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« Le principal facteur d’erreurs est la pression temporelle. »

Facteur humain, erreurs et sécurité des patients « Le principal facteur d’erreurs est la pression temporelle. »

Simon Wright MBE | Royaume-Uni Directeur de l’ICE Hospital et du Postgraduate Training Center, Manchester, Royaume-Uni

Ulpee Darbar | Royaume-Uni Consultante en dentisterie restauratrice et directrice de la formation dentaire à l’Eastman Dental Hospital, Londres, Royaume-Uni

Propos recueillis par Marjan Gilani

Les équipes dentaires commettent au moins deux erreurs par jour dont 1,4 % peut entraîner un événement indésirable.¹ Dans cet entretien, le député et président du Comité consultatif du Royaume-Uni sur le facteur humain en dentisterie nous parle de la sensibilisation, des erreurs et de la sécurité des patients.

Prof. Wright, quand vous êtesvous intéressé au sujet du facteur humain et des erreurs en dentisterie ?

Prof. Wright : mon intérêt pour le sujet est né d’une passion pour la sécurité dans nos cliniques universitaires. Nous voulions développer des protocoles et des processus qui aideraient les étudiants à garantir que ces cliniques soient aussi sûres que possible. Nous avons écouté notre bon ami Franck Renouard parler du facteur humain lors d’une conférence, et ses travaux² ont tout de suite fait échos à notre façon de penser. Ce que nous étions en train d’essayer de faire était tout à fait ce dont Franck parlait. Lorsque nous avons introduit le facteur humain dans nos cliniques, nous avons commencé à voir non seulement les erreurs et les incidents qui se produisent, mais également les barrières qui empêchent les gens d’en parler ouvertement. Qu’en était-il pour vous Dr Darbar ?

Dr Darbar : je travaille dans un hôpital universitaire ainsi que dans un cabinet dentaire, je suis donc exposée à un large éventail de défis et d’incidents de toutes sortes. J’ai personnellement constaté que les choses ne se déroulaient pas comme prévu, mais que lorsqu’on essaye d’aborder le problème, personne n’ose aller de l’avant de peur de se faire réprimander. Ces défis ont amené mon équipe à voir les choses différemment. Nos méthodes, qui consistent à exploiter les analyses après action, ont montré qu’un simple incident était obscurci par de nombreux facteurs que nous appelons aujourd’hui le « facteur humain ».

Après en avoir discuté avec Simon, nous nous sommes rendu compte que nous essayions de différentes manières d’aborder un certain nombre de problèmes qui étaient similaires, mais dans des contextes différents. Cela a été le début du Comité consultatif national du facteur humain en dentisterie (National Advisory Board for Human Factors in Dentistry – NABHF), qui a vu le jour en juillet 2018.

Quelle est la mission principale du comité ?

Nous voulons sensibiliser et faire comprendre le facteur humain dans tous les secteurs où la dentisterie est impliquée, ainsi qu’œuvrer à l’instauration d’une culture d’ouverture dans laquelle le « blâme » n’est pas le point central.³ Nous aspirons à faire évoluer les mentalités des prestataires de soins dentaires, des équipes, des décideurs et des autorités de réglementation, de la peur de la « punition et de la réprimande » à une mentalité d’ouverture, en canalisant le concept de « quelque chose va mal tourner, et comment allons-nous y faire face », et en intégrant cette éthique dans l’environnement de travail quotidien.

Certaines erreurs cliniques se produisent-elles plus fréquemment ? Si oui, pourquoi ?

Les facteurs de risque latents, tels que les erreurs de communication, liées aux équipements, à l’environnement, aux systèmes, au stress et à la fatigue, jouent un rôle majeur dans l’apparition d’erreurs et d’incidents. Cependant, les conséquences d’une erreur humaine banale en dentisterie, comme l’extraction d’une mauvaise dent ou une intervention au mauvais endroit n’est généralement pas fatale, dans la mesure où l’accent est mis sur la sécurité du patient. Par exemple, le personnel qui travaille avec des praticiens expérimentés a souvent peur de faire part de ses inquiétudes. Un clinicien pose une couronne provisoire vissée sur implant chez un patient en utilisant de tout petits mandrins.

L’infirmière qui l’assiste essaye de lui suggérer d’attacher du fil dentaire au mandrin pour l’empêcher de tomber. Le clinicien ignore la suggestion et poursuit son intervention. Le patient fait alors un mouvement brusque et le mandrin glisse dans la bouche du patient, qui l’avale. Heureusement, ce dernier n’a pas ingéré le mandrin, mais il a quand même dû passer une radiographie du thorax.

