu’on se trouve devant un ouvrage qui force l’admiration. Car si on est prêt à imaginer un musicien capable de parler savamment de Bach, Beethoven, Gluck ou Wagner, on ne s’attend absolument pas à ce qu’il puisse entraîner à ce point le lecteur du côté de la littérature, de la philosophie, de la religion, de la linguistique, des mathématiques, des sciences dures comme de la psychanalyse. L’éclairage de Saussure, de Barthes ou de Jakobson voisine à l’envi celui de Aristote, Pythagore, Descartes, Spinoza, mais aussi l’Alchimie, les maîtres du Talmud, Lavoisier, Galilée, Rutherford, Einstein, Damasio, Freud, Lacan et j’en oublie encore. Dans l’entendement qui nous en est donné et dans la perspective dans laquelle elle s’inscrit, la musique contemporaine ne survient plus alors comme une forme d’expérience capricieuse ou d’accident de parcours à l’ère de l’informatique, mais comme un ensemble dont la rigueur et la portée vont bien au delà des sons qu’elle nous invite à entendre. Je suis sorti de cet ouvrage avec une tête si pleine et un enthousiasme tel que je me découvre au bord d’une passion nouvelle. À mon âge, c’est un cadeau que je reçois avec un bonheur si grand que je n’aurai certainement pas assez de mots pour dire ma reconnaissance à Frédéric Chaslin. 6


Puisse mon expérience être celle de chaque lecteur. Aldo Naouri

PRÉFACE (En forme de dialogue de sourds, où sont présentés les acteurs du drame ainsi que leurs mobiles… Entr'acte, pendant un concert parisien.)

- Bonjour... Je crois vous reconnaître, vous êtes le compositeur, n'est-ce pas? - Oh, ce n'est pas si simple! Compositeur... Je conceptualise des événements destinés à stimuler la cognition des objets sonores par l'intermédiaire de l'intersubjectivité auteur/auditeur. - Euh... Oui, bien sûr. Où ai-je la tête? Et vous avez eu très tôt la 7


vocation musicale, j'imagine? - Là encore, vous schématisez à partir de concepts passéistes. Il n'y a pas de vocation, pas de musique. Il y a évolution de l'approche des phénomènes acoustiques auxquels je tache d'appliquer un structuralisme a la fois rigoureux et en perpétuelle ouverture sur le devenir. - C'est cela. Moi, je ne suis qu'un mélomane, je veux dire que la musique me procure un plaisir... - Je vous arrête! Vous n'êtes pas un mélomane, vous êtes l'acteur principal, central même, du théâtre que nous, géomètresacousticiens, voire même acousmaticiens, construisons autour de vous, en fonction certes des limitations de vos organes sensoriels, mais en tenant compte des prodigieuses capacités potentielles de préhension auditive que nous vous offrons en abondance. Quant au plaisir, je vous en prie, nous sommes des adultes, nous ne sommes plus des bêtes. J'espère bien que cette notion de plaisir a, pour vous, été dépassée, dans une pleine conscience de la nécessité de libérer votre moi de l'emprise du soi. - Et bien... Pour être franc, la musique n'est pas mon métier, c'est un loisir raffiné, et... - Stop! Assez de dilettantisme et d'enfantillage. Car enfin, qu'êtesvous en train de me dire? Que vos sens, vos oreilles, et j'en conclue donc vos yeux, votre pensée toute entière, ne sont que des intermittents? Qu'ils ne travaillent qu'à temps partiel? Que vous marchez dans la rue les yeux mi-clos pour ne pas trop voir, des tampons dans les narines et les oreilles pour ne point trop entendre ou sentir, bref que vous ménagez votre monture, pour pouvoir cheminer plus longtemps au régime de la fadeur et de la médiocrité? - Mais voyons, je dis seulement que VOUS êtes un spécialiste, et 8


que je suis seulement... - Vous êtes seulement un sot! Vous utilisez aussi peu votre cerveau que vos oreilles, excusez-moi de vous le dire! - Je vous en prie... - Ceci étant dit, faisons une petite expérience: dites-moi bien, maintenant, ce que vous entendez, ici et maintenant, dites-moi TOUT ce dont vos oreilles vous informent. - Et bien, au premier plan, je vous entends vociférer, sans parler des postillons... - Très bien, continuez... - Ensuite, j'entends le bruit de fond de toute cette foule massée comme nous autour du bar de l'entr'acte. - C'est cela... Approfondissez... - Et bien, là, il vient d'y avoir la vibration sourde du métro qui passait, de droite a gauche, et qui a comme encerclé la basse continue du choeur des mélomanes; il y a les tintements des flûtes à champagne, plus ou moins lointains... - Spatialisés, mon cher, spatialisés! - C'est cela... Et puis les exclamations individuelles qui percent la carcasse sonore... - La texture, je vous prie... - Bien entendu. Et puis le braiement d'une forte dame dont on vient de baptiser le décolleté de vin blanc, le bouchon de champagne qui vient de sauter. Tous les paradigmes de la soirée parisienne idéale. 9


- Excellent ! Donc, en faisant l'effort d'écouter, vous avez presque tout entendu. Aviez-vous besoin d'être un spécialiste pour cela? - Certes non, mais vous, l'homme de l'art, je suis sûr que vous entendez davantage que moi. - Balivernes! Je ne fais qu'écouter davantage, et surtout analyser, trier, mais avec les mêmes oreilles que vous. Allez, dites-moi les yeux fermés, combien de personnes dans cette salle? - Voyons... Environ soixante, soixante-dix? - Exactement. Et combien de couches de fréquences? - Pardon? - Combien de niveaux de graves? Et qui en sont les instruments? - Et bien, je dirais que ce sont les voix d’hommes, il y a un ronronnement profond, ce doivent être les barytons. Puis une couche de voix plus aiguës, des ténors en puissance. - C’est parfaitement juste. Vous excellez. - Puis les voix de femmes, également deux couches. Et aussi des fréquences nasales et criardes, entre les deux premiers groupes. Les critiques, peut-être ? - Ne sombrez pas tout à coup dans la vulgarité. Mais, quoi qu’il en soit, le reste de votre analyse est excellent. Le tempo maintenant… - Et bien, il me semble que, plus on monte dans les voix aiguës, plus le débit augmente. Me permettez-vous un commentaire machiste ? 10


- Certainement pas. Et quant à la disposition spatiale ? Tenez, nous allons nous déplacer en cercle autour de ce foyer, et vous allez me décrire les changements acoustiques que vous constaterez. - Voyons… Il est bien évident que, de l’oreille gauche, je reçois la réverbération, sur le mur que nous longeons, de la rumeur de la salle, tandis que de la droite j’entends directement le son… - Le son ?! Les évènements acoustiques, mon ami ! - Comme vous voudrez. Et puis, n’étant plus au centre mais évoluant à travers la masse, j’entends beaucoup plus de… « solistes », vous comprenez ? - Je traduis : la spatialisation vous permet d’échantillonner de façon quasi aléatoire des agrégats individuels de fréquences. - D’ailleurs, nous venons de croiser un très charmant agrégat, vous ne trouvez pas ? - Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je viens de vous démontrer que point n’est besoin d’être un spécialiste pour savoir écouter, qu’il suffit d’ouvrir ses oreilles et de concentrer son attention, et vous retournez à cet hédonisme primaire, parfaitement insupportable. - Oui, et bien parlons-en, justement. Très bien, je me suis prêté à votre petit jeu : je suis venu, j’ai vu, j’ai entendu. La foule ici, et votre œuvre tout à l’heure. Ne croyez pas que je me sois assoupi, j’ai écouté, j’ai essayé de comprendre, de trier, de recevoir quelque chose, un petit signal, une simple chose qui me touche, qui m’émeuve, qui éveille un sentiment, et pour tout dire je crois bien que vous n’exprimez, pour moi du moins, que le chaos, l’angoisse, la peur, la laideur, la… 11


- Comment pouvez-vous réduire une œuvre conçue dans la logique structuraliste la plus rigoureuse, à l’aide de vos seuls sentiments ? Croyez-vous que je pense à vos misérables tripes lorsque je compose ? Ou que je crée à partir des miennes ? - Les tripes, le cœur, l’esprit, l’âme… Tout cela n’est qu’une seule et même chose pour moi. Vous croyez au pur esprit, sans doute ? - Et comment ! J’écris armé de mes seuls neurones, à l’intention des seuls vôtres. - Mais, cher Monsieur, ne comprenez-vous pas que nos chers neurones ne sont, justement, jamais seuls ? Allez, inversons les rôles : vous êtes légèrement rouge, depuis quelques instants. Que ressentez-vous ? - Et bien voyez-vous, mon ami, cette conversation m’échauffe passablement les oreilles… - Et un bon point pour le pur esprit. Le bruit de cette foule, que vous inspire-t-il ? - Bah, je serai content lorsqu’ils seront tous assis et silencieux. Cela devient oppressant, à la longue. - Oui, un peu de gêne au creux de l’estomac. - Je ne dis pas non. - Etonnant, n’est-ce pas, les réactions que peut déclencher un phénomène de « pure » cognition sonore. Et cette voix qui vient de s’exclamer : « j’ai adoré cette pièce contemporaine » ? - Oui, cela fait toujours plaisir à entendre. - Et du coup, la crampe d’estomac disparaît, la poitrine se gonfle, 12


vous n’êtes plus rouge ni irrité, vos muscles maxillaires et zygomatiques se détendent. - Vous êtes médecin ? - Tout juste ! Donc, une information subjective, captée à la volée, à propos d’une œuvre purement cérébrale, vient de déclencher chez son auditeur au moins une émotion, plus l’annulation de l’émotion négative précédente, et l’apparition de quatre symptômes faciaux immédiats. Pas mal, pour un pur esprit. Alors, voyez-vous, cher Monsieur, c’est exactement ce qui se passe lorsque moi, le mélomane, j’écoute de la façon que vous m’avez enseignée, et que je ressens de la manière dont vous avez ressenti maintenant. Et puisque vous ressentez, je ressens, nous ressentons, il faut bien que cela soit une émotion : surprise, plaisir, peur, colère. - Hum… L’analyse ne suppose pas l’intervention de l’affect. - Mais elle le déclenche, lorsqu’elle révèle des mobiles sensibles. Or, chez moi, votre musique ne déclenche que des sentiments négatifs. - Mais bien sûr ! Vous n’êtes qu’un grossier jouisseur, et vous allez au concert comme on va aux putes ! - Soit, alors considérons que Mozart, Beethoven, Debussy sont de sacrées gagneuses. Et que, jusqu’à Schönberg, les salles de concerts n’étaient que des lupanars. - La musique nouvelle a créé de nouvelles urgences, de nouvelles nécessités. A vous qui êtes médecin, je dirai : une nouvelle histologie du tissu sonore. - Pour vous, cher Monsieur, car vous avez décrété votre petite révolution tout seul. Car enfin, pour qui écrivez-vous ? Pour le public, non ? 13


- Pour qui est en mesure de me comprendre. Pour moi seul, s’il le faut. S’il n’en reste qu’un… - Et bien, voilà exactement ce que je ressens lorsque je vous écoute. Je reste en dehors de votre œuvre, je n’y suis pas invité, je n’ai pas été pris en compte, moi, l’Autre, je ne suis pas l’un de vos paramètres. - Oh, pardonnez-moi ! Alors, je dois faire du sur-mesure. Et quelle taille fait Monsieur ? Porte-t-il à droite ou à gauche ? - Vous vous réfugiez dans le sarcasme lorsque je pointe un narcissisme, un égocentrisme, incompatibles avec la notion même d’Art. - Les artistes, pas narcissiques, pas égocentriques ? Et depuis quand je vous prie ? - Bigre ! Maintenant, c’est vous qui n’écoutez plus. J’ai dit : l’Art. Pas les artistes. La musique de Wagner est-elle antisémite ? - Bien sûr que non. - Vous voyez. Votre musique, en revanche, ne communique rien de sympathique pour moi, et prenez s’il vous plaît ce terme dans son acception médicale, parce que votre musique est toute entière conçue autour de votre système, qui n’est lui-même qu’une extension de votre volonté de domination. Et cela, je le ressens de manière forte et insupportable. Votre œuvre ne me parle même pas de vous, mais seulement de la façon dont vous essayez de m’enfermer dans vos constructions mentales, comme dans un dédale. - Pur délire ! Logorrhée insensée ! J’essaie tout au plus de vous ouvrir de nouveaux horizons sonores. 14


- Avec quelles clés ? Vous avez brouillé tous les codes ! - J’en ai inventé d’autres. - Je ne les reconnais pas. Ils ne signifient rien pour moi. - Ecoutez, encore et encore. Apprenez. - C’est ce que j’ai toujours fait. Et cela a toujours fonctionné jusqu’à votre petite… révolution. - Et bien, que voulez-vous que je vous dise ? Vos enfants, vos petits enfants, un jour, peut-être… - Vous m’abandonnez, en somme ? - A votre triste sort, parfaitement, et sans le moindre état d’âme. - Je crains que vous ne soyez bien plus abandonné que moi. Après tout, il me reste toute la musique classique. A vous, une poigné de partisans, dont une moitié d’opportunistes… - C’est cela, vivez donc dans le passé autant qu’il vous chante, arpentez en tous sens le beau Musée de votre Conservatoire. Mais n’oubliez pas que la musique teinte l’esprit : n’écoutez que du Bach, mais de grâce, portez aussi une redingote et une perruque poudrée, afin que la façade dénonce l’intérieur. - Et pourquoi ne feriez-vous pas l’effort de vous rapprocher de moi, d’écrire en pensant un peu à moi ? - Parce que telle n’est pas ma fonction, ni celle de la musique. Faites l’effort de me comprendre, et vous en sortirez grandi. - Mais il ne s’agit pas de comprendre, nous parlons d’Art, pas de science ou de philosophie. Il s’agit de ressentir. Je ne peux 15


m’approcher de vous si je ressens tellement d’hostilité envers moi, dans votre musique. - Cette conversation n’a aucun sens. Vous m’excuserez, mais je ne veux pas rater le début de la Missa Solemnis. - Moi non plus. C’est étonnant, tiens, sur le programme, il y a une photo du manuscrit de Beethoven. Il a écrit quelques mots sur la première page : « partie du cœur, qu’elle aille au cœur ». Au fond, il n’était pas obligé de… Monsieur ? (Le compositeur a déjà regagné son siège, sans écouter la dernière phrase de l’importun.)

PRÉLUDE Il est loin le temps où Goethe disait: « Le grand public pense que les livres, comme les oeufs, gagnent à être consommés frais. C'est pour cette raison qu'il choisit toujours la nouveauté », et où le public mélomane faisait de même. La dichotomie éternelle entre savoir et connaissance a trouvé de nos jours un nouvel avatar dans le couple terrible loisir et culture et se pose la question, qui eût semblée incongrue à un auditeur du 19ème siècle : quelle musique pour quel public ? 16


Entendons-nous bien : par public, je n’entends pas la masse globale que les économistes nomment le « marché » et qu’ils découpent en parts, mais je parle bien du public mélomane dans son entier, de celui qui, jusqu’au début du 20 ème siècle, écoutait la musique sans distinction de « répertoire », se pressait aux nouvelles créations, ne se pressait même qu’à celles-ci ou à la rigueur, comme au cinéma de nos jours, aux reprises des grands succès d’hier, dédaignant ceux d’avant-hier, plus très « frais ». Pour cet auditoire, les notions de musique classique, romantique et surtout contemporaine n’existaient pas encore. Il y avait la musique qu’on avait envie d’entendre absolument, et qui pour la plupart était de la musique nouvellement composée, donc « contemporaine » des auditeurs, et plus contemporaine que celle d’aujourd’hui, qui souvent date de plusieurs décennies et inclut des compositeurs disparus. Ce public qui, paradoxalement, avait moins d’espérance de vie, avait en revanche davantage de temps, qu’il remplissait mieux, même s’il le remplissait moins. Comparons, par exemple, un mélomane milanais se rendant, le 9 février 1893, à la Scala pour la création de Falstaff. Il s’y rend à pied ou en calèche, après une journée rythmée par des activités effectuées à vitesse humaine. Il va à l’opéra pour accomplir un acte de culture, parce que Verdi est le plus grand compositeur d’opéra vivant de cette fin de siècle, que cet ouvrage apportera son lot de nouveautés dont notre auditeur est friand, mais avec somme toute la certitude que Verdi saura, comme à son habitude, l’étonner et le charmer tout à la fois. Observons maintenant son homologue parisien, en 2003, se ruant dans sa voiture dès la fin de sa journée de travail, après une journée surchargée, stressante, où le rythme des tâches à accomplir ne lui a laissé aucun répit. Si notre auditeur, en retard déjà, se rend à un spectacle et si sa motivation n’est plus l’engagement au service de la modernité mais le besoin de vivre un instant d’intense 17


plaisir musical, de consommer du loisir, qui songera à l’en blâmer ? S’il n’a pas la volonté de se rendre à la création d’une œuvre musicale d’avant-garde, dont il sait que les sonorités dissonantes et désagréables à son oreille ne feront qu’aggraver la nervosité accumulée au fil de sa journée, qui osera l’insulter et le traiter d’ignare ? Et si, de leur côté, les compositeurs, du moins ceux de ce qu’il faut bien appeler la « musique savante », puisque le terme de Grande Musique est devenu politiquement incorrect, se refusent à devenir les Gentils Organisateurs du prêt-à-consommer de notre société de loisirs, si ces compositeurs cherchent à s’inscrire dans la continuité de l’œuvre commencée voici plus de cinq siècles, une œuvre d’édification et de transcendance, une recherche de l’essentiel, une quête de l’absolu, de la langue parfaite…..Qui pourra leur en tenir rigueur ? Car le langage musical, et le langage de tout l’Art moderne en général, n’évolue plus, comme le langage parlé, en fonction d’un usage entériné par le public ou le Prince, mais en fonction des artistes eux-mêmes, qui sont devenus les usagers premiers de ce langage. Tel est le vrai sens de la révolution opérée par l’avantgarde du 20ème siècle. On le voit donc, nous sommes face à un vieux couple, le couple mélomane/compositeur, qui n’a plus les mêmes nécessités existentielles. Et davantage encore que vers un manichéisme loisir/culture, chacun a évolué de son côté, l’un vers une culture du loisir, l’autre vers une culture de la culture. Le divorce est-il inévitable et irréversible ? Si je le pensais, je n’écrirais pas cet ouvrage. Tant de données ont changé depuis Falstaff. Le public de l’époque, essentiellement la classe aisée, s’est étendu et, potentiellement du moins, les possibilités d’écoute se sont démocratisées. D’un autre côté, une industrie de loisir et de consommation s’est mise en place pour satisfaire ces nouvelles 18


« oreilles à remplir ». Industrie de la facilité, culture du rendement, trop souvent aussi culte de la médiocrité. Mais une industrie qui a su, bien mieux que nos moines-compositeurs, utiliser, exploiter, développer, les deux grandes forces intrinsèques à la Musique : en premier lieu, sa force de signe ; en second lieu, sa puissance émotionnelle. Car la musique signifie - autrement dit pointe vers - quelque chose, sans quoi personne ne l’écouterait. Et d’autre part la musique parle à notre corps, et à travers notre corps elle touche une partie intime de notre anatomie psychique. L’âme ? Les sentiments ? Les émotions ? Si la musique contemporaine échoue à communiquer ses signes, si une vaste majorité des mélomanes cultivés d’aujourd’hui ne réussit plus à percevoir la musique comme une source infiniment plaisante d’édification intellectuelle, ce n’est pas la faute de la modernité. Revenir en arrière, écrire - du moins essayer… - comme Mozart pour « faire plaisir » à l’auditeur est aussi vain et oisif qu’aspirer au retour des calèches ou des perruques poudrées. Ainsi que je tâcherai de le démontrer, la modernité est consubstantielle à l’art, car celui-ci est un écho du monde, lequel s’actualise en permanence. Le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus complexe; l’art, qui en reflète les contractions et les contradictions, ne peut à son tour qu’être de plus en plus complexe. Exiger un art simple, c’est vivre à contrecourant de son époque. En revanche, on doit exiger un art sensible, et par ce vocable j’entends un art qui s’offre aux sens, mais aussi à la sensibilité de l’auditeur et, de façon plus radicale, un art conscient de l’Autre. C’est pourquoi il ne faut pas accuser l’actualisation, mais seulement certains courants qui l’ont un temps incarnée, et seulement en partie ; mais ces courants ont durablement verrouillé les alternatives, figé les modes de créations par un discours théorique abscons, voire par l’insulte et la menace. Ils ont, en fin de compte, tué la modernité de deux façon : premièrement, en 19


devenant une avant-garde officielle, figée dans ses diktats, institutionnalisée, toutes qualités appelant une saine subversion, vitale pour maintenir le cap de la modernité. Deuxièmement, en identifiant celle-ci au progrès, notion plus ingénieriste qu’artistique, ainsi que nous le verrons plus loin. La musique est en danger, on le constate tous les jours. Le déclin de l’industrie discographique est un premier symptôme, dont les raisons sont évidentes : la surexploitation du répertoire classique et l’échec de la musique contemporaine à s’imposer au public comme la continuation de ce répertoire. Chaque mélomane possède une ou deux versions de ses classiques préférés, seuls les plus fervents amateurs ou collectionneurs poussent l’aventure de la comparaison plus avant. Pire : nombreux sont déjà ceux qui, plutôt que d’aller au cinéma, préfèrent voir un film dans l’intimité et le confort de leur salon. Avec la sophistication de la hi-fi et du home cinéma, le temps n’est peut-être pas loin où l’on fera de même pour le concert ou l’opéra. La musique contemporaine n’assurant plus la continuité auprès du large public mélomane, celui-ci se tourne vers des divertissements plus légers, qu’il finit par associer à la création d’avant-garde. Pour beaucoup, les « musicals » les plus récents, dont la finalité est devenue avant tout commerciale, sont les dignes successeurs de Verdi et de Wagner. Les marchands de sons offrent aux oreilles de plus en plus sclérosées par la paresse, une musique toujours plus minimaliste et réductrice. Comment a-t-on pu en arriver là ? La musique étant aussi vieille que le Monde, j’ai décidé de partir à sa recherche à travers les traditions fondatrices de la pensée humaine, d’interroger les notions de langage, de sémiologie, de modernité et de désir. Je procéderai toujours par épanorthose1, revenant régulièrement sur une idée ou une notion énoncée précédemment 1

Ce mot ne figure pas dans le dictionnaire courant. Dans le grand Robert : « Figure par laquelle on feint ce qu’on vient de dire pour l’exprimer ensuite d’une manière plus vigoureuse. L’épanorthose s’appelle aussi correction. 20


pour l’approfondir, l’enrichir, et parfois la modifier. Cet ouvrage offrira à la réflexion du lecteur un certain nombre de dualités que je reprendrai dans chacune des cinq parties, pour les varier en fonction du sujet. En somme, la forme de ce livre est absolument celle d’une symphonie, où les thèmes voyagent d’un mouvement à l’autre, subissant variations et métamorphoses. Je tâcherai de prendre, autant qu’il est possible à un artiste pour lequel l’objectivité absolue est impossible, une position médiane entre le public et les créateurs, afin de rappeler aux mélomanes que la musique, comme tout le reste, s’apprend au fil de la vie, que cet apprentissage consiste en l’acquisition de signes, toujours plus nombreux et toujours plus riches, grâce auxquels, finalement, se révèlent des félicités auditives sans prix. Aux compositeurs, qu’il est de leur devoir de présenter à l’auditeur les signes de façon exotérique1 et, sans pour autant revenir en arrière, prendre conscience que la musique est signe d’émotions, qu’elle s’adresse au corps tout autant qu’à l’esprit. Si le courant était enfin rétabli entre mélomanes et créateurs, ce pourrait être la fin des classifications inutiles, de la « musique classique » et de la « musique contemporaine », pour retourner, finalement, et tous ensembles, dans le Monde de la Musique.

1

Qui peut être divulgué (s’oppose à ésotérique). 21


PREMIER MOUVEMENT: QU’EST-CE QUE LA MUSIQUE ?

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1 - FONCTIONS ET FINALITÉ DE LA MUSIQUE « Homme ! Ne crains rien ! La Nature sait le grand secret et sourit. » Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres. Le physicien Stephen Hawking pose, en exergue de sa recherche pour unifier la physique quantique et les théories de la relativité, une question extraordinaire, presque plus poétique que philosophique : « pour quelles raisons l'Univers s'est-il donné la peine d'exister? »1 La Finalité de la Musique, en écho à Hawking, appelle cette question : « pourquoi l’homme s’est-il donné la peine d’inventer la Musique », qu’on pourrait, dans son ultime variation, reposer au compositeur sous cette forme : « qu’est-ce qui, dans la Musique, vous transcende et vous mène ? » Et cette Finalité doit être bien distinguée des fonctions de la musique. Avant toute autre considération, il faut bien rappeler que la Musique est naturelle. Par-là, j'entends qu'elle est naturelle à l'homme, et même si votre voisin vous assure que Mozart a la vertu de charmer son chat, la Musique, dans son essence comme dans ses moyens, est par définition la mise en son de la geste et du drame humain. Mais j'insiste, elle est naturelle, c'est à dire que l'homme l'a inventée et développée comme il a inventé et développé sa conscience et ses fonctions cognitives, par nécessité d’assumer son entéléchie, ce beau vocable oublié qui désigne toute chose portant en elle sa propre réalisation. Ainsi, de la même façon que l'Homme était consubstantiel à la Nature, et par là même naquit de cette Nature, la Musique était consubstantielle à l'Homme. Elle est apparue partout où il y avait des collectivités humaines, aussi sûrement et naturellement que la feuille 1

Pour cette référence et le reste de la recherche de Hawkins, nous invitons le lecteur à visiter son site Internet, http://www.hawking.org.uk, 23


bourgeonne sur la branche, le printemps venu. On peut imaginer que les premiers sons modulés émis par l'être humain lui furent inspirés non seulement par un esprit curieux d'expérimentation, mais aussi, et sans doute par la suite, par le plaisir, l'émotion qu'il éprouva à se sentir ainsi vibrer de l'intérieur, ainsi que par les variations de plaisir correspondant à la modulation du son. Ce plaisir et ces émotions étant, ainsi que nous le verrons plus loin, les instruments de l'homéostasie physiologique humaine, autrement dit de son « bien-être », un bien-être dont on connaît aujourd’hui l’importance sur le bon fonctionnement des fonctions vitales, le besoin de produire le son modulé peut être considéré comme une conséquence de l'instinct de survie. L'humanité n'évolue que grâce à l'esprit d'innovation et la témérité de quelques-uns, en dépit de la résistance du grand nombre. L'Art de bien enseigner le chant étant chose aussi rare que la Licorne légendaire, les premiers « musiciens » ne devaient pas être foule. Il est plus que probable, par ailleurs, que si les sons modulés n'avaient été ressentis et considérés que comme une variante des cris et autres grognements composant le vocabulaire de nos ancêtres, ils ne se seraient pas démarqués du cadre de la communication pratique. Il semble par ailleurs que chant et langage se soient mêlés en diverses proportions suivant les groupes linguistiques, ce dont témoigne la musicalité particulièrement prononcée de certaines langues par rapport à d’autres. Le français, parlé au fond de la gorge et fort peu modulé ; il est beaucoup moins musical que l’italien ou le géorgien qui possèdent nombre de sons inouïs pour nos oreilles. Le rythme est également fort inégalement réparti selon les langues : par rapport au français et son rythme uniforme, il est intéressant de comparer les langues à fortes accentuations sur certaines syllabes, possédant également des accélérations ou ralentissements dans le cours de la phrase. L’italien, encore une fois, procède par « rubato » constant, les accents toniques de la phrase précipitant les syllabes à eux, pour suspendre le débit sur l’accent proprement dit. Ces différences de 24


qualités rythmiques et mélodiques peuvent expliquer les grandes inégalités de qualité musicale entre les langues, et ces inégalités éclairer à leur tour sur la place de la musique dans la culture d’un pays. Le fait que le français soit peu modulé et peu rythmé pourrait en partie expliquer l’importance et l’intérêt moindres portés à la musique, par rapport à la littérature, dans l’Hexagone. Les documents sonores les plus anciens dont nous disposons nous indiquent que la parole autrefois était déclamée au point d’être presque chantée ; il est permis de supposer que ce phénomène s’accentue à mesure qu’on recule dans le temps et que musique et langage ont pu à un certain moment se mêler au point d’être indifférenciés. Mais il est évident qu’à un tournant de l’histoire, le son modulé, chanté, a été le véhicule d'autre chose… Peut-être cet autre chose lui-même fut-il la cause du premier chant et grandit à l'intérieur de nos ancêtres, pour finalement jaillir, tel le Verbum de la Genèse. Cet autre chose, nous l'appellerons la Finalité de la Musique. Tel le Principe des anciennes Traditions, elle est Cause et Fin, c'est par elle que la Musique est née, c'est à travers elle qu'elle évolue et se répand, c'est elle qui motive et guide le créateur, qu'il se sente déterminé par quelque chose de supérieur ou non. Disons que, parmi tous les modes et variantes de l'acte de faire de la musique, elle est l'aspect le plus profond, le plus noblement humain et le plus intimement reliée à la Geste et au Drame de l’humanité toute entière. Finalité d’un côté, fonctions de l’autre. La Finalité peut être de quatre ordres principaux. Les fonctions quant à elles sont multiples et nous nous contenterons d’en énoncer quelques-unes unes, à titres d’exemple.

25


FINALITÉ

1. Créer, par le son, un lien vers sa propre nature. Expérience du son à travers le corps.

FONCTIONS

sacerdotale militaire divertissante pédagogique thérapique fond sonore

2. Créer un lien avec la Nature (expérience du son dans l’espace, mais aussi à travers des instruments naturels)

3. Créer des liens avec l’Autre (Exécutant - auditeur, exécutant + exécutant)

4. Créer un lien transcendant (expérience mystique de communication avec le Principe)

Ce schéma simple met en évidence une particularité essentielle 26


de la Finalité : elle établit un lieu, un territoire déterminé par les relations qu’elle crée, sur quatre plans distincts de l’expérience. La fonction répond à cette question, aberrante lorsqu’on parle d’art : « à quoi sert la musique ? », doublée d’une seconde réduction, induite, « à quoi sert cette musique ? » : à faire marcher au pas, à détendre, à meubler le fond sonore. Or la Musique, lorsqu’elle sert - au sens du Don - la Finalité, ne sert - au sens pratique, fonctionnel - strictement à rien. La musique étant très probablement née d’expérimentations isolées et solitaires, on peut raisonnablement penser qu’elle n’était pas, dans un premier temps, une fonction, mais la découverte d’un lien essentiel entre l’être intérieur et la Nature. Plus tard, en marge de l'évolution à caractère métaphysique, ou dans un premier temps pour le moins ontologique, de la Musique, quelques petits malins ont rapidement saisi le profit qu'ils pouvaient tirer de ces sons dont l'effet était proprement envoûtant : ainsi, dès le 8 ème siècle avant J.C, la Musique était associée à la magie et possédait la vertu d'apaiser et de guérir. De la magie à la religion il n'y avait qu'un pas et la musique à fonction religieuse vit le jour, suivie de près comme on pouvait s'y attendre par la musique militaire. Je dis bien musique à fonction religieuse, et non musique religieuse, la nuance est d'importance. Il est intéressant de noter ici combien les trois grandes figures philosophiques qui ont formaté notre pensée occidentale, Pythagore, Platon et Aristote, envisageaient les fonctions et la finalité de la musique différemment. Mais lisons plutôt Platon : La musique doit être « la partie maîtresse de l'éducation », ditil, « parce que le rythme et l'harmonie sont particulièrement propres à pénétrer dans l'âme et à la toucher fortement ; et que, par la beauté qui les suit, ils embellissent l'âme, si l'éducation a été donnée comme il convient, tandis qu'elle s'enlaidit dans le cas contraire ; et aussi parce que l'éducation musicale convenablement donnée fait sentir très vivement la négligence et la laideur dans les ouvrages de l'art et dans ceux de la nature. On en est alors 27


justement offusqué, et tout en louant les belles choses et en les recueillant joyeusement dans son âme pour en faire sa nourriture et devenir un honnête homme, on blâme justement les vices, on les hait dès l'enfance, avant de pouvoir s'en rendre compte par la raison, et quand raison vient, on l'embrasse et la reconnaît comme une parente, avec d'autant plus de tendresse qu'on a été nourri dans la musique.» « C'est la raison pour laquelle il faut veiller au type de musique qu'on tolère dans la Cité. Les musiques mauvaises, ditil, s'insinuent peu à peu dans l'âme et changent son orientation de façon tout à fait imperceptible au début. Et quelles sont les mauvaises musiques ? Celles qui à force de les écouter, rendent le caractère violent, ou trop langoureux et triste, ou encore, lascif1 ». Le plaidoyer de Platon pour l’utilisation de la musique à des fins éducatives est remarquable pour deux raison : d’abord, Platon considère que la musique prépare le jeune enfant à la raison ; il reconnaît donc à la musique des vertus géométriques, par l’intermédiaire du rythme et de l’harmonie, cette géométrie des sons agissant sur l’âme, l’âme sur le jugement et, plus tard, la raison. Mais plus loin Platon admet qu’il y aurait des musiques néfastes. Cela peut sonner terriblement « politiquement incorrect » à notre époque consensuelle, mais au fond l’idée qu’une musique puisse être thérapeutique, ce qu’on admet parfaitement aujourd’hui, et donc agir mécaniquement dans un sens sur notre psyché, rend parfaitement plausible l’idée d’un levier inverse, néfaste. Certains concerts de musique véhiculant des messages nihilistes, certains artistes pop prônant la mort, la haine du monde, savent assez bien utiliser le « côté obscur » de la musique et illustrent parfaitement la position de Platon. On ne peut pas dire que son plus célèbre disciple, Aristote, partage le même point de vue. Lisons plutôt : « C'est pourquoi nos pères ont fait entrer la musique dans l'éducation, non qu'elle soit nécessaire ; elle ne l'est pas ; ni qu'elle 1

Il y a d’autres considérations de Platon sur la musique. Notamment dans Le Timée, 47c-d et 80b, La République, livre VII, 530d, livre X, 616, et Les Lois, livre II, 654, 667 et livre VII, 798d, 802 et 814e. Quelques allusions dans Le Lachès, 188d, Le Banquet, 215c, Le Théétète, 145d, de même que dans Le Philèbe, 56a, 62c. 28


ait autant d'importance que l'écriture qui sert au commerce, à l'administration domestique, aux sciences et à la plupart des fonctions civiles ; ou que la peinture qui nous met en état de mieux juger de l’œuvre des artistes ; ou que la gymnastique qui sert à la santé et au développement des forces ; la musique ne donne rien de tout cela. Mais elle sert au moins à passer agréablement son loisir1 ». Même si, ailleurs, Aristote reconnaît à la musique des vertus médicales, il est intéressant de noter qu’il refuse toute nécessité, et donc toute finalité, à la Musique. Utile à l’oisif, voilà tout ce qu’elle est. Passer agréablement son loisir, n’est-ce pas la fonction à laquelle notre époque s’efforce de réduire l’art des sons ? Bien plus préoccupé de transcendance, Pythagore, vers qui nous reviendrons en détail, cherche les liens entre la musique et le Cosmos, ce qui est naturel pour celui qui avait inventé le mot même de Cosmos, ainsi d’ailleurs que celui de Philosophe. D’autres, comme Sophocle, Euripide et Eschyle proposaient de l’utiliser dans un théâtre entièrement chanté et accompagné d’instruments, la limitant ici encore à une fonction de divertissement. Il est toutefois important de rappeler que la musique de cette époque était monophonique et donc infiniment moins développée dans ses capacités d’expression. Plus tard, au Moyen-Âge, qui était beaucoup plus éclairé qu’on ne le pense couramment, et beaucoup moins narcissique que la Renaissance, le Septium, ou arts libéraux, se divisait en trivium, ou arts du langage - grammaire, rhétorique, dialectique - et quadrivium, ou arts de la nature, qui attribuait à la musique un rôle majeur dans l’acquisition de la connaissance, aux côtés de l’astronomie, la géométrie et l’arithmétique. La musique de divertissement existait déjà, celle des Troubadours, mais elle était nettement isolée de la musique « savante » des monastères.

1

Aristote Politique, Gallimard, 1993, livre 8. 29


Le monde moderne a perdu de vue la musique à fonction pédagogique de l’Antiquité, car l’idée que l’on puisse influer sur le caractère et le sens moral par le son, préférer les musiques qui encouragent les vertus et bannir celles qui incitent au vice, est trop éloigné de notre façon de penser et de formuler. Nous lui avons substitué, par un glissement raffiné, la musique à fonction thérapeutique, ou musicothérapie, qui dans son objet comme dans ses méthodes est bien proche des idées de Platon. C'est toutefois à des considérations contemporaines très consuméristes que nous devons les variantes les plus déchues de la musique à fonctions : la musique de fond sonore, qu'on n'écoute plus, mais qui est censée nous faire acheter au supermarché, nous rassurer au dernier sous-sol du parking, ou nous aider à patienter dans la salle d'attente d'une gare. Dans la plupart des discothèques modernes, la musique, souvent réduite à une pulsation obligatoire, où la basse et la rythmique effacent littéralement la mélodie ou les « lyrics », est tout aussi fonctionnelle que celle, pareillement manipulatrice et directionnelle, des militaires, et tout aussi dépourvue de visée artistique. Le mot « Art » vient d'être prononcé, et il est temps de s'interroger sur ce que cette notion englobe. Les hommes construisent des églises pendant les siècles que dure l’époque romaine et puis, tout à coup, et partout à la fois, jaillissent les cathédrales. Les hommes commencent à dessiner ou peindre autre chose que des ornements de porte ou de livres, et voici la Grande Peinture qui, de Flandres, s’étend à l’Europe entière. Conscience, un jour, d’un niveau supérieur, d’une possibilité nouvelle, d’une nouvelle nécessité. De même que l’Homme est la conscience toujours plus aiguë de son état d’homme, l'Art est la conscience d’un nouvel état et de nouveaux modes de production et de perception du geste. Geste pictural, sonore, poétique, chorégraphique, tous les gestes où s’incarne le drame humain. Mais l’Art, c’est aussi une capacité à exacerber l’essence du sujet dans l’objet et, par l’objet, d’assurer au sujet une pérennité non seulement par rapport à lui-même, mais également par rapport à 30


l’artiste et à ceux qui percevront l’œuvre de l’artiste. L’artiste assure donc la survie de son œuvre, du sujet de œuvre, et de luimême. L'Être humain a commencé à faire de l'Art sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, se fournissant dans cette inépuisable fabrique, pour reprendre le terme par lequel Deleuze décrit l’inconscient, jusqu’au point où, jailli de l’inconscient, le geste artistique prit conscience et nom en même temps qu’il développait ses techniques de réalisation. La musique en tant qu’Art, se pensant comme tel, indépendante de toute fonction et de toute responsabilité envers la société, autrement dit l’idée d’un artiste libre et responsable uniquement envers lui-même, libre d’exprimer autre chose que l’évidence du perçu, n’est apparue qu’à l’âge « moderne », c’est à dire en gros depuis Guillaume de Machaut et l’Ars Nova, à partir de quoi l’évolution linéaire et l’actualisation de la notion de moderne ont commencé. Résumons donc : la Musique est née d’un besoin profond, qui était déjà un embryon de la finalité, une étincelle de la transcendance, l’intuition que la Musique pouvait communiquer à l’homme un secret puissant et merveilleux. Puis est apparue la fonction, lorsque l’usage a donné à la musique - et aux autres arts la force d’un signe. A partir de ce moment, et pour longtemps, le signe occulta la finalité, le musicien devenant l’instrument de la fonction. Ce que décrit parfaitement Barthes lorsqu’il dit : « La fonction se pénètre de sens : dès qu’il y a société, tout usage est converti en signe de cet usage1 ». Autrement dit, la Musique apparaît, tendant vers un but sublime ; mais cette richesse, parce qu’il y a société, est accaparée, détournée, utilisée, fonctionnalisée. La musique devient le signe de quelque chose qui n’est plus transcendant mais pratique : sonneries militaires, rituelles, etc. 1

Cité par Eco, Umberto, La Recherche de la langue parfaite, Editions du Seuil, 1997 31


L’apparition de l’Artiste, après plusieurs millénaires, réconcilie la musique avec sa finalité. L’artiste ne se libère pas luimême, il libère le véhicule par lequel il s’exprime. Maintenant que l’on a bien compris la différence entre fonction et finalité, il apparaît que cette dernière n’aura pas le même sens, suivant que l’on est compositeur, interprète ou auditeur. Ce ne sont pas les mêmes raisons qui poussent à composer, à jouer d’un instrument, ou à aller au concert. Mais la finalité, ce qu’on va retirer de l’expérience musicale, reste unique. C’est bien d’ailleurs en cela que la musique est un langage. C’est dans le rapport entre cette unité de finalité, et cette diversité de raisons que se trouve, sans doute, la cause du malentendu entre le public mélomane et la musique de notre temps. Pour cela, voyons tout d’abord quelles sont les différentes raisons, et donc quelles sont les différentes catégories d’auditeurs et de compositeurs. Les interprètes participant des deux phénomènes, ils sont littéralement au milieu.

DIFFÉRENTES CATÉGORIES D’AUDITEURS 32


1. Les « sourds à la musique », pour qui aucune musique n’est perçue en conscience comme telle, mais simplement comme une partie indistincte du « fond sonore ». Ils ne sont pas le fait d’une classe sociale en particulier. N’est-ce pas Théophile Gauthier qui disait : « la musique est le plus cher, mais le plus désagréable des bruits » ? 2. Les auditeurs passifs. Ils écoutent tout et n’importe quoi, pourvu que cela « cadre » avec leur humeur du moment. Pour eux, écouter de la musique relève du même besoin qu’élever ou abaisser le chauffage d’une pièce. Ils sont du type émotionel-charnel. 3. Les auditeurs actifs qui donnent la priorité au « cœur », à l’émotionnel. Ils iront plus naturellement vers la musique classique, le jazz traditionnel, la musique qui leur fait plaisir. Ils sont du type émotionnel. 4. Les auditeurs actifs qui donnent la priorité à l’intellect. Ils écoutent de la musique pour stimuler leurs capacités analytiques et conceptuelles, ils recherchent l’aventure cérébrale. Ils sont militants, parfois sans discernement. Ils sont du type cognitif. 5. Les auditeurs qui ont intégré les « deux cerveaux ». Ils tirent un authentique plaisir, une pure émotion de l’écoute active et analytique d’un morceau. Ils n’applaudissent pas à tout ce qui surgit sous prétexte que c’est moderne, et ils rejetteront les musiques marquées par le dilettantisme ou le désir de plaire à tout prix. Nés dans une société de plaisir et de consommation, ils vont néanmoins au concert, comme au restaurant, autant pour s’étonner et apprendre, que pour satisfaire leur hédonisme. Ils sont du type RARE…

DIFFÉRENTES CATÉGORIES DE COMPOSITEURS

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1. Le compositeur qui est sourd à l’Autre, pour qui le créateur n’a pour but que sa création elle-même, en dehors de toute considération de présentation. Il n’y a pour lui d’autre justification et destination à l’œuvre, que l’œuvre elle-même. Cela pourra donner toutes sortes de résultats, du plus dilettante au plus élaboré. Cela ne signifie pas que l’œuvre ne fonctionne pas, mais tout simplement qu’elle n’a pas été conçue en priorité pour fonctionner. 2. Le compositeur obsédé par l’Autre. Généreux et désintéressé, il veut plaire, il veut faire plaisir. Il adaptera son langage en toute circonstance, mais ce qui le rend sympathique est son absence d’ambition personnelle. Il se sent utile au même titre que le chocolat. 3. Le compositeur obsédé par lui-même. Son œuvre est son miroir. Elle est son étendard, l’arme de sa reconnaissance sociale et de son accomplissement personnel. Il cultivera l’opportunisme, la facilité, tout ce qui lui permettra de réussir à tout prix. Il est le plus intéressé et le plus poisseux. 4. Le compositeur pédagogue. Il considère son œuvre comme une mission et un humanisme, même s’il a d’autres mobiles en amont ou en parallèle. Sa relation à l’autre est généreuse et intense. Il interpelle en permanence, tant le discours que son destinataire. Il bouleversera - au sens étymologique du terme - le langage dans la mesure où il pourra bouleverser au sens figuré - celui qui le recevra. Conscient des limites qu’on peut franchir dans la réforme d’un art qui est aussi un mode de communication, il aura à cœur, et à l’esprit, la nécessité de maintenir le langage musical dans un perpétuel mouvement évolutif, à condition que ce mouvement réponde à son milieu. Le compositeur pédagogue fait école, naturellement, même si c’est parfois contre son gré. 5. Le Génie. Il n’y a rien à en dire, il est flagrant, fulgurant et universel. Comme on le voit, chaque catégorie d’auditeur établit un 34


rapport à l’environnement, tandis que chaque catégorie de compositeur établit un rapport à l’Autre. La question que je posais en avant-propos - quelle musique pour quel public ? - se résume schématiquement par un faisceau croisé de relations entre les deux classifications ci-dessus, classifications dont je reconnais la subjectivité et l’incomplétude, mais qui représentent des modèles « généralement constatés » et où les relations établissent un niveau d’attraction ou de répulsion. La crise évidente de communication de la musique contemporaine tient à un double mouvement à l’intérieur de ce schéma. D’une part, l’accent mis sur la forme du message, le structuralisme poussé à l’extrême pour déduire l’objet musical par l’analyse, et aboutir à la musique « conceptuelle » plutôt que l’induire par la synthèse, ce qu’on appelait autrefois « l’inspiration » ; de plus il y a surtout l’abandon des codes et des conventions qui a confiné les compositeurs de l’avant-garde aux catégories 1 ou 4, dans le meilleur des cas. D’autre part, la pente de la facilité et une abondance de l’offre en musiques « faciles », induisant une paresse de l’écoute de plus en plus aiguë, canalisent les alternatives et regroupent massivement les auditeurs sous les catégories 2 et 3. À cela, on peut immédiatement objecter que l’hédonisme a toujours été le vecteur de l’écoute musicale et qu’appeler de ses vœux une classe d’auditeurs « idéaux » et surdoués, procède d’un idéalisme candide. Je répondrais que, de tout temps, la musique savante, élaborée, a nécessité un minimum d’effort pour être approchée, comprise, sentie, vécue et goûtée avec plaisir. Aujourd’hui pas plus qu’hier, on n’aborde la Tétralogie de Wagner sans un minimum de préparation. Ce qui est différent avec les bouleversements de l’avant-garde, c’est que la grande majorité des mélomanes acquis à la musique savante, et donc convaincus des efforts nécessaires pour apprécier cette nouvelle musique, ont massivement renoncé à fournir l’effort nécessaire d’écoute multiple, patiente, confiante ; et cela toujours pour la même raison : ils ne reconnaissent pas, dans ce qu’ils 35


écoutent aujourd’hui, la continuité avec ce qu’ils écoutaient hier. Ils ne reconnaissent pas cette musique, ils ont perdu les codes, ils sont égarés parmi les nouveaux signes. Les plus brillants défenseurs de la cause contemporaine se sont même lassés de leur excuse favorite, à savoir le temps nécessaire qu’il faut accorder à la nouveauté pour qu’elle s’inscrive dans le quotidien. En arguant que Beethoven ou Stravinsky n’avaient pas été compris à leur début, ils nous demandaient dix ou vingt ans de patience. Ce discours a aujourd’hui plus d’un demi-siècle et la musique contemporaine passe toujours aussi mal. Nous sommes donc face à un labyrinthe dans lequel il va bien falloir se décider à entrer, et rechercher, l’un après l’autre, le sens des concepts de musique, de langage musical, de signe, de code, de plaisir, d’inspiration, de style, de modernité… Pour cela, et c’est le propre des labyrinthes, il nous faudra accepter la confrontation à des objets étranges, au fort parfum archaïque, car il n’y a pas de voyage au fond de la musique sans un passage par les archétypes.

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2 - L’ALCHIMIE ET LE NUMINEUX, ou ÉLÉMENTS ET PRINCIPES DE LA MUSIQUE. « Le principal intérêt de mon travail n’est pas de traiter les névroses mais de m’approcher du numineux…C’est la véritable thérapie » Carl Jung L’usage commun crée sans cesse de nouveaux mots, et ceux-ci entrent d’autant plus vite dans l’usage - et le dictionnaire - que leur origine est commune. Moins fréquemment, un mot apparaît, ciselé par un penseur, pour combler le dictionnaire infiniment vacant des notions dont l’absence nous éloigne de l’Eternité. Il en est ainsi du Numineux. Inventé par le philosophe Allemand Rudolf Otto1, mais utilisé surtout par Jung, ce vocable désigne tout ce qui permet à notre esprit de saisir, par l’un quelconque de nos sens - mais plus généralement par la vue et l’ouïe - l’impensable de notre condition d’être face à l’Univers, son Infini et son Eternité 2. En quatre mots, le Numineux est donc la « perception de la Grandeur ». Il n’est aucunement Connaissance, mais plutôt vecteur de connaissance. Il indique, à ceux d’entre nous qui pourraient se croire grands, leur véritable dimension. Il offre charitablement la direction, le chemin à prendre pour le chercheur. Surtout, et c’est peut-être sa plus précieuse qualité, il fait taire en nous la fanfare des émotions et des pensées parasites, pour nous relier à notre Être essentiel. Nous l’avons tous vérifié, car nous avons tous été confrontés au Numineux. Et tout d’abord, allongés sur le sol, dans un lieu silencieux, face à un ciel étoilé. Assis au bord de la mer, sur une plage ou un rocher isolé. Et bien sûr, surtout, par la contemplation des œuvres humaines dont la fonction est délibérément de 1

In Otto, Rudolph, Le Sacré, Payot, 1996 Le mot numen possède en latin les acceptions suivantes : puissance, majesté, grandeur, divinité, dieu, déesse, force, pouvoir. 37 2


provoquer le Numineux : je veux parler des pyramides et des cathédrales pour les œuvres de pierre. Et de la Musique, à travers laquelle la révélation du Numineux, soit de la grandeur, s’accompagne d’une participation du corps et des émotions. La Musique a donc le pouvoir unique de nous relier au Numineux et non point seulement de nous laisser le contempler. Il est probable que nous sommes devenus des hommes et que nous nous sommes mis en marche à partir du moment où la première contemplation du Numineux a éveillé en nous l’idée même de quelque chose qui nous dépasse, qui domine l’image que nous avions de nous-mêmes, quelque chose qui nous donne envie de monter plus haut. À l’inverse, on peut également penser que le stade adamique, ou pré-humain, ainsi que la conscience animale en général, se résume à une parfaite homologie avec le Numineux. Qui nous prouve que l’oiseau, chantant sur la cime d’un grand arbre et enivré par l’écho infini de son propre chant par-dessus la forêt, ne fait pas l’expérience permanente du Numineux, puisque celui-ci, chez l’être humain, n’est un état intellectuel qu’après-coup ? Et que la fameuse chute d’Adam n’est point le stade où, préoccupé par des contingences matérielles de survie et d’avide appropriation des biens de son voisin, l’humain s’est peu à peu détaché, désintéressé du Numineux ? Lorsque vous êtes plongés dans la contemplation de la voie lactée, confrontés à l’Immensité, pensez-vous au Bien et au Mal ? Inversement, lorsque votre esprit est tourmenté, lorsque l’idée du bien ou du mal vous torture, votre conscience est-elle connectée à la Grandeur ? Et n’est-ce pas cela, la Chute d’Adam, la connaissance du bien et du mal ? Le mal, c’est l’oubli, ont pu dire certains…L’oubli de la juste proportion, sans aucun doute, l’oubli de la Grandeur. Ils ont toujours été une infime minorité, ceux qui, abaissant les yeux de la voûte étoilée, ont fait le vœu de régler leur vie et d’aligner leurs buts sur cette grandeur qui, elle, ne nous quitte jamais des yeux… 38


Ainsi, la Finalité de la musique, dont j’ai dit plus haut qu’elle tendait à magnifier le créateur et l’auditeur, trouve dans le Numineux son mode d’expression privilégié. Le Numineux est un mode symbolique, et comme tel il nous transmet un message dont nous ne décodons subjectivement qu’une partie, mais dont nous ressentons l’infinité des possibles. Telle est également la musique. Je voulais introduire cette notion parce que je l’utiliserai par la suite et parce que Jung en a fait explicitement la clé de sa recherche ; le même Jung qui interroge la vénérable Alchimie, conscient de la profondeur de ses racines dans l’édifice de notre culture et de notre Psyché commune, qu’il appelle joliment inconscient collectif. Il n’est pas question ici de bâcler en un demi chapitre l’histoire ni les buts de l’Alchimie. Je rappellerai sommairement, sous forme d’une série de faits, que l’Alchimie est l’ancêtre de la chimie 1, que son but n’est point de fabriquer de l’or pour s’enrichir ou une potion pour rester éternellement jeune, que de forts respectables figures de la science et de la philosophie s’y sont intéressées 1, ont été témoins de ses résultats2, ou ont utilisé la trace profonde de son message dans notre culture, pour partir à la recherche de notre être essentiel3. L’Alchimie a ceci de stimulant qu’elle nous oblige à penser différemment, à ré-former notre pensée conceptuelle, à développer une profonde conscience à la fois de notre étroite connexion au monde, mais aussi de chaque élément de ce monde avec tous les autres. Les clés de la pensée alchimique sont l’analogie - ce qui est en haut est comme ce qui est en bas - et la médecine universelle 1

Citons entre autres : Marie la Juive qui inventa le bain-marie, les alchimistes du Moyen Age qui découvrirent l’azote, l’acide sulfurique, parmi tant d’autres substances. 1 Issac Newton, en particulier. Sur ce sujet, Auffray, Jean-Paul, Newton ou le Triomphe de l'alchimie, Editions Le Pommier, 2000 2 Spinoza qui témoigna d’une transmutation effectuée sous ses yeux, d’après Holmyard. Selon la physique moderne, la transmutation est possible, mais impensable avec les seuls outils de l’alchimiste. Le dernier alchimiste connu à qui l’on attribue une transmutation devant témoin est Fulcanelli, au début du 20 ème siècle. Dans l’Alchimie, le chemin est plus important que le but, qui peut être vu comme allégorique. 3 Jung, Carl Gustav, Psychologie et Alchimie, Editions Buchet-Chastel, 1988 39


tout ce qui existe tend à la perfection, tant le minerai dans sa minière que l’être humain. L’alchimiste est donc le médecin de l’esprit et de la matière, corrigeant l’une et l’autre pour atteindre l’Or, soit la réalisation. Au fond, les alchimistes sont des artistes, car ils pensent par le mythe et réalisent par l’intuition ; leur « Art » doit être une projection dans ses buts et une synthèse dans ses moyens ; nourri par le Monde, il doit servir le Monde. Mais ce qui a conforté l’auteur de ces pages dans les quinze années qu’il a déjà consacrées à cette vénérable ancêtre des sciences, ce sont les fondements sains sur lesquelles elle repose et surtout la confirmation, par les découvertes de la physique la plus récente, de notions qui, il y a encore quelques décennies, relevaient de la plus folle imagination. Ainsi, chacune des prémices de l’alchimie conduit naturellement à la chimie moderne, tandis que ses notions fondamentales se retrouvent dans la science la plus aventureuse et la plus récente. Il en va ainsi du « fluide universel » que les alchimistes cherchent à capter et à concentrer tout au long de leurs travaux, et dont la description, depuis le Moyen-Âge, ressemble étonnamment à celle que les scientifiques donnent des neutrinos, mis en évidence au début des années quatre vingt dix. Les alchimistes travaillent avec une rigueur toute scientifique dans la méthode, mais s’expriment dans un langage extrêmement poétique, allégorique, ce qui ne facilite pas le rapprochement entre le texte et la réalité. L’Alchimie nous intéresse particulièrement dans le cadre de cette étude, car elle possède plus d’une analogie avec la Musique, et une similitude de source : Pythagore bien sûr, qui fut un fervent adepte de l’art d’Hermès, dont il eut l’occasion d’assimiler les arcanes durant ses longues années d’apprentissage en Egypte et qui inventa la gamme musicale du même nom. Plus loin encore dans le temps, une même Tradition, une même recherche des principes et des causes. Disons pour conclure cette introduction, que Musique 40


et Alchimie proviennent du même moule, du même formatage de l’esprit, et que toutes deux sont intimement liées dans leurs modes théoriques et pratiques, au rapport que l’Homme établit avec la Nature. Je me contenterai d’utiliser, par analogie, la théorie des quatre éléments et des trois principes, et de les appliquer tels quels afin de mettre en évidence la « nature naturante » de la musique. Les quatre éléments L’alchimie repose, ainsi que je l’ai dit, sur le principe d’analogie entre le macrocosme et le microcosme1 - donc une analogie verticale - mais aussi entre tout ce qui compose un même niveau de la réalité, tout ce qui appartient à une même échelle - et donc une analogie horizontale. Cette double analogie est traditionnellement représentée par une croix aux branches égales, important symbole alchimique possédant, au sein de l’Art d’Hermès, de nombreuses autres significations. De cette double analogie découlent les quatre éléments : feu, air, eau, terre, ainsi que les trois principes : souffre, mercure et sel. Il est important de répéter que la théorie des quatre éléments n’est pas une fantaisie d’excentriques à bonnet conique, mais qu’elle a fait partie des principes fondamentaux de la science et de la philosophie, des philosophes grecs jusqu’à Newton inclus. Les chinois ajoutaient volontiers le bois comme élément supplémentaire. Pour Démocrite ou Aristote, qui développèrent, après Leucippe et sur la base de leur seule intuition raisonnante, la théorie atomiste, les quatre éléments étaient une évidence apodictique1. Rappelons que les quatre éléments sont des qualités : ainsi le feu est bien évidemment présent dans la flamme de la bougie, mais aussi dans la chaleur revigorante du bouillon ou du bain chaud. Les 1

