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« L’âge du patient n’est jamais un facteur limitant. »

La dentisterie pour une population vieillissante « L’âge du patient, seul, n’est jamais un facteur limitant. »

Frauke Müller | Suisse Professeure et titulaire de la chaire de gérodontologie et de prothèse amovible Clinique universitaire de médecine dentaire, Genève

Nous sommes en meilleure santé et nous vivons plus longtemps qu’il y a quelques décennies. Qu’est-ce que cela signifie pour la santé bucco-dentaire des patients âgés ?

Faits concernant la gérodontologie

Un patient suivi en dentisterie gériatrique présente des signes physiologiques de l’âge, p. ex., déclin de la mobilité et fonctionnel, de la perception tactile, de la vision et de la dextérité manuelle. Ces signes sont généralement progressifs et irréversibles jusqu’au point où le patient peut devenir dépendant d’une aide pour ses activités quotidiennes. Lorsque nous proposons une prothèse à ces patients, il convient de prendre en considération certains points. En outre, les cadres légaux, p. ex., le consentement et l’observance du patient sont différents de ceux des patients plus jeunes.

La gérodontologie est une spécialité qui combine toutes les disciplines de la dentisterie. Elle englobe également d’autres disciplines, p. ex., la nutrition et la santé publique. Il n’existe pas encore beaucoup de sections de gérodontologie indépendantes dans le monde, mais la spécialité est de plus en plus reconnue, et les structures universitaires s’adaptent.

Notre espérance de vie a évolué au fil des décennies.

Il y a encore 50 ans, la dentisterie gériatrique était à peine développée, et il y avait une raison à cela. L’âge moyen de la seuse du tubercule articulaire est également sujette à l’atrophie, ce qui produit de nombreuses modifications de l’articulation temporomandibulaire. En outre, nous avons un relâchement des structures ligamentaires et une atrophie du volume musculaire. Les patients peuvent perdre jusqu’à 40 % de leur musculature au cours de leur vie, ce qui entraîne une motricité moins précise et moins coordonnée. Nous observons aussi des changements au niveau du système nerveux central et de la neuroplasticité, le cerveau ne pouvant s’adapter facilement aux schémas de mouvements de la nouvelle arcade dentaire. Tous ces facteurs doivent être pris en compte lorsque nous définissons l’occlusion pour une prothèse de personne âgée.

cohorte de patients présentant un édentement était souvent de 50 – 60 ans, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Maintenant, nous disposons d’études avec des patients âgés en moyenne de 85 ans et plus. Grâce à nos modes de vie plus sains et à l’évolution des matériaux dentaires, des implants et de la dentisterie régénérative, nous perdons nos dents à un âge beaucoup plus avancé. Nous pourrions même imaginer garder nos dents naturelles jusqu’à notre dernier jour. Mais, parce que notre espérance de vie ne cesse de s’allonger, nous ne sommes pas à l’abri de perdre nos dents. Les patients présentant un édentement sont bien différents de ceux d’il y a 50 ans. Ils sont plus âgés ! Leur muqueuse est plus fragile et moins souple. Leur os spongieux devient cassant et la crête alvéolaire altérée. La structure osLes dents vieillissent-elles plus vite que le reste du corps ?

La cavité buccale fait partie de l’organisme global de l’homme et peut vieillir de la même manière. Parfois, les maladies bucco-dentaires chroniques sont les premiers indicateurs de ce qui se passe dans l’organisme. Par exemple, avec l’apparition d’une maladie neurodégénérative, nous perdons du poids en un temps très court. Le premier signe est généralement la perte de dents. Les patients viennent nous voir, même si un rebasage de leur prothèse a été fait il y a tout juste six mois. Les analyses montrent que le patient a perdu du poids et qu’il doit passer des examens approfondis.

« Les patients âgés sont en droit de profiter de ce qu’offrent les implants et la dentisterie régénérative, de la même manière que les patients plus jeunes. »

Les patients âgés sont en droit de profiter de ce qu’offre la dentisterie moderne, de la même manière que les patients plus jeunes. Les implants sont vraiment utiles chez les patients âgés, p. ex., pour la stabilisation des prothèses complètes amovibles. Nous savons aussi que l’ostéointégration peut se faire à un âge avancé. En effet, les taux de survie des implants sont très bons – sur une période d’observation de 10 ans, 9 implants sur 10 sont toujours en place.¹ L’âge en soi n’est pas un facteur limitant pour le traitement implantaire. Rien ne limite non plus l’utilisation de biomatériaux pour réduire la morbidité.