Un autre exemple est lorsqu’une dent doit être extraite en urgence de la bouche d’un patient. La décision d’extraire la dent a été prise. Au moment de l’anesthésie locale, le patient s’évanouit et l’extraction est annulée. Lors d’une visite ultérieure, il s’avère que des épisodes d’évanouissement se sont produits pendant d’autres visites antérieures, mais que cela n’a pas été documenté dans les dossiers cliniques. En analysant de plus près, on constate que le chirurgien-dentiste était toujours en retard à ses rendez-vous, car la clinique est surchargée et sous pression.

Est-il possible de réduire le nombre d’erreurs causées par le stress et la fatigue ?

Le principal facteur d’erreurs est la pression temporelle, et la meilleure façon d’y remédier est de mieux gérer son temps.¹ Il existe des choses toutes simples qu’une équipe peut faire pour réduire le stress, après en avoir identifié la cause. Si le travail à la clinique est constamment interrompu, p. ex., lorsque des personnes entrent et sortent de la salle d’opération, ces interruptions ne doivent plus avoir lieu. S’il y a constamment du retard dans le travail clinique, l’autoréflexion peut permettre d’en identifier les causes et de les traiter afin d’améliorer les choses. Les plans de traitement des patients doivent également rester simples et gérables afin de réduire les risques. Ce travail se fait idéalement seul, mais aussi en équipe où chaque membre se soutient mutuellement.

Les praticiens s’inquiètent souvent plus des autres que d’eux-mêmes. Si nous ne parvenons pas à prendre conscience des défis et reconnaître la valeur du « temps

Quelques membres du Comité consultatif national du facteur humain en dentisterie. De gauche à droite : Peter Dyer, Cemal Ucer, Ulpee Darbar, Fiona Ellwood, Len D’Cruz, Simon Wright, Priya Chohan, Hannah Pugh, Shareena IIlyas.

pour soi » pour garder un certain équilibre, cela peut vite devenir une escalade sans fin. Et cela peut augmenter les risques d’incidents avec leurs conséquences négatives sur notre bien-être. Le fait de parler ouvertement de ces défis permet également de ne pas se sentir seul, d’autant plus que les praticiens travaillent dans des cabinets dentaires qui sont des espaces indépendants. Demander de l’aide à temps est décisif pour prévenir les risques. En prenant ces mesures simples, nous pourrons changer les mentalités et épargner nos ressources mentales qui sont essentielles à la sécurité des patients.

Quels autres changements de mentalité sont essentiels ?

Le fait de se concentrer sur l’individu à l’origine de l’erreur encourage la « culture du blâme » et fait oublier la raison pour laquelle l’erreur s’est produite en premier lieu. Nous devons donc changer notre état d’esprit et envisager une approche axée sur le système qui reconnaît que tout le monde commet des erreurs, et que les systèmes et environnements sous-jacents dans lesquels nous travaillons doivent être conçus pour éviter ces erreurs.

Selon Donald Berwick, « nous devons reconnaître que l’erreur humaine est inévitable et nous devons faire avec. » Ce n’est pas grave de faire une erreur, mais il est important d’en parler et d’en tirer des leçons, ainsi que d’en faire profiter les autres. Il n’est pas facile de faire changer les mentalités. Cependant, si cela se fait de manière proactive et non menaçante, où l’argent n’est pas la récompense, nous parviendrons à promouvoir l’ouverture et la reconnaissance.

Dans le système de santé actuel, l’approche « nous ne pouvons pas faire d’erreurs » est préjudiciable, non seulement au patient, mais aussi à nous-mêmes, comme en témoigne l’augmentation des procès. Malheureusement, les faits montrent que certains types de personnalité comme les machos, les personnes impulsives, antiautoritaires, ont un effet négatif sur la sécurité des patients, et sont particulièrement communs chez les chirurgiens dentistes.

« L’approche du “nous ne pouvons pas faire d’erreurs” est préjudiciable, non seulement au patient, mais aussi à nous-mêmes. »

« Comprendre comment faire bon usage de la dentisterie numérique requiert de l’expérience et des connaissances au niveau analogique. »

Un sentiment de supériorité fait croire aux chirurgien-dentistes qu’ils sont meilleurs que leurs confrères, et leur donne un sentiment d’invincibilité et d’infaillibilité qu’évoque la formule : « je ne fais jamais d’erreurs et ça ne m’arrivera jamais. » En d’autres termes, si une erreur devait se produire, ils ne l’admettraient pas, ou pire, ne la reconnaîtraient pas du tout. Ces comportements, agrémentés d’un manque de compréhension et de la peur de représailles, sont les principaux obstacles au signalement des incidents en dentisterie, qui est d’autant plus compromis s’il n’existe pas de systèmes de signalement appropriés et faciles à utiliser.