La ressemblance entre une structure atomique et un système planétaire est un exemple de cette analogie entre infiniment grand et infiniment petit. 1 Il semble que ce soit Empédocle (vers 493-433 av. J.C) qui ait, le premier, formulé par écrit cette théorie des quatre éléments. 41


métamorphoses d’H2O, à savoir la glace, la neige, l’eau et la vapeur, sont observées du point de vue alchimique comme un changement de proportions du même composé, intégrant davantage de feu et moins de terre au fur et à mesure que la substance se réchauffe. Avoir l’ « esprit alchimique », c’est savoir reconnaître un élément même quand bien même il semble n’être point là. La physique moderne nous dirait que le bain est chaud par l’effet de l’énergie transmise à l’eau, laquelle énergie pourrait provenir d’une éolienne, qui se meut sous l’action du vent, lequel vent est la conséquence du réchauffement de masses d’air par le rayonnement solaire. Indirectement, le bain chaud nous transmet donc une énergie qui vient d’une étoile et, en remontant plus loin encore, du big-bang… L’alchimie ne dit rien d’autre, mais elle le dit allégoriquement1. En vertu du principe d’analogie, il est possible de retrouver cette division en quatre éléments et trois principes - soufre, mercure, sel - dans toutes les grandes disciplines de l’esprit, pour la simple raison qu’elles proviennent d’un tronc traditionnel commun2. La musique ne fait pas exception et l’art des sons se laissera aisément diviser en quatre éléments : mélodie, harmonie, rythme et timbre. Il peut sembler arbitraire d’accoupler ainsi les constituantes de la musique et les éléments traditionnels. Je rappelle donc que je me situe ici du point de vue de l’alchimiste, non celui du musicien. Pour le premier, l’association par similarité, ou par affinité de nature, est la base même du travail. Pour établir les paires, je me servirai d’un mot d’ordre des hermétistes : solve et coagula, dissous et coagules. Pour l’alchimiste, la matière la plus dense contient des éléments subtils qu’il faut libérer, et la substance éthérée doit être condensée pour être travaillée plus aisément. Ce qui se traduit aussi par la célèbre formule : « spiritualiser la matière et matérialiser l’esprit ». Ainsi, il semble bien évident que la mélodie possède les vertus de l’air, premier moyen d’expression de la musique. La mélodie 1

Je propose volontiers cette devinette à ceux que la pensée alchimique interpelle : le feu dans l’eau est assez facile à identifier, il suffit de prendre un bain chaud pour le ressentir. Mais l’eau dans le feu ? 2 Ainsi que je le rappelais plus tôt, les « arts libéraux » du Moyen-Âge se divisaient en 4+3 disciplines. 42


s’est transmise tout d’abord par le chant ou par des instruments à vent rudimentaires, donc par une expérience corporelle de l’air. Plus épaisse est l’harmonie, qui est comme la condensation verticale de la mélodie, sa coagulation par accumulation de voix ; elle sera proche de l’eau, élément d’union et de mélange par excellence, au même titre que l’harmonie qui, au sein des accords, unit plusieurs mélodies sur un plan perpendiculaire. Le rythme est tellurique : c’est presque une banalité de l’énoncer, mais lorsque vous voudrez évoquer un tremblement de terre, de Rameau à Stravinsky, c’est la percussion et sa forte rythmique que vous emploierez. De façon moins anecdotique, il faut dire que le rythme instaure avec son interprète comme avec son auditeur une relation qui est une réelle prise de possession. Nous avons tous fait l’expérience d’une musique rythmée qui nous fait battre du pied à notre insu, même si la musique n’est pas de bonne qualité, du moment que la pulsation est forte et régulière. Faire appel au rythme, c’est opérer un ancrage, rechercher une assise, une pulsation au plus profond de soi, une attache qui ne peut nous relier qu’à la terre. Quant au timbre, il est le plus fugitif des éléments, celui qui transmet au son couleur et tempérament, il est donc le feu. Changer l’orchestration d’un morceau, c’est changer le régime de son feu. Wagner, qui ajouta un nombre inédit d’instruments à cuivre dans son orchestre, l’a bien compris1. Les exégètes pour décrire sa musique font abondamment référence à Vulcain et à ses œuvres… Pour l’alchimiste, le dosage des quatre éléments détermine les qualités et l’aspect de toute chose. Qu’en est-il de la musique ? Y a-t-il toujours quatre éléments dans toute forme de musique ? Certains objecterons que les musiques monophoniques, le simple chant a capella, sont dépourvus d’harmonie, c’est-à-dire d’eau… C’est faux, car tout son naturel produit une série d’harmoniques à partir du son fondamental, qui sont difficilement identifiables par une oreille non exercée mais qui confèrent à l’instrument, ou à la 1

Wagner, autant que Debussy, se passionnait pour l’art d’Hermès. 43


voix, sa spécificité, son timbre. L’élément harmonie est donc bien indissociable de tout son, de même que dans la vapeur d’eau, l’élément terre, extrêmement ténu, sera vu par l’hermétiste à travers, par exemple, la matérialisation du voile de buée sur le miroir1. Ici s’arrêtent les analogies et commencent les différences. Dans la nature, il suffit que les éléments soient présents pour que la manifestation se produise. La finalité de la musique étant d’être écoutée, il faut encore que les éléments soient perçus et reconnus pour que l’auditeur ait la sensation d’écouter de la musique, et non un grouillement chaotique de sons. Nous voyons ici l’écueil majeur sur lequel se heurte la musique d’avant-garde : la complexification à l’extrême d’un élément le rend inaccessible à sa perception comme tel. Ainsi de la mélodie : les grands écarts dont on a fait un usage caricatural au 20ème siècle, quand ce n’est pas l’abandon revendiqué de la notion de mélodie au profit d’un éclatement de la ligne musicale, laquelle était censée entraîner l’harmonie et le rythme dans une même « salvatrice » dissolution, ont totalement désorienté l’auditeur, habitué au fil conducteur de la mélodie, ou tout au moins de la « ligne mélodique », laquelle représentait le meilleur des guides possibles au sein du discours. Ainsi de l’harmonie : rien ne distingue, pour l’auditeur non professionnel, un « cluster », ou un agrégat harmonique composé de nombreuses dissonances, d’un tas de notes tapées au hasard sur le clavier d’un piano par un enfant ou un curieux non initié. L’oreille occidentale, formée à reconnaître, depuis plusieurs siècles, l’émotion en fonction de la couleur harmonique, perçoit souvent les savants agencements de la musique contemporaine comme les symboles du chao, de l’angoisse, de l’agression. Ainsi du rythme : pour être perçu comme tel, un rythme a besoin d’une part d’un minimum de stabilité, laquelle s’exprime 1

Il y a bien sûr le cas extrême du son pur, produit par synthétiseur, mais sa pauvreté le rend insupportable à l’écoute pour plus de quelques secondes. 44


par un tempo perceptible pendant un minimum de temps, et d’autre part de la répétition, conjointe ou disjointe, d’un minimum de cellules rythmiques. Cela, Stravinsky, qui initia ce qu’on peut appeler une révolution du rythme, en lui donnant une importance première dans le tissu musical, l’avait compris mieux que quiconque. Il faut dire qu’il entretenait avec le rythme une relation charnelle. Le rythme, comme le son, devant passer tout d’abord par le corps, Stravinsky possédait, ainsi que le rapporte Ernest Ansermet, une série de tambours sur lesquels il expérimentait ses trouvailles. Ceux qui se sont livrés à de cérébrales analyses de ses structures rythmiques devraient s’en souvenir et en tenir compte, sous peine de ne se limiter qu’à de fastidieuses études comptables. Bartók cherchait ses figures rythmiques dans les folklores hongrois, qu’il partait explorer et cataloguer, le magnétophone à la main. Et qui, mieux que Messiaen, dont les rythmes sont d’une complexité n’ayant d’égal que leur clarté et leur naturel, a su reprendre la leçon à son compte ? Un rythme trop complexe, c'est-à-dire changeant en permanence de tempo et de figure, n’est plus perçu que comme une succession aléatoire d’évènements. Or le rythme est certainement l’élément le plus fédérateur dans le processus d’audition. Il n’est que d’écouter certains groupes de jazz d’avant-garde, qui utilisent les techniques de la musique contemporaine, tout en conservant un rythme très fort et « typé », pour en être convaincu. Dans cette musique, l’absence apparente de mélodie ou d’harmonie - en fait leur grande complexité - est compensée par un rythme fort et identifiable ; la musique passe, elle fonctionne. Elle ne va pas toujours jusqu’à charmer et enchanter, car deux éléments échappent aux codes de l’auditeur, mais elle s’ancre par sa partie la plus terrienne. Le timbre est au fond le seul des quatre éléments qui tire profit d’une sophistication croissante. On peut même dire que l’enrichissement inouï de l’orchestration, depuis plus d’un siècle, est le plus grand acquis de la musique de notre temps. Plus les 45


combinaisons se complexifient, plus la musique en sort magnifiée. C’est peut-être Berlioz qui, le premier, a donné la première impulsion à cette course étourdissante vers le délice, à l’éblouissement du timbre. Il est fort intéressant de noter qu’à un certain moment, des compositeurs basculent d’une musique où le timbre est comme une « option », à une musique où il est une composante fondamentale, qu’on ne saurait modifier sans trahir l’idée centrale de l’auteur. Ainsi, presque toute la musique de Bach peut se jouer sur pratiquement n’importe quel instrument. Mais au fur et à mesure qu’on avance vers le 21ème siècle, l’orchestration évolue ; de simple parure dont on peut changer aussi facilement qu’on change de perruque, elle devient un élément fondamental du discours musical. Pour anticiper sur les chapitres suivants, le timbre est devenu un signifiant émotionnel, le porteur du message sensible du compositeur. Il aura fallu le développement d’une lutherie suffisamment variée, d’un langage polyphonique sophistiqué et de considérations acoustiques nouvelles, pour que le timbre soit au centre des préoccupations des compositeurs modernes. Une partie de la production musicale de la seconde moitié du 20 ème siècle peut être regardée comme un échec, sous l’angle de la communication et donc de la transmission vers l’auditeur ; elle n’en est pas moins un fabuleux catalogue d’inventions orchestrales dont les compositeurs du 21ème siècle, réconciliés avec leurs responsabilités, sauront tirer profit. Les trois principes Rappelons que les trois principes traditionnels de l’alchimie sont le soufre, le mercure et le sel. À la différence des quatre éléments, qui sont des qualités, en lesquelles une entité se laisse décomposer et décrire, les trois principes sont des fonctions. Les trois principes sont également beaucoup plus faciles à appréhender pour nos esprits logiques et 46


matérialistes : il suffit de les comparer à un oeuf. Le soufre, qui correspond à l’élément fécondateur, actif, chaud, est similaire au jaune de l’œuf. Il contient la semence, le principe de vie prêt à se développer. Le mercure, élément nutritif, passif, froid, matrice accueillante au sein de laquelle le soufre pourra croître, est analogue au blanc. Quant au sel, il faut lire « scel », soit en vieux français « le sceau », le principe qui donne au tout son aspect particulier et visible, qui le ferme et le forme, parfaitement comparable à la coquille de l’œuf. C’est donc tout naturellement que les trois principes s’ajustent analogiquement avec la musique : L’Inspiration, principe fécondateur. Le Style, milieu ambiant, milieu d’accueil de l‘Inspiration. La Forme, au sein de laquelle se cristallisent et se scellent les deux premiers principes. 1. L’inspiration L’Inspiration fut rayée du vocabulaire - et des préoccupations - des compositeurs, lorsque ceux-ci se tournèrent vers une autre Muse : la Science. Alors qu’on s’en remettait à une géométrie ou à des mathématiques somme toute relativement simples pour produire les chef-d’oeuvres de l’ère nouvelle, il n’était plus question, comme l’avaient fait les compositeurs de l’ère tonale, d’invoquer une vieille chimère fatiguée. Nous verrons dans un chapitre ultérieur1 ce qui se cache sous le vocable d’inspiration, qui semble être devenu finalement plus flou que véritablement démodé dans l’esprit de nos contemporains. J’y reviendrai plus tard, le terme désigne surtout une force de synthèse, un esprit de synthèse curieusement assez peu usité de nos jours où l’on pratique plus volontiers l’analyse, y compris et surtout durant l’acte d’élaboration. Cette force agit par ailleurs tout 1

« Du cliché au sofa ». 47


aussi bien sur l’auditeur, qui accordera d’autant plus de génie à une oeuvre, qu’elle lui semblera inspirée. L’oeuvre lui semblera inspirée lorsqu’il y percevra intuitivement trois choses : tout d’abord, un équilibre, une harmonie générale et ensuite une émotion, dont la puissance augmentera avec les écoutes successives. Enfin, une impression de transcendance, la nette sensation que l’œuvre nous transmet un message fondamental qu’aucun mot ne saurait traduire, qu’elle ouvre une porte sur un au-delà indescriptible mais presque tangible. C’est faute de ne pouvoir trouver ces trois entités que l’auditeur moderne se détourne de la musique savante de son temps. L’équilibre, l’harmonie apparente et la forme de l’oeuvre, lui seront d’autant plus inaccessibles que le langage musical utilisé sera pauvre en points de repère, en répétitions, en évènements remarquables. Cela ressortit à la sémiologie musicale, que nous aborderons plus tard. L’émotion est davantage l’affaire du savoir-faire, de l’habileté du compositeur à se servir de ses outils. Elle peut être déclenchée par une utilisation judicieuse des codes et conventions harmoniques mais aussi, comme l’a prouvé une oeuvre telle que le Sacre du Printemps, par un dérapage et par un mélange de ces codes. La notion de transcendance est bien plus subtile ; elle révèle la capacité du compositeur à utiliser la musique en tant que mode symbolique et non plus en tant que « simple » sémiologie. Cela aussi, nous le développerons plus tard. Reste que l’Inspiration est cette capacité, ce don du compositeur à faire la synthèse, dans son geste créateur, entre ces trois composants qui ne sont, au fond, que le conceptuel, l’existentiel, et l’essentiel.

2. Le Style On ne peut approfondir une étude de la modernité sans aborder la notion de style. Chaque évolution de la première 48


implique un changement du second : ainsi la modernité, par le brassage des possibles qu'elle imprime dans les profondeurs de son époque, laisse derrière chacune de ses grandes poussées, une trace en creux qu'on appelle le style, et dans laquelle viennent couler les ruisseaux des talents particuliers. Il faut distinguer trois niveaux sous le vocable de style : 1. Le style individuel, qui est formé des composantes stables, reconnaissables, utilisables comme facteur d’étude et d’interprétation de l’œuvre d’un même artiste. Ces composantes sont récurrentes dans l’analyse et inférentes dans la création. C’est à dire que le critique déduit, de la comparaison entre une œuvre récente et celles qui l’ont précédées, les éléments du style ; et que le compositeur déduira des éléments les plus saillants, les plus personnels et les plus efficaces de l’œuvre actuelle, ce que sera le style de l’œuvre prochaine. 2. Le style local - régional, national - qui permet de classifier les musiques sont différents labels : musique italienne, allemande, Tango, Bossa Nova, etc. Le style reste strictement local aussi longtemps qu’il n’évolue que de façon interne, ou qu’il n’évolue pas du tout - à la façon des musiques traditionnelles. Son utilisation par des musiciens étrangers et son métissage culturel entraînent obligatoirement une évolution, un changement de statut : de repère géographique, il devient repère chronologique. 3. Le style historique, qui classifie les musiques suivant leur ordre d’apparition et de succession. Style polyphonique de la Renaissance, style galant, style classique, romantique, jazz, musique contemporaine, etc. Toutes les formes de la culture, soit la totalité de l’expression humaine, se retrouvent dans ces trois catégories, mais avec, en leur 49


intérieur, des nuances relatives au rapport plus au moins grand qu’établit l’acteur culturel avec son support, un rapport qui ne définit pas autre chose qu’un niveau de liberté d’expression. Ainsi la littérature aura pour fondement du style le rapport Res et Verba, fond et forme. L’art s’épanouira davantage dans une dialectique Norme/Ecart. Dans la musique, la forme est affaire de spécialistes, elle n’est assimilée par le mélomane que comme partie du fond ; en revanche, tout écart stylistique par rapport à une norme connue est perçu de façon saillante. Dans le langage, l’évolution se fait par une succession d’apports entérinés par la masse des usagers du langage ; dans la musique, elle est le fait d’écarts individuels. On trouve rarement, en littérature, l’équivalent d’un apport de signes nouveaux en quantité, et par le fait d’un seul auteur, tels que ceux de Debussy ou de Moussorgski, par exemple. Aux trois catégories de styles se rattachant aux œuvres ou aux artistes, il convient d’ajouter une catégorie qui est comme la conséquence, d’une part de la diversité des styles qui ont proliféré du baroque jusqu’à nos jours, d’autre part de la pétrification de ce qu’on appelle la « musique classique » à l’intérieur de son Muséum : je veux parler du style de l’auditeur, qu’il soit professionnel ou non. J’ai toujours considéré comme une curiosité excessivement exotique cette attitude d’exclusivité, chez le consommateur d’art occidental, par rapport à une époque, un genre ou une tendance. On se fixe sur un style, on se met à l’adorer et à détester tout ce qui lui est étranger, en vertu de mystérieuses lois d’affinités. Ainsi, on devra détester Picasso si l’on aime Kandinsky ; on se croira obligé de zapper Gracq parce qu’on aimera Robbe-Grillet, ou David Lynch parce qu’on est un fan de Bergman et que sais-je encore ? Un benêt me demandait un jour si « cela se faisait encore d’aimer Brahms aujourd’hui ? » Chaque chapelle a donc ses zélotes qui, tels les amateurs de cigares ou de bons vins, n’auront assez d’éloges pour les objets de leur addiction, et jamais trop d’invectives pour la « boutique d’en 50


face ». Mais je ne m’intéresserai plus avant qu’au style du geste créateur. Ainsi que je l’ai dit, le style est avant tout un environnement : les compositeurs académiques, d’ailleurs, se contentent souvent de l’acquisition de cet environnement préfabriqué par leurs prédécesseurs et se vautrent dans ce manteau d’emprunt auquel ils se gardent bien d’ajouter quoi que ce soit de véritablement nouveau. Il faut reconnaître que l’époque - les époques - du Style Unique, où l’on n’avait qu’à apprendre les techniques et assimiler les canons esthétiques, avant de pouvoir développer et intégrer ses propres idées, était infiniment plus confortable que la nécessité, de nos jours, de créer soi-même son propre langage et de l’élaborer en fonction d’une échelle de validité temporelle bien plus contraignante que le « style » de jadis : gare à l’anachronisme, au « déjà-entendu »… Et puis, le « vieux style » avait un avantage imparable : le génie y était instantanément décelable. On ne pouvait se cacher derrière une complexité de façade, il fallait payer comptant. Le public était fixé : le talent avait l’art de l’enchanter ou de le choquer, son absence se traduisait par l’ennui. L’éclatement des trois éléments majeurs de la musique, mélodie, harmonie et rythme, a bien entendu entraîné une confusion dans la perception des styles. À moins d’être un musicien professionnel, et/ou de connaître les œuvres, il est pratiquement impossible pour un mélomane, même zélé, de situer une œuvre moderne dans le temps comme dans l’espace. Il m’est arrivé de diriger des concerts comportant quatre créations mondiales de compositeurs issus de pays et de cultures fort différentes, et de réaliser que ces quatre œuvres, soucieuse d’une parfaite orthodoxie contemporaine, en oubliaient de raconter ceux qui les avaient composées : j’étais incapable, partition en 51


main, de les situer dans le temps comme dans l’espace, ce qui est pourtant la vertu du style. C’est donc le paradoxe de notre époque : le style était autrefois imposé aux compositeurs, par l’intermédiaire d’un langage dont les règles étaient clairement codifiées, mais ces créateurs, par la force de leur personnalité, laissaient une profonde empreinte sur ce langage, et l’on pouvait reconnaître chaque compositeur à son style. Aujourd’hui, plus rien n’est imposé au départ, si ce n’est une obligation de complexité, et l’interdiction de toute référence à un élément de la période tonale, ce qui entraîne un langage uniformément in-signifiant pour les mélomanes, un non-style qui reste malgré tout la signature d’une époque ; mais une époque qui, avec le temps, semble s’éterniser et tourner en rond autour des mêmes sonorités et des mêmes procédés. Nous parlons bien entendu ici de l’Avant-garde officielle. N’oublions ni les compositeurs indépendants, de plus en plus nombreux, ni surtout les grands créateurs qui ont imperturbablement traversé le 20ème siècle comme si de rien était, peu sensibles aux chimères du sérialisme et à ce qui s’en suivit, dont ils n’avait pas besoin, les Strauss, Prokofiev, Sibelius, Janacek, Britten, Dutilleux etc. Même au sein de l’Avant-garde, on note un net regain d’intérêt pour certains éléments, rythmiques notamment, mais aussi dans le domaine du timbre, à forte connotation stylistique géographique, ressortissant pourtant davantage à la fascination pour le « bon sauvage » importée à l’époque coloniale, via Bali, et qui perdure dans les immanquables marimbas, bongos et autres gongs tibétains. Il semble qu’à part Luciano Berio et Olivier Messiaen, presque tous les compositeurs « officiels » se soient éloignés d’une composante stylistique environnementale majeure : les musiques folkloriques ou populaires et je ne parle pas ici, comme un peu plus haut, de l’importation d’effets exotiques, mais de l’application rigoureusement structurelle d’un environnement traditionnel pour 52


l’élaboration d’une œuvre à vocation universelle. J’aborderai ce très important sujet à diverses reprises, mais je soulignerai simplement ici que, l’influence de ces musiques s’exerçant en grande partie au niveau du rythme, c’est très naturellement que les modernes d’origine russe ou hongroise Stravinsky, Bartok - les ont intégrées à leur langage, donnant à celui-ci une prégnance qui, en partie, explique leur grand succès. Tandis que, par exemple, les français qui ne disposent pas d’un folklore à la rythmique très variée ni typée 1, ont soit importé comme Ravel ou Debussy des apports de figures rythmiques espagnoles, soit, comme Messiaen, construit un langage rythmique personnel à partir de métriques grecques ou de chants d’oiseaux, langage qui permet à cette musique par ailleurs remarquablement complexe de fonctionner, de communiquer. Quant à ceux qui, comme Boulez, se sont tournés vers les calculs sériels pour déduire les structures rythmiques - je ne parle pas de ses oeuvres récentes où, comme au début de Répons, on sent une touchante influence de Messiaen - ceux-là se sont privés, volontairement, on pourrait dire héroïquement, d’un puissant vecteur de communication. De toutes façons, le jazz et ses dérivés, pour parler des musiques populaires les plus proches de nous, ne pouvaient apporter quoi que ce fût à un compositeur qui en ignorait la littérature au point d’écrire - en 1951, ajouterons-nous pour sa défense -: « …le jazz a pu passer pour apporter à la musique un considérable renouvellement rythmique, avec sa pauvre et unique syncope et son inséparable mesure à quatre temps2» 3. La forme Aborder la forme, c’est entrer directement dans le domaine du temps, et davantage qu’avec toute autre discipline de l’esprit on peut dire qu’en musique, le temps fédère la forme, qu’il est tout à 1

Nous parlons ici des trois ou quatre rengaines, telle Au clair de la lune, qu’on ressasse aux petits français, dans l’ignorance d’un patrimoine extraordinairement riche mais totalement inexploré. 2 Boulez, Pierre, Relevés d’apprenti, p.76, Paris, Seuil. 53


la fois le germe et l’enveloppe de l’objet musical. Cela est dû à une particularité de la forme musicale : elle se révèle en deux instants distincts, celui de la conception et celui de l’exécution, temps construit / temps vécu, autrement dit le temps du compositeur d’une part, celui de l’auditeur d’autre part. Le temps construit, celui du compositeur à sa tâche, est comparable à une autre dimension, où il semble s’écouler différemment que dans le « temps réel » ; tous ceux qui ont une quelconque activité créatrice le savent. Les nombreuses corrections de tempo que les compositeurs eux-mêmes apportent à leurs œuvres, au moment où elles surgissent du papier pour la première fois, nous l’ont prouvé maintes fois : le temps ne s’écoule pas de la même façon, dans l’espace de la conception, que dans l’espace de la projection. Mais le compositeur a une contrainte supplémentaire, par rapport aux peintres ou aux écrivains : il ne doit pas seulement élaborer un texte dont le destinataire prendra connaissance à son rythme, il doit encore prendre en charge ce rythme de façon absolue - il n’est plus question ici de liberté de lecture - et la forme de son oeuvre sera, dans une grande mesure, déterminée par le rythme et le tempo de l’énonciation qu’il a imaginé et que j’appelle le temps construit. Aborder ici l’étude du temps construit, c’est à dire de la forme musicale d’un point de vue technique, serait hors de propos dans un ouvrage accessible à tous les mélomanes. Le temps vécu, en revanche, s’il n’échappe pas à la relativité induite par toute subjectivité d’écoute, possède pour les auditeurs, professionnels ou non, quelques propriétés remarquables communes. Une oreille exercée saura, dans une oeuvre de l’époque tonale, reconstituer la structure de la partition, autant que la mémoire saura accumuler et restituer les évènements perçus. En revanche, pour une partition contemporaine, l’expert et l’amateur se retrouveront pareillement désorienté et devront se guider à partir d’impressions, et non plus d’un « plan » intellectuellement reconstitué. Boulez lui-même nous en donne la raison : « Lorsqu’elle perçoit une succession rapide d’accords 54


complexes... ou un accord complexe isolé, excessivement bref, l’oreille est incapable d’analyser, fût-ce intuitivement, les rapports qu’observent les hauteurs entre elles ; elle est saturée de complexité et perçoit, globalement, des bruits1 ». Si l’on était perfide, on pourrait commenter que, la musique contemporaine utilisant très largement les successions rapides d’accords complexes, elle n’est, globalement, perçue que comme du bruit... Et d’autre part, qu’elle semble davantage faite pour l’oeil que pour l’oreille. Je ne partage pas ces avis, mais je trouve étonnant que ce soit Boulez qui écrive implicitement ce dont les mélomanes font grief depuis toujours à l’avant-garde. En vérité, davantage que par un phénomène de saturation des synapses, le litige qui oppose les auditeurs à la musique contemporaine repose en grande partie sur un double conflit entre écoute passive / écoute active, et écoute ponctuelle / écoute linéaire. En effet, même dans la musique classique, nombre de mélomanes écoutent « par à-coups », laissant leur intuition les guider d’un stimulus agréable à un autre stimulus agréable, sans que la ligne – musicale - qui sépare ces deux points « plaisants » ait été véritablement vécue, écoutée. Sauf dans le cas d’oeuvres connues à la note près, c’est cette écoute ponctuelle qui prévaut. Les compositeurs de l’époque tonale, qui au talent ajoutaient le pragmatisme, savaient doser la forme de façon à placer en conscience et régulièrement, des traits saillants pour capter et maintenir l’attention de l’auditeur. De plus, les formes classiques faisaient un grand usage de la répétition, que ce soit la répétition d’une note, d’un motif ou de pages entières, ce qu’on appelle un da capo. La répétition était, avec les traits saillants, la méthode employée pour stimuler la mémoire et ancrer l’oeuvre, j’oserai même dire l’encrer, dans l’esprit du mélomane1. Dans un premier temps, l’avant-garde sérielle avait banni toute forme de répétition, aussi bien de notes individuelles que de 1

Boulez, Pierre, Penser la musique aujourd’hui, p.44, Gallimard Et même au début de l’ère moderne, on notera par exemple que le Sacre du Printemps, qui ne reproduit presque pas d’éléments au cours de l’oeuvre, procède tout de même par « blocs » au sein desquels les motifs sont amplement répétés, même si c’est presque toujours en les variant. Qu’on pense au premier solo de basson ! 55 1


cellules, ajoutant à la difficulté d’un langage nouveau celle d’une mémorisation impossible. Ainsi, par l’abandon de ce procédé, l’approche d’une oeuvre nouvelle exige, plus que jamais, l’écoute multiple, et cette réitération fait intimement partie de ce que j’appelle l’écoute active. Celle-ci devrait idéalement se composer d’une première audition, pendant laquelle on suivra, avec une ouverture d’esprit maximale et une attention de chaque instant, le discours musical, pour décider à la fin si l’oeuvre a éveillé en nous le désir d’une seconde audition. Celle-ci aura pour but de confirmer les premières impressions, mais aussi de commencer à repérer les ombres portées de la forme, autrement dit, de reconstituer peu à peu le temps construit du compositeur. Rappelons-nous la mise en garde de Debussy : « S’imaginer qu’on peut juger une œuvre d’art sur une première impression est la plus étrange et la plus dangereuse des illusions1 ». La forme, comme le timbre, est la composante musicale qui a le plus bénéficié de l’expérimentation, mais la difficulté accrue pour l’auditeur de se repérer au sein de l’œuvre n’a pas permis à la forme de connaître le succès, l’authentique apothéose qu’a été l’évolution du timbre. Et c’est au timbre qu’on aura le plus, depuis près d’un siècle, demandé de remplacer la mélodie, l’harmonie, et le rythme, dans leur rôle de jalons indispensables au sein de la forme, du temps vécu : instruments remarquables, utilisation inédite d’instruments plus courants, grands effets de masse, effets diaphanes, tout cela est au service de la forme, tout cela passe encore à travers le public, et tout cela, pour cette même raison, est exploité au maximum. À la lecture de ces dernières pages, le lecteur peut être pris d’un doute : les compositeurs du 20ème siècle ont-ils vraiment résolu d’écrire de la musique en se passant de la mélodie, de l’harmonie, du rythme, de l’inspiration et du style ? Ou du moins en écartelant, en démembrant les trois premiers et en occultant les 1

Debussy, Claude, Monsieur Croche, p. 335, Paris, l’Imaginaire Gallimard, 1987. 56


deux derniers ? Ont-ils, par ce geste, commis un acte égoïste, irresponsable ? Ont-ils épuisé en quelques années les possibilités d’évolution du langage musical, comme on peut épuiser les ressources d’un sol, comme une génération de jouisseurs inconscients et égoïstes peut piller un monde dans son entier ? Ou bien y eut-il un appel, une urgence vers quelque chose de plus universel, une conscience soudaine que la musique était davantage faite pour ouvrir des perspectives inédites à l’esprit que pour flatter l’hédonisme de l’auditeur ? En même temps qu’elle se coupait toujours plus de ses principes fondateurs, allant jusqu’à abandonner le 1 « tempérament » , ou gamme chromatique tempérée, héritage de Pythagore, la musique contemporaine semblait vouloir établir, par l’élaboration de systèmes de compositions de plus en plus vastes, un lien universel entre les sons et l’ensemble de la manifestation. Et revenir à la conclusion du Maître de Samos : que la musique est tout et partout, y compris dans les sphères célestes...

1

Voir le chapitre « Une musique sans tempérament ? » 57


3 - DE PYTHAGORE A LA PHYSIQUE DES CORDES « Les nombres gouvernent le monde » Pythagore « C’est dans la musique que la nature semble nous enseigner le principe physique de ces premières notions purement mathématiques sur lesquelles roulent toutes les sciences : je veux dire les proportions harmonique, arithmétique et géométrique… » Rameau Toute la connaissance humaine n’est peut-être que l’étude et la connaissance des proportions. Les mathématiques, pour le moins, ne sont même que cela. Ainsi de ses dérivés, la géométrie, la physique, l’astronomie. La philosophie est peut-être l’étude des proportions entre différents modes de percevoir, de penser et d’exprimer. La politique est certainement une affaire de proportions entre pouvoir et liberté. La musique, de toute évidence, est un ensemble de proportions entre hauteurs, dynamiques, durées et timbres. Il n’est donc pas étonnant que ce soit un mathématicien, Pythagore, qui ait établi, par un jeu de proportions sur les premiers nombres entiers, le système appelé « gamme de Pythagore », dont tous les systèmes musicaux ultérieurs, en Occident du moins, ont été déduits, et particulièrement la « gamme tempérée », chère au clavecin de J.S. Bach. Pour Pythagore, les Nombres gouvernaient la musique, comme ils présidaient à tout phénomène. Il affirmait d'ailleurs avoir élaboré sa gamme uniquement à partir des rapports entre le Nombre 1, le Nombre 2 et le Nombre 3, et non point à partir d'instruments de musique, autrement dit « à l’oreille ». Pythagore raisonnait sur des longueurs de corde vibrante, qu'il 58


mesurait exactement : une corde vibrante d'un pied de long produisait un certain son ; une corde vibrante d'un demi-pied de long faisait entendre la même note, mais à l'octave au-dessus. (Ex.3.1)

1 pied

½ pied

Une corde vibrante de deux pieds de long produisait la même note, mais cette fois à l'octave au-dessous. (Ex.3.2)

1 pied

2 pieds

Le rapport de 1 à 2 qui génère l’octave se retrouve donc pour toutes les autres notes de la gamme pythagoricienne : la fréquence de chacune des notes, multipliée par deux, donne la même note, mais à l'octave au-dessus ; la fréquence divisée par deux donne également la même note, mais à l'octave au-dessous. C'est avec le rapport de 1 à 3 que Pythagore engendrait toutes les autres notes de sa gamme. Si vous multipliez la fréquence d'un Do pythagoricien par 3 vous obtenez la fréquence de la note Sol, mais à l'octave au-dessus. (Ex.3.3)

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Si vous multipliez la fréquence du Sol pythagoricien par 3, vous obtenez la note Ré, à l'octave au-dessus. (Ex.3.4)

Si vous prenez la fréquence d'un Ré pythagoricien et que vous la multipliez par 3, vous obtenez la note La, à l'octave au-dessus. (Ex.3.5)

Et ainsi de suite… Ceux qui ont fait un peu de musique auront reconnu ce qu'on appelle la série des quintes : Do, Sol, Ré, La, Mi, Si. A partir du Do = 1, Pythagore enchaînait douze quintes ascendantes. (Ex.3.6)

En procédant de façon analogue, mais cette fois avec une série de quinte descendantes, il obtenait un total de 25 notes dans l’octave, (Ex.3.7)

au lieu des 12 de notre gamme moderne : (Ex.3.8) 60


La gamme de Pythagore à 25 degrés exige une oreille plus fine, capable d’entendre des différences subtiles d’intervalles. Cette gamme est encore utilisée, telle quelle ou presque, par la musique traditionnelle turque, pour ne citer qu’elle. L’existence de ces « micro-intervalles » dans les musiques traditionnelles orientales et moyen-orientales leur confère une incomparable richesse et une subtilité bien supérieure à notre musique occidentale, lorsqu’on s’en tient du moins à la monophonie, c'est-à-dire l’utilisation d’une seule ligne musicale, un chant sans accompagnement autre que rythmique. Avec l’apparition de la polyphonie, les intervalles inférieurs au demi-ton ne manquèrent pas de poser problème. Giuseppe Zarlino (1517-1590) leur donna le nom de coma : par exemple, sur un piano, le « si dièse » et le « do » sont exactement la même note, qu’on obtient en appuyant sur la même touche, mais au violon par exemple on peut faire entendre la subtile différence entre ces deux valeurs, quelques hertzs qui composent donc le coma. Zarlino essaiera de maintenir le principe d’intervalles « naturels » en construisant un modèle mathématique complexe mais, encore une fois, incompatible avec la nécessité de combiner plusieurs parties. C’est Werkmeister qui inventera le tempérament, la gamme tempérée bien connue et utilisée aujourd’hui, permettant l’accord des instruments modernes et en particulier le piano et l’orgue. Mais revenons à Pythagore et à sa découverte : l’obtention d’une gamme au développement et aux applications si harmonieuses, par l’utilisation des nombres entiers qu’il considérait comme intrinsèquement naturels, lui permit de conclure que la Nature était toute entière Harmonie, dans le sens où elle se conformait à la rigueur intransigeante des nombres. Pythagore et ses disciples appliquèrent leur vision du Monde à l’Univers tout entier, notamment au mouvement des astres. Pour 61


les pythagoriciens, ce mouvement devait nécessairement refléter l’harmonie du Monde : ils placèrent la Terre au centre de l’Univers et firent tourner autour d’elle les astres mobiles - les planètes et le Soleil - sur des trajectoires circulaires. Chaque trajectoire était conçue comme une corde vibrante dont la note devait être en harmonie avec celle des autres astres. Les sept astres - Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne - et la sphère des étoiles étaient censés jouer ainsi une gamme complète et en parfaite harmonie : la musique des sphères. On rejoint ici la cosmogonie propre à l’alchimie, où les sept planètes correspondent aux sept métaux fondamentaux, dont la gamme ascendante aboutit à l’or parfait1. Ce qui doit donc ici retenir notre attention est cette idée absolument fantastique, poétique, et apparemment hors de tout bon sens, selon laquelle l’univers tout entier serait composé de musique : toute chose étant déduite des premiers nombres entiers, la création dans son entier doit vibrer et résonner comme une gigantesque symphonie. Bien entendu, cette théorie rentra peu à peu dans la collection des idées parfaitement farfelues mais fort sympathiques de l’histoire de la pensée humaine. Puis, vers le milieu du 20ème siècle, quelques physiciens commencèrent à se pencher sur l’incompatibilité apparemment inextricable des deux grandes théories décrivant notre univers, la relativité générale pour l’infiniment grand et la physique quantique pour l’infiniment petit. Certains acceptaient avec fatalisme l’idée d’un univers régi par deux systèmes théoriques, quant d’autres ne pouvaient s’y résoudre et recherchaient avec pugnacité l’unicité des principes. C’est au cours de la dernière décennie que la théorie des cordes, puis des supercordes, commença à faire parler d’elle et à remporter peu à peu les suffrages d’une bonne partie de la communauté scientifique. Avec réticence, tout de même : son approche nécessitait de penser l’univers non plus en quatre dimensions comme Einstein nous l’avait enseigné, soit trois 1

On trouve une parfaite illustration de cette théorie alchimique dans la Nativité de Botticelli, artiste adepte de l’art d’Hermès, qui représenta sous la forme d’anges les douze constellations dans le ciel, et les sept métaux - ou planètes - au dessus de l’étable, chacun revêtu de sa couleur traditionnelle.. 62


dimensions spatiales et une dimension temporelle, mais de neuf à vingt-cinq, selon les écoles! Mais surtout, cette théorie redonnait vigueur à l’idée de Pythagore selon laquelle tout est musique, mais cette fois à l’échelle de l’infiniment petit. Les propos du physicien Trinh Xuan Thuan, préfaçant le remarquable ouvrage de Brian Green1 dont je me suis inspiré pour ce chapitre, ne pouvaient que résonner agréablement aux oreilles d’un musicien : « Tout comme les vibrations des cordes d’un violon produisent des sons variés et leurs harmoniques, les sons et harmoniques des supercordes se manifestent dans la nature… sous forme de photons, de protons, d’électrons, de gravitons… Ces supercordes chantent et oscillent tout autour de nous, et le monde n’est qu’une vaste symphonie ». Green ne se contente pas de nous exposer la physique des cordes, il s’offre le luxe de nous présenter de la façon la plus ludique possible les théories de la relativité et de la physique quantique qui, sous sa plume talentueuse, nous sembleraient presque aller de soi - illusion bien trompeuse. Et c’est avec une agréable surprise que l’on découvre de parfaites analogies entre les théories alchimiques de la matière, et les plus récentes découvertes sur les particules. Ainsi aux quatre éléments, qui sont des qualités de la matière, en vertu desquelles cette dernière s’assemble ou se sépare, correspondent les quatre forces : force gravitationnelle, force électro-magnétique, force nucléaire forte et force faible. Et aux trois principes répondent les trois familles de particules : électron, muon, tau. Le principe d’unité, ou unité du Principe, que les anciennes traditions représentent généralement par un point à l’intérieur d’un cercle, pour exprimer la création du cosmos à partir de l’Un absolu, lequel ne peut être que le point mathématique, trouve sa plus belle justification dans les propos de Green, qui nous invite à une conclusion tout aussi radicale que celle des anciens euxmêmes : « Au fur et à mesure que l’on remonte en des temps plus reculés, la totalité de l’Univers se réduit aux dimensions d’une orange, puis d’un citron, d’un petit pois, d’un grain de sable et 1

Green, Brian, L’Univers Elégant, Robert Laffont, 2000 63


ainsi de suite jusqu’à des dimensions encore plus petites. En extrapolant, il semblerait que l’Univers n’ait d’abord été qu’un point… où matière et énergie auraient été comprimés à une densité et à une température inconcevables… Ce mélange explosif aurait donné lieu à une bombe cosmique, le big-bang, rejetant la semence à partir de laquelle l’Univers tel que nous le connaissons s’est ensuite formé ». La théorie des cordes entrouvre une porte sur des mondes au sein desquels règne l’incommensurable. Les échelles de grandeurs sont généralement à la puissance + ou – 33 : ainsi, une corde dont la dimension sera de l’ordre du millionième de milliard de milliard de mètre aura une tension de plusieurs millions de milliards de milliards de tonnes. Une corde sera ainsi mesurable, calculable, manipulable en théorie mais absolument impensable, si l’on songe à une représentation de notre imagination, qui ne peut concevoir, dans l’ordre de l’infiniment petit, qu’en millimètres et en grammes. Pour pouvoir « regarder » une corde, il faudrait construire un accélérateur de particules dont la taille et l’énergie seraient proches de ceux de l’Univers lui-même. Bien davantage encore que pour l’atome, le seul instrument dont nous disposions pour conceptualiser et manipuler l’univers des cordes est le calcul, soit l’utilisation des nombres. Aux deux extrémités de l’histoire de la pensée, on retrouve d’une part l’idée d’un univers gouverné par les nombres dont les composés les plus infimes comme les plus massifs entrent en vibration suivant la loi de ces mêmes nombres et, d’autre part, l’idée selon laquelle à l’origine de toute manifestation - matière, lumière, énergie - il y a une vibration. Ceci aura trois conséquences majeures pour nous : 1. On comprend mieux l’attachement viscéral de l’être humain au phénomène sonore, son « désir de musique », et le fait que, partout où l’on trouve des groupes humains, on trouve de la musique, lorsqu’on sait que nous sommes intégralement 64


composés de structures vibrantes. 2. Les analogies entre sons et couleurs nous sourient de façon familière, lorsqu’on sait que sons et couleurs ne sont que divers modes vibratoires, différenciés par leurs seules fréquences. Cela donne un sens profond et réellement métaphysique aux théories développées par O. Messiaen sur les correspondances entre timbre, harmonie, et couleur – cf. le paragraphe consacré à Messiaen dans Petite histoire de la modernité à la française. 3. La construction verticale de la musique, c'est-à-dire l’harmonie et la polyphonie, n’aura été possible qu’en ordonnant l’échelle des fréquences suivant une symbolique rigoureuse des nombres, héritée de Pythagore, et aménagée pour permettre cette verticalité : 7 notes dans la gamme diatonique, 12 demi-tons chromatiques, un système harmonique basé sur l’accord parfait, soit la superposition d’une tierce et d’une quinte, soit 3 et 5. On retrouve cette rythmicité dans la vie des hommes : 7 jours dans la semaine, 12 mois dans l’année, le 5 et le 3 étant quant à eux omniprésents dans nos structures tant physiologiques que sociales.

Le Nombre d’Or Il existe un autre vaste et éblouissant domaine où le nombre joue véritablement le rôle du démiurge, la matrice de toutes choses, c’est celui de la section dorée ou nombre d’or. Autre notion dont le nom est familier à tous, mais dont le principe demeure obscur à la plupart. Pourtant, l’énoncé théorique est simple et élégant, ses applications sont infinies, y compris dans la musique, tout aussi bien par le rôle important joué par le nombre d’or dans 65


l’organisation des échelles de fréquences – gammes - que par son précieux apport dans la lutherie et en particulier les proportions du violon. Au 3ème siècle avant J.C, Euclide, dans son ouvrage Les Eléments, élabore la plus ancienne définition de la section d’or, qu’il nomme « partage en moyenne et extrême raison d’un segment » et en déduit les premières constructions géométriques. Mais la dénomination à proprement parlée de « nombre d’or » est due au philosophe Allemand Adolph Zeising (1810-1876). Quant à la lettre grecque - phi - qui le désigne, elle n’est pas non plus d’Euclide comme on peut le dire parfois. C'est Théodore Cook qui la proposa en 1914, rendant hommage au sculpteur grec Phidias né vers 490 et mort vers 430 avant J.C - connu pour avoir décoré le Parthénon à Athènes. Pour simplifier la notion à l’extrême, il suffit de dire que, lorsque entre deux longueurs, il existe un rapport tel que la proportion de la plus petite à la plus grande, soit la même que celui de la plus grande aux deux réunies, ce rapport sera égal à . On le voit très simplement sur cette figure : (Ex.3.9)

Un simple coup d’œil permet de constater qu’effectivement, la petite section de la longueur du rectangle est à la grande section, 66


ce que la grande section est à la longueur totale. En langage littéraire, on dira donc que ce rectangle est divisé selon d’harmonieuses proportions. Un autre schéma qui non seulement permet de voir très clairement la « proportion divine », mais surtout de comprendre comment elle s’élance, à partir de la section d’un côté, pour organiser l’univers tout entier, de la séquence d’atomes à la galaxie, est celui de la spirale : (Ex.3.10)

Ici, l’on voit très précisément comment la spirale s’organise, s’enroule autour de multiples rectangles invisibles dont chacun, du plus petit au plus grand, est en proportion divine avec le précédent et le suivant. En partant du minuscule rectangle au début de la spirale comparons ses proportions avec celui de taille immédiatement supérieure et continuons ainsi pour la totalité de la figure. L’observation de la suite des rectangles oblige à un regard « tournant », qui suit ainsi le déroulement de la spirale. Qu’une figure aussi harmonieuse, dont l’épanouissement possède la grâce d’une chorégraphie, se retrouve au cœur des organisations les plus importantes de notre monde, qu’un nombre soit au cœur de cette figure, tout cela fait dire à Matila Ghyka 1 que « le Nombre est l’essence de la Forme ». 1

Ghyca, Le Nombre d’Or, p.25. Gallimard. 67


Nous n’entrerons pas dans les détails de l’équation qui permet d’obtenir le fameux , rappelons que sa valeur est 1,6180...... Phi, comme Pi, avec qui on le confond souvent, pouvant se calculer à l’infini. Une illustration de cette valeur a été popularisée par un récent thriller à grand succès, il s’agit de la suite de Fibonacci. Pour mémoire cette suite est : 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89…. Chaque terme s’obtenant en additionnant les deux précédents. Ainsi, 3 égal 2 plus 1, 5 égal 3 plus 2, etc… Une des propriétés remarquables de cette suite, c’est qu’à partir de 5, on peut diviser un terme par celui qui le précède, et l’on obtiendra une valeur s’approchant toujours plus de Phi, soit 1,6180. Par exemple, 5/3 donnera 1,6666, mais 89/55 nous approche à 1,6181. Ici, c’est donc la spirale, invisible, qui s’enroule autour des nombres… Et la musique dans tout cela ? Et, bien, comme le rappelle Leibniz (1712) : « La musique est un exercice d’arithmétique secrète et celui qui s’y livre ignore qu’il manie les nombres » et au premier rang de ces nombres se trouve Phi. On le retrouve tout aussi bien dans l’organisation des intervalles des premières gammes, notamment celle de Zarlino, que dans notre gamme tempérée. Ainsi, prenons un accord de do majeur, do, mi, sol, l’accord majeur étant la composante la plus importante de la musique occidentale. Cet accord est composé d’une tierce majeure plus une tierce mineure, autrement dit pour les non-musiciens, d’un intervalle de 4 demi-tons plus un intervalle de 3 demi-tons. Le côté de notre rectangle, soit la quinte do-sol, est ainsi divisé en deux segments dont l’un est un peu plus grand que l’autre, et l’ensemble présente l’aspect de notre divine proportion, même si sur le strict plan des fréquences, on n’approche Phi que grossièrement. Pour ceux qui ont un piano, il peut être frappant de jouer la séquence complète des demi-tons composant l’intervalle do-sol, et d’attribuer un chiffre à chaque note. Ainsi, Do sera 1, et ainsi de suite jusque Sol. On ne sera pas surpris de trouver Mi correspondant à 5, et Sol à 8, et de conclure que l’échelle de l’accord parfait nous conduit directement à la suite de Fibonacci. 68


La lutherie, nous l’avons dit, en particulier pour l’élaboration du violon, fait appel à la section dorée. Stradivarius a construit ses instruments en appliquant la divine proportion à toutes leurs parties. De nombreux compositeurs se sont inspirés de la divine proportion pour construire leurs œuvres, mais c’est sans doute Bartók qui revendiqua ce procédé le plus ouvertement. Le musicologue hongrois Ernö Lendvai a ainsi mis en évidence la construction du premier mouvement de la musique pour cordes percussions et celesta sur ce principe. Ce mouvement comprend 89 mesures. La mesure 56 - Bartók laisse ici les nécessités de la musique primer sur les pures mathématiques…- correspondant à la section d'or, et marque le point culminant d'une progression amorcée dès le début de l'œuvre1. Bien entendu, et en vertu du principe « on ne prête qu’aux riches », les plus grands compositeurs, Bach, Mozart, Beethoven ont été souvent passés sous la grille de lecture de la section dorée. Il n’est pas impossible qu’ils y aient consciemment fait appel. Mais il n’est pas à écarter que leur intuition géniale leur ait dicté tout naturellement cette proportion qu’on retrouve à l’état naturel dans un nombre infini de structures. Après tout, le tournesol grandit-il en ayant conscience que ses graines s’organisent en fonction de la section dorée ? On aura donc compris, dans cette première partie, combien la musique est intimement mêlé à notre nature profonde, que ce soit celle de notre corps ou celle de notre esprit, et combien le phénomène sonore est en étroite relation avec les principes mêmes du monde. Précisément parce qu’elle engage tout autant le corps que l’esprit, la Musique possède cet ascendant sur notre esprit, davantage encore que les autres arts, et que toute autre discipline humaine en général. Mais cette force et cette présence ne sont pas dues à la nature du seul matériau. Encore a-t-il fallut que s’élabore, 1

Cité par Gérard Assayag et jean Pierre Cholleton, La Recherche. Numéro spécial sur les nombres Ndeg.278; Juillet/Aout 1995 69


au fil des âges, une articulation des sons, une architecture des formes, une élaboration des styles. Il a fallut, en un mot, que s’établisse un langage…

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SECOND MOUVEMENT : LE LANGAGE MUSICAL

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La question de savoir si la musique est un langage peut sembler ingénue : pour les uns c’est une évidence, pour les autres une simple façon de parler. De fait, si l’on emploie couramment l’expression « langage musical », c’est souvent par métaphore et ceux qui l’utilisent pour décrire une œuvre enchaînent la plupart du temps sur des comparaisons tirées de la peinture ou de la danse. Il est plus rare d’entendre certains musicologues évoquer le « système linguistique » d’une œuvre, ce qui n’est pas du tout la même chose. Mais au fond, les uns comme les autres se serviront du mot « langage » pour parler des modes d’extériorisation de la musique. En effet, toutes les encyclopédies s’accordent à nous dire qu’un langage est un système de communication. Parler de langage musical, c’est donc parler de la volonté, de la part du compositeur, de communiquer, d’exprimer. De son côté, la linguistique est, pour reprendre la définition de Ferdinand de Saussure, la science ayant pour objet «la langue envisagée en elle-même et pour elle-même». Elle peut donc s’appliquer à n’importe quelle œuvre, quel que soit son degré d’ « ésotérisme ». Si un compositeur n’a pas pour finalité de toucher, d’émouvoir, de transporter son prochain mais plutôt de conceptualiser à outrance, il sera toujours infiniment plus aisé de parler de sa linguistique que de son langage, ce qui, au passage, ne manquera pas de flatter l’amour-propre du créateur. Pour sa part, le langage se définit en tant que tel. La musique, si elle est véritablement un langage, doit pouvoir se définir, en ultime analyse, comme un langage et rien d’autre. Or étudier un langage, c’est l’étudier « in vitro », indépendamment de toute incidence émotionnelle, de toute personnalisation et surtout de toute subjectivité. On ne dit pas « la langue musicale », mais le « langage musical ». En effet, le russe, par exemple, est une langue parlée par un peuple bien déterminé ; mais si ce peuple venait à adopter une autre langue - comme les francs abandonnèrent le latin - et que celle-ci disparaisse en tant que langue, elle n’en demeurerait pas moins, dans la terminologie des historiens qui se pencheraient sur son cas, un langage, dont aurait disparu, comme dans le cas d’un fossile, la chair des usages, les fluides de la 72


coutume et de l’usage quotidien. La musique se définit-elle, en ultime analyse, comme un langage et rien d’autre ? Non, bien entendu, car la qualité universelle de la musique, qui rend écoutable un gagaku japonais par une oreille occidentale, son caractère inné, le fait qu’on puisse l’écouter sans l’apprendre, mais aussi l’extraordinaire subjectivité de son expression, qui rendra insipide à mon voisin telle musique pour laquelle j’entrerai en pâmoison, en un mot : son extrême abstraction est incompatible avec la stricte définition du langage. Dans la musique il y a plus précisément un « au-delà du langage » ; de la même façon qu’il y a un au-delà du langage dans la littérature. Maurice Blanchot, Barthes et quelques autres ont affirmé maintes fois que le langage tendait naturellement vers sa propre destruction, que l’histoire contemporaine de la littérature était celle du meurtre, puis de l’absence d’écriture ; mais cette absence n’est pas celle de l’écrivain, du livre, de l’acte de lire, du lecteur ; elle est volonté de s’abstraire de tout modèle historicoculturel de l’écriture. Parallèlement, le début du 20ème siècle a vu l’abandon, le « meurtre » du langage musical classique, puis le retrait, l’absence même de langage et donc de communication entre le compositeur et l’auditeur, mais sans qu’il soit impossible d’admettre qu’on était toujours dans le domaine de la musique. Ainsi que je l’ai dit, c’est davantage dans le domaine structurel qu’on trouvera les modèles d’étude et d’analyse du phénomène musical. Bien davantage que la linguistique, qui peut nous aider lorsqu’on veut observer les évènements de surface, c’est la sémiologie, ou science des signes, qui nous permettra non seulement de comprendre la musique dans sa manifestation mais aussi et surtout dans son essence.

