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Emmanuelle Haïm, cheffe de cœur
Calixto Bieito : « Toute révolution passe par le sacrifice »
Dossier : au nom de quoi et de qui est-on prêt à tout sacrifier ?
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Emmanuelle Haïm, cheffe de cœur
Calixto Bieito : « Toute révolution passe par le sacrifice »
Dossier : au nom de quoi et de qui est-on prêt à tout sacrifier ?
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Il y a 350 ans, la Russie fut le théâtre d’un conflit terrible au nom de l’orthodoxie. Il opposa les « anciens » (les Vieux-Croyants) et les « modernes », de l’Église orthodoxe russe à la suite des réformes introduites par le patriarche Nikon en 1666-67. Après plusieurs complots déjoués, Pierre le Grand l’emporta et décapita les meneurs de la rébellion. Un large groupe de Vieux-Croyants s’immola alors par le feu. Tel est le décor dans lequel Moussorgski installe son opéra Khovantchina, que le Grand Théâtre présentera dans une mise en scène de Calixto Bieito, en conclusion d’un cycle de grand opéras russes comprenant Guerre et Paix de Prokoviev et Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch. L’immolation des schismatiques orthodoxes illustre le sacrifice ultime : celui de sa vie. Au nom d’une cause, que celle-ci soit spirituelle, idéologique, morale, patriotique ou purement altruiste. Cet acte historique désespéré s’inscrit également dans une longue histoire russe du sacrifice, telle que la présente Mikhaïl Chichkine dans ce numéro. Il l’examine à la lumière de celui qu’a consenti l’opposant Alexeï Navalny lorsqu’il est revenu en Russie alors qu’il se savait menacé. Mort sans doute empoisonné, l’an dernier, dans un camp pénitentiaire, Navalny est le dernier en date d’une longue liste de figures qui ont placé leur idéal plus haut que leur vie –quelles qu’aient pu être les motivations intimes de ce geste, où le désir narcissique de laisser son empreinte sur le monde a peut-être sa place. Car telle est l’ambiguïté du suicide au nom d’une cause. Héroïque lorsqu’il exprime un idéal désintéressé, accompli au nom du bien commun ; effroyable lorsqu’il est le bras armé d’une idéologie meurtrière, tel que nous le ressentons face aux attentats djihadistes. Dans la première catégorie, l’histoire est riche de figures qui inspirent le plus haut respect. De Gandhi à Martin Luther King, des martyrs chrétiens aux figures mythologiques, innombrables, qui par leur sacrifice ou celui de leurs proches entrent en transaction avec Dieu.
Jules Cavalié, dans l’essai qui ouvre notre dossier consacré à ce thème, examine les paramètres du « pacte d’autorité » qui oblige aussi bien le sacrifié que le sacrifiant. C’est l’histoire que nous retrouvons dans Didon & Énée, l’opéra de Purcell que le Grand Théâtre remet sur le métier après l’annulation des représentations initialement prévues en 2021, lors de la pandémie.
Le sacrifice ici est double. Énée quitte Didon pour aller fonder Rome, sur l’ordre des dieux. Il sacrifie son amour au nom de l’injonction divine. Mais ce faisant, il anéantit Didon. Le chagrin et l’offense combinés entraînent aux yeux de la reine une double déchéance : elle préfère mourir que survivre à un chagrin et une humiliation incompatibles avec son statut.
Dans l’histoire de l’opéra, le sacrifice fut longtemps un ressort dramaturgique majeur. Par les tensions qu’il installe entre devoir et désir, entre liberté et oppression, il permet de mettre en scène les passions paroxystiques et les déchirements ultimes. Et cela commence dès les origines, en 1607, avec L’Orfeo, la « fable en musique » de Monteverdi aujourd’hui considérée comme fondatrice du genre.
Aujourd’hui, le sacrifice n’est plus guère exploré par les créateurs. Le XXe siècle, Freud et l’analyse des motivations inconscientes de nos actes ont jeté une ombre sur l’innocence désintéressée qui entourait les figures sacrificielles. Il est aussi possible que notre confort actuel s’accommode mal des sacrifiés qui, ailleurs ou dans l’histoire, donnent leur vie pour un idéal, pour leur patrie, pour leur foi. En miroir, ils nous renvoient une question à laquelle nous espérons ne jamais devoir être confrontés : au nom de quoi serions-nous prêts à donner notre vie ?
Bonne lecture !