Quand l’implant n’est pas le premier choix.

Une maladie ou les effets secondaires d’un traitement sont parfois des contre-indications pour le traitement implantaire. Le cancer seul n’est pas une contre-indication. Mais s’il est traité par radiothérapie ou chimiothérapie, ou si le patient suit un traitement base de bisphosphonates pour traiter des métastases osseuses, l’implant n’est pas la meilleure option.

De même, je ne recommande pas les implants en cas de troubles cognitifs et de détérioration associée de la coordination motrice. La maladie Alzheimer et la démence sont progressives, et nous ne disposons d’aucun traitement pour ces maladies. Nous devons donc proposer des solutions de conservation appropriées, p. ex., par des prothèses collées. Cela peut être moins confortable et moins agréable, mais en fin de compte,

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nous sommes en mesure de maintenir une hygiène bucco-dentaire appropriée du patient. En effet, en cas d’hygiène insuffisante, il peut y avoir accumulation de biobilm bactérien et risque de pneumonie d’inhalation. Chez les personnes âgées, l’hygiène bucco-dentaire a un rôle préventif sur la mortalité due à la pneumonie.²

Le taux de complications augmente avec le déclin de la dextérité.

Nous savons que les risques de complications chez les personnes âgées sont similaires à ceux des patients plus jeunes tant que les patients peuvent s’occuper de leur hygiène en toute indépendance.¹ Les risques augmentent lorsqu’ils n’en sont plus capables. Dans ce cas, nous devons accompagner nos patients dans cette phase de déclin de leurs fonctions, p. ex., en leur proposant des prothèses moins sophistiquées et en simplifiant la conservation étape par étape. Par exemple, lorsque le patient n’est plus en mesure de nettoyer sa prothèse fixe, nous pouvons changer pour une prothèse amovible, éventuellement avec des attaches par barres ou crochets. Si la dextérité manuelle continue à décliner, nous pouvons changer le pilier pour un système d’attache par boule ou aimants, et si le patient est trop fragile, il peut être plus prudent d’enlever le pilier, de combler le composant avec un rebasage provisoire et de prescrire des adhésifs pour dentiers.

L’observance et le paradoxe de la dentisterie gériatrique.

Les patients âgés sont les clients rêvés de tout chirurgien-dentiste. Ils sont ponctuels, ils ont le temps pour les visites de contrôle, et la blouse blanche leur inspire toujours cette confiance absolue, ce qui signifie qu’ils prennent les conseils des professionnels de santé très au sérieux. Et ils peuvent aussi être moins exigeants que les patients plus jeunes. Nous appelons cela le « paradoxe de la dentisterie gériatrique », c’est-à-dire, des patients qui acceptent mieux les situations que le chirurgien-dentiste considère comme insatisfaisantes ou nécessitant un traitement urgent. Cette attitude peut créer une divergence entre le traitement et la demande. Néanmoins, l’incapacité du patient à suivre nos instructions en raison du déclin de leur dextérité de leurs fonctions ou cognitif ne doit pas être considéré comme de la « non-observance. » Au-delà de 90 ans, un patient sur trois peut être atteint de démence. Même si nous pouvons en identifier les premiers signes, le diagnostic doit être confirmé par un spécialiste. Et pourtant le diagnostic est important, car il peut avoir de grandes conséquences sur la planification de notre traitement. Il peut se passer environ 6 à 8 ans entre le moment où la démence est diagnostiquée et le décès, et vers la fin, le patient peut ne plus être capable de respecter les mesures d’hygiène ou les traitements dentaires. C’est la raison qui explique pourquoi l’on trouve le plus grand nombre de caries non traitées ou de maladies parodontales, une prévalence de perte de dents plus élevée et aussi plus de difficultés à utiliser les prothèses chez les patients atteints de démence.

Nous ne pouvons pas laisser ces patients seuls.

La déontologie nous oblige à suivre ces patients et à nous assurer qu’ils ont accès aux soins et à l’hygiène bucco-dentaire. Étant donné qu’ils consultent généralement leur médecin plus souvent que leur chirurgien-dentiste, les médecins et aussi les membres de la famille peuvent aider à identifier les problèmes. Nous avons besoin de soutien pour le dépistage primaire, et il est facile de former les proches pour surveiller le patient ou l’aider lorsqu’il devient de moins en moins indépendant. La plupart des patients viennent au cabinet accompagnés d’un fils, d’une sœur ou d’un partenaire qui est peut-être plus en forme. Nous formons ces « soignants » à la supervision de l’hygiène

Écoutez le podcast et l’entretien avec le Prof. Müller « Tout ouïe sur la régénération ».