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4 - MUSIQUE ET SÉMIOLOGIE « L’importance d’un artiste se mesure à la quantité de nouveaux signes qu’il aura introduits dans le langage… » Aragon Dans ses mémoires, Stravinsky affirme que la musique, « dans son essence, est impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. » De la part d'un esprit aussi précis que Stravinsky, cette déclaration, lancée d'évidence pour provoquer ou, d’une certaine façon, justifier ses propres choix esthétiques, semble faite à l'emporte-pièce et manquer singulièrement de clarté. Outre le fait que tout artiste a pour aspiration de s'exprimer par son art, le verbe exprimer signifie étymologiquement « pousser dehors », exprimere. Le Larousse lui donne pour valeur de : « manifester sa pensée, ses impressions » et plus loin « ... ses sentiments, par un moyen artistique ». Le compositeur ne fait rien d'autre que de « pousser hors de lui », manifester et donc exprimer sa pensée, ses impressions, ses sentiments. Stravinsky s'était donc tout simplement trompé de verbe et nous ne ferons pas les malins en feignant d'ignorer ce qu'il avait derrière la tête. Il voulait dire que la musique est inapte à faire coïncider le sentiment du créateur créant, avec celui de l'auditeur écoutant.1 Ainsi par exemple, Tchaïkovski traduisant dans sa Symphonie Pathétique les souffrances de sa vie privée ne parviendra pas à nous transmettre tout à fait cette souffrance ni, bien entendu, les pensées qui l'ont faite surgir. Nous ne percevrons 1

Notons au passage qu’Arthur Rubinstein, grand ami de Stravinsky, était convaincu du caractère purement provocateur de ce qu’il appelait une boutade… 74


de cette émotion, si nous sommes sensibles à sa musique, qu'une valeur approchée ; c’est la symphonie de Tchaïkovski qui deviendra l'objet émotionnellement compétent et non les pensées douloureuses de Tchaïkovski. La critique de Stravinsky vis-à-vis de la musique n’est d’ailleurs pas nouvelle ; on l’a depuis fort longtemps appliquée aux outils de la langue. Ainsi Locke, en 1690, affirmait que « La principale fin du langage tient dans la communication que les hommes font de leurs pensées les uns aux autres […] les mots ne sauroient bien servir à cette fin […] lorsqu’un mot n’excite pas, dans l’esprit de celui qui écoute, la même idée qu’il signifie dans l’esprit de celui qui parle1 ». Le compositeur a la faculté enivrante de réifier, c'est à dire de faire devenir entités réelles des images musicales mentales, à un stade intime où se confondent précisément sujet et objet, où, pour lui seul, le son entendu est l’expression directe et spontanée de son sentiment actuel, même s’il est amené à le retravailler par la suite. Or l'objet concret lui-même, une fois exprimé, n'est rien d’autre qu'une quantité d'air animée qui se met en résonance dans un autre corps et excite une pure sensation. Mais à ce niveau l'objet sonore n'existe toujours pas. Il n'est perçu comme tel qu'à partir de l'action d'un Signe, c'est à dire d'une médiation entre Sujet et Objet. C'est ici que la sémiologie, ou science des signes, peut nous aider à résoudre, par l'entraînement de notre faculté à composer de nouveaux codes et interprétants, cette rupture dans l'intersubjectivité entre le compositeur, pour qui le message est homogène au code, et l'auditeur, pour lequel il ne n'est plus. Avant d’aller plus loin, et pour faire comprendre au lecteur l’importance de considérer la musique comme une sémiotique, ou langage de signes, et la conséquence qui s’ensuit, à savoir la nécessité pour l’auditeur d’acquérir, par l’écoute assidue de la musique, de nouveaux signes pour jouir davantage de la musique, 1

Locke, John, Essay Concerning Human Understanding, Ellipse, 2004 75


je vais faire un détour par le monde du parfum, pour trois raisons : 1. Les parfums sont aussi une sémiotique : vous sentez un parfum de rose et aussitôt, si votre éducation vous a permis de sentir cette fleur auparavant, vous penserez « rose ». Le parfum est le signe d’une chose bien précise. 2. La langue des parfums est pratiquement, comme la musique, inconnaissable par les mots. Comme le dit si bien Eco : « que l’on essaie de décrire par des mots la différence entre le parfum de la verveine et celui du romarin1 ». Que l’on essaie donc de comparer avec des mots la différence des sentiments éprouvés à l’audition d’un quatuor de Beethoven et de sa chanson préférée des Beatles. Et pourtant, au fond de soi, cette différence est très claire, on l’a « sur le bout de la langue », on l’éprouve et la ressent dans ton son être. Cela relève donc d’une méta-langue, une langue d’une autre dimension de l’esprit. 3. On acquiert, dans les parfums comme dans la musique, les interprétants, c’est à dire les codes nécessaires pour passer du parfum de la rose au concept mental de rose, puis à l’apparition dans l’esprit du mot, « rose », par l’entraînement et l’éducation. Il est évident que pour un « Nez », le monde olfactif est infiniment plus expressif que pour le commun. Rappelons-nous ce passage du « Parfum » de Süskind : « Inversement, la langue courante n’aurait bientôt plus suffit pour désigner toutes les choses qu’il avait collectionnées en lui-même, comme autant de notions olfactives. Bientôt il ne se contenta plus de sentir le bois seulement, il sentit les essences de bois, érable, chêne, pin, orme, poirier, il sentit le bois vieux, jeune, moisi, pourrissant, moussu, il sentit même telle bûche, tel copeau, tel grain de sciure –il les distinguait à l’odeur mieux que d’autres gens n’eussent pu le faire à l’œil. Il en allait de même avec d’autres choses. Que ce breuvage 1

Eco, Umberto, La recherche de la langue parfaite, Editions du Seuil, 1997 76


blanc administré chaque matin par Mme Gaillard à ses pensionnaires fût uniformément désigné comme du lait, alors que selon Grenouille il avait chaque matin une autre odeur et un autre goût suivant sa température, la vache dont il provenait, ce que celle-ci avait mangé, la quantité de crème qu’on y avait laissé, etc.1 » Le héros de ce roman possède un vocabulaire olfactif si riche, qu’il est bien près de cette « langue parfaite » dont Saint Augustin nous dit « qu’elle ne serait point faite de mots, mais des choses elles-mêmes, de telle sorte que le monde apparaisse comme un livre écrit sous le doigt de Dieu2 ». En effet, quel meilleur moyen de connaître une chose, de se l’approprier, de devenir cette chose, que par son odeur ? C’est en tout cas plus « parlant », comme première approche, qu’un simple nom… Il en va de même pour la musique. Elle est une méta-langue qui nous parle d’un autre état, d’une autre dimension, d’une autre perspective non seulement du monde, mais de nous-même. Le parfum nous révèle l’intimité des choses, le son peut nous révéler le très-fond de nous-mêmes, à condition seulement que nous ayons la volonté d’acquérir les signes et les codes. Tout le problème de la mauvaise communication de la musique contemporaine réside dans ce déficit de codes, qui fait dire au mélomane que cette musique est compliquée, soit étymologiquement pliée sur elle-même. N’ayant que peu d’interprétants connus et reconnus à offrir, elle oblige le compositeur à l’expliquer, par la parole ou par l’écrit, et souvent de façon laborieuse et plus décourageante encore que l’œuvre ellemême. Avant d’apprendre à fabriquer de nouveaux codes, voyons comment travaillaient les créateurs du passé. Pour le compositeur de l'époque tonale, le processus de création consistait le plus souvent à « piocher » dans une 1 2

Patrick Süskind, Le Parfum, Paris, Fayard, 1993 Eco, Umberto, La recherche de la langue parfaite, Editions du Seuil, 1997 77


bibliothèque d'éléments acquis au fil du temps comme généralement signifiants et à laisser son intuition, ou inspiration, soutenue par la technique d'écriture, donner à ces éléments une force d’expression optimale. L'utilisation des règles d'harmonie et de contrepoint étaient en soit garantes de la bonne tenue linguistique de l’œuvre, elle-même ensemble sémiotique. Nous pourrions même dire que le Génie se traduisait le plus souvent par une plus ou moins grande subversion de ces règles, mais tout en restant dans le cadre général qu’elles définissaient et qui permettait au génie d’être évident. L'abandon volontaire - et l'on serait tenté de dire héroïque - par les modernes de ces repères acquis au fil du temps, a placé l'auditeur devant l'obligation de recréer seul les ensembles de codes nécessaires à im-primer en lui ce qui vient d'être ex-primé en dehors de lui. Imaginons qu'un beau matin, nous apprenions que les autorités aient décidé de changer toutes les signalisations routières pendant la nuit pour les remplacer par de nouveaux codes absolument incompréhensibles, à moins de posséder le manuel adéquat. C'est exactement la situation dans laquelle les auditeurs, les mélomanes, et même une bonne partie des musiciens se sont retrouvés après la révolution du sérialisme et de ce qui s'ensuivit. Et peut-être même avant. Debussy, tant invoqué par les modernes, ne disait-il pas : « Stravinsky m'inquiète, il commence à écrire avec ce qui n'est déjà plus de la musique ». Le problème n'est pourtant pas de savoir ce qui est de la musique et ce qui n'en est pas, car au fond tout objet sonore élaboré par l'être humain peut, à certaines conditions qui sont celles des limites de l’art, être appelé musique1. Ce qui compte, ce sont les codes permettant d'interpréter, de ressentir, de juger et de valider ces objets sonores. On pourrait même oser ici une définition ontologique de la 1

On peut objecter que, dans un cas extrême, le compositeur puisse être son seul auditeur et par conséquent « s'auto-valider ». Je répondrais premièrement que c'est une vision terriblement solipsistique du travail de création et secondement, pour reprendre le jargon linguistique, que le « je » du narrateur-compositeur implique un « tu » du lecteur-auditeur, qui pourrait éventuellement permuter avec le « je », mais non coïncider sous peine de contre-sens, et surtout pas impliquer que l'auditeur soit un « il », c'est à dire, selon Benveniste, l'absent, la non-personne, l'exclu du discours. C'est pourtant, sans le vouloir, au rôle du « il » que les modernes ont, par leur rejet du « vieux signe », relégué leur public. 78


musique : la Musique, c'est ce qui est validé par l'auditeur. Pour reprendre notre exemple automobile, il apparaît avec le recul que les modernes ont agi avec enthousiasme mais précipitation : changer la signalétique sans prendre le temps d'éduquer les « usagers » ne pouvait conduire qu'à la plus grande confusion. De l'autre côté, ces derniers semblent s'être enfermés dans une attitude de boycott obstiné, confinant à la paresse, comme si l'on avait fait le vœux pieux de ne se déplacer qu'à pied, plutôt que de chercher à comprendre le sens des nouveaux signes. Mais puisque c'est par le signe qu'est né le mal-entendu, c'est aussi par le signe que j'ose une tentative de réconciliation, en tâchant d'entrer dans les couches ésotériques - du grec esôterikos, « réservé aux seuls adeptes » - du phénomène sonore, autrementdit des sous-entendus, dont les codes sont comme les gènes du phénomène sonore exotérique - exôterikos, « destiné au public ». Lorsqu'on aborde la sémiologie, il faut avoir à l’esprit deux prémices fondamentales : 1. Le signe est une entité mise à la place de quelque chose d'autre. 2. Le signe est une entité qui participe à un processus de signification1. Ce qui amène une première question : si la musique est faite de signes mis à la place d'autre chose, quelle est donc cette chose? La réponse se trouve dans l'élucidation de la seconde proposition. L'objet sonore, pour être entériné comme signe, doit signifier quelque chose. Ce qui est difficile à identifier, la musique étant le plus abstrait de tous les modes de communication. Et donc, le « quelque chose d’autre » se trouvera forcément au niveau de la perception subjective, du sentiment, de l’émotion ressentie à l’écoute. Un cheval dessiné sur un panneau se rapportera sans trop de 1

Une des meilleurs introduction au monde des signes se trouve dans Eco, Umberto: Le signe, LGF, 1992 79


problème à son objet concret dans l'esprit de la plupart des observateurs du signe. Une flèche inclinée à droite sur le même panneau sera déjà moins explicite et la mise en contexte, en plus des codes propres au concept de flèche, sera nécessaire. Il est en revanche acrobatique d'attribuer à un accord majeur ou mineur, à un intervalle, ou à un rythme, une signification précise, à fortiori universelle et donc un objet de destination. Malgré tout, les auditeurs qui participent d'une même culture et de mêmes affinités musicales s'accorderont pour reconnaître que, dans une symphonie de Brahms par exemple, ils éprouvent les mêmes sentiments aux mêmes moments. Dans le cas des grands amateurs de Wagner, cela devient tout à fait évident. Il apparaît donc que cette concordance d'impressions corresponde à la force de signification des signes et je soutiens que les choses à la place desquelles sont mises ces signes, ce sont les émotions et les sentiments ressentis par l'auditeur. Mais avant d'aller plus loin, je dois rappeler qu'il y a deux catégories de signes : ceux de la partition écrite et ceux de la musique écoutée. Ainsi donc, il y a signe dans le signe, ou plus exactement derrière le signe. Les signes de la première catégorie ne comportent aucune charge expressive ou émotionnelle intrinsèque, ils sont des indications sur la façon dont l’œuvre a été conçue et doit être jouée. Pour reprendre notre premier argument sur la pertinence de l’appellation « langage musical », on peut admettre que les signes écrits soient ce langage qui n’est « rien d’autre que lui-même ». Le signe écrit naît dans l’esprit du compositeur, parfaitement codifié pour lui et pour lui seul, la révélation chez l’auditeur ne s’opérant que peu à peu, au fil des interprétations. Les œuvres les plus populaires n’échappent pas à la règle : parmi la multitude de signes qui les composent, nombre d’entre eux sont tout à fait « ésotériques » et nécessitent la pratique de l'analyse pour être compris et perçus, y compris des musiciens les plus accomplis. Il y a dans l'opéra Tosca, de Puccini, un exemple que j'utilise à 80


chaque fois que je dirige cet ouvrage, pour montrer à mes chanteurs comme le compositeur peut avoir caché la clé d'une mélodie pourtant bien à découvert. Ainsi, lorsque Scarpia, pour essayer de charmer Tosca, au début du second acte, lui dit « je ne sais pas tirer d'accords d'une guitare, ni d'horoscopes de fleurs » : (Ex.4.1)

Puccini a dissimulé, sous le mot « accordi », un accord à la harpe, qui est, un demi-ton plus bas, la séquence des cordes à vide de la guitare, très évidente lorsqu'on la joue seule : (Ex.4.2)

(mi, la) + (ré, sol, si, mi) Plus tard, lorsque Scarpia se fait pressent : « mais à une belle femme je ne me vends pas pour de l'argent » et à la fin de l'acte, avant le : « Tosca, tu es enfin mienne », les notes de l'accord sont déroulées et légèrement permutées pour donner une mélodie nouvelle. (Ex.4.3)

(ré

sol

si

mi)

(+la,

mi)

Si on a eu l’œil assez vif pour repérer l'origine de cette 81


mélodie, cela donne bien entendu un sel supplémentaire au jeu du chanteur, mais c'est un signe interne, secret, un clin d’œil du compositeur au musicien attentif. Ce genre de signe, qui dans mon exemple est plutôt une synecdote1, fait partie, ainsi que les notes, les valeurs de rythmes et les indications d'interprétation, des signes destinés à l'exécution de l’œuvre. Une fois mis en pratique, ils délivrent l'objet sonore, et immédiatement un nouveau signe apparaît, pointé quant à lui vers l'auditeur, qui réagira en fonction de sa sensibilité et de son éducation à cet objet émotionnellement compétent. Un autre exemple, mieux connu des musiciens, et en particulier de certains chefs d’orchestre attentifs, est la citation, dans la Salomé de Richard Strauss, du motif de l’Amour par lequel s’ouvre le Tristan de Wagner. On se souvient qu’un jeune soldat au service d’Hérode est désespérément amoureux de Salomé. Dès la première page de l’ouvrage de Strauss, Narraboth chante son admiration éplorée pour la princesse, et les quatre fameuses notes apparaissent au registre grave de l’orchestre. Elles colleront au personnage du jeune soldat, jusqu’à culminer, se multiplier, et finalement emporter l’infortuné qui finit par se donner la mort, désespéré. Dans l’exemple de Tosca, nous avons le cas d’un signe dont l’origine - les notes de la guitare - est impossible à détecter à l’audition - sauf lorsqu’on le connaît déjà - alors que l’emprunt de Strauss à Wagner, de par le fait qu’il est immédiatement identifiable et répété à satiété, donne au personnage de Narraboth une tonalité particulièrement pathétique qui s’explique fort bien, lorsqu’on connaît l’origine du signe musical qui lui sert de leitmotiv. Strauss était, nous le verrons plus loin, un des meilleurs utilisateurs du signe émotionnel qu’il employait en toute connaissance de cause. Il y a des objets musicaux qui ont une prégnance 1

Procédé rhétorique consistant à désigner le tout par une de ses parties, Scarpia à travers les notes de la guitare, arme de séduction. 82


remarquable, qui les identifie de façon universelle. Il est bon de commencer par eux pour comprendre le mécanisme du signe musical. Ainsi, je pense que de tous les signes, le plus instantanément interprétable est le crescendo. Le crescendo provoque en nous une sensation de translation, de changement d'état, de rapprochement, d'élévation, d'ouverture, qui se traduit par un sentiment d'exaltation, voire d'extase (Ex.4.4) mais aussi s'il se prolonge et s'amplifie davantage, d'oppression, d'écrasement (Ex.4.5). Le decrescendo provoque des sensations différentes, non systématiquement opposées à celles du crescendo. L'éloignement, l'abaissement, la fermeture qu'il évoque ne sont pas ressenties comme une perte mais plutôt comme une raréfaction qui sollicite de plus en plus l'attention, la focale de l'écoute. Ces deux signes correspondent à une tension, la détente intervenant lorsque le vario est stabilisé au neutre. L'accélération et le ralenti possèdent la même force expressive immédiate ; l'auditeur vraiment impliqué dans le processus d'écoute se sentira entraîné par un accelerando, et contraint, retenu par un ralenti. (Ex.4.6) Si ces objets musicaux, qui sont en fait des paramètres, possèdent un tel pouvoir sur nous, c'est qu'ils agissent directement sur notre physiologie, le crescendo en saturant notre oreille, l'accelerando en jouant avec notre rythme biologique, et ainsi de suite. Je remarque presque chaque jour que, lorsque j'écoute de la musique en travaillant et que cette musique possède une pulsation stable, ma fréquence cardiaque s'adapte à cette pulsation et s'y ancre véritablement. Il n'est pas rare, qu'éprouvant une soudaine agitation et constatant une augmentation de ma pulsation, je prenne conscience de l'accélération de la musique, que j'avais en quelque sorte mise à l’arrière plan de mon travail. 83


Une autre catégorie d'objets musicaux au fort pouvoir évocateur est le timbre. Ainsi certains instruments ont une telle « personnalité » qu'on recommande toujours aux apprentiscompositeurs de les utiliser avec la plus grande prudence. Ainsi du Tam-Tam, des gongs, des cloches, de l'orgue, des notes graves d'un ensemble de contrebasse. On remarquera en passant que, par leur ampleur et leur gravité - à prendre au triple sens de profond, sévère et attirant - ces instruments évoquent le Numineux dont nous avons parlé au début et que là sans doute est la raison de leur pouvoir sur l'auditeur. Ces sons d'autre part, surtout s'ils sont perçus en direct, vibrent sur des fréquences qui touchent notre corps dans ses parties plus basses, ses « tripes ». Lorsque l’on aborde les objets musicaux élaborés, comme les mélodies, les accords classiques, les rythmes, on entre dans le champ de la culture propre à l'auditeur, le signe a besoin de davantage de codes pour être interprété. Pourtant le rythme est encore le plus explicite de ces objets, sans doute parce que nous sommes nous-même soumis à un rythme, une pulsation cardiaque régulière. L'écoute d'une séquence de notes régulières nous donne immédiatement un sentiment de stabilité. Ainsi de l'introduction du Concerto pour violon de Beethoven. (Ex.4.7) Ces quatre notes de timbale suffisent pour établir une paix mais aussi une concentration similaire à celles qu'éprouve un être au repos. La musique populaire, de tout temps, repose avant tout sur des rythmes, qui fixent le type ethnique et l'identifient. On sera davantage touché et attaché à tel ou tel type si l'on connaît les codes culturels qui lui correspondent. Mais le rythme a ce pouvoir singulier de faire entrer l'auditeur, comme lors d’une séance d'hypnose, dans l'intimité d'un monde qu'il ne connaît pas. Sans être jamais allé au Brésil ou en Argentine, on se sent immédiatement brésilien ou argentin en entendant quelques 84


mesures d'un rythme de bossa-nova ou de tango. Il faut bien sûr les codes géographiques pour associer « x » au Brésil et « y » à l'Argentine ; mais je me souviens d'avoir eu des disques de ces musiques lorsque j'étais tout enfant : « x » me donnait une joie sauvage et « y » une sensation de force solennelle. Cette expérience et bien d'autres, venant d'une époque où j'avais fort peu de codes, m'a convaincu très tôt que la musique véhiculait, en avant de ses signes, des émotions et des sensations qui, en tant que tels, impliquaient le corps humain en son entier, parce que conçus, dans le cas des musiques populaires, par le geste de ce même corps qu'elles transmettaient et donc, n'en déplaise à Stravinsky, exprimaient. Pour aborder la mélodie et l'harmonie en tant que signes, je procéderai dans l’ordre prescrit par Rameau, qui affirme que « c’est à l’harmonie qu’il appartient de remuer les passions ; la mélodie ne tire sa force que de cette source ». L’harmonie, plus saillante, plus signifiante. L’harmonie, signe plus rapidement interprétable que la mélodie, cela ne fait aucun doute. Rappelons que l’harmonie pour schématiser c’est : les accords, les objets sonores générés par la rencontre simultanée de lignes sonores, la dimension verticale de la musique, lorsque la mélodie est sa dimension horizontale. Le signe, je le rappelle, est affaire de codes et de conventions. La musique tonale avait établi un certain nombre de ces codes, correspondant par ailleurs à une réelle et spontanée correspondance entre le son émis et l’émotion ressentie. Ainsi l’accord majeur (Ex.4.8)1 correspondait aux sentiments positifs, tandis que le mineur (Ex.4.9) était généralement associé à la mélancolie, à la tristesse, etc.

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Tous les exemples de ce livre peuvent être écoutés sur le site www.chaslin.com en cliquant sur l’icône du livre, puis sur « exemples musicaux » 85


(Ex.4.8)

(Ex.4.9)

Certains accords créent une tension et exigent ce que l’on appelle une résolution. Le fait qu’on attende de cet accord une résolution conventionnelle (Ex.4.10), donne à une résolution inattendue (Ex.4.11) force de tension nouvelle. La musique de Berlioz, par exemple, est toute entière faite de ces enchaînements absolument imprévisibles.

(Ex.4.10)

(Ex.4.11)

Dans le domaine de la mélodie, certains intervalles étaient plus naturels que d’autres et la quinte diminuée - ou quarte augmentée - par la relative difficulté avec laquelle elle était rendue, en particulier par la voix, avait été surnommée « intervalle du diable ».

(Ex.4.12) Ces quelques exemples rudimentaires ne servent qu’à introduire, auprès du lecteur, la notion de sémiologie musicale. Je renvoie, pour un développement magistral de ce sujet, aux très remarquables travaux de J.J Nattiez1. On peut donc regarder le tissu sonore comme un plan à deux dimensions, horizontale et verticale. Mais on peut aller plus loin et dire, en se plaçant du point de vue de l’auditeur, que nous avons à faire ici à une dichotomie entre objet et discours. En effet, pour celui qui écoute et reçoit, il y a deux sortes de perceptions, auxquelles seront associées deux sortes de sensations 1

J.J. Nattiez, Musicologie générale et sémiologie, Christian Bourgois, Paris, 1987 86


très différentes : celle des objets harmoniques, dont l’impact émotionnel est direct, qui jouent réellement avec notre corps et éveillent des sentiments souvent complexes ; et celle du discours, qui fait la spécificité de la musique par sa dépendance au déroulement dans le temps. La substance du discours n’est pas tant l’énoncé de l’œuvre que l’attente de l’auditeur et cela se démontre dans toute œuvre conçue pour fonctionner, pour communiquer. On révèle, par l’analyse d’une composition, la conscience que le compositeur a de ces attentes en amont et l’élaboration du discours en conséquence. Tel effet de surprise, telle modulation inattendue, telle tension résolue dans telle détente, tout cela n’est qu’un jeu basé sur l’attente de l’Autre. La mélodie n’est bien entendu pas le seul élément du discours, lequel englobe tous les acteurs du drame sonore. Mais elle est le fil d’Ariane à l’aide duquel l’auditeur se repère le plus facilement au cœur même du développement musical. De la même façon, l’harmonie n’est qu’un des objets. Certains « effets », rythmiques ou orchestraux, l’utilisation inattendue d’un instrument peu usité, ont également valeur d’objet. En fait, dans le cadre d’une approche sémiologique de la musique, seuls les objets nous intéressent. Prenons un exemple dont nous prions par avance les « experts » d’excuser la candeur, mais dont la célébrité nous facilite la démonstration pratique : la première phrase de la Lettre à Elise de Beethoven. On peut dire que le discours correspond à la phrase entière :

(Ex.4.13) Mais que l’ostinato chromatique, que j’appelle « A », et qui est un trille au ralenti, constitue en soit un objet, par son aspect remarquable, par sa position en tête de phrase et sa répétition tout au long de la pièce. Si Beethoven avait utilisé un élément moins saillant, la Lettre à Elise n’aurait pas été aussi fameuse. 87


Le même procédé se retrouve dans la 40ème symphonie de Mozart :

(Ex.4.14) Ce même ostinato sur Mi - Ré, donne à la phrase musicale, dans les deux exemples, un caractère extraordinairement touchant, comme si elle hésitait à se lancer, ou mieux, comme si elle oscillait entre deux dimensions. Mais dans le cas de Mozart, cette hésitation est augmentée jusqu’à la tourmente par la structure rythmique, la même exactement que celle de l’air de Cherubino, dans les Noces de Figaro, quand celui-ci dit « je ne sais plus ce que je suis ni ce que je fais » :

(Ex.4.15) Mozart utilise donc dans ces deux passages la même structure rythmique qu’il répète quatre fois ; il est donc tentant d’interpréter le début de la 40ème symphonie en ayant en tête les paroles inquiètes et impatientes de Cherubino. Voilà comment fonctionne le signe musical : il transmet dans notre corps, à la manière du bras d’un tourne-disque, les oscillations, vibrations, fréquences, dont la modélisation est élaborée dans l’esprit du compositeur, mais qui agit au plus profond de notre physiologie. Le signe musical, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant, agit dans notre cerveau comme le déclencheur d’une nouvelle perception de l’état de notre corps, cette perception que A. Damasio appelle un sentiment. Mais, pour reprendre nos exemples musicaux, ils ne peuvent avoir valeur de signe et donc 88


toucher l’auditeur, que dans le cadre très précis d’un langage codifié, riche en conventions, grâce auxquelles la plus subtile subversion du code - ici l’oscillation chromatique ou le rythme saccadé chez Mozart - provoque une tension, même inconsciente, à laquelle répond une émotion, même ténue. Il y a un domaine dans lequel la qualité de signe émotionnel de la musique est particulièrement évidente, c’est celui de la musique de scène, au théâtre, mais encore davantage celui de la musique de film. Je voudrais inviter le lecteur à observer le point de vue inverse de celui abordé jusqu’ici, c'est-à-dire le travail du compositeur « jouant » avec les objets-signes musicaux, essayant diverses combinaisons et calculant, avec pour toute boussole son intuition et son instinct émotionnel, le résultat de la combinaison image/son. Il est tout à fait fascinant de constater à quel point une scène peut être exaltée, magnifiée par une musique dont la puissance d’affect va renforcer l’émotion contenue dans l’image, ou même révéler des impressions qui, sans la musique, seraient proprement invisibles. Les trois pièges à éviter sont couramment : le pléonasme, où la musique se contente de « suivre » l’image sans rien apporter, si ce n’est une lourdeur ; le contresens, où le son vient perturber la perception visuelle par l’apport d’un signe contradictoire, cette combinaison pouvant toutefois, lorsqu’elle est maniée en conscience et avec brio, induire une tension créatrice : on assiste alors à l’apparition d’un objet artistique qui vient se « coller » au film ; enfin, la musique parasite, dont la présence accapare et détourne l’attention, au point d’en oublier l’image et l’action, de les faire passer en arrière-plan. Tout ceci, il est loisible à chacun d’en faire l’expérience très facilement, avec un support vidéo et quelques disques, en passant une même scène d’un film sur différentes musiques ; on constatera immédiatement les changements d’atmosphère qui s’opèrent, de la combinaison heureuse au total contresens. L’abandon des signes et conventions au tournant du 20 ème siècle correspond, aussi bien chez les peintres que chez les 89


musiciens, à une recherche du vrai, au plutôt d’un autre vrai, à un rejet du signe classique devenu trop ambigu, car trop impliqué dans une reproduction du « naturel » qui, forcément, ne peut être qu’un mensonge. Et c’est précisément parce qu’il tendra à une vérité maximum que l’art éclatera entre un langage explosé sans aucune référence possible, un langage supposé porter sa vérité en soi d’un côté et une recherche absolue de l’imitation du réel ou du naturel de l’autre : peinture photographique et musique minimaliste ou néoclassique. C’était sans doute oublier que l’art classique, parce qu’il tendait au naturel sans jamais prétendre le reproduire tout à fait, entretenait une éternelle fiction qui seule, semble-t-il, était à même de perpétuer le génie qui l’avait conçue. Je ne voudrais cependant pas clore ce chapitre sur la sémiologie musicale sans apporter une nuance quant au concept même de sémiologie appliquée à la musique. En effet, ainsi que le démontre Eco1, le signe est contrôlé par des codes et conventions qui le relient à son signifié ; on doit pouvoir aisément remonter de l’un à l’autre, et vice-versa. En musique, on a certes la sensation de percevoir quelque chose qui « signifie », mais sans qu’aucune loi, règle ou convention ne nous aide à identifier la teneur du référent. Il semble que la musique, plus précisément qu’une sémiotique, soit un mode symbolique où, toujours selon Eco, il y a invention, puis reconnaissance, sans qu’aucun accord interprétatif ait été conclu entre l’émetteur et le receveur. Le contenu est donc suffisamment imprécis pour permettre une infinité de nuances d’interprétation condition du symbole. J’irai pour ma part encore plus loin en reprenant ma distinction entre fonction et Finalité de la musique et en suggérant que la différence qualitative entre ces deux catégories tient à ce que la musique à fonction utilise davantage les signes, dont elle se sert pour accomplir précisément cette fonction, laquelle requiert des outils précis, tandis que la musique axée sur la Finalité, soit la transcendance, se sert de symboles, plus indirects dans leur relation 1

Eco, Umberto, Sémiotique et philosophie du langage, p. 191-238. PUF 90


aux signifiés, mais plus à même de développer de l’amplitude, de la poésie et de la profondeur, autrement dit de l’Art. Je donnerai pour exemple un instrument : la trompette. Dans une musique à fonction militaire, elle est le signe de quelque chose de bien défini : la soupe, le repos, le rassemblement. Au cinéma, l’audition de la fanfare annonce la charge de la cavalerie ou l’entrée des gladiateurs. C’est clair, précis, efficace, c’est un signe, et ce sont des musiques à fonction. Prenons maintenant le début de la 5ème symphonie de Mahler (Ex.4.16). L’instrument nous interpelle indiscutablement par sa présence. Cette prégnance est due à l’emploi de l’instrument dans le grave du registre, assez inusuel. Encore une fois, la déviation d’une convention conduit à une tension implicite. Mais pouvonsnous, d’une seule voix, affirmer : « cela signifie une marche funèbre », ou « c’est une fanfare militaire jouée lentement » ou encore « c’est l’expression d’un sentiment héroïque » ? Les interprétations sont multiples : nous sommes dans le mode symbolique, cette musique est une grande symphonie, nous sommes dans le domaine de la Finalité. Je peux donc à présent affiner ce que j’énonçais plus haut, à savoir qu’il existe deux sortes de signes en musique : le signe écrit, à partir duquel l’interprète produit le signe sonore à destination de l’auditeur. En fait, on comprend à présent que, dans le cas de la Musique axée vers la Finalité, seules les notes écrites sur le papier sont un signe et que le son produit par l’interprète est quant à lui un symbole, puisqu’il y a, semble-t-il, analogie entre le son perçu et un « quelque chose » d’indicible ; la qualité d’indicibilité étant condition du symbole. Il faut avoir à l’esprit, qu’un symbole établit avec sa « moitié manquante » une relation intime, close, un rapport de complétude ; alors que le signe musical écrit, lorsqu’il est interprété, délivre un signifié qui peut être considéré à son tour comme un signifiant plus riche, mais dont la relation avec le signifié « définitif » pourra être d’autant plus ambiguë. Ainsi, un panneau indiquant la mer est un signe qui n’est pas la mer, mais qui appelle en nous la notion de mer. Apparaît alors en nous une image, un souvenir, qui sera un 91


signe plus sophistiqué mais qui, parce moins abstrait, sera d’autant plus éloigné de sa destination. Par exemple je verrai le mot « mer » et ce mot éveillera en moi l’image d’une plage normande ; si je suis en Floride, il y a des chances pour que la vision réelle diffère de ce que j’ai imaginé. Ainsi donc, l’interprète d’une partition aura devant lui une série de signes, par exemple un simple accord de do majeur. S’il lit cette partition sans la jouer, cet accord déclenchera dans son cerveau l’image sonore qu’il en possède après de nombreuses années de pratique, avec le timbre d’un instrument qu’il connaît bien, et l’acoustique d’une salle dans laquelle il a déjà joué. Tout cela donnera un résultat « mental » fort complexe mais d’autant plus éloigné du son exécuté réel que l’interprète aura ajouté des paramètres personnels, subjectifs, dans l’image mentale qu’il créera pour lui seul. Cette particularité du monde des signes n’est d’ailleurs pas un handicap pour l’exécutant qui préparera avec avantage un « calque » de l’interprétation idéale qu’il souhaite donner, la répétition étant pour lui l’occasion d’ajuster ce calque mental à la réalité de la répétition. Mais lorsqu’il produira enfin le son signifié par les notes, le message sonore ainsi délivré appartiendra au mode symbolique ; ceci se démontre facilement par le simple fait qu’il n’y aura plus, entre le symbole et la chose symbolisée, cette stratification qu’on trouve dans le monde des signes et surtout bien entendu par l’indécision quant à la nature de ce qu’on ressent à l’écoute des son. On peut maintenant s’interroger sur la nature de certaines musiques traditionnelles, notamment les râgas hindous, codifiés à l’extrême, d’une écoute bien plus mentale que nos musiques polyphoniques, qui sont davantage « sentimentales ». Dans ce cas particulier, nous avons affaire à un ensemble de signes où les conventions d’interprétations sont connues de part et d’autre. Estce donc une musique à fonction religieuse ? N’est-ce pas une musique appelée vers une transcendance ? La réponse est au niveau du signe : vers quoi pointe-t-il ? Dans le râga, chaque signe 92


se réfère à un symbole précis de l’hindouisme, lequel symbole est par essence un outil de transcendance. Donc, de même qu’en Occident le signe musical écrit - les notes - est un signe pointant vers un autre signe ou symbole - le son - lequel sera fonctionnel ou transcendant selon sa nature, la musique traditionnelle agit comme un signe double, dont le second agit sur le mode symbolique et par conséquent dans le domaine de la Finalité. Mais, et sans vouloir trop anticiper sur le chapitre suivant, où l’on parlera des émotions comme étant l’ultime signifié du signe musical, les systèmes hindous nous donnent une parfaite illustration de codes et conventions musique/sentiments. On en jugera par le tableau suivant, donné par Alain Daniélou, l’un des plus grands spécialistes de la musique indienne :

Gamme moderne

Nom

Caractère

Tîvra Koumoudvat î Mandâ Chhandovatî Dayâvatî Rajanî Ratikâ Raudrî Krodhâ

intense, aiguë, poignante, terrible

Sib-

lotus blanc, fleur de lune lente, perverse, froide, apathique Son-étalon, mesure-des-sons compassion, tendresse agréable, colorée, lascive plaisir, sensualité brûlant, terrible colère, fureur tonnerre, acier, diamant, sévère, insolente diffuse, pénétrante, timide plaisir, amour, délices purifiante, ornementale, excuse pardon, destructible, la terre rouge, passionnée, colorée, aimant le jeu stimulante, passionnée parlante, conversante

Si Si+ Do RébRéb Ré MibMib

Vajrikâ Prasârinî Prîtih Marjanî Kshitih Raktâ Sandîpanî Alâpinî

Mib+ Mi Mi+ Fa Fa#Fa# Fa#+ Sol 93


Madantî Rohinî Ramyâ Ugrâ Kshobhinî

érotique, printemps, intoxicante jeune fille, éclair, développement nuit, amour, plaisir, repos, calme aiguë, passionnée, cruelle, formidable, puissante irrésolue, agitée

Lab Lab+ La La+ Sib

Ainsi, qu’elles soient monophoniques ou polyphoniques, traditionnelles ou évolutionnistes, qu’elles ressortissent à la fonction ou à la finalité, les unes et les autres qualités de musique agissent pareillement sur notre corps, en modifiant de façon infime, et pourtant perceptible, la conscience de notre état présent. C’est une grande avancée, dans le domaine de la compréhension de l’esprit, qu’Antonio Damasio a initiée à travers ses recherches en neurologie et une entreprise dont les applications dans le domaine musical tiennent de l’aventure : réconcilier le compositeur moderne avec le corps, les sentiments, les émotions....

94


5 - LES CORPS SONORES « Aller jusqu'à la chair nue de l'émotion... » Debussy « L'amour n'est pas naturel et le désir lui-même ne l'est pas longtemps. Mais les sentiments vrais sont des œuvres » Alain, Propos sur le bonheur Au cours des trente dernières années, la neurologie, comme l’ensemble des sciences modernes, a ouvert de nouvelles perspectives, dont peut dire qu’elles sont tout aussi philosophiques, métaphysiques, que proprement épistémologiques. Mais, parce que la neurologie, du fait de son champ de recherche, touche à l’intimité, à l’essence profonde de l’être, ainsi qu’à la représentation qu’il se fait de lui-même, ces découvertes sont restées jusqu’à aujourd’hui des sujets sensibles, déclenchant nombre de réactions épidermiques. On ne peut pas, comme le neurologue Antonio Damasio, partir à la recherche des origines de la conscience et des sentiments, sans s’aventurer sur des chemins truffés de chausse-trappes : tabous religieux, préjugés rationalistes, tous enfants de la Peur, fille de l’Ignorance. Au sein de la Science elle-même, une résistance s’est longtemps exercée parce que « les sentiments… restaient insaisissables… privés et inaccessibles… les sentiments se trouvaient hors des limites de la science… la porte leur était fermée… même par les neuro-scientifiques qui tiraient les ficelles, au nom des limites soi-disant insurmontables de l’entreprise ». 1 L’hypothèse de départ de Damasio est que TOUT, dans nos pensées les plus sophistiquées, nos sentiments les plus complexes, nos intuitions les plus géniales, nos rêves ou nos visions les plus prophétiques, se laisse observer, expliquer, « encarter » par les structures neurales du cerveau ; et que, d’autre part, tout ce qui se 1

A.Damasio, Spinoza avait raison, Editions Odile Jacob, 2005 95


passe dans le cerveau est en permanence interconnecté avec l’ensemble de notre corps. À partir de ces deux prémices, Damasio démontre que nos émotions, et surtout nos sentiments, naissent d’une certaine perception du corps, lequel corps est stimulé et mis dans une nouvelle configuration par des « objets émotionnellement compétents ». En retour, ces sentiments et émotions vont déclencher de nouvelles pensées et sensations corporelles grâce aux substances chimiques et hormonales que le cerveau va sécréter. « Le sentiment, au sens pur et étroit du mot, est l’idée du corps qui est d’une certaine manière… Son contenu consiste en une représentation d’un état donné du corps ». Nous avons donc ici une vision très alchimique de l’être en son entier, une vision qui nous rappelle que « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ». Le corps « inférieur » et matériel influera sur l’esprit en fonction de son humeur et de son état, et l’esprit répondra par un sentiment qui, à son tour, « redescendra » dans la matière dense du corps pour jouer avec son système somatique et lui appliquer une nouvelle configuration. Damasio prend le contre-pied de la dualité corps/esprit défendue par Descartes. Se revendiquant de Spinoza comme référence philosophique, selon qui il n’y avait « en l’homme qu’une seule et unique substance », Damasio tente une théorie unifiée du corps, du cerveau et de l’esprit/conscience, aboutissant à une conséquence pratique d’importance : l’esprit et l’intellect, s’ils sont capables de comprendre comment fonctionnent les émotions et comment elles sont liées au corps, peuvent, par le contrôle du corps, reprendre le contact avec les émotions et les canaliser. Autrement dit, l’esprit souffrant, l’esprit malade peut, par la connaissance des liens entre le corps et le cerveau, reprendre le contrôle de lui-même. Avec toutes les applications pratiques que cela suppose dans le traitement de nombreux troubles psychiatriques.1 Et Dieu dans tout cela ? Et l’Âme ? Et la Musique ? 1

Pour un développement pratique de ces méthodes de contrôle, lire : Guérir le stress, l'anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse, de David Servan-Schreiber, Editions Laffont 96


Nous verrons plus loin comment une théorie totalement matérialiste de l’esprit humain s’accommode des principes de causalités et des préoccupations métaphysiques. Pour l’instant, il nous intéresse de noter à quel point ces découvertes font apparaître que l’être humain, soumis en permanence aux cinq émotions primaires2 et à leurs variations, réagit comme un véritable « tambour » sensible sur lequel jouent ces émotions ; les baguettes utilisées par ces musiciens particuliers étant ce que Damasio appelle les « objets émotionnellement compétents », ou OEC, terme que nous utiliserons très souvent dans ce chapitre. Un OEC peut être un chien à l’aspect menaçant, la pensée d’un être cher, une vision repoussante, tout ce qui provoque en nous l’apparition d’une émotion. Ainsi, grâce à Damasio, nous comprenons que ce chien qui vient de surgir et de nous effrayer, a déclenché une émotion qui se traduira par une série de symptômes physiques : pincement à l’estomac, suées, oppression… Mais surtout, et c’est le plus important, qu’une série quelconque de sensations physiques, même lorsque aucun OEC menaçant ou bienveillant n’est intervenu, provoquera l’apparition d’un sentiment, voire d’une émotion. Ainsi Damasio démontre qu’un sentiment diffus de tristesse ou de mauvaise humeur pourra trouver sa cause dans un dysfonctionnement passager du corps : digestion difficile, légère douleur dans un membre. La « carte du corps » s’en trouve modifiée et notre esprit interprète ce changement par un sentiment dont nous ne connaissons pas l’origine. Damasio démontre même qu’on peut aisément déclencher une crise de larme ou de fou rire par la simple stimulation d’une zone du cerveau responsable de l’encartage d’une partie du corps. À la lecture des ses travaux, on réalise que les relations de cause à effet entre les sentiments, les stimuli ou OEC, et les sensations du corps sont bien plus complexes que nous ne le 2

Selon la classification de Darwin : joie, tristesse, colère, peur, dégoût, sont comparables aux tois couleurs primaires, sources de mélanges infinis. Lire: Darwin, Charles, The expression of the emotions in man and animals, Payot et Rivages, 2001 et Maury, Liliane, Les émotions de Darwin à Freud, PUF, 1993 97


pensions jusqu’ici, nous inclinons à suivre soit Descartes et sa dualité corps/esprit, soit les théories plus « New Age » de l’esprit tout puissant à contrôler et guérir les maux du corps. Ainsi, lors d’un changement psychosomatique, qui a commencé ? Le corps, l’esprit, ou notre environnement, source d’OEC ? Les OEC les plus puissants sont ceux qui déclenchent la peur ou la colère, dans des circonstances où ces émotions représentent un réflexe de survie. Eprouver une peur instinctive à la vue d’un animal potentiellement dangereux, ou au souvenir d’une telle rencontre, est normal et salutaire. Mais les OEC que nous recherchons avec le plus d’avidité sont ceux capables de déclencher du plaisir, car notre être en son entier, du cerveau, au cœur, à l’estomac et jusque dans notre moelle osseuse, recherche les émotions positives, tout simplement parce que celles-ci aident notre organisme – corps + esprit - à vivre en homéostasie1 et que cette homéostasie est nécessaire à une vie longue, saine et heureuse. « Pour Spinoza, les organismes s’efforcent, par nécessité, de persévérer dans leur être ; cet effort constitue leur essence réelle. Ils s’évertuent à une plus grande perfection de fonctionnement, que Spinoza identifie à la joie ». (ibid.) 2 Mieux encore, la neurologie nous prouve aujourd’hui que les sentiments et émotions positives, le plaisir, la joie, correspondent à des niveaux d’activité mentale supérieurs : « dans le cas de la tristesse, nous avons noté des désactivations nettes dans les cortex préfrontaux… dans le cas du bonheur, nous avons découvert l’inverse… Ces découvertes s’accordent bien avec le fait que la fluidité de l’idéation diminue avec la tristesse et augmente avec le bonheur ». (ibid.) De tous les OEC positifs et pointant vers des sentiments 1

L'homéostasie est la capacité que peut avoir un système quelconque à conserver son équilibre de fonctionnement en dépit des contraintes qui lui sont extérieures. 2 On retrouve cette valeur fondatrice de la Joie chez de nombreux compositeurs ; ainsi Olivier Messiaen a-til toujours affirmé ne vouloir exprimer que la joie. 98


plaisants, la musique est l’un des plus puissants. Nous verrons exactement pourquoi dans les chapitres consacrés au désir, mais il est évident que la musique « joue » sur notre corps, conduisant à une partition complexe, faite de nuances infinies, une quasi-extase pour les mélomanes les plus épidermiques ou mystiques, ou plus simplement vers une simple mais ample sensation de bien-être. Même ce que l’on croit être un strict plaisir intellectuel à l’écoute d’une musique purement conceptuelle et sophistiquée, reste un plaisir, c’est à dire un encartage par le cerveau de certaines régions du corps qui réagissent harmonieusement à ce que l’on écoute, et qui génèrent ce sentiment de plaisir qu’on voudrait croire purement cérébral. Il va de soit, et nous le verrons plus loin, que la musique peut « exciter » des sentiments négatifs - tristesse, angoisse, etc. - mais que l’auditeur, instinctivement, se tournera vers les objets sonores capables de lui procurer la vitale homéostasie. La terminologie même d’OEC, appliquée à la musique, nous invite à la regarder comme un groupe sémiologique valide : 1. Des objets, ici des sons, mis à la place de quelque chose d’autre. 2. Des objets émotionnellement compétents, c’est à dire signifiant quelque chose à notre corps, qui va réagir en conséquence. Le signifié, à savoir le sentiment éprouvé à l’écoute des objets sonores, étant le « quelque chose d’autre » qui est la première condition d’un signe, la boucle est bouclée ; et finalement, en mêlant la sémiologie et la neurologie, on arrive à une approche de la Musique comme sémiologie des émotions. Une œuvre musicale, envisagée sous ce point de vue, aura pour propriété remarquable d’être jouée « sur » nos corps sonores, qui seront, tel un grand orgue aux multiples registres et claviers, aptes à créer les complexes émotionnels les plus élaborés. La musique, qui permet de nuancer les cinq émotions primaires, autorisera des transitions, des variations à partir de ces couleurs 99


fondamentales, générant des sentiments proprement « indicibles » : l’indicible, l’inexprimable, l’inexplicable étant justement quelquesuns des qualificatifs les plus courants de la musique. On objectera ici que la musique, si elle est une sémiotique ou un mode symbolique, signifie davantage, pour beaucoup d’auditeurs ou de musiciens, qu’un ensemble d’émotions ou de sentiments. Cela est parfaitement exact et nous renvoie aux catégories d’auditeurs du début : de l’indifférence à la pâmoison, en passant par l’écoute cérébrale, la musique nous invite à réagir très variablement selon notre tempérament. Pourtant, et sans parfois qu’on en ait conscience, la musique, parce qu’elle est un phénomène physique vibratoire, induit avant tout d’infimes variations dans notre perception du corps. De toute façon, il faut bien avoir présent à l’esprit que nous sommes en permanence soumis à un état émotionnel, même ténu, et que la musique amplifie systématiquement cet état. Damasio, à qui j’avais posé la question de savoir s’il existait un « niveau zéro » d’émotion, un seuil de neutralité, de calme parfait, m’avait répondu sans hésiter : « absolument jamais ». Si le plaisir, les sentiments positifs, vont de pair avec une meilleure efficacité du cerveau, on peut toutefois remarquer que, depuis le milieu de l’ère romantique, les créateurs ont revendiqué le mal-être, l’angoisse existentielle, la douleur, voire l’autodestruction au titre de vertus ; regardant le bonheur, la joie, la gaîté, comme autant de preuves d’amateurisme ou de stupidité. Être malheureux ou déprimé devait, jusque vers la fin du 20 ème siècle, être une preuve d’intelligence et de lucidité. Loin d’y voir un démenti aux observations de Damasio, j’en conclus que ces artistes prenaient plaisir à leur souffrance, un plaisir certes masochiste, mais qui précisément agissait comme tout autre stimulus positif sur le processus d’idéation du cerveau ; un plaisir paradoxal qui se nourrissait d’OEC particuliers : allant de l’opium à la transe mélancolique. 100


Nous sommes en permanence en état de réception émotionnelle, un état qui varie selon les stimuli du monde extérieur, et parmi ces stimuli, la musique est l’un des plus puissants. La conséquence de ce qui vient d’être énoncé est double : 1. Pour les compositeurs de notre temps, il n’est plus envisageable - si et seulement si l’on a le désir d’être joué, entendu, et compris - d’ignorer que la musique peut être certes un langage sophistiqué, d’une partie haute et sublime de notre anatomie psychique, mais qu’elle est en toute certitude un langage des émotions et des sentiments, lesquels influencent et commandent directement les zones les plus éthérées de notre esprit. Le fait que les zones « d’en haut », ainsi que le démontre Damasio, puissent exercer un contrôle sur les zones « d’en bas » et inversement, nous amène à la deuxième conséquence : 2. Pour l’auditeur, la quantité d’émotions qu’il retirera de l’audition d’une musique, dépendra de sa faculté à répondre à un plus grand nombre d’OEC. Puisque ceux-ci sont des signes, ils possèdent en tant que tels des codes, qui naissent de conventions. Le chapitre précédant nous a démontré qu’il y a des codes acquis de façon innée, d’autres qui s’assimilent instantanément, car ils sont attachés à nos racines ancestrales communes et ceux enfin qui naissent au fur et à mesure de l’évolution plus ou moins rapide du langage. Dans ce dernier cas, plus la musique se complique, plus nombreux sont les codes nouveaux qui doivent être appris. Quant aux symboles, ils appartiennent également à deux catégories parallèles à celles des codes : les symboles acquis, que le compositeur pioche dans une bibliothèque déjà constituée, et les symboles élaborés, qu’il conçoit lui-même. Le fait d’écouter passivement la radio ou les disques d’un genre donné, sans tenter l’aventure de découvrir des musiques qui 101


nous sont encore étranges ou étrangères, non seulement limite notre répertoire d’OEC et donc nos possibilités de réactivité, de flexibilité, de variété du plaisir musical mais, ce qui est plus grave, teinte en profondeur notre goût, le fige en quelque sorte sur des schémas restreints, installe une paresse de l’oreille qui rendra toute tentative d’exploration ultérieure problématique. C’est exactement la même chose pour un enfant à qui l’on cède tous les caprices culinaires - chez un enfant, le caprice consiste presque toujours à manger les mêmes choses, dans une très étroite fourchette de choix - et qui n’aura par la suite ni le goût, ni la curiosité de s’ouvrir à de nouvelles saveurs. Ce sera, en gros, « steak-frites » pour le restant de ses jours. La même chose se produit avec la musique. Laissez des enfants grandir dans une ambiance musicale indigente et limitée, ils n’auront aucune envie spontanée, plus tard, d’écouter autre chose que du « fast-food musical ». Laissez les mélomanes n’écouter que la musique de Bach à Debussy, ils n’auront aucun désir d’entraîner leur sensibilité à des objets musicaux différents, plus modernes. Mis en présence d’une musique ne comportant que des codes nouveaux, ils affirment ne rien ressentir. Et pourtant, il n’y a aucun objet musical qui soit totalement neutre, qui soit émotionnellement incompétent. La peur, le dégoût, la colère, le non-plaisir qu’éprouvent les mélomanes rebutés par la musique contemporaine viennent précisément de ce qu’ils perçoivent certes des OEC, mais que, faute de pouvoir donner au signe musical un sens précis, un sens qui serait éclairé par l’analyse des intentions de compositeur, cette musique est ressentie au pire comme angoissante, effrayante, au mieux comme une source d’ennui. Or tout ceci n’est qu’une seule et même chose. L’émotion fortement négative ressentie à l’écoute d’une musique non-tonale est l’indication d’un signe qu’on ne sait pas interpréter et qui crée un déséquilibre interne, lequel déclanche l’émotion négative et les 102


sentiments qui s’ensuivent. Nous soulignerons ce fait à l’attention des compositeurs : la neurologie nous enseigne que le fait de plonger un auditeur de façon prolongée dans un milieu, sonore ou visuel, dans lequel il ne trouvera aucune référence, induira chez cet auditeur une émotion négative dans la grande majorité des cas. L’auditeur qui s’ennuie peut se trouver dans trois situations différentes : ou bien c’est un excellent musicien à qui l’œuvre « parle » mais ne dit rien. Cela ne prouve rien de définitif quant à l’œuvre elle-même, il se peut qu’elle se révèle à l’expert au cours d’une seconde audition. Ou bien c’est un « sourd à la musique », un auditeur de notre première catégorie1 pour qui tout son n’est qu’une partie du bruit de fond ambiant. Ou encore, c’est un individu qui, bien que perdu parmi les codes de la partition, réagira à cette désorientation par l’indifférence et non par l’angoisse. Tout le monde ne panique pas au milieu d’un labyrinthe ! On m’objectera que, s’il y a des objets musicaux positifs, des OEC positifs, c’est qu’il doit y avoir aussi des OEC musicaux négatifs, et que l’éducation de l’auditeur n’a rien à voir dans le fait qu’il éprouve ou non de la répulsion lors de l’écoute ; il ne fait que recevoir le message du compositeur, qui est négatif. Il y a du vrai dans cette objection, mais quand bien même le créateur serait, à son insu ou en conscience, incliné à transmettre des émotions négatives, cela ne nous empêcherait pas d’explorer son domaine et d’aller à la découverte de félicités auditives nouvelles. Il est parfaitement évident que les compositeurs, de même que tous les artistes, écrivains et intellectuels du 20 ème siècle, ont été les porte-parole d’un mal-être général, d’un nihilisme s’exprimant autant par la guerre pour la collectivité, que par le manifeste pour le particulier et que, l’artiste reflétant toujours le monde dans lequel il vit, les productions de cette époque, qui n’était pas si « Belle » que cela, ne pouvaient être, dans leur majorité, que sinistres et pessimistes. Même plus tard, les Barraqué, les 1

Voir le chapitre 1 103


Zimmermann, se suicidant au terme d’un itinéraire marqué par le désespoir, les Aragon niant tout1, les Breton suggérant « revolver au poing, de descendre dans la rue et tirer au hasard, tant qu’on peut, sur la foule, pour réaliser l’acte surréaliste le plus simple 2 », ne transmettent pas d’OEC particulièrement réjouissants. Mais, ainsi que je l’ai développé dans le chapitre sur la sémiologie, la pensée du créateur se réifie, s’incarne dans l’objet, qui est pour son créateur et pour lui seul, le signe pointant vers ses propres pensées, son époque, les circonstances dans lesquelles il a créé. L’objet une fois mis sur orbite, il possède certes pour la communauté humaine une teinture expressive plus ou moins forte, mais il ne sera un signe qu’autant que le receveur pourra le percevoir comme tel. Les diverses attaques de Breton ou d’Aragon ont perdu la brutalité que leur conférait l’actualité ; elles sont aujourd’hui des pièces à inscrire au très riche patrimoine des expressions de l’extrême et du nihilisme, dont on trouve des manifestations bien antérieures à Tourgueniev, qui popularisa le terme. Le « signe contextuel » ainsi épuisé, reste le signe sémantique, la combinaison de ces signes qui, si et seulement si l’œuvre possède un tant soit peu de hauteur, parviendront à nous toucher, quelque soit le lieu, le temps, ou la circonstance. Ainsi, pour prendre un exemple dans la peinture : le célèbre tableau de Picasso Guernica, peint en un moment terrible, presque au milieu des cris et du sang, peint avec les larmes et les rugissements de douleur du peintre, suscitera toute une palette d’émotions, en fonction des interprétants présents dans la « bibliothèque » intérieure des visiteurs du Prado. Le touriste en short passera rapidement, avec la satisfaction d’avoir vu un tableau connu, même s’il l’imaginait moins grand…. L’ancien combattant de la guerre d’Espagne aura du mal à ne pas détourner ses yeux du tableau et devra probablement s’asseoir, vaincu par l’émotion, lui seul en prise directe avec le vécu du 1

« Nous n’aimons ni l’art, ni les artistes ; plus de peintres, plus de musiciens, plus de sculpteurs, plus de littérateurs, …plus d’anarchistes, plus de socialistes….plus de police, plus de patrie. Enfin assez de toutes ces imbécillités, plus rien, plus rien, RIEN, RIEN, RIEN » Aragon, 1920. 2 Breton, André, Second manifeste du surréalisme, 1930. 104


peintre, lui seul initié au même mystère. J’ai personnellement observé et analysé le tableau, en spectateur né dans les années soixante, loin de cette guerre, et après une longue heure passée à fixer les formes et les lignes, la découverte d’un mouvement de droite à gauche de la composition m’a pris tout à coup, comme une secousse et je « voyais » littéralement la violence, je savais pourquoi les visages étaient révulsés, pourquoi le cheval cabré écarquillait les yeux, et la lampe, en haut et au centre gauche, hurlait dans ma tête, sa lumière me prenant par surprise, comme ces gens l’avaient été par la mort. Mais au final, en quittant la salle, j’étais, et pour longtemps, rempli d’une grande et délicieuse extase esthétique, car telle est la Finalité de toute œuvre. Je ne souffrais pas comme Picasso, ni encore moins comme ces gens. J’avais fait la double expérience d’un transfert artistique et de la compassion humaine. Mais ce transfert ne s’était opéré qu’au prix d’une longue et intense contemplation. Les OEC extrêmement négatifs de cette œuvre, transcendés par le génie de Picasso, transmettaient à mon esprit un message paradoxal, un douloureux plaisir dont on est en droit de se demander s’il est masochiste ou bien si, comme je le disais plus haut, l’homme étant un animal tragique davantage doué et mieux « outillé » pour souffrir que pour jouir, s’il ne s’arrangeait pas précisément pour trouver, dans l’Art, dans la transcendance, une voie de transformation proprement alchimique de ses émotions négatives en un pur, intense et très acide plaisir. L’exemple de Guernica doit nous prouver que l’écoute d’une musique atonale, dissonante, étrange, peut être, même si elle est l’œuvre d’artistes pessimistes et désespérés, l’occasion d’une expérience esthétique enrichissante. Je le répète et j’insiste, aucune musique n’est porteuse d’OEC intrinsèquement négatifs ; c’est l’auditeur qui, par sa plus ou moins grande culture, sensibilité, curiosité, portera ces OEC vers un niveau supérieur où il pourra véritablement les contempler avec plaisir. L’auditeur, en somme, non seulement interprète, mais véritablement recompose l’œuvre 105


qui lui est proposée. Damasio nous donne une explication clinique du phénomène : « Le cerveau a un moyen direct pour répondre à l’objet lorsque le sentiment se déploie… [il] peut agir directement sur l’objet qu’il perçoit… dans certains cas, les changements peuvent ressembler au fait de prendre une brosse et de la peinture fraîche, puis de modifier le tableau ». Voici un autre exemple de la très grande subjectivité des OEC et de la musique en général. Nous sommes tous peu ou prou, qu’on se l’avoue ou non, sensibles à nos hymnes nationaux, qu’ils déclenchent en nous un sentiment de fierté, ou bien de rejet si l’on est en lutte contre la société, mais nous restons rarement indifférents. Et c’est tout à fait normal, car l’hymne est la musique à fonction la plus puissante, puisqu’elle symbolise nos appartenances culturelles et géographiques, voire ethniques. En quelque sorte, c’est une forte image de notre identité sociale. Image sonore, donc agissant directement sur notre corps entier et par conséquent sur nos émotions. Nous pourrons donc, en voyant notre équipe nationale triompher d’une superbe épreuve, sentir à l’audition des premières notes de notre hymne, notre poitrine se gonfler, un frisson parcourir notre moelle épinière et une larme couler de notre œil.1 Ecoutez maintenant l’hymne de l’équipe adverse. Les auditeurs et les sportifs de ce camp sont atteints du même syndrome d’hyperémotivité, tandis que nous restons froids et indifférents, non par hostilité envers l’adversaire, mais parce que cette musique, inconnue et privée de liens intimes pour nous, ne nous touche absolument pas. C’est ici la preuve qu’il n’y a rien dans l’hymne A ou B qui 1

« Pour des raisons curieuses, certains instruments de musique, notamment la voix, et certaines compositions suscitent des états émotionnels qui incluent quantité de réponses de la peau comme des cheveux qui se dressent sur la tête, des frémissements….des frissons dans le bas de la colonne vertébrale » A. Damasio, op. cit. 106


soit intrinsèquement beau, touchant, bouleversant. Mais tout simplement, l’hymne A est un OEC qui stimule les réponses déjà toutes prêtes à l’intérieur des auditeurs du pays A, parce que l’hymne A est un signe pour lequel ils possèdent les codes d’interprétation, que la sémiologie appelle interprétants. Il y a beaucoup à méditer sur le fait que des interprétants non musicaux, tels que le patriotisme, le sens de l’équipe, l’amour d’un sport, bref des codes sociaux et peu artistiques, puissent donner une telle puissance de déclenchement émotionnel à des musiques qui, reconnaissons-le, ne possèdent pas en soi de qualités propres à bouleverser, des musiques qui, dans un autre contexte, seraient déjà passées à la trappe de l’Histoire de l’Art. Voilà un point important à méditer : dans certaines musiques, ce qui nous touche le plus n’est pas forcément… la musique !!! Toutes les musiques à fonction ressortissent au même phénomène. La musique de divertissement répond à des codes d’amitié partagée, de convivialité, de flirt, de séduction, d’appartenance à un clan, etc. Le rythme forcené, le timbre saturé de la musique punk, par exemple, sont les signes, la sémiotique, de l’appartenance au mouvement punk, au même titre que la coiffure iroquoise et les pantalons kaki. Peu importe la qualité du message comme de la partition, il faut et il suffit qu’un certain nombre de paramètres soient présents pour que la fonction s’accomplisse. L’enjeu dans la musique à fonction n’est plus la qualité mais seulement la mise en œuvre d’un ensemble d’éléments nécessaires à instaurer l’ambiance recherchée. Son « pêchu » pour la disco, grandes orgues pour le religieux, tambours et trompettes pour le défilé. J’ai le souvenir d’une dame très croyante qui m’expliquait combien le son de l’orgue, mêlé au tintement de la cloche, étaient des conditions indispensables pour sa préparation spirituelle à l’office religieux. Cette dame n’était absolument pas mélomane, et m’avouait ne jamais écouter de musique, car cela l’ennuyait. Mais en revanche, elle ne concevait pas l’église sans le son de l’orgue. 107