Jean-Jacques Roth
Rédacteur en chef de ce magazine, Jean-Jacques Roth a travaillé dans de nombreux médias romands. Il a notamment été rédacteur en chef et directeur du Temps puis directeur de l’actualité à la RTS avant de rejoindre Le Matin Dimanche, où il a dirigé le magazine Cultura. Il a entre autres consacré deux ouvrages au Grand Théâtre.
Portrait de couverture
Les photos de couverture de cette saison du Grand Théâtre Magazine sont réalisées par Diana Markosian. Ce sont ses images qui illustrent également les programmes et les affiches de la saison. Américaine d’origine arménienne née à Moscou, Diana Markosian collabore à de grandes revues américaines et son livre Santa Barbara raconte la fracture originelle de son enfance, qu’elle tente de réparer à travers son appareil photo.
© Diana Markosian
Édito 1
Par Jean-Jacques Roth
Mon rapport au sacrifice 4
Florian Le Bouhec, « J’ai trouvé un sens à travailler 15 heures par jour »
Ailleurs 6
Arnold Rutkowski à Varsovie, une histoire d’énergie
Rencontre 12
Emmanuelle Haïm, cheffe de cœur
En coulisses 16 À chœur ouvert
Interview 20
Raehann Bryce-Davis, « Les choses bougent dans le monde lyrique »
Rétroviseur 42
Mouvement culturel 44 La Vienne de Beethoven
Agenda 48
Sa foi, son pouvoir, son idéal : les raisons du sacrifice ultime sont nombreuses, et l’histoire de l’opéra les chante sur tous les tons (Sacrifice d’Iphigénie par Agamemnon, Giovanni Girolamo Frezza). © IMAGO
Sacrifier sa vie 22
Sacrifice politique et offrande musicale, un essai de Jules Cavalié 26
Calixto Bieito, « Toute révolution passe par le sacrifice » 32
Alexeï Navalny, la victime comme victoire 36
Marie-Claude Chappuis, mourir d’avoir aimé 40
Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Le Temps, Collaboration éditoriale Le Temps
Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Jean-Jacques Roth Édition Florence Perret
Comité de rédaction Aviel Cahn, Karin Kotsoglou, Jean-Jacques Roth Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim
Maquette et mise en page Simone Kaspar de Pont Images Anastasia Mityukova (Le Temps ) Relecture Patrick Vallon
Impression Moléson Impressions, imprimé sur papiers certifiés FSC issus de sources responsables avec des encres bio végétales sans colbalt Promotion GTG Diffusion 2000 exemplaires + diffusion numérique sur www.letemps.ch Parution 4 fois par saison
Mélanie Chappuis est journaliste, chroniqueuse, romancière et dramaturge. Elle a publié à ce jour une quinzaine d’ouvrages, dont huit romans, parmi lesquels La Pythie (éditions Slatkine) et Suzanne, désespérément (éditions BSN Press), trois pièces de théâtre, parmi lesquelles L’autre et Après la vague Collaboratrice régulière à la RTS, elle a notamment produit, réalisé et animé l’émission littéraire Mon Truc en Plumes, en été 2023.
Le chef insuffle depuis quelques mois son talent à la brasserie du Dorian, proche du Grand Théâtre. On voulait parler sacrifice avec lui, mais le cuisinier troque sans peine ses soirées télé contre son tablier, sa brigade et ses clients.
Par Mélanie Chappuis
« Vous voulez une chartreuse ? » Il est 14 heures, son restaurant est fermé, mais il termine de déjeuner avec deux amis, pour qui il a cuisiné. On s’installe confortablement à une table du Dorian revisité avec goût, il tient une cigarette éteinte entre ses doigts, je planque mon chewing-gum à la nicotine sous ma langue. À nous deux. Je traque les signes du sacrifice sur son visage, au moins de la mauvaise vie, trop d’alcool, trop de stress, trop de nourriture. D’ailleurs cette cigarette, il l’allume ou pas !? Toujours pas.