« Les risques de complications sont similaires à ceux des patients plus jeunes tant que les patients peuvent s’occuper de leur hygiène en toute indépendance. »

Les patients âgés peuvent être moins exigeants que les patients plus jeunes, et ils acceptent mieux les situations que le chirurgien-dentiste considère comme insatisfaisantes ou nécessitant un traitement urgent.

bucco-dentaire ou à la manipulation des prothèses dentaires, et nous leur indiquons les points faibles et les problèmes majeurs, ainsi que ce qu’ils doivent faire lorsqu’ils se produisent.

La dentisterie numérique est l’avenir.

De toutes les avancées techniques, c’est la dentisterie numérique qui a eu le plus grand impact sur la gérodontologie en permettant l’accès à un plus grand nombre de patients dans les zones rurales et les établissements. Les cas cliniques peuvent être documentés et envoyés au centre de diagnostic ou d’aide. Les flux de travail sont beaucoup plus rapides et permettent de réduire le temps d’attente. Grâce aux scanners intra-oraux, le temps passé sur le fauteuil est beaucoup plus agréable pour les patients qui ont peur de la prise d’empreinteet qui redoutent de bâiller ou de vomir.

Et en fin de compte, nous pouvons fournir au patient une prothèse rentable qui est très similaire aux prothèses premium. Les prothèses imprimées en 3D sont polyvalentes, accessibles et comparables aux prothèses fraisées entièrement amovibles.³ Dans une étude croisée, randomisée en double aveugle, nous avons demandé à des patients quelle prothèse ils préféraient garder, la prothèse imprimée en 3D ou la prothèse fraisée, les deux options ne leur coûtant rien. La prothèse fraisée a nécessité plus d’ajustements et donc de temps passé sur le fauteuil. Les professionnels ont également pu observer des différences, et ont établi que la prothèse imprimée n’était pas aussi esthétique. Mais il était amusant de constater que les patients appréciaient les deux prothèses tout autant l’une que l’autre.

Nous pouvons enregistrer les fichiers de prothèse imprimée sur un ordinateur et la réimprimer en cas de perte dans le centre de soins, ce qui arrive assez souvent. Le prix est également attractif. D’après des données provenant de Suisse, le coût d’impression représente un tiers de ce que facturerait un prothésiste dentaire. Le patient fait donc des économies en utilisant les techniques de CAD/CAM. Et dans un futur proche, lorsque le prix continuera de baisser, la technologie traditionnelle de rebasage sera plus coûteuse que le fraisage d’une nouvelle prothèse.

L’esthétique est importante à tout âge.

Nous avons réalisé une étude hypothétique, où nous avons posé la question suivante à une cohorte de jeunes patients et de patients âgés : « Si vous aviez un dentier, voudriez-vous qu’il ressemble à vos dents actuelles ou profiteriez-vous de l’occasion pour avoir des dents d’un blanc éclatant ? »⁴ Les résultats étaient étonnamment similaires. Les deux tiers de chaque groupe souhaitaient avoir une apparence naturelle correspondant à leur âge, et un tiers ont déclaré qu’ils choisiraient des dents blanches alignées comme un collier de perles. Et l’esthétique est le point sur lequel les patients doivent toujours avoir le dernier mot !

Les patients âgés ont toujours des anecdotes à raconter.

Chaque moment passé avec eux est unique et inoubliable. Je me souviens d’un de mes patients qui avait une prothèse dentaire implanto-portée qu’il ne pouvait pas insérer facilement depuis son AVC. Après quelques ajustements, j’ai réussi à placer la prothèse facilement. Il m’a regardé et m’a dit : « ouah, si vous continuez à bien travailler comme ça, un Références jour vous serez quelqu’un ! » 1 Srinivasan M, et coll. Clin Oral Implants Res. 2017; 28(8):920-30. (étude clinique)

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3 Sjögren P, et coll. J Am Geriatr Soc. 2008; 56(11):2124-30. (étude clinique) Srinivasan M, J Dent. 2021; 9:103842. (étude clinique)

4 Hartmann R, Müller F. Gerodontology. 2004; 21(1):10-6. (étude clinique)

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