Exils et sacrifices, Sidi Larbi Cherkaoui et Kornél Mundruczó racontent
La soprano Aleksandra Kurzak : « J’adore mourir en scène »
L’équipe d’Operalab rêve l’opéra du futur
Exils et sacrifices, Sidi Larbi Cherkaoui et Kornél Mundruczó racontent
La soprano Aleksandra Kurzak : « J’adore mourir en scène »
L’équipe d’Operalab rêve l’opéra du futur
Découvrez nos abonnements dès CHF 29.- par mois >
Ce numéro du Magazine du Grand Théâtre est consacré aux sacrifices identitaires. Ce thème est principalement inspiré par Ihsane, la prochaine création du directeur du Ballet du Grand Théâtre, Sidi Larbi Cherkaoui. Ihsane, en arabe, signifie un idéal de bienveillance et de bonté. Le chorégraphe y remonte à ses racines marocaines, en particulier à Tanger dont son père était originaire avant d’émigrer en Belgique où il a épousé une Flamande. Nous avons donc demandé à Sidi Larbi Cherkaoui ce que représentait ce thème identitaire aujourd’hui si sensible (page 24). De quoi nos identités sont-elles faites ? D’une origine, d’un genre, d’une religion, d’une culture, d’une langue, d’une profession, d’un statut social, de choix et d’accidents de vie, de goûts et de couleurs ? Nous sommes multiples, complexes et en cela singuliers : aucune identité n’est identique à celle du voisin. Les combats pour la liberté, au cours de l’histoire, ont souvent eu pour objectif de conquérir le droit à cette complexité, contre les entraves que les traditions, les religions ou les pouvoirs ont voulu lui imposer. Les principes d’émancipation qui ont porté les Lumières, au XVIIIe siècle, et avec elles l’esprit démocratique, ont eu pour conséquence de nous rendre le pouvoir de construire plus librement notre identité. Bien sûr, l’histoire violente souvent cette liberté. Combien d’exilés, hier comme aujourd’hui, auront dû reconstruire leur vie sous des climats, dans des sociétés, avec des langues nouvelles, les obligeant à des tensions si douloureuses ? Nous en trouvons l’écho dans l’image de ces Russes qui, comme dans l’opéra Fedora qu sera présenté en fin d’année, ont choisi la fuite, qu’ils aient été hier chassés par les bolchéviques ou aujourd’hui par leur opposition à la guerre de Poutine (page 30). Nous en percevons le caractère plus contemporain chez le metteur en scène Kornél Mundruczó, qui mettra en scène l’opéra Salomé : il dit dans ce numéro pourquoi il a quitté la Hongrie pour Berlin, la pression que le régime de Viktor Orbán fait peser sur la vie culturelle rendant son travail impossible. (page 34).
Entre deux sacrifices, celui de sa terre et celui de son art, Mundruczó a tranché. Mais c’est toujours au prix d’une souffrance difficilement réparable. Le sacrifice identitaire s’exprime le plus souvent par une perte, synonyme de rupture profonde avec l’héritage familial ou communautaire. Mais le sacrifice identitaire ne touche pas que des minorités. Les réseaux sociaux imposent leurs normes avec une telle force aujourd’hui que de nombreuses personnes s’y conforment pour correspondre à des identités devenues mondialisées. Dans toute situation, le sacrifice identitaire provoque un dilemme. Comment être soi sans être rejeté par l’autre ? Comment s’aligner sur les standards sociaux sans se renier ? L’équilibre entre le désir de s’intégrer et celui de sauvegarder son authenticité devient souvent un enjeu majeur. À cet égard, il est bon d’entendre Sidi Larbi Cherkaoui, qui a su s’affranchir, non sans effort, d’une enfance marquée par l’effacement de sa personnalité. Des sacrifices ? Il n’a jamais cessé d’en faire, enfant, pour être accepté. Dissimuler sa part marocaine dans l’univers flamand, son homosexualité dans un environnement hétéronormé, voire homophobe. Puis, à la fin de l’adolescence, il a relevé la tête, construit son chemin artistique, affirmé sa singularité. Ses identités multiples, aujourd’hui, dialoguent en lui. Mais il n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il les oublie. Devenir soi, sans plus devoir combattre : on souhaite à chacun de toucher à ce bonheur.
Bonne lecture !
Jean-Jacques Roth
Rédacteur en chef de ce magazine, Jean-Jacques Roth a travaillé dans de nombreux médias romands. Il a notamment été rédacteur en chef et directeur du Temps puis directeur de l’actualité à la RTS avant de rejoindre Le Matin Dimanche, où il a dirigé le magazine Cultura. Il a entre autres consacré deux ouvrages au Grand Théâtre.
Édito 1
Par Jean-Jacques Roth
Mon rapport au sacrifice 4
Caroline de Cornière, « Il n’y a pas d’âge pour être libre »
Ailleurs 6
Jukka-Pekka Saraste à Helsinki, musique capitale
Portrait 12
Aleksandra Kurzak, « J’adore mourir en scène »
Portrait de couverture
Les photos de couverture de cette saison du Grand Théâtre Magazine sont réalisées par Diana Markosian. Ce sont ses images qui illustrent également les programmes et les affiches de la saison. Américaine d’origine arménienne née à Moscou, Diana Markosian collabore à de grandes revues américaines et son livre Santa Barbara raconte la fracture originelle de son enfance, qu’elle tente de réparer à travers son appareil photo.
© Diana Markosian
En coulisses 16
« Das Licht ! Das Licht ! Oh, dieses Licht »
Interview 18
Arnaud Bernard, L’opéra comme au cinéma
Reportage 39
OPÉRALAB, rêver l’opéra du futur
Rétroviseur 42
Mouvement culturel 44
Tanger, l’éveil créatif
Agenda 48
Le directeur du Ballet du Grand Théâtre, Sidi Larbi Cherkaoui, évoque sa double filiation marocaine et belge, et les autres conflits identitaires auxquels il a été confronté dans son parcours. © Thomas Vanhaute
Sacrifices identitaires 22
Sidi Larbi Cherkaoui, « Il y a des sacrifices que je ne voulais pas faire » 24
Wilde, au nom de l’amour 28
Exils russes, hier et aujourd’hui 30
Kornél Mundruczó, Tout donner, sans rien sacrifier 34
Olesya Golovneva, Entre érotisme et pureté
36
Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Le Temps, Collaboration éditoriale Le Temps
Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Jean-Jacques Roth Édition Florence Perret
Comité de rédaction Aviel Cahn, Karin Kotsoglou, Jean-Jacques Roth Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim
Maquette et mise en page Simone Kaspar de Pont Images Anastasia Mityukova (Le Temps ) Relecture Patrick Vallon
Impression Moléson Impressions, imprimé sur papiers certifiés FSC issus de sources responsables avec des encres bio végétales sans colbalt Promotion GTG Diffusion 2000 exemplaires + diffusion numérique sur www.letemps.ch Parution 4 fois par saison
À la tête de la compagnie genevoise C2C, la chorégraphe danse et dit le corps des femmes, le passage des âges, la maternité et la sororité. Si le sacrifice est le fil rouge de la saison 2024-2025 du Grand Théâtre, il traverse aussi l’existence de Caroline de Cornière, entre découragements et rage de vivre.
Par Mélanie Chappuis
Photographie par Rebecca Bowring pour le Grand Théâtre
Magazine
Née à Caen en 1972, Caroline de Cornière suit une formation de danse classique et contemporaine aux conservatoires de Caen puis de Rennes. En 1994, elle obtient une licence de Lettres modernes & Communication à l’Université de Rennes II. Diplômée du CNDC d’Angers en 1995, elle travaille comme interprète avec Joao Fiadeiro à Lisbonne avec Amor o sexo en 1995, avec la Cie Alias à Genève comme danseuse, assistante, costumière et responsable pédagogique. Elle travaille ensuite avec la Cie Neopost Foofwa et la Cie Fabienne Berger. En 2007, elle crée sa propre Cie C2C où elle développe des projets chorégraphiques autour de la question du corps-histoire. Depuis 2018, elle travaille avec l’Association pour la Danse Contemporaine de Genève où elle propose des ateliers corporels en lien avec la programmation. Elle intervient également comme chorégraphe et performeuse à la HEAD et au MUDAC et développe de nombreux projets de community dance.
Mélanie Chappuis est journaliste, chroniqueuse, romancière et dramaturge. Elle a publié à ce jour une quinzaine d’ouvrages, dont huit romans, parmi lesquels La Pythie (éditions Slatkine) et Suzanne, désespérément ( éditions BSN Press ), trois pièces de théâtre, parmi lesquelles L’autre et Après la vague. Collaboratrice régulière à la RTS, elle a notamment produit, réalisé et animé l’émission littéraire Mon Truc en Plumes, en été 2023.
Lorsque je lui téléphone pour lui demander de participer à ce numéro autour du sacrifice, elle éclate de rire, tant elle a voix au chapitre. On se donne rendez-vous le lendemain matin au café des Recyclables, c’est dans le thème également... ne rien rejeter, faire avec, et si on n’arrive pas toujours à en rire, alors enrager, et créer autour de nos colères et nos bouleversements.
Pourquoi cet éclat de rire lorsque je vous ai associée au sacrifice ?
Parce que je venais d’en parler avec une de mes amies. Et nous avions conclu que le problème était qu’on se sacrifiait trop souvent. Comment sortir de cette posture où on endosse tellement de choses qu’on en arrive à s’oublier, en tant que femme en général, en tant que danseuse, du moins lors de mes jeunes années, en tant que mère, pilier de nos enfants, seul pilier dans mon cas. Tout ce temps où on a porté nos enfants, on a sacrifié des choses, forcément.
Lesquelles ?
Je pense à l’espace nécessaire pour se projeter dans une carrière. Ce n’est pas de la faire, car je l’ai faite, ma carrière, par petits bouts, pas à pas, avec des guillemets, des parenthèses, des points de suspension, mais sans avoir cette liberté de me rêver, de me projeter, il y avait ce frottement avec la vie quotidienne, ces choix à faire, en faveur des enfants.
Caroline de Cornière : « Je me suis “sacrifiée” pour être danseuse, à une époque où les danseuses étaient au service, à la disposition des chorégraphes, mais aujourd’hui je me libère en dansant. »
Je me suis séparée quand ma troisième fille avait un an et demi. J’étais toujours dans l’immédiateté, la réaction, la réponse, c’est épuisant nerveusement. Impossible de prévoir deux ans pour faire une nouvelle pièce, pour piocher, se nourrir, se former encore, participer à des colloques, des workshops, des résidences... Il y a aussi, plus concrètement, l’espace physique où se déploient nos corps, c’est comme dans une cuisine trop petite, on est tout le temps en train de buter sur quelque chose, on ne peut pas courir, s’allonger, occuper l’espace ; il n’y a pas d’espace, ou si peu. J’avais de petits espaces, de maigres moyens financiers, de petits projets.
Comment on danse, dans ces conditions ?
J’ai choisi de faire avec mes limites, mes contraintes, j’ai choisi de danser malgré tout, entre des murs plus serrés... Je n’ai pas pu me déployer sur des tournées, créer des réseaux à l’étranger. J’étais dans ma cuisine, tout s’est fait à partir de là. Je pouvais faire des projets ici, au Galpon, et puis au Pavillon de la danse, soudain quelque chose de plus large, car mes trois filles ont grandi et j’ai pu arrêter d’enseigner. Et puis j’ai parié. Je me suis dit, je vais avoir 52 ans, il faut y aller, maintenant ! C’est une dynamique. J’ai plus de temps, je peux être plus proactive, ce qui ouvre des portes. Maintenant on vient me chercher et je peux répondre oui !
50 ans, c’est l’âge où tout peut recommencer, même dans la danse ?
Oui ! Il n’y a pas d’âge pour danser, c’est dans nos têtes, c’est le poids du patriarcat qui vient encore s’immiscer dans nos représentations, mais les choses sont en train de changer. Il ne doit plus y avoir d’âge pour danser, comme il n’y a pas d’âge pour faire l’amour, aller nue dans l’eau, crier dans la forêt, boire des coups avec ses copines. Il n’y a pas d’âge pour être libre, faire ce qu’on aime, et moi c’est quand même à cet endroit-là que je suis le mieux, dans la danse. Juste une main qui se lève, qui se meut, par exemple, c’est si poétique. Lorsqu’on danse, on ouvre bien plus que les bras, on ouvre son cœur, on déploie son énergie, on casse des barrières. Je me suis « sacrifiée » pour être danseuse, à une époque où les danseuses étaient au service, à la disposition des chorégraphes, mais aujourd’hui je me libère en dansant. Mes colères, mes chagrins, j’ai décidé de ne pas les retourner contre moi, sinon je me sacrifie à nouveau. J’en ai fait une force, un truc qui cogne, pour que jaillissent des étincelles joyeuses, comme un feu d’artifice.
Le chef Jukka-Pekka Saraste, qui dirigera l’opéra Salomé au Grand Théâtre, est le produit de l’incroyable fécondité musicale finlandaise. Il possède une île au large d’Helsinki, où il est désormais directeur musical du meilleur orchestre du pays.
Par Jean-Jacques Roth
À Helsinki, tout conduit à la mer. Et la mer, c’est l’horizon de Jukka-Pekka Saraste. Son bateau est amarré au port de Makasiini. Son appartement est à deux pas. Il a pour paysage une immense étendue d’eau parsemée d’îles. En cette fin d’été où nous le rencontrons dans sa ville, les arbres sont encore verts. Une douceur n’a pas quitté l’air, mais le soleil pâlit déjà, la lumière a cette froideur du Grand Nord – Helsinki est la deuxième capitale la plus septentrionale du monde, après Reykjavik. Quelle que soit la météo, et la Finlande ne rigole pas en la matière, Jukka-Pekka Saraste prend le large pour rejoindre une île. Ou plus exactement son île, à deux heures de là. 7 hectares et une seule maison, la sienne, où il se réfugie lorsqu’il ne court par la planète avec son petit clan : sa femme, qui est aussi administratrice de la fondation qu’il a créée pour le mentorat de jeunes musiciens d’orchestre, et leur fils de 8 ans.
La mer est partout à Helsinki, et la plupart des palais officiels longent les quais, ouverts aux promeneurs, aux marchés et aux terrasses de café.
C’est en bord de mer que le chef JukkaPekka Saraste possède un appartement et au port que l’attend son bateau pour se réfugier sur son île. © IMAGO /Wirestock
Ville plate, Helsinki est idéale pour les cyclistes : Jukka-Pekka
Saraste est donc resté fidèle au vélo mécanique, qu’il amarre ici sur l’un des nombreux quais de la ville.
© Akseli Valmunen pour le Grand Théâtre Magazine
La salle de concerts du Musiikkitalo, la cité de la musique d’Helsinki achevée en 2011. Le Musiikkitalo abrite l’Académie Sibelius et les deux principaux orchestres du pays. © Akseli Valmunen pour le Grand Théâtre Magazine
Jukka-Pekka Saraste dans la salle des chefs du Musiikkitalo, où il est depuis deux ans le directeur musical de l’Orchestre philharmonique d’Helsinki, le meilleur du pays.