On ne peut imaginer un meilleur exemple de musique utilisée pour sa fonction… Inversement, des mélomanes peu ou pas religieux, se régaleront d’une toccata de Bach pour ses seules qualités musicales, sans ressentir la moindre aspiration métaphysique. Les deux groupes éprouveront des sentiments à l’écoute de l’orgue, mais les uns seront manipulés par une émotion dépendant d’une fonction de la musique, de sons associés à des concepts sociauxreligieux, les autres éprouveront des émotions libérées par une écoute active, liée à la Finalité de la musique, qui est de Magnifier en conscience. Au fond, nous avons à faire ici à différents niveaux de liberté. La conséquence de tout ceci est qu’on doit être capable d’identifier le pouvoir de manipulation d’une musique, avant de décider de céder au charme lucidement et activement, sous peine d’en être le jouet. Je donnerai un dernier exemple pour convaincre de mon propos. Il y a, à la fin de nombreuses productions hollywoodiennes, un moment où le héros qui vient de sauver le monde au terme d’une histoire pleine d’action se lance dans un grand discours vibrant, glorifiant les compagnons morts et la morale sauve. A ce moment, une trompette, lentement et largement, ne manque jamais de se faire entendre à l’arrière plan, dont la fonction est de déclencher la petite larme d’usage chez le spectateur. Je me refuse toujours, pour ma part, à concéder cette mise en boîte de mes émotions, de mon sens moral ou patriotique. En un mot, je refuse de me laisser manipuler. Mais céder à l’émotion peut être très agréable, si l’on a toutefois conscience de jouer le jeu des fabricants d’émotion. Ce que Damasio explique en d’autres termes : « si l’on fait attention, les stimuli émotionnellement compétents peuvent être détectés… Dès lors, l’attention et la pensée peuvent être détournés vers ces stimuli1 ». Et Damasio pourrait ajouter, à propos de la musique : détournés vers ces stimuli, ou bien par ces stimuli : c’est donc ici qu’on peut choisir entre l’écoute active et libre, ou bien la 1

Op. cit. 108


manipulation. Cette attitude volontaire, complémentaire de celle consistant pour l’auditeur, ainsi que je l’ai démontré dans mon exemple sur Guernica, à recomposer l’œuvre appréhendée, procède du double désir de s’éveiller et de protéger sa liberté de jugement. Il est inutile de rappeler que l’homme aime manipuler l’homme. Il est bon, dans un livre sur la musique, d’insister sur le fait que celle-ci peut être utilisée comme un levier d’influence puissant. Parlons maintenant du bon côté de ce pouvoir qu’a la musique d’instrumentaliser nos sentiments et de transformer notre corps/esprit en véritable « orgue à émotions ». Il y a de la part du compositeur une volonté de créer du Numineux, de capter et captiver l’auditeur pour lui permettre d’accéder à des mondes inconnus et délicieux. Ainsi, la première moitié du 19ème siècle a vu, notamment sous l’influence de Beethoven, la musique développer, par la seule force du langage, de nouveaux espaces émotionnels et, dans un premier temps du moins, indépendamment de la taille ou des effets de l’orchestre. Je ne peux résister à vous livrer les impressions de Berlioz, à l’audition du quatuor en Ut dièse mineur de Beethoven : « j’entrais sous l’influence du génie de l’auteur. Insensiblement, son action devint plus forte ; j’éprouvais un trouble inaccoutumé de la circulation, les pulsations de mes artères devenaient plus rapides ; dès le second morceau qui succède au premier sans interruption, pétrifié d’étonnement, je me retournai vers un de mes voisins et je vis sa figure pâle, couverte de sueur et tous les autres immobiles comme des statues. Peu à peu, je sentis un poids affreux oppresser ma poitrine comme un horrible cauchemar, je sentis mes cheveux se hérisser, mes dents se serrer avec force, tous mes muscles se contracter et enfin, à l’apparition d’une phrase du finale, rendue avec la dernière violence par l’archet énergique de Baillot, des larmes froides, des larmes de l’angoisse et de la terreur, se firent péniblement jour à travers mes paupières et vinrent mettre le comble à cette cruelle émotion1 ». 1

Extrait de « Du sentiment de l’art chez les masses », paru dans La revue et gazette musicale, 21 février 1836. 109


Le professeur Damasio ne pourrait rêver un patient aussi réactif, une description clinique plus riche et plus intense des effets spectaculaires du signe musical sur l’anatomie psychique d’un individu. Bien entendu, on pourra toujours mettre un tel témoignage sur le compte d’une prétendue hypersensibilité romantique du Dr Berlioz1, je ne vois pour ma part point grande différence, au niveau de l’exaltation, entre celle-ci et l’hystérie nihiliste, certes mieux vue au 20ème siècle, mais non moins débraillée, de nombreux artistes et intellectuels de cette époque. La seconde partie du 19ème siècle, quant à elle, a découvert le pouvoir émotionnel du timbre et en particulier des instruments à cuivre - cors, trompettes, trombones, etc.- mais aussi du volume sonore ; l’orchestre de Wagner, d’un raffinement inouï, sait à intervalle régulier motiver l’engagement total de son public par un déferlement instrumental dont la qualité musicale intrinsèque, indiscutable, n’est point dupe du charme fatal qu’elle exerce sur l’auditeur consentant. La musique contemporaine n’est pas en reste quant à l’utilisation de couleurs orchestrales envoûtantes et, ainsi que je l’ai rappelé à propos des quatre éléments, l’instrumentation est le seul paramètre, avec la forme, qui ait connu un développement linéaire et régulier, en ce qui concerne la communication de l’expression, alors que les trois autres on été délibérément désintégrés. L’utilisation par les modernes de contrastes entre nuances extrêmes, de crescendi et decrescendi dont l’amplitude et la longueur jouent le rôle d’acteurs principaux, les combinaisons et couleurs instrumentales inouïes, ont valeur d’OEC certes très forts, mais qui visiblement, pour le public mélomane, ne parviennent pas à compenser l’absence de repères autres que… la désorientation elle-même. Car il faut le répéter, dans la musique contemporaine, pour le large public, la désorientation devient LE signe, à défaut de 1

Qui étudia dans un premier temps la médecine…. 110


savoir en repérer de plus immédiatement utilisables. Et à ce signe, qu’il interprète comme une angoisse, l’auditeur répond par le rejet. En conclusion, je dirai qu’il y a nécessité pour le mélomane d’entraîner sa capacité à écouter, d’exercer sa faculté d’attention, et par cette attention, de repérer, au fil des écoutes successives, les lignes de force émotionnelles de la musique, comme l’observation attentive permet de repérer les axes et les tensions d’un tableau. Cette écoute active n’a pas besoin d’être analytique, que le lecteur se rassure, mais simplement attentive, concentrée, ouverte, afin de libérer, après un certain temps, des pensées, des émotions et des sentiments proches, similaires, analogues à ceux du créateur, ainsi que le démontre mon expérience avec Guernica. Au terme de cet « exercice » se crée donc un lien qui, s’il n’est pas la coïncidence parfaite entre le sentiment du créateur créant et celui de l’auditeur écoutant, n’en est pas moins suffisamment fort pour démentir Stravinsky quant à la capacité de la musique à exprimer. Pour le compositeur, l’utilisation en conscience des potentialités émotionnelles de l’objet musical ne peut être ignorée, ni regardée comme futile, triviale ou superficielle. Il y a une nécessité urgente d’envisager une exploration systématique, puis un encartage - pour reprendre la terminologie de Damasio - des relations entre le phénomène sonore et la genèse des émotions et des sentiments. Je considère ces recherches comme aussi importantes que toutes celles, fort utiles et honorables, qui ont été faites sur l’acoustique et l’électronique musicale, car les recherches sur le fait émotionnel sous-entendent qu’on se préoccupe de la finalité de la musique qui est, entre autres choses, d’être jouée, écoutée, appréciée, non seulement d’une petite communauté militante, mais du public mélomane dans son ensemble, ainsi qu’il en a toujours été auparavant. Et qu’on ne nous objecte pas ici que le signe musical, étant hautement subjectif, aussi bien à l’intérieur du créateur que du receveur, l’intersubjectivité établie au moment de l’audition rendra toute systématisation, codification d’un éventuel langage 111


émotionnel impossible. Je répondrai par un exemple volontairement spectaculaire, en l’occurrence l’analyse émotionnelle du début de Ainsi parlait Zarathoustra, de Richard Strauss, une des deux ou trois séquences de musique classique les plus connues au monde, de par l’utilisation souvent abusive qu’on a pu en faire au cinéma ou à la télévision. Voyons comment Strauss réunit des objets musicaux qui, instantanément, libèrent dans l’esprit de l’auditeur des sentiments propres à associer cette séquence au Numineux, au transcendant, à la conquête, la victoire ou bien même au doute - celui-ci s’exprimant à la toute fin de l’œuvre. Notons avant de commencer, que TOUT, dans cette séquence, a été conçu par Strauss en pleine connaissance de la symbolique du Nombre ; et ceux qui s’intéressent à cette symbolique comprendront aisément ce qui est énoncé dans les paragraphes suivants. Tout d’abord, un do dans l’extrême grave, à peine audible, établit sur la première note de la gamme ce qui n’est pas encore une tonalité, car trop grave pour être perçue comme telle, mais une vraie représentation de l’Esprit de la Genèse flottant sur les eaux noires au commencement des temps. Wagner emploie le même procédé au début de son « Ring », mais avec un mi bémol. Puis les trompettes à l’unisson font entendre trois notes, do, sol, do, une quinte et une quarte qui, combinées, donnent une octave, et par ce procédé, évoquent immédiatement une corde tendue à son maximum, une arche, un cercle bouclé. Bien sûr, le premier do évoque l’Un, le sol, la Dualité et le second do, le Ternaire qui ramène à l’unité.

(Ex.5.1) La tension se résout dans le double accord majeur/mineur, 112


cinglant comme le premier « Fiat Lux », « que la lumière soit ». Les forces de l’univers paraissent se rassembler. Un fort sentiment d’attente nous prend. Le fait que Strauss mette l’accord majeur d’abord, accord émotionnellement perçu comme ouvert, puis le mineur, fermé, nous fait intuitivement savoir qu’une tension introspective est établie et que, forcément, cette tension vers l’intérieur devra être suivie d’une ouverture, par le contraire mineur/majeur… Le Verbe s’exprime… Sagesse ! (Ex.5.2) Les timbales font entendre douze coups sur les notes do et sol, tonique et dominante, les deux colonnes de la tonalité. Pour une œuvre basée sur Zarathoustra, homonyme de Zoroastre, ou du Zarastro de la Flûte enchantée, il n’est pas étonnant de trouver le chiffre des douze constellations. Cette séquence sur do, sol, do, etc. est un rappel du do, sol, do des trompettes, comme une réponse, un écho du cosmos tout entier à l’appel initial des trois notes. (Ex.5.3)

Les trompettes reprennent le motif ternaire et cette fois, ainsi qu’on le pressentait, le double accord qui explose littéralement est mineur/majeur… Ouverture. Après le « que la lumière soit », majeur/mineur, c’est « et la lumière fut ». Le verbe s’accomplit… Force ! (Ex.5.4) De nouveau les douze mêmes notes de timbale. Puis les trompettes recommencent, pour la troisième fois, annonçant l’apothéose. Cette fois, la lumière jaillit dans toute sa splendeur et Strauss utilise le quatrième degré de la gamme, un effet de surprise savamment calculé, car il nous avait jusqu’alors contenu dans une extrême tension sur le premier degré de la tonalité en Ut. Ce quatrième degré, fa majeur, est ressenti chez l’auditeur comme l’extase de la contemplation, la création présentée dans toute sa lumière… Beauté ! (Ex.5.5) 113


On le voit, Strauss a composé le début de ce long poème symphonique - suivi de quarante minutes d’une très belle musique après cette introduction - en parfaite connaissance de l’impact émotionnel des objets sonores, des OEC, de la symbolique traditionnelle des nombres, mais aussi du rôle de la mémoire dans l’audition et dans la transformation des sentiments. La musique, contrairement à la peinture, est en effet dépendante du déroulement dans le temps et la mémoire, en fixant des points de repères, en créant des attentes, est le facteur principal de l’écoute active. Ce que Damasio confirme : « Nous ne traitons pas seulement la présence d’un objet, mais aussi sa relation aux autres et sa connexion avec le passé. Dans ces circonstances, l’appareil des émotions évalue naturellement et l’appareil de l’esprit conscient coévalue en faisant preuve de pensée ». (Ibid.) Concluons en disant qu’au fond, l’écoute la plus objective qu’on puisse imaginer n’est jamais qu’un jeu mené à partir de certaines règles. D’où viennent ces règles ? Laissons Barthes nous répondre, à propos de la lecture - et tout ce qui suit s’applique étroitement à la l’écoute de la musique - : « ces règles viennent d’une logique millénaire du récit, d’une forme symbolique qui nous constitue avant même notre naissance, en un mot de cet immense espace culturel dont notre personne… n’est qu’un passage ». Barthes encore, qui ne fait qu’entériner vingt ans plus tôt les théories de Damasio en écrivant : « Lire, c’est faire travailler tout notre corps… à l’appel des signes du texte, de tous les langages qui le traversent et qui forment comme la profondeur moirée des phrases »1. Et plus loin : « Dans la lecture, tous les émois du corps sont là, mélangés, roulés : la fascination, la vacance, la douleur, la volupté ; la lecture produit un corps bouleversé ». Quel compositeur contemporain de Barthes aurait osé écrire quoi que ce fût d’approchant? Et pourtant rien n’existe dans la musique en dehors des 1

Barthes, Roland, Essais critiques, Editions du Seuil, 1981 114


émotions : les musicaux et leurs combinaisons déclenchent la perception et donc, immédiatement, l’émotion, si ténue soit-elle. La combinaison des émotions d’une œuvre génère un état particulier, qui sera plus ou moins élaboré selon le degré d’expertise de l’auditeur, mais qui sera toujours, que cela plaise ou non, du domaine de l’émotion. Contemplation, admiration, et même la très pure méditation, tous ces mots se réfèrent à un état de l’esprit, donc du corps et par conséquent à une émotion. Vouloir nier ceci n’est plus de la mauvaise foi, c’est de l’ignorance pure et simple. D’où vient donc cette aversion des compositeurs du 20 ème siècle - ceux de la partie la plus militante de l’avant-garde - pour le corps et ses bouleversements : les émotions, les sentiments ; et cette fascination pour l’exégèse logique et rigide, pour ne pas dire frigide ? Sans doute pour en finir avec une imagerie de troubadours, d’artistes maudits, de garnements hirsutes et alcooliques ? Et ce recours, pour ne pas dire cette retraite, dans le jargon de la Science…. La Science, récupérée, parfois abusée, au secours d’une musique qui se cherchait une nouvelle identité. La Science avec son prestige inattaquable, son implacable méthode, ses incontestables résultats. Et la Science, surtout, nouveau vecteur du génie humain, ce génie qui semble se déplacer au cours des âges, tel une nuée, d’un domaine de l’esprit à l’autre, par un mouvement pendulaire de l’histoire, génie de la physique et de la métaphysique pour les égyptiens, génie philosophique et esthétique pour les grecs, politique et militaire pour les romains, génie de la poésie, puis de la peinture, puis de la musique pour l’Occident, et qui semble depuis quelque temps vouloir abandonner l’Art pour la Science, ou du moins la condamner à des oeuvres plus éphémères. Oui, en ce 20ème siècle, le musicien investit la Science par peur de perdre son âme en même temps que son génie, alors que l’âme est, peut-être, la finalité même de la musique...

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6 - LA MUSIQUE, LANGAGE DE L'ÂME? « La musique est peut-être l'exemple unique de ce qu'aurait pu être - s'il n'y avait pas eu l'invention du langage, la formation des mots, l'analyse des idées - la communication des âmes. » Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. L’histoire de la musique, depuis ses débuts, c’est au fond l’histoire de deux courants : ceux qui cherchent la langue parfaite et ceux qui cherchent la langue universelle. Ce n’est pas vraiment la même chose, ainsi que nous le rappelle Eco : « Il est fort différent de chercher une langue capable de refléter la nature même des choses et une langue que chacun pourrait parler. Rien n’exclut qu’une langue parfaite ne soit accessible qu’à un petit nombre de gens et qu’une langue utilisée universellement soit imparfaite »1. Voilà exactement résumée la distinction entre musiciens introspectifs et spéculatifs d’une part, musiciens prodigues et extravertis d’autre part. Proust, que je cite plus haut, aurait été d’accord avec Socrate qui, dans le Cratyle, envisageait une approche de la connaissance non point par les mots, qui sont faibles et imprécis, mais par les choses, ou mieux encore les idées. Saint Augustin poursuit dans la même voie, développant une idée qui, visiblement et selon Eco, obsède l’Europe naissante : « La culture critique de l’Europe, qui absorbe le drame de la fragmentation des langues… tente d’y remédier, parfois en se tournant vers le passé et en essayant de redécouvrir la langue qu’avait parlée Adam, parfois en se projetant en avant et en visant à bâtir une langue de la raison qui possédât la perfection perdue de la langue d’Adam »2. Un langage composé de pures idées sans recours au vocable 1 2

Eco, Umberto, La Recherche de la langue parfaite, Editions du Seuil, 1997 Op. cit. 116


serait idéal, si bien entendu pour accéder à ce niveau, nous ne devions partir… des mots, moteur et combustible de notre conscience. La musique ne peut prétendre au rôle de langue naturelle universelle, car elle ne peut communiquer des pensées complexes ou même simples, comme « avez-vous l’heure ? » - à moins de le chanter - autrement dit, la quasi-totalité de la connaissance verbale échappe à son pouvoir d’émanation. C’est donc par extrapolation qu’on parle de langue, ou mieux de langage musical. En revanche, son universalité, le fait qu’une symphonie de Mozart puisse être appréciée tant à Paris qu’à Tokyo et cette forte impression qu’elle nous transmet quelque chose de « l’au delà » ainsi, nous l’avons vu, que son étroite connivence avec le Nombre et les Principes, a permis de nourrir l’espoir, à toutes les époques, de développer à travers elle une langue parfaite. Mais elle serait la langue d’êtres désincarnés, ou plutôt libérés de toute contingence, de tout besoin de demander l’heure ou de passer un ordre de bourse. Ou bien, elle serait une langue additionnelle, la langue qu’on parlerait pour exprimer des choses indicibles, pour communiquer des concepts purement abstraits et essentiels. En un mot, ce que font chaque jour les musiciens qui se réunissent à trois ou quatre pour jouer de la musique de chambre… Il est important de noter qu’avant et après ce qu’on appelle la « musique classique », ou « l’Âge d’Or » de la musique pour les plus nostalgiques, les compositeurs sont essentiellement spéculatifs. On expérimente beaucoup, depuis Pythagore, jusqu’aux moines franciscains du Moyen-Âge, de Schönberg aux compositeurs-chercheurs de l’Ircam. On cherche des rapports entre les Nombres et les sons dans l’Antiquité, avec l’espoir d’en déduire une mécanique sonore universelle, tout comme on cherche de nouveaux espaces sonores dans les laboratoires musicaux d’aujourd’hui. Tout cela ressortit à la quête de la langue parfaite, 117


autrement dit à une tentative d’exprimer directement la nature des choses ou d’explorer et dévoiler ce qui se cache derrière les choses. À l’opposé, l’époque qui s’étend de Bach à Debussy est marquée par le développement d’une langue à portée universelle, son phénoménal succès et la facilité avec laquelle elle s’est répandue sur la totalité de notre monde. Et bien entendu, la nostalgie que nous pouvons avoir de cette époque. Les compositeurs de cette période étaient davantage soucieux d’expression que d’expérimentation. Ou plus exactement, leur recherche sur le matériau sonore, leur rapport à ce matériau était plus sensuel et, dans le sens noble du terme, plus sentimental. Leur démarche moins intellectuelle, plus intuitive. Leur mot de passe : l’Inspiration. Et pourtant il importe peu de savoir quelle idole, parfumée ou non, le créateur vénère lorsqu’il crée, il est secondaire de savoir s’il croît à la Muse ou non et si son rapport à l’acte de composer est cérébral ou spontané. Ce que nous voulons connaître, c’est la partie de notre anatomie psychique, au-dessus des simples émotions, sur laquelle la Musique opère. L’usage commun a entériné le vocable d’âme pour décrire ce qu’il y a de plus subtil en nous, même si pour beaucoup une confusion fâcheuse s’établit entre âme et sentiment, voire sentimentalisme. Damasio et Darwin avant lui nous l’ont dit : le sentiment appartient au corps, il EST le corps. L’âme, quelles que soient nos options - ou absences d’options - spirituelles, est le symbole de ce qui n’est plus le corps, ou du moins de ce qui lui est absolument indépendant. Laissons de côté toute tentative d’isoler, d’analyser l’âme, les ouvrages de philosophie, de théologie et de métaphysique n’ont jamais épuisé le sujet, passons aussi sur les innombrables citations fameuses sur l’âme et l’art, l’âme et la littérature, l’âme et la cuisine, etc. 118


Nous sommes tous plus ou moins d’accord sur ce que nous entendons par âme. Je risquerai toutefois une définition provisoire : l’âme est tout ce que nous ne connaissons pas en nous et qui n’est pas nous. L’inconscient n’est pas l’âme car il est le nous-inconnu. L’âme est le « non-nous » su, et par cette lumière de conscience qu’il fait briller dans notre esprit, il est même ce que nous savons le mieux. Mais su n’est pas connu, nous ne connaissons ni le lieu ni la nature de l’âme, nous savons juste qu’elle est le niveau le plus subtil de notre psyché. Et quand je dis qu’elle n’est pas nous, cela s’observe aussi bien du point de vue religieux, pour qui l’âme est la fraction de Dieu - donc un emprunt - qui nous anime, que du point de vue physiologique, puisque nous disons que c’est la partie « en nous » sur laquelle aucun élément du corps ou de l’esprit n’a d’emprise ou d’influence. Sinon, cela ne serait plus l’âme. Donc, « en nous », mais pas « nous », su mais point connu. Le bouddhisme est la philosophie qui analyse le mieux cet apparent paradoxe des niveaux de l’être et qui démontre le mieux combien l’âme est essentiellement dépersonnalisée, comme notre attachement pathétique à notre personnalité nous empêche de « voir » notre âme. Le domaine réservé de l’âme, celui où elle se révèle le plus nettement, est le domaine du Numineux, dont j’ai parlé précédemment. Face à la manifestation du Numineux, le corps semble déconnecté, les sentiments se taisent et le silence intérieur qui s’ensuit n’est au fond que le but recherché par l’œuvre porteuse du Numineux. Que cela soit bien clair : le vrai silence et la vraie grandeur de la cathédrale sont le silence et la grandeur qu’elle révèle en nous. La véritable immensité et la véritable paix d’une grande et belle montagne sont l’immensité et la paix que la vision de cette montagne éveille en nous. Ce qu’on ressent alors devrait être nommé méta-sentiment, au delà du sentiment, car cela n’est plus « la perception d’un certain état du corps » que ce métasentiment reflète, mais plutôt l’apparition de l’âme nue et entière, c’est à dire une région de nous-mêmes que, jusqu’à présent, 119


personne n’est parvenu à identifier, localiser, analyser1. Il en va de même pour la musique. Musiques émotionnelles, musiques sentimentales, musiques cérébrales : toutes parlent à l’âme, mais les premières ont un bruit de fond émotionnel si fort qu’il est difficile de distinguer, au moment de l’audition, ce qui vibre dans notre corps de ce qui s’illumine dans notre âme, ce qui nous transporte de ce qui nous transcende. Pour bien identifier ce qui parle à l’âme, il faut faire taire la fanfare des émotions. Ecouter Tchaïkovski, par exemple, pour localiser la partie la plus subtile de notre psyché, est totalement vain. Cette musique qui, par ailleurs, possède une grande et belle âme, parle avant tout au corps, elle est viscérale, elle déclenche toute la palette des émotions. Je prétends au contraire que ce sont les musiques les plus cérébrales qui nous indiquent le plus clairement le chemin de l’âme. Au premier rang de ces musiques, il y a Bach, chez qui l’émotion, toujours présente, n’est déclenchée que par le « sentiment » très clair, à l’audition, d’être connecté à l’âme, et par l’âme à quelque chose de plus grand. J’ai volontairement emprunté le vocable « sentiment », pour paraphraser en une sorte de clin d’œil Damasio et pour signifier ici la perception d’un état non point du corps mais de l’esprit subtil, de l’âme. Mais je veux ici établir clairement que tous ceux qui confondent joyeusement âme et sentiments - les vrais, les sentiments émotionnels - ceux qui disent « cette musique n’a pas d’âme », pour signifier qu’elle ne leur déclenche pas de frissons, de larmes, voire de collapsus pour les plus sensibles, ceux là se trompent de sujet. Les états d’âme et autres « bleus à l’âme » donnent parfois de très beaux livres mais laissent l’objet dans l’embarras du contresens. L’âme, si elle existe, n’est point nous, du moins rien de notre 1

Bien entendu, cette vision déclenche elle-même un sentiment de bien-être, mais ce sentiment est toujours, dans le cas de la confrontation au Numineux, une mise en disponibilité qui se traduit par une très grande tranquillité. 120


chair, ni même de la chair de notre esprit, puisque Damasio démontre que celle-ci dépend étroitement du corps. L’âme, qui est une affaire de Foi - au même titre que la perfection, la vérité, voire même la liberté - si elle prétend être ce qu’elle est, doit être totalement libre. Libre de tout lien avec l’animal émotionnel et instable que nous sommes. Une autre grande définition de l’âme viendrait donc de sa qualité la plus évidente : la stabilité. C’est par cette qualité que je l’ai personnellement « prise sur le fait » et fondé ma foi en elle. Lorsque j’étais enfant, j’étais obsédé par cette idée d’âme, qui selon moi était la condition nécessaire à tout acte ultérieur de foi, à tout engagement métaphysique. Si je ne parvenais pas à me prouver à moi-même que j’avais une âme, je n’aurais plus aucune raison de me préoccuper de Dieu, de Destinée… Or je voulais résolument jeter mon esprit plus loin que la représentation de la réalité. J’avais donc tenu ce raisonnement très simple : si une âme, c’est à dire une chose qui préexiste et existera après moi, réside en moi, elle doit être indépendante de toute turbulence de mon corps et de mon esprit. À la première angine, qui ne manquait pas de me frapper plusieurs fois par hiver et me provoquait de violentes fièvres, j’observais que, dans le délire de la température du corps et des médicaments, je pouvais me réfugier dans un endroit de mon esprit, un endroit sain et sauf de la tempête et des tourbillons qui m’empêchaient de bouger, de parler ou même de raisonner. Et là, à ma grande surprise, je trouvais, en remontant par une sorte de méditation dans ce que j’identifiais à une toute petite chambre, un endroit parfaitement tranquille, stable, dépassionné, ou je pouvais penser, raisonner - je m’amusais à compter et à me réciter des poèmes appris par cœur. À peine sortit de ce refuge, j’étais de nouveau repris par la tourmente et de nouveau incapable de penser de façon cohérente. La pratique de la musique m’a donné plus d’une occasion de localiser cet endroit, que je vois davantage comme un lieu que comme une entité, et comme je l’ai dit, la musique la plus 121


appropriée à cette intimité avec l’âme est, par nécessité, la moins passionnée, bien que souvent la plus passionnante. Dans la musique, je ressens, nous ressentons une grande stabilité, inhérente à toute syntaxe élaborée, augmentée par la notion directrice et structurante de tempo, mais surtout une stabilité intérieure, une stabilité du sujet, indépendante des tourments et des passions déclenchées par la partition. Telle est la finalité de la musique, son âme, qui parle à notre âme et qui est le point fixe, l’axe du pendule, immobile et parfaitement tranquille, lorsque le grand brassage des passions traverse l’espace émotionnel de notre individu. C’est en vertu de cette stabilité qu’on peut dire, sans risque de contre-sens romantique, que la musique est le langage de l’âme. Car, rappelons une chose évidente, la musique, contrairement aux autres formes d’art, se déroule dans le temps tel un fleuve. Mais un fleuve qui nous entraîne avec lui, avec son rythme propre auquel nous ne pouvons nous soustraire, sous peine de nous abstraire de l’œuvre, de sombrer, en quelque sorte. Or, rappelons-nous la parabole d’Héraclite : « nous entrons et n’entrons pas dans les mêmes fleuves, nous sommes et ne sommes pas ». Effectivement, si nous entrons dans un fleuve, celui-ci continue de couler et il n’est plus, à l’instant « y », le fleuve qu’il était à l’instant « x ». Nous sommes dans le même fleuve et nous n’y sommes pas. Voilà une excellente métaphore de notre relation au monde, qui change en dehors de nous et nous en dehors de lui, tout au moins si l’on considère le « nous » comme l’ensemble corps/esprit. L’unique et puissante magie de la musique est de nous entraîner dans un fleuve qui coule avec nous et qui nous donne par conséquent la certitude d’entrer dans un monde où, paradoxalement, le temps et l’espace sont bouleversés, comme abolis, « si bien qu’en écoutant la musique et pendant que nous l’écoutons, nous accédons à une sorte d’immortalité », écrit Lévi122


Strauss.1 Le temps, ne change plus indépendamment de nous, mais avec nous. L’espace, car ce sont les objets sonores qui structurent le temps et qui emplissent l’espace, est partout et nulle part à la fois. Mieux, Héraclite disant que le fleuve n’est jamais quelque chose de fixe, de saisissable dans un état donné et donc qu’il n’est jamais, l’expérience musicale devient donc une expérience unique de validation ontologique : coulant de façon stable en phase avec notre âme stable, elle nous offre une unique chance de vivre à volonté, aussi souvent que nous le désirons, le miracle de l’union avec le Principe. Mais cette expérience troublante ne s’adresse qu’à l’âme et cela est facile à démontrer : dès que, dans une œuvre - surtout de la période romantique - un passage nous émeut particulièrement, nous nous accrochons par réflexe au son qui vient de nous toucher, nous essayons de le tenir et de faire revivre sa magie, en somme nous arrêtons de couler avec le fleuve. Nous décrochons de l’œuvre. Cela se manifeste chaque jour à l’opéra où, après le contre-ut du ténor, le public, rempli d’adrénaline, applaudit et crie, étourdi de plaisir et de reconnaissance, au grand mépris de la musique qui vient de reprendre. La même chose se produit pour les dernières mesures de la plupart des opéras italiens où l’audience, anéantie d’émotion par la mort de l’héroïne - le ténor a parfois la galanterie de mourir aussi, avant elle, ou mieux, à sa place - couvre de son tonnerre d’applaudissements le pauvre orchestre qui essaye de terminer l’œuvre là où le compositeur l’avait souhaité. Ce genre de décrochage ne risque pas de se produire dans les œuvres qui font appel au Numineux. Celui-ci n’est pas, en effet, l’ennemi des sentiments, il est au contraire l’expression du sentiment de l’âme confrontée à la Grandeur. Ainsi, la fin de Parsifal nous plonge-t-elle dans la dernière contemplation d’une ultime facette de son mystère, lequel nous a tenu au-dessus des flots et sans risque de sombrer, pendant plus de quatre heures… Quatre heures qui se sont étrangement contractées, avec toute leur 1

Lévi-Strauss, Claude, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p.24 123


substance, dans un espace-temps que nous emportons avec nous, pour quelques heures dans notre corps et pour l’éternité dans notre âme…

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7 - LE PHÉNOMÈNE BEETHOVEN « Je ne connais pas d’autre marque de supériorité pour l’homme que la bonté ». Beethoven

Pour conclure cette partie consacrée à la musique en tant que langage et avant d’aborder la question de la modernité, il me semble judicieux d’explorer, bien incomplètement et à ce que les linguistes nomment le « niveau de surface », certains aspects du langage musical de Beethoven. En effet, il est le compositeur qui, au tournant du 19ème siècle, a le plus fortement accéléré l’impulsion de la modernité : par la quantité de nouveaux signes qu’il a introduits dans la syntaxe, mais aussi par l’augmentation de la bibliothèque d’objets à valeur d’OEC que ces nouveaux signes ont généré. Nous l’avons vu précédemment : un signe n’existe qu’à condition d’être perçu en tant que tel et le signe musical n’est perçu que s’il est ressenti. Nous l’avons vu à propos de la forme : plus la musique est complexe, moins l’écoute est cérébrale et par conséquent, plus l’audition doit se baser sur les sentiments que déclenchent les signes nouveaux. Un compositeur qui veut à la fois être moderne et compris doit donc savoir créer des signes nouveaux que l’auditeur saura interpréter malgré tout ; il y a principalement deux conditions pour atteindre ce point d’équilibre : que les nouveaux signes ne saturent pas le discours, et qu’ils soient savamment amenés, comme « recommandés », par des signes déjà connus de l’auditeur. Dans cette perspective, l’apport de Beethoven est phénoménal. Beethoven est un phénomène, car aucun autre compositeur n’a jamais réussi à être tout à la fois aussi novateur et populaire. On 125


peut même dire que Beethoven a inventé et propulsé la modernité en musique. Il a, plus encore que Mozart ou Bach, exploré les possibilités du matériau sonore, des objets musicaux. Et s’il est devenu tellement populaire, c’est que son exploration n’avait qu’un but : donner à sa musique le plus fort impact humain possible. Beethoven ne s’intéressait qu’à l’Homme, ne s’adressait qu’au cœur, ne cherchait pas à flatter l’intellect ou charmer le mandarin. Son œuvre toute entière est un gigantesque effort pour hausser l’humanité un ton plus haut, sur ses épaules herculéennes. Et pour ce faire, Beethoven mit en œuvre ses forces mentales, qui étaient immenses, au service d’une inspiration prométhéenne. Que l’on songe un instant au fait que cet homme, dont la musique est, à l’analyse, d’une complexité sans fin, a écrit le plus grand nombre de « tubes » de la musique classique et l’on comprendra ce que peut accomplir un esprit, lorsqu’au génie il associe la conscience de la force des signes. De la 5ème à la Pastorale, de la Sonate au clair de lune à l’Hymne à la Joie, sans oublier la Lettre à Elise, la Sonate du printemps… autant de thèmes universellement connus, autant de messages adressés à l’humanité toute entière. Je voudrais tenter d’analyser ici ce qui confère à la musique de Beethoven cette phénoménale universalité, la versatilité d’une musique tout à la fois savante et populaire. Si le génie de Beethoven ne se laisse analyser ou réduire à aucune formule, son secret de fabrication pourrait cependant bien résider dans l’une des constantes de la musique classique et romantique allemande : l’usage généralisé de l’arpège. L’arpège est la succession des notes qui composent un accord : (Ex.7.1)

Dans l’ordre successif des hauteurs : (7.2)

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Ou dans un ordre brisé : (Ex.7.3)

N’importe quel accord, même très dissonant, peut être arpégé. Mais les arpèges de la musique qui nous intéressent ici sont ceux dérivés de l’accord parfait majeur (Ex.7.4) et mineur (Ex.7.5). Ces accords, ainsi que je l’ai démontré à propos des signes dans la musique, ont un fort pouvoir d’association avec des états émotionnels. Une musique construite sur des structures faisant appel, comme matériau de base, à ces accords ou à leur arpège, aura donc un pouvoir immédiat de signification. Mais constatons tout de suite par l’exemple d’une litanie beethovenienne qui parlera d’elle-même, cette omniprésence de l’arpège. Commençons par la 1ère sonate pour piano : (Ex.7.6)

La Sonate au clair de lune, 1er mouvement : (Ex.7.7)

Et 3ème mouvement : (Ex.7.8)

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La sonate Appassionata : (Ex.7.9)

Dans la 5ème symphonie, l’arpège - mi sol do mi - est légèrement caché par l’ajout d’une note étrangère - le la - mais tout aussi présent que la structure porteuse d’une architecture : (Ex.7.10)

L’orage de la 6ème Symphonie, dite Pastorale, composé d’un arpège en fa majeur puis en ré mineur : (Ex.7.11)

Le scherzo de la 7ème : (Ex.7.12)

Les quatre mouvements de la 9ème symphonie, basés sur le même arpège de ré mineur, ré-la-fa-ré : 128


1e mouvement : (Ex.7.13)

2nd mouvement : (Ex.7.14)

3ème mouvement : (Ex.7.15)

Ici l’arpège de ré mineur est astucieusement caché au sein d’une mélodie en Si bémol majeur, dont il constitue l’ossature. 4ème mouvement : (Ex.7.16)

Et, bien entendu, le thème principal, dit Ode à la Joie, tout entier inclus à l’intérieur d’un accord de ré… majeur, Beethoven ayant maintenu jusqu’ici son matériau en ré dans le carcan du mineur, pour libérer à la fin seulement la lumière contenue dans la tonalité majeure et utiliser ainsi de façon optimale la capacité sémiologique du signe Majeur à exprimer la Joie : (Ex.7.17)

Ce ne sont que quelques exemples parmi des dizaines d’autres, sans parler bien sûr des développements qui sont très souvent basés eux-mêmes soit sur les arpèges des thèmes initiaux, soit sur la transformation de thèmes non arpégés en motifs arpégés. Plus tard dans l’histoire de la musique allemande, les œuvres 129


les plus fameuses seront également celles basées sur les arpèges, et la plus célèbre d’entre elles, la Chevauchée des Walkyries de Wagner, sonne même comme une véritable « ode à l’arpège » : (Ex.7.18)

Beethoven, non seulement, possédait le génie du développement, mais donna à celui-ci une importance jusqu’alors inédite dans le discours, une importance fondatrice dans le geste d’écriture. L’utilisation d’arpèges ou d’autres dérivés de l’accord parfait majeur ou mineur a l’avantage d’offrir un signe fort, instantanément valide pour l’auditeur, de le mettre, en quelque sorte, à l’aise, avant de l’entraîner dans le labyrinthe de ses multiples variations. Le thème, la cellule de départ, seront soumis à toutes sortes de traitements, jusqu’à devenir méconnaissables et bien souvent jusqu’à devenir un autre thème qui, lui-même, évoluera aussitôt vers quelque chose d’autre ; mais la signature de départ demeurera, tel un élément extrêmement sympathique au sens étymologique. Mais revenons à la fameuse 5ème. Je voudrais vous montrer, sans qu’il soit besoin pour me suivre d’aucune formation musicale, comment Beethoven utilise des éléments à la fois simples et forts, extrêmement courts, un peu comme un chromosome qui, dans ses branches microscopiques, contient en puissance la structure du corps tout entier. La séquence de base : (Ex.7.19)

…évoque implicitement l’accord de do mineur : (Ex.7.20)

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Mais Beethoven omet le do, note dite fondamentale de l’accord, ce qui place cet accord brisé de deux notes en position d’ambiguïté harmonique : en effet, un accord de deux sons peut appartenir à plusieurs tonalités fort différentes si on lui ajoute une ou plusieurs autres notes, mais en l’état, tel qu’énoncé dans les deux premières mesures de la symphonie, l’oreille reste dans l’attente et l’expectative. À ce stade de l’œuvre, soit avant la troisième mesure, nous pourrions, si nous l’entendions pour la toute première fois, penser que cette symphonie débute soit en do mineur, soit en mi bémol majeur, puisque les deux notes répétées, sol-sol-sol-mi sont communes à ces deux tonalités et qu’il suffit d’ajouter un do dans un cas, pour que la tonalité mineure devienne explicite, ou bien un si bémol pour qu’elle se retourne en majeur : (Ex.7.21)

C’est pourquoi la seconde séquence est indispensable : (Ex.7.22)

…pour faire comprendre que nous sommes bien en do mineur, et non en mi bémol majeur. En effet, même si nous avons ici de nouveau une simple paire de notes, donc une nouvelle ambiguïté possible, l’écoute des deux séquences à la suite nous envoie implicitement les informations « manquantes » et nous indique que nous sommes en do mineur. Ainsi, Beethoven aurait pu écrire une symphonie joyeuse si, au lieu du début que l’on connaît, il avait écrit, par exemple : (Ex.7.23)

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Ce petit gag musical n’a pour but que de vous démontrer la force des signes musicaux simples et des référents émotionnels qui leur sont associés : poignant et pathétique dans un cas, léger et désopilant dans l’autre. Changez le sens du signe en musique, cela revient à permuter un panneau et à inverser le sens de la circulation. Maintenant, voyons l’impact rythmique de ces quatre notes, qui lui donnent sa vraie force pathétique. Le « programme » de la symphonie est le destin de l’homme, marqué dès sa naissance - dès la première mesure - par la perspective de la mort qui, comme l’ont dit certains musicologues, « frappe à la porte » au début de l’oeuvre. L’élément choisi par Beethoven, les quatre notes si fameuses, sont celles de la marche funèbre. Il existe deux rythme funèbres traditionnels. L’un étant, comme dans la très célèbre Marche de Chopin : (Ex.7.24)

…et l’autre, celui que nous étudions aujourd’hui. Tous deux comportent quatre notes, le rythme seul diffère. C’est un peu comme pour la marche nuptiale : il y a celle de Mendelssohn que tout le monde connaît, son alternative étant celle de Wagner, tirée de Lohengrin. Le motif que Beethoven utilise pour sa 5ème Symphonie, mais également pour le mouvement lent de sa 3ème, est celui que Mahler, plus tard, choisira pour ouvrir sa propre 5ème Symphonie. Le motif funèbre est ici joué beaucoup plus rapidement, les quatre notes étant énoncées tout d’abord sur le seul do dièse, pour ensuite développer un arpège et nous donner un nouveau et très bel exemple de thème construit sur un arpège : (Ex.7.25)

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L’utilisation d’un seul son et la plus grande vitesse d’énonciation de ces quatre notes rendent moins évident le parallèle entre les débuts de ces deux œuvres. La parenté apparaît plus clairement dans le début du 3ème mouvement de la symphonie de Beethoven, où il « aplatit » son motif original, le réduisant au simple sol, mais en conservant la rythmique du motif funèbre : (Ex.7.26)

Il est difficile d’imaginer un début plus simple que ces quatre notes. Et pourtant, par le choix des signes, par la connaissance de leur poids émotionnel, elles suffisent à servir de gène à toute une oeuvre. J’aimerais pouvoir entraîner le lecteur dans un voyage à travers les signes de la 5ème Symphonie et, mesure par mesure, lui démontrer combien ce « voyage émotionnel » a été précisément calculé par Beethoven. Cela n’est pas envisageable ici, mais je voudrais, par un panoramique rapide, souligner la fidélité du compositeur à son système, le recours à l’arpège, au matériau émotionnel simple, voire minimal, concentrant la complexité sur le développement de ce matériau. Le thème du second mouvement est sécrété autour d’une ossature d’arpèges imbriqués : (Ex.7.27)

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Le 3ème mouvement, ou Scherzo, commence par un arpège : (Ex.7.28)

Et le thème du dernier mouvement, qui n’est que gammes et arpèges : (Ex.7.29)

Il en va de même pour presque toutes les œuvres de Beethoven, jusqu’aux derniers quatuors : la complexité de la forme et du développement n’ont d’égal que la simplicité des éléments thématiques de base. Ces éléments simples subiront une infinité de métamorphoses et c’est ce processus que dépeint le philosophe Gilles Deleuze lorsqu’il écrit : « La musique est précisément l’aventure d’une ritournelle ».1 Pour Beethoven, cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : que son œuvre, aussi sophistiquée soit-elle, n’en devait pas pour autant perdre sa Finalité : l’Autre. Et quel meilleur moyen, pour toucher l’Autre et l’entraîner dans un voyage étourdissant à travers les dédales de l’esprit, que d’utiliser des signes forts et clairs ? Par cette Finalité, Beethoven imprimait son œuvre dans son époque et la projetait dans l’éternité. Par ce geste, il était un vrai moderne.

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Deleuze, Gilles, Mille plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, p.370 134


TROISIÈME MOUVEMENT : MUSIQUE ET MODERNITÉ

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Lorsqu’on aborde l’histoire de la modernité, dans quelque domaine que ce soit, vient le moment se poser le problème de la poule et de l’œuf : compositeurs et musicologues se disputent pour savoir qui, de Debussy, Stravinsky ou Schönberg, a inventé la musique du 20ème siècle. Il faut, dans tous les cas, remonter au « père » et chercher l’origine du phénomène un peu plus tôt ; chez Wagner, puis de Wagner à Beethoven, puis à Bach, etc. À ce petit jeu, on a tôt fait de retraverser l’Euphrate… Un autre problème surgit quant on veut définir l’essence même de la modernité : pour certains, elle est de nature purement esthétique et ne peut s’inscrire que dans le déroulement d’une histoire de l’art. Pour d’autres, la « cassure » de l’avant-garde ne peut être que d’ordre psychanalytique, en vertu d’un axe Freud/Schönberg, grâce auquel s’expliquerait cette recherche compulsive de la « table rase », avatar esthétique de l’acte oedipien. Pour beaucoup, la rupture de la modernité doit être de nature politique, et tout particulièrement en art : celui-ci évoluant, en Occident au moins, par subversion des conventions établies. Il va de soit que l’analyse politique de la modernité est pour le moins hasardeuse : d’une part, la grande majorité des créateurs sont des individus solitaires, préoccupés uniquement de leur univers intérieur, d’autre part l’événement politique fait partie des facteurs extérieurs à l’artiste, du monde dont il se charge de figurer une résonance prospective. Cet évènement, quel qu’il soit, agira comme décharge émotionnelle, énergétique, mais aucunement comme mode opératoire sur le matériau artistique. Arguer que Schönberg aurait voulu, dans un même élan, casser le système musical classique et l’ordre bourgeois, est parfaitement farfelu. L’ordre bourgeois se portait fort bien avant, pendant et après Schönberg, il n’a d’ailleurs jamais cessé de prospérer depuis que la modernité est en marche comme on le verra plus loin ; et l’on pourrait même dire que le dodécaphonisme1, parce que son manifeste est plus progressiste que moderniste, parce que ses lois 1

Cette technique donne une importance comparable aux 12 notes de la gamme chromatique, et évite ainsi toute tonalité. 136


sont rigides et que ses grand prêtres rejettent toute attitude ou discours qui pourrait porter atteinte à leur petit royaume, ce dodécaphonisme a singé l’ordre bourgeois bien plus qu’il ne l’a ébranlé. La « quiétude bourgeoise » du système tonal n’est rien comparé à la certitude d’avoir « mille fois raison »1 qu’apporte le super-système sériel. C’est précisément parce que l’on a pensé la modernité comme étant d’essence politique, qu’on a donné le nom de « révolution » aux changements esthétiques du début du 20 ème siècle, une révolution qu’on nous pardonnera de trouver bien candide. L’Art, en Occident, subit une constante évolution ; a-t-il besoin de révolution ? Pour casser quoi et pourquoi ? Pour instaurer quoi en échange ? Pour se séparer d’un système dont l’économie était justement basée sur l’ajout successif d’éléments, sur une complexification progressive, à un rythme qui la rendait assimilable, système garant de pérennité et de renouvellement à l’infini. Plus important que de savoir si la modernité est indispensable en Art, car il semble évident qu’elle le soit, du moins en Occident, il faut en préciser la définition pour en comprendre les limites. À la recherche de la langue parfaite dont nous parle Eco correspond la recherche de l’œuvre parfaite qui habite tout créateur. Jusqu’au début du 20ème siècle, chaque compositeur reprend l’œuvre de ses prédécesseurs, c’est au fond la même symphonie qu’on écrit encore et toujours ; on « s’inspire », on prétend n’utiliser une citation que comme prétexte, ou bien l’on cite en faisant semblant de ne pas s’en rendre compte - Mahler et le début de la 3ème Symphonie, pris à la 1ère de Brahms. Mais au-delà de l’anecdotique demeure la recherche de l’absolu. La modernité peut être vue comme une nouvelle étape vers cette recherche. Mais on s’égare ici dans une définition qui rejoint celle du progrès, dont nous dirons plus loin qu’il est fort différent du concept de modernité. Plus convaincante sera la définition qui fera de la 1

Boulez, Pierre, préface de Penser la musique aujourd’hui, Gallimard, 1987 137


modernité l’ensemble des paramètres de l’actuel, définition plus horizontale et imaginaire donc que celle, verticale et temporelle, d’un progrès qu’on se plaît à se regarder comme le fruit d’une révolution dont, bien au contraire comme nous le verrons, il est le pire ennemi. Il serait inutilement cruel d’affirmer que l’échec de cette révolution se démontre par le rejet massif des mélomanes et d’une grande partie des musiciens et que la présence, tout au long du 20ème siècle, de grands génies indépendants ignorant superbement la « révolution », parle de soi. En fait, les Bartok, Britten, Chostakovitch, Prokofiev, Janacek, ont été tout aussi modernes que les « révolutionnaires » et, par leur présence au premier rang du répertoire des concerts, on peut même affirmer qu’ils ont bien mieux transformé l’essai de la modernité. Sans doute parce qu’ils en avait une définition plus raffinée, plus en harmonie avec l’essence de leur art. Entre ceux qui veulent tout casser, toujours, et ceux qui ont peur du moindre changement, la modernité trace un chemin bien naturel pour celui qui reste à l’écoute de son temps…

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8 - ANATOMIE DE LA MODERNITÉ

« Il faut être absolument moderne » Rimbaud « Du reste, depuis quand avait-on besoin d’un nouveau parfum chaque saison ? Est-ce que c’était nécessaire ? Le public autrefois était aussi très satisfait avec de l’eau de violette et quelques bouquets simples à base de fleurs qu’on modifiait très légèrement, peut-être tous les dix ans. Pendant de millénaires, les hommes s’étaient contentés d’encens et de myrrhe, de quelques baumes et huiles et d’aromates séchés » Patrick Süsskind, Le Parfum Mode et modernité Il faudrait convoquer toute l’Université pour analyser en détail le concept de Modernité, différent mais souvent confondu avec celui de Nouveauté, qui lui sert néanmoins de poisson-pilote, la dernière étant souvent signe annonciateur de la première. Une des scies les plus fatigantes, et qui revient aussi sûrement que le « blanc » en janvier, est celle, rabâchée par de bonnes âmes candides, qui affirment que : « dans modernité, il y a mode », sousentendant qu'elle ne serait qu'une attitude éphémère, soumise au rythme de plus en plus frénétique imposé par le marché de la culture. Et bien non et trois fois non : 1. L’étymologie tout d’abord nous dit que « mode » vient de modus, manière. Il n’y a aucune idée d’évolution, de transformation, dans la racine même du vocable « mode », c’est une manière, la manière d’aujourd’hui pour notre 139


civilisation occidentale, mais aussi la manière de toujours pour les cultures millénaires qui ne changent point leur « modus vivendi ». Si la « mode » change, c’est parce que le besoin d’être d’une certaine manière a lui-même changé. Il n’y a jamais eu de temps imparti à un nouvel état de la mode, personne n’a jamais lancé un nouveau style en prévenant que celui-ci serait caduc à une date bien précise. Modernité, moderne, vient de modernus, qui vient lui-même de modo, qui signifie récemment. Le mot a donc une portée sémantique ancrée dans le temporel, et indique ce qui a changé ou est en train de changer. L’espace d’un côté, le temps de l’autre. Il est intéressant de constater que l’étymologie nous renvoie une image opposée à celle que nous avons couramment des concepts de mode et modernité : nous croyons que la mode est une question de temps et que la modernité est affaire d’attitude. Il arrive aussi que l’on associe les deux, qu’on les mélange dans la plus grande confusion. Le plus fâcheux contresens est cependant de considérer que c’est la mode qui détermine la modernité : ainsi qu’on l’a vu, c’est le modo, le changement récent, la nouveauté, qui motive l’actualisation du modus, la manière d’être. C’est parce que quelque chose a changé en profondeur que la mode s’en fait l’écho et que le public se sent prêt à l’accueillir. La mode est donc l’effet et la modernité, la cause. 2. D’autre part, ainsi que nous l’avons dit, la modernité est grosse des nouveautés de demain, mais elle est bien souvent enfantée par les nouveautés d’un passé récent, ce qui nous ramène à son étymologie. Debussy ou Schönberg, par leurs nouveautés respectives, ont initié la modernité qui s’est développée tout au long du 20ème siècle et Messiaen, par exemple, a, en conscience, épousé le courant de modernité induit par Debussy, créant lui-même de la nouveauté. 140


Il n’est cependant pas concevable pour un compositeur de se contenter d’hériter d’un style et de lui ajouter un certain nombre de signes, il doit encore s’assurer que les codes nouveaux, invités dans son langage, possèdent une force, un impact suffisant pour garantir la pérennité de son œuvre, condition de l’Art. La mode n’a pas ce problème. La manière se souciant davantage de créer des codes provisoires, une sémiotique éphémère du vêtir ou du paraître, la nouveauté pour la mode est surtout dépendante de l’amnésie cyclique du consommateur - précisons que nous employons « mode » comme l’unité sémantique la plus courante, l’usage le plus commun du mot, celui des « manies », des automatismes et des mimétismes ; il faudrait donc dire « les modes » ; nous sommes loin du complexe langage des signes propres au « système de la mode » de Roland Barthes. 3. Car la modernité change de façon linéaire. Elle change de manière certes irrégulière, par poussées, qu’on pourra qualifier « de fièvre », mais sans les retours nostalgiques et inévitables de la mode vers ce qui « a été » et qui justifie l’expression « la mode d’avant-hier est celle de demain». C’est en ayant cette notion de linéarité bien présente à l’esprit qu’on saura résister à la tentation des néo-ceci, néo-cela, néotonaux, néo-romantiques, qui pour le coup ressortissent à la mode des podiums et nous présentent un défilé de grotesques. Mais nous parlons ici du phénomène néo « passif », celui qui, dès la fin des années cinquante, se bornait à fabriquer du « pastiche », de l’art de faussaire. La modernité peut parfaitement suivre son cours tout en empruntant des éléments du passé qu’elle recycle de façon différente. L’essentiel, pour rester moderne, est que les éléments utilisés soient en prise avec l’époque. On peut donc dire qu’une certaine réconciliation avec le langage musical d’avant la révolution sérielle ne peut être qu’en harmonie avec la profonde prise de conscience qui, depuis quelques décennies, 141


a incité notre civilisation à s’interroger sur le sens et les dangers d’une course aveugle au progrès, et à se réconcilier avec ses traditions ou, plus exactement, à rechercher le moyen de les raviver, de les actualiser. On risquera donc ici une première définition de la modernité : elle est la somme des composants de l’actuel. Pour revenir à l’identification de la modernité à la mode, celleci n’est pas le fait de l’Art lui-même, de son contenu ou de ses modes d’expression. Elle est bien plutôt due à certaines poses, celles d’esprits stratifiés dans un schéma de pensée, schéma qu’ils tiennent pour acquis et inébranlable, à l’occasion d’une de ces pauses de la modernité pendant laquelle les nouveaux acquis tendent à vouloir s’institutionnaliser, et qui précède une nouvelle poussée de la nouveauté. Durant ces moments d’assimilation, il est tentant de prendre les trouvailles les plus récentes pour les dogmes inattaquables de la nouvelle orthodoxie artistique. Or Berlioz nous le dit déjà, rien n’est moins séculaire que les fruits de la modernité : « On n’a d’abord voulu voir de musique que dans les tissus d’harmonies consonantes… et quand Monteverdi tenta de leur adjoindre l’accord de septième… le blâme et les invectives de toute espèce ne lui manquèrent pas. Mais cette Septième une fois admise… on en vint parmi ceux qui s’appelaient savants à mépriser toute composition dont l’harmonie eut été simple, douce, claire, sonore, naturelle ; il fallait absolument, pour plaire à ceux-là, qu’elle fût criblée d’accords de seconde majeure ou mineure etc. employés sans raison ni intention quelconques, à moins qu’on ne suppose à ce style harmonique celles d’être aussi souvent que possible désagréable à l’oreille… C’était l’exagération de la réaction1 ». Comme on le sait, la tendance inverse serait aujourd’hui considérée comme réactionnaire. Et cette polarisation, tel un pendule, s’inverse régulièrement, laissant inférer « ce qu’il faut penser », sans véritablement influer sur le courant de la modernité, 1

Berlioz, Hector, Traité d’instrumentation et d’orchestration, Editions Henry Lemoine, Paris. 142


bien au contraire : c’est cette dernière qui, par sa survenance, déclenche les ires des nouveaux papes, de quelque bord qu’ils soient. Art et modernité Une des belles définitions de la modernité est énoncée par Baudelaire, Curiosités esthétiques1 : « il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l'habit d'une époque, que de s'appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut être contenue, si minime ou si légère qu'elle soit. La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. » Autrement dit, sans la modernité, l'Art, ou du moins l'art occidental2, est privé de son côté existentiel et, réciproquement, sans l'éternel et l'immuable, il est privé de son côté essentiel. Nous verrons plus tard en quoi consiste cette moitié essentielle, cherchons ici à comprendre en quoi consiste la modernité en musique, soit la partie « transitoire et fugitive », et en quoi elle est inséparable de l'Art. 1. Modernité et progrès Auparavant, il faut distinguer le concept de modernité de celui de progrès, car c’est hélas sur cette confusion que se sont bâtis nombre de malentendus, à l’origine du schisme entre la musique contemporaine et le public mélomane. Le progrès, notion rattachée essentiellement à la Science, marque pour celle-ci les étapes successives vers une approche toujours plus serrée du vrai. Dans la vie courante, elle marque les étapes successives vers un mieux. 1

Baudelaire, Charles, Curiosités esthétiques, Editions de l’œil, 1956. Dans la musique hindoue, par exemple, l’existentiel, soit « le transitoire, le fugitif », est assuré par l’improvisation extrêmement contrôlée et sophistiquée sur laquelle se base toute interprétation, la notion de composition ou de musique écrite n’existant pas, et « l’éternel et l’immuable » consistant en gammes et codes d’improvisation, tous inspirés de la rigoureuse tradition religieuse. 143 2


La science marque un progrès lorsqu’elle entérine une nouvelle théorie, ou lorsqu’un amendement, voire une réfutation, viennent modifier ou supprimer une théorie existante. Autrement dit, pour le scientifique, le plus ou le moins sont tout aussi profitables, pourvu qu’ils le rapprochent du vrai. Pour l’individu en revanche, un progrès se traduit par un plus ou un mieux : plus vite, plus confortable, plus sûr… Le monde musical, depuis environ un demi-siècle, semble avoir opté pour cette interprétation consumériste : la modernité c’est le progrès et le progrès c’est uniquement le « plus » ; plus de signes, plus de nouveauté, plus « d’épate-bourgeois », plus de provocation, de subversion... Or appliquer l’idée de progrès à la musique reviendrait à dire que Debussy vaut mieux que Mozart mais moins que Boulez, lequel à son tour vaudrait moins que l’un de ses disciples. Ou bien, que l’utilisation du chromatisme par Wagner, généralisé dans ses compositions tardives, invaliderait des œuvres antérieures telles que Lohengrin ou Tannhäuser et serait comparable à la dernière version d’un programme d’ordinateur, rendant de facto obsolète la version précédente. Le progrès, au contraire de la modernité, envoi au rébus, au musée, ou au livre d’histoire tout ce qu’il remplace : que ce soit une théorie, un médicament ou un poste de radio. Le seul progrès auquel l’artiste puisse être attaché et duquel il dépende étroitement est celui de la lutherie. Mais là encore, dans le domaine de l’invention des instruments, le progrès n’est point boulimique ni monomaniaque, il ne vise qu’à atteindre une certaine approximation de la perfection souhaitée1. Prenons l’exemple le plus marquant : le violon. Celui-ci a atteint son idéal avec Stradivarius et quelques autres luthiers de la même époque, lorsque ceux-ci appliquèrent à la fabrication de leurs instruments la section dorée, dont on a vu le rôle qu’elle joue dans l’ordre du Monde - plus quelques autres 1

Il faut noter ici l’exception de la lutherie électronique, avec cette nuance qui en dit long sur la validité du progrès dans ce domaine : chaque mois sort un nouvel instrument qui en fait « plus », mais les musiciens se jettent sur les reprises des anciens « Moog » et autres « Korg » des années 70…. 144


secrets, dont le fameux verni. L’instrument idéal, le point d’équilibre atteints, la course au progrès devient inutile : on s’efforce, si l’on en a la chance et le talent, de faire aussi bien, de retrouver le savoir-faire des artisans de jadis, le violon en tant que tel ayant atteint la stade le plus proche de la perfection. Mais l’apparition du violon, comme de tout instrument, est un fait de la modernité, puisqu’il représente une nouveauté capable de générer d’autres nouveautés : instruments dérivés, littérature pour cet instruments, artistes pour en jouer, etc. C’est pourtant à cette confusion entre progrès et modernité que nous devons une épine bien gênante dans le pied du monde musical : cette course frénétique à l’innovation, calquée sur celle de la science et de la société de consommation. Non seulement chaque compositeur se doit d’apporter un monde sonore totalement nouveau, mais de surcroît on attend de lui qu’il se renouvelle d’œuvre en œuvre. Combien de fois n’avons-nous pas lu ou entendu : «la dernière création d’untel n’était pas mal, mais il se répète, on a déjà entendu cela… » Ceux qui se satisfont d’une si pauvre critique auraient été à la peine, en vivant au 18 ème siècle, s’ils avaient dû assister aux créations des œuvres de Mozart, Beethoven ou Haydn qui certes évoluaient, mais lentement, en restant singulièrement fidèles à elles-mêmes. Les vingt premières symphonies de Mozart et les soixante premières de Haydn sont extrêmement proches de style comme d’écriture. D’autre part chaque compositeur en herbe commence par assimiler ses pairs ; le jeune Beethoven était un petit Haydn. Debussy a bien raison, lorsqu’il écrit : « je crois que le principal défaut de la plupart des écrivains et artistes est de ne pas avoir assez de courage et de volonté pour rompre avec leur succès, de ne pas chercher des voies et des idées nouvelles 1 ». Et pourtant Debussy, d’une œuvre à l’autre, reste bien Debussy, reconnaissable avec sa gamme par ton, sa gamme pentatonique, ses accords de neuvième, etc. Mais Debussy utilise son matériau, qui est son 1

Debussy, Monsieur Croche, p. 311, L’imaginaire Gallimard 145


langage, pour lui faire dire à chaque fois de nouvelles choses. Pelléas n’est point les 24 Préludes, la forme est radicalement différente, mais il utilise un langage très proche et recycle même avec nostalgie de nombreux éléments de Parsifal. Aujourd’hui, on attend d’un compositeur qu’il offre ses attributs musicaux les plus intimes en sacrifice, qu’il mue tel le serpent, en somme qu’il y laisse sa peau. Ce tour de force n’est accessible qu’aux maîtres et ne doit pas être exigible des apprentis2. C’est qu’un individu, tout comme une société ou une culture, s’élabore par individuation puis différentiation. On confond malheureusement bien souvent ces deux notions, dont la séquence ne peut être inversée : on se construit d’abord, on se distingue ensuite. On doit établir l’ensemble des qualités particulières de son individu, avant de les soumettre à l’altérité. D’autant que la différence doit être la conséquence d’une nécessité interne et non point d’une stratégie. Vouloir commencer par être différent à tout prix, c’est courir les chimères l’une après l’autre et au final n’être rien de bien saisissable ni de définitif. Attendre des nouveaux compositeurs qu’ils recréent le monde du premier coup, c’est les inciter à la pose, a la fausseté et c’est, du même coup, se priver de toute une génération…

2. Modernité et validation historique

L’autre épine héritée de la confusion entre modernité et progrès est cette manie bien contemporaine de valider ou d’invalider une œuvre en fonction d’une prétendue échelle chronologique. Britten « n’a pas le droit » d’écrire ce qu’il a écrit parce que, trente ans avant lui, Schönberg a inventé le dodécaphonisme et parce que l’on DOIT écrire sériel ou se taire. 2

Ibid. p.333 : « A peine un compositeur a-t-il fait son apparition que l’on commence à lui consacrer des articles ; on se jette sur ses œuvres… le moment n’est pas encore venu de juger les jeunes hongrois tels que Bartok et Kodaly, tous deux sont de jeunes artistes extrêmement intéressants et plein de mérites, qui cherchent passionnément leur voie ». 146


Et bien, premièrement, Britten - ou consort - a parfaitement le droit d’écrire ce qui lui chante, l’histoire décidera et validera - ce qu’elle a fait. Deuxièmement, plus le dodécaphonisme et ses avatars successifs ont montré leurs limites et, ayant en quelque sorte échoué à s’imposer comme mode de régénérescence du matériau musical, ne peuvent prétendre à ce rôle de Pythie omnisciente et triomphante, distribuant les blâmes et les bons points. Mais surtout, en généralisant ce principe de validation historique, le répertoire devrait être vidé de ses plus grands chefd’œuvres. Ainsi, on ne devrait plus jouer l’Art de la Fugue sous prétexte que les propres fils de Bach écrivaient, en même temps que leur père, des œuvres au langage déjà plus novateur. Wagner aurait du jeter au feu ses Maîtres Chanteurs dont le diatonisme venait insulter les inventions chromatiques de Tristan.