Quand on est cuisinier, que l’on travaille pendant que les autres sortent, que l’on ne dîne pas en famille, que l’on n’a pas de weekends, on se sacrifie beaucoup, n’est-ce pas ? J’ai réfléchi, quand vous m’avez proposé ce thème de conversation, et puis non, en fait. Ce sont plutôt les gens qui ont envie d’être avec moi qui font des sacrifices. C’est difficile pour les conjoints, plus que pour la famille. Quand j’ai rencontré Dorothée, la maman de mon fils, je faisais déjà ce métier, je n’étais déjà jamais là le soir. Mais c’est un mode de vie qui use le couple. Pour mon fils, c’est différent, c’est plutôt cool d’avoir un père qui a plusieurs
restaurants. Il vient manger au Dorian quand il veut, il entre boire un Coca avec ses amis, il passe un peu tout le temps. Alors peut-être qu’il voit un peu moins son père que dans une famille normale, mais c’est quoi, une famille normale ? Un entrepreneur qui rentre tous les soirs à 20 heures, est-ce qu’il voit plus ses enfants, et ceux qui quittent le travail à 17h30, est-ce que leur métier les rend heureux ? Je crois que c’est plus amusant de travailler tous les soirs que d’être à la maison tous les soirs, lorsque l’on fait ce qu’on aime. Je suis fils de restaurateur, ça a toujours été ma vie. Je trouvais génial d’avoir un père (grand) cuisinier (Gérard Le Bouhec). Il connaissait plein de monde, je travaillais avec lui pendant les vacances, je faisais les desserts, et puis je rencontrais plein de gens, on allait dîner partout, c’est une vie que j’ai toujours aimée. Le temps pour moi, je le trouve en cuisinant ou en ouvrant des restaurants.
Mais avant le succès, avant la possibilité d’ouvrir des restaurants, la reconnaissance des gens du milieu et des clients, il y a un bien eu un moment difficile, non ?
Oui. Travailler pour les autres, c’était dur. J’ai fait des ouvertures de restaurants à la mode, des endroits en vogue, mais être employé, travailler en coupure, avec des horaires pénibles, oui, c’était dur, comme
« Je crois que c’est plus amusant de travailler tous les soirs que d’être à la maison tous les soirs, lorsque l’on fait ce qu’on aime. Je suis fils de restaurateur, ça a toujours été ma vie. » © Eddy Mottaz / Le Temps
La vie de Florian Le Bouhec, né en 1979, a longtemps été faite d’allers-retours entre la banlieue parisienne et Genève, pour rendre visite à son père, divorcé de sa mère, qui y travaille. Son CAP/BEP cuisine en poche (équivalent du CFP), il travaille, pas encore majeur, dans les restaurants d’hôtels parisiens, avant que son père l’engage au Jet de l’encre. Après 9 ans dans divers bistrots genevois, il reprend la gérance de L’Artichaut. Un succès qui en annonce d’autres. Trois ans plus tard, en 2014, il déménage au Café de la Paix, puis le Bologne, pour confirmer puis accroître encore son succès. En parallèle, il ouvre Le Bombard, bar à vin et à manger, puis le Bleu Nuit. Fin 2024, il rouvre le Dorian, rénové dans un style élégant, branché, légèrement rococo, mais « dans son jus ».
d’avoir des chefs qui me disaient de me raser ou de ne pas venir en baskets. Et puis j’ai rencontré Dorothée qui avait fait l’école hôtelière. Elle m’a aidé à prendre le restaurant L’Artichaut, à Carouge, en gérance. Ça a commencé à bien fonctionner, et soudain il y avait un sens à travailler 15 heures par jour, à être tout seul en cuisine, parce que j’étais à mon compte, et que j’obtenais de la reconnaissance. Avec ce genre de vie, on a tout le temps l’impression de devoir se rattraper. Quand on ne travaille pas, on essaie de faire vivre des moments hors du commun à notre famille. Mais j’aime ça, cette intensité, les moments courts où on donne beaucoup, c’est plus facile que d’être un bon papa à plein temps, à faire les devoirs, à surveiller ce que mange notre enfant, etc.
Faut-il en déduire qu’on ne sent pas le sacrifice lorsqu’on fait un métier passion ?
J’aime la cuisine, je m’efforce de faire ce métier avec audace et panache, mais je ne suis pas aussi passionné que certains autres chefs.
Ce qui me plaît tout autant, c’est d’ouvrir des restaurants, leur fabriquer une âme, une ambiance, les lancer, les voir se remplir. Je ne suis pas avide de la découverte de nouvelles saveurs, ce sont toujours des modes qui reviennent. Ce que j’aime, ce sont les bons produits, et collaborer avec des professionnels qui me ramènent de bonnes idées. Le secret, c’est peut-être de m’entourer de gens qui sont meilleurs que moi.
La vie est belle depuis que je suis à mon compte. Bien sûr, il y a des moments plus géniaux que d’autres, mais je rencontre toutes sortes de gens, les clients sont contents, et moi avec eux.