© Akseli Valmunen pour le Grand Théâtre Magazine
Le buste de Jean Sibelius (1865-1957), géant de la musique finlandaise, dont les œuvres ont eu un rôle majeur pour l’affirmation du sentiment national et l’indépendance du pays en 1917.
© Akseli Valmunen pour le Grand Théâtre Magazine
Jukka-Pekka Saraste en a 60 de plus. S’il est un père tardif, il fut un chef précoce. À 12 ans, il montait sur l’estrade pour diriger l’orchestre de son conservatoire, dans la ville de Lahti. Comme tant d’autres, il est un pur produit de l’excellence musicale finlandaise. Ce pays compte 30 orchestres, la plus grande densité au monde par habitant. Et il aura révélé, depuis soixante ans, la quantité la plus extravagante de grands chefs. Jukka-Pekka Saraste en est l’un des plus éminents, mais on lasserait en énumérant les Finlandais qui écument les postes de premier plan : Santtu-Matias Rouvali, Klaus Mäkelä, Mikko Franck, Esa-Pekka Salonen, Tarmo Peltokoski... Sans oublier toute une génération de femmes en train de gagner elles aussi les grandes estrades, telles Susanna Mälkki, Eva Ollikainen ou Emilia Hoving. Quelle est donc l’explication du miracle ? La passion musicale du pays, d’abord : c’est par les arts que la Finlande, après avoir conquis son indépendance contre la Russie en 1917, a dessiné son identité. Elle eut pour cela deux grandes voies d’expression : la musique, avec le compositeur Jean Sibelius, qui est ici révéré ; et l’architecture, qui fit resplendir Helsinki de tous les styles de l’époque, agrémentant le Jugendstil de motifs illustrant ses récits légendaires. Puis il y eut, après-guerre, la génération d’architectes et de designers grandie à l’ombre d’Alvar Aalto, dont le génie traversé tous les styles, du classicisme nordique au modernisme rationnel, dans les années 1930, en passant par un modernisme plus organique, à partir des années 1940.
Helsinki est faite de toutes ces inspirations, en contrepoint des majestueux édifices du XIXe siècle russe qui lui donnent, autour de sa cathédrale toute blanche, des perspectives dignes de SaintPétersbourg. Mais c’est moins cette richesse qui fascine Jukka-Pekka Saraste que la nature. Lorsqu’on lui demande ce qui est le plus finlandais en lui, alors que nous sommes attablés à un café du port, il doit réfléchir avant de répondre : « La nature et la mer. Les Finlandais ont un attachement très fort à la nature. Cela dit, mon monde, c’est celui où je peux diriger de la musique. Il en est ainsi depuis longtemps. J’ai commencé à diriger à l’étranger à l’âge de 18 ans. »
On en revient ainsi à la précocité de son talent. Mis au piano puis au violon dans l’enfance, après que son grand-père musicien eut détecté son oreille absolue et sa disposition musicale, il bénéficie à Lahti de cet enseignement qui permet aux jeunes apprentis chefs de diriger un bon orchestre dans leur conservatoire. Ensuite, à l’Académie Sibelius d’Helsinki, il a été accepté dans la pépinière de Jorma Panula. Nom mythique ! Ce maître aura formé l’essentiel des chefs finlandais, et laisse derrière lui l’empreinte d’un sorcier.
« La Finlande, pour moi, c’est la nature et la mer. Mais mon monde, c’est la musique que je dirige partout.»
Mais quel était donc le secret de ce gourou du Grand Nord ? « Il avait des méthodes très progressistes, répond Jukka-Pekka Saraste. Dès les années 70, il nous enregistrait en vidéo. C’est une excellente manière de corriger ses défauts. Et nous avions parmi les membres de l’orchestre quelques musiciens très confirmés : leurs critiques nous permettaient de nous améliorer. Et puis, si Panula était assez froid en cours, nos conversations amicales en dehors des leçons étaient inestimables. Il nous a appris une manière sans doute assez commune aux chefs finlandais : arriver très bien préparé devant les musiciens et agir en conséquence, sans trop faire de discours. » Jukka-Pekka Saraste est réputé pour son style de direction rigoureux, fait de clarté et de transparence. Aucun bluff chez lui. Mais une détermination qui déjoue l’impression de calme que pourrait donner la réserve qui transparaît dans sa voix et jusque dans son sourire. « La caractéristique d’un bon chef, c’est la motivation. L’autorité vient de là. Il faut savoir exactement comment on veut que l’œuvre soit jouée. Il faut aussi sentir les flux d’énergie qui traversent un orchestre pendant une répétition, et savoir en tirer profit. Et parler le moins possible ! Après 15 secondes, les musiciens ne vous écoutent plus. » Et musicalement, où est sa ligne de force, la signature de son style ? « C’est la longue ligne. On doit entendre où la musique conduit. » C’est particulièrement vrai dans les répertoires touffus dont il s’est fait une spécialité : les grandes symphonies romantiques et post-romantiques, de Brahms à Bruckner, de Mahler à Chostakovitch. Richard Strauss, aussi, dont il dirigera à Genève Salomé, cette fureur en un acte qu’il n’a encore jamais dirigée en intégralité. « J’ai dirigé peu d’opéras jusqu’à présent, mon planning m’obligeait à être très sélectif. J’ai maintenant envie de m’y consacrer davantage. Anticiper la respiration des chanteurs, c’est autre chose que diriger une œuvre orchestrale. » Mais son socle, sa colonne vertébrale, c’est bien sûr Sibelius. À son propos, Saraste est intarissable. On bifurquerait loin en le suivant sur les traces de ce compositeur qui fut flamboyant, au début du siècle dernier, courant l’Europe à la rencontre de ses plus illustres collègues, avant de se retirer, longtemps miséreux, dans une propriété isolée au nord d’Helsinki devenue musée. Dépressif et suicidaire à ses heures les plus sombres. Il s’y est éteint en 1957, à l’âge de 92 ans. Saraste venait de naître…
De Sibelius, Jukka-Pekka Saraste a dirigé les sept symphonies un nombre incalculable de fois (il en a fait un enregistrement de référence), sans compter bien sûr les poèmes symphoniques qui sont en Finlande autant d’hymnes nationaux – Finlandia aura symbolisé l’esprit de résistance face au suzerain russe, comme le chœur de Nabucco celui des patriotes italiens du Risorgimento.
« Sibelius est un géant qui est arrivé à maturité en même temps que l’indépendance du pays. Sa musique a contribué à fédérer la Finlande, elle lui a donné une confiance énorme. »
Il en parle encore lorsque nous quittons le port autour duquel se dressent plusieurs des monuments majeurs de la ville : le Palais présidentiel, l’Hôtel de Ville, le Musée national, avec en surplomb la cathédrale Ouspenski, la plus grande église orthodoxe européenne hors de la Russie – et construite par les Russes au XIXe siècle. JukkaPekka Saraste traîne son vélo avec lui, il doit ensuite filer à un rendez-vous. Électrique, le vélo ? « Pas nécessaire, la ville est très plate… » Il s’amuse de sa tenue, jogging et baskets siglés ON Running : « Je fais très suisse, n’est-cepas ? », en allusion à la marque dont Roger Federer est l’icône et actionnaire. Quand on lui dit que les conditions de production de la Cloudneo, révélées par une enquête de « Temps présent », entament un peu l’image de l’équipementier, il fait la grimace. On ne plaisante pas avec ce genre de choses dans les pays du Nord. Il ne faut que quelques dizaines de minutes de marche pour remonter au centre-ville, autour de la gare dont les Finlandais estiment qu’elle est la plus belle d’Europe. À peine plus loin, on gagne un grand parc, face au Parlement, où se concentrent quelques-uns des plus grands bâtiments culturels de la ville. Il y a là le Musée d’art moderne Kiasma et la fabuleuse bibliothèque Oodi, grande coque de bois évoquant l’embarquement pour la culture, où l’on ne trouve pas que des livres, mais en accès gratuit des instruments de musique et des studios de répétition, des salles de conférence avec écrans géants, des cabines de travail, des machines à coudre, des imprimantes de toutes dimensions, 3D incluse. Et puis, trônant dans un écrin de verre, il y a le Musiikkitalo, le Palais de la musique. Cette construction aura mis vingt ans à se faire, son inauguration date de 2011. C’est un palais où de vastes espaces accueillent le visiteur, avec ses cafétérias. On peut y voir de partout la salle de concert de 1700 places, construite en cuvette et fermée par des baies vitrées. Ce centre a coûté 166 millions d’euros, soit deux fois moins que le devis de la Cité de la musique refusé à Genève par les citoyens. Mais il représente ce qu’elle aurait pu être : un lieu fédérateur des forces musicales de la ville, avec l’Académie Sibelius (son conservatoire supérieur) et ses deux formations principales, l’Orchestre de la radio finlandaise et l’Orchestre philharmonique d’Helsinki.
Jukka-Pekka Saraste se réjouit d’un tel équipement, dont l’acoustique est idéale. Depuis l’an dernier, il est devenu directeur musical du Philharmonique, la meilleure formation du pays, bouclant ainsi une boucle : jeune, il fut violoniste dans les rangs de l’autre orchestre maison, celui de la radio, avant de devenir assistant du chef d’alors, puis d’en prendre les rênes pendant quatorze ans, de 1987 à 2001. Entretemps, la carrière de Jukka-Pekka Saraste a traversé les continents. Il a été le patron des orchestres de Toronto, de Cologne et d’Oslo, sans compter les postes de chef principal à travers le monde. Ni les festivals qu’il a créés dans son pays, ni l’orchestre de chambre qu’il a fondé, ni sa fondation de mentorat… Quant à ses enregistrements, innombrables, ils ont souvent reçu des distinctions internationales, notamment l’une de ses intégrales des neuf symphonies de Beethoven, un compositeur auquel il revient toujours.
Pourtant, tout n’est pas rose aujourd’hui au pays de la musique. Le gouvernement, passé à droite toute, menace de réduire l’éducation musicale et artistique à l’école, qui est un pilier de la culture du pays. « C’est une bataille, aujourd’hui », remarque Saraste d’une phrase lapidaire. « Nous sommes un peuple très indépendant mais très individualiste. Cela crée une atmosphère propice à la création et à l’épanouissement de fortes personnalités. Je me bats pour que cela reste ainsi. Mais vous savez, nous avons connu tellement de guerres… Je ne suis pas trop inquiet. Je crois qu’il y a une vision très partagée dans ce pays de ce qu’il doit être. »
L’heure a tourné, le prochain rendez-vous nous vole Jukka-Pekka Saraste. Combien de vies parvient-il à vivre avec autant d’activités, d’orchestres, de responsabilités, d’initiatives, de projets ? Il y a chez lui ce qu’on trouve chez tant de Finlandais : une manière d’être au monde sereine mais inflexible, qui a donné au peuple le fameux « sisu ». Un terme intraduisible qui désigne un mélange de ténacité et de bravoure. Une forme particulière de résistance à l’adversité. Une force d’âme, une disposition au courage. C’est ainsi que le pays repoussa, à un contre cinq, l’armée soviétique que Staline lança contre lui en 1939, gagnant la guerre d’Hiver. C’est ainsi qu’il est chaque année, depuis 2018, désigné par l’ONU comme le pays où il fait le mieux vivre au monde. Alors, quand Jukka-Pekka Saraste parle de sa « motivation très forte » à faire jouer la musique comme il l’entend, on comprend que sous son flegme, il tient fermement l’épée blanche du sisu.
Au Grand Théâtre de Genève Salomé Du 22 janvier au 2 février 2025 www.gtg.ch/salome rdv.
La bibliothèque
Oodi, proche du Palais de la musique et du Musée d’art contemporain, offre à Helsinki un de ses plus beaux bâtiments contemporains.
Plus qu’une simple bibliothèque, c’est un lieu de rencontre pour la créativité, l’apprentissage et la détente. On peut y coudre, faire des impressions 3D, jouer de la musique ou faire une visioconférence gratuitement !
© IMAGO/Schoening
Pour Jukka-Pekka Saraste, l’autorité d’un chef sur son orchestre vient de sa motivation : il doit savoir exactement ce qu’il veut, et agir plutôt que parler.
« Après 15 secondes, les musiciens n’écoutent plus ce que vous dites ».
© Akseli Valmunen pour le Grand Théâtre Magazine
La cathédrale Ouspenski, la plus grande église orthodoxe en dehors de la Russie, témoigne de l’importance de l’héritage russe dans le pays. © Akseli Valmunen pour le Grand Théâtre Magazine
Française et Genevoise, journaliste et diplômée de piano au Conservatoire de Neuchâtel, Sylvie Bonier a enseigné l’instrument à Genève et collaboré à différentes parutions et radios en France, ainsi qu’à Espace 2 Elle a assuré pendant 40 ans la chronique musicale de la Tribune de Genève puis du Temps, auquel elle continue de collaborer occasionnellement.
La soprano polonaise aborde Fedora pour la première fois au Grand Théâtre de Genève, avec son mari Roberto Alagna dans le rôle du comte Ipanov.
La vie de l’artiste est une
longue histoire musicale.
Par Sylvie Bonier
Vingt-cinq ans de carrière et plus de 70 rôles à son actif : Aleksandra Kurzak arpente le répertoire lyrique depuis un quart de siècle avec une gourmandise inextinguible. « Je n’en reviens toujours pas d’avoir pu, comme ma mère, passer sans heurts de la Reine de la nuit à Tosca. Nous avons des voix miraculeusement malléables et durables. »
Son caractère entier, idéaliste et perfectionniste n’est non plus pas étranger au développement de sa carrière et à sa santé vocale.
La chanteuse, volubile et sincère, répond aux questions dans un français parfait. Elle se trouve à New York où elle est venue chanter Tosca de Puccini. « C’est mon rôle fétiche, j’ai fait mes débuts au Met il y a juste vingt ans dans Olympia des Contes d’Hoffmann d’Offenbach, et ce sera mon centième spectacle. »
Le triple événement est très important pour elle. En attendant la première, Aleksandra Kurzak se prépare, inlassable. « La voix est notre deuxième moi. On vit pour elle, à travers et par elle. Il faut en prendre soin de façon incessante. Cela coupe d’une
certaine vie sociale. Soirées tardives, stress, bruit, agitation, trop parler, manger ou boire de l’alcool, n’est pas fait pour les chanteurs. »
Son mari, le ténor Roberto Alagna, suit les mêmes consignes. Ce n’est pas pour autant qu’elle a choisi, après un premier époux baryton, de partager son existence avec des artistes lyriques. « La vie s’est chargée de mes choix. Les études, les rencontres sur scène et le milieu du travail m’ont comblée à tous les niveaux. »
Ensemble depuis 2012, et parents d’une petite Malena âgée de 10 ans, la soprano polonaise et le ténor français se retrouveront en décembre sur la scène du Grand Théâtre de Genève où Aleksandra Kurzak incarnera pour la première fois Fedora, rôle-titre de l’opéra d’Umberto Giordano. Roberto Alagna sera le Comte Loris Ipanov, qu’il a déjà endossé une fois.