3. Modernité et subversion Disons-le sans hésiter, le progrès, et la dépendance au progrès, parfaitement comparable à celle d’une drogue - on veut « sa dose » d’innovation, tout de suite, vite, le nouvel ordinateur plus puissant, la voiture plus rapide - sont des aspirations bourgeoises. On peut n’avoir pas lu Zola et savoir que la motivation bourgeoise au progrès naît du désir de conserver et de s’accroître. Le bourgeois a conquis le pouvoir sur l’aristocratie il y a plus de deux cents ans et entend le conserver. Dans cette perspective, le progrès est son meilleur allié : point n’est besoin d’être historien pour remarquer que la révolution industrielle a suivit de près la Révolution sociale. L’individu, entraîné dans la spirale du progrès, et obsédé par la « dose » que lui procurera demain, que ce soit un progrès social, une innovation technologique ou un rabe d’information, de voyeurisme, ne songera plus à subvertir le système, mais seulement, parfois, l’un de ses aspects superficiels, par la grève, la protestation provisoire. La promesse et l’attente perpétuelles du progrès rendant le citoyen intimement dépendant 147


du système qui l’environne, aucune révolution n’est dès lors plus envisageable. Qu’on ne se méprenne pas : je ne fais ici ni le procès du progrès, ni celui de la bourgeoisie, l’un et l’autre jouant leur rôle dans notre monde. Je pointe le simple fait que l’esprit bourgeois et sa hantise de la subversion - qui s’incarne dans le progrès, est à l’opposé de l’esprit artistique, lequel s’incarne dans la modernité. Et de fait, depuis que l’art est entré dans la course au progrès, il est devenu beaucoup moins subversif, en premier lieu parce qu’il a perdu presque tout impact sur le grand public, ensuite et surtout parce qu’il s’est déconnecté de sa Finalité, qui est de révéler et de magnifier l’Autre, notions parfaitement inutiles à l’esprit bourgeois, qui veut des citoyens soumis et aussi peut « révélés » que possible. C’est l’un des paradoxes, je dirais même l’un des contresens, les plus spectaculaires de l’art moderne : en voulant être extraordinairement subversif à un moment donné de l’histoire, il a épuisé définitivement toute capacité à générer de l’inattendu ; lorsqu’on a plaqué toutes les notes du piano à la fois, que peut-on apporter du plus « moderne » au langage harmonique ? Les microintervalles ? Un retour à l’harmonie classique ? En fait, la solution n’est pas dans un changement de langage mais dans un changement de geste. Il serait donc temps d’établir une distinction lexicologique claire entre les progressistes, qui déterminent la modernité en fonction d’une polarité mieux/plus de l’actualisation, et les modernistes, ceux pour qui la modernité s’établit selon une évolution naturelle, j’entends par là un mouvement non concerté entre des phases d’acquisition de nouveautés - ce qu’on appelle parfois, et après coup, l’apparition d’un mouvement ou d’une école - et des phases de repos, où le monde assimile les nouveaux codes. Modernité et renouveau La confusion, dans l’esprit de nombreux compositeurs, entre modernité et progrès, part toutefois d’une bonne intention. À partir 148


de l’école de Darmstadt, les compositeurs ont commencé à être fascinés par les avancées de la Science et surtout par ses méthodes de théorisation et de modélisation. Désespérément à la recherche d’une porte de sortie d’un sérialisme en perte de vitesse, plus encore que Schönberg du romantisme, ils virent dans le discours et les applications de la Science, la source infiniment renouvelable du matériau et de ses modes d’exploitation. Tout ceci était parfaitement consistant, et prometteur de fécondes découvertes, mais le discours se mit à prendre, de la Science, plus la lettre que l’esprit. Il se fit dogmatique. Et lorsque la Science s’ouvrit, via la physique quantique et la physique des cordes, à des perspectives vertigineusement métaphysiques, poétiques, artistiques ; lorsque la Science, dans son discours comme dans ses buts, rejoignait l’Art et la Poésie, les musiciens en blouse blanche pédalaient encore dans un jargon post-lavoisierien, positiviste, sec, ascétique, qui ressortissait moins à l’art qu’à l’ingénierie, laquelle, par nécessité ontologique, sert l’ordre établi et ne saurait accepter la subversion. La modernité, la vraie, se moque de l’ordre établi. La modernité, je l’ai dit, est une cristallisation de l’actuel, formée des nouveautés apparues récemment, d’où son étymologie. En se révélant, comme un instantané de l’époque, elle donnera lieu à des mouvements, écoles, artistes isolés qui, à leur tour, créeront de la nouveauté et ainsi de suite. Le progrès, scientifique ou mercantile, ne jouera qu’un rôle d’acteur, parmi tant d’autres, dans le drame humain dont la modernité est le reflet. Être moderne, c’est être de son temps. C’est tout, mais c’est beaucoup. On me dira que cette définition tolère toutes les dérives, à commencer par la mode du « néo ». Sans doute le néo romantisme, classicisme, tonal, etc.- a-t-il fait, un bref moment, partie du décor moderne, mais il ne peut être considéré comme LA modernité de son temps, car il ne génère pas, à son tour, de nouveauté susceptible d’inventer la modernité de demain. 149


Nouveauté, pas progrès. Nouvelle perspective, nouvelle façon de voir, d’entendre les choses vues, entendues. Le philosophe Alain disait justement : « Pour mon goût, voyager c’est faire à la fois un mètre ou deux, s’arrêter et regarder de nouveau un nouvel aspect des mêmes choses1 ». C’est exactement ce que nous dit Baudelaire. Voir d’une nouvelle façon « l'éternel et l'immuable ». Chercher de nouvelles perspectives pour contempler l’Eternité, qui elle ne bouge pas. Comme le rappelle Messiaen, « le temps répond au mouvement et l’éternité demeure la même2». Etre moderne, c’est au fond une façon toute occidentale de méditer collectivement sur l’Être et le Devenir. Car nous sommes bien les seuls, nous occidentaux, à nous préoccuper de nouveauté, de modernité, de progrès. Les autres cultures ont développé un mode de transmission du savoir appelé Tradition qui, parce que le plus souvent oral, ne tolère pas la plus petite approximation, transformation, évolution. La foi dans l’infaillibilité de la Tradition, sa perfection, sa provenance divine, ont donné aux cultures non occidentales la conviction que le futur ne peut apporter aucune révélation, si ce n’est la confirmation de ce qui a déjà été dit, ou plus exactement « prophétisé ». La musique traditionnelle n’échappe pas à cette règle ; elle est infiniment codifiée et bien plus cérébrale que notre musique polyphonique. Elle ne prétend pas transcender par elle-même, mais aider, un peu comme la respiration du Prana-Yoga, à l’Illumination. Elle est un peu, on me pardonnera ce jugement, le valet de la Tradition. Pour cette raison, entre autres, elle n’a jamais eu le rayonnement universel de la musique occidentale3. Les sociétés traditionnelles ont donc développé des techniques, dont la musique n’est qu’un accessoire, pour méditer, contempler les Arcanes du monde et, si possible, atteindre la Connaissance. Dans ce cadre, le seul progrès envisageable est la 1

Alain, Propos sur le bonheur, Gallimard, 1976 Messian, Olivier, « Temps et éternité », in Traité de rythme, couleur et d’ornithologie, Editions A. Leduc 3 Dans le cas de la musique hindoue, il faut rappeler que son extrême complexité est, en soi, antinomique à tout vocation d’universalité, de même que la religion hindouiste, étrangère à tout prosélytisme. 150 2


progression individuelle vers cette connaissance. Cette progression est, à la manière d’Alain, une façon de contempler, à chaque pas franchi, la réalité dans une nouvelle perspective. Voir ce qui EST, différemment à chaque fois et plus profondément. Et c’est dans ce sens que je reconnais la quête de la modernité de la société occidentale comme une forme de méditation collective, que n’aurait pas reniée Jung. L’art moderne, c’est la plus récente façon qu’ont trouvée les artistes d’exprimer une vision collective de l’Être et du Devenir. Cette nouvelle perspective ne doit rien à l’Ordre établi, au Progrès. Elle peut, elle a le droit d’être à contre-courant, en totale révolte par rapport à lui, si l’Ordre, comme c’est de plus en plus le cas, se fait le pantin d’un ordre marchant étranger à l’essence de l’Homme, à sa dignité, à sa pérennité. La modernité ne doit rien au progrès. Elle est en symbiose avec le Numineux et les Nombres du Principe, qu’elle expose à chaque époque d’une manière différente. Elle est l’ultime variation d’un thème énoncé au commencement des temps. Car il n'est pas inutile de le rappeler une dernière fois : la modernité est composée de ces nouveautés que Baudelaire appelle « le fugitif, le contingent, l'autre moitié de l'art... » ces nouveautés, qui surgissent sans prévenir comme des fleurs qu'il faut cueillir vite pour en fixer le parfume et l'ancrer dans le présent, dont il type l'atmosphère. Un parfum qui peut parfois sembler âcre, mais Baudelaire a-til jamais dit que ses Fleurs du mal étaient un bouquet de roses?

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9 - DU CLICHÉ AU SOFA, Petite considération supplémentaire sur la modernité. « Le programme n'est plus, comme autrefois, la lutte du nouveau contre l'académique, de la subversion contre le croûteux conformiste, mais: il faut de l'art simplifié à tout prix... » Philippe Sollers, Préface de Les Ambassadeurs de Morain On peut être intelligent et aimer les clichés. Prétendre le contraire serait un cliché, mais non la preuve d’un manque d’intelligence… D’ailleurs, le dictionnaire qui entérine l’usage commun, grand amateur de Polaroïds en tous genres, serait, faute de clichés, coupé de l’usage et a fortiori du commun, réduit à la fonction de simple lexique. Si l’on doit aimer les clichés, c’est précisément pour pouvoir jouer avec eux : en extraire le jus de bon sens, le filtrer, et le mélanger au citron de l’esprit critique. Ainsi, dans le domaine qui nous intéresse, règne une solide prévention : celle que la modernité serait antinomique du populaire, apanage d’une certaine élite cultivée et branchée, que par ailleurs le « populaire » serait conservateur et réactionnaire, ennemi du progrès et défenseur de la tradition. Passons sur la foi morbide en une pseudo modernité de gauche ou de droite : cette dispute d’écolier n’a aucun sens et point n’est besoin de faire appel à quelque modèle socio-philosophique pour le prouver, mais tout simplement à quelques faits simples. La modernité jaillit partout à la fois : dans la chanson, la pop, le rock, dans tout ce qui est le « geste » populaire, mais aussi dans l’esprit plus conceptuel de musiciens « savants », les uns et les autres échangeant régulièrement leurs trouvailles : le jazz imprégnant la musique depuis Debussy, les sonorités d’avant-garde investissant peu à peu la pop et le jazz1. 1

On me permettra de réduire l’infini variété des courants actuels à ces deux vocables, par commodité. L’auteur de ces lignes, père de deux adolescents, n’ignore rien de la « house », du « garage », du « heavy 152


La réaction, la ringardise, ne sont de leur côté la propriété d’aucune classe. Les académistes de tous temps, ceux qui, coiffés de lauriers embaumés pour leurs seules narines, s’arc-boutent sur les acquis de leur petit fond de commerce, ou les « requins de studio », les hurleurs et les bûcherons exploitant sans vergogne et sans génie la dernière pulsation à la mode, tant que ça rapporte, ceux-là sont les vrais ennemis de la modernité. Ce n’est donc pas une affaire de classe, mais une affaire de masse, au sens que la physique donne à ce mot : une toute petite minorité d’esprits curieux, inventifs, aventureux, vient frapper contre une large masse d’inertie, qui n’absorbe les assauts de la modernité que peu à peu et comme à regret. Cet assaut s’effectuant de tous les côtés à la fois, la masse n’a plus d’autre choix que d’intégrer ces « intrus » et, par cette assimilation, à évoluer. Les esprits élitistes qui s’imagineraient incarner à eux seuls, par le biais d’une complexité omnipotente, la modernité salvatrice, doivent se rendre compte de la vanité et de la dangerosité de leur position : sans ce mouvement de va-et-vient entre « ce qui est en haut » et « ce qui est en bas », pour reprendre les termes de l’Alchimie, il n’y a pas d’évolution vivante, valide, fertile. Ce que la musique populaire a d’unique c’est sa spontanéité et son identité renouvelée avec l’actuel, avec la racine, avec l’essence, c’est la générosité avec laquelle elle produit le nouveau matériau sonore, et génère les nouveaux signes. Ce que la musique savante a d’indispensable, c’est la technique par laquelle elle peut organiser et donner au jaillissement valeur d’emblème, au signe valeur de symbole, à la forme valeur d’archétype. Renouveler sans cesse le contact fécond avec la musique populaire, s’y ressourcer, y puiser des éléments fédérateurs et, pour le musicien de la pop, s’ouvrir aux techniques de la musique savante, tel est le vrai geste de la modernité, célébré de tous temps par les grands compositeurs. Gustav Mahler ne disait-il pas luimême qu’une musique n’a pour lui de valeur que si elle trouve ses metal », etc… 153


racines dans le folklore ? Ce lien qu’il nous faut reconstruire est aussi important pour l’artiste que pour la communauté : en se cloisonnant dans un ascétisme inaccessible, en se coupant des origines, les modernes ont offert une béance à toutes les médiocrités, prêtes à s’engouffrer pour satisfaire le mélomane orphelin. C’est de là qu’est né ce cliché, reflétant un certain état de la modernité du 20ème siècle, mais non point un mode fonctionnel de la modernité elle-même. Et c’est bien pour cela que nous aimons ce cliché, à la manière d’un médecin qui aime le symptôme, car il aide à identifier la maladie. La modernité est malade de l’élitisme de certains et de l’opportunisme des autres ; les premiers étant toutefois bien préférables, car plus honnêtes, que les seconds. Vous me direz qu’il y a des imposteurs, qui jouent les modernes par opportunisme. Leur pantomime ne peut faire illusion qu’à ceux de leur espèce. Les maîtres de Darmstadt, s’ils ont parfois pêché par narcissisme intellectuel, n’en sont pas moins des Maîtres, leur démarche est intègre, leur vision profonde, leur idéal juste. Leur refus du signe existant est comme l’ascèse du prophète exigeant la chasteté de la foule : un idéalisme invivable, à réactualiser d’urgence. L’urgence du signe, qui ne signifie pourtant pas le retour au cliché… Et puisqu’on y revient, il y en a un autre qui a l’écorce dure lui aussi et qui a pour ainsi dire motivé l’écriture de ce livre : c’est que l’avant-garde, soit une certaine partie de la modernité du 20ème siècle, serait inaccessible à l’émotion, à l’inspiration, ou à la fantaisie. Et il est vrai que le geste du compositeur moderne est bien plus analytique que celui du compositeur classique ou romantique. Ces derniers procédaient par synthèse, imitant ainsi le geste du Démiurge. Le compositeur moderne s’auto-analyse en temps réel, rend compte de chaque moment de sa création ; il est vrai que beaucoup se méfient de leurs instincts, de leurs émotions, non 154


quantifiables, non valides dans le procès-verbal dont ils se croient redevables à la postérité. Cette pratique généralisée de l’autoanalyse par le compositeur n’est que le reflet d’un changement global dans le monde culturel au tournant du 20ème siècle et qui, mieux que Freud, serait en mesure de l’exprimer, lui qui disait : « une disposition rationaliste, ou peut-être analytique, lutte en moi contre l’émotion quand je ne puis savoir pourquoi je suis ému, ni ce qui m’étreint1 ». Le même Freud qui se disait « ganz unmusikalish » complètement amusical - et dont le sofa est devenu le prétexte à tant de grands clichés du 20ème siècle. Après Freud, le moins qu’on puisse dire est que la psychanalyse montera la même distance, sinon indifférence, vis-àvis de la musique, à quelques notables exceptions près. Ainsi de Theodor Reik (1888-1969) et ses Ecrits sur la musique (1953) ou, à notre époque Marie-France Castarède, qui étudie avec passion les relations entre musique et psychanalyse2. Car, à part Lacan, qui semble avoir eu l’intuition de la profonde action du monde sonore sur notre psyché, par l’intermédiaire de l’affect, à travers lequel il traite la voix comme objet pulsionnel, tout le monde semble gentiment ignorer que la musique - et nous le comprenons, maintenant que nous savons qu’elle est un langage de signes profondément reliés à notre corps et notre esprit - est un monde d’archétypes émotionnels, grâce auxquels un important travail de transfert et de sublimation est possible. Il faudrait même affirmer que ce travail est la condition du chef-d’œuvre. Cela, on l’a compris peu à peu grâce à Mahler, non seulement parce qu’il est le contemporain et le compatriote de Freud1, mais surtout parce que, le premier, il s’est expliqué sur l’origine des nombreux éléments musicaux, entendus dans l’enfance et associés à des situations personnelles fortes, dont il tira le matériau de ses symphonies. 1

Freud, Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, 1978 Castarède, Marie-France, La voix et ses sortilèges, Paris, Belles Lettres, 1989 et Les vocalises de la passion. Psychanalyse de l'opéra, Paris, Armand Colin, 2002 1 Mahler a rencontré Freud pour une unique conversation dont il ne reste presque aucune trace. Le compositeur voulait consulter le psychanalyste pour trouver la réponse à ses problèmes de couple avec Alma, mais aussi pour essayer de surmonter une crise passagère de son activité créatrice. 155 2


Ainsi, en étudiant attentivement la littérature musicale et musicologique du 20ème siècle, on s’aperçoit que le vrai travail de rapprochement entre musique et psychanalyse est bien davantage le fait des musiciens ou des musicologues que des psychanalystes eux-mêmes. La consultation des comptes-rendus de récents colloques2 consacrés au sujet est éloquente : les psychanalystes semblent se concentrer sur de passionnantes considérations techniques, au développement exponentiel mais, tel une spirale, toujours plus éloignées du centre du problème : l’objet sonore comme archétype émotionnel. Analyse V.S. Synthèse Pourtant, en dépit de cette disposition peu favorable à notre art, les recherches de la psychanalyse permettent de mieux comprendre le mécanisme de l’intuition créatrice, à travers celui de l’inconscient, où le travail de ce dernier joue un rôle important. Les analystes - et c’est rigoureusement logique - parlent peu de la synthèse, en revanche Freud nous aide à comprendre le processus de synthèse, grâce à ses travaux basés sur les rêves, jusqu’alors considérés comme mode allégorique, que tout un chacun se faisait fort de pouvoir interpréter, et qu’il élève au niveau de mode symbolique, qu’il ne faut plus seulement traduire mais analyser. Car le rêve est bel et bien un processus de synthèse élaboré par l’inconscient, mais non point un discours linéaire qu’il suffit de décaler pour pouvoir le lire comme une histoire, du début à la fin. Le rêveur place des motifs au milieu d’une myriade d’éléments plus ou moins ornementaux. Et ces motifs sont des symboles ; de même que le symbole est originellement la moitié d’une pièce, attirant forcément l’attention sur la partie manquante qu’elle remplace, « symbolise », et invitant à retrouver cette partie pour réunir le Tout, de même chaque partie du rêve est symbole d’un élément de la vie éveillée du rêveur, consciente ou inconsciente, élément qu’il appartient au psychanalyste de retrouver pour rétablir 2

On consultera avec beaucoup d’intérêt le site www.entretemps.asso.fr 156


l’harmonie dans l’esprit du patient. Le rêveur serait donc un créateur ? C’est en partie vrai, et notre étonnement, après une nuit remplie de visions, d’histoires totalement baroques et exotiques, à propos desquelles on se demande : « comment ai-je pu inventer cela ? », est là pour le souligner. Et c’est faux dans la mesure où l’acte créateur, celui du compositeur ou du peintre, est un acte contrôlé, suivi, volontaire. Pourtant le rêveur nous intéresse parce qu’il utilise ses capacités de synthèse pour fabriquer de la réalité 1. Cette capacité créatrice, qu’il manifeste quotidiennement mais dont il est généralement dépourvu à l’état de veille, possède des analogies, dans les moyens physiologiques qu’elle met en œuvre et par l’état dans lequel le rêveur se trouve, avec l’état d’esprit bien souvent décrit par les compositeurs du passé, lorsqu’ils étaient pris par l’inspiration. Le terme, généralement exécré de nos jours, désigne néanmoins une supérieure capacité de synthèse, par laquelle le compositeur accomplit un exploit intellectuel dont il n’est généralement pas capable dans son « état normal » - qu’on se rappelle Mahler, qui ne pouvait composer que dans le calme de sa résidence d’été - pas plus que le rêveur, une fois réveillé, n’est capable de faire surgir devant lui les mondes qu’il a pourtant crées durant son sommeil. Il n’y a rien de bien sorcier au départ de ce processus de synthèse, rien de plus qu’une intense et soutenue concentration. Mais, par les objets qu’elle manipule - symboles, signes, emblèmes, liés à des émotions ou des sentiments complexes l’activité créatrice musicale s’apparente souvent à une forme de transe. La meilleure illustration nous en est donnée par Mahler, une fois encore. Celui-ci, alors qu’il était plongé dans la composition d’une de ses symphonies, eut la vision de son propre corps, allongé dans son cercueil, dans le coin opposé de la pièce où il se trouvait. Mahler encore, qui racontait se coucher le soir avec un 1

Il est philosophiquement acceptable de nommer réalité ce qui, tout au long du processus de rêve, est perçu comme tel. La part de plus en plus grande, de plus en plus « réelle », que prend le « virtuel » dans notre vie quotidienne est là pour démontrer l’élasticité du concept de réalité. 157


problème à résoudre et qui se réveillait le lendemain avec la solution, ce qui est beaucoup plus commun. Mozart concevait la plupart de ses œuvres « en arrière-plan » ; l’élaboration se faisait pratiquement inconsciemment et l’œuvre surgissait, ainsi qu’il le décrit lui-même, « en un éclair », une sorte de flash, à la suite duquel il n’avait plus qu’à recopier ce qu’il avait « vu » instantanément. Beethoven n’écrivait qu’après une longue méditation dans sa chère forêt viennoise, les arbres semblaient chanter, la nature lui dicter ses mélodies. Messiaen, plus près de nous, racontait à certains élèves qu’il n’improvisait pas aussi souvent qu’il le voudrait, « pour ne pas épuiser l’inspiration ». Ce qui laisse à penser qu’il y croyait, lui… Tous ces exemples nous montrent que les grands compositeurs ont tous, plus ou moins, lâché la bride à leur esprit et confié à une autre région de leur anatomie psychique le soin d’élaborer la mystérieuse fusion entre l’intuition et le matériau sonore. Cette autre région, dans laquelle se réalise le processus de synthèse, et qu’on peut appeler inspiration si cela nous chante, a été décrite par certains chercheurs en neurologie comme étant plutôt un seuil de fréquence. Cette notion a malheureusement maintes fois été récupérée par certains « marchands de bizarre », mais il nous faut la citer pour mémoire, chacun en tirant les leçons qu’il voudra : notre cerveau, comme une voiture, possède plusieurs vitesses, en fonction de la tâche à accomplir. Au cours de l’activité de veille intense, les ondes sont au plus rapide, ce sont les ondes bêta. Puis, lorsqu’on est relaxé, on passe en ondes alpha, lesquelles se divisent en plusieurs sous-catégories, dont une phase alpha 1 qui est celle de la méditation profonde, au cours de laquelle se libèrent de nombreuses images provenant de l’inconscient. C’est probablement dans cet état, dû à une intense concentration de type hypnotique, que Mahler eut son hallucination. Pour revenir à la psychanalyse, je pense qu’elle pourrait se pencher avec profit sur l’attitude généralement psycho-rigide du 158


compositeur sériel et post-sériel, que je définirais comme un hyperromantique refoulé. Dans le cas de Schönberg c’est tout à fait évident et observable : après avoir vécu pleinement un romantisme dont l’intensité dépassait sans doute encore celui de Wagner, se traduisant par un langage d’une volupté douloureuse, déchirée, bouleversante, le créateur acheva sur lui-même le sacrifice d’Abraham, tranchant la substance vive qu’il avait créée, refoulant un romantisme flamboyant qui ne cessa pourtant de transparaître, fusse à l’état de fossile, dans ses œuvres ultérieures. Chez les successeurs de Schönberg, le refoulement s’effectue bien plus tôt, à la source, et se traduit par le même symptôme d’extrême rigidité dans le langage et parfois également dans l’attitude individuelle. Soyons bien clair : à quoi sert une rigidité de l’ego, si ce n’est à contenir quelque chose qui veut surgir ? Et quelle peut être cette chose, si ce n’est un romantisme bouillonnant, flamboyant, glorieux, dont le créateur moderne éprouve une honteuse nostalgie ? Qu’on pense en revanche à Debussy, et en particulier à de nombreuses scènes de Pelléas, pour observer les vertus d’un romantisme assumé, apaisé, allégé, sublimé. Car, pour reprendre le vocabulaire du psychanalyste, le romantisme est typiquement une de ces poussées d’analité où l’inconscient collectif d’une époque assouvit sa soif de réalisation. Cela se traduit dans un premier temps par une intense activité créatrice, puis par la réaction d’un refoulement, ou d’une sublimation. Schönberg choisit le refoulement, Debussy la sublimation. Tout le 20ème siècle suivra qui le premier, qui le second, mais il est curieux de constater que le bon ton, la voie officielle de la modernité d’antichambre, sera celle du refoulement. On peut comprendre ce qui incita les premiers modernes à rejeter le romantisme, ce grand déballage, cet étalage sans pudeur. Mais c’est une erreur de perspective. En effet le romantisme devient insupportable lorsqu’il se combine avec l’académisme et n’est plus qu’un tic pompeux et vain, un soufflé prétentieux et creux. Mais ce que le romantisme a de bon, c’est cette libération des 159


inhibitions, cette absence totale de refoulement, précisément ; le romantisme est le divan sur lequel le créateur se laisse aller à exprimer ses pulsions les plus intimes. Lorsque le compositeur se met en tête de vouloir contrôler non seulement son matériau mais également ses alibis, il est évident que ne surgiront d’une telle mise en garde à vue de l’affect et des pulsions que des éléments filtrés, censurés, enclos au sein d’une œuvre d’autant moins capable de révéler à l’autre, qu’elle s’est moins révélée à son propre auteur. Je ne prétends pas que les compositeurs doivent manger des champignons hallucinogènes ou essayer de faire léviter des tasses à café... Mais je crois intéressant : de souligner ce refoulement et cette dichotomie entre esprit d’analyse et esprit de synthèse, les différents modes d’utilisation du cerveau qu’ils supposent et, en toute logique, les différents résultats qu’on peut en attendre ; de mettre en parallèle la rupture de la musique contemporaine d’avec le monde de l’émotion et du corps humain ; et d’inscrire ces deux faits dans la perspective des paroles de Freud, que nous citerons une seconde fois pour leur donner un éclairage nouveau : « une disposition rationaliste, ou peut-être analytique, lutte en moi contre l’émotion quand je ne puis savoir pourquoi je suis ému, ni ce qui m’étreint »…

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10 - LA LOI DES SÉRIES… « Il y a encore beaucoup de musiques à écrire en Do Majeur ». Arnold Schönberg La musique sérielle, c'est un peu comme le théorème de Pythagore : tout le monde en a entendu parler, moins nombreux sont ceux qui peuvent le définir avec précision. Pour le mélomane en revanche, c'est un mot souvent peu sympathique qui marque une limite, le point de non-retour à partir duquel il cesse d'écouter, d'aller au concert. Plutôt que de le blâmer, tâchons de voir avec lui ce qui se cache derrière cette dénomination, qui désigne effectivement le mouvement à partir duquel une partie de la création musicale s'est détachée de son public. Qu’est-ce qu’une série ? On a écrit tout et son contraire à propos du sérialisme : « le sérialisme a été une nécessité historique » ont affirmé certains, tandis que d’autres lançaient : « le sérialisme est une forme de terrorisme ». Nous répondrons aux premiers que le dodécaphonisme fut, sans aucun doute, une nécessité historique pour son inventeur, Schönberg, lui permettant d’échapper à la force centripète du postwagnérisme dans lequel il semblait s’enfoncer inexorablement, même si cet enlisement laissait fulgurer des chef-d’œuvres tel que Nuit Transfigurée ou Gurre-Lieder. Mais pour d’autres, et je pense à Debussy en particulier, l’accélération prodigieuse imprimée par Wagner sur tous les aspects de la « geste » du compositeur s’incorpora naturellement à un langage très personnel, sans qu’il fût nécessaire de briser les racines, de changer le système, de brouiller les codes reliant le créateur à son public. Si nous ne devions au sérialisme que l’œuvre de Webern et 161


une partie de celle de Schönberg et Berg, il semblerait largement justifié. Toutefois, lorsqu’on voit la place qu’a prise, dans le répertoire des concerts tout comme dans le cœur des musiciens, l’œuvre de Debussy, écrite dans une langue moderne mais accessible à tout instant, car s’inscrivant dans une continuité, on peut rêver à ce qu’auraient écrit les premiers dodécaphonistes sans la contrainte de leur nouveau système : la même rigueur et le même sens du son rare, servis par un subtil dérapage des codes existants, la survivance de ces codes assurant la communication des œuvres à un plus large public et, pour finir, une musique tout à la fois nouvelle et ouverte à toutes les oreilles. Tout d'abord, disons que cette appellation de « sériel » est quelque peu frauduleuse, ou pour le moins roublarde, ne serait-ce que par l'usage du mot lui-même. La série mathématique, qui semble justifier la solennité avec laquelle les compositeurs se livrèrent à ce jeu de mécano musical - l’auteur du présent ouvrage y compris - est, par définition, une suite de grandeurs qui croissent ou décroissent suivant une certaine loi. Une série est infinie et ne répète aucun des nombres qui la composent. La série musicale, quant à elle, consiste à jouer les douze notes comprises à l’intérieur d’une octave sans répéter aucune d'entre elles, ou à ne faire entendre une note qu'après avoir énoncé les onze autres, et se rapporte à la « petite » définition du mot série, c’est-à-dire : suite, succession. Voilà qui est déjà beaucoup moins impressionnant, d'autant que toute musique, quelle qu'elle soit, est une succession de notes. Arnold Schönberg, qui inventa la musique sérielle, lui donna le nom allemand de « zwölf Ton Musik », la musique des douze sons, traduite en français par « dodécaphonisme », mot qui en impose davantage. Bien, voilà qui ne nous avance pas beaucoup plus, toute musique, en occident étant faite de ces douze sons. Le principal intérêt du système sériel était de provoquer un changement radical d'esthétique. De même que le cubisme imposait une révolution visuelle par l'abandon du figuralisme, la 162


série, dans son principe « philosophique », niait toute possibilité d’affinité ou d’attirance entre certains degrés de la gamme, certains accords et, dans son principe « mécanique », supprimait tout recours obligatoire aux figures musicales constituant le langage tonal. C'est du moins ce qui arriva avec l'avènement de la série généralisée, où l'on employa le principe de « non-répétition » aux rythmes, aux nuances, aux timbres, etc. Avec l'immense avantage de créer de façon automatique le dépaysement sonore auquel les premiers modernes aspiraient, la série avait une vertu que les plus malins ne manquèrent pas de découvrir : c'est qu'elle procurait une impression immédiate de diversité, de richesse, de chatoiement. Puisque aucune note n'était répétée dans son voisinage immédiat, le risque de « déjà entendu » était automatiquement écarté et le résultat possédait le charme unique des kaléidoscopes ; avec pour corollaire, l'ennui, qui s'installe après quelques dizaines de minutes et la difficulté à se repérer dans ce dédale sonore. Avouons tout de même que cet ennui n'est rien comparé à celui, digne d'une torture chinoise, qui nous broie à l'écoute d'une musique répétitive, dont l'invention se voudrait une salutaire réaction à la cérébralité de la série.

Les limites de la série Si la série a trouvé sa place dans l'histoire de la musique davantage que dans le grand répertoire, c'est sans doute à cause d'une contradiction interne. En effet, la gamme chromatique, ou gamme tempérée, soit les douze demi-tons composant une octave, est un système de distribution des fréquences. Un autre aurait été possible, avec les vingt cinq divisions de l’octave établies à l’origine par Pythagore, ou plus encore, si le système par douze ne s'était, à l'usage, révélé comme étant le plus malléable, le plus apte à se développer et à engendrer la polyphonie. 163


Une fois ce système acquis, il faut encore lui faire dire quelque chose, c'est à dire instaurer des règles et établir un style. Ce que firent les classiques en instituant l’harmonie, le contrepoint, les formes telles la sonate, la fugue, etc. Le sérialisme, installant un système dans le système, faisait office par la même occasion de règle et de style, un style qui très rapidement s'est avéré comme n'évoluant pas. Rien ne ressemble davantage à une « série », et à une combinaison de séries, qu'une autre combinaison de séries. Les mêmes raisons qui permettaient d'obtenir une variété instantanée condamnaient à un immobilisme historique. Cet immobilisme et cette monotonie d’engendrement étaient dus précisément à cette redondance du système dans le système, et c’est cette redondance même que je nomme contradiction interne : le second système vient court-circuiter le premier par un excès de contrainte. Pour illustrer mon propos, je vous propose de penser au jeu d’échec : Il y a, pour chaque joueur, huit pions et huit figures, soit seize éléments mobiles comparables à nos douze notes de l’octave. Ces seize pièces et les soixante quatre cases de l’échiquier sont le système, c'est-à-dire la façon dont on a distribué l’espace et organisé les acteurs en figures mineures et majeures, de même que la gamme chromatique tempérée est une distribution des fréquences au sein de l’octave et une organisation hiérarchique des modes et des harmonies possibles. Les modes selon lesquels chaque pièce pourra se déplacer sont contenus dans la règle du jeu d’échec, qui correspond aux règles d’écriture. Au style de la musique classique correspond un style de jeu au sens propre. D’autres systèmes étaient possibles et ont existé antérieurement. Ainsi, l’un des ancêtres des échecs, le « Tchaturangâ » indien, vers 750 de notre ère, se jouait avec huit pièces de chaque côté : un 164


navire, un cheval, un éléphant, un roi et quatre pions. À la même époque en Occident, la musique utilisait comme système les modes, une autre façon de fractionner l’octave, avec moins de divisions. Il est possible d’imaginer une évolution au jeu d’échec - même si chaque tentative se solde par un….échec !- Comme par exemple un jeu sur deux plateaux, sur une sphère, en augmentant le nombre de pièces… Autrement dit en changeant le système. Cela est possible, mais n’a jamais semblé satisfaire les joueurs. Pour la musique, changer de système veut dire fractionner différemment l’octave, abandonner le « tempérament », et c’est dans ce sens que travaillent les compositeurs qui explorent le micro-tonal. Mais installer un système dans le système reviendrait, dans notre exemple des échecs, à conserver les seize pièces, à supprimer les règles de déplacement, pour leur substituer un ordre de déplacement, autrement dit établir que le pion A1 partira en premier où bon lui semble, puis n’importe quelle autre pièce pourvu qu’A1 ne rejoue pas avant le 17ème coup ; ce qui semblerait de prime abord rendre le jeu plus excitant s’avèrerait, à la longue, n’installer que le chaos et l’ennui - c’est une expérience que je vous invite à faire avec un(e) ami(e) passionné(e) par ce jeu. Créer un système dans un autre système n'était donc pas la recette miraculeuse par laquelle Schönberg pensait régénérer la Musique pour plusieurs générations. Et le dodécaphonisme fut peu à peu abandonné. Néanmoins, par le jeu bien connu de la contrainte stimulante, ce système eut la vertu d'inspirer nombre de compositeurs qui le « visitèrent » sans trop s'y attarder, comme Stravinsky. Quant aux sériels des origines, on peut dire qu'ils jouèrent à cache-cache avec leur invention, flirtant avec elle, puis s'en éloignant pour y revenir, à part Webern bien sûr, qui réussit à créer un univers sonore véritablement original et d'une densité artistique vertigineuse, sans doute parce qu'il évita l’écueil de la monotonie dont on parlait plus haut, en se limitant à des pièces très courtes - de quelques secondes 165


à quelques minutes. Les compositeurs les plus engagés dans la série généralisée lui lâchèrent la bride par la suite, mais sans renoncer à l’un des acquis majeurs de cette technique : la non-répétition identifiable d'une note ou d'un objet sonore. La lecture d'une partition récente de Boulez ou Stockhausen par exemple, illustre bien ce propos. Ce n'est plus de la série rigoureuse, mais l'empreinte du phénomène demeure. S'y est ajoutée une souplesse indispensable pour que le matériau sonore suive l'évolution de son créateur... Autrement dit, on ne s'astreint plus à compter rigoureusement ses douze notes, comme la ménagère compte les prunes qu'elle met dans sa confiture, mais l'on s'assure que tel ré bémol entendu précédemment ne reviendrait pas avant qu'on l'ait un peu oublié. Cette méthode, chez les « pères fondateurs » avait valeur de style. Mais ce procédé perdure encore, et même parmi certains très jeunes compositeurs, avec le mimétisme que cela implique. Il est excusable de trouver un tant soit peu curieuse cette façon de faire encore de la musique de nos jours. Ce procédé visant à une « variété automatique » peut sembler une ruse pour dissimuler un défaut d’imagination mélodique. Et puis, cette idéologie, cette quasi-religion de la nonrépétition, cette horreur du déjà entendu ne me convaincront jamais quant à la soi-disant originalité qu’on peut tirer de ce qui finit par devenir davantage une névrose qu’une véritable méthode. J.S. Bach, par exemple, n'aurait jamais pu écrire le thème de la célèbre fugue en ré mineur (Ex.10.1) :

où la note la apparaît seize fois en deux mesures, où le mélisme de la partie inférieure tourne autour des mêmes notes. Et pourtant ces deux mesures à elles seules sont tout aussi originales et autrement plus fameuses que bien des oeuvres sérielles .... 166


Chez Bach, dont l'analyse de certaines oeuvres, comme l'Offrande musicale, où l'on trouve des « miroirs »1 d'une complexité remarquable, offre des perspectives autrement étourdissantes que les oeuvres cherchant la complexité pour ellemême. Avec Bach - entre autres - la symbolique des nombres qui préside aux éléments et aux formes, est au service de quelque chose d'autre, d'un au-delà que l'on retrouve chez d'autres grands chercheurs du Nombre et du Numineux, comme Beethoven, comme Messiaen. Car le Nombre n'est pas une excuse, un prétexte, un alibi. Il est une fin, car le Nombre est au cœur du Principe. Nous l'avons vu avec Pythagore et la physique des cordes, le Nombre commande tout, est au centre de tout. La Qabale nous enseigne que le Nombre, pour ceux qui croient en Dieu, est la plus directe et la plus connaissable manifestation du Principe. Se contenter, comme le dodécaphonisme, de savoir compter jusqu'à douze, c'est prendre le Nombre pour une bonne pomme. Le Nombre est au cœur de la matière vivante, il est davantage fait pour exalter que pour enchaîner. C’est d’ailleurs pourquoi tout système musical qui se voudra efficace, se fondera sur la logique des nombres, mais devra à un moment donner une souplesse à son architecture : ce qu’a fait le tempérament pour développer le monde polyphonique que nous connaissons, en « trichant » sur les fréquences de certains intervalles… Élargir le concept de série. La série, dans un sens plus général que celle du strict dodécaphonisme, est donc une tentative d'exercer, par un système de distribution issu d'un modèle non point mathématique mais seulement arithmétique, un contrôle total et rationnel sur une matière, la Musique, dont les modes effectifs et affectifs restent encore obscurs, voire mystérieux. Cette tentative est celle de 1

Procédé où une formule musicale est répétée strictement à l’envers, comme lue dans un miroir. Mozart, par exemple, a composé un court morceau à deux voix, où chaque partie est le miroir exact de l’autre. 167


s'assimiler au Démiurge, qui invoque les forces et suscite les formes. Mais dans cette perspective, une oeuvre géniale, comme l'une des dernières symphonies de Mozart par exemple, où chaque note semble indispensable, où le moindre ajout ou la plus petite permutation bouleverse l'équilibre global de façon sensible, perceptible, peut être considérée comme une super-série, une métasérie, un système de distribution parfait où chaque élément trouve la place qui lui a été assignée par une loi imparable, bien que non formulée, parce que non formulable. Cette loi est l'Harmonie, au sein de laquelle les techniques -harmonie, contrepoint, règles de styles - sont des conditions nécessaires mais non suffisantes. L'Harmonie, que l'on pourrait définir comme la perception d'un certain équilibre au sein d'un certain groupe d'attributs, permet par l'intuition de créer de très grands complexes sonores, visuels, poétiques, et c’est cette intuition de l’Harmonie que l’on a, un temps, nommé Inspiration. Certains esprits romantiques voient dans l'Harmonie une fonction de la Nature. C'est l'homme qui, en pensant l'Harmonie, a commencé à penser l'Art. La Nature est peut-être, comme le soutenait Einstein, une infinie formule mathématique où tout trouverait sa place, même et surtout le chaos qui compose une grande partie de notre univers. L'Harmonie est au contraire une tentative purement humaine d'équilibrer et de proportionner les éléments issus de ce Chaos, et l'on serait tenté de dire qu'à ce titre, l'Harmonie n'est pas naturelle, ou plutôt qu'elle est surnaturelle, car elle est le concept du seul surhomme auquel Lévi-Strauss accorde le droit de porter ce nom, à savoir la collectivité humaine. Dans ce sens, une méta-série, ainsi que nous envisageons quelques chef-d’œuvres de l’art classique, dépend d’une distribution mathématique hautement complexe, pour parvenir à cet état, perceptible par tous, de perfection des proportions. Malgré tout, le modèle mathématique qui permettrait de prédire un 168


tel chef-d’œuvre n’est pas envisageable ; seule fonctionne l’analyse a posteriori. Mieux que la série : la Qabale. Il est possible, toutefois, en relisant Eco1, de faire l’historique des tentatives diverses, toutes plus ou moins farfelues mais pareillement excitantes, pour trouver la formule, le principe, la machine à modéliser l’Infini des noms et de leurs combinaisons, pour retrouver le modèle divin, l’original perdu. Ainsi des roulettes de Raymond Lulle, permettant d’associer mécaniquement des concepts simples et d’en déduire des propositions philosophiques inédites, à l’infini. Ainsi du Père Marin Mersenne, ami de collège de Descartes, qui inventa vers 1636 un système d’engendrement de chants sur une étendue de trois octaves sans répétition, le véritable ancêtre du sérialisme, et qui écrivait que « pour noter tous ces chants il faudrait plus de rames de papier qu’il n’en faut pour combler la distance entre le ciel et la terre, même si chaque feuille contenait sept cent vingt chants de vingt deux notes chacun et que chaque rame fût si comprimée qu’elle ne dépassât pas l’épaisseur d’un pouce1 ». Ce même Père Mersenne formula le concept de « fréquence » et fut un personnage très important pour l’art des sons. Giordano Bruno, Pic de la Mirandole, et tant d’autres furent tous atteints, dans une même soif d’infini et d’idéal, d’une folie de la combinatoire. L’épicentre de cette folie semble bien être l’année 1492, année doublement importante dans l’histoire de l’Occident. Le 12 octobre 1492, un marin de l’équipage rassemblé par Christophe Colomb aperçoit la terre du Nouveau Monde. Peu de temps auparavant, le mardi 31 juillet 1492, lorsque Isabelle la Catholique expulse tous les juifs d'Espagne, ce sont 1 1

Eco, Umberto, La recherche de la Langue parfaite, Editions du Seuil, 1997 Ibid. p. 166-167 169


deux cent mille personnes qui s'expatrient. Une minorité choisit le Maghreb et la quasi totalité cherche refuge en France et en Europe centrale, dont quelques rabbins travaillant depuis le 12 ème siècle à développer la Qabale1, qu’on présente couramment comme un système mystico-linguistique. L’esprit talmudique le plus élémentaire m’incite toutefois à mettre en doute les termes de « système », de « mystique » et de « linguistique », s’appliquant à cette discipline. La Qabale, par ses trois modes de décryptage de la Tora 2 mais surtout par l’ouverture permanente qu’elle impose aux mots, aux idées, tant par la lettre que par le son, ne se laisse enfermer facilement ni dans une notion, ni dans une lexicologie. De l’approche la plus intellectuelle à la plus extatique, la Qabale a ceci de commun avec l’alchimie qu’on peut voir en elle plusieurs disciplines presque distinctes : de même que pour les alchimistes purement spéculatifs, l’art d’Hermès est une technique de réalisation personnelle, de même que pour les opératifs elle est une voie d’union mystique avec le principe à travers le travail sur la nature ; certains cabalistes chercheront de nouvelles lectures de la Torah en « ouvrant » les lettres et les mots ; tandis que d’autres rechercheront, comme un certain rabbin de Prague à qui l’on attribue la création du légendaire Golem, des pouvoirs thaumaturgiques ; d’autres encore l’extase mystique à travers la permutation à l’infini des lettres du Nom divin et de ses variations. Ici, il est intéressant de mettre en parallèle ce que dit Eco de la Qabale : « La pratique de la lecture à travers la permutation tend à provoquer des effets extatiques… lorsque s’y ajoutent les techniques respiratoires qui doivent accompagner l’épellation des noms, on comprend comment de l’épellation on passe à l’extase, et de celle-ci à l’acquisition de pouvoirs magiques 3 » et ce qu’écrit François Florand à propos de Bach : « Pour bâtir un développement, il arrive à Bach de préférer un moyen… en 1

Je rappelle qu’il y a plusieurs écritures possibles pour ce mot, mais que le « Q » de Qabale rend mieux la lettre hébraïque Qof. 2 Notariqon, mode par acrostiche (en prenant les initiales d’une série de mots pour en former un nouveau). Gématrie, travail sur la valeur numérique des lettres et des mots. Témourah, permutation des lettres, analogue à l’anagramme. 3 Eco, Umberto, Recherche de la langue parfaite, Paris, Seuil, 1997 p. 46-47, 170


amenant une progression venue tout entière du courant mélodique lui-même… comme un fleuve que l’on verrait grossir sans cause extérieure… une accumulation intérieure d’énergie, de force émotive, jusqu’au point où l’auteur et l’auditeur sont saturés et comme enivrés… à force de tourner et retourner son motif, la tête semble tourner à l’auteur lui-même1 ». On voit bien par ces deux textes ce qui rapproche la Qabale de la musique : elles sont un même jeu de permutation des mots et des notes, des éléments thématiques, des micro-structures et, par l’enchaînement, la répétition, la transformation, se crée une énergie dont l’accumulation aura des effets proprement créatifs sur l’esprit tant de celui qui la concevra que sur celui qui la recevra : création des sons pour le compositeur, création d’images émotionnelles fortes pour l’auditeur. Car la Qabale, tout comme la musique, est basée sur une dualité transmission/réception. Et comme nous le rappelle MarcAlain Ouaknin, « la Qabale, la « réception », n’est pas un « recevoir », mais un « construire »… le lecteur doit lui-même recréer le mot. C’est à ce stade que le lecteur rejoint le créateur, qui, à mesure qu’il s’enfonce dans l’écriture, a l’intuition du livre2 ». Mais pourquoi la Qabale dans un ouvrage sur la Musique de notre temps ? Premièrement parce que son influence, à partir de 1492, précipitera, par l’intermédiaire des recherches linguistiques et mystiques qu’elle suscitera, tous les domaines de l’esprit dans une ardente quête de sens, à prendre dans les deux acceptions du mot : signification et perception sensorielle. La recherche de la langue parfaite va s’étendre à la musique elle-même par l’imprégnation plus ou moins consciente de l’esprit cabalistique chez les musiciens, soit directement, soit par l’intermédiaire de la poésie ou de la lecture des philosophes influencés par la Qabale. Je n’hésite donc pas à dire que la Qabale est à l’origine du phénomène que je nomme modernité en musique. 1 2

Florand, François, Jean-Sébastien Bach, l'oeuvre d'orgue, París, Éd. du Cerf, 1947 Ouaknin, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, Paris, Payot. 171


Si la musique a commencé à évoluer de la mono à la polyphonie - école de Notre-dame aux 12ème et 13ème siècle - de l’oral à l’écrit et au rythme mesuré noté, - l’Ars Nova et le traité de Philippe de Vitry au 14ème siècle - c’est sous l’influence, directe ou indirecte, de la Qabale que se développera cette spirale où s’enchaînent, dans mouvement sans fin dont l’amplitude expressive s’accroît à chaque « boucle », la nouveauté, l’actualisation de cette nouveauté et la fécondation qu’entraîne cette actualisation qu’on appelle modernité. Il n’est pas question de prétendre ici que des compositeurs ont pu, par une étude directe de la Qabale, vouloir entraîner la musique dans une course à la combinatoire, dans une recherche des sens cachés. Je pense plustôt que l’esprit de la Qabale leur est parvenu par l’intermédiaire de la poésie, de la littérature, de la philosophie et de la mystique plus directement influencées par les recherches sur les lettres et sur les nombres. Les plus grands lecteurs et chercheurs de la Qabale étant, parmi d’autres : Raymond Lulle, Giordano Bruno, Pic de la Mirandole, Dante, tous ayant transmis le goût du jeu sur les mots, de la permutation des lettres, la curiosité d’ouvrir la vocable comme on ouvre un fruit pour en extraire la pulpe et le jus, il est tout à fait normal qu’ils aient profondément influencé les musiciens sur la voie d’une recherche au sein même de leur matériau. Il est ainsi possible de retrouver a contrario les traces évidentes des procédés cabalistiques, ce que Ouaknin appelle « courir dans les mots » ou « lire aux éclats »1, à travers la poétique de Mallarmé ou celle de Joyce. Par ailleurs, aujourd’hui comme hier la Qabale offre au compositeur des modèles de pensée et d’approche nouveaux : approche du son, des structures et de la forme qui, non seulement, sont mathématiquement excitants, mais qui de plus dérivent d’un modèle infiniment plus vivant, spontané et intrinsèquement plus créatif que le dodécaphonisme. Lorsqu’on étudie de plus près la Qabale et ses recherches, dont les conséquences sur la poésie, la littérature et la musique de 1

Op. cit. 172


l’époque seront incalculables - notamment sur Gesualdo - on ne peut s’empêcher de trouver par comparaison le système sériel bien limité et de se demander comment Schönberg, dont l’esprit talmudiste enchaînait le doute fécond à l’élan créateur, put se contenter d’un système de distribution si étroit. L’application du sérialisme au matériau sonore me fait penser aux pieds des petites Chinoises que l'on entourait de bandelettes pour qu'ils ne grandissent point. Dans le cas de Schönberg comme dans celui des deux autres viennois - Berg et Webern - il ne fait pas de doute que la série apportait, par la création d’une contrainte interne, une salvatrice diversion au post-romantisme débridé, dont l’influence dans les pays germaniques - après Wagner, qui avait injecté le drame au plus profond des veines de la musique - était infiniment plus écrasante que dans le reste du monde. C’est d’ailleurs grâce à la distance culturelle qu’il sut garder, qu’un Debussy, parmi quelques autres, fut capable de trouver sa propre voie sans recourir à aucun système, si ce n’est celui d’une pure esthétique. Il faut dire que son diagnostique des symptômes du « grand malade»1 est original et percutant : « l’application de la forme symphonique à une action dramatique pourrait bien arriver à tuer la musique dramatique au lieu de la servir comme on l’a triomphalement proclamé au jour où Wagner régna décidément sur le Drame lyrique»2. Prenant le raisonnement a contrario, Debussy dédramatise donc la musique, laissant la seule poésie, consubstantielle à l’art des sons, dicter les objets et les formes, n’offrant aucune prise à quelque système extérieur que ce fût. Non, pour Debussy comme pour tant d’autres, le sérialisme n’aura pas été une nécessité historique.