Le ténor polonais Arnold
Rutkowski se glissera dans la peau du Prince Andreï Khovanski dans Khovantchina de Modeste
Moussorgski, à l’affiche du Grand Théâtre de Genève en mars. Il nous fait découvrir à cette occasion sa ville d’adoption, dont il est un inconditionnel. De ses palais à ses gratte-ciels.
Par Hélène Bienvenu
Photographies : Filip Klimaszewski pour le Grand Théâtre Magazine
Actuellement basée à Varsovie, la journaliste Hélène Bienvenu couvre l’actualité d’Europe centrale depuis une quinzaine d’années. Elle collabore avec Le Monde, Mediapart, Courrier International ou encore La Libre Belgique. Polyglotte passionnée de chemins de traverse, elle aime arpenter les terres aux confins.
En col roulé et pantalon noir, Arnold Rutkowski s’excuse de n’être que quelques minutes en retard à son rendez-vous au Teatr Wielki, l’imposant opéra de Varsovie. La façade de l’édifice, de style classiciste, a été reconstruite à la suite des bombardements nazis et de l’insurrection de Varsovie en 1944, un élan aussi héroïque que tragique de ses habitants contre l’occupant allemand. L’édifice est à l’image de l’ensemble de la rive gauche de la capitale polonaise : un véritable phénix. Cela semble difficile à croire aujourd’hui mais l’édifice n’était plus qu’un tas de ruines en 1945.
À l’intérieur, le foyer, inauguré sous la Pologne communiste, rappelle le style épuré mais élégant en vigueur à l’est de l’Europe après-guerre. La grande salle où sont joués opéras et ballets, Arnold Rutkowski la connaît bien. Il s’y est produit pas plus tard qu’en
Natif de Łódź, Arnold Rutkowski et sa famille se sont installés à Varsovie. Une ville qui fascine le ténor polonais. Il en compare le centre moderne à New York, pour sa skyline et son énergie.
décembre, endossant l’un de ses rôles préférés : Don José dans Carmen. « L’une des particularités de cette scène varsovienne, c’est qu’elle est tellement immense qu’on en perd ses collègues de vue, s’amuset-il. Et puis l’orchestre est légèrement surélevé, ce qui fait que tous ses musiciens sont visibles depuis la scène, et réciproquement, nous sommes tous visibles depuis la fosse. Pour finir, l’acoustique n’y est pas facile. Toute faute s’y entend inévitablement ! »
Sur ces entrefaites, Arnold Rutkowski invite à explorer les environs immédiats de l’opéra. On passe devant l’un des « bars à lait » de prédilection du ténor, au numéro 8 de la rue Moliera, où le quarantenaire a l’habitude de commander des galettes de pommes de terre, un grand classique de la cuisine polonaise. Les « bars à lait », ces petites cantines populaires qui servaient au début du XXe siècle des plats simples et traditionnels à prix d’ami sont restées des institutions. Popularisées par les pouvoirs communistes, alors que les ménages luttaient contre les pénuries, certains établissements ont survécu au passage à l’économie de marché. D’autres, comme celui de la rue Molière, ont ouvert à l’aube du nouveau millénaire. Aujourd’hui, ces réfectoires où femmes d’affaires, retraités et étudiants sans le sous mangent au coude à coude sont devenus un refuge contre l’inflation.
Un peu plus loin, on plonge dans la Varsovie de la « belle époque », en longeant la splendide rue Krakowskie Przedmieście, soit l’ancienne voie royale des souverains polonais, bordée d’églises, de palais et de palaces. En face du palais présidentiel, Arnold Rutkowski s’arrête devant le palais Potocki, un édifice baroque du XVIIIe siècle, remis sur pied après la Deuxième Guerre mondiale. « C’était le palace d’une famille noble de Varsovie. Les communistes s’en sont saisis après-guerre pour y installer le ministère de la Culture – qui s’y trouve toujours. Ils ne l’ont donc jamais rendu. C’est un peu la quintessence de notre histoire ! poursuit-il, dans un éclat de rire. Dans l’entre-deux guerres, Varsovie était pleine de vie, de nombreux films en attestent, c’était vraiment l’une des villes les plus modernes d’Europe », remarque le natif de Łódź , qui ne tarit pas d’éloge sur sa ville d’adoption et pointe vers l’hôtel Bristol, seul vestige encore debout aux alentours en 1945. « C’est ici, depuis ce balcon d’angle que Jan Kiepura, un acteur et chanteur polonais extrêmement connu durant la première moitié du XXe siècle, s’est produit devant la foule il y a une centaine d’années », raconte Arnold Rutkowski, qui a déjà eu l’occasion de chanter les airs de son idole « depuis ce même balcon lors
Le Teatr Wielki, l’imposant opéra de la ville, a été totalement détruit à la suite des bombardements nazis et de l’insurrection de Varsovie en 1944. Arnold Rutkowski y a encore chanté en décembre dernier un de ses rôles fétiches, Don José dans Carmen.