Partager le plateau en couple peut sembler risqué. Pas pour eux, chacun ayant son propre tempérament et n’intervenant pas sur la partie de l’autre. « Nous nous préparons séparément et ne parlons jamais de notre travail à la maison, ni sur scène, sauf à partager parfois des impressions sur la mise en scène, par exemple. »
Aleksandra Kurzak n’en revient pas d’avoir passé de la Reine de la nuit à Tosca, son rôle fétiche.
Volubile, sincère et parfois explosive, la soprano chante comme elle respire.
© IMAGO
« Nous n’avons pas besoin des conseils de l’autre. Nos caractères sont trop différents. Je suis entière, directe et frontale. Parfois explosive. Roberto m’appelle son Etna. Lui est plus nuancé, et diplomate. Sur le plateau, chacun plonge dans son rôle de façon absolue. Nous sommes les personnages, nous ne les interprétons pas. Roberto est très créatif, artiste, imaginatif, et moi plus concrète, organisée et forte. » Leur rapport différent au chant vient aussi de leur expérience et de leur parcours de vie. « Roberto a le chant dans son sang. Il est né dans une famille de chanteurs amateurs. Accéder à la scène et en faire sa profession est pour lui comme un miracle. Il considère l’art lyrique comme quelque chose de divin. De mon
côté, j’ai grandi dans un milieu d’artistes et de musiciens professionnels. C’était ma vie quotidienne. J’ai toujours voulu monter sur scène, cela relevait de la normalité pour moi. »
Aleksandra Kurzak nage en effet dans le bain musical depuis avant sa naissance. Sa mère est une excellente chanteuse et son père est corniste. Ils travaillent tous deux en Pologne, à l’Opéra de Wrocław. Aujourd’hui, le père enseigne à l’Académie de musique. Les deux musiciens soutiennent, accompagnent, encouragent et laissent s’exprimer les talents précoces de leur petite fille tout en la protégeant des pièges du métier.
À 7 ans, Aleksandra commence le violon qu’elle pratique une douzaine d’années, ainsi que le piano. Cette formation instrumentale lui offre des atouts supplémentaires pour étayer ses qualités vocales naturelles. L’enfant suit ses géniteurs à l’opéra, gambade dans les coulisses et assiste aux répétitions. Curieuse et passionnée, elle fait feu de tout bois.
« Je récupérais sur le plateau les bijoux tombés des costumes et je reproduisais ensuite à la maison les spectacles et tout ce que j’entendais. Je vivais dans un univers merveilleux. »
Elle chante comme elle respire. Tous s’accordent à lui reconnaître une disposition incroyable. Mais les aînés veillent sur leur fille unique. Un soir, le chef d’orchestre d’un concert où chantait la mère d’Aleksandra entend une voix entonner les airs du spectacle dans la chambre contiguë à l’hôtel. Lorsqu’il apprend que c’est une enfant, ahuri, il propose immédiatement de lui faire enregistrer un disque.
Mais les parents s’y opposent pour lui éviter un parcours d’enfant prodige qui pourrait nuire à son développement, tant personnel qu’artistique.
Aleksandra fera peut-être un jour ce métier mais rien ne presse, elle aura une vie « normale ».
Elle étudie à l’Académie de Wrocław et la Hochschule de Hambourg, puis elle passe sept ans dans la troupe de l’opéra de la ville allemande. Sa mère lui enseigne tout et la coache finement. « Elle a été une excellente professeur. Un événement l’a beaucoup marquée : lorsque je suis venue au monde un mois avant terme et que les médecins lui ont dit que je ne vivrais peut-être pas, elle a prié qu’on lui prenne sa voix si ça pouvait me sauver. Après ma naissance, elle n’a plus pu chanter pendant deux ans. Elle s’est reconstruite pas à pas avant de retrouver la scène. Cette expérience a approfondi sa pédagogie. Je lui dois tout, ainsi qu’à mon père. »
Le rôle de Suzanne dans Les Noces de Figaro, de Mozart, lance la carrière de la jeune chanteuse, qui se trouve aux côtés de sa mère incarnant la Comtesse
dans le même ouvrage. C’était dans sa ville de, et Aleksandra avait 21 ans. Elle explore ensuite Mozart, la musique baroque, le bel canto et les rôles légers ou piquants à l’Opernstudio de Hambourg où elle ouvre sa palette vocale. Dans cette maison de répertoire, qui affiche un à plusieurs titres quotidiens, la jeune femme forge sa culture lyrique, sa voix et son sentiment d’appartenance à une communauté musicale. Parmi les titres qui ont balisé sa carrière, L’elisir d’amore de Donizetti tient une place particulière. C’est en effet dans une production londonienne de 2012 qu’elle y rencontre Roberto Alagna. « J’étais évidemment très intimidée de chanter avec une star de sa renommée, mais lorsque nous nous sommes trouvés sur scène, ça a cliqué immédiatement. Et d’une façon totalement naturelle. »
Le philtre opère et le couple se produit ensuite régulièrement ensemble, avec un même souci de la clarté de prononciation. « Celle de Roberto est légendaire, et je suis très sensible à cette dimension. La pureté de diction est plus facile pour les hommes, car l’articulation des mots vibre mieux dans le médium et le grave. En voix de tête, dans l’aigu, on perd de la netteté. Il s’agit donc d’équilibrer les registres entre la brillance et la tension des notes hautes, et la rondeur et la largeur des plus basses. »
Le temps passant, le timbre et la technique s’approfondissant, les rôles dramatiques se multiplient. La chanteuse se trouve aujourd’hui à son meilleur dans les destins tragiques de femmes sacrifiées, avec comme compositeur d’élection Puccini, dont elle a enregistré en 2018 un disque d’airs avec son époux : Puccini in Love.
Une rencontre en 2012 et le philtre opère entre Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak. Depuis, le couple se produit régulièrement ensemble même s’il se prépare séparément : « Nous ne parlons jamais de notre travail à la maison ». © Aurore Maréchal / ABACAPRESS
Parmi ses rôles favoris, Violetta de La Traviata, Tosca, Butterfly, et Liù dans Turandot, notamment, l’enchantent. « J’adore mourir en scène. À ce moment, la musique atteint une intensité et une beauté exacerbées. Cela donne un sentiment d’une puissance incroyable, qu’on ne peut vivre que dans cette situation, chaque soir de représentation. Et puis se relever de la mort pour revivre à nouveau, c’est quelque chose de fabuleux ! »
Quant à ces destins de femmes torturées par les sentiments et le sort, « ils dessinent en fait un portrait assez juste de la capacité féminine à aller jusqu’au bout de soi ».
Pour sa nouvelle prise de rôle genevoise, il lui faut bien sûr plus de temps que pour des ouvrages qu’elle connaît pour les avoir abondamment entendus ou chantés. Elle a commencé à travailler Fedora en septembre, partition en main et elle l’écoute assidûment pour se familiariser avec l’œuvre. Trois mois d’imprégnation ne sont pas de trop pour entrer dans le personnage, connaître chaque note, inflexion et intention par cœur, en s’accompagnant au piano. Le rapport du texte et de la musique sont essentiels. « Je parle cinq langues et trouve qu’on ne peut véritablement bien incarner un personnage sans en connaître la langue et la culture. C’est fondamental pour la clarté et la justesse de l’interprétation dramatique. Je suis impatiente de chanter bientôt avec l’Orchestre de la Suisse Romande après les répétitions au piano, car la part instrumentale est très large dans cet opéra. L’écriture est charnelle, intense, lyrique et expressive. Je ne pourrai trouver véritablement ma place qu’à ce moment-là. »
Genimus escid ut es etur, que autas sitias mo blate nullab is cuptatem consere hendebit, te pa dolorem siminci umquiatis ipis adis quidi tem quaeped min cusant
Quant à l’histoire, elle la fascine. « Cette femme trompée qui finit par aimer l’assassin de celui qui devait être son mari, et se suicide en apprenant les morts qu’elle a provoquées, par vengeance et ignorance, c’est terrible. Je suis en train de tomber amoureuse de cet opéra et de son héroïne. »
Du 12 au 22 décembre 2024 www.gtg.ch/fedora rdv.
Au Grand Théâtre de Genève Fedora
Salon d’Art moderne et contemporain, du 30 janvier au 2 février 2025, Palexpo
On a suivi Simon Trottet, chef du service éclairage du Grand Théâtre, dans les coulisses de Tristan & Isolde. Une rencontre qui met en lumière… la lumière elle-même.
Par Tania Rutigliani
Photographie : Carole Parodi pour le Grand Théâtre Magazine
Musicologue et historienne de l’art de formation, Tania Rutigliani s’est spécialisée en gestion de projets dans le domaine lyrique, orchestral et culturel. Elle a travaillé pour de nombreuses institutions telles que le Verbier Festival, OperaLab.ch, le Grand Théâtre et la Comédie de Genève.
Août au Grand Théâtre. Après le calme de l’été, le plateau a repris vie aux sons de Wagner et de son monument à l’amour : Tristan & Isolde. Cet opéra est une conversation entre le jour et la nuit, une histoire où l’ombre et la lumière sont des entités presque aussi palpables que chacun des personnages. En l’occurrence, « presque palpable » est, dans ce cas précis, un doux euphémisme. En effet, le metteur en scène Michael Thalheimer et son scénographe Henrik Ahr ont donné vie à ce concept de manière originale : l’essentiel de la scénographie est un immense mur de lumière mobile. Un mur de lumière mobile, concept technique qui aurait pu effrayer plus d’un chef électricien. Mais Simon Trottet « en a vu d’autres » et se réjouit même de décortiquer techniquement cette idée, et trouver des solutions pour lui donner vie. Son équipe est là pour accompagner l’éclairagiste Stefan Bolliger, pour insuffler l’étincelle et rendre possible techniquement la vision de l’équipe artistique.
Simon Trottet au dos du mur de lumières qui inondait la mise en scène de Tristan et Isolde de Wagner, spectacle qui a ouvert la saison du Grand Théâtre.
Son équipe, ce sont des opérateurs lumière et informatique de scène, des techniciens éclairagistes, des électroniciens éclairagistes, poursuiteurs… autant de talents qu’il existe de facettes à ce que nous connaissons de la lumière. « C’est un métier qui a complètement changé », explique Simon Trottet. Que ce soit par les évolutions techniques (les machines elles-mêmes) que par les compétences qu’il faut avoir en tant qu’électricien au Grand Théâtre. Il y a quelques années, on montait encore sur des échelles et on installait plusieurs projecteurs halogènes, un pour chaque couleur, que l’on devait pointer (définir où il éclairait). Aujourd’hui, il y a un unique projecteur LED piloté par une console. Les innombrables heures que l’on passait à installer le matériel et câbler sont maintenant, en grande partie, dédiées au service de la programmation desdites machines.
Une évolution qui est au cœur du métier pour Simon Trottet. Que ce soit pour des questions d’innovation ou de durabilité, il faut « rester à la pointe ». Investir dans du matériel, former ses équipes en premier lieu. Puis accompagner les équipes artistiques dans l’adoption de ces nouvelles technologies, trouver un langage commun au service de la production, en œuvrant pour l’excellence artistique. La lumière est l’un des derniers ingrédients qui se mêle à la multitude d’artistes et de métiers de la scène. Présente en répétition uniquement à l’arrivée des équipes sur scène, tout doit être prêt pour créer enfin les « effets ». Un effet lumière ce n’est pas uniquement « allumer », « éteindre », c’est peindre une partition, un univers par-dessus l’œuvre existante et lui donner une couleur ou une saveur particulière.
Dans cette production de Tristan & Isolde, il s’est agi d’un défi particulier car tout l’univers visuel wagnérien est suggéré par ce mur de lumière. Éclairant tantôt par derrière, latéralement ou par-dessus, de manière chaude, froide ou encore pas du tout ; chaque ampoule se transforme, sous l’œil vigilant de Simon Trottet et de son équipe, en navire en pleine tempête, en chambre à coucher intimiste ou en château luxuriant. Dans ce mur de lumière, on retrouve l’amour des contrastes de Wagner, le symbole des deux amants maudits ou encore un amas cosmique d’étoiles s’étendant à l’infini. Cet univers métaphorique sur scène laisse de la place au spectateur pour rêver, imaginer et interpréter – élément qui tient beaucoup à cœur au metteur en scène.
Trente-six ans à arpenter les coulisses du Grand Théâtre et Simon Trottet s’émerveille encore face à cet outil de rêve qu’est l’opéra et qui mêle, entre autres, deux langages universels : la musique et la lumière.
Des oligarques russes, des coups tordus, des passions fatales : tel est le menu de Fedora , l’opéra de Giordano tel qu’Arnaud Bernard le mettra en scène au Grand Théâtre.
Par Jean-Jacques Roth
L’automne est chaud bouillant pour Arnaud Bernard. Trempé aux passions brûlantes de Manon, dont il décline le destin tragique en trois opéras qu’il met en scène au Teatro Regio de Turin, avant d’aborder à Genève les intrigues tout aussi incandescentes de l’opéra Fedora, en fin d’année.
Au moment de notre rencontre, le metteur en scène français affronte donc le triplé des opéras que trois compositeurs, au XIXe siècle, ont consacré à l’héroïne de l’abbé Prévost, inconstante jeune femme qui compromet son amour par appétit du luxe, et qui meurt, condamnée pour prostitution, dans les bras de l’homme qu’elle a brisé. Il y a là l’opéra d’Auber, aujourd’hui presque oublié (1856), celui de Massenet (1884) et enfin le dernier des trois, celui de Puccini, qui fut créé à Turin en 1893.
Trois opéras sur Manon en un mois !
Vous n’avez peur de rien ?
C’est un projet fou, avec un planning insensé. Le Teatro Regio de Turin voulait célébrer de manière originale le centenaire de la mort de Puccini, et le choix s’est porté sur Manon Lescaut qui a été créée dans ce théâtre. L’idée de faire une sorte de festival autour des opéras tirés du roman de l’abbé Prévost a suivi. J’ai conçu trois décors imposants, trois univers
Après des études musicales au Conservatoire de sa ville, Strasbourg, puis un passage à l’Orchestre de l’Opéra, Arnaud Bernard a été engagé au Théâtre du Capitole de Toulouse où il a été régisseur de scène puis assistant à la mise en scène. Il y signe son premier spectacle, Le Trouvère de Verdi, en 1995. Suivront l’ensemble des scènes internationales parmi les plus prestigieuses, de la Fenice de Venise aux Arènes de Vérone, du San Carlo de Naples au Bolchoï de Moscou, de l’Opéra de Rome à celui de Chicago. Il a également souvent travaillé à l’Opéra de Lausanne où il a présenté beaucoup de chefsd’œuvre du répertoire (Rigoletto, Falstaff, Traviata, Carmen entre autres). C’est la première fois qu’il est engagé à Genève.
inspirés par le cinéma français. Le premier évoque l’univers de Méliès, le second celui du film réaliste à la Jean Renoir, le troisième les années 60, Manon prenant la silhouette de Brigitte Bardot. J’ai visionné 100 films pour concevoir ce triptyque.
Quelles sont les lignes de force de votre style de mise en scène ?