1

« Wagner est-il un homme ou une épidémie ? Il a rendu la musique gravement malade », Nietzsche, le Cas Wagner, (1888). 2 Debussy, Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, p. 41. 173


11 - PETITE HISTOIRE DE LA MODERNITÉ À LA FRANCAISE

Affirmant que « la musique attend encore son Lavoisier », Stendhal ne faisait pas seulement preuve d’ignorance, il proférait un blasphème, une chose énorme ; comme si Berlioz, à la fin de sa vie, avait lancé : « la littérature attend encore son Darwin »1, sousentendant que la jungle littéraire aurait eu besoin d’un système de classification, ignorant que celui-ci commençait à s’élaborer sous la forme de la linguistique comparée. Stendhal faisait preuve d’une ignorance flagrante, car un dénommé Rameau avait précisément, et un siècle plus tôt, opéré le passage de l’approche mystique de la musique à une approche plus scientifique, tout comme Lavoisier avait accompli la transition entre l’Alchimie et la chimie moderne. C’était même un blasphème si l’on songe qu’au pays de l’écrivain-Roi, on ne saurait ignorer, ni même feindre d’ignorer, qu’un Pic de la Mirandole par exemple, à travers son Discours, incarne l’homme de la Renaissance littéraire2. Occulter en France une donnée de cette importance entraînerait la mise au ban de la société littéraire. Mais Stendhal est excusable : les Français, qui ont joué Voltaire contre Rousseau, le rationaliste contre l’artiste, ignorent Rameau avec une superbe et une absence de vergogne excessivement exotiques aux yeux par exemple d’un Allemand, qui ne se permettrait pas d’ignorer Bach. Découvrons donc Rameau, puisqu’il entre en parfaite résonance avec la thématique de ce livre. 1

Il aurait pu le dire car Berlioz (1803-1869) a pu lire Darwin (1809-1882) qui publia ses travaux sur l’origine des espèces en 1859. 2 Relire à ce sujet Michelet, qui « inventa » Pic de la Mirandole comme prototype littéraire de la Renaissance. 174


Nous verrons en effet qu’il pensait la musique comme un catalyseur d’émotions, un levier de l’âme et une science de la Nature. Rameau était un homme raffiné, modeste, honnête, et prodigue : trente-deux opéras, soit la plus grande production après Donizetti - plus de soixante-dix - et Scarlatti - plus de cent six !une importante œuvre pour clavecin et surtout, honte de nos conservatoires qui ne le posent pas comme l’un de leurs piliers 1, un imposant Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels. Dans le titre, tout est dit. Le musicien français est volontiers pédagogue et réformateur. Pédagogue au moyen de son œuvre, ou en vertu du nombre de ses disciples. Réformateur par tradition, héritée du siècle des Lumières. Rameau est précisément le prototype de cet « honnête homme des Lumières », ami de Voltaire qui lui donnera quatre livrets d’opéra et complice des encyclopédistes. Complice mais non partenaire, car le Français de cette époque se méfie du musicien encore davantage qu’aujourd’hui. Si on sollicite de nos jours un Boulez pour écrire les articles de références de nos encyclopédies, jadis on ne tolérait pas qu’un Rameau critiquât et moquât les erreurs parfois grotesques des articles musicaux de la nouvelle Bible. Et Rameau fut pour ainsi dire banni, tant et si bien qu’après sa mort on s’assura que ses opéras disparaissent du répertoire, pour le remercier ainsi de ses critiques éclairées. Autant pour les Lumières, en l’occurrence pâles quinquets2. Mais je voudrais faire davantage que rétablir Rameau dans ce chapitre et montrer, en comparant leurs écrits, combien Berlioz, Debussy, Messiaen et Boulez ont, chacun à leur époque et avec 1

Ils seraient bien inspirés de poser comme second pilier le Traité de rythme, de couleurs, et d’ornithologie, d’Olivier Messiaen, où l’on apprend beaucoup de la musique et du monde. 2 Berlioz avertissait ses lecteurs : « Ah ! Jeunes élèves ! Jeunes compositeurs ! Profitez de l’exemple, tâchez de ne pas vous mettre mal avec nous autres philosophes du temps présent… nous nous vengerions en refusant à votre nom une place dans nos œuvres sublimes ». Berlioz, Hector, Les grotesques de la musique, Gund, 1969, p.262. Que Berlioz ne s’inquiète point, les plus roublards de nos modernes ont bien retenu la leçon… 175


leur point de vue parfois très contrasté, maintenu la musique française - et au-delà - dans le sein de la modernité, c'est-à-dire de la mouvance, de la fluidité créatrice. Ces compositeurs ont lutté contre l’inertie qui voudrait figer un instant donné de la culture dans une bienheureuse mais stérile et immobile certitude. La matrice commune de leur modernité est sans aucun doute un sens profond de la poétique, ce département spécial de la linguistique inventé par Jakobson pour répertorier toute énonciation mettant l’accent sur la forme du message. L’étude des proportions géométriques dans les corps sonores, aboutissant aux évocations ingénieuses des éléments naturels dans les opéras de Rameau, la syntaxe harmonique inédite et toujours imprévue chez Berlioz, le symbolisme et les formes nouvelles chez Debussy, les textures globales dérivées de structures individuelles chères à Boulez, les rythmes non-rétrogradables avec Messiaen, tout cela ressortit à la Poétique. Et une certaine idée de la tradition française, exprimée de façon analogue par Boulez : « la tradition française, si tant est qu’il y en ait une : lisibilité harmonique et découpage formel »1 et par Debussy, plus lyrique et séduisant dans la formulation : « une pure tradition française… faite de tendresse délicate et charmante, d’accents justes… cette clarté dans l’expression, ce précis et ce ramassé dans la forme 2». Rameau, bien qu’ayant écrit ses Traités Français sur la Musique, se contentera de rappeler que le « goût français porte tout d’abord sur le chant », ce qu’il déplore parce que ce penchant s’exerce au détriment de l’harmonie, laquelle pour Rameau constitue la véritable force expressive de la musique. Ce sens de l’harmonie se développera tout particulièrement en Allemagne, et il s’imposera en France par l’intermédiaire de Gluck, dont Berlioz se fera le champion et dont Debussy déplorera l’empreinte germanique, qu’il accusera de détruire l’identité française. On sera étonné de ne pas trouver Henri Dutilleux dans ce 1 2

Messiaen, Olivier, Préface au Traité de Rythmes, de Couleurs et d’Ornithologie d’Olivier. Paris, A. Leduc Debussy, Monsieur Croche, Paris, l’Imaginaire Gallimard, p.91. 176


chapitre, mais le principe même de cet article est de citer les compositeurs eux-mêmes, d’éclairer leur approche de l’acte créateur à travers les écrits qu’ils nous ont laissé. Or Dutilleux n’a presque rien écrit directement et s’est essentiellement exprimé dans des livres d’entretiens. Nous rendons donc ici un bref mais vibrant hommage à celui des français, contemporains de l’écriture de ce livre, qui a le mieux réussi l’exploit d’être joué, aimé des musiciens tout comme des mélomanes, d’entrer définitivement dans le répertoire et de n’être jamais programmé pour de simples et pauvres raisons d’opportunisme, ou de vouloir prouver son orthodoxie à un dictat quelconque de la modernité de salon.

177


Rameau C’est sans aucun doute Rameau qui accomplit, par un grand raccourci phénoménologique, la totalité du chemin qu’emprunteront, après lui, les pionniers successifs de la modernité1. Partant de la description d’un état primordial : « La musique est naturelle, nous ne devons qu’au pur instinct le sentiment agréable qu’elle nous fait éprouver », il assoie son but et expose ses moyens : « La musique est une science qui doit avoir des règles certaines, ces règles doivent être tirées d’un principe évident et ce principe ne peut guère nous être connu sans le secours des mathématiques ». Si c’est une « cabbale » de ses amis philosophes qui causa l’éclipse qui suivit la mort de Rameau, plus tard, cette notion de nature et de naturel - naturel à l’homme - si viscéralement étrangère au milieu culturel des soixante premières années du 20 ème siècle et systématiquement revendiquée par lui comme un leitmotiv, ne fut pas étrangère à la prolongation de sa mise à l’écart. Il est par conséquent normal de constater la renaissance de Rameau, et avec lui de tout le mouvement « Baroque », à une époque où l’individu commence à se réconcilier avec son milieu d’origine. Mais il faut encore s’entendre sur ce que Rameau entend par naturel. La charge « définitive » de Boulez contre Rameau - voir le paragraphe consacré à Boulez - laisse à penser que le premier a lu le second un peu rapidement. En effet, si les pères revendiqués régulièrement par Boulez -Debussy et Messiaen - font largement appel à la « nature 1

On trouvera, sur le site Internet accompagnant cet ouvrage, la totalité des ouvrages théoriques de Rameau, d’où sont tirées les citations de ce chapitre, soit : - Le Code de Musique Pratique, ou Méthodes Pour apprendre la Musique - La Démonstration du Principe de L'Harmonie - La Génération Harmonique, ou Traité de Musique Théorique et Pratique - Les Nouvelles Réflexions sur le Principe Sonore - Les Observations sur notre instinct pour la musique, et sur son principe - L'Harmonie Reduite à ses Principes naturels 178


naturante » comme source de leur inspiration1, Rameau ne parle, dans ses ouvrages théoriques, de nature ou de naturel que pour se référer à un ordre des choses : natura rerum, qui est avant tout dépendant des nombres et des mathématiques. Une attitude, au fond, singulièrement boulézienne… Tout comme l’est une réticence certaine à utiliser des concepts peu précis, tels qu’inspiration, utilisé deux fois sur un total de plus de six cent soixante pages de traités divers, ou fantaisie, à peine dix huit fois, et employé plutôt comme synonyme de « discrétion » : « à la fantaisie de l’auteur ». Précisément, ce qui, à l’aube de l’époque romantique, a pu choquer les esprits et rebuter les « amateurs », c’est ce besoin impérieux d’ordre, un ordre pythagoricien, où toute chose trouve sa place en vertu des qualités attribuées par la Nature, une Nature qui, aux yeux du maître de Samos comme à ceux du maître de Dijon, s’exprime avant tout par les nombres et les lois qui en découlent forcément, naturellement…2 Et c’est naturellement que Rameau défend le tempérament, ou gamme tempérée, contre la gamme de Zarlino, et même parfois contre Pythagore lui-même, j’entends par-là, ainsi que je l’ai expliqué lorsque j’ai abordé ce sujet, contre l’application telle quelle de la gamme de Pythagore et ses vingt cinq degrés dans l’octave. Si Rameau croit au tempérament, c’est qu’il croit à un ordre naturel : « il y a un ordre primitif et invariable dans la Nature sur lequel tout doit être établi » et que cet ordre trouve sa force d’expression optimale dans le tempérament, seul système apte à développer une polyphonie et un système harmonique, par le « compromis contre-nature » qu’il établit : « je démontre d’abord la nécessité de ce tempérament par une infinité d’expériences incontestables, je les fonde ensuite sur des progressions que ce 1

Debussy : « les musiciens n’écoutent que de la musique écrite par des mains adroites ; jamais celle qui est inscrite dans la nature. Voir le jour se lever est plus utile que d’entendre la Symphonie Pastorale ». Monsieur Croche, Paris, Gallimard, p.52. Messiaen : « le musicien actuel aurait tout intérêt à écouter, à noter les bruits de la nature ». Traité de rythme, de couleurs, et d’ornithologie, Paris, A. Leduc, p.53. 2 Debussy écrivait justement : « Il (Rameau) eut peut-être tort d'écrire ses théories avant de composer ses opéras, car ses contemporains y trouvèrent l'occasion de conclure à l'absence de toute émotion de sa musique ». 179


principe m’a données, je prouve que ne pouvant être en proposition harmonique, il doit suivre, du moins, la géométrie renfermée dans cette progression et je pousse enfin la chose jusqu’à donner la Méthode en puissances ». Bien entendu, Rameau fait souvent référence à la nature comme personnage de son drame musical. Qui n’a pas en mémoire les évocations ingénieuses des éléments dans Les Indes Galantes ? À ce propos, Rameau écrit : « Il faut être au fait du spectacle, avoir longtemps étudié la nature pour la peindre le plus au vrai qu’il est possible »1. Ce qui fera dire à Debussy : « pourquoi n’avoir pas suivi les bons conseils qu’il nous donnait d’observer la nature avant de nous essayer à la décrire2 ?» Mais encore une fois, nous parlons ici de la nature comme représentation, autrement dit une fin, dont la prolifique littérature théorique de Rameau expose les moyens. N’en déplaise à Stendhal, les six principaux traités de Rameau sont bien souvent comparables à des ouvrages de géométrie, d’acoustique et de physique des corps sonores, au milieu desquels jaillissent quelques lumineuses réflexions sur la sensibilité et l’imagination, comme transcendées par l’exposé de ce qu’il faut bien appeler du pré-structuralisme, un siècle et demi avant LeviStrauss3. Et quelle meilleure démonstration pourrions-nous apporter à notre propos que cette affirmation, qu’on croirait lancée par Barthes ou Foucault, pourvu qu’on remplace « musique » par 1

Les trois dernières citations de Rameau sont tirées d’une Lettre au secrétaire perpétuel de l’Académie de Lyon, et d’une Lette à Mongeot, publiée par le Mercure de France, Juillet 1765 2 Le Figaro, 8 Mai 1908 3 Pour les experts comme pour les novices, je propose un échantillon tiré du Code de Musique Pratique : « Tout corps sonore, pris en particulier, est toujours sensé porter avec lui la même harmonie qu'il fait résonner, il en est le générateur, c'est ainsi que je le nomme par tout; et s'il s'en trouve plusieurs, j'appelle chacun d'eux indistinctement, son fondamental. Le premier de tous, celui dont les autres tirent leur origine, est toujours indiqué par l'unité, à moins que pour éviter les fractions on ne soit forcé de le porter à un nombre composé; et cela une fois établi, on voit tout d'un coup naître la proportion harmonique, 1 1/3 1/5, du corps sonore, de son sons fondamentaux, dont la nature prescrit le choix et les limites par le produit qui en résulte, dans une proportion géométrique entre le générateur et les deux termes correspondants de chacune des deux premières proportions, 3. 1. 1/3 d'un côté, et 5. 1. 1/5 de l'autre; mais pour éviter les fractions, on exprime 3. 1. 1/3 par 1. 3. 9 et 5. 1. 1/5 par 1. 5. 25, où l'on voit également le générateur entre son triple et son tiers, et entre son quintuple et son cinquième, sans qu'on doive s'embarrasser du lieu que les multiples et sous-multiples y occupent, parce que cela ne dépend plus que de l'objet auquel on les applique, soit aux grandeurs, soit aux vibrations »etc. Lavoisier aurait-il exprimé cela différemment ? 180


« littérature », et « son » par « écriture » : « La musique est la science des sons ; par conséquent le son est le principal objet de la musique ». Pourtant, l’exposé des principes rigoureux est toujours contrebalancé par celui des fins, qui doivent posséder de l’Art et de la Nature, l’élégance, la souplesse, la beauté. Ainsi, après avoir fait ample usage de la géométrie et basé ses recherches sur « deux découvertes, à savoir la proportion géométrique dans la résonance du corps sonore et l'origine des dissonances dans une quatrième proportionnelle », Rameau avertit : « la musique du géomètre ne se guide que par le calcul, aussi le musicien n’a-t-il jamais voulu l’écouter ». À elle seule, cette phrase semble regarde loin dans l’avenir, et justifier le retour de bâton des géomètres rigides de notre temps… Mais Rameau, au fond, est un chercheur du Nombre. Il est un fils rebelle de Pythagore et nous entraîne parfois dans des disputes métaphysiques sur la prédominance du trois, qu’établit le Maître de Samos : « Tout annonce dans le Denarius, que Pythagore et ses Sectateurs regardoient son système comme représentant la Musique universelle; autrement ce Philosophe, les Arithméticiens et les Musiciens n'auroient jamais taxé le nombre sept d'être parfait par nature » et plus loin : « Les Sectateurs de Pythagore, c'est-àdire, tous les Géomètres connus, n'auroient-ils pas pris le change avec lui sur son opinion en faveur des nombres, savoir, que la puissance du nombre trois s'étend sur la Musique universelle, qu'il la compose, et même la Géométrie bien plus supérieurement encore ? » Tout ceci peut paraître aujourd’hui bien obscur aux esprits peu instruits de la puissance symbolique des nombres. La question essentielle qu’il pose, par la suite, et qui demeure, est celle-ci : « Le nombre a-t-il quelque empire sur l'oreille ? Est-ce par lui que naît en nous le sentiment des consonances et du plus ou moins de perfection entre elles? Quelle vertu peut avoir le nombre avant qu'on ait trouvé le rapport d'une consonance? Est-ce lui ou l'oreille qui guide les jambes du compas, jusqu'à ce qu'elles soient aux points fixes qui font entendre cette consonance dans sa parfaite 181


justesse, dont l'oreille est le seul juge? C'est donc la consonance qui, en déterminant la mesure, détermine les nombres qui doivent l'indiquer. Croira-t-on jamais que le nombre ait la vertu de faire diviser une corde, lorsqu'on la voit forcée de se diviser en deux par l'octave, en trois par la douzième, en quatre par la quinzième, en cinq par la dix-septième, et cetera et lorsqu'on y voit en même temps un ordre de perfection, dont les nombres, aussi bien que notre perception, suivent la loi? ». Tout le système théorique de Rameau, qu’on laissera au lecteur le loisir de découvrir, n’est qu’un immense développement de ces interrogations sur le Nombre. L’homme sensible, quant à lui, s’exprime dans des lettres, des articles pour les gazettes. Lisons plutôt, à commencer par une affirmation où son auteur semble se faire un pied de nez à luimême : « On peut exceller dans la pratique de la Musique sans en avoir la théorie. Sans une certaine sensibilité… on n’est jamais parfait musicien » et qu’il affine plus loin : « il y a de certaines perfections qui dépendent du génie et du goût, auxquelles l’expérience est encore plus avantageuse que la science même ». Pour annoncer Damasio et les nouvelles recherches sur les émotions, Rameau affirme que « la musique a pour fin de plaire et d’exciter en nous diverses passions » et plus loin que « la musique est le langage du cœur ». Debussy lui répondra le fameux : « la musique doit humblement chercher à faire plaisir1 » que de nombreux modernes, moins experts en humilité, lui reprocheront longtemps. Rameau pressent cette sémiotique des émotions dont nous avons parlé plus tôt et qui est contenue dans la musique, de par les rapports « naturels » des intervalles et des accords : « Quel est l’homme qui ne reconnaîtra pas devoir à la nature, à son pur instinct, ce sentiment agréable qu’il éprouve en entendant certain rapport de sons… » Car cet esprit scientifique, cet homme de principes et de systèmes, lorsqu’il s’agit de recevoir la musique, se réfère avant tout à l’instinct pour guider l’écoute. « Pour jouir 1

Debussy, Monsieur Croche Paris, Gallimard, p.279 182


pleinement des effets de la musique, il faut être dans un pur abandon de soi-même… la nature… nous a fait un don qu’on peut appeler instinct1 ». Cette double attitude, de rigueur et d’abandon est plus que moderne. Elle nous semble, en ce début de 21 ème siècle, proprement avant-gardiste, elle est une parfaite illustration de la théorie des « deux cerveaux » tellement à la mode depuis quelques années… Relisons Rameau et surtout écoutons sa musique. Rien de nouveau n’a été écrit sur son art depuis lors - et ceux qui affirmeront le contraire n’auront lu que les têtes de chapitres de ses traités - qui ne soit copie, adaptation, ou transposition des principes naturels chers au maître de tous les modernes… Berlioz Aucun compositeur de l’époque romantique n’aurait pu se vanter de diviser l’opinion aussi sûrement que Berlioz. Des auditeurs aux musiciens eux-mêmes, les uns reconnaissent son génie, quand les autres ne lui concèdent pas même la plus élémentaire maîtrise de l’écriture musicale. Nous n’entrerons pas dans les détails fastidieux d’un long plaidoyer technique ; disons tout bonnement que c’est une affaire de goût personnel mais qu’il suffit, pour aimer sa musique, d’être sensible à la liberté et au tempérament de Berlioz, qui s’expriment au travers de l’ensemble de son tissu sonore, du timbre au rythme, en passant par l’harmonie dont les fluctuations imprévisibles en déroutent plus d’un. Alors tout s’éclaire. Pour ceux qui sont indifférents à cette liberté, la musique de Berlioz ressemble à ces articles du « Père Duchêne », dont Roland Barthes nous rappelle qu’Hébert ne les commençait jamais « sans y mettre quelques « foutre » et quelques « bougre »1. La musique de Berlioz semble jurer aux oreilles délicates. 1

Toutes les citations des deux dernières pages sont de Daniel Paquette, J.P. Michau, Jean-Philippe Rameau, musicien Bourguignon. 1

Barthes, Roland, Introduction au Degré zéro de l’écriture Paris, Seuil, 1980. 183


Mais ce n’est pas dans cette autonomie par rapport aux canons de l’écriture que réside l’essence de la modernité de Berlioz. D’autres, tels que Palestrina ou Gesualdo, ont manifesté bien avant lui la même indépendance. Non, l’acte fondateur du Dauphinois se résume par la première phrase du premier chapitre de son Traité d’orchestration : « tout corps sonore mis en œuvre par le compositeur est un instrument de musique2 ». Cette petite phrase, lancée avec une sorte de détachement souverain, et comme en passant, est lourde de conséquences et grosse de toutes les aventures ultérieures de l’histoire de la musique. Avant, on faisait de la musique avec des notes et des instruments bien déterminés, tirés d’une bibliothèque et d’une lutherie auxquelles on n’ajoutait que fort progressivement, avec prudence et surtout avec l’accord du Prince. Avec Berlioz et après lui, on fera de la musique avec des sons, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent. Pour Berlioz, cela se traduira par l’utilisation de sons harmoniques des violons pour évoquer un spectre - Au cimetière, 5ème des Nuits d’Eté - de cloches - Symphonie Fantastique - d’instruments usuels employés de façon inattendue -dans des registres extrêmes, par exemple. Wagner le premier fera son miel de cette brèche ouverte dans le formalisme de l’époque et, s’il restera fidèle à la lutherie traditionnelle - n’ajoutant guère que les enclumes de l’Or du Rhin et les cloches de Parsifal à l’arsenal d’un orchestre guère plus grand que celui des grosses « machines » de Meyerbeer - il exploitera tous les effets possibles des instruments classiques : le tuba pour évoquer le dragon Faffner, écho du Requiem de Berlioz , les obstinato rythmiques comme celui évoquant le galop des chevaux, au début du troisième acte de la Valkyrie, reprenant directement l’idée de la même chevauchée à la fin de la Damnation de Faust… Mais Berlioz n’était pas homme à s’ériger lui-même en jalon historique et maniait l’auto dérision comme personne. Ainsi raconte-t-il une charmante anecdote qui souligne parfaitement sa réputation d’inventeur de sons : « Un musicien que 2

Berlioz, Traité d’orchestration et d’instrumentation, Paris, Henri Lemoine, 1993 184


tout Paris connaissait… vient me trouver un matin, portant sous son bras un objet soigneusement enveloppé dans du papier : « Je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé ! s’écrie-t-il comme Archimède, en entrant chez moi… Vois cet instrument, une simple boîte de ferblanc percée de trous et fixée au bout d’une corde ; je vais la faire tourner vivement comme une fronde et tu entendras quelque chose de merveilleux. Tiens, écoute : Hou! Hou ! Hou ! Une telle imitation du vent enfonce cruellement les fameuses gammes chromatiques de Beethoven… Oh ! Mon cher, quelle découverte ! Et quel article tu vas m’écrire là-dessus !... Après cela, libre à toi d’user de ma découverte pour tes symphonies ».1 On le sait, les anglais sont les plus grands amateurs de Berlioz2, et les français, s’ils ne le dédaignent pas complètement, l’ont toujours pris un peu à la légère. C’est sans doute qu’il nous a laissé, au milieu d’une immense production littéraire, encore plus abondante que sa production musicale, trop de lettres, de confessions intimes, d’articles satyriques, humoristiques et pas assez de gros traités, d’essais, de doctes et complexes considérations sur son art. Berlioz, tempérament fougueux, romantique et révolutionnaire, n’avait pas médité cette réflexion de Napoléon : « J’ai conquis les français par le sérieux. Les hommes respectent toujours les qualités qui leur font défaut ; or les français manquent de sérieux ». D’autres modernes, très primo-consulaires dans leur goût de la conquête du pouvoir et leur propension à étouffer toute forme opposition, n’auront point manqué, plus tard, d’exploiter cette faiblesse.

Debussy Debussy, un moderne ? Pour beaucoup, la question ne se pose même pas. Certains mandarins se querellent toutefois pour décider quelle œuvre, de 1

Berlioz, Hector, Les grotesques de la musique, Paris, Gründ, p. 39, Après Collin Davis dans les années 70, John Eliot Gardiner vient de graver la plus sensationnelle intégrale de Berlioz. 185 2


Jeux ou de Pelléas porte, la première, le sceau de la modernité debussyste, tandis que pour la plupart des mélomanes peu au fait de musicologie, sa musique fait tout bonnement partie des classiques du 20ème siècle, voire simplement des « Classiques ». Mais qu’en pense l’intéressé ? Se considérait-il comme un classique ou comme un moderne ? Debussy, qui était toujours très pudique et discret quant à son univers intime1, a tout de même laissé quelques réflexions qui nous éclairent tant sur sa vision globale de la musique que sur ses options esthétiques personnelles. Ainsi sur la modernité, Debussy s’affirme comme un homme de la continuité dans la nouveauté, plutôt qu’un artiste de la rupture : « je ne révolutionne rien ; je ne démolis rien. Je vais tranquillement mon chemin, sans faire la moindre propagande pour mes idées, ce qui est le propre du révolutionnaire ». « On me qualifie de révolutionnaire, mais je n’ai rien inventé. J’ai tout au plus présenté des choses anciennes d’une nouvelle manière. Il n’y a rien de nouveau en art. Mes enchaînements musicaux… ne sont pas des inventions… je les ai déjà tous entendus. Pas dans les églises. En moi-même ». Debussy ne rejette pas la nouveauté, il en affine la définition, la rapprochant au fond de celle de la modernité, il tourne tout simplement la dos à la nouveauté qui n’est que superficielle, non nécessaire à l’actuel. « J’abomine les doctrines et leurs impertinences » et il affine en précisant : « je crois que le principal défaut de la plupart des écrivains et des artistes, est de ne pas avoir assez de courage et de volonté pour rompre avec leur succès, de ne pas chercher des voies et des idées nouvelles… Quelle joie que de trouver en soi quelque chose de neuf, qui nous surprend nousmême et nous remplit de douceur ». Et pour ceux qui le regarderaient comme un classique, il avertit : « Qu’appelez-vous classique ? Croyez-moi, on appelle classiques beaucoup de gens qui n’y consentiraient pas et qui n’imaginent pas qu’ils puissent être tenus pour tels ». Et il approfondit ailleurs : « dans le sens affirmatif, on peut dire que 1

« En principe, voyez-vous, j’ai peu souci de m’expliquer. Ce que nous avons conçu, les méditations qui précèdent notre travail, ce que nous avons voulu exprimer, qui doit le savoir ? ». Monsieur Croche et autres écrits, Paris, l’Imaginaire Gallimard, p. 326. 186


tout ce qui est beau devient classique avec le temps. Dans le sens négatif, si l’esprit classique et l’esprit académique se confondent, eh bien ! Je suis d’avis qu’il faut aussi des œuvres académiques pour satisfaire les esprits timorés en leur donnant l’illusion de la certitude1 ». Cette dernière phrase nous éclaire sur un aspect étonnant, unique, de la personnalité de Debussy, une particularité de son esprit qui fait de lui un homme moderne, bien plus moderne que la plupart de ceux qui, après lui, se sont réclamés de son antidilettantisme, comme un leitmotiv, comme si sa pensée n’était que cela. En effet, Debussy se pose encore et toujours la question par laquelle j’introduis ce livre : « quelle musique pour quel public ? » Et il conçoit qu’il puisse y avoir divers niveaux de sophistication, grâce auxquels la musique s’adresse automatiquement, naturellement, au public qui lui est destiné. Cela revient sans cesse, au long de ses articles comme de sa production musicale, et sans soucis de se contredire parfois lui-même, comme si Debussy, artiste exigeant mais homme sensible, oscillait régulièrement entre son mépris du « gros public2 » et un goût inné pour la simplicité qui le fait périodiquement revenir à la musique pour enfants - La Boîte à joujoux, Children’s corner - ce qu’il revendique avec fierté : « Je veux chanter mon paysage intérieur avec la candeur naïve de l’enfance. Sans doute cette innocente grammaire d’art… choquera toujours les partisans de l’artifice et du mensonge ». Le souci de Debussy, qu’il partage avec Ravel et qui explique en grande partie le succès universel de ces deux compositeurs, est en fait de fournir, à tous les publics, une musique de qualité et de ne pas abandonner la masse à la médiocrité. D’où un éloge cocasse de l’Orgue de Barbarie où se mêlent l’humour caustique : « apprenez que le Shah de Perse possède un orgue électrique qui joue le prélude de Parsifal… Si vous croyez que ces exécutions dans les harems sont flatteuses pour Wagner… » et de profondes et prospectives considérations : « à ceux qui trouveront du ridicule dans cette défense de l’orgue de Barbarie, on pourrait répondre 1

Toutes ces citations et les suivantes sont également tirées de Mr Croche. « Quant aux belles œuvres, elles s’imposeront par leurs propres moyens et ce n’est pas le gros public qui compte en cette matière car il n’y connaît rien », op. cit. p. 297 187 2


qu’il ne s’agit nullement d’un plaisir de dilettante, mais de ce que l’on devrait tenter contre la médiocrité de l’âme des foules ». Il enchaîne en proposant d’autres méthodes de culture populaire. Il évoque : les cafés-concerts : « sans défendre l’habitué des cafés-concerts plus que celui des Concerts Lamoureux, il faut tout de même avouer qu’ils ont raison tous les deux dans leurs moyens d’émotions propres » et les concerts en plein air dont il reconnaît les vertus, pourvu qu’ils soient organisés avec soin, sans quoi il représentent « le meilleur conducteur de médiocrité qu’on puisse rêver». Il fait preuve d’une grande sensibilité à l’espace, en affirmant, toujours à propos du plein air, que « telle succession harmonique paraissant anormale dans le renfermé d’une salle de concert y prendrait certainement sa juste valeur ». Debussy refuse donc d’abandonner le vaste public, comme l’a fait, hélas, notre avant-garde depuis plus de soixante ans, au risque de voir ce public glisser inexorablement sur la pente de la facilité, joyeusement savonnée par les marchands de médiocrité sonore. Debussy écrit pour les enfants, comme plus tard Bartok, parce qu’il considère que tel est son devoir. Il écrit de la musique espagnole - Iberia, La Puerta del Vino, La soirée dans Grenade… - parce qu’il est fasciné par le pouvoir de la bonne musique populaire : « Pratiquement la totalité de la musique moderne espagnole vient directement du répertoire populaire. Et cependant elle ne manque jamais de variété, à tel point qu’on peut juger combien cette source est inépuisable» et ailleurs : « cette admirable musique populaire, où tant de rêve se mêle à tant de rythme, qui en fait l’une des plus riches en ce monde ». Il est absolument convaincu du bénéfice que peut tirer la musique savante d’un métissage avec ce folklore, même si « une sorte de pudeur à enfermer tant de belles improvisations, dans l’armature des formules, retenait les « professionnels »». Au gré de son humeur changeante, Debussy est parfois insaisissable. Ainsi il affirme en 1901 : « il me semblait que, depuis Beethoven, la preuve de l’inutilité de la symphonie était 188


faite ». Mais seulement deux ans plus tard : « lorsqu’on se plaint du peu de symphonies que la France peut opposer aux autres pays, il faut peut-être en accuser le Prix de Rome» et comme le souligne très justement Henri Dutilleux1, Debussy écrivit lui-même une symphonie en trois mouvements…La Mer ! Ou bien il exprime son mépris pour la médiocrité de la masse, dans des moments d’humeur : « l’éducation du public me paraît la chose la plus vaine qui soit au monde... Les belles floraisons de la Renaissance se sont-elles jamais ressenties du milieu d’ignorance qui les a vues naître ? » Mais ailleurs il se soucie de la sensibilité du plus grand nombre : « ne pourrait-on pas se souvenir des Grecs ? N’est-ce pas dans Euripide, Sophocle, Eschyle qu’on trouve ces grands mouvements d’humanité, aux lignes si simples, aux effets si naturellement tragiques, qu’ils peuvent être compréhensibles aux âmes les moins filtrées comme les moins prévenues… Ne serait-ce pas plus près du peuple que toutes les finesses psychologiques ou mondaines du répertoire contemporain ? » Il propose une sorte de synthèse de ces deux positions lorsqu’il conclue : « Que voulez-vous ? Le public préfère cet effet qui le bouleverse, l’énerve, l’émeut. Le public ne demande pas que l’on analyse ses sensations… mais demande que ces sensations lui soient données». L’émotion, le plaisir, sont des mots qui reviennent perpétuellement dans la plume de Debussy : « aller jusqu’à la chair nue de l’émotion », « la musique doit humblement chercher à faire plaisir », mais en même temps Debussy refuse d’être le jouet de ses sens, ou de manipuler les autres par le biais des sons. D’où son amour inconditionnel pour Rameau et sa défiance vis-à-vis de Wagner, des véristes, de tous ceux qui utilisent la musique pour « énerver » l’auditeur, afin de mieux le contrôler. Cet auditeur soumis et consentant que Debussy reconnaît avoir été : « à cette époque où j’étais wagnérien jusqu’à l’oubli des principes les plus simples de la civilité». On a souvent accusé Debussy d’être un anti-wagnérien, ce qui est stupide. 1

Dutilleux, Henri, Mystère et mémoire des sons, Paris, Actes Sud, 1997, p.73. 189


La vérité est là : « j’admire Beethoven et Wagner, mais je me refuse à les admirer en bloc parce qu’on m’a dit que c’était des maîtres ! Je veux avoir la liberté de dire qu’une page ennuyeuse m’ennuie quel que soit son auteur ». Voilà une citation qui devrait être apprise par tout apprenti musicien, par tout mélomane convaincu. Tout ce que Debussy a pu écrire par ailleurs doit être mesuré à l’aune de cette phrase. La sensibilité artistique de Debussy, ainsi que ses recherches esthétiques, le poussent à développer et à défendre une identité française qu’il juge perdue depuis Rameau, noyée dans la fascination qu’exercent les musiciens allemands, depuis Gluck et à cause de lui en grande partie : « je n’ai jamais compris pourquoi tous les gens qui étudient la musique… devraient avoir une base allemande. Il faudra à la France d’innombrables années pour sortir de cette influence et si l’on regarde les compositeurs français originaux comme Rameau, Couperin, Daquin… on ne peut que regretter que l’esprit étranger se soit imposé à ce qui eût pu être une grande école ». Ces propos peuvent sonner désagréablement à nos oreilles contemporaines, tels les échos de vieux conflits resurgis du passé, surtout lorsque Debussy semble nier l’universalité de la musique et de l’âme humaine : « nous battons des mains devant une œuvre qui vient de loin… sans nous demander si nous pouvons éprouver une émotion sincère au frisson d’âmes étrangères aux nôtres ». Mais aujourd’hui, à une époque où « loin » ne veut plus dire grandchose, la notion de style ou d’école nationale semble reprendre de la vigueur et c’est heureux, après plusieurs décennies d’un langage musical « international », analogue à celui de l’architecture contemporaine, avec son style unique et ses villes modernes interchangeables. Si cette recherche d’universalité est compréhensible car elle est le reflet de la fameuse « pensée unique » qui tente de s’imposer depuis quelques décennies, et si cette pensée unique est à son tour identifiable comme étant le dernier avatar de la recherche de la langue « comportementale » parfaite, il est toutefois permis de se demander si, au niveau de l’art, un langage unique possède 190


suffisamment de force et de potentiel, je dirais presque de « biodiversité », pour se renouveler, ou s’il n’est pas plutôt terriblement stérilisant : voyons le simple fait qu’on ne saurait identifier, partition en main, l’origine d’une œuvre, à dix mille kilomètres ou à trente ans près… Debussy, il faut le rappeler, est épris d’humanité, c’est ce qui l’éloigne d’ailleurs de Wagner, « cet homme auquel il n’a manqué que d’être un peu plus humain pour être tout à fait grand » et c’est sur l’humanité et le naturel qu’il fonde son « système ». C’est du naturel et de la liberté que découle sa modernité, qu’il décrit en deux phrases-clé : « des recherches faites précédemment dans la musique pure m’avaient conduit à la haine du développement classique dont la beauté est toute technique… Je voulais à la musique une liberté qu’elle contient peut-être plus que n’importe quel art, n’étant pas bornée à une reproduction plus ou moins exacte de la nature, mais aux correspondances mystérieuses en la Nature et l’Imagination ». Voilà encore une phrase qu’on devrait enseigner et répéter aux apprentis pianistes, compositeurs, ou chefs d’orchestre qui souhaitent interpréter Debussy : il tourne le dos à la forme classique du développement, et notamment celle de la sonate ou de la symphonie, pour rechercher à l’intérieur même du matériau musical de base, les forces et les directions de l’épanouissement de ce matériau. Cet éclairage possède infiniment plus de profondeur que l’épithète de « symbolique » dont on a toujours voulu l’affubler par facilité et qu’il balaie d’un : « j’avoue ne pas comprendre ce besoin excessif de symboles. On semble avoir oublié que le plus beau, c’est encore la musique ». C’est en appliquant cet amour de la liberté et du naturel à tous les modes de développement de son art que Debussy aboutit à Pelléas, qu’on a beaucoup critiqué au début, comme étant un essai d’art lyrique sans lyrisme, alors qu’au contraire, comme le soutient son auteur, « Pelléas n’est que mélodie. Seulement, cette mélodie n’est pas coupée, n’est pas divisée en tranches selon les règles anciennes. Ma mélodie est intentionnellement ininterrompue car elle vise à reproduire la vie elle-même ». Debussy, huit ans plus tôt, expose déjà ses idées sur 191


l’interaction entre le drame et la musique, dans un chapitre d’une importance considérable si l’on veut comprendre tant l’alchimie créatrice du compositeur, que les raisons qui l’éloignent de Wagner et de l’école allemande : « La musique a un rythme dont la force secrète dirige le développement ; les mouvements de l’âme en ont un autre plus instinctivement général et soumis à de multiples événements. De la juxtaposition de ces deux rythmes il naît un perpétuel conflit. Cela ne s’accomplit pas en même temps : ou la musique s’essouffle à courir après un personnage, ou le personnage s’assoit sur une note pour permettre à la musique de le rattraper ». Cette dernière phrase pourra amuser les amateurs d’opéra italien : combien de fois voyons-nous un ténor ou une soprano « s’asseoir » interminablement sur une note pour stopper l’action et « laisser passer la musique ». Debussy rend plus d’une vingtaine d’hommages à Rameau dans ses écrits et je laisse au lecteur le plaisir de les lire par luimême, pour se convaincre de la véritable filiation de la modernité dans la musique française, partant d’un esprit des Lumières ouvertement scientifique et secrètement poétique, pour transiter par une âme hypersensible mais éprise d’équilibre et de clarté. Debussy avait légué au 20ème siècle, en plus de son œuvre, un certains nombre de pensées capitales : la nécessité pour le compositeur de prendre conscience de la Nature, des émotions, de la simplicité, des différentes catégories de public, de la force des musiques populaires, et de l’importance d’un style, d’une école française. Il semble en fait que ce soit le 21 ème siècle qui s’apprête à en faire son profit…

Messiaen Olivier Messiaen, ornithologue et rythmicien : tel était l’intitulé de la carte de visite du grand compositeur français. Son ouvrage théorique magistral, celui dans lequel il livre la somme de 192


son expérience d’homme et de musicien, porte dans son titre la marque de cette diversité et cette curiosité de l’esprit : « Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie ». Une personnalité telle que celle d’Olivier Messiaen ne peut être abordée que progressivement et sous divers angles, sous peine d’aboutir à des conclusions hâtives et réductrices. L’homme et le musicien sont trop riches, trop complexes pour n’être jugés que sur des images d’Epinal : certains aiment parfois se moquer de son amour des oiseaux ou du petit Jésus, oubliant que chez cet organiste, compositeur, pédagogue, ornithologue, esprit curieux de tout, épris de science, pétri de foi religieuse, ces différents niveaux se complètent davantage qu’ils ne se superposent et qu’on se trouve dans tous les cas confronté à une personnalité remarquable. Le pédagogue, tout d’abord. De nombreux compositeurs se sont largement consacrés à l’enseignement, mais aucun n’aurait pu se vanter d’avoir eu pour élèves la quasi-totalité des deux générations qui l’ont suivi et d’avoir eu dans sa classe - on devrait dire ses classes - les plus grand noms de la musique d’aujourd’hui. Chez Messiaen, la pédagogie n’était pas une nécessité dictée par le souci du matériel, elle était une soif de communiquer, et d’apprendre soi-même en retour. L’amour de la pédagogie était pour lui le prolongement de l’amour du prochain. On touche ici à l’aspect le plus dérangeant pour certains : le compositeur croyant, d’une ferveur mystique, absolue, animé d’une foi qui l’incitera à conserver fidèlement son poste d’organiste de l’église de la Trinité à Paris, une foi qui lui dictera les thèmes et les titres d’une très large partie de sa production musicale, mais aussi et surtout une foi qui colorera sa musique jusque dans ses éléments les plus infimes, et cela pour une raison bien simple : c’est que, pour Messiaen, la musique, sa musique, doit n’exprimer que la joie. Cette idée de la jubilation religieuse n’est pas propre à la religion chrétienne, le mouvement juif hassidique prône la danse et le chant pour susciter la joie, qui est propre à maintenir l’homme en bonne santé physique et morale ; le bouddhisme tibétain quant à lui invite à la découverte du bonheur. Ce qui est nouveau en revanche, c’est qu’un compositeur 193


tourne le dos aux émotions négatives, si chères aux romantiques et aux modernes, à la représentation de l’angoisse existentielle qui hantait la vie et l’œuvre toute entière de compositeurs « maudits » comme Barraqué ou Zimmermann, pour ne transmettre que la joie et la contemplation de la beauté. Cette joie et cette beauté, Messiaen les puise dans l’observation amoureuse de la nature. Ce grand pédagogue dont les forts ouvrages théoriques sont de brillants morceaux d’érudition et de puissance d’analyse, se moque en passant de ses plus fameux élèves, lorsqu’il parle des « surdodécaphonistes » qui crient : « mon intelligence ! Mon cerveau ! Ma rigueur ! Ma lucidité », et leur conseille d’aller, tels des peintres prendre leurs leçons des montagnes et des voûtes de feuillage, comme Debussy qui « a aimé la Nature comme on aime une femme », comme Berlioz qui transmet dans sa Damnation de Faust « la trace d’une communion visuelle avec les terribles montagnes du Dauphiné », comme Wagner que sa Tétralogie à amené « à contempler et à rassembler toutes les forces naturelles et les êtres les plus divers ». La mélodie des oiseaux Messiaen, donc, se présentait comme un ornithologue et avait dédié une grande part de sa vie et de son travail à l’élaboration de catalogues des chants d’oiseaux. Cahier de musique en main, il arpentait les campagnes du monde et prenait en dictée les volutes sonores qui se présentaient à son oreille. Après une transcription aussi exacte que possible, il confiait à son génie de compositeur le soin de transposer ces chants en mélodies et structures rythmiques dont on peut dire qu’elles ont constitué la majeure partie de son matériau, à partir de la fin des années quarante. Messiaen aime les oiseaux parce qu’ils sont, selon lui, « les meilleurs musiciens du monde ». Mais il ne se contente pas de les transcrire en musique, il les décrit en mots gourmands, avec ce verbe doux et innocent parfois, puis théâtral et incantatoire comme un soudain tutti d’organiste. Quelques exemples : « Le timbre doux, liquide, et si gentiment amical du Rouge-gorge ; le timbre 194


jeune et printanier dans forte, autoritaire dans le fortissimo, genre xylophone et billes de métal, de la Grive musicienne ; le timbre de clavecin humide du Rossignol ; le tourniquet, le moulin à café du Geai ; l’aboiement musical, le glissando tragiquement désolé, et la sauvage montée en accelerando du Courlis ; l’affolante et terrifiante vocifération d’enfant qu’on égorge de la Chouette hulotte », etc. Aux oiseaux donc, il confie la tâche d’inspirer son langage mélodique, des « catalogues d’oiseaux » à « Eclairs sur l’au-delà », Messiaen affirmant : « le chant des oiseaux est la source de toute mélodie. Je peux affirmer que tout ce que je sais de la mélodie, ce sont les oiseaux qui me l’ont appris ». Le rythme et l’Eternité Dans les traités de Messiaen, les études et analyses de rythme constituent la plus grande part. Et si le Maître développe un catalogue infini des figures rythmiques, leur assignant un nom et une origine, il ne se contente pas de livrer une analyse d’expertcomptable ; il nous mène à l’origine du rythme, au temps, et à l’Eternité, citant Saint Thomas : « l’Eternité est tout entière simultanée et dans le temps il y a un avant et un après ». Pour Messiaen, le temps n’est pas le seul domaine réservé aux hommes. L’Eternité étant quant à elle la chasse gardée des dieux, il lui confie le soin de l’inspirer, de lui transmettre la musique qui est enclose dans l’esprit du Monde. Au temps il assigne la tâche d’organiser et de dérouler cette musique. Révélation d’une part, transmission de l’autre. Là encore, Messiaen établit un catalogue, non pas seulement des différents rythmes, mais aussi des différents types de temps : temps relatif, biologique, temps des étoiles, temps des montagnes, temps de l’homme. Et, au cœur du temps et du rythme, Messiaen place bien entendu le Nombre et « la volupté abstraite et intellectuelle du Nombre, volupté unique, qui dépasse l’Ordre quantitatif pour atteindre le plus grand de tous les ordres 195


rythmiques… l’Ordre du rythme intérieur ». L’harmonie des couleurs Pour le troisième élément des alchimistes musicaux, j’entends l’harmonie, Messiaen lui attribue une étroite connexion avec la couleur, affirmant avoir de tout temps « vu » des spectres colorés à l’audition de la musique, et en particulier dans sa dimension harmonique, verticale. Plus particulièrement, Messiaen se rappelle : « au cours de ma captivité1, des rêves colorés ont suscité les accords et les rythmes de mon Quatuor pour la fin du temps ». Mais on a souvent parlé de la seule dimension harmonique dans l’influence des couleurs chez Messiaen : en fait, les cloisons sont poreuses entre les mondes du rythme, du timbre et de l’harmonie, « l’harmonie dépend donc entièrement du rythme et du timbre, elle unit rythme et timbre en soulignant l’un et l’autre… elle crée des rythmes colorés ». De ses considérations sur l’appréhension « intellectuelle » d’une vision colorée de la musique, Messiaen passe rapidement à l’observation de véritables phénomènes neurologiques de production de couleurs à l’écoute des sons, qu’il qualifie « d’ agréable maladie » dont était atteinte l’un se ses amis. Ce fameux Charles Blanc-Gatti peignit de nombreux tableaux sur les visions qui lui procuraient les œuvres pour orgue de Messiaen. De là, le Maître, qu’on s’est plut à décrire comme un prêtre ascétique, nous dévoile les vertus de la mescaline qui « transforme les sensations auditives en sensations visuelles colorées… De plus il détruit la notion du temps… Le cerveau est surpris par une abondance d’images qu’il n’a pas l’habitude de percevoir si nombreuses dans un même laps de temps… Mes rêves colorés étaient du même ordre ». On est surpris et réjouis de trouver cet exposé presque enthousiaste d’une substance psychédélique dans un ouvrage pour le moins sérieux. Mais on doit toujours garder à l’esprit que Messiaen était un esprit ouvert et curieux de tout et qu’à côté du 1

Messiaen a été prisonniers durant la seconde guerre mondiale. 196


professeur et de l’organiste, il y avait un grand enfant, capable d’écrire dans son traité un touchant chapitre intitulé « pourquoi j’aime Mozart » dans lequel il nous livre tout simplement : « Mozart est le plus musicien des musiciens, on chercherait en vain une erreur dans sa musique », mais aussi un grand enfant qui nous confie : « j’ai toujours aimé les monstres… ceux du Crétacé… et les peintres de monstres : Bosch, Goya, Dali, Picasso, Ernst. Par la suite, j’ai essayé de produire des monstres en musique ; je n’y suis jamais arrivé. La musique peut rendre la terreur, l’effroi, le surnaturel… mais il y a dans l’art des sons et des rythmes une volupté intellectuelle absolument impropre à la monstruosité et au dégoût - comme au rire et au comique - toutes choses s’appuyant de façon exclusive sur des critères bien éloignés de l’abstraction musicale ». Voilà pourquoi j’aime Messiaen… Boulez Dans un livre qui a la prétention de réconcilier l’auditeur avec la musique de son temps, ou plus exactement de lui donner les moyens d’appréhender, de juger et de choisir, il est important de simplifier Boulez, tout autant pour rendre service à celui-ci que pour dissiper un certain nombre de malentendus dans l’esprit du public. Peu d’artistes ont, autant que lui, suscité de polémique aussi violente et assassine. La faute en est dans le ton perpétuellement belliqueux d’une grande partie de ses écrits, des tout premiers essais de jeunesse, jusqu’aux articles les plus récents. Peu d’artistes sont tout à la fois si célèbres et si mal connus : la faute en est dans le voile épais de complexité dont le compositeur tout autant que l’essayiste a entouré sa production. Pour la grande majorité, Boulez reste quelqu’un de difficile, une sorte de père fouettard, un empêcheur de muser en rond, voire simplement l’icône d’une partie peu sympathique de la modernité du 20ème siècle. 197


Pour nombre de ceux qui l’ont approché, en revanche, il est une source rayonnante, tellement éblouissante que nombre de « bouléziens » patentés semblent souvent pris, en sa présence, d’un engourdissement de la pensée, d’un abandon volontaire et voluptueux de la personnalité, d’une soumission à un dictat invisible qu’ils ne comprennent pas. Or les uns comme les autres subissent les effets d’un même processus de complication mis en place très méthodiquement par Boulez dans les années cinquante, complication de l’écriture musicale mais surtout complication du discours critique dont Boulez a continuellement accompagné sa propre production musicale. Et pourtant, méthode de composition et discours critiques sont moins compliqués qu’il n’y paraît. Plus exactement, la méthode de composition de Boulez n’est ni plus ni moins complexe que celle d’un Beethoven ou d’un Berlioz, si l’on considère que la partie la plus difficile, le « tour de force de l’acte créateur consiste dans la production d’un langage au rayonnement universel, d’une œuvre qui s’offre au service du monde, au lieu de chercher simplement à le conquérir. L’énoncé théorique par Boulez de ses propres méthodes de composition est certes impressionnant, et aurait sans aucun doute donné de furieux complexes aux plus grands génies du passé, mais au fond, la plus grande difficulté n’est-elle pas d’accomplir, ainsi qu’on l’a vu pour Beethoven, le prodige d’être novateur et universel tout à la fois ? La vraie complexité, c’est donc ce mot lapidé à plaisir par les modernes d’inspiration, un mot au fond poétique, symbolique, pratique lorsqu’il s’agit de désigner l’origine d’un grand mystère : pourquoi tel compositeur produit une œuvre que chacun aime et comprend et pourquoi pas tel autre. En revanche, pour ce qui est de l’organisation et de ce que j’appellerais la « mise en chantier » de l’oeuvre, le contremaître Boulez est tout à fait imbattable. À grand renfort de diagrammes, 198


organigrammes, schémas, équations, son œuvre, et celles qu’il analyse avec brio, nous apparaissent tout à coup sous la splendeur étourdissante - c’est l’effet recherché - d’une profusion baroque d’algèbre et d’arithmétiques auxquelles, bien entendu, l’immense majorité des lecteurs, bouléziens fervents au premier rang, ne comprennent rien. Ce qui est tout à fait remarquable, c’est qu’une fois mise à plat cette luxuriance, cette débauche de complexes démonstrations - je pense en particulier à l’analyse du Sacre du Printemps de Stravinsky - on se surprend à trouver bien maigre la moisson de « trouvailles » absolument originales. Boulez, qui fustige les analyses d’épicier, les analyses qui rangent, étiquettent, classifient et ne révèlent rien du cœur de l’œuvre, ne fait que changer d’échelle : de l’épicerie, il passe à la grande distribution, à l’étiquetage il substitue la base de donnée informatique. Pour le cœur du problème, celui-ci reste toujours aussi mystérieux et inaccessible, même si les démonstrations brillantes et les injonctions furieuses nous donnent l’impression d’entrer dans l’absolue certitude1. Mais donc, simplifions et adoucissons le personnage, car sous ce « gendarme planétaire » de la pensée musicale, sous ce « surveillant général » qui fustige « les grandes vacances de la pensée2» pour parler des travaux de ses collègues, se révèle un grand Maître, dont le génie n’a d’égal que la propension à fausser à plaisir sa propre image. Voyons la complexité du discours tout d’abord. Il faut se rappeler que Boulez grandit en même temps que se déploie le structuralisme, je pense en particulier à cette branche qui se 1

Cette certitude est toute relative. Les démonstrations les plus simples contiennent parfois des erreurs d’énoncé ou des précisions inutiles, qui font douter quant aux argumentations plus complexes. Ainsi, dans l’analyse du sacre - Points de repère, p. 93, Ch. Bourgeois - Boulez parle d’une cellule de 5 notes, ou quintolet, composée d’un do joué trois fois, puis d’un si et d’un si bémol. L’auteur dit « la première note du quintolet est répétée trois fois, les deux autres une seule fois », ce qui est très amusant : une note qui serait répétée trois fois doit logiquement être entendu QUATRE fois, la première et ses trois répétitions. Logique : s’il l’on dit « cette note est répétée une fois, cela fait 2 notes, et ainsi de suite ». D’autre part, puisqu’il y a cinq notes en tout et qu’on en a déjà entendu trois, on remercie Boulez de nous préciser que les deux autres ne seront répétées qu’une seule fois. On me dira ici que je ratiocine, je répondrai que Boulez a une réputation d’infaillibilité qu’il est urgent de remettre à jour, sachant qu’il n’a de son côté jamais fait preuve de la moindre indulgence. 2 Introduction à Boulez, Pierre, Penser la musique aujourd’hui, Gallimard, 1987 199


développe à la fin des années cinquante avec Michel Foucault, époque où Boulez opère sa véritable percée, davantage qu’au structuralisme des pionniers comme Levi-Strauss, qui a toujours confessé sa réticence vis-à-vis de la musique après Debussy. Le structuralisme des années cinquante et soixante a pour mot d’ordre la complication au sens étymologique du terme, Barthes dit par exemple qu’il prend une notion pour la compliquer, autrement dit la réduire à sa structure intime, laquelle révélera sans doute une nouvelle faculté à se re-développer, autrement dit à s’expliquer et à offrir un nouveau concept. Cette façon de voir les choses qui fonctionne pour la philosophie et pour la littérature - bien qu’elle ait assez mal vieilli - se traduit dans la musique par une atrophie de l’espace émotionnel et une hypertrophie du discours d’accompagnement. On s’efforcera de justifier jusqu’à la moindre double-croche et l’on s’assurera que la satisfaction d’avoir compris compensera la frustration de n’avoir ressenti… Et parallèlement à une méthode de pensée nouvelle se développe une méthode de parler, une véritable guerre des langages dont Barthes se fait le chroniqueur1. Ainsi, une phrase typique de Boulez telle que : « Il se produit encore une confusion entre l’exposé des structures résultantes obtenues par un ensemble déterminé de procédés d’engendrement ou de combinaison, et l’investigation que suppose l’étude réelle des procédés eux-mêmes2 » peut se traduire très simplement par : « On confond encore l’analyse scolaire de la musique, avec l’étude profonde de l’écriture musicale ». Mais, bien entendu, cela paie moins. La priorité à l’époque est d’étourdir et de soumettre le monde musical sous des torrents de propos complexes dont la teneur est au fond fort simple, et dans le même temps de charmer la nouvelle élite politicienne et philosophique, friande de jargon, en leur démontrant qu’on parle le même langage, qu’on est de la même caste. Le sabir une fois traduit en termes simples, ainsi qu’on l’a vu 1 2