À quand remonte votre dernière erreur clinique ?

Prof. Wright : il y a quelques semaines, j’ai dû annuler une intervention chirurgicale et reprogrammer le patient parce que je ne trouvais pas le guide chirurgical. Selon notre protocole habituel, nous devons tout vérifier quelques jours avant, mais dans ce cas-là, le guide chirurgical ne figurait pas sur la liste des outils nécessaires. L’équipe n’a pas vérifié les dossiers, et ne pouvait donc pas savoir ce qui était nécessaire. Comme ils l’ont dit alors, « c’est pas le moment, nous sommes trop occupés ! » J’ai pris cela à cœur, revu notre façon de faire et inclus ce point dans la liste de vérifications préopératoires. La liste de vérification chirurgicale de l’OMS, que nous avons adoptée pour l’usage dentaire, peut être utile.⁴

Dr Darbar : je traite une patiente avec des difficultés d’apprentissage depuis de nombreuses années. Sa dernière consultation date d’avant la pandémie et le confinement. J’ai tenté à trois reprises d’organiser une consultation par téléphone, sans succès, et j’ai donc demandé à notre équipe administrative de contacter la patiente. J’ai alors appris que le père de la patiente avait déposé une plainte officielle sur la façon dont sa fille avait été traitée. La lettre commençait par le fait que j’avais refusé de voir la patiente, et que je lui demandais de quitter l’hôpital. J’ai été choqué et prise de court. J’ai cherché à savoir ce qui s’était passé et, à mon insu, la patiente avait été contactée par notre équipe administrative pour lui dire qu’elle devait quitter l’hôpital. Le problème a été résolu lorsque j’ai vu la patiente avec son père, et que je leur ai expliqué les circonstances.

Le facteur humain est-il enseigné dans les facultés dentaires ?

Le facteur humain n’a été pris en compte que plus tard, bien après nos débuts en tant que praticiens. Toutefois, la prise de conscience de son importance pour la sécurité des patients a conduit à l’inclure dans le programme d’études de premier cycle. Mais la façon dont le sujet est traité varie selon l’université, et la plupart l’enseignent en tant que module distinct, alors qu’il devrait renforcer tous les modules de base.

Au Royaume-Uni, au niveau de la formation initiale, la formation immédiate après inscription a maintenant introduit le facteur humain comme un concept d’apprentissage clé, et le National Health Services ainsi que le Health Education England l’ont adopté dans leur lexique ainsi que dans leurs programmes de sécurité. Notre comité travaille avec les autorités de réglementation pour s’assurer que le facteur humain est une composante des programmes dentaires au Royaume-Uni. C’est un outil puissant de sensibilisation et de partage d’informations. Néanmoins, s’ils ne sont pas utilisés correctement, les réseaux sociaux peuvent aussi nuire à la cause. Ils peuvent contribuer à faire prendre conscience que le facteur humain englobe un certain nombre de composants dont les facteurs latents qui sont importants en dentisterie. Ils peuvent également être utilisés pour faire évoluer les mentalités, et aider les praticiens à ne plus avoir peur des litiges, des réglementations et d’être jugés par leurs pairs, tout en promouvant le concept de « partage et bienveillance. »

Les machines font moins d’erreurs que les humains. Le numérique est-il l’avenir de la dentisterie ?

Les machines aussi sont sujettes à l’erreur humaine, que ce soit lors de la programmation ou de l’exploitation. Les flux de travail numériques vont changer notre façon de travailler, mais dans les cas très complexes, où ils sont le plus utiles, ils présentent des limites importantes. La dentisterie numérique est une arme à double tranchant. Elle peut simplifier les traitements seulement si les praticiens savent ce qu’ils font. Comprendre comment faire bon usage de la dentisterie numérique requiert de l’expérience et des connaissances au niveau analogique. Sans cela, il serait impossible de savoir où les erreurs peuvent se produire ou se sont produites. Après tout, nos patients ne seront jamais « numériques », et des chirurgiens-dentistes qui tentent des procédures au-delà de leurs compétences ou qui s’appuient sur des flux de travail numériques peut créer plus de complications que de solutions.

Références 1 Wright S, et coll. Faculty Dent J 2018; 9: 14–19. 2

Renouard F, et coll. Int J Oral Maxillofac Implants. 2017; 32(2):e55-e61.

3 ‘Human factors’ board releases position paper. Br Dent J. 2020 Jul; 229(1):11.

4 Wright S, et coll. Br Dent J. 2018 19. Epub ahead of print. doi: 10.1038/sj.bdj.2018.861

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