C’est aux autres de répondre, mais je cultive un grand amour du cinéma. Pour moi, la modernité n’est pas dans un mur de LED en fond de scène mais dans le réalisme cinématographique du jeu des chanteurs, sans qu’ils fixent le chef ou la salle. Cela dit, je travaille chaque spectacle comme un fou, avec une vraie passion documentaire, si bien que je crois que mes productions n’ont rien de systématique. Au contraire de ces machines à fabriquer des spectacles, ces spécialistes de l’abattage, qui reproduisent le même univers quel que soit l’ouvrage, tels qu’on en croise sur les routes de l’opéra mondialisé.
Quel sera l’univers de Fedora, l’opéra d’Umberto Giordano que vous mettrez en scène à Genève ?
Cet opéra composé en 1898 s’inscrit dans le répertoire réaliste et vériste qui m’est familier. C’est un thriller et un mélo, avec une musique sublime. Je l’aborde pour la première fois, et ce sera dans un esprit non traditionnel, à la demande du directeur du Grand Théâtre Aviel Cahn.
Arnaud Bernard vient de signer à Turin un trypique des opéras inspirés par Manon Lescaut, dans des dispositifs inspirés du cinéma français. Il a ainsi plongé l’opéra de Puccini dans l’univers du film réaliste des Carné et Renoir. © Simone Borrasi / Teatro Regio Torino
Où situeriez-vous l’ouvrage, qui suit les péripéties de Russes aisés, exilés à Paris puis à Gstaad, sur lesquels plane le spectre des complots de la cour du tsar ?
À ce monde des Russes richissimes parcourant les palaces européens au XIXe siècle, je vais substituer celui des oligarques frauduleusement enrichis après la chute de l’URSS, qu’on voyait se pavaner à Saint-Tropez, Portofino ou… Gstaad , dans une double vie d’exil et de luxe. Et comme c’est en Suisse que se conclut le drame, je me suis inspiré de l’affaire Mabetex, cette société tessinoise qui avait obtenu le chantier de rénovation de la Douma et du Kremlin moyennant d’importants pots-de-vin versés à la famille de Boris Eltsine. C’est grâce à la diligence du patron du KGB, devenu le FSB, un certain Vladimir Poutine, que le procureur russe Skouratov, sur le point de révéler le scandale, avait été piégé par un « kompromat » : une vidéo le montrant dans une chambre d’hôtel moscovite en compagnie de deux
femmes… sans qu’on sache si la personne filmée était bien lui. Cette méthode est usuelle en Russie depuis longtemps. On dit que chaque palace de Moscou a une chambre équipée de caméras du FSB. Skouratov a été promptement éliminé et l’affaire a fini en eau de boudin devant les juridictions suisses. C’est ainsi que Poutine a gagné sa place de successeur de Boris Eltsine : il avait entre ses mains la preuve que le président avait commandité le complot destiné à éliminer Skouratov.
Vous êtes coutumier de ce type de transpositions d’une époque à l’autre… Cela n’a rien de systématique, mais je l’ai utilisé dans plusieurs spectacles importants au cours de ma carrière. Comme Nabucco de Verdi aux Arènes de Vérone, où j’avais reconstitué, à droite de l’immense scène de pierre, les loges et un parterre de la Scala de Milan, où les contemporains de Verdi contemplaient le spectacle des Hébreux opprimés. Ou encore, du même Verdi, l’opéra Luisa Miller que j’avais plongé dans l’atmosphère campagnarde du film Novecento de Bernardo Bertolucci.
D’où vous est venue la passion du théâtre ?
Elle remonte à très loin. En réalité, dans mon enfance, c’est la musique qui m’a magnétisé. Je tournais la tête dès que j’entendais du classique. Mes parents,
Parmi les spectacles qu’il chérit, Arnaud
Bernard cite La fanciulla del West de Puccini monté à Saint-Pétersbourg, où il a pu donner la pleine mesure de son amour du cinéma dans une mise en scène très western. Et dans un opéra, le Théâtre Mariinski, qui dispose selon lui de « moyens hollywoodiens ».
© State Academic Mariinsky Theatre
sans être eux-mêmes musiciens, m’ont donc mis au violon. Je m’ennuyais à l’école, je ne rêvais que de jouer de la musique de chambre. À 15 ans, j’ai reçu pour mon anniversaire une place à l’Opéra de Paris. J’y ai vu Le Vaisseau fantôme de Wagner dans une mise en scène de Jean-Claude Riber, qui fut le patron du Grand Théâtre dans les années 70. Cela a été un choc décisif. J’aimais fabriquer des mondes, les petits trains, les maquettes. Et là, c’était sur une scène, avec la musique ! Je suis sorti chaviré. J’ai compris que ce serait ma vie.
Mais vous n’avez pas suivi de cours de théâtre… Je n’avais pas de réseau, pas d’appuis, par contre j’étais bon violoniste. Je me suis fait engager dans l’orchestre de l’Opéra de Strasbourg, ma ville natale. Mais je prenais le train de nuit pour aller à Milan voir les spectacles de Giorgio Strehler au Piccolo Teatro. Ce sont les leçons de théâtre que je n’ai eues nulle part ailleurs. Le théâtre ne s’enseigne pas. On l’a ou on ne l’a pas en soi. En fait, je rêvais de rencontrer Jean-Pierre Ponnelle, qui a notamment marqué l’époque avec son cycle des opéras de Mozart dirigés par Nikolaus Harnoncourt, à l’Opéra de Zurich. Le contact n’a malheureusement pas eu lieu mais j’ai rencontré un de ses assistants, Nicolas Joël, qui deviendra plus tard directeur de l’Opéra de Toulouse. Je suis devenu moi-même son assistant, et j’ai posé définitivement mon violon.
En quoi votre métier de musicien s’inscrit-il dans votre travail de metteur en scène ?
La musique est toujours restée une clé de mon travail. C’est ce que j’aimais chez Ponnelle : son approche profondément musicale de la mise
en scène. La musique indique des couleurs, des mouvements, elle détermine tant de choses…
Je suis très irrité par les spectacles qui s’en affranchissent. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’être musicien pour le sentir. Patrice Chéreau ne l’était pas mais ses mises en scène procédaient d’une écoute exceptionnelle de la partition.
Par Fedora, vous revenez au monde russe. Vous avez beaucoup travaillé dans ce pays, qu’en est-il aujourd’hui ?
Je suis immensément triste de la situation actuelle. J’ai une nostalgie particulière du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, dont le patron Valery Gergiev est aujourd’hui persona non grata en Europe pour sa proximité assumée avec Vladimir Poutine. J’y conserve quelques-uns de mes meilleurs souvenirs artistiques. C’est un endroit fabuleux, une capacité de production hollywoodienne, et Gergiev est sans doute le meilleur chef d’opéra que je connaisse. Il dirige vraiment en fonction de la mise en scène. Et puis, j’aime le feu russe, comme j’aime la passion italienne…
Au Grand Théâtre de Genève
Fedora
Du 12 au 22 décembre 2024 www.gtg.ch/fedora rdv.
Dre Victoria Duthon, les deux médecins de référence du
CMSE Hirslanden
Clinique La Colline
Chaque saison, la compagnie du Ballet du Grand Théâtre se renouvelle. Des danseurs s'en vont vers d'autres horizons, vers d'autres projets, de nouveaux se joignent à la troupe. En 2024-2025, deux nouveaux danseurs intègrent la compagnie. Ils vont devoir redoubler d'efforts : apprendre le nouveau répertoire que Sidi Larbi Cherkaoui, le directeur artistique du Ballet, programme depuis son arrivée à Genève en août 2022 – des pièces présentées sur la scène du Grand Théâtre ces deux dernières saisons et qui voyagent désormais sur de nombreuses scènes du globe, et apprendre deux nouvelles créations mondiales – Ihsane de Sidi Larbi Cherkaoui et Mirage de Damien Jalet. La tâche est titanesque.
22 danseurs forment la compagnie du Ballet du Grand Théâtre. Ils viennent du monde entier, 15 nationalités sont représentées. Ils ont été choisis pour leur qualité de danseurs mais pas que. La personnalité que chacun apporte individuellement de manière active compte beaucoup afin d'accomplir encore plus en tant que groupe. Le danseur oscille continuellement entre le besoin
personnel de danser, danser toujours plus, mouvoir son corps, exprimer des états à travers celui-ci, aller au-delà de la difficulté technique, et réussir à être toujours en groupe, à s'entraider.
Chaque saison est physiquement et mentalement un défi. Si les danseurs puisent leur force dans le groupe, la prise en charge et l'accompagnement de ces derniers par les professionnels de la santé sont ici cruciaux. Sans ceux-ci, les danseurs ne pourraient tout simplement pas mener à bien leur saison de danse. Le Grand Théâtre et le Centre de Médecine du Sport et de l'Exercice (CMSE) de Hirslanden Clinique La Colline collaborent depuis plusieurs saisons pour leur suivi médical. Des actions de prévention, des bilans, des soins médicaux et paramédicaux représentent le large spectre de prestations mises à disposition des danseurs tout au long de la saison. Cet accompagnement au quotidien qui se veut proche de leurs réalités a aussi l'avantage de renforcer les liens avec un corps médical à même de comprendre la dualité de la danse, à la fois performance artistique et défi physique.
L’installation
Casa Tomada (Maison prise) de Rafael Gómezbarros au Rijksmuseum d’Amsterdam. Elle évoque la migration et le déplacement forcé, source de sacrifices identitaires parmi les plus terribles. © Henk Wildschut / Rijksmuseum
Quels sacrifices est-on prêt à s’imposer quand son identité est en jeu, quand il s’agit de s’intégrer à un nouveau pays, de quitter un régime qui vous oppresse, ou de vivre une sexualité que la société condamne ? D’Oscar Wilde aux exilés russes, de Fedora à Ihsane ou Salomé, les prochaines productions du Grand Théâtre ont toutes à voir avec la question du sacrifice identitaire.
Sidi Larbi Cherkaoui : « Je suis très caméléon ! Selon les contextes, je laisse tomber certaines couleurs, juste pour survivre. » © David Wagnières pour Le Temps
Sidi Larbi Cherkaoui
« Il
Le chorégraphe a grandi à Anvers où il est né, sans jamais perdre de vue le Tanger de son père, où il passait tous ses étés. Confessions d’un artiste passe-frontières avant la première d’Ihsane qui remonte à ses racines.
Par Alexandre Demidoff
Alexandre Demidoff se forme à la mise en scène à l’Institut national des arts et techniques du spectacle à Bruxelles. Il enchaîne ensuite avec un master en littérature française à l’Université de Genève et à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie. Il collabore au Nouveau Quotidien dès 1994 et rejoint le Journal de Genève comme critique dramatique en 1997. Depuis 1998, il est journaliste à la rubrique Culture du Temps qu’il a dirigée entre 2008 et 2015. Il passe une partie de sa vie dans les salles obscures.
Tous les gestes de son âme dans ses ballets.
Sidi Larbi Cherkaoui ne recoud pas seulement une humanité craquelante dans des spectacles dont les titres, de Foi à Puz/zle en passant par Babel, sont en soi un credo. Le danseur et chorégraphe tire le fil d’une (en)quête existentielle, comme celle qui l’a conduite à Tanger pour Ihsane, sa nouvelle création avec le Ballet du Grand Théâtre – première le 13 novembre.
Dans le labyrinthe d’une ville hantée par Jean Genet, le directeur du Ballet du Grand Théâtre a marché sur les traces de son père et des étés de son enfance, quand il quittait Anvers, sa ville natale, pour le Maroc, ce pays alors rêvé. Il a musardé au souk comme autrefois, quand il s’arrêtait à la boutique de son grand-père qui ne manquait jamais de glisser dans sa poche un objet précieux. « Je revenais toujours avec un morceau du Maroc », sourit l’artiste. Se sentait-il déchiré alors ? L’affaire est plus complexe et féconde que cela. « Parfois, enfant, je m’imaginais venir d’une autre planète, glisse-t-il. Je m’imaginais ne pas venir du monde. » Ses héros s’appellent alors Bruce Lee, Kate Bush, Michael Jackson, des figures qui se rient de la loi des genres. Entre deux répétitions, on refait le puzzle des identités plus heureuses que prévues.
Enfant, vous sentiez-vous belge ?
On ne peut répondre que par oui ou non ? (rire) Enfant, je sentais très fort une séparation entre moi et tout le monde. Autant avec les Belges, les Flamands en particulier, qu’avec les Marocains immigrés. Je me sentais belge, puisque je vivais en Belgique, mais l’interaction avec le monde me rappelait tous les jours que je ne l’étais pas.
Pourquoi ?
Pour les Belges, j’étais un étranger, je le sentais. Alors que j’aspirais à être accepté dans leur monde, même si je sentais que les conditions à remplir pour être accepté étaient trop difficiles… Il y avait des sacrifices à faire que je ne voulais pas faire. Je ne voulais pas renier d’autres racines, d’autres natures qui étaient en moi. Quand on s’efforce de rester ainsi très près de soi, on s’isole.
Comment se traduisait cet isolement ?
La vie des autres avait l’air tellement aisée. J’en ignorais les difficultés. Alors que pour moi tout était ardu. Je gardais le silence, donc. Et j’écoutais. Je laissais l’espace aux autres, j’avais l’impression de ne pas y avoir droit. Je me réfugiais aussi dans un perfectionnisme, en étant un très bon étudiant, c’était ma façon de répondre aux attentes. Mais il y avait des parties de moi-même que je cachais pour être accepté, pour être comme les autres.
Aviez-vous le sentiment que votre père marocain et votre mère flamande éprouvaient ce décalage ?
Certainement. On oublie qu’un mariage s’inscrit dans un contexte social. Leur amour était non seulement sincère, mais très courageux. Il n’allait pas de soi que ma mère, Monique van der Schueren, se marie avec
Sidi Mohammed Cherkaoui, qu’elle s’immerge dans une culture si loin d’elle, qu’elle aille vers l’Islam. Mon père, lui, a dû se faire violence pour s’établir en Belgique dans une communauté dont il ne parlait pas la langue, pour trouver un travail afin de faire vivre sa famille. Avoir des enfants dans un tel contexte était un défi. Mes parents avaient en outre en commun un manque. Ma mère n’avait pas de père –il est décédé quand elle avait 1 an. Et mon père avait perdu très jeune sa mère.
Cette fragilité a-t-elle forgé votre identité ?
Elle définit mon être, labile, ambivalent, androgyne. À l’intérieur de moi, il y a beaucoup de féminin et de masculin, de Marocain et de Belge. Et toutes ces parties dialoguent.
Vous sentez-vous plutôt flamand ou belge ?
C’est une très bonne question ! Je dirais plutôt belge que flamand. J’ai eu une éducation bilingue, en français et en néerlandais, dans une époque – les années 1980 – où l’idée d’être belge était plus importante que d’être flamand. Ce sentiment d’être belge, je le dois aussi à mon père qui parlait français, langue dans laquelle mes parents échangeaient. Mais à l’école, tout se passait en flamand. Il y avait un décalage entre ces deux sphères. Mais pour moi, elles formaient une unité : ma belgitude.
Quel était le bouillon culturel de cette Belgique ?