Roland Barthes, « La Guerre des langages », Essais critiques, Editions du Seuil, 1981 Préface de Penser la musique aujourd’hui, op. cit. 200


dans l’exemple précédent, on trouve une pensée bien gentille qui nous amène à conclure : « tout ça pour ça ! » Ce qui est au fond fort dommage, c’est que Boulez dépense, à charmer le gogo, à vitupérer ou à clamer sa supériorité, une énergie et un vrai talent littéraire qui s’exprime au détour de phrases magnifiques telles que : « nul doute que Debussy ait voulu donner à entendre qu’il fallait, non moins que de la construire, rêver sa révolution »1… La complexité du langage musical, maintenant. Deux mots ont été perpétuellement galvaudés, tout autant par Boulez que par ses admirateurs : ceux de Science et de Mathématiques. Lorsqu’on n’avait rien de mieux à dire sur son œuvre, on louait son organisation mathématique, et l’on admirait son discours « scientifique ». Or, tout au long d’ouvrages tels que Penser la musique aujourd’hui ou Relevé d’apprenti, on trouve effectivement nombre de tables et schémas explicatifs de l’organisation boulézienne des sons, mais ils ne ressortissent que d’une bonne algèbre bien comprise, de progressions arithmétiques, de séries très limitées, comparées aux séries proprement « mathématiques ». Boulez lui-même a initié le mouvement en écrivant : « Lorsqu’on étudie… la pensée des mathématiciens ou des physiciens de notre époque, on mesure, assurément, quel immense chemin les musiciens doivent encore parcourir avant d’arriver à la cohésion d’une synthèse générale2 ». Suivra, trente-neuf ans plus tard, la repentance : « J’ai constaté qu’il est très difficile de faire se côtoyer scientifiques et musiciens, plus que je ne le croyais… l’intuition scientifique n’ayant pas les mêmes bases de données que l’intuition musicale… une existence ne suffirait pas à absorber toutes les connaissances spécialisées qu’impliquent ces deux cultures3 ». Cette mise au point a l’avantage de nous éclairer sur une 1

Points de repère I, p.221, Ch. Bourgeois. Boulez, Penser la musique aujourd’hui, op. cit. p.28 3 Boulez, Pierre, L’écriture du geste, Christian Bourgeois, 2000 p. 95-96. 2

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différence majeure entre Boulez et Messiaen : tout au long de ses écrits, ce dernier nous démontre son attachement à la science la plus audacieuse, la plus créatrice, la plus spéculative, alors qu’à lae, à lecture de Penser la musique aujourd’hui et de ses interminables classifications, étiquetages, diagrammes et schémas, on comprend que Boulez limite le vocable de science à celle des ingénieurs, des géomètres, qu’il se livre au fond à des « relevés d’arpenteur ». Effectivement, les informaticiens de l’Ircam, remarquablement compétents, ont une toute autre forme d’esprit qui peut-être, Boulez scripsit, ne coïncide point avec celle des compositeurs. Mais ces derniers sont en parfaite symbiose avec les théories de la relativité, se sentent chez eux avec la physique quantique, sont aux anges avec la théorie des cordes. Il y a donc science et science. Continuons donc à dédramatiser Boulez. Cas unique dans l’histoire de la musique, il distribue les blâmes et les bons points, il voue ceux qui ne lui agréent pas et leurs œuvres au pilon et au pilori. Sa méthode se décompose en quatre parties. Tout d’abord, l’affirmation de l’inutilité de toute pensée non boulézienne. Celle-ci se déploie également en quatre temps. Premier temps, quiconque n’est pas d’accord avec moi est inutile : « affirmons, à notre tour, que tout musicien qui n’a pas ressenti - nous ne disons pas compris, mais bien ressenti - la nécessité du langage dodécaphonique est INUTILE »1. Second temps, je vais maintenant vous démontrer que ce système idéal, moi seul en ai les clés - le fameux « que m’importe le sentiment de tel ramasseur d’épave ? Mon opinion compte mille fois plus que la sienne ; c’est elle qu’on retiendra », en préface de Penser la musique aujourd’hui. Troisième temps, même ceux qui adhèrent au système mais n’ont point fait acte d’allégeance à ma personne, sont sinon 1

Points de repère I, p. 265, Ch. Bourgeois. 202


inutiles, pour le moins inutilisables : « Organisant des congrès… faussement doctrinaires, absurdement conservateurs, ils trônent, en stupides replets, pour la plus grande gloire de l’avant-garde1 ». Quatrième temps, seuls quelques morts trouvent grâce : Weber et surtout Debussy qui semble le seul véritablement épargné, même si l’on a du mal à lui pardonner ses phrases honteuses sur l’émotion et le plaisir. Il peut sembler étonnant que Boulez n’ait jamais revendiqué une paternité, ne fût-ce que de principe, avec Rameau, celui des compositeurs classiques qui, pourtant, annonça le plus clairement son attachement à une approche scientifique de la musique. En fait l’avis du second sur le premier est sans appel : « l’ère de Rameau et de ses principes « naturels » est définitivement abolie »2. Foi dans un jugement imparable et, par la magie du « définitivement », foi dans une capacité unique à forger l’avenir, in seculae seculorum… Cette mise à distance d’un collègue, que le bon sens aurait « naturellement » désigné comme un précurseur, tient en partie au fait que les deux hommes sont d’une nature radicalement différente ; ainsi sont leurs buts. Pour l’un, le modeste, l’honnête homme des lumières : la recherche est un moyen, la nature reste une fin ; la science n’est pas la Nature, elle est le moyen inventé par l’homme pour comprendre celle-ci et la révéler. Pour l’autre : l’esprit scientifique de la musique nouvelle doit être pris non point comme une métaphore mais comme un changement de nature ; ainsi, comme pour la « vraie » Science, la recherche devient une fin en soi, tout progrès entraînant une nouvelle recherche Les trois autres leviers de la méthode Boulez sont l’insulte, l’affirmation de sa supériorité et la terreur intellectuelle. Ce triple procédé, mis au point à l’occasion de Penser la musique aujourd’hui, sera repris tout au long de sa carrière et jusqu’à de récentes interviews pour un quotidien français. Dans un article du 1 2

Ibid. P. 264 Boulez, Pierre, Penser la musique aujourd’hui, op. cit. p.30. 203


Monde, Boulez prend la peine d’écorcher quelques compositeurs parisiens inféodés et de rappeler que lui seul a fait une carrière « dépassant les limites du périphérique ». Venant d’un grand Maître, on s’étonnera de ce commentaire de nouveau riche. Pour les insultes, il suffira de citer ce très beau morceau, millésime 1954 : « Nous en sommes toujours au clabaudage putassier d’horribles dégénérés que leur inconscience rend innocents vis-à-vis de leurs immondices »1. Si cette charge peut nous sembler aujourd’hui d’une invraisemblable violence, c’est que nous vivons dans un monde où l’on essaie de se construire sur des valeurs de paix. Boulez est avant tout le contemporain d’un monde de guerre, ses aînés immédiats sont Breton, Aragon, tout aussi assassins. Les artistes sont le reflet de leur époque. Boulez porte, dans ses discours, en particulier ceux de l’immédiat après-guerre, la violence d’une Europe qui s’offre à l’Apocalypse. De plus, Boulez cherche à se placer, ses premiers essais constituent son « souper de Beaucaire »2. Il faut se faire remarquer par la violence, il faut impressionner par le jargon. Tout cela doit être remis dans sa juste perspective, seule doit compter la valeur de l’œuvre et celle-ci, en dernière analyse, ne peut être estimée sur une échelle élaborée par le compositeur lui-même, mais au vue de son efficacité par rapport à sa finalité, à la finalité de toute musique, qui n’est pas de plaire, de se vendre, de fonctionner, toutes valeurs provisoires, mais bien plutôt d’être la nouvelle phrase, le nouveau chapitre du grand Livre du Monde. N’ayons donc pas peur de Boulez et ne laissons pas le nuage parfumé de la flagornerie intellectuelle tromper notre ignorance et nous donner la fausse assurance « d’en être ». Boulez est un compositeur qui a sa place dans l’histoire de la musique française, mais qu’on cesse de le présenter comme le croisement exotique d’Einstein et de Rameau. 1

Points de repère, p.33, Ch. Bourgeois. Manifeste écrit par le jeune lieutenant Bonaparte pour se faire remarquer par ses supérieurs, et grâce auquel il obtiendra le commandement de la prise du siège de Toulon 2

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Il est indéniable que Boulez soit un grand Maître, mais incontestablement un maître à la française, de cette façon d’être français qu’on retrouve davantage dans la politique que dans l’art. Le goût du pouvoir ou de l’insulte ne sont pas dans les mœurs des compositeurs français et surtout pas du « père », Debussy. Boulez est un cas à part. Sorte de Bonaparte du cymbalum, il porte les vertus du coup d’état sur le papier comme dans les institutions. Mais, qu’on l’apprécie ou non, son œuvre sur le terrain restera. Ses enregistrements font date, l’Ircam comme l’Ensemble Intercontemporain sont des institutions au rayonnement mondial et à la nécessité évidente. On ne demandera point à Boulez de changer, bien entendu, on aurait en revanche souhaité qu’il montre lui-même la voie avec plus d’ouverture et de générosité, qu’il indique le chemin hors d’un système de pensée pour lequel, comme il le dit lui-même, il est « marxiste-léniniste à 100% ». De Rameau à Boulez : l’itinéraire de la modernité « à la française » semble avoir été un jeu de cache-cache permanent entre les arts et les sciences. Se revendiquant incontestablement davantage de la poésie et de la peinture que de la géométrie, Berlioz et Debussy n’en ont pas moins profondément influencé la musique de leurs contemporains et des générations à venir. Affirmant bien haut leur filiation à la science et aux mathématiques, Rameau et Boulez semblent avoir tous deux souffert du même à priori de sécheresse, de manque d’humanité et d’émotion, a priori dans les deux cas absolument faux. Messiaen seul, au fond, paraît avoir accompli une synthèse parfaite. Il faut sans doute y voir là le fruit d’une approche plus large, plus visionnaire du concept de science : il y a toujours eu, il y aura toujours, la science des grands intuitionnistes1 : Newton, Einstein, De Broglie et celle des ingénieurs. Les seconds appliquent ce que les premiers découvrent, leur discours est moins aventurier et surtout infiniment moins subversif. 1

Au sens qu’Heyting et Brouwer donnent à ce mot. 205


Certes, jusqu’au 20ème siècle on pouvait se satisfaire d’une appellation générique de « science de la musique », en ce qu’une certaine géométrie semblait présider à l’élaboration des formes classiques. L’analyse musicale, pour résumer, possédait d’incontestables analogies avec les mathématiques primaires. En revanche, pour évoquer les pouvoirs supérieurs de l’esprit, l’intuition, l’imagination, et, - soyons fous ! - la fantaisie, l’inspiration, les domaines de la Finalité de la musique, c’est dans la physique quantique, dans la relativité, dans la physique des cordes qu’on trouvera les résonances appropriées. Boulez et Rameau ne nous parlerons que de géométrie des formes, des structures, voire des espaces acoustiques. Messiaen, qui ne conçoit la pensée musicale - ou rythmique, pour reprendre sa terminologie préférée - que toute entière dévouée à l’élévation de l’âme, ira pour sa part chercher ses références scientifiques beaucoup plus loin. Est-ce la raison pour laquelle la musique de ce dernier nous touche davantage et fonctionne mieux ? Je veux voir pour ma part, et de façon paradoxale, une explication structuraliste à cela. C’est que, pour reprendre les termes du compositeur Francis Bayer, il y a deux catégories de compositeurs : les « constructivistes » et les « intuitionnistes ». Pour les constructivistes, l’acte de composer est prioritaire, alors que pour les intuitionnistes le résultat de cet acte est le but essentiel. Le problème de l’approche constructiviste, et pour reprendre les termes du philosophe Tzvetan Todorov 2, c’est que « dans ce cas, on fait, d’une des conséquence du processus, la description du processus même ». Todorov parle ici du fonctionnement des symboles, mais il signale un court-circuit ontologique parfaitement applicable à notre propos : « je compose pour composer » : le processus s’identifie à la conséquence du processus et cela nous ramène à la première catégorie de ma classification des compositeurs, ceux qui ne désignent plus l’autre, l’extérieur, le résultat comme but de leur travail, mais se limitent à un acte purement réflexif, deviennent leur propre exégèse, leur propre critique. 2

Todorov, Symbolisme et interprétation, Paris, Seuil, 1978 206


12 - LA CRITIQUE ET L’AUTHENTIQUE Avant de clore cette troisième partie consacrée à la modernité on abordera deux points que leur importance grandissante dans l’art musical d’aujourd’hui nous interdit de passer sous silence : l’activité critique, et la mode, bien établie désormais, au point d’être un mode, des interprétations « authentiques », la seconde découlant directement de la première. Critique vient du grec « Kritikos », « qui discerne », il s’agit donc d’écarter le vrai du faux, ou plus précisément, le « mieux » du « moins bon ». Les pures raisons de la critique… Dans le domaine de la musique, il faut distinguer quatre activités distinctes sous le vocable « critique » : Il y a bien entendu la critique journalistique, que tout le monde connaît. Cette activité existe depuis plusieurs siècles et n’a pas beaucoup évolué, si ce n’est qu’au 19 ème siècle, elle était couramment pratiquée par les plus grands compositeurs de l’époque : parmi eux, Schumann, ou Berlioz dont nous possédons de nombreux « papiers ». De nos jours peu de compositeurs daignent se livrer à l’écriture littéraire et la critique s’est bel et bien spécialisée, le critique est le plus souvent un musicologue dont le champ s’étend au journalisme, il n’écrit plus seulement des comptes-rendus comme autrefois, mais également des interviews, des articles de fond, des reportages. Au cours du 20ème siècle, en particulier après la seconde guerre mondiale, s’est développée la recherche musicologique, sur des partitions anciennes et parfois très endommagées, éparpillées, fragmentées, auxquelles on cherche à apporter toute la lumière afin d’établir une « édition critique ». Ici, cette recherche se ramifie en deux, pour mener d’une part à la publication d’une partition de 207


référence, outil indispensable pour guider les musiciens vers la « vérité » de l’interprétation, d’autre part il y a le travail solitaire de certains de ces musiciens eux-mêmes, cherchant à reconstruire non point seulement le texte, mais le contexte, l’environnement tout entier de l’œuvre, depuis l’instrument utilisé à une époque donnée, la façon de le jouer, jusqu’aux moindres détails des techniques d’interprétation de cette époque. Cela conduit aux interprétations ‘authentiques’ dont nous parlerons plus loin. Il y a enfin, plus récemment encore, deux activités contemporaines des créateurs eux-mêmes : la critique du compositeur sur son propre travail, et non point seulement a posteriori, mais bien en amont de l’élaboration de l’œuvre, tout au long de sa gestation. Et puis, quatrième et dernière forme de critique, pratiquée soit par le compositeur lui-même, soit par l’un de ses exégèses : l’explication, le commentaire, voire la conférence sur scène, avec forces exemples musicaux. La première de ces deux formes modernes de critique a été théorisée par Boulez, qui s’est exprimé sur ce sujet dès ses premiers écrits. Pour lui, elle constitue un travail d’accompagnement qui lui permet de se reformuler en permanence. Dans « Probabilités critiques du compositeur »1, Boulez parle de « ce besoin, cette hantise de devoir préciser son domaine, ses recherches ». Mais c’est encore une activité excentrée, une exhibition publique. Plus loin, Boulez nous dévoile « une sorte d’incantation qui préside à la genèse de l’œuvre proprement dite ». Critique de lui-même, le compositeur moderne, en se livrant à l’analyse profonde de ses buts et de ses moyens, entrerait dans une sorte de transe réflexive… Avec les risques qu’entraîne une trop systématique, trop « parfaite définition critique de soi… dans quelle mesure cette analyse critique arrive-telle à se faire sans danger… l’œuvre n’aurait alors plus guère de chance, court-circuitée dès sa genèse par une totale absence de nécessité ». 1

Points de repère, p.27, Ch. Bourgeois. 208


Mais au fond, tous les compositeurs ou presque, Rameau en tête, pratiquent peu ou prou l’auto-analyse, ou auto-critique : Messiaen, prévenant ses élèves d’écrire, au fur et à mesure de la composition, une petite analyse leur permettant plus tard, à la manière du Petit Poucet semant ses cailloux, de retrouver le chemin de leur pensée. Mahler, laissant nombre de lettres détaillant à l’envie ses errances et ses trouvailles à travers les chemins difficiles de la création. Debussy, nous l’avons vu précédemment, déclarant sagement que les recherches du compositeur ne regardaient que lui-même, et que le public ne devrait s’intéresser qu’au résultat. C’est bien là que le bas blesse : depuis plus d’un demi-siècle, le résultat est loin d’être suffisamment séduisant pour permettre à l’œuvre de passer par elle-même et le compositeur, de propre critique, a du devenir son propre exégète, ou solliciter à cette fin les talents d’un autre, donnant naissance à cette quatrième forme d’activité. La critique explicative, pratiquée par le compositeur ou le plasticien lui-même, ou par le critique journalistique, ou par tout « spécialiste d’art » patenté ou autoproclamé, est certainement l’activité culturelle ayant connu le plus grand essor depuis quelques décennies. Plus l’œuvre est obscure, provocatrice, voire « absente » nous pensons ici aux toiles vides ou aux compositions silencieuses - plus l’activité critique se justifie, plus son importance s’affirme, pour triompher et, en quelque sorte, prendre le pas sur l’œuvre elle-même. L’expert chargé de l’explication devient un prestidigitateur : là où il n’y avait rien, apparaît tout à coup une œuvre. Là où l’on ne voyait que désir gratuit de provoquer, se dévoile une profonde motivation intellectuelle. Là où l’on ne comprenait rien, tout s’éclaire. 209


Mais surtout, plus récemment encore, le discours critique étant distillé de façon presque subliminale, par des mots accrochés ici et là, à la façon d’un jeu de piste, le spectateur ou l’auditeur étant invités à parachever la critique - et donc l’œuvre elle-même - ces spectateurs deviennent une partie de la création et cette importance soudaine que tout un chacun peut s’accorder pour quelques instants peut expliquer le grand succès de l’art plastique moderne, même lorsque certaines œuvres sont, de toute évidence, du pur charlatanisme et atteignent, lors des ventes, des cotes hors de proportion avec leur valeur réelle. L’invention du concept de du spectateur - ou auditeur /créateur est l’une des plus belles trouvailles des « commerciaux » chargés de vendre le vide de notre époque. Le char de Cendrillon a beau se transformer en citrouille à la fin de chaque manifestation faisant appel à cet artifice, cela marche et marchera toujours, pour la bonne raison que cela flatte l’ego du visiteur, mais encore davantage celui du « prestidigitateur » chargé d’effectuer le tour, tout étonné lui-même de pouvoir sortir tant de lapins d’un chapeau vide. Car il y a effectivement « création », ou plutôt bavardage ludique, lorsque, de rien, l’on peut obtenir quelque chose. Gloser sur un objet a priori sans aucune valeur artistique et lui donner une importance proportionnelle au talent de l’orateur magnifie celui-ci et lui donne sur l’artiste et sur l’œuvre un ascendant considérable. Tout le monde y gagne : l’artiste, tout surpris lui-même de son succès, le magicien ébloui par son propre artifice et le public, collectif Mr Jourdain, flatté d’avoir compris. Ce que nous nommerons donc « critique évènementielle » est devenu le grand gagnant, presque l’acteur majeur, de l’art de notre époque. Même si la situation un peu caricaturale que je décris ici se rapporte davantage à l’art plastique, cette forme de critique explicative est devenue tellement nécessaire à la musique contemporaine que des concerts entiers ont pu être dédiés à des conférences mettant parfois en œuvre un orchestre symphonique au 210


complet, autour de créations ne dépassant pas les quelques minutes. La question de savoir si ces conférences dispendieuses, et fréquentées de toute façon par un public acquis, remplissent leur mission auprès du public mélomane, ne se pose même pas. L’auteur de ces pages se livre souvent à l’exercice indispensable de la « notice » dans le programme du concert, ou des « quelques mots » d’explication, sur scène, avant l’exécution de l’œuvre. Ce ne sont pas de vraies solutions à long terme pour permettre à la vaste masse des auditeurs d’entrer dans le monde sonore du compositeur. Aucune conférence, aussi passionnante soit-elle, ne pourra remplacer l’écoute répétée d’une œuvre, condition nécessaire à son assimilation. Aucune autre technique ne pourra convaincre un public réticent de donner sa chance à un morceau qui lui déplaît de prime abord, si ce n’est l’association de la musique avec un support imagé, ce que je développerai dans le dernier chapitre de ce livre. L’activité de critique évènementiel profite donc bien davantage à l’art plastique ou l’architecture qu’à la musique et cela s’explique par la teneur émotionnelle des signes de la musique et par son rapport étroit avec le temps : on ne peut tout simplement pas tricher avec l’auditeur, en le charmant et en l’enrobant d’un discours aussi brillant soit-il, pour le laisser ensuite seul à seul avec un message dont le contenu reste hostile ou non-signifiant, ce qui, nous l’avons vu, revient au même. L’art plastique ou l’architecture laissent le spectateur libre, de bouger, d’évoluer, de s’échapper de l’œuvre, d’aller à la suivante et de la refuser. Le spectateur de l’œuvre plastique est le maître de la donnée temps, tandis que l’auditeur est soumis au temps du compositeur. Enfin, les signes émotionnels de la peinture passent par l’œil, et l’on sait que le visuel opère moins rapidement et moins fortement sur le système neurovégétatif que l’auditif, lequel est à son tour moins réactif que l’olfactif. 211


L’association de l’œil et de l’oreille semble bien le seul salut de la musique moderne « complexe », « dissonante », et tout le monde s’y retrouve : parce que cette association, incluant le visuel, donne une nouvelle chance aux prestidigitateurs du verbe là où toute tentative simplement « musicale » semble avoir échoué. La combinaison son/image relance l’activité critique sur des terres réellement vierges, offrant des promesses d’exploration infinies, tant les combinaisons sont inépuisables. Vous avez dit authentique ? L’activité critique musicologique a connu le succès fulgurant que l’on sait, dans la renaissance du répertoire baroque et des interprétations sur instruments anciens. À l’origine de ce phénomène, il y a bien sûr l’aberration des interprétations romantiques appliquées au répertoire ancien, où l’on a pu jouer Bach ou Lully avec des orchestres symphoniques au grand complet, ou bien doubler les instruments à vent dans des symphonies de Mozart, sans parler des dérives du phrasé, de l’articulation… On ne peut qu’admirer et saluer bien bas les Harnoncourt, Christie, Gardiner, Jacobs qui ont consacré leur vie entière à la mise au point d’interprétations dont la beauté a convaincu et conquis le public en masse et avec une rapidité stupéfiante : ce public, ne trouvant rien à son goût dans la création contemporaine, mais avide tout de même de nouveauté, prit donc le chemin inverse et le défilé des « créations » nouvelles se fit donc en costume d’époque. Ce paradoxe une fois entré dans les mœurs, devint une donnée importante de la nouvelle culture moderne, ouverte aux temps comme aux frontières : l’ancien peut redevenir le nouveau. Mais, malgré mon évident enthousiasme pour les acquis de cette merveilleuse épopée baroque, je me dois à l’esprit critique qui baigne ce chapitre d’apporter quelques éléments de réflexion, 212


ou pour le moins de souligner quelques ambiguïtés dérangeantes. Il y a tout d’abord le fait que chacun des maîtres précités s’est volontiers présenté comme le découvreur de LA vérité, le détenteur des SEULS canons de l’interprétation authentique. On a parlé de chapelles, on entre donc dans un cadre presque religieux : en quel dieu croire, qui a plus raison que son voisin, qui est plus authentique que les autres ? Il y a ensuite la question de savoir ce qu’il en est des volontés du compositeur : on s’efforce de reconstituer non seulement la lettre mais aussi l’esprit, mais lorsqu’on aborde la question de l’instrument d’époque, on oublie souvent que presque tous les compositeurs ont appelé de leurs vœux la modernisation du pianoforte, des instruments à vent, des archets. Lorsqu’on entend des sections de cordes non vibrées qui sonnent un peu comme un vieil harmonium, ou un piano d’époque qui évoque le bastringue fatigué, il est difficile de mettre cela en parallèle avec les lettres pressantes des créateurs à leur facteur ou à leur luthier, les interrogeant sur leur dernière trouvaille, s’enthousiasmant pour le son nouveau de Mr Steinway… Il y a enfin deux contradictions majeures qui semblent ne déranger personne : La première est cette « pureté » du style ancien qu’on recherche et qui serait une saine réaction aux excès du romantisme. Mais on se demande si nos chercheurs ne cherchent pas… dans le mauvais sens. En effet, l’épuration de tout « glissando », ou pour les chanteurs, de tout vibrato, ou des « r » roulés, pour ne citer que ces deux effets, me semble en totale contradiction avec ce que les documents discographiques les plus anciens nous rapportent : en effet, on sait que les acteurs du 19ème siècle déclamait d’une façon qui, aujourd’hui, semblerait tout simplement grotesque, les chanteurs dont nous possédons un enregistrement ancien nous font le même effet, il y a fort à parier que les générations précédentes jouaient ou chantaient de façon similaire, ou bien encore plus 213


exagérée, mais il n’est pas vraisemblable qu’au 18 ème siècle, on ait joué avec ce style épuré de tout ce qui n’est pas écrit, cette rythmique implacable de salle de fitness, qui est bien la marque de notre époque, propre et attentive au seul texte. L’écoute des instrumentistes eux-mêmes nous éclaire sur ce point : on a autrefois aimé le rubato, les « glissés », l’improvisation, toutes les marques d’une grande liberté et d’une grande spontanéité, qui s’est anémiée progressivement jusqu’à aujourd’hui. Les interprétations « d’époque » reposent sur une fidélité au texte qui, en soit, n’est pas une fidélité à l’esprit, bien au contraire. Le problème, insoluble, est bien entendu que cette liberté, cette déviance, n’ayant jamais été noté, est impossible à reproduire. On le voit avec le jazz, de très nombreux éléments d’interprétations restent dans le domaine de la tradition « orale ». Or il semble que les éléments sur lesquels nous n’ayons que peu d’informations aient constitué une part très importante de ce qu’on entendait, à des époques où, encore une fois, la personnalité de l’interprète et sa liberté au texte jouaient un rôle majeur dans l’exécution d’une œuvre. Il faut donc prendre cette notion d’authenticité avec la plus grande prudence. Il me semble, paradoxalement, que les enregistrements « anciens » que nous entendons depuis plus d’une décennie reflètent finalement l’esprit de notre époque de façon remarquable : pureté du texte, puisque nous sommes à une époque qui aime la réalité objective, que ce soit la vulgaire « télé-réalité », les films « basés sur une histoire vraie », ou les romans historiques. À l’autre bout du spectre, le public est friand de « fantaisy », d’épopées moyenâgeuses, et la musique ancienne le plonge dans une ambiance de donjons et de chevaliers en armure, répondant ainsi à deux attentes en apparences contradictoires. Enfin, notre époque pressée aime les tempi rapides et les pulsations implacables : on entend donc, l’une après l’autre, de nouvelles versions des symphonies de Beethoven ou de Mozart interprétées avec une rythmique de discothèque, des mouvements entiers sans la plus petite fluctuation de tempo, évoquant 214


furieusement la séance de body-building, le chef d’orchestre en tenue de jogging sur le podium, à la Jane Fonda, les timbales amplifiées comme pour signaler l’ouverture de la chasse, ou peutêtre seulement l’ennui de l’ingénieur du son rêvant d’une séance de Heavy Metal… Authentique ? Tout cela l’est peut-être, il faut encore s’entendre sur quelle époque… La seconde contradiction que je voulais souligner ici concerne la merveilleuse gymnastique intellectuelle à laquelle se livrent tous ensembles, et dans la plus joyeuse pagaille, les acteurs du monde de l’opéra en particulier : d’une part on assiste à une intransigeance de plus en plus affirmée envers l’authenticité du texte et de l’interprétation musicale, d’autre part la même intransigeance s’applique à exiger une mise en scène de plus en plus moderne, décalée, innovatrice. Il semblerait logique qu’on s’efforce de régaler l’œil d’un même soin du détail et de la « vérité », du style authentique d’époque, sorte de label ou d’appellation contrôlée, mais il apparaît que la seule oreille ait ce privilège. Ou bien, pour prendre le problème dans l’autre sens, il serait normal que la musique puisse s’offrir tout autant de liberté sur le texte et le style, que la mise en scène se le permet. Un fossé de plus en plus large sépare donc ce qu’on entend de ce que l’on voit. Bien entendu, il serait insupportable d’avoir des mises en scène à la bougie et en perruque, mais alors comment concilier la fosse, toujours plus « antique », et la scène, toujours plus moderne ? La réponse est en partie dans ce que nous avons dit plus haut : de toutes façons, cette authenticité n’est qu’une illusion. Plus on cherche à reproduire une époque ancienne et plus, au fond, on révèle les valeurs de celle à laquelle on appartient. Résultat paradoxal, ou volonté cachée, de la part de nos bien-aimés Maîtres de l’ancien? Quelle que soit la réponse, il ressort que l’extraordinaire 215


succès du « baroque » reflète, en partie du moins, la pénurie de la création moderne, le désarroi du public et son appétit toujours vorace pour la nouveauté, fût-elle issue de quelque machine à remonter le temps….

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QUATRIÈME MOUVEMENT : LE DÉSIR DE LA MUSIQUE

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13 - LE BON PLAISIR « La première règle est de plaire…» Racine.

Plaire, Plaisir… Deux mots bien distincts dans l’usage moderne, unis pourtant par la même étymologie, placere, et par le ferment ondoyant d’un « je veux » invisible, serpent double tel celui du caducée d’Hermès : le « je veux plaire » du créateur et le « je veux mon plaisir » du spectateur. Or quand le spectateur se fait Prince, le plaisir devient Démiurge, il est le « Bon Plaisir » du Roi, il édicte les règles, dont « la première est de plaire », fixe le style en même temps que le montant des gages, suscite les vocations et maintient, tel un bon capitaine qui serait en même temps esprit des vents, le cap d'une esthétique fortifiante, rassurante, revigorante. C'est ainsi qu'est née la « Grande Musique » occidentale. Par le vouloir, par le Bon Plaisir des princes qui l'ont commandée tout autant que par ceux qui l'ont inventée ; tel un double mouvement ondulatoire, animé par le placere, véritable placenta de leur hédonisme, les créations des uns répondant au désir des autres. Il y eut les serviles, les rampants, ceux qui taillaient, coupaient, ajustaient sur mesure, les Lully et les Salieri, jardiniers sonores de la Cour, rôtisseurs apprêtant et découpant à la demande. Il y eut ceux qui obtempéraient mais n'en faisaient qu'à leur tête, enfants terribles et géniaux qui préféraient l’insubordination ou le refuge dans la surdité, plutôt que d’entendre les reproches, les injonctions à écrire « moins de notes ». Et il y eut Wagner, le fou du Roi, au sens amoureux du mot, qui hissa le Bon Plaisir au rang d'Art Total. Car, en filigrane de la jouissance sonore, se dessinait le cours de la Modernité, tel un 218


ruisseau d'abord, puis débordant, bondissant, rugissant. La Modernité qui n'était, jusqu'à l'avènement de l'Homme de la Colline, véritable « Vieux de la Montagne », que l'expression d'un plaisir toujours plus exigeant, confinant vers la fin à l'onanisme. Toujours plus fort, plus sophistiqué, plus puissant et prenant, plus contagieux et dominateur, telles furent les motivations du plaisir à créer la modernité : se donner les moyens de jouir au maximum, et de faire jouir le Prince. Le Bon Plaisir, devenu transe sadienne, avait atteint l'overdose; ne restait que la mort ou le sevrage. La mort dans l'oubli, ou le sevrage par l'ascèse, tels furent les deux mots d'ordre, Debussy ou Schönberg. L'un allant « jusqu'à la chair nue de l'émotion », mais oubliant superbement le dogme et la Scolastique : l'autre, après s'être enivré de noires voluptés nostalgiques du Paradis Perdu - Nuit Transfigurée, Gurre-Lieder appliquant le fécond doute talmudique au système musical dont il avait hérité, mais pour finalement le stériliser en déniant tout rapport d’affinité entre certaines notes ou intervalles, interdisant le plaisir pour les éléments musicaux de s’accoupler selon des inclinaisons qu’il réfutait, tel le chaperon en faction devant la porte de la pucelle. Et le Bon Plaisir, dans tout cela? À la manière des moines inventant le plain-chant et la polyphonie dans le secret de leur monastère, les « modernes », coiffant le bonnet conique de l'Alchimiste contemporain, distillaient désormais leur propre plaisir secret, hermétique, le plaisir des savantes coctions, des combinaisons les plus complexes, des textures sonores les plus raffinées et les plus inouïes, les atmosphères les plus rares. Les modernes jouissaient en silence, enfin débarrassés du « Prince » et de sa tutelle. Le public, jouant désormais le rôle laissé vacant du commanditaire, devait se soumettre, plier l'échine et accepter l'évidence : la couronne avait changé de tête. 219


Avec cent ans de retard sur la société humaine, la société musicale avait enfin réalisé sa révolution. Aujourd'hui, effrontément et officiellement, la communauté s'est proclamée Société de Plaisirs. Remettre ce principe en question serait le plus grave blasphème, un tabou à peine plus que pensable. On acclame donc de nouveau les tailleurs de buissons mélodiques, même s'ils sont taillés dans le buis le plus vil, les rôtisseurs sont appelés en renfort de tournebroche pour nous offrir en abondance quelque barbecue infect ou pour le moins insipide. Tels sont les « néo-choses », les « techno-trucs » et leurs produits conçus pour nous plaire, pour nous faire acheter, pour nous tromper, corrompre notre goût et fausser notre jugement. Quelle est l'issue, pour ceux qui, nés en bonne Démocratie et peu au fait du Bon Plaisir de jadis, peu enclins aussi à s'identifier à une entité dirigeante et dominatrice, veulent certes s'offrir du bon temps aux frais de la Musique, mais en parfaite cohérence avec la Finalité de celle-ci : pour participer, l'espace d'une audition, à l'Âme du Monde, à leur propre essence ? Quelle alternative pour eux, entre les moines soldats, jaloux de leur plaisir raréfié, et les marchands du Temple, près à en verser de pleins tonneaux pourvu qu'on paie comptant? Le salut, comme dans toute chausse-trape qui se respecte, est par le haut. Par la formation de l'écoute, la gymnastique de la préhension auditive, l'assimilation des codes et des règles. Ecouter, écouter deux fois, écouter cinq fois, jusqu'à ce que l'oreille s'apprivoise. À l'auditeur, je dirai ceci : vous avez tout à gagner, en terme de plaisir, dans l'acquisition d'un champ de perception plus large, d'une sensibilité plus ouverte, d’une oreille plus tolérante. Aimez-vous Proust, aimez-vous Gracq, ou Joyce? Ils ne sont pas faciles de prime abord, mais ne sentez-vous pas comme votre âme s'ouvre et s'exalte mieux dans ces atmosphères plus rares et 220


plus subtiles ? Combien le moindre mot, le plus ténu stimulus verbal réagit en vous, et vous invite à l’aventure d’ouvrir une porte qui, pourtant, était là depuis toujours ? Et bien, il en est exactement de même pour la musique. Nous croyons ne pouvoir goûter que des harmonies simples, des mélodies rapidement identifiables, nous nous condamnons nousmêmes, par peur ou par paresse, à une autre forme de surdité. Rester aux portes du Temple, lorsqu'on a les clés dans sa poche, est pire que d'en être chassé. Mais à ses gardiens, aux moines-soldats qui veillent, enclos en eux-mêmes tels une Brünnhilde en son rocher, sur les mystères de la félicité auditive, exigeant l'épreuve du feu de chaque auditeur comme d'autant de Siegfried, je rappellerai que la finalité de la Musique c'est l'Autre et la finalité du compositeur, c'est de magnifier l'Autre par l'écoute. Magnifier. Rendre plus grand, étymologiquement. Non pas se rendre soi-même plus grand par une performance intellectuelle dont on espère qu'elle étonnera, mais hisser le monde un degré plus haut, performance autrement considérable. Parce qu'ils ont su cacher leurs intentions, les parer des atours les plus chatoyants, « faire venir à eux les petits enfants », et à ces enfants charmés, montrer la part visible du Jardin d'Eden : ceux-là, les Bach, les Mozart, les Beethoven gardaient leurs mobiles par devers eux, la complexité immense mais cachée de leur oeuvre, et n'offraient, visible, que la magnificence de l'écoute. Les modernes au contraire cachent leur plaisir, dont ils jouissent pourtant eux-mêmes, solitairement, exhibant, parfois telles des excuses, leurs « raisons de faire », constructions à l'extérieur fabuleusement complexe, mais dont on cherche souvent en vain l'accès ou la profondeur. Les modernes ont rompu ce qui les rattachait au Monde, car ils ont voulu rompre d'avec le Prince d'en haut, mais aussi d'avec le Prince d'en bas, les émotions, les sentiments, le corps. 221


Car, nous le savons, le Plaisir est un tyran qui manipule les ficelles de notre psyché, utilisant et détournant à ses fins, qui ne sont autres que notre survie1, jusqu'aux structures intimes de notre physiologie. Le philosophe Alain disait justement que « Ce n'est pas un petit travail d'accorder sagesse et musique »2. Si l'homme émotionnel ne trouve pas son plaisir avec les modernes, il s'offrira comme une courtisane à ceux qui sauront le satisfaire à vil prix. Montons donc vers eux, les modernes, puisque toute autre voie est délétère, mais qu'ils fassent une partie du chemin en descendant vers nous, sans déchoir, afin que tous se rejoignent et se réjouissent dans la Musique, puisque tel est son Bon Plaisir.

1

Damasio insiste sur le fait que l’homéostasie, la recherche des émotions positives, du plaisir de l’écoute, ne sont qu’une tentative du corps/esprit pour atteindre et conserver l’équilibre psychosomatique et donc, en ultime analyse, pour survivre. 2 Alain, Propos de littérature, Editions Gonthier, 1964 222


14 - L’HOMME ET SON DÉSIR « Ce qui fonde l'effort, le vouloir, l'appétit, le désir, ce n'est pas que nous jugeons qu'une chose est bonne ; mais, au contraire, on juge qu'une chose est bonne parce qu'on y tend par l'effort, le vouloir, l'appétit, le désir. » Spinoza, Ethique III Je l’ai dit au début : ce ne sont pas les mêmes raisons qui poussent un compositeur à écrire et un mélomane à écouter. Néanmoins les unissent un désir, celui de l’émanation pour le créateur, où le désir est cause de l’objet, et celui de la préhension pour l’auditeur, où l’objet est cause du désir. C’est bien à une forme d’érotisme que nous avons à faire - le désir est là avec son objet, ce qui est la définition de l’érotisme. La relation émotionnelle, sentimentale, au signe musical, se double d’une intense et passionnelle relation amoureuse à l’objet sonore, qui suffit à expliquer les comportements parfaitement irrationnels que l’on observe chez de nombreux mélomanes, et notamment dans le public des « fans » d’opéra. Réactions hostiles ou enthousiastes sont le plus souvent délirantes, les inhibitions tombent et la masse se change en horde. Observer un public frappé de passion collective est un spectacle toujours fascinant pour l’artiste. Et pourtant, imaginer un instant que cette passion ait l’artiste même pour objet serait d’une grande naïveté. Le public est amoureux du son, qui est porté par l’artiste, et le public acclame le son à travers celui qui l’offre à la multitude, ou conspue celui qui l’aura gâté, versé tel Perette son pot au lait1. Le public jugera l’interprète sur la fidélité avec laquelle il rendra l’objet aimé, attendu, connu. Parce qu’il retourne vers le même objet, ce qu’on appelle le « répertoire », il est monogame dans son désir. Mais lorsqu’il s’apprête à écouter de la nouveauté, lorsqu’il va à une création, ce désir se double du plaisir 1

Il n’est que de voir comment tel ténor, hier adoré, sera hué demain pour un contre-ut raté… 223


trouble d’une polygamie de fait : le mélomane s’apprête à aimer de nouveaux sons. Décevoir cette attente, frustrer ces plaisirs espérés, c’est rompre le lien avec l’auditeur. Le frustrer et le décevoir pendant des décennies, c’est lui apprendre à ne plus jamais revenir. Lorsqu’on demande à un mélomane ce qui l’entraîne vers la salle de concert ou d’opéra, il répond le plus souvent : pour s’abstraire du monde ordinaire, et vivre un moment d’exception. Ce qui est l’alibi de tout comportement amoureux. Barthes le rappelle : « le sujet amoureux, nous le savons, est marqué d’un retrait de réalité, il se désinvestit du monde extérieur »1. Il y a donc une autre classification possible du mélomane, axée sur son désir, et complémentaire de celle, établie au début de ce livre, qui est basée sur son rapport à l’environnement. Cette nouvelle nomenclature indique de nouvelles attentes qui ne sauraient être déçues, le désir inversé étant le dégoût, le désir frustré entraînant le rejet ou la colère, toutes passions qui nous aident à comprendre les relations difficiles et tendues de l’auditeur avec la musique de son temps. Un premier degré du désir est celui du voyeurisme. Celui-ci fonctionne en tâche de fond chez tous les auditeurs et il n’est pas impossible que cette volupté à entrer dans l’esprit d’un créateur, même partiellement, soit le motif de tout intérêt pour les disciplines de l’Art et de la pensée. Tous les lecteurs de la « Recherche » connaissent le plaisir d’être dans l’esprit de Proust, d’observer ses plus infimes variations de sentiments. Les magazines spécialisés dans la vie privée des stars et les paparazzi connaissent bien ce levier du voyeurisme, et ce qui fonctionne pour des « gosips » sans intérêt et souvent falsifiés, fonctionne à fortiori lorsqu’il s’agit de s’infiltrer dans le monde imaginaire d’un génie. On reverra, dans cette perspective, le film Dans la peau de John Malkovitch, qui raconte, par une parabole ingénieuse, le processus d’infiltration dans un autre esprit. La part d’interdit qui constitue le voyeurisme augmente par ailleurs le désir…2 1 2

Barthes, Roland, Essais critiques, op. cit. Ce que confirme Lacan lorsqu’il dit que « l’inconscient montre que le désir est accroché à l’interdit », 224


Le degré suivant du désir est celui du fétichisme. Le mélomane prend plaisir aux sons, à certains sons, à certains arrangements de sons. Puis l’habitude et une certaine culture venant, il cherche certaines traditions, il attend une cadence, un contre-ut non écrit mais conventionnel, certains ralentis, certaines couleurs. Le degré du fétichisme est celui qui déclenche les réactions les plus violentes, dans l’érotisme sexuel ou celui sublimé de l’audition musicale. L’auditeur fétichiste ne tolère aucune variation à son rituel jouissif une fois qu’il l’a lui-même établi. Ce qui rend, surtout dans l’opéra, toute tentative d’aborder une œuvre classique avec un esprit frais, hautement problématique… Arrive enfin un degré plus subtil, nécessitant parfois le passage par l’un des deux états précédents et qui est le sentiment d’osmose avec un état d’esprit supérieur. Ce n’est plus le voyeurisme, « être dans la tête de Mozart », attitude purement touristique, et qui ne permet pas davantage à un auditeur de se croire Mozart, qu’elle n’autorise un passant à penser qu’il est devenue telle statue ou tel monument. De même que la conversation avec un individu extrêmement brillant élève, par stimulation, notre propre niveau et nous force au meilleur de nousmême, de même l’audition d’une œuvre sublime nous magnifie pour quelques instants. C’est encore une fois une variation de l’acte érotique, c’est à dire s’approprier, ou du moins partager, les qualités de celui/celle que l’on convoite - entre deux êtres humains cela peut être la bonté, la beauté, l’intelligence, la richesse….mais il est rare qu’on désire un être ne possédant aucune de ces qualités. Encore plus haut arrive le degré de l’extase, où les auditeurs attendent d’une œuvre, d’un interprète, qu’il les amène, par l’intermédiaire du son bien-aimé, à la communion mystique audelà des mots, qui est une autre forme d’érotisme sublimé. Je me souviens des trois derniers concerts d’Herbert von Karajan auxquels j’ai eu la chance d’assister, au Festival de Pâques de Lacan, Écrits, Le Seuil, Paris, 1966 225


Salzbourg, et en particulier d’un Requiem de Verdi, son dernier, après lequel j’étais tout simplement incapable de prononcer un mot pendant environ deux heures. J’étais passé par tous les degrés du désir, jusqu’à l’extase, et j’étais si bien rempli de sons, tous plus merveilleux, que j’étais incapable d’en proférer un moi-même… Il y a donc, chez le créateur et chez l’auditeur, une même motivation par le désir, mais une œuvre ne fonctionnera que s’il y a rencontre de ces deux désirs. Premièrement, en vertu des diverses catégories de compositeurs que j’établis au début de ce livre, le compositeur, animé du désir d’écrire, n’aura pas forcément le désir de l’auditeur. Reprenons ce que Barthes dit de la lecture : « ce que nous désirons, c’est… le désir que le scripteur a eu d’écrire, ou encore : nous désirons le désir que l’auteur a eu du lecteur lorsqu’il écrivait, nous désirons le aimez-moi qui est dans toute écriture »1. Qu’on ne s’y trompe pas : dans la course à la complexité de la musique post-schönbergienne, il n’y a pas renoncement au aimezmoi, mais au contraire un n’aimez que moi exclusif et totalitaire. Le compositeur ne s’isole pas derrière un rempart de cérébralité, il attend de son auditeur un acte d’amour total, l’effort et l’absence de compromis du disciple se préparant à l’initiation, par laquelle ce dernier s’offre entièrement. Il n’est que de voir le militantisme du public d’Avant-garde - dont l’auteur de ces lignes a longtemps fait partie - pour se convaincre de ce processus. Si cet intense travail, cet acte d’adoration n’est pas accompli, le geste du compositeur semblera flou, sera perçu comme éloignement dédaigneux. Il me vient un exemple tiré du cinéma pour illustrer mon propos. Dans Harry dans tous ses états de Woody Allen, on voit un personnage qui, au cours d’un tournage, devient flou à la caméra. Tous les réglages ayant été contrôlés, on s’aperçoit qu’en fait il est… vraiment flou ! Lorsque le film « bascule » dans la réalité du récit, Allen, qui joue le rôle du narrateur, revit le moment où il est, en tant qu’écrivain, devenu flou lui-même, physiquement, et sa compagne de l’époque lui explique : « tu as voulu devenir insaisissable pour tes lecteurs, tu as exigé d’eux qu’ils fassent 1

Op. cit. 226


d’immenses efforts pour te comprendre, pour venir à toi, tu es devenu d’une arrogance tellement incroyable, que tu es devenu flou pour le reste du monde ». Ce que nous avons dit des objets émotionnellement compétents, de la prise en compte du rôle et du poids des sentiments par le compositeur, durant le processus de création, s’éclaire d’un jour nouveau ; le compositeur assèche, ascétise son discours par désir de forcer l’auditeur, dans une sorte d’osmose où le corps le plus saturé se libère dans celui qui l’est moins, à lui offrir, à lui abandonner ses propres émotions, à lui faire don de son propre désir. Le aimez-moi du compositeur classique et romantique était plus généreux, il donnait beaucoup et recevait « en temps réel », au moment du jaillissement de la création - Mozart n’écrivait-il pas qu’il voyait toute une symphonie lui apparaître, comme un éclair, et que cette « vision » était la plus belle extase possible ? - Car telle est la vertu de l’Inspiration : la connaissance instantanée du pouvoir érotique de la musique à l’instant même où elle jaillit dans l’esprit du compositeur. Nous en avons tous fait l’expérience, au moment où « tombe » une idée musicale dont on sait qu’elle va fonctionner, provoquer un plaisir et induire un désir d’écouter davantage. Mais à son tour, cette notion de plaisir, et le cortège d’émotions, de sentiments qui lui sont associés, peut à bon droit devenir suspecte et nauséabonde pour tout créateur épris d’absolu. Le plaisir de faire plaisir du compositeur classique, le « partie du cœur, qu’elle aille au cœur » de la Missa de Beethoven, n’étaient pas encore pollués par le plaisir de la consommation de masse, tel que nous l’avons vu apparaître à la fin du 20 ème siècle. Il faut comprendre les compositeurs, qui ne se reconnaissent pas dans le rôle de masseuse thaïlandaise des oreilles occidentales. Lorsqu’on lit, dans le New York Times, un très intéressant article de Nicholas 227


Wade1 faisant état d’études récentes sur la psychophysiologie de l’écoute musicale, et qu’un très sérieux professeur de Harvard la compare au plaisir de manger un cheese-cake, on comprend que certains ne s’identifient pas au rôle du pâtissier. Cet article développe au fond tout ce qu’on doit savoir sur le fonctionnement de la musique en tant que fonction : récréative, amusante, relaxante, exaltante, voire orgasmique, puisqu’un autre très honorable professeur mentionne, dans le même texte, le fait que certains musiciens de rock utilisent le facteur émotionnel de la musique pour multiplier à l’infini leurs opportunités de rapports sexuels ! Il va de soi que la finalité qui pousse un compositeur, dès son plus jeune âge, à créer, se situe un peu plus haut que ces considérations bestiales, et je pense que la réaction hostile au monde de la récréation auditive, la coupure d’avec les signes et les codes de la musique tonale gustative, d’avec le corps et ses désirs, ses pulsions, ses tentations, sont un rappel vers l’idéal, l’absolu, et en un mot la finalité de la musique. Il faut penser à tout cela avant de jeter la pierre à l’Avantgarde. Mais une fois toute honte bue, il faut réfléchir à la notion rarement abordée du statut et de la responsabilité sociale du créateur. En a-t-il une ? Vis-à-vis de qui ? Se repose la question de mon avant-propos : quelle musique pour quel public ? Si la finalité de la musique s’accommode mal d’une surenchère émotionnelle qui, à la fin, confine à la pornographie, l’ascétisme forcené, conséquence d’un narcissisme violent, stigmatise quant à lui un complexe sadomasochiste où le rapport compositeur-auditeur est également éloigné de toute idée de transcendance, puisque l’autre est placé hors de l’œuvre, certains créateurs revendiquant même leur volonté de désorientation de l’auditeur comme premier alibi de leur travail. Lorsque nous abandonnons toute dignité, pour nous vautrer 1

New York Times du 16 Septembre 2003 228


dans le pathos, la facilité, la sucrerie à bon marché, nous entraînons l’auditeur dans une pente addictive vers la gâterie acoustique, de laquelle il est fort difficile de remonter. Mais lorsque nous choisissons délibérément d’éloigner le discours de la spirale du désir/plaisir, et que nous présentons à l’auditeur une œuvre en forme d’énigme à résoudre, de labyrinthe à franchir, avec la promesse d’une félicité plus grande à l’arrivée, laquelle nous assurera sur cet auditeur une prise plus assurée, un lien érotique exclusif, monogame, il nous faut assumer un risque incontournable : celui de devenir flou, de n’être plus qu’un très faible et très improbable objet de désir.