La Belgique était très hybride. Et j’étais nourri de culture américaine, avec les films d’Hollywood, mais aussi MTV. Los Angeles et New York faisaient partie de ma vie. De même que Paris, Londres ou Tokyo grâce aux dessins animés et aux mangas.
Qui vous a donné la force de vous lancer comme danseur et chorégraphe ?
J’ai eu la chance de rencontrer l’artiste Alain Platel qui a été comme un parrain invisible. Il m’a dit : « Il faut que tu crées tes pièces. » C’était énorme.
Avez-vous parfois le sentiment de devoir renoncer à une part de vous ?
Je suis très caméléon ! Selon les contextes, je laisse tomber certaines couleurs, juste pour survivre.
D’où vient cette agilité identitaire ?
De l’enfance. J’ai toujours su me fondre dans le décor, que je sois dans une mosquée ou dans ma famille à Tanger, ou dans un bistrot en Flandre.
Mais la vérité, c’est que je n’étais pas forcément à l’aise. Mon monde, c’était le papier. Je dessinais, j’écrivais, je jouais aussi aux Lego, avec des poupées de garçons. L’imaginaire était mon échappatoire. Symptomatiquement, le seul sport que j’aimais, c’était courir, parce que ça revenait à s’échapper. Je courais alors très vite et très bien.
Qu’y avait-il à la maison qui dénotait votre identité ?
Ma mère avait à la maison un portrait du roi Baudoin et de la reine Fabiola. Mais celui d’Hassan II n’était pas loin ! Au-dessus des portes, des versets du Coran très beaux m’impressionnaient. Mais mon père ne nous les lisait pas. C’était comme de grands dessins inspirants et mystérieux.
Votre père était-il pratiquant ?
Oui. « Sidi » signifie qu’il appartenait à une famille qui entretient un lien particulier avec la religion et la politique. Mais elle comptait aussi des artistes, c’est sa dimension transgressive. Ce sont des choses qui me constituent. Même quand je ne veux pas être politique, je le suis ! On est défini par nos ancêtres, d’une manière ou d’une autre.
D’où vous sentez-vous aujourd’hui ?
Ma base, c’est Genève où j’ai un appartement. Anvers est ma ville natale, j’y ai une maison. Et le Maroc représente mon futur. J’ai passé quelque temps dans la maison d’Yves Saint-Laurent à Tanger, qui est devenue un hôtel, et je me suis demandé comment on pouvait quitter un tel endroit, comment mon père avait pu faire ce pas.
Qu’est-ce qui vous touche tant à Tanger ?
C’est une ville d’une grande beauté, une ville de partance aussi, où tout m’est familier. J’y suis retourné l’année passée pour préparer mon nouveau spectacle. J’y ai retrouvé tous les endroits de mes étés d’enfant, l’appartement où nous vivions. Et ça après 34 ans ! La cartographie de Tanger fait partie de moi. C’est viscéral.
L’homosexualité est-elle encore un obstacle dans votre famille ?
Oui, dans les deux familles, chez les Flamands comme chez les Marocains. Je ne suis pas le seul à subir cette exclusion. J’en parle beaucoup avec ma cousine qui est lesbienne. À l’âge de 17-18 ans, j’ai décidé de rester en relation avec ceux qui savent me trouver. Des autres, je me suis détaché.
Sidi Larbi Cherkaoui avec ses parents, Monique von der Schueren et Sidi Mohammed Cherkaoui : « L’amour entre mes parents n’était pas seulement sincère, il était très courageux. » © Archives de Sidi Larbi Cherkaoui
À droite : Pour son prochain spectacle Ihsane, Sidi Larbi Cherkaoui s’est inspiré de la ville de Tanger dont son père était originaire, et où enfant il allait chaque été. © Gregory Batardon pour le Grand Théâtre Magazine
Vous sentez-vous déraciné ?
Non. Je marche avec toutes mes racines. J’ai l’impression d’être un peu comme un cafard. On ne peut pas m’écraser. On a beau essayer, je me relève et je continue. Cette résistance tient peut-être aux deuils que j’ai dû faire jeune. Ma tante est morte quand j’avais 13 ans, mon grand-père quand j’en avais 16 ans, mon père quand j’en avais 19 ans. L’idée de la perte m’est familière. Ma grand-mère maternelle que j’adorais avait perdu jeune son mari. Quand nous lui rendions visite, il y avait toujours en bonne place une photo de leur mariage, comme si elle n’avait jamais fini son deuil. Et ça pesait sur ma mère. Mon père était davantage en quête, dans une forme de nomadisme existentiel. J’ai ces deux aspects en moi, je m’ancre comme ma mère tout en aspirant à d’autres espaces.
Vos parents avaient-ils une sensibilité artistique ?
« Je marche avec toutes mes racines. J’ai l’impression d’être un peu comme un cafard. On ne peut pas m’écraser.»
Quand il y a une attaque homophobe, je me sens très homo, sinon dans la journée pas tellement. En vérité, j’oublie qui je suis, j’oublie que je suis marocain, que je suis belge, j’oublie que je vis en Suisse, j’oublie même que je suis chorégraphe. Ces moments où on s’oublie sont les plus beaux.
Oui. Mais ils estimaient, surtout mon père, qu’il fallait sacrifier cette fibre, pour se mettre au service de la société, travailler et réussir. Ce que j’ai découvert plus tard, c’est que, jeune, il avait fait de la musique et qu’il avait appartenu à une troupe d’acteurs. Ma mère chantait dans des chœurs d’église, parfois comme soliste. Elle dessinait, cousait, aimait la mode. Au fond, je prolonge leurs passions, celles dont ils s’interdisaient de faire un métier.
Parleriez-vous de sacrifice identitaire en ce qui vous concerne ?
Non. J’ai lu Les Identités meurtrières d’Amin Maalouf, qui est ma bible. Lui qui se définit comme Libanais chrétien de langue arabe souligne qu’on est composé de multiples identités et que celles-ci réagissent quand elles se sentent fragilisées.
Ihsane, le titre de votre nouveau spectacle, désigne en arabe un idéal de bienveillance. Est-ce l’héritage de votre jeunesse ?
Depuis que je suis tout petit, j’essaie de cultiver la bienveillance, au-delà des moments traumatiques ou déstabilisants. Je suis comme ces graines qui ne poussent pas si on les plonge dans le noir, mais se développent pour trouver la lumière et devenir ainsi parfois un arbre. C’est parce qu’il y a eu cette mise à l’ombre que j’ai grandi.
Au Grand Théâtre de Genève Ihsane du 13 au 19 novembre 2024 www.gtg.ch/ihsane rdv.
Par Julien Burri Écrivain, poète et journaliste vaudois, Julien Burri travaille au Temps, à la rubrique livres. Il est l’auteur de quatre romans dont « Roches tendres » (D’Autre part, Prix Édouard Rod 2022) et « La double nuit du lac » (La Veilleuse), ainsi que de plusieurs recueils de poèmes.
Auteur de Salomé dont Strauss tirera son opéra, Oscar Wilde a été broyé par la société victorienne qu’il avait su si bien épingler. Pour n’avoir pas sacrifié sa liberté d’aimer un homme.
Pour le meilleur et pour le pire, 1891 est une année charnière dans la vie d’Oscar Wilde. Il publie en volume le célèbre Portrait de Dorian Gray. Son unique roman n’en a pas fini de fasciner le public de son éclat vénéneux, de sa « perverse atmosphère de beauté », comme l’écrivait Mallarmé. En juin 1891, il rencontre Lord Douglas, alias « Bosie », âgé de vingt ans, l’apollon « si grec et gracieux » qui précipitera sa chute. À l’automne 1891, enfin, l’écrivain rédige en français, à Paris, le premier jet de la pièce Salomé, au crayon, dans un cahier conservé aujourd’hui à la Fondation Martin Bodmer, à Cologny. Le voici célèbre, amoureux, et sur le point de commettre un sacrifice dont il ne se relèvera pas. Dandy arborant toujours une cigarette à bout doré et un œillet vert à la boutonnière (signe de ralliement des homosexuels), déjà connu pour ses proses, il devient entre 1892 et 1895 un auteur de théâtre au succès fulgurant. Il installe Bosie chez lui, aux côtés de sa femme Constance Wilde et de leurs deux fils.
1893 : l’auteur pose avec son apollon « si gracieux » rencontré deux ans plus tôt, Lord Douglas, qui précipitera pourtant sa chute deux ans plus tard. © The LIFE Picture Collection / IMAGO
André Gide, qui fréquente le couple d’hommes, décrit Bosie comme un « tyran », qui « mêlait tant de grâce à ses façons despotiques d’enfant gâté ». Gide, toujours, rapporte les propos de Bosie à son aîné : « Je ne tolère pas que vous entriez par la petite porte. J’exige que vous entriez par la grande porte avec moi ; je veux que tout le monde dans le restaurant nous voie passer et que chacun se dise : c’est Oscar Wilde et son mignon. »
Le père du jeune homme, le marquis de Queensberry, est connu pour sa brutalité. Ulcéré que son fils, un aristocrate, couche avec un Irlandais issu de la bourgeoisie, il tente de provoquer plusieurs scandales, notamment lors de la première représentation de L’importance d’être constant, le 14 février 1895, au St James Theater. L’écrivain est pris en étau entre la furie du père, vociférant des insultes, et les exigences du fils, le poussant à s’afficher partout avec lui.
La catastrophe sera déclenchée par une simple carte de visite déposée par le marquis. Elle porte ces mots infamants, rageusement griffonnés, et une faute d’orthographe : « To Oscar Wilde posing as posing as Somdomite » (Pour Oscar Wilde qui pose en somdomite [sic]).
Wilde aurait pu ne jamais répondre. Il préfère, contre l’avis de ses amis, intenter un procès pour diffamation.
Wilde à son apogée lorsqu’il arborait encore un œillet vert à la boutonnière, le signe de ralliement des homosexuels.
© United Archives
Oscar Fingal O’Wills Wild / IMAGO
La société victorienne puritaine peut souffler : le pestiféré est condamné à deux ans de travaux forcés pour « outrage à la pudeur et sodomie ».
© United Archives International / IMAGO
Plutôt que d’éviter le pire, Wilde s’obstine. Il reste pour affronter les « panthères » qui veulent sa peau.
faire tourner une énorme roue en bois, le « moulin de discipline », six heures par jour, les pieds nus. Dans la célèbre lettre rédigée sous les verrous, De Profundis, Wilde affirme que la souffrance permet d’accéder à l’infini, que seule la douleur conduit l’âme humaine à sa perfection.
Ce procès devient celui de la société victorienne puritaine contre un homme libre, un homosexuel.
Chaque fois que l’occasion lui est donnée d’éviter le pire (en retirant sa plainte ou en prenant la fuite), Wilde s’obstine. Il reste pour affronter les « panthères » qui veulent sa peau.
Lorsque sa femme voyage en Suisse, à l’écart du tumulte, les hôteliers refusent de lui louer des chambres. Le patronyme de Wilde est devenu sulfureux. Elle est contrainte de reprendre son nom de jeune fille, Holland. Ses enfants ne porteront plus le nom de leur père.
Les livres de Wilde sont interdits. Les pièces sont encore jouées quelque temps mais son nom n’apparaît plus sur les affiches. Sarah Bernhardt refuse d’incarner Salomé. Elle n’achètera pas les droits du drame à son auteur, comme il le lui demandait, pour le soutenir financièrement. Calomnié, ruiné, Wilde est condamné pour outrage à la pudeur et sodomie à deux ans de travaux forcés. Les prisonniers sont contraints à une curieuse danse qui les tue à plus ou moins brève échéance :
Lorsqu’il sort du bagne, il ne lui reste plus que trois ans à vivre. Sa santé est irrémédiablement atteinte. Il mourra en 1900, à l’âge de 46 ans. Il s’exile en France sous le nom de Sebastian Melmoth et parvient à publier le poème La Ballade de la geôle de Reading. On peut y lire, répétée, cette phrase troublante : « Chaque homme tue l’être qu’il aime. »
En échange de la danse des sept voiles, Salomé demande au roi Hérode la tête de saint Jean Baptiste, qui a commis l’affront de se refuser à elle. Elle veut baiser la bouche ensanglantée du mort : « Je la mordrai avec mes dents comme on mord un fruit mûr », affirmant, outrageuse, « le mystère de l’amour est plus grand que le mystère de la mort ». Il n’est pas interdit de voir, fugitivement, le visage de Lord Douglas derrière celui de la femme fatale.
Cette Salomé assoiffée de sang qui unit l’érotisme et la mort, sacrifie celui qu’elle désire au nom de l’amour ultime.
Au Grand Théâtre de Genève Salomé
Du 22 janvier au 2 février 2025 www.gtg.ch/salome
Nadia Sikorsky a grandi dans un milieu artistique à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’État de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et avoir exercé les fonctions de directrice de la communication à la CroixVerte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev. En 2007, elle fonde NashaGazeta.ch, le premier quotidien russophone en ligne en Suisse, qu’elle gère à ce jour.
Dans l’opéra Fedora, des Russes blancs en exil se livrent à de sombres intrigues à travers l’Europe, jusqu’à Gstaad. Les Russes qui fuient aujourd’hui la guerre ont la vie plus dure…
Par Nadia Sikorsky
Vladimir Nabokov en 1973, appuyé sur la balustrade de sa suite au sixième étage du Montreux Palace, où il a séjourné avec son épouse Véra durant seize ans.
© Walter Mori / Mondadori
Portfolio / Getty Images
Chaque mélomane connaît cette chanson de Francesco Paolo Tosti sur les paroles d’Edmond Haraucourt, interprétée à travers des décennies par tant de grands chanteurs.
Partir, c’est mourir un peu, C’est mourir à ce qu’on aime : On laisse un peu de soi-même En toute heure et dans tout lieu.
Le romantisme de l’art lyrique veut qu’on attribue la cause du départ à l’amour malheureux. Mais la vie est plus prosaïque, et l’exil, cette forme ultime du départ imposé, n’est beau que sur une scène d’opéra. Il est à peine croyable qu’au XXIe siècle nous soyons encore confrontés à ce phénomène douloureux. Il n’a pourtant jamais été aussi massif : on comptait plus de 43 millions de réfugiés dans le monde à la fin de 2023, selon l’estimation du Haut-Commissariat des Nations Unies basé à Genève.
L’exode actuel des Russes est comparable à celui d’il y a presque cent ans. Ici, Moscou le 24 mai 2023.
© Alexander Nemenov / AFP
Selon la même source, 6,3 millions d’Ukrainiens ont quitté leur pays depuis le début de l’invasion russe, le 24 février 2022, et restent à l’étranger. La Suisse a délivré un peu moins de 100 000 permis S, dont 20 000 ont déjà été rendus. Les uns repartent, les autres arrivent. Leur intégration est difficile : ils sont moins de 30% à avoir trouvé du travail ; à Genève, ce taux n’est que de 11%. Ceci malgré le droit de travailler, malgré tous les cours et les conseils professionnels qui leur sont offerts, malgré toute la compassion qui les accompagne et tous les bras ouverts. Eux ne sont pas des exilés, ce sont des réfugiés. La décision du Conseil fédéral de maintenir le statut de protection S jusqu’au 4 mars 2026 laisse peu d’espoir que leur situation s’améliorera dans l’avenir proche.
Et les Russes ? Ceux qui ne soutiennent pas Poutine ; ceux que l’Occident pousse à résister, à protester, à fuir – sans pour autant leur ouvrir les bras et accorder un statut quelconque pour préserver leur dignité ? Certains se jettent dans le vide à leurs risques et périls.
Il est difficile de se fier aux statistiques, mais, en comparant diverses estimations, entre 500 000 et 1,3 million de personnes ont quitté la Russie rien qu’au cours de la première année qui a suivi l’invasion. On peut donc dire que l’exode actuel des Russes est comparable à celui d’il y a presque cent ans. À l’époque, l’exode des Russes blancs, connu comme la première vague d’émigration russe, a eu lieu suite à la défaite de l’Armée blanche lors de la guerre civile qui a éclaté peu après la révolution d’Octobre, en 1917. Il suffit de lire La Garde blanche de Mikhaïl Boulgakov pour se rendre compte du cauchemar que cela a constitué. Selon les chiffres de la Croix-Rouge américaine, en date du 1er novembre 1920, 1 194 000 Russes ont fui leur pays. Selon la Société des Nations, en août 1921 ils étaient 1,4 million. Le 1er novembre 1921, la Croix-Rouge américaine comptait déjà 2 millions de Russes en exil. Certains historiens estiment à 5 millions le nombre des Russes qui ont quitté le pays entre 1918 et 1924.
Peut-on comparer ces deux vagues ?
La similitude majeure est évidente : personne ne quitte son pays quand il y est bien, quand il s’y sent en sécurité, quand il y voit un avenir pour soi-même et ses enfants. La première vague de l’émigration russe était avant tout composée des nobles, de l’intelligentsia, du clergé, des fonctionnaires, des militaires gradés. Ces personnes parlaient plusieurs langues, ils connaissaient l’Europe à travers leurs voyages, ils étaient européens d’esprit et pouvaient s’intégrer sans difficulté. Il suffisait qu’on leur tende la main. Paris comptait à l’époque beaucoup de princes parmi ses chauffeurs de taxi.
Les exilés d’aujourd’hui – ceux qui ont pris une position publique contre la guerre dès son éclatement, malgré d’énormes risques, et qui ont aussitôt quitté la Russie, mais aussi « les déserteurs », ceux qui ont préféré partir plutôt que se faire tuer ou devenir des assassins après l’annonce de la mobilisation partielle par le président Poutine – leur ressemblent. Ce sont avant tout des artistes, des écrivains, des journalistes, des avocats, des scientifiques, des hommes d’affaires. Tous ont laissé derrière eux des vies confortables, sans aucune certitude pour l’avenir.
Mais il y a tout de même une différence majeure entre ces deux vagues : les Russes blancs soutenaient le tsar ou le gouvernement provisoire – le régime renversé par les bolchéviques arrivés au pouvoir,
Manifestations à Zurich, en mars 2022, et à Genève devant l’Office des Nations Unies en février 2024 contre l’invasion russe de l’Ukraine et le sort réservé au leader de l’opposition russe Alexeï Navalny. © Michael Buholzer / KEYSTONE (en haut) ; © Pierre Albouy / AFP (en bas)
dont ils espéraient la restauration. Les nouveaux exilés, quant à eux, sont en grande majorité contre le régime en place dont ils espèrent l’effondrement. Leur départ leur vaut un statut de traître en Russie. La plupart des Russes se sont installés dans des pays exemptés de visa, ou là où la langue russe est répandue : Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Turquie, Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Émirats arabes unis… L’exil moderne implique davantage de possibilités de communiquer avec les proches, de maintenir des liens sociaux et même de travailler, ainsi que de franchir la frontière pour ceux qui ne sont pas en danger immédiat.
Une minorité a tenté sa chance en Europe de l’Ouest. Y compris en Suisse. Attention : il s’agit bien d’exilés tout court et non pas d’exilés fiscaux. Ceux-ci n’ont jamais eu trop de mal à se faire accepter. Les nouveaux arrivés, en revanche, se sentent beaucoup moins bienvenus dans notre îlot de neutralité. La loi suisse est claire : à lui seul, le refus de servir (objection de conscience) ne permet pas d’obtenir le statut de réfugié. Même chose pour le visa humanitaire. En théorie « les personnes dont la vie ou l’intégrité physique est directement, sérieusement et
concrètement menacée dans leur pays d’origine ou de provenance peuvent demander un visa humanitaire auprès d’une représentation suisse ». Mais en réalité, « la possibilité d’être un jour appelé sous les drapeaux ne suffit généralement pas à remplir les conditions strictes requises pour l’octroi d’un tel visa. Il faut que la personne concernée se trouve dans une situation de détresse particulière et soit directement, sérieusement et concrètement menacée. Pour obtenir un visa humanitaire, elle doit en outre avoir un lien avec la Suisse », indique le site du Secrétariat d’État aux migrations (SEM).
Toutefois, le SEM procède, pour chaque demande d’asile, à un examen individuel et minutieux. J’ai obtenu les chiffres suivants : entre février 2022 et le 31 juillet 2024, 666 demandes d’asile présentées par des ressortissants russes ont été examinées. Seules 56 personnes l’ont obtenu. Les autres restent des exilés. Ils peuvent essayer de frapper à d’autres portes, mais la chose n’est pas facile avec les cartes de crédit bloquées et les comptes bancaires fermés sans explication.
Quel est alors leur choix ?
Ils doivent rentrer chez eux.
Comment ne pas se souvenir du mois de juin 1946, quand les ambassades d’URSS en France, en Bulgarie, en Yougoslavie et ailleurs invitaient tous les anciens sujets de l’Empire russe ayant quitté la Russie après la révolution de 1917 à revenir dans leur patrie où ils se verraient délivrer un passeport soviétique ? Nombreux étaient ceux qui, dévorés par la nostalgie, avaient mordu à l’hameçon.
Leur sort fut pour la plupart terrible. Tout comme le sort des soldats soviétiques internés dans les camps suisses puis livrés au gouvernement soviétique après la Seconde Guerre mondiale.
Les nouveaux exilés recalés rentrent donc chez eux avec la boule au ventre, envahis par un profond sentiment de trahison – celle d’un Occident qui les a poussés à partir mais a refusé de les accueillir. Combien, parmi ces rejetons, y a-t-il de Nabokov, Stravinsky, Rachmaninov, Stern, Kouzmine et tant d’autres qui, à leur époque, ont contribué au rayonnement de la Suisse ?
Mais voici une chose curieuse : les Ukrainiens se sentent trahis par l’Occident, eux aussi. Ils estiment que leurs alliés n’en font pas assez pour qu’ils puissent rentrer chez eux. Et ressusciter.
Au Grand Théâtre de Genève Fedora du 12 au 22 décembre 2024 www.gtg.ch/fedora rdv.
Le metteur en
Mundruczó revient au Grand Théâtre pour y monter Salomé de Richard Strauss. Il a désormais quitté sa Hongrie
natale, où « l’art critique n’existe plus ». Le sien prend à bras-le-corps
des réflexions sur l’identité et le contexte social.
Par Samuel Golly
Passionné d’art, Samuel Golly a fait de sa curiosité son métier. En collaborant avec plusieurs festivals, il participe à la production d’événements comme La Bâtie ou Black Movie. En parallèle, il écrit régulièrement dans la presse romande, notamment pour Le Courrier ou la Tribune de Genève.
En 2010, Viktor Orbán arrive au pouvoir en Hongrie. Depuis, lui et son gouvernement exercent leur influence sur la création hongroise en reprenant notamment en main de nombreuses institutions culturelles. Face au nationalisme et à la censure, nombreux sont les artistes qui ont été poussés à s’exiler pour pouvoir travailler. C’est le cas de Kornél Mundruczó. Né en 1975, son travail est aujourd’hui mondialement reconnu. Comme réalisateur, le Hongrois recevait en 2014 le Prix Un Certain Regard à Cannes pour White God. En 2020 Pieces of a Woman, son premier film en anglais, est sélectionné à la prestigieuse Mostra de Venise. Son travail ne se limite cependant pas au cinéma, comme dramaturge et metteur en scène, Kornél Mundruczó s’est aussi illustré au théâtre et à l’opéra. Avec sa compagnie Proton Theatre, il s’est déjà produit plusieurs fois à Genève. En septembre dernier, dans le cadre du festival La Bâtie, il présentait sa dernière création, Parallax. Une pièce de théâtre qui interroge l’hérédité des traumatismes familiaux, le trouble identitaire et ces instants où la
grande histoire percute l’intimité. Au Grand Théâtre de Genève, le Hongrois s’est aussi illustré à plusieurs reprises avec L’Affaire Makropoulos (2020), Sleepless de Peter Eötvös (2022) et Voyage vers l’Espoir de Christian Jost (2023).
Créer malgré tout
Il aurait pu adapter son travail en se conformant aux exigences de la censure, mais c’est un sacrifice auquel Kornél Mundruczó se refuse. « Je ne peux pas me plier à ce type de contrôle. L’art doit être créé avec honnêteté et innocence. M’autocensurer me détruirait. » Pour Mundruczó, travailler en Hongrie est donc devenu quasiment impossible. « L’art critique n’y existe plus. La liberté de création y est largement limitée. Il ne s’agit pas nécessairement de censure directe des œuvres d’art, mais d’une absence complète de financement qui amène au même résultat. »
Sans renier ses origines et son histoire, il doit sans cesse redoubler d’efforts pour trouver d’autres sources de financement, à l’étranger notamment. C’est le cas de Parallax, sa dernière pièce de théâtre, créée en coproduction avec le soutien d’une dizaine d’institutions suisses, françaises, italiennes, grecques et allemandes. « Devoir créer dans ces conditions est particulièrement difficile. Tout demande beaucoup plus d’efforts et de travail. Avoir réussi à réaliser Parallax est une grande fierté pour moi. Malgré l’absence de soutien de la part de la Hongrie, cette pièce reste résolument ancrée dans le contexte historique hongrois. Je me bats pour conserver mes racines et mon identité. » Installé depuis cinq ans à Berlin, il avoue ne plus travailler dans son pays d’origine. « J’ai toujours un chez-moi à Budapest, mais lorsque j’y retourne c’est avant tout pour le plaisir, pour retrouver mes amis et ma famille. »
Le Hongrois aurait pu adapter son travail en se conformant aux exigences de la censure, mais c’est un sacrifice auquel il se refuse. ©
Guillaume Horcajuelo / EPA
L’œuvre de Kornél Mundruczó a souvent été qualifiée de provocatrice ou de politiquement engagée, comme ici dans sa mise en scène du Voyage vers l’espoir, opéra créé au Grand Théâtre en 2023. © Gregory Batardon / Grand Théâtre Genève
L’œuvre de Kornél Mundruczó a souvent été qualifiée de provocatrice ou de politiquement engagée, mais il ne croit pas en l’art politique. « Je pense que les œuvres militantes peuvent être contreproductives, qu’elles ne parviennent pas à changer le monde sur le long terme. Mon travail est critique. Il prend à bras-le-corps des réflexions sur l’identité et le contexte social. Mais j’essaie de faire cela avec beaucoup de sensibilité, d’être en empathie avec les personnages que je mets en scène. Le pouvoir et les politiques sont dénués d’empathie, je pense donc que c’est une façon efficace de donner de la force à mon travail. »
Concernant la provocation, l’artiste y voit quelque chose d’essentiel. « Une bonne œuvre est toujours provocatrice – c’est d’ailleurs le cas de l’opéra Salomé. Il s’agit de percer l’âme et le cœur du public. En sacrifiant une part de soi-même, l’artiste peut
atteindre le spectateur et lui faire perdre son armure. C’est cette mise à nu qui permet d’aborder l’art avec une certaine innocence, une certaine pureté et ressortir de cette expérience complètement transformé. »
Une attitude qu’il adopte dans tout son travail, que ce soit au théâtre, au cinéma ou à l’opéra. « Pendant longtemps, l’opéra était traité de manière conservatrice. Aujourd’hui, grâce à des institutions comme le Grand Théâtre de Genève, ce genre est en pleine renaissance. Une œuvre comme Salomé est remplie de réflexions sur le pouvoir, l’absurdité et la violence du crime, les contradictions entre richesse et pauvreté, justice et injustice, entre ce qui est dit est ce qui est tu. L’opéra est un art total qui permet de faire passer de nombreux messages. »
Au Grand Théâtre de Genève Salomé
Du 22 janvier au 2 février 2025 www.gtg.ch/salome rdv.
Formée au théâtre parlé et au chant lyrique, la soprano Olesya Golovneva affronte Salomé dans le sublime opéra de Richard Strauss. Une héroïne sulfureuse dont elle fait une lecture très personnelle.
Par Julian Sykes
Née en Russie, la soprano Olesya Golovneva a étudié à SaintPetersgourg et à Vienne, ville où elle a débuté sa carrière en intégrant la troupe du Staatsoper, lancée par le rôle de la Reine de la nuit dans La Flûte enchantée, qu’elle reprendra partout en Europe. Son répertoire comporte aujourd’hui plusieurs rôles majeurs : Violetta (La traviata), Lucia di Lammermoor, Tatiana (Eugène Onéguine), Anna Bolena, Mimi (La Bohème), Rusalka ou Valentine (Les Huguenots), pour n’en citer que quelques-uns.
Salomé, ce n’est certainement pas elle –cantatrice et mère de deux enfants âgés de neuf ans et de deux ans et demi. Pourtant, c’est cette jeune fille impudique et fatale qu’elle va incarner au Grand Théâtre de Genève dans une mise en scène du Hongrois Kornél Mundruczó. Elle a son idée sur le rôle, elle va y mettre tout son vécu, toutes ses lectures, car Olesya Golovneva est passionnée de théâtre et de romans, à commencer par la littérature russe qu’elle a dévorée dès l’âge de 15 ans. À l’époque, elle s’imaginait déjà être Tatiana dans Eugène Onéguine de Tchaïkovski : l’héroïne de Pouchkine, l’un de ses écrivains favoris, la fascinait pour sa quête de passion romantique, sa recherche d’émotions vives – tout ce dont peut rêver une adolescente qui a encore les espoirs les plus fous avant de déchanter. Rien à voir avec Salomé qui, malgré une part d’inconscient et un héritage familial certainement lourd, comme le souligne Olesya Golovneva, incarne une forme de perversité. Le drame d’Oscar Wilde a beau jouer sur l’ambiguïté d’une jeune fille encore très enfantine qui se laisse posséder par une obsession – le désir d’avoir la tête du prophète Jean Baptiste (Iokanaan dans l’opéra) tranchée sur un plateau d’argent et de pouvoir baiser ses lèvres – on est loin de l’innocence pure et bouleversante de Tatiana.