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15 - L’AMANT OUBLIÉ « Être supérieur aux autres n'a jamais représenté un grand effort si l'on n'y joint pas le beau désir d'être supérieur à soimême. » Debussy, Monsieur Croche antidilettante Pour qualifier l’absence de compétence, de professionnalisme d’un individu ou de son travail, on parle couramment de dilettantisme et d’amateurisme. Dilettante, mot d’origine italienne, veut dire… amateur, mais vient de « dilettare », « diletto », qui signifie, selon sa désinence, charmer, charmant, chéri…. Amateur vient du latin « amator », celui qui aime. D’où vient donc que les deux vocables utilisés pour dénoncer le paresseux, l’inefficace, celui qui, ayant pignon sur rue, licence et patente, ne rend point compte à ses débiteurs du travail bien fait qu’ils sont en droit d’attendre, d’où vient l’idée de forger ces blâmes à partir de racines si positives, si charmantes et si légères ? La légèreté, oui, encore un bien grave défaut, un autre mot détourné de sa fonction pour désigner la superficialité, qui pour le coup nous est peu sympathique. Mais la légèreté, qu’avez-vous donc contre la légèreté1 ? Préférez-vous la lourdeur ? Non ? Alors pourquoi avoir forcé l’usage d’un si joli mot, et en avoir fait un défaut ? Idem pour le dilettante, idem pour l’amateur. Pourquoi ? Il n’est pas dans mon intention ici de me battre contre le dictionnaire, ni de jouer les Don Quichotte face à d’hypothétiques moulins à vent de l’usage commun, mais comme d’habitude depuis le début de cet ouvrage, je veux chercher à comprendre ce qui se cache derrière la crise de l’art moderne en général et de la musique en particulier. Crise de communication, s’entend. Ainsi donc celui qui aime ne serait pas sérieux. 1

Les anglais ont raison, qui associent léger, light, à charme, delight, et qui tirent ces deux mots de light, lumière. Il faut rétablir la légèreté. 230


Doit-on inférer que le goût du travail bien fait, qualité distinctive du bon artisan, que l’artiste se doit de posséder à part égale avec le talent, interdise d’emblée le plaisir d’accomplir son ouvrage, a-t-on peur que ce plaisir du geste créateur ne vienne corrompre le matériau et les intentions ? Veut-on un artiste froid et objectif face à la tâche, de même qu’on demandera à un interprète de se distancer par rapport à l’émotion qu’il exprime, sous peine de n’exprimer cette émotion que pour lui-même ? Ou bien est-ce le plaisir lui-même qui est devenu coupable, l’art étant devenu une chose trop sérieuse, trop engagée, trop politique pour s’abaisser à susciter du plaisir ? Que diable, nous vivons dans un monde en crise, l’auriez-vous oublié ? Et le charme du diletto, la grâce par laquelle le plaisir des sons transcende une assemblée de mélomanes, fallait-il qu’il devienne la marque de l’opportunisme, du charlatan, de l’académiste frileux ? Pourquoi n’avoir pas construit ces blâmes sur des étymologies plus appropriées ? On me permettra d’y voir la volonté délibérée de condamner, une fois de plus, et dans une lignée cartésienne, la part du corps, qui est chose frivole et peu sérieuse, au profit de celle du pur esprit, lequel n’a d’ailleurs jamais existé, l’Université m’en est témoin1, pur esprit inaccessible au plaisir, au charme, au sourire, au rire, à la grâce, tout occupé à conceptualiser un modèle d’autojustification de sa présence sur la scène artistique, l’œuvre qui découlera de ce modèle n’étant souvent qu’un alibi… Mais s’il n’y avait que la guerre des mots, le problème de l’amateur et de l’amateurisme ne serait pas un enjeu bien considérable. L’amateur, dans tous les domaines, a toujours été un formidable allié, un relais, un amplificateur, et cela indépendamment de toute évolution des modes de diffusion de la musique. Bien avant l’invention du disque, dans les salons, l’amateur de musique, fortuné ou non, se chargeait de faire 1

Je renvoie à Damasio, Antonio R., l’Erreur de Descartes, Editions Odile Jacob, 1995 231


connaître les nouvelles créations à son entourage. Il existait, pour tout le répertoire symphonique et d’opéra, des versions à deux et quatre mains dont les amateurs étaient très friands, et qui berçaient les longues soirées d’hiver du son des œuvres nouvelles. Cette habitude s’est hélas perdue avec l’apparition des enregistrements. Aujourd’hui, l’amateur de sport, et surtout de golf ou de tennis, parce qu’il est pléthorique, donne à ces activités leur statut de phénomène planétaire. Les astronomes amateurs ont de leur côté découvert une bonne partie des objets célestes répertoriés, et l’on fait encore aujourd’hui, à l’occasion, appel à eux. Les échecs ne sont un sport cérébral si important que par le nombre d’amateurs qui s’y adonnent. Et de même la musique ne draine-t-elle encore vers les salles de concert des foules relativement nombreuses, que parce qu’en leur sein militent de nombreux amateurs. Dans l’exemple du sport et des échecs, il est évident que ceuxci n’existent et ne prospèrent que grâce à leurs millions de membres amateurs. On peut étendre cette vision à la littérature, et quand Barthes cite Roger Laporte pour dire qu’« une pure lecture qui n’appelle pas une autre écriture est pour moi quelque chose d’incompréhensible1 », il introduit l’idée que l’amateur de lecture devienne virtuellement écrivain amateur. La littérature est trop viscérale à la culture pour se permettre l’oubli d’un fait si capital. Mais qu’en est-il de la musique ? Quelle est la littérature du musicien amateur ? À peu près tous les compositeurs, en tous temps, ont écrit des pièces faciles, ou relativement abordables, et même après la fracture du sérialisme, de grands modernes comme Bartok, ont composé soit des ouvrages pour les enfants2, soit des pièces dites faciles. Les plus grands n’ont jamais dédaigné d’écrire, qui sa Lettre à Elise, qui son Gai Laboureur, ou sa Marche Turque. Il est vrai qu’à l’époque, la marque de reconnaissance était le Génie, immanquable, et que la possession de celui-ci permettait tous les luxes, y compris celui de 1 2

in Essais critiques, op. cit. Les microcosmos de Bela Bartok, recueils de pièces graduées pour les apprentis-pianistes. 232


la simplicité. Le métabolisme plus laborieux du compositeur actuel ne lui laisse plus ce loisir, sans parler de la pression du « milieu » pour lequel il produit en priorité, et qu’il faut épater. Si l’on excepte, avec ironie, 4’33’’, de John Cage, où le pianiste doit rester assis sans bouger, pendant le temps indiqué dans le titre de l’œuvre, sans jouer une seule note, il faut bien reconnaître que les musiciens amateurs n’ont strictement rien à se mettre sous les doigts, en provenance des grandes pointures de la modernité. Et puis, lors d’une soirée musicale privée, il est peu envisageable d’asséner à ses amis une série de clusters ou du sérialisme intégral. Je pense que c’est précisément ce côté « entre la poire et le fromage » de l’appétit des amateurs qui dégoûte définitivement les créateurs d’aujourd’hui d’écrire pour les amateurs. C’est Pollini à Carnégie Hall, ou rien. Une grande partie de l’avant-garde voudrait reléguer l’amateur de musique à un statut d’amateur-consommateur. Ecoute et tais-toi, et surtout ne touche à rien. Le musicien-amateur, lui, ne l’intéresse pas. Le compositeur moderne, tout obsédé qu’il est par l’ambiguïté et l’inconfort de son statut rêvé d’inaccessible essentiel, frétille d’horreur à l’idée même de se compromettre avec un amateurisme sans doute contagieux. Ayant dû renoncer au Génie, trop compromis avec l’Inspiration exécrée, il ne se résout qu’au chef-d’œuvre, son chefd’œuvre, qui est avant tout une carrière, un accomplissement d’ordre social, et duquel l’amateur doit donc, en toute logique, être exclu. Je ne crois pas nécessaire d’ajouter quoique ce fût d’autre à cette énumération de faits, que je propose comme simple sujet de réflexion. Si la musique contemporaine a tant de mal à s’imposer, qu’elle se demande s’il est permis de négliger, et de mépriser, tant par les mots qu’on emploie pour les désigner, que par les œuvres dont on les exclu, la partie la plus vivace, la plus active de la masse des auditeurs, la seconde jambe, en quelque sorte, du corps claudiquant qu’est devenue la musique savante de notre époque. 233


CINQUIÈME MOUVEMENT : LES NOUVELLES VOIES DE LA MUSIQUE

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16 - À LA RECHERCHE DU PARADIS PERDU « La nostalgie du paradis, c’est le désir de l’homme de ne pas être homme » Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être

Les linguistes nous le rappellent, il existe dans certaines langues, tel le chinook, plusieurs passés dont un passé mythique. Le passé mythique est généralement le premier temps enseigné au Conservatoire. Les classes d'harmonie et de contrepoint prodiguent les principes académiques du langage tonal et, dans l'esprit malléable d’un apprenti compositeur, s’il est peu curieux de s’abreuver à d’autres sources, elles impriment, « de concert » avec les classes instrumentales où l'on se fait les doigts sur une littérature ne dépassant guère Ravel, ce moule qui est davantage qu'une stylistique. Il est une linguistique complète, il re-formate la sensibilité, il inculque non seulement les modes créatifs de l'époque classique, ce qui est bel et bon, mais aussi, ce qui est pervers, une profonde nostalgie du passé. La notion de passé mythique est très belle, très poétique, et correspond parfaitement à l'état d’esprit d'un interprète plongé dans l'étude et l'exécution d'une oeuvre classique. Il doit effectivement conjuguer ce qu'il lit à ce temps parallèle - surtout à notre époque où l'on se préoccupe tellement d'authenticité. Mais pour le compositeur, il est urgent de créer, avant même de commencer ses études classiques, un « présent mythique », et même un « futur mythique », dans lequel il doit, pour ainsi dire, rêver sa révolution - nous prenons le mot dans son acception tant politique qu'astronomique. 235


Je me souviens de ce que j'écrivais avant mes treize ans, âge de ma première classe d'harmonie. C'était, en toute naïveté, et grosso modo, du post-Ravel, un langage en tout cas beaucoup plus moderne que les exercices qui m'attendaient. J'avais en tête des choses plus complexes encore, mais je n'avais pas alors les moyens techniques de les transcrire. Le formatage imposé par les six ans du cursus d'écriture m'a forcé à penser, de nombreuses heures par jour, au passé mythique, et il m'a fallu encore trois ou quatre ans pour naufrager le vaisseau qui m’avait conduit par toutes les mers de l’harmonie, réapprendre à nager seul et, par un long effort, retourner au présent et à ma véritable nature. Certains sont restés là-bas, vaincus par la nostalgie du Paradis Perdu. Et j'affirme que ce Paradis Perdu est pervers lorsqu’il suscite la nostalgie du créateur. L’artiste crée forcément du présent ; la nostalgie est le fort désir d'un passé non rétrocédable. C'est donc une attitude irréaliste et sotte, lorsqu'on est dans le cadre de l'Art occidental qui se déroule, qui « coule » dans un temps bergsonien. Cela génère des escouades d'adolescents préraphaélites et obsédés par le génie romantique qui, lorsqu'ils rencontrent l'Eve tentatrice, courent les modes les unes après les autres comme autant de remèdes impossibles à leur péché originel. Tout est au fond une question de choix entre Dante et Milton : le premier cherche Le Paradis et le recrée dans une tentative d’inventer la langue parfaite, le second le pleure et se perd dans une nostalgie et des conclusions dangereuses1. Car la notion de Paradis Perdu en elle-même peut être une source inépuisable de motivations pour le genre humain. Il est hors de propos ici de retracer son histoire ni de cataloguer ses infinies variations. Pour ce qui nous intéresse, nous dirons que l'humain cherche la transcendance, soit pour échapper à la mort comme l'ont affirmé certains, soit parce que telle est sa finalité, comme je le soutiens 1

Le fameux « je préfère régner en enfer que servir au Paradis », tiré du Paradis Perdu. 236


dans ce livre. Et la finalité de la Musique sert cette finalité générale de l'humain, elle en est comme secrétée, au double sens du mot. La recherche du Paradis Perdu est donc en somme, la transposition sur un mode radicalement existentiel de la recherche de la langue parfaite. Le Paradis Perdu a ceci d'intéressant qu'il nous fixe un but et nous donne l'espoir de l'atteindre : puisque nous en somme sortis, il n'est que de vouloir pour y retourner. Le but, soit le contenu de ce Paradis, c'est bien sûr la proximité d'avec Dieu, le Jardin d'Eden où l'on peut, les mains dans le dos et une pâquerette entre les dents, discuter d'égal à égal avec Le Principe. Et bien sûr, lorsqu'on écoute Bach ou certaines pages de Mozart, on est tenté de penser qu’on approche au plus près de la vérité, qu'il nous faut rester tout près de ces génies qui, sans aucun doute, ont les clés du jardin dans leur poche. C'est oublier que ces grands hommes pensaient, eux, au « présent mythique » et construisaient au « futur mythologique ». Car il ne se demandaient pas « quand » est le Paradis Perdu, mais plutôt « où ». Nous, qui nous empêtrons souvent lamentablement dans un passé mystique, nous étourdissant de Qabale mal comprise et d'Alchimie jamais apprise, nous oublions que le Paradis Perdu « coule », pour paraphraser encore la terminologie de Bergson, parallèlement et même en aval de nous. Il est le but de notre quête, plus avant, plus haut. Ce n'est pas avec la nostalgie passive d'un passé décomposé, ou plutôt d’un passé qui a épuisé sa capacité à composer du présent, que nous l'atteindrons, mais par l'adaptation des Principes et des Causes dans une vision moderne, en phase avec ce temps et ses nécessités. Je le rappelle, la finalité de la Musique est de magnifier l'Autre, le récepteur et, la transcendance ainsi accomplie, par un mouvement réflexif, de transcender à son tour le créateur. Nul ne peut se targuer d'avoir atteint « son » but s'il n'a d'abord atteint 237


l'Autre. Pour cette raison il n'y a point de génie oublié, ignoré ou incompris. Il suffit d'un auditeur touché, magnifié, transcendé l'espace d'un instant par une oeuvre pour que celle-ci, et son créateur, trouvent leur raison d'être. Un « génie oublié » est un créateur qui n'a rien transcendé, il n'est rien, ou à la rigueur il est le grain qui attend. Le Paradis Perdu est donc non seulement maintenant et plus tard, comme je l'ai dit, mais il est aussi ici. Il est le lieu où s'établit le contact, où s'ouvre l'infini des possibles, et où chacun, fixant un bref instant cet infini, reconnaît le schéma de son propre possible. Rechercher le paradis perdu, pour un compositeur, c'est donc rechercher la langue secrète, la « langue des oiseaux » chère aux alchimistes et à Messiaen - celui-ci la chercha, l'étudia et l'employa tant dans la lettre que dans l'esprit 1. Cette langue est intemporelle, et c'est pourquoi le présent mythique lui convient le mieux car, comme le rappelle Sartre, le présent n'existe pas. Mythique il doit être cependant, puisque la Musique rapproche l'Homme de son Archétype, et c'est pourquoi nous faisons la distinction entre fonction et finalité de la Musique. Les musiques à fonction, et notamment les musiques de divertissement, n'ont pas vocation à nous dévoiler notre dimension mythologique. Elles n'ont pas la prétention non plus de nous ouvrir les portes du Jardin d'Eden. Elles parlent une langue insouciante, elles ne nous révèlent rien de notre essence, ce sont des musiques existentielles, fraîches comme une eau de source. En elles pourtant s'élaborent les graines mythologiques de demain, car elles parlent de l'Homme plus naïvement, plus spontanément et plus authentiquement que les musiques « savantes », et surtout l'Homme vrai d'aujourd'hui s'y exprime de façon quasi inconsciente, ce qui donne à la substance sonore sa qualité de terreau. L’art de demain se prépare aujourd’hui, dans la rue. L'Homme Mythique, né du ruisseau, s'y élabore pour, plus tard, prendre force 1

Nous renvoyons le lecteur vers les nombreuses oeuvres d'O. Messiaen basées sur les chants d'oiseaux, Catalogue d'oiseaux, 7 Haïkaï, etc... 238


et vigueur au feu de forge du Génie. C'est pourquoi les grands compositeurs, et nous y reviendront, ont toujours puisé leur matière première à la source du folklore, de la musique populaire, dont les derniers avatars sont les diverses variantes du jazz, du rock et de la pop music. Mais la « langue des oiseaux », ce n'est pas seulement la langue de la rue. « L'argotique » des compagnons constructeurs de cathédrale, qui par glissement sémantique donna « l'Art gothique »1, c'est la connaissance des Principes et des Causes, et de leur application en conscience aux domaines de l'humain. Dans l'Art, cette connaissance est le plus souvent intuitive, et l'application en conscience correspond à la technique d'écriture. On trouve ainsi, aux deux extrémités de l'Âge d'Or de la musique occidentale, qu'on appelle par facilité la « Musique Classique »2, des compositeurs fondateurs, chez qui la balance entre données techniques et base métaphysique, voire mystique, est en proportion inverse les uns par rapport aux autres. Ainsi, pour la musique française avons-nous Rameau et Messiaen3. Pour la musique allemande, Bach et Schönberg, qui en créant le système sériel, tenta une rationalisation du geste d'écriture, sans rechercher la transcendance de l'Homme, mais plutôt une transcendance de l'acte même de créer. Schönberg, pourtant, l'homme de Dieu aux deux conversions, qui écrivait : « En fait, le concept du créateur et de la création doit se modeler en harmonie avec le Divin Modèle. L'inspiration et la perfection, le désir et l'achèvement, la volonté et l'accomplissement coïncident spontanément et simultanément ». Et si l'on y réfléchit bien, le système de distribution des douze demitons par la méthode sérielle est une application parmi tant d’autres 1

Voir Fulcanelli, Le mystère des cathédrales, Ed. Pauvert, 1970 A ne pas confondre avec l'époque classique, qui est une classification musicologique 3 Pour le lecteur curieux comme pour le musicien, nous recommandons la lecture du Traité de rythme, de couleur et d'ornithologie en sept volumes, qui commence par une longue étude du temps absolument fascinante, op. cit. 2

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de la grande richesse symbolique Zodiaque et des tribus d'Israël.

du nombre douze, celui du

On me reprochera de ne pas citer Wagner parmi ces jalons antiques. Mais dans l'univers païen de Tristan et surtout du Crépuscule, c'est la recherche de l'ombre, puis celle de la purification par le feu, avec une rédemption par l'Amour qui ne laisse personne dupe, davantage que celle d'un Paradis que Wagner, non content d'incendier à la fin de sa Tétralogie, fait pour ainsi dire redescendre dans le jardin de Wahnfried avec son Parsifal, sorte de paradis portatif dont il est le gardien et maître. C'est sans doute la raison pour laquelle le romantisme a fini par imploser après le passage de la comète de Bayreuth : le feu du ciel, une fois descendu sur Terre et porté à son comble, qui pouvait encore le pousser davantage, sans se brûler ou paraphraser ? Fallait-il pour autant se jeter, en un même élan romantiquement inversé, dans le positivisme le plus froid, et ne plus rapporter l'Objet du compositeur qu'à la matière et au matériau, au jeu de concepts et de fonctions, de classifications et catégories ? Fallait-il oublier les Principes et les Causes, confondants Celles-ci avec les petites causes, celles qui menèrent la tonalité à sa propre décadence? Notre époque a besoin de nouveaux vecteurs, et surtout, pour éviter les dérives nostalgiques, elle a besoin de transmetteur. Olivier Messiaen, par la quantité - et la qualité - des disciples qu'il a engendrés, était sans doute l’un de ces derniers passeurs. Il avait ce pouvoir car il avait cette maîtrise du présent, du passé et du futur mythique, doublée d’un appétit pour la pédagogie inégalable. Il n'a donc pas transmis que des données, il a su instiller, chez ceux qui étaient prêts à le recevoir, le sens de la Quête et du Numineux, car il était, plus que tout autre, ouvert à une multitude de discours : du plus aride, austère, ascétique, au plus dionysiaque. Quête du Graal, Voie Humide des alchimistes, Chemin de Compostelle. Autant de désignations pour un même élan vers la 240


transcendance, avec un mĂŞme objectif : ouvrir, ici et maintenant, les portes du Paradis RetrouvĂŠ.

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17 - TOUT NÉO, TOUT BEAU…. « La jeunesse est plus apte à inventer qu'à juger, à exécuter qu'à conseiller, à lancer des projets nouveaux qu'à poursuivre les anciens ». Francis Bacon

Cette citation me semble a contrario illustrer idéalement le phénomène « néo », dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'a rien de nouveau, mais qui a pris depuis quelques décennies une ampleur particulière. Musiciens répétitifs et minimalistes ne pratiquent point les vertus débridées et revigorantes de la jeunesse fertile, mais au contraire la nostalgie morbide de ceux que je n'hésiterai pas à qualifier de « nouveaux vieux ». Et c'est bien le sentiment qui nous prend à l'écoute de ces musiques : une absence de vitalité, de sève, un ennui qui s'installerait encore plus rapidement si les néos ne faisaient appel presque systématiquement à une rythmique obsédante, béquille d'une mélodie et d'une harmonie déficientes, et dont la mobilité ne vaut guère mieux que celle du fauteuil roulant : il permet d'avancer d'un ennui vers l'autre. À chaque nouvelle poussée de croissance de la musique occidentale a correspondu un mouvement d'artistes paniqués par le changement, et par l'idée, comme dit Euripide dans Médée, « qu'apporter aux ignorants d'ingénieuses nouveautés, c'est passer pour un inutile et non pour un savant ». Autrement dit, des opportunistes. Le néo étant une réaction, au sens carié du mot, il ne sait pas bien où, dans le temps, « replacer le curseur ». Il estime que l'évolution musicale a mal tourné, que l’Art moderne dans son ensemble est un échec, et qu'il va pouvoir rétablir le mouvement harmonieux de l'Histoire. Toutefois le néo peine à retrouver le 242


moment originel idéal et, tel le héros de H.G Wells dans sa machine temporelle, se replace aléatoirement dans la chronologie. Il « atterrit » souvent bien trop tôt, bien avant l'époque où « tout allait bien ». Mais rien n'est trop simple pour ce gentil baba-cool du NewAge, et les accords modaux et « parfaits » qu'il trouve en sortant de son vaisseau temporel lui paraissent si savoureux qu'il s'en repaît à satiété, les ressassant jusqu'à l'hypnose. Ainsi naît la musique répétitive, la musique minimaliste, tous deux, parmi quelques autres, avatars du « néo ». Le vide qui s'ensuit, vide paradoxal crée par la réplication à l'identique des mélodies et des figures rythmiques, est censé nous amener à une transe pseudo-hindoue ou tibétaine - je dis bien pseudo, n'ayant que trop de respect pour les cultures orientales. Bien, nous voilà donc revenus à une fonction de la musique, on veut charmer à peu de frais, et la Finalité est restée dans la machine de Mr. Wells. Mais cette fonction est la garantie d'un succès immédiat, bien que terriblement éphémère, le néo supportant mal la comparaison avec les modèles qu'il est censé « renouveler ». L’abandon du système tonal et de tous les codes permettant une parfaite communication avec le public a été une erreur fatale. Tomber dans l’excès inverse, soit la tentation minimaliste ou répétitive, c’est au fond, rabâcher jusqu’à la saturation les codes les plus simplistes, comme on voit des patients atteints d’Alzheimer ressasser leurs plus vieux souvenirs, incapables de se relier au présent et de l’imprimer. Oui, véritablement, le « néo » est une forme d’autisme et d’amnésie. Il ne faut pas en revanche confondre cette démarche réductrice avec les explorations esthétiques aux confins de la tonalité qu’ont entrepris de nombreux compositeurs, suivant en cela l’exemple de Stravinsky avec son Pulcinella, et qui consiste à utiliser l’harmonie, la mélodie, des figures de style ou des formes déjà connues, pour leur faire signifier autre chose. Dès qu’il y a décalage, dérapage d’un code connu, il y a création d’un nouveau code. Ce qui n’est pas admissible, à moins de faire un pastiche 243


dans le cadre, par exemple, d’une musique de film, c’est l’utilisation des codes connus dans un cadre stylistique et formel passéiste pour au fond, ne dire strictement rien de nouveau et n’utiliser ces cadres et ces codes que par pur arrivisme. Stravinsky le premier montrait l’exemple dans le Sacre du Printemps, en utilisant un accord de 7ème, bien classique, et en lui ajoutant le même accord décalé d’un demi-ton pour créer une combinaison à la fois inédite et toutefois signifiante, l’oreille étant capable, inconsciemment, de détecter la superposition de deux figures familières (Ex.18.1). Il n’y a rien de plus stimulant, pour un compositeur, que de prendre le matériau de base que la tonalité fournit à son art et de lui faire dire quelque chose de personnel, et donc de nouveau, et par ce geste, d’être moderne. Tout le problème pour le créateur est de forger précisément cette personnalité qui transcendera les codes et les conventions. Le minimalisme et le répétitif ne transmettent que des encéphalogrammes plats ou épileptiques. Les adeptes de ces systèmes pensent que la tonalité est la « borne antique de nos pères qu'il ne faut pas déplacer » - Proverbes, 22, 28 - et ils s’assoient dessus, au lieu de marcher et de la garder en vue. J’essaie toutefois de comprendre leur démarche. Elle consiste à penser : « le matériau était bon, il pouvait encore servir longtemps mais on s'est emballé, on a tué la poule aux oeufs d'or. Reprenons donc du début, plus lentement, en suivant plus gentiment le rythme de la Nature ». Mais de quelle Nature parle-t-on ici ? La seule nature qui commande à la musique est la nature humaine, et celle-ci se cabre et s'emballe au gré du courant de l'Histoire. Ralentir le rythme de l'évolution musicale, l'inverser, le contourner, c'est nourrir l'illusion que la musique peut vivre en marge de la communauté humaine. Mais la musique EST la société. Elle a grandi, évolué en réaction aux poussées de croissance de celle-ci. Elle est son écho, sa sublime résonance. 244


Notre société, hic et nunc, est plurielle, métissée, cosmopolite. Elle est le reflet d'un monde qui n'a jamais autant bougé, au sens propre comme au figuré. Les brassages culturels sont en passe de devenir LA nouvelle culture, laquelle, comme le rappelle Barthe, est un langage. Et de ce langage, nul ne sait ce qui sortira demain, mais espérons toutefois quelque chose de plus stimulant que échos fanés du « néo ». Car s'il est une musique qui exprime notre temps, elle doit être à son image, le reflet d'hommes et de femmes qui bougent, qui voyagent, autant dans le temps par les modes d'information, que dans l'espace par les moyens de communication. Une musique qui se voudra vraiment nouvelle, « nouvellement née » du brassage du Monde, aura de ce monde les caractéristiques : on y trouvera les genres et les styles cohabitant, unis par la pensée d'un créateur habile à en opérer la synthèse. L'extraordinaire bibliothèque sonore de l'avant-garde du 20ème siècle pourra fournir des textures et surtout des timbres, le jazz et ses développements, des rythmes fédérateurs, et même certains canons de la tonalité, mélodies, harmonies, formes, pourront être employé pour leur grande force de signifiant, de même, pourquoi pas, que des allusions plus ou moins marquées aux styles précédents, baroque, classique, romantique, pour guider l'auditeur dans le discours. C’est au fond la voie que nous montrait, au moment même où se préparait la grande « fracture », Alban Berg dans son Wozzek, creuset où se retrouvent les formes et où le style même évolue, s’achevant dans une sorte de réconciliation grimaçante avec la tonalité. Le mélange, donc, pour atteindre à la nouveauté, à condition que ce soit sans nostalgie, si ce n'est la nostalgie d'un futur prometteur.

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18 - UNE MUSIQUE SANS TEMPÉRAMENT? « Je sais que le génie humain ne viendra jamais à bout de toutes les possibilités que présentent les douze notes de chaque octave… » Stravinsky L’abandon du langage tonal, au 20ème siècle, a provoqué un traumatisme tout à fait comparable à celui de la tour de Babel : avant, tout le monde « comprenait » ce que voulaient dire les compositeurs et l’on était capable de juger rapidement de la valeur d’une œuvre, ou pour le moins de savoir si l’on y était sensible. Après, la langue officielle, académique des musiciens ayant implosé, chaque créateur est devenu son propre Nomothète, c’est à dire celui qui nomme les choses, celui qui génère les vocables, celui qui établit le langage. Chaque compositeur, s’identifiant au Démiurge, devint le fondateur de son propre domaine, avec sa propre langue et ses règles particulières. Quand je parle d’une identification au Démiurge, ce n’est pas qu’une simple métaphore. La recherche d’une complexité toujours plus inextricable, où la finalité n’est plus dans le résultat mais bien dans le geste d’écriture lui-même, élève le compositeur au statut de prophète : il est désormais le seul à savoir, à avoir le contrôle de sa création, du code, l’auditeur comme l’interprète étant abandonné à un rôle de plus en plus passif pour le premier, de plus en plus servile pour le second. Si le phénomène n’est pas aussi caricatural dans le cas des musiques utilisant encore le tempérament, soit la gamme chromatique occidentale de douze demi-tons, cela devient très évident pour les musiques qui l’ont abandonné. Ces musiques s’intitulent généralement « musiques microtonales », avec des courants particuliers comme la « musique spectrale », par exemple. La « musique concrète » des années 246


cinquante exploitait toutes sortes de sons, et surtout explorait les possibilités de la bande magnétique. Quant aux premiers microintervalles, les quarts de ton, ils sont apparus dès le début du 20 ème siècle. De nombreux compositeurs aujourd’hui écrivent en utilisant les 6ème, 8ème, 16ème de tons, ce qui ne manque pas, bien sûr de poser problème. L’utilisation du grand orchestre symphonique, par exemple, est exclu pour ce genre de musique, et pour une raison pratique : par le grand nombre de musiciens, l’intonation, la justesse, sont difficiles à maintenir, surtout au sein des groupes de cordes où seize violons - voire plus - jouent à l’unisson la même partie. L’équivoque est souvent présente et le micro-ton ne se différencie guère de la classique erreur de justesse. Boulez décrit ce phénomène lorsqu’il parle d’une version antérieure de son Visage Nuptial qui employait les micro-intervalles : « …la justesse de groupe, déjà délicate avec le simple demi-ton, devient tout à fait hypothétique dans le cas d’intervalles plus petits ».1 Un autre exemple : les fameux pianos accordés au 8ème ou 16ème de ton sonnent de façon étrangement similaire au « piano bastringue ». Car notre mémoire possède le code fortement imprimé du « piano de saloon ». Cet instrument « moderne » s’intègre donc au mieux dans un ensemble, où il sonne un peu comme le cymbalum hongrois. L’électro-acoustique est donc sans aucun doute le domaine le plus pertinent lorsqu’il s’agit de composer à l’aide de microintervalles ; c’est aussi le terrain le plus fascinant et le plus prometteur de par l’extraordinaire palette sonore qu’il offre, palette inépuisable, renouvelable à l’infini, et surtout par l’utilisation conjointe avec les instruments acoustiques, naturels, et l’utilisation du « temps réel », où l’électronique réagit en suivant l’exécution d’un musicien auquel elle est reliée. D’autre part, pour revenir à la sémiotique, aux sentiments et à leur perception, les sons synthétisés peuvent donner lieu à des sensations surprenantes et certains d’entre eux peuvent même 1

L’écriture du geste, p. 130, Paris, C. Bourgeois. 247


produire des illusions auditives. Une des illusions auditives les plus connues a été découverte dans les années soixante par Roger Shepard. Elle se perçoit comme une gamme indéfiniment montante ou indéfiniment descendante, exactement comme la classique illusion de la boule descendant un escalier sans fin. On tient là visiblement l’ébauche d’une série de nouveaux signes pointant vers des sentiments complexes causés par ces mêmes illusions et c’est dans ce sens que travaillent les compositeurs qui exploitent les possibilités de spatialisation du son. L’électro-acoustique est cependant à son meilleur lorsqu’elle retravaille en temps réel des sons naturels, ce qu’on appelle l’échantillonnage. L’époque des sons purement électroniques semble révolue et l’on est soulagé de ne plus avoir à endurer les envols de mouettes, les baignoires qui se vident, les rames de métro qui passent, bref les poncifs dont personne ne semblait vouloir se lasser et qu’on a trop entendus. Reste que, dans tous ces domaines, se pose, et de façon particulièrement aiguë, l’ensemble des questions que je soulève dans cet ouvrage : quid des signes, de la communication, des codes et des conventions entre compositeurs et auditeurs ? Ces musiques, qui ne peuvent être entendues de façon analytique, mais seulement « sensuellement », en se repérant d’une couleur sonore à l’autre, at-elle une vocation à quelque forme de transcendance ? La musique micro-tonale, qui s'aventure au-delà des seuils de la perception humaine occidentale, tâche toujours de se justifier, aussi bien du point de vue de sa finalité, que de l’utilisation des intervalles inférieurs au demi-ton, de façon pour le moins paradoxale, par référence aux musiques ethniques et traditionnelles qui utilisent ces micro-intervalles, c'est à dire des musiques qui, par essence, rejettent l'évolution et la modernité 1. Des musiques qui, parce qu’elles sont la transmission orale d’une tradition, ne peuvent se permettre le moindre changement dans les codes et conventions, sous peine de dévier de cette tradition. 1

« On doit avouer que c’est là un phénomène purement occidental et qu’en d’autres civilisations musicales il n’a jamais été question de ne pas concevoir d’autres intervalles de base que le demi-ton » Boulez, Pierre, Relevés d’apprenti, Paris, Seuil, 1966, p.225. 248


Je citerai une fois de plus Boulez, qui dresse l’acte d’accusation de la musique tonale : « Pourquoi, en effet, considérer comme tabou cette décision qui a rendu d’immenses services, mais a perdu désormais sa raison d’être, l’organisation tonale… »1 Or Boulez offre à la défense du tempérament, une page plus tôt, la plus éclatante plaidoirie : « …le tempérament a permis à la musique occidentale l’ampleur de son essor - ce qu’il est impossible d’oublier 2». Précisément parce que le tempérament a permis l’organisation verticale et la polyphonie, piliers de la musique occidentale, il est absurde d’envisager son abandon avant d’avoir validé un système de remplacement qui ait fait ses preuves. Je ne développerai donc pas davantage le sujet des musiques non tempérées, malgré mon grand intérêt personnel pour l’électroacoustique en temps réel, et ma conviction personnelle que l’avenir de l’esprit –et de la musique- réside dans le dépassement des seuils actuels de perception et d’entendement. Je ne le ferai pas ici, car ce livre se veut œuvre de réconciliation, et d’approche progressive. Or, cette musique de l’extrême n’offre aucune solution aux problèmes que je pose, à moins d’avoir recours aux créations audio-visuelles que je préconise dans le dernier chapitre. En l’état actuel, la complexité de telles oeuvres peut bien être développée à l'infini, l'Incertitude dans laquelle nous plonge l'impossibilité d'identifier les échelles de valeurs, nous fait percevoir cette musique comme un aléatoire continu, une Stochastique sonore. Comment, par quel miracle cette musique prétendrait-elle, dans l'état actuel des données de l'humain, s'attacher quelque système de référence que ce soit, sémantique, sémiotique, voire même linguistique puisque celle-ci se préoccupe de communication : cette musique n'a tout simplement pas été conçue pour communiquer, du moins pas avec les hommes d’ici et d'aujourd'hui. Les créateurs qui participent à ces travaux n'en ont 1 2

Ibid, p.227 Ibid, p.225 249


d'ailleurs pas l'illusion, ils sont eux aussi à la recherche de la langue parfaite et leur honnêteté nous invite à les respecter. Ils cherchent, sans vouloir nous flatter, et ce qu'ils trouvent servira peut-être un jour, ou peut servir maintenant, intégré dans un autre contexte, comme « catalogue sonore ». Aussi soyons-leur gré de chercher.

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19 - QUELLES MUSIQUES POUR DEMAIN? « Qui veut retrouver sa jeunesse n’a qu’à reprendre ses folies » Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray Les musiciens du 20ème siècle auraient peut-être été plus sages si, au lieu d’intenter un procès au langage tonal et de décréter son obsolescence, ils avaient choisi une voie médiane, inspirée des propos de Barthes sur l’écriture1 : « nous sommes dans ce moment historique de notre culture où le récit ne peut encore abandonner une certaine lisibilité, une certaine conformité à la pseudo-logique narrative que la culture a mise en nous et où, par conséquent, les seules novations possibles consistent non à détruire l’histoire, l’anecdote, mais à la faire dévier : à faire déraper le code tout en ayant l’air de le respecter ». Au lieu de cela, l'avant-garde, depuis qu'elle est apparue, s'est préoccupé avant tout des matériaux et des moyens, et sans doute un peu moins des fins: « pour qui cette Musique », s'est sacrifié au « pour quoi cette Recherche ». Et comme d'autre part les héritiers de Schönberg n’eurent d’autre choix que de pousser les théories du maître jusqu’à leur limite extrême, soit la série généralisée, c'est à dire une complexité du geste d'écriture n’ayant pour autre fin qu’elle-même, cette complexité, se donnant pour but et pour méthode l'observation et l’imitation des buts et méthodes de la science, ne pouvait aboutir qu'à la recherche d'une complexité toujours plus grande, et pour ainsi dire, se justifiant par elle-même. Musique complexe et non point musique « intellectuelle ». Ce 1

in Le retour du poéticien, La Quinzaine littéraire, 1972. Evidemment, le bon conseil venait trop tard… 251


qualificatif, utilisé comme un blâme par tous ceux qu’effraie toute musique qui ne serait pas exclusivement et immédiatement hédoniste, fait l’économie de la réflexion sur un paradoxe pourtant évident : c'est que la musique contemporaine, ainsi que je l’ai dit à propose de la forme, ne peut s'écouter de façon analytique 1, et face à un déferlement de complexité, l'auditeur, aussi professionnel soitil, est en quelque sorte replacé au même rang que l'auditeur candide, forcé à une écoute plus qualitative que quantitative. À l'inverse, une musique tonale, qui se laisse plus facilement analyser en temps réel, pourra donner lieu à une écoute plus cérébrale. Ceux qui accusent la musique moderne d'être intellectuelle dans son écoute, me font donc penser à ces footballeurs qui, touchés au genou, s'écroulent en prenant leur tête à deux mains. Il est bien évident que le langage musical, pour continuer à évoluer, à conserver son pouvoir de révélation, doit se complexifier toujours davantage. C’est un mouvement qui s’est mis en marche avant même la Renaissance, qui a abouti à la musique occidentale telle que nous la connaissons et telle que nous l’aimons et c’est un mouvement qui doit continuer, surtout à une époque où l’on vénère la facilité et où il constitue une saine « réaction ». Mais le langage musical doit également conserver son pouvoir de séduction, et lorsqu'on se place, comme le propose cet ouvrage, dans la perspective d'une reconquête du large public mélomane, la question de la complexité devient secondaire, celle-ci pouvant s'épanouir autant qu'il lui sied, pourvu toutefois qu'elle serve une fin qui ne soit point elle-même. Car, au risque de me répéter, c’est la Finalité, soit la révélation de l’Autre, qui doit primer dans l’esprit du créateur ; or cette finalité ne supporte ni la facilité, car on ne révèle rien par la médiocrité, ni la complexité de surface, celle au-delà de laquelle ne se découvre aucun champ de perception nouveau de notre être essentiel. Pour l’immense majorité de notre public, de l’amateur candide au musicien 1

« Dans un contexte surchargé, les événements se succédant à une cadence très rapide empêcheront toute perception, même intuitive, de la plupart des rapports acoustiques individuels ». Boulez, Pierre, Penser la musique aujourd'hui, op. cit. 252


professionnel lui-même, le facteur motivant d’écoute et de validation d’une œuvre est l’émotion qu’il en tire, qu’on le veuille ou non. L’émotion proviendra de perceptions plus ou moins conscientes, qui s'enrichiront au fil des années d'écoutes successives des mêmes oeuvres. Cette émotion jouera d’autant mieux qu’elle viendra s’imprimer sur certaine épaisseur qui est l’histoire de l’auditeur, sur laquelle viendront jouer certaines données immédiates telles que la qualité de l'environnement et celle de l'interprétation. Il est un fait constaté que, pour notre large public, la complexité d'une oeuvre, si elle est perçue inconsciemment ou, pour paraphraser le jargon de l'informatique, en « tâche de fond », ne joue aucun rôle direct dans la quantité ou la qualité de plaisir ou d'émotion qu'il goûtera lors d'une audition. Bach ou Debussy - pour citer les deux extrémités du « spectre de tolérance moyen » du mélomane d'aujourd'hui - joueront leur « partition émotionnelle » à l'intérieur de l'auditeur, non pas fonction de leur complexité structurelle en tant que telle, mais fonction du choix et de l'organisation par le compositeur des matériaux propres à interagir avec la psyché de l'Autre. En d’autres termes, dans ces œuvres, la complexité se situe au niveau de l’organisation des signes émotionnels, de l’utilisation des règles de l’écriture - ou du dérapage contrôlé de ces règles - dans le but de créer de la Beauté et d’éveiller les sentiments qui lui correspondent. Cette conscience du poids expressif et de son impact, a toujours été très nette dans l'esprit des compositeurs de la période tonale, elle est restée vive chez Schönberg, Stravinsky, Bartók et quelques autres encore plus tard. Elle s'est perdue peu à peu chez ceux dont la position ascétique et rigide refusait toute compromission avec un langage promis à la déchéance, à l'épuisement dans la Bacchanale, ce qu'on peut parfaitement comprendre d'un point de vue historique, même s’il est permis de 253


faire remarquer que certains ont contourné l’histoire avec brio. Paradoxalement, ce sont les mêmes compositeurs qui ont déclenché l’offensive atonale au nom d’une nécessité historique, d’une volonté de se singulariser radicalement du romantisme encore « chaud », et qui d’autre part ont instauré le principe de validation historique d’une œuvre, soit l’obsolescence de toute œuvre ne découlant point des théories nouvelles, alors que ce principe ne se justifiait que dans « l’ancien monde », avec son style unique et le contrôle de ce style par le Prince. La société moderne est plurielle et ses données sont trop complexes pour se soumettre à une grille de lecture - et de validation - historique. Rejeter une œuvre de valeur sous prétexte qu’elle « arrive trop tard », au point de vue de sa structure de surface, est tout à fait aberrant au début du 21ème siècle. En revanche, la rejeter parce qu’elle n’est pas reliée à l’actuel, qu’elle n’ouvre aucune perspective, qu’elle ne possède aucun poids émotionnel, en un mot que son geste n’est pas moderne, me semble une attitude plus valable et pour le moins plus argumentée. Il ne semble pas que les notions de poids émotionnel, d'expression, d'inspiration - trois fois maudite, sans doute par son manque de clarté et les dérives romantiques qu'elle autorise - aient retrouvé grâce dans le vocabulaire de l'avant-garde d'aujourd'hui. La complexité, toujours elle, semblant le seul mot d'ordre, et la seule justification avancée dans les notices explicatives accompagnant les créations. Un mouvement musical s'est même intitulé la « nouvelle complexité », annonçant nettement la couleur. Pourtant, ainsi que nous l'avons démontré, cette complexité, si elle peut être rassurante quant à la crédibilité de l’œuvre qu'on s'apprête à écouter, n'est pas perceptible et n'est donc pas l'élément fédérateur qui, en théorie, devrait être le centre et l'aire des recherches du créateur, si tant est que l'exécution de son oeuvre et sa pérennité soit en quoi que ce fût dans l'ordre de ses préoccupations. 254


Qu’on ne craigne donc pas la complexité : du point de vue du compositeur, qu'on s'en abreuve, qu’on s’en enivre et qu'elle nous dépasse même, pourvu qu'elle nous SERVE, c'est-à-dire, du point de vue de l’auditeur, pourvu qu'on en perçoive et qu'on en goûte les effets. Et cela passe forcément, comme nous l'avons vu avec l'analyse du début de la 5ème symphonie de Beethoven, par une simplicité SOIT du matériau, sublimée par une complexité du développement, SOIT par une complexité du matériau, qui ne subira pas, dans un premier temps, de translation majeure. La complexité, si l'on veut que la musique PASSE, ne peut être partout à la fois, sous peine d'être perçue comme n'étant nulle part. Peut-on énoncer en revanche qu'une musique, aujourd'hui, pourra être aussi simple que possible, voire simpliste, pourvu qu'elle nous touche ? Avant d'aller plus loin, posons qu'il est vain, pour justifier un retour à une chimérique pureté originelle, de faire référence au passé comme à un hypothétique Paradis Perdu où tout aurait été plus simple, y compris l'écriture musicale elle-même. Ce qui vaut pour le langage vaut pour la Musique et, ainsi que le rappelle Barthes : « il n'y a pas de langue archaïque. Ou, tout au moins, il n'y a pas de rapport entre la simplicité et l'ancienneté d'une langue : les langues anciennes peuvent être aussi complètes et aussi complexes que les langues récentes »1. On le sait pour les musiques hindoues, leur codification extrême les rend, à certains points de vue, bien plus intellectuelles que notre contrepoint occidental. Mais, plus proche de nous, la musique classique peut nous sembler simple par comparaison avec la musique contemporaine ; cette clarté de surface n’en cache pas moins une insondable profondeur. Ainsi, une symphonie de Mozart pourra donner lieu à des analyses « en spirale », du niveau le plus élémentaire de comptage des structures, jusqu'à l'ivresse des spéculations les plus 1

Barthes, Roland, « Ecrire, verbe intransitif », in Essais critiques, op. cit. 255


métaphysiques. Cela tient à l'une des particularités des vastes monuments de l'esprit : le grand nombre de niveaux d'appréhension et d'interprétation. Prenons la Bible, la première des Grandes oeuvres du génie humain - je demande pardon à ceux qui considèrent la Bible comme une révélation divine directe ; je me contente ici d’une étude descriptive. La Bible, donc, peut être lue par tous. Elle fut longtemps transmise oralement, à l'intention de ceux qui ne pouvaient lire, afin qu’ils aient accès à un message simple, riche en couleurs épiques, en mythes hautement éducatifs. Elle fut étudiée par les gnostiques, par les kabbalistes, par des athées, par des musiciens. Le grand compositeur Olivier Messiaen, grande figure de la musique contemporaine et pédagogue auprès de qui toute l'avant garde est venu s'abreuver, composa presque toute son oeuvre sur des thèmes bibliques. La totalité de la société humaine peut y trouver un niveau de lecture qui lui corresponde. Niveau fabulesque, épique, mythologique, mystique, moral, social, historique, politique. Le drame humain dans son entier s'y déroule par la même analyse en spirale du plus simple au plus sublime, et dans cette spirale il résonne et nous apostrophe. Il en va de même pour les grandes oeuvres musicales du passé. Une Toccata de Bach touchera le berger qui vient prier à l'église, même si ce n’est que par sa fonction de musique liturgique, et traversera la vie du musicologue qui trouvera en elle une source toujours renouvelée de découvertes et d'émerveillement. Se contenter de plaire, c'est donc, de la fable, ne retenir que la farce. C'est, de la spirale, ne conserver qu'un serpentin. À l’inverse, vouloir ne spéculer que sur la complexité, c’est transformer la spirale, force de croissance et d’ascension, en un cercle vicieux. 256


À la fin, on finit par retrouver cette question que je posais plus tôt : quelle musique pour quel public ? Cette question ne se déploie point uniquement dans un espace culturel, sa pathétique interrogation se justifie également dans le temps, lorsque l’on constate que notre époque, harcelée par les appels de toutes sortes à détruire les codes et les langages, s’offre à l’ivresse de l’éphémère : musiques jouées et entendues une seule fois, bâtiments qui tombent en morceaux après quelques mois - on se souviendra de l’Opéra Bastille dont certains fragments semblent irrésistiblement attirés par les piétons imprudents et dont la carcasse incurable est aujourd’hui encore recouverte de filets protecteurs, tableaux qui perdent prématurément leurs pigments ou dont les collages se détachent au milieu de la nuit. Ces oeuvres et ces ouvrages semblent avoir vécu le temps d’une première, d’une inauguration, d’un discours passionné et inspiré puis, au lieu d’emplir le présent et de profiler le futur, ils partent à la dérive de leur époque, conjuguant au passé décomposé toute tentative de saisir la vérité de l’instant... Elles ont rempli leur mission : susciter le commentaire, la critique éclairée, épater le « milieu ». Puis elles s’éloignent, ignorant leur finalité : nous, notre postérité, la culture de maintenant et de demain. Au compositeur qui, malgré les tentations et les facilités, renoncerait à la double impasse de la complexité aveugle, ou du retour aux paradis artificiels, se présente l’immense tâche de fabriquer un langage qui soit tout à la fois de son temps, par le geste qu’il emploiera - je reviendrai un peu plus loin sur cette importante notion de geste - et de tous les temps par l’universalité de son matériau. Où trouver, aujourd’hui, ces éléments fédérateurs qui, magnifiés par la science de l’écriture la plus aboutie, permettent à une oeuvre de signifier à l'Autre, quel qu'il soit? Leur recherche est similaire à celle de la matière première des alchimistes, et l'on pourrait y appliquer la même réponse : on la 257


trouve partout, à vil prix... Il y a tout d'abord la force du matériau de base. Ainsi qu'on l'a vu pour le tempérament, les nombres qui président à la construction des degrés de la gamme ont force d'Arcane Majeure. Tout autre système fonctionnera de même s'il possède cette connexion analogique, symbolique, avec les forces qui régissent le micro et le macrocosme, dont nous sommes plus ou moins le point médian, et auxquelles nous réagissons donc fortement. Un tel système de « remplacement », précisément parce qu’il prétendrait supplanter l’ancien dont il serait supérieur, n'a cependant pas encore vu le jour. Le sérialisme n'était qu'un « système dans le système ». Les autres, dont le mouvement « spectral » très naturel dans son approche du son, le « concret », etc. travaillent la matière brute, ses harmoniques, ses divisions et ses fractales, dans une approche similaire à celle des musiques primitives, et leurs oeuvres ont davantage la beauté du dolmen que celle de la cathédrale, car la « géométrie sacrée », que les compagnons du moyen-âge héritèrent des pharaons et qu'ils nous transmirent dans la pierre, ne préside pas à la construction de leurs édifices. Mais il y a le matériau brut, la matière première, il y a le bruissement du monde, la musique de la rue, qu'aucun compositeur jusqu'à Bartók, pour rester dans la généalogie que revendiquent les modernes, n'a négligé, voire même qu'ils ont pratiquement tous employé de façon systématique - et pour reprendre Bartók, exploré avec la minutie de l’ethnologue. Aucun état de l'évolution du langage musical n'interdit l'emploi d'un motif de jazz, ou d'une allusion à un tango. La distorsion chronologique pourra sembler un tabou, elle ne le sera que pour ceux qui ignorent que le Jazz, le Tango - ce ne sont que des exemples - vivent et se développent aujourd'hui autant qu'hier, avec au moins autant de santé que la musique contemporaine. Il n'est que de posséder le talent d'intégrer ce sang vivace, avide d'un corps accueillant. 258


Mais la donnée la plus importante, pour qu'une musique fonctionne et communique en phase avec son temps, c'est le geste. Par le geste s'imprime l'époque sur la matière sonore, par lui s’élabore le style, par lui s'établit un lien fort et spontané avec l'auditeur. Le geste affecte tous les paramètres de la composition, il est la saine réaction - au sens bénin du mot - au monde et au temps présent. L'Actuel agit sur le compositeur, qui à son tour actualise son art. C'est ce levier que j'appelle le geste. C'est la façon dont nous nous comportons, artistes ou non, et qui nous identifie à aujourd'hui. « De mon temps, on ne parlait pas comme cela... on ne s'habillait pas ainsi. On n'aurait jamais fait cela à mon époque… » Autre temps, autre geste. Il me semble indispensable, pour acquérir une gestuelle qui fonctionne, c'est à dire qui, venant du monde, agisse sur le monde, d'être infiniment à l'écoute de celui-ci. Le monde aujourd'hui possède une vitesse propre bien plus grande qu'hier. Et surtout, je remarque un fait primordial qui n'a pas encore été intégré par la Musique des salles de concerts symphoniques : c'est que nos cerveaux ont subi ce qui peut être regardé comme une véritable mutation, je veux parler de l'entrée dans l'ère de l'Image et du Virtuel. Le passage de la représentation du monde tel qu'on le voyait hier - on voyait ici et maintenant - à celui d'aujourd'hui, où l'on peut voir partout et toujours et surtout à une vitesse vertigineuse d'enchaînement, nous a donné tout à la fois des capacités et des exigences nouvelles, que le créateur ne peut plus ignorer. L’œil d'aujourd'hui est plus avide et acrobate qu'hier. Il peut surtout être une aide précieuse pour interpréter ce que lui présentent les autres sens, parce qu'il a été entraîné depuis plusieurs décennies à associer et corréler, à lier et à expliciter. Or cette capacité à déchiffrer et interpréter peut être 259


immédiatement mise à profit pour l'acquisition de nouveaux codes sémiotiques musicaux, de nouveaux objets émotionnellement compétents. L'utilisation judicieuse de l’œil peut accomplir ce que des décennies d’écoute de la seule musique n'ont pu faire, pour rapprocher la musique contemporaine du grand public mélomane. Nous avons tous vu quantité de films et je pense qu'aucun d'entre nous n'a jamais quitté la salle de cinéma, ou changé de DVD parce que la musique du film était trop moderne. Jamais une musique, associée à une image, ne nous semble cérébrale ou insensée, au point de nous pousser à interrompre l’expérience en cours. Et pourtant, dans nombre de cas, il y a fort à parier que l'audition de la bande sonore seule aurait suffi à « faire fuir » une grande majorité de spectateurs. Ainsi, dans 2001, odyssée de l'espace de Kubrick, la scène où une équipe de cosmonautes met à jour un étrange monolithe noir sur la lune, est accompagnée magnifiquement par le Requiem de Ligeti. Cela ne dérange personne, la musique donne à la séquence toute sa force, la charge émotionnelle exacte face à ce « mystère total » et l'image valide le son. Combien de spectateurs, ravis de ce qu'ils voient ET entendent, pourraient éprouver le même plaisir à écouter le Requiem seul ? En revanche, une fois l’association musique/image enregistrée, l’écoute seule du Requiem devient beaucoup plus facile, grâce au rappel de l’image par la mémoire, ou plus exactement de l’image émotionnelle que la combinaison des deux médias a imprimée dans le corps. Cela pourra passer pour une intolérable béquille, un parasitage insupportable de l’œuvre musicale, je n’en prétend pas moins que c’est un excellent moyen d’éducation musicale et surtout que c’est la mise en évidence d’un processus d’engendrement sémiotique remarquable : la voie royale vers la création, dans l’esprit de l’auditeur, de nouveaux codes de l’écoute musicale. 260


Il faut ici énoncer ce qui a force d’axiome : il n’existe aucune combinaison musique/image qui ne se substantifie immédiatement dans le signe, et ceci même si l’image et le son, pris individuellement, ne possèdent aucun code identifiable. Cela est dû au rapport étroit qu’entretient le rythme musical avec la forme plastique en général. Toute forme possède un rythme, et inversement tout rythme est une mise en forme de l’espace dans le temps. Pour cette raison, la combinaison de tout son avec toute image devient signifiante. Par un procédé autarcique remarquable, le son devient signe de l’image et réciproquement. La valeur émotionnelle de cette combinaison acquiert la complexité et la richesse d’un infini des possibles : c’est un peu comme le mélange de deux senteurs dont la somme nous plonge dans des mémoires superposées, faisant surgir un composé qui est une nouvelle fiction. Et ce qui vaut pour une combinaison entre une musique dissonante et une image abstraite, soit deux objets dont la force de signe est diminuée par l’absence de conventions, mais que leur réunion rend signifiants, vaut davantage encore dans le cas de l’association entre une image et une musique pour lesquels nous possédons tous les codes ; alors se produit un phénomène étonnant : la fusion entre les signes topographiques de l’image et les signes émotionnels de la musique. Qu’on pense à la scène du ballet de vaisseaux spatiaux, dans 2001, l’Odyssée de l’espace -nous revenons à ce film où la musique est un des acteurs principaux, accompagnée du Beau Danube Bleu de J. Strauss. L’effet de surprise passé - et cet effet est savamment calculé, pour nous imposer un sentiment d’anachronisme, nous distraire et nous éloigner par une sorte de refus, puis nous reprendre plus fermement - on est subjugué par l’adéquation parfaite entre la valse, avec son rythme circulaire, et la rotation des navires spatiaux. Si l’on superpose une autre musique à cette séquence, elle prendra une toute autre couleur émotionnelle et un tout autre rythme plastique, les images sembleront réellement nous dire 261


quelque chose de très différent : elles changeront de signifié. Je suggère de faire l’expérience avec Fratres d’Arvo Part, une séquence musicale qui, cette fois, ne possède aucune rythmique identifiable, mais où se développe un jeu de timbres sur les harmoniques naturelles, qui lui confèrent une dimension proprement « spatiale », semblant adhérer parfaitement à l’image de Kubrick, mais presque à la manière d’un pléonasme, loin de l’époustouflant décalage révélateur de la combinaison avec Strauss. Le mélomane qui se livrera à cette expérience pourra comparer les sensations éprouvées dans les deux cas, et se convaincre rapidement de la validité du principe de signe émotionnel. Par là même il comprendra l’importance d’utiliser les correspondances entre nos sens, pour développer notre capacité à déchiffrer les signes et leurs combinaisons, et cela même dans les véhicules artistiques les plus abstraits. De ceci, on pourra déduire qu’un art nouveau est à portée de main et reste à développer, mais également qu’une méthode de compréhension des œuvres du passé récent, de ce que nous appelons encore la « musique contemporaine » nous est offerte. Je suis certain que la perception fréquente et répétée de l'association : image + musique moderne, aidera à ancrer dans nos esprits, petit à petit, de nouvelles images sonores, avec valeur de nouveaux signes. Il est seulement regrettable que le film se limite à l'association : moderne = angoisse / ou suspens. Cela n'est pas dû à une teneur intrinsèquement et fatalement négative de la musique contemporaine, mais à une pauvreté de vocabulaire de l'auditeur et à une bibliothèque d'interprétants, d'objets émotionnellement compétents, trop limitée. Incapable de déchiffrer les signes, l’auditeur ne les perçoit que comme hostiles et donc angoissants. Encore et toujours cette peur de l’autre et de l’autrement… Il faut noter ici une dérive qui pourrait bien s’installer durablement, pour ne pas dire définitivement, dès lors que les médias de l’image implantent jour après jour cette association moderne = angoisse et lui confère une valeur de symbole qu’on aura infiniment de peine à inverser. Le cinéma et la télévision ne 262


créent pas que des phénomènes de mode : ils agissent également dans les couches profondes de l’esprit individuel et collectif, pour générer de nouveaux signes, pour établir de nouveaux codes dont la puissance est à l’image de ces médias : planétaires, omniprésents, adictifs. Le compositeur qui voudra ignorer la valeur de ces signes, ainsi que les codes et les émotions qui leur sont associés, pourra se voir condamné à l’autisme, ou s’il en a le panache, au rôle du martyr. Le devoir du compositeur, aujourd'hui, est de chercher les moyens de transmettre ces signes. Le temps des insultes et des tartes à la crème est révolu. Le temps des solutions doit arriver, maintenant. Je préconise pour ma part un art nouveau qui, à l'instar de l'opéra, se fonde sur l'association de l’œil et de l'oreille, mais basé sur des images pures et non plus un décor, une mise en scène, et un texte. Il est d’ailleurs parlant de constater qu'avec tant de béquilles, la musique moderne n'ait pas davantage conquis le public à l'opéra qu'au concert. Je dirais même que le rejet du public lyrique a été bien plus violent : presque toutes les coûteuses « premières » sont des dernières... C'est que, dans le cas de l'opéra, les lignes mélodiques ignorant le chant et le livret ignorant le théâtre, ne font qu'aggraver la perception d'une musique déjà trop dense pour un genre où, ou contraire, il faudrait simplifier1 et, si possible, écrire sur des histoires qui ait un tant soit peu de sex-appeal. Certains ont cependant relevé avec succès le défi : le Nixon in China de John Adams, le Château des Carpathes de Philippe Hersant, Der junge Lord de Hans Werner Henze, Susannah de Carlisle Floyd, Un Re in Ascolto de Luciano Berio et d’autres compositeurs comme Wolfgang Rihm, la nouvelle école finlandaise… 1

En effet, il est insensé de croire qu’à partir de Wozzeck et Lulu, la complexité de l’écriture lyrique non seulement devait, mais pouvait croître de façon exponentielle, en fonction d’un besoin de progrès linéaire, sachant que l’opéra, par définition, est composé autour de la voix humaine et de ses limitations naturelles. 263


L'opéra, genre à l'avenir pourtant incertain, était fondé sur la fusion entre le drame et la musique. J'appelle à la création d’un genre nouveau, par la fusion de la musique et de l'image, conçues ensembles et non pas collées arbitrairement, où le musicien et le plasticien, à l'instar du compositeur et son librettiste, élaborent un drame audio-visuel, un jeu de correspondances qui s'explicitent mutuellement et guident, sans faux-pas, le mélomane-spectateur à travers des terres sensorielles inconnues de lui jusqu'alors. Les créations visuelles sur ordinateur ont donné à l’art plastique une nouvelle dimension, et le festival « Imagina », qui propose chaque année les plus belles créations en 3D animées, démontre que nous avons à faire à une nouvelle forme d’art, la plus à même de s’appliquer à cette création bi-partite que je propose. Il ne s’agit pas, comme certains ont déjà pu opposer, d’une tentative d’explication, ou de justification du son par l’image, pas plus que l’opéra ne fut, en son temps, une tentative d’explication de ce qui se passe dans la fosse par ce qui se passe sur la scène. J'invite les compositeurs, d'autre part, à investir le domaine du rythme cinématographique. Nous sommes devenus hyper-sensibles à l'image, mais aussi aux enchaînements dramatiques soudains et répétés. Le spectateur du 19ème siècle et du « boulevard » était soumis à des séquences extrêmement longues et les quelques « coups de théâtre » ne pouvaient de toute façon se succéder plus vite que les bras des machinistes ne le permettaient. Le public du cinéma, nous tous, sommes aujourd'hui rythmés au plus profond de nous-mêmes par la déferlante de situations, de flash-back, de plongées virtuelles qui créent en nous, pour le meilleur comme pour le pire, de nouvelles exigences, de nouvelles attentes. Que sommes-nous les plus inaptes à supporter? Une scène qui s'éternise, quelqu'un qui tourne autour du pot sans trouver ses mots ou ses idées, un ralentissement sur la route. Il faut non pas vraiment que cela aille vite, mais que cela s'enchaîne vite. 264


Bien entendu, l'Art n'a pas à imiter les « tics » d'une humanité frénétique, et surtout pas par opportunisme, pour lui plaire et la flatter. Certaines musiques commerciales s'en chargent très bien. Mais l'Art doit parler la langue de son temps, aux hommes de son temps. Les structures mentales et surtout le mode de vie moderne nous invitent au pluralisme, au métissage de la forme et des objets sonores. Au retour de cette musique qui, comme disait Mahler pour décrire son propre univers symphonique, contient « tout le bruissement du Monde ». Car on a parlé, dans notre chapitre sur la modernité, de révolution, à propos de la cassure esthétique du 20 ème siècle. Mais s’il est une révolution qui tarde à venir, c’est celle de l’abolition de l’unité du style. Si cette règle a fait la gloire de l’Art Classique, c’est qu’elle correspondait à l’homme de jadis, qui était essentiellement l’homme d’un lieu et l’homme d’un Dieu. Ainsi l’homme, cherchant à imiter le geste du Créateur, et connaissant par tradition le principe d’unité, l’appliqua à ses propres productions, avec l’espoir prométhéen de leur apposer le sceau divin. Et pourtant, à l’image de lieux comme Venise, où les influences se mêlent joyeusement pour créer l’illusion d’un style, c’est lorsqu’il commence à mélanger que l’homme est créatif. L’unité de style n’a toujours été qu’une trompeuse et tyrannique erreur de perspective. Aujourd’hui, cette notion devrait être le motus des conservateurs et des restaurateurs, mais non plus celui des créateurs. L’homme moderne, même s’il ne se déplace pas, peut difficilement empêcher le monde entier de venir à lui. Qu’on regrette ou qu’on vante ce métissage culturel est un autre débat, le fait est que l’artiste d’aujourd’hui, s’il veut être de son époque, et donc être moderne, doit refléter cette pluralité, non seulement géographique mais aussi chronologique. Je ne vois pas ce qui devrait empêcher un compositeur de mêler accords parfaits, dissonances, rythmes de jazz, rythmiques anciennes, timbres synthétiques et instruments acoustiques. L’absence, ou plutôt la rareté d’œuvres de cette facture, me semble la preuve que nombre 265


de créateurs n’ont pas encore intégré le geste de notre époque. Il y a pourtant quelques brillants précurseurs, tels Maurizio Kagel ou Luciano Berio, qui ont montré la voie, sur laquelle on peut aller encore beaucoup plus loin. L'image, le rythme, et la pluralité stylistique : tels sont les outils les plus rapides et les plus efficaces pour communiquer enfin, communiquer de nouveau, rétablir les liens, ouvrir les esprits sur de nouvelles perspectives. Au compositeur incombe la tâche, mais à l'auditeur incombe aussi l'effort. Enrichir sa palette d'associations sonore/émotionnel est bien plus qu'un enjeu esthétique personnel. Face aux marchands de rêve à bon marché de toutes sortes, l'auditeur doit avoir en lui les moyens de juger et d'arbitrer. Face à la déferlante de musiques à fonction commerciales, propagandistes, manipulatrices, l'auditeur doit se construire un rempart de références musicales, une véritable paire de lunettes auditives qui lui permettront de voir la laideur sonore dans laquelle on essaye de l'enrober, mais aussi les charmes de musiques nouvelles, étonnantes, auxquelles il se croyait incapable de succomber. Il y va donc de l'indépendance de chacun, du libre arbitre et, pour finir, de la liberté au sens large. Ce n'est donc pas seulement un enjeu artistique mais bien politique. Cela vaut la peine d'essayer...

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