Ayant débuté au Staatsoper de Vienne avec Mozart, dans le rôle de la Reine de la Nuit aux aigus stratosphériques, établie non loin de la capitale avec son mari et ses deux enfants, Olesya Golovneva a accompli le parcours relativement classique d’une cantatrice d’abord classée « soprano lyrique » et « soprano colorature » avant d’évoluer vers des rôles plus lourds, dans le bel canto notamment. Elle cite Anna Bolena, Maria Stuarda, Lucia di Lammermoor. Parmi de nombreux emplois, elle a aussi chanté Gilda, Violetta dans La traviata, Rusalka, et récemment le personnage de Silvana dans La fiamma d’Ottorino Respighi – un rôle qu’elle a endossé en octobre dernier au Deutsche Oper de Berlin. Cet opéra méconnu, qu’on aura forcément du mal à identifier et où elle incarne la fille d’une sorcière injustement condamnée, l’a semble-t-il bouleversée. « On m’a appelée à la dernière minute pour un remplacement et j’ai appris le rôle en quelques jours. C’est loin du bel canto, il faut recourir par moments à la voix de poitrine et il y a des cris – même si on a de grands arcs lyriques à chanter et une petite section qui rappelle Monteverdi. C’est une matière théâtrale vraiment fantastique, entre pleurs et rires, et c’est le rôle le plus dramatique que j’ai chanté jusqu’à maintenant. Il faut passer à travers l’orchestre qui est encore plus touffu que chez Richard Strauss dans Salomé. »
Pour Olesya Golovneva, ici en Violetta dans La traviata de Verdi, l’incarnation théâtrale est ce qui prime sur la stricte performance vocale : « D’abord je joue le rôle, et ensuite je chante, parce que j’aime le théâtre parlé. »
« Je suis fière de la culture russe, même si je n’ai pas mis le pied en Russie depuis trois ans à cause de “cette triste histoire”…»
On la sent vibrer aux personnages qu’elle campe sur scène. Elle dit qu’il faut s’inspirer de tout, de ses lectures, de la peinture, de tout ce qu’on rencontre dans la vie. Mais son ancrage familial reste la source première. Elle est née à Pskov en Russie, « une ville de province située entre Riga et Saint-Pétersbourg près de la frontière avec l’Estonie, précise Olesya Golovneva. Il n’y a pas de musiciens professionnels dans ma famille, mais ma mère et mon père ont toujours beaucoup aimé la musique populaire – tout comme l’un de mes grands-pères. Ils jouaient de l’accordéon et je chantais avec eux. J’ai aussi chanté à l’école, et j’interprétais des mélodies dans un club Pouchkine. »
Tout comme Tatiana dans Eugène Onéguine, l’adolescente de 15 ans passait beaucoup de temps seule dans la nature. « Je m’identifiais à ses rêves, à ses pensées. J’aimais me perdre dans des lectures. » Olesya Golovneva a fini par chanter le rôle de Tatiana à Cologne, Helsinki, Hambourg ; et l’opéraculte de Tchaïkovski bâti autour de sept « scènes lyriques » reste son préféré.
Sa formation de cantatrice, elle l’a accomplie au Conservatoire de Saint-Pétersbourg pendant sept ans.
« Je n’ai pas du tout chanté en Russie, j’y ai seulement fait mes études et j’ai passé mon examen final avec le rôle de Violetta Valéry dans La traviata. » Son premier engagement, c’était il y a presque vingt ans, donc : la Reine de la Nuit, de La Flûte enchantée, à Vienne.
« J’avais 25 ans, je voulais rester à la maison, j’étais comme Tatiana ! Mais ma mère m’a dit qu’il fallait que je parte et que c’était une occasion à saisir. Bien sûr, la mentalité en Autriche était très différente qu’en Russie, et je ne parlais pas l’allemand… Il faut savoir prendre des risques dans la vie. »
Mais la voilà qui embraye à nouveau sur les grands auteurs russes. « La culture russe, c’est à l’intérieur de moi. J’ai grandi comme ça. Je suis fière de la culture russe même si je n’ai pas mis le pied en Russie depuis trois ans à cause de « cette triste histoire »…
J’ai fait aussi des études d’art dramatique. Constantin Stanislavski, Vladimir NemirovitchDantchenko, Mikhaïl Tchekhov sont des références pour moi, et naturellement Anton Tchekhov dont j’ai lu les pièces. »
Après Pouchkine, elle a traversé une phase Dostoïevski. « Pendant trois à quatre ans, je n’ai lu que ses romans. Je lisais dans le bus, dans mon foyer d’étudiants… Ce qu’il y a d’intéressant chez Dostoïevski, ce sont les questions qu’il pose, mais il ne te donne pas les clés pour les résoudre. Ces réponses, c’est à toi de les trouver, de les chercher, dans ton cœur, dans ton âme, dans ton esprit. Ce sont des questions philosophiques très profondes et ça ouvre les horizons. »
Olesya Golovneva s’inspire de ces personnages de roman pour son travail à la scène. À propos de Salomé – l’un des rôles les plus provocateurs du répertoire, qui exécute la danse des sept voiles sous les yeux concupiscents de son beau-père Hérode pour obtenir la tête de Iokanaan – la cantatrice à la voix douce et réfléchie tente de cerner ses motivations. « Je me suis demandé si elle était sous l’emprise d’une drogue ou d’alcool. Elle n’a pas l’air vraiment lucide dans ce qu’elle dit et la façon dont elle se comporte. La musique de Richard Strauss est comparable à une extase, on dirait qu’elle est mue par une pulsion sexuelle qui la dépasse. J’imagine que Salomé a été maltraitée dans son enfance ou exposée à une sexualité très tôt et que c’est une enfant brisée. Elle exprime la face obscure que chaque être humain a enterrée au fond de soi. Tout ce qu’elle dit est de nature sexuelle et renvoie à la relation érotique entre un homme et une femme. Elle manipule le jeune capitaine syrien Narraboth par sa seule force d’attraction sexuelle. »
Olesya Golovneva a tant réfléchi sur le sujet qu’elle a imaginé une variante pour le dénouement. « Si j’étais metteure en scène, je ferais en sorte que Salomé mette à mort elle-même Iokanaan. Le gardien n’oserait pas tuer celui-ci au fond de la citerne et lâcherait son épée – comme Salomé le suppose à un instant dans le livret de l’opéra. Et quand Iokanaan remonterait de la citerne, c’est Salomé qui le tuerait après avoir embrassé sa bouche et elle mettrait sa tête sur un plateau d’argent. Ça rendrait les choses encore plus étranges et sanglantes. Elle dépasserait toutes les limites ! »
Toujours dans sa quête de sens, Olesya Golovneva pense que ce qui nourrit l’attrait de la princesse de Babylone pour le jeune prophète, c’est autre chose que le désir charnel et érotique. « Iokanaan est un ascète. Il est pur, intouché par la dépravation, promis
au royaume de Dieu. Et cette pureté fascine Salomé, parce que quelque part au fond d’elle-même, elle aspire à une rédemption. Elle dit que « la lune a la beauté d’une vierge qui est restée pure ». Et c’est probablement pour ça qu’elle veut toucher Iokanaan, toucher sa peau, toucher ses cheveux, et embrasser sa bouche. Parce qu’il est pur. Elle ne comprend pas que cette virginité recherchée n’est pas de l’ordre de l’humain ni du sensuel. » Décidément très consciente des enjeux que soustend l’abord de ses rôles, Olesya Golovneva estime que « quand on joue une mauvaise personne, il faut chercher où celle-ci est bonne ». Elle a horreur des approches « unidimensionnelles », et c’est cette diversité de l’humain qui la passionne. Elle dit aussi que l’incarnation théâtrale est ce qui prime sur la stricte performance vocale. « D’abord je joue le rôle, et ensuite je chante, parce que j’aime le théâtre parlé. J’en ai fait durant six ans avec une très bonne professeure. » Et sur une voix douce, pleine d’empathie, elle nous donne congé en conseillant de lire Les Frères Karamazov ou Les Démons de Dostoïevski – « même si c’est un peu rude » !
Au Grand Théâtre de Genève Salomé
Du 22 janvier au 2 février 2025 www.gtg.ch/salome
Ils ont la trentaine et sont issus de la HEM, de la Manufacture et de la HEAD. Ensemble, ils imaginent l’opéra Dernière expédition au pays des merveilles, présenté à la Comédie de Genève en janvier 2025. Plongée au cœur de cette expérience d’émulation créative.
Par
Juliette de Banes Gardonne
Titulaire d’un master de soliste de la Haute École de Musique de Genève et d’un master d’anthropologie de l’université Lyon Lumière, Juliette de Banes Gardonne fait une carrière de mezzo-soprano qui l’a conduite sur plusieurs scènes suisses et françaises. Elle a fondé l’Ensemble Démesure et est aujourd’hui responsable de la rubrique musicale au Temps.
Une des esquisses du décor de l’opéra en cours de création, aux mains de l’équipe d’OperaLab, inspiré par Alice au pays des merveilles. © OperaLab
L’équipe d’OperaLab au complet. De gauche à droite et de haut en bas : Inês Flores-Brasil (chanteuse), Lou Golaz (actrice), Nicolas Roulive (compositeur), Beatriz Raimundo (violoncelliste), Alexandra Marinescu (coordinatrice artistique), Benjamin Delpouve (pianiste, chef de chant), Giulietta Mottini (librettiste), Kim Crofts (metteuse en scène), Joséphine Berthou (cinéaste) et Jérémie Lebreton (metteur en scène). © David Wagnières pour le Grand Théâtre Magazine
Les projets de costumes de Dernière expédition au pays des merveilles qui proposera une mise en abîme en forme de satire du milieu de l’opéra et particulièrement de la production d’opéra. © OperaLab
Une bande de jeunes à eux seuls. Kim Crofts, metteuse en scène, Benjamin Delpouve, pianiste-chef de chant, Inês Flores-Brasil, chanteuse-lyrique, Lou Golaz, comédienne et Nicolas Roulive, compositeur, se sont déplacés pour cette interview chorale. Le collectif compte également Jérémie Lebreton (metteur en scène), Giulietta Mottini (librettiste), Beatriz Raimundo (violoncelliste), Joséphine Bertou (photographe) et Alexandra Marinescu, qui en est la coordinatrice artistique. Au QG du label Bongo Joe, aux Halles de l’Île à Genève, ils racontent cette aventure commencée il y a une année. Ce projet intitulé OperaLab porté par plusieurs institutions (HEAD, Manufacture, HEM, l’Institut littéraire suisse de la Haute école des arts de Berne, le Flux Laboratory, le GTG et la Comédie de Genève) offre à des alumni de ces écoles une résidence d’une année et demie pour créer un opéra de A à Z en partant d’une feuille blanche.
« On a passé beaucoup de temps à discuter de la manière dont nous voulions travailler ensemble. Cette carte blanche vise aussi à inventer notre méthodologie », commence Kim Crofts. Dans ces premières rencontres, chaque membre du collectif pointe ses références. Émerge alors un thème, celui d’Alice au Pays des merveilles de Lewis Carroll. « Il n’a pas fait l’unanimité, explique la comédienne Lou Golaz, mais ce n’est pas parce que nous sommes un collectif que nous devons être d’accord sur tout. La problématique, c’est de réussir à faire en sorte que nos identités artistiques dialoguent et se confrontent.
La contradiction est importante. »
Le personnage d’Alice présente l’avantage de générer un imaginaire collectif, une manière pour tous les membres d’entrer ensemble à la même vitesse dans le sujet. La crainte qui traverse les participants est de tomber sur une matière trop codifiée : « Est-ce possible d’inventer de nouvelles histoires ? Ne finissons-nous pas par reproduire malgré nous toujours le même type de spectacle ? Nous nous sommes posé ce genre de questions », poursuit la comédienne.
Le conte initiatique de Lewis Carroll sert de point de départ mais il a été soumis à des variations : « Le monde d’Alice au pays des merveilles se rejoue en permanence, tout comme les fictions qui existent et se maintiennent par la répétition de leur propre histoire, explique Kim Crofts. Le texte original est également une satire de la société victorienne et nous avons poussé la mise en abîme en cherchant dans notre création à en faire une satire du milieu de l’opéra et particulièrement de la production d’opéra. »
Car le collectif Operalab cherche à interroger le processus de création et réfléchit à comment renouveler le genre lyrique. Ces réflexions infusent à tous les niveaux : « En tant que compositeur, je suis forcément confronté à la problématique de la réinvention du langage musical, analyse Nicolas Roulive. Lorsqu’on apprend les techniques de composition, la tentation est forte de chercher la nouveauté, de trouver des techniques étendues, mais on se heurte à la réalité de ce que peut être une partition pour des chanteurs qui doivent pouvoir la mémoriser. »
« La vocalité est une dimension esthétique très puissante de l’opéra, renchérit Inês, chanteuse du projet. L’aspect performatif hors du commun attire l’attention, étonne le public. » Lou Golaz complète :
« On a cherché les fêlures et les cassures de cette vocalité, qui n’est pas seulement une technicité au service d’un propos. » La future partition explore ainsi d’autres techniques vocales, notamment celles du screaming (voix criarde et agressive) et du growl (voix gutturale et caverneuse) associées au heavy metal. Notamment pour le personnage de la reine : « Afin de sonoriser son caractère névrosé, on travaille avec Inês sur la transition entre des notes chantées et la cassure, pour ouvrir l’univers sonore de ce personnage vers un ailleurs. »
Pour ce projet, pas d’instruments en fosse mais en fond de scène : un quatuor à cordes, un quatuor vocal, une flûte, un saxophone, des percussions et deux claviers électroniques. « Il y aura aussi un traitement de la voix en direct grâce à un assistant électronique », précise Nicolas Roulive. « En tant que metteure en scène, je trouve super de pouvoir être en discussion étroite avec Nicolas, ajoute Kim Crofts. On rêve ensemble. Il y a une grande porosité entre ses idées musicales et mes idées scéniques. Comme une sorte de miroir, l’opéra qui compte deux actes aura aussi deux metteurs en scène, un par acte. « C’est une manière de confronter encore davantage nos contradictions ». La curiosité ainsi aiguisée, il faudra attendre janvier 2025 pour pénétrer le pays des merveilles du collectif OperaLab …
Du 22 au 25 janvier 2025 rdv.
À la Comédie de Genève Dernière expédition au pays des merveilles
Un mur de lumières : c’est le décor unique qui a inondé Tristan & Isolde de Richard Wagner, en ouverture de saison, dans un jeu d’ombres et de clartés, d’amour et de mort. Puis Milo Rau a posé son regard très politique sur La Clémence de Titus de Mozart, dans un tourbillon social et ethnique. Mais le Grand Théâtre était aussi aux Bains des Pâquis pour une aube musicale avec Kristina Stamek, et ses portes se sont ouvertes avec quantité de propositions, comme un atelier de maquillage.
La mezzo-soprano Kristina Stanek, Brangäne dans Tristan et Isolde, s’est produite avec le pianiste Jean-Paul Pruna dans le cadre magique des Aubes musicales, aux Bains des Pâquis. © Alice MenoudRiondel pour le Grand Théâtre Genève
Le blanc et le noir, la nuit et le jour : c’est dans une symbolique épurée, sous l’arbitrage d’un mur de lumières toujours changeantes, que Tristan & Isolde (Elisabet Strid, ici avec la Brangäne de Kristina Stanek) ont chanté le poème d’amour et de mort de Wagner dans la mise en scène de Michael Thalheimer. © Carole Parodi pour le Grand Théâtre Genève
Un aperçu des journées portes ouvertes du Grand Théâtre, ici dans le Foyer où s’est déroulé l’atelier maquillage. © Alice MenoudRiondel pour le Grand Théâtre Genève
Le metteur en scène Milo Rau a déplacé La Clémence de Titus
dans un univers où se confrontent des migrants et des amateurs d’art, avec un propos politique très aigu. © Magali Dougados pour le Grand Théâtre
Tanger, qui s’est métamorphosée, ne se laisse pas facilement appréhender. Elle s’ouvre à ceux qui prennent le temps de la découvrir.
© Duffour / Universal / Getty Imagess
Ghalia Kadiri est une journaliste franco-marocaine. Ancienne reporter au service Afrique du journal Le Monde, elle s’est installée à Casablanca où elle exerce en tant que journaliste indépendante. Elle collabore également avec Le Temps, Heidi.news, RFI et l’AFP.
Il y a quelque chose de fascinant qui saisit le visiteur à Tanger, la ville qui inspire le prochain spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui, Ihsane (lire en page 24).
Peut-être est-ce son passé cosmopolite, à l’époque où la ville était une zone internationale attirant toutes sortes de personnages en quête d’aventures. Ou bien est-ce le mythe qui lui colle à la peau, porté par une bande d’écrivains rebelles issus de la Beat Generation, venus à Tanger pour y puiser leur inspiration. Ou tout simplement la ville ellemême, ce port entre deux continents, où se rencontrent l’Atlantique et la Méditerranée et où les vagues murmurent des histoires anciennes.
Par Ghalia Kadiri
Un mélange de fascination littéraire et artistique attire les touristes par milliers chaque année dans cette ville marocaine à la pointe du détroit de Gibraltar. Mais Tanger a changé. La ville s’est métamorphosée, débarrassée des relents d’un orientalisme considéré comme désuet par la jeunesse tangéroise. Une génération d’artistes féconds se sont emparés de la scène culturelle, offrant de nouvelles perspectives qui bousculent les stéréotypes. En redéfinissant l’identité de Tanger, ils insufflent une énergie créative et contemporaine à cette ville historique, la transformant en un véritable foyer de créativité et d’inspiration pour les générations futures.
Encore faut-il accepter de s’y perdre. Car Tanger ne se laisse pas facilement appréhender. Elle s’ouvre à ceux qui prennent le temps de la découvrir. Avec ses ruelles pittoresques, ses cafés animés et ses galeries d’art, la ville invite à une exploration sensorielle, libre et spontanée, révélant ses trésors à chaque recoin.
ESPACE CULTUREL RIAD SULTAN Il est l’un des plus grands acteurs de l’éveil créatif tangérois. Zoubeir Ben Bouchta a fondé l’espace culturel et artistique Riad Sultan comme un acte de résistance pour se réapproprier la culture de cette ville trop souvent fantasmée. Écrivain et dramaturge reconnu, il œuvre depuis longtemps pour donner un nouveau souffle à la scène artistique tangéroise. Aménagé dans une ancienne demeure de la kasbah adossée au célèbre hôtel Nord Pinus, ce lieu de 450 mètres carrés accueille régulièrement des expositions, des performances artistiques et théâtrales et des ateliers thématiques. Les visiteurs apprécient ses jardins verdoyants, un cadre paisible et inspirant idéal pour les rencontres et les échanges culturels.
Rue Riad Sultan, Tanger, linktr.ee/eca.riadsultan
Ancien Cinéma Rif, cette salle emblématique de Tanger, érigée en 1937, a été reconvertie en cinéma d’art et d’essai par une équipe d’idéalistes menée par l’artiste marocaine Yto Barrada. Inaugurée en
Flâner dans la médina, remonter les ruelles de la kasbah et découvrir des boutiques artisanales hors des sentiers battus. © Gabriel Luengas / Europa Press / Getty Images
2007, la Cinémathèque, qui a gardé son cachet Art déco, est désormais le cœur vibrant de la place du Grand Socco, à la jonction de la médina et de la ville moderne. Sa programmation, pointue et éclectique, mélange chaque semaine cinéma de patrimoine et films alternatifs comme on en voit rarement au Maroc. Le reste du temps, les touristes comme les locaux apprécient la terrasse animée de sa buvette, devenue un lieu culturel à part entière.
Grand Socco, place du 9 Avril 1947 www.cinemathequedetanger.com
Un peu plus loin, dans une rue piétonne offrant une vue imprenable sur le détroit de Gibraltar, la librairie Les Insolites, ouverte en 2009, est un des piliers de la nouvelle scène créative tangéroise. Dans ce lieu qu’elle qualifie de laboratoire culturel, sa créatrice, Stéphanie Gaou, organise régulièrement des expositions où se sont fait connaître de nombreux artistes et photographes tangérois. Les visiteurs peuvent y flâner parmi des étagères remplies de trésors littéraires, assister à des lectures et découvrir
des auteurs qui dessinent la richesse culturelle de Tanger. 28, Khalid Ibn El Oualid www.instagram.com/lesinsolitesofficiel
LE KIOSK DE THINK TANGER
Il suffit de faire quelques pas de plus pour découvrir ce lieu aussi insolite que la librairie voisine. Ce n’est pas qu’une simple galerie ou un bookstore ; c’est un laboratoire où se croisent artistes et idées. Les œuvres exposées se font écho des mutations de cette ville en pleine ébullition créative, invitant les visiteurs à réfléchir sur leur environnement.
C’est tout l’objectif de Think Tanger, le collectif d’artistes et de créateurs tangérois à l’initiative du projet. Attention, le KIOSK est toujours en mouvance, restez à l’affût des annonces pour suivre ses errances créatives à travers la ville ! 14, Khalid Ibn El Oualid, www.think-tanger.com
Kenza Bennani est une créatrice audacieuse. Passée par Jimmy Choo et Louis Vuitton à Londres, elle décide de retourner dans sa ville natale pour fonder New Tangier en 2014. Lassée de la vision orientaliste du vêtement marocain, elle veut valoriser les
métiers d’art en y apportant une vision contemporaine. Dans son atelier installé dans une villa Art déco dans les hauteurs du quartier Marshan, on y découvre ses créations réalisées entièrement à la main (entre 18 et 25 heures de travail par pièce), des vêtements d’inspiration traditionnelle aux formes basiques et épurées, qui insistent sur le graphisme, la couleur et la texture des matières. 6, rue Imam Soufiane Taouri, newtangier.com
VIRÉE SHOPPING
DANS LA MÉDINA
Envisager Tanger, c’est aussi flâner dans la médina, remonter les ruelles de la kasbah et découvrir des boutiques artisanales hors des sentiers battus. On s’arrête d’abord à Atelier 15 Warsha, où artisans locaux et créateurs collaborent pour proposer des pièces qui allient tradition et innovation. Passage obligé, le concept store Las Chicas est un incontournable de la mode tangéroise. Un peu plus haut, la boutique Kasbah Collective propose une sélection soigneusement choisie d’objets artisanaux. Le coup de cœur : Hendiya, une boutique nichée dans la kasbah qui vend des produits cosmétiques à base de figues de Barbarie – un trésor local ! et certifiées bio. – Atelier 15 Warsha, 13, rue Calle Nueva – Las Chicas, place du Tabor – Kasbah Collective, 30, rue Kacem Guennoun – Hendiya, Villa Hendiya, 4, rue Cavendish
Loin des circuits touristiques habituels, cet endroit discret expose des artistes marocains et internationaux qui trouvent souvent leur inspiration dans la lumière et l’énergie de Tanger. Depuis 2012, la galerie d’Intha et Olivier Conil expose les œuvres dans trois lieux différents de la médina, comme un parcours découverte. Les amateurs d’art contemporain y découvriront une sélection pointue, qui reflète là encore la créativité bouillonnante de la ville.
7, rue du Palmier, Petit socco, galerieconil.com
ALMA KITCHEN & COFFEE
Sous la houlette de la créatrice de bijoux Lamiae Skalli et son mari, le photographe Seif Kousmate, ce restaurant est exactement ce qui manquait à Tanger. Un lieu jeune et décontracté qui propose une délicieuse cuisine d’inspiration méditerranéenne, à base d’ingrédients locaux, et un large éventail de boissons qui raviront les amateurs de café comme de matcha. Le petit plus : des événements culturels de temps à autre et un farmer’s market saisonnier pour mettre en valeur les producteurs locaux. 44, rue Antaki, almatanger.com
VILLA MABROUKA
Il suffit de franchir les portes – bien gardées ! – de la Villa Mabrouka pour être transporté dans un autre temps. Perchée sur les hauteurs de Tanger, sur les rives de la Méditerranée, l’ancienne demeure d’Yves Saint Laurent, transformée en hôtel-restaurant, continue de fasciner. Ici, tout impressionne : son panorama à couper le souffle, ses jardins luxuriants en plein cœur de la ville, son atmosphère chargée d’histoire. On se croirait au temps du célèbre créateur français, qui venait se retirer dans ce havre de paix, loin de l’effervescence parisienne, aux côtés de Pierre Bergé. Aujourd’hui, la Villa Mabrouka demeure une icône du patrimoine culturel de Tanger, inscrite dans l’imaginaire collectif. Pour prendre un apéritif, dîner sur la terrasse, ou, pour les plus chanceux, passer la nuit dans une des douze chambres très luxueuses de la maison, la visite vaut le détour. 1, Sidi Bouknadel, villamabrouka.com
RESTAURANT LE MOROCCO CLUB
Niché dans une demeure historique en plein cœur de la kasbah, le restaurant propose une cuisine marocaine revisitée, où les classiques de la gastronomie locale côtoient des plats internationaux soigneusement élaborés. Le soir, c’est un piano-bar à l’ambiance
feutrée et intimiste, idéal pour les amateurs de musique live et de cocktails sophistiqués. En journée, c’est un café-terrasse où l’on se réfugie à l’ombre d’un ficus, dans le calme de la kasbah. Place Tabor, kasbah, www.elmoroccoclub.ma
UN DERNIER VERRE
AU NUMBER
Le voyage au bout de la nuit tangéroise s’arrête ici, dans ce bar élu par les oiseaux de nuit. On y trouve des personnages en tout genre : des artistes, des journalistes, des intellectuels, des étudiants qui viennent partager un dernier verre dans ce lieu à la fois kitsch et authentique, au rythme de la musique allant du jazz aux sons chaabi (populaires) marocains.
1, avenue Mohammed V, Tanger
TANGER EN FESTIVALS
En septembre, l’été se prolonge à Tanger. Depuis plus de vingt ans, le festival Tanjazz envahit les rues et célèbre la musique. Pendant quatre jours, musiciens renommés et talents émergents se produisent dans des lieux emblématiques, dont le Palais des Palais des institutions italiennes. Construit au 19e siècle par le sultan
Moulay Hafid, avant de devenir la propriété du gouvernement italien en 1926, à l’ère du Tanger international, l’ancien palais accueille aujourd’hui les grands événements culturels de la ville. Tanjazz, c’est aussi des concerts gratuits sur les scènes publiques en ville, des animations dans les rues, dans une atmosphère festive et envoûtante à découvrir chaque mois de septembre. tanjazz.org/festival Au Grand Théâtre
Où sont les femmes ?
Au Grand Théâtre, ces prochains mois, elles seront partout. Outre les héroïnes des opéras à venir, Fedora et Salomé, on les entendra en concert et en récital par les voix souveraines de Camilla Nylund et Aušrinė Stundytė. Mais aussi au cours de la « Late Night » investie par le Festival Les Créatives, avec une succession de femmes aux manettes, de DJ Paulette à Marina Kelly. Et tous les genres seront chics à la « Glam Night » qui suivra une représentation du spectacle Ihsane de Sidi Larbi Cherkaoui.
À quelques jours de la première d’Ihsane, de Sidi Larbi Cherkaoui, le Ballet du Grand Théâtre donne à voir quelques extraits de cette création très attendue à l’occasion d’une répétition ouverte au public, en présence du chorégraphe. Grand Théâtre, le 9 novembre à 13h30
GLAM NIGHT IHSANE
Le temps d’une soirée, le GTG invite les spectateurs présents sur la représentation d’Ihsane de Sidi Larbi Cherkaoui à fouler le tapis rouge dans des tenues glamour pour une soirée des plus festives. À l’issue de la représentation, les convives sont invités à rejoindre les foyers du GTG pour une after-party rythmée par un DJ où ils auront l’opportunité de se faire coiffer et photographier par l’équipe du Bal des Créateurs, partenaire de cette Glam Night, et de se mêler aux danseurs/seuses du Ballet du GTG.
Grand Théâtre, le 15 novembre à l’issue de la représentation. Cette soirée est uniquement accessible aux détenteur·rice·s d’un billet pour le spectacle du soir même
« Nuit incandescente » au GTG pour célébrer la 20e édition du Festival
Les Créatives. La légendaire DJ Paulette enflammera le dancefloor de l’Atrium avec ses sets house, précédée de Jessica Winter et son univers 80’s décalé. Les Belles de Nuit, association et festival dédiés à la promotion de l’égalité de genre et de la diversité dans la culture de la musique électronique, s’approprieront le Bar Bleu avec Lady Bruce, DJ Nat, Stellab et Playlove tandis que VJLiliinexile éblouira nos yeux avec des projections vidéo en direct, émouvantes et colorées. Dans le Foyer, Marara Kelly, popstar brillante, vernira son premier EP et nous entraînera dans son monde magique rythmé par le baile funk et l’hyperpop.
Grand Théâtre, le 23 novembre de 22h à 2h (ouverture des portes à 20h30)
VOYAGE À VIENNE POUR LE
CONCERT DU NOUVEL AN
Cette nouvelle année marque le 200e anniversaire de la naissance de Johann Strauss fils. Quoi de mieux pour le célébrer et fêter l’entrée dans le deuxième quart du 21e siècle que les airs charmants et désuets d’une Vienne imaginaire que Strauss incarne à nos oreilles ? Valses, polonaises, airs et polkas de Johann Strauss II, Franz Lehár et Emmerich Kálmán se succéderont lors du réveillon, interprétés par la grande soprano finlandaise Camilla Nylund accompagnée par l’orchestre symphonique de Bienne Soleure, sous la baguette de son chef principal Yannis Pouspourikas.
Grand Théâtre, le 31 décembre à 19h30
AUŠRINĖ STUNDYTĖ EN RÉCITAL
La double performance vocale et scénique d’Aušrinė Stundytė en Katarina dans Lady Macbeth de Mtsensk de Calixto Bieito au GTG en 2023 a durablement marqué les esprits. L’incroyable soprano lituanienne est de retour cette saison avec un programme de récital construit autour du monodrame Erwartung (Attente) d’Arnold Schönberg. Pour cette pièce intense, la soprano accompagnée du pianiste Andrej Hovrin a choisi de présenter une version semiscénique, idéale pour déployer sa voix puissante et son extraordinaire jeu d’actrice. Une soirée unique à ne pas manquer !
Grand Théâtre, le 9 février à 20h
La RTS contribue au renforcement culturel romand, à la radio, à la télévision et sur le digital, grâce à plus de 50 émissions culturelles hebdomadaires.