Arnold Rutkowski apprécie de la même manière la Varsovie moderne hérissée de gratteciels que la ville historique, traversée par la Krakowskie Przedmiescie, où sont alignées églises, palaces et palais.
Arnold Rutkowski aime s’arrêter prendre son café à l’hôtel Europejski, construit à la fin du XIXe siècle et abritant de nombreuses œuvres d’art contemporaines.
Ces arcades dans le jardin de Saxe, voilà tout ce qui reste actuellement du palais de Saxe, un palais du XVIIe siècle, où l’état major polonais avait son siège à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Des travaux sont en cours pour aboutir à sa reconstruction.
« Dans l’entre-deux guerres, Varsovie était une des villes les plus modernes d’Europe »
d’un festival qui lui était dédié ». La réputation de Jan Kiepura a largement dépassé les simples frontières de la Pologne, se produisant avec le même succès dans les opéras du monde entier, de New York à Paris.
D’ailleurs, c’est bien simple, lorsque qu’Arnold Rutkowski évoque le personnage avec son « mentor » Placido Domingo, il apprend avec surprise que le ténor espagnol connaissait déjà Jan Kiepura, « enfant, il en écoutait ses chansons ! ».
L’occasion est trop belle pour interroger Arnold Rutkowski sur son intervention lors d’un concert de Placido Domingo, en 2009 à Łódź, alors que le jeune Polonais débutait sa carrière. « Le ténor Antonio Barasorda, que j’avais rencontré à l’Opéra de San Juan à Porto Rico, m’avait invité à le rejoindre au théâtre du Châtelet à Paris pour travailler ensemble. Et voilà que Placido Domingo toque à notre porte. » Intrigué par la voix du Polonais, la star lyrique lui demande de chanter un air de La bohème de Puccini, Arnold Rutkowski s’exécute. Puis lui glisse qu’il prévoit d’assister à son concert à Lodz. « Et là, Placido me dit : “il faut que tu montes sur scène avec moi”. Voilà comment on a fini par chanter de concert. C’était une expérience incroyable », témoigne Arnold Rutkowski, pour qui le déclic de l’opéra est venu dès l’âge de sept ans. Ses parents, qui lui faisaient volontiers écouter de la musique, l’emmènent alors à l’opéra de Łódź voir Le Manoir hanté de Stanislaw Moniuszko, perle de l’opéra polonais du XIXe siècle. « C’est là que j’ai senti que je voulais devenir chanteur d’opéra. Et j’avais déjà une voix d’opéra. » S’ensuivent des études de musique à Łódź. Son diplôme de l’Académie de musique en poche, Arnold Rutkowski déménage à Wrocław où l’opéra lui propose des rôles de plus en plus importants, tels Rodolfo dans La bohème et Don José dans Carmen, ou encore Alfredo dans La traviata. Son goût de l’aventure le mène au cours de sa formation du Danemark – où sur scène, à Bornholm, il incarne Ferrando dans Così fan tutte – à la Suisse, où il interprète Un giorno di regno de Verdi, à Saint-Moritz. En 2008, en Pologne il se joint à un orchestre pour familiariser les 300 000 participants du festival de rock Przystanek Woodstock aux airs d’opéra et d’opérette.
Mais c’est son interprétation de Don José à Modène, en Italie en 2009, qui séduit la critique et le propulse sur la scène internationale. Arnold Rutkowski se met alors à parcourir les grands opéras du globe, de Phoenix à Budapest, de Moscou à Lima. Ce père de trois enfants aujourd’hui reconnaît volontiers qu’il doit désormais arbitrer entre carrière et vie de famille : « Sur scène, tu reçois l’énergie du public et c’est fantastique, mais c’est ta famille qui en paie le prix ». Heureusement, outre le Teatr Wielki de Varsovie, où il garde un ancrage fort, Arnold Rutkowski peut toujours se produire dans la dizaine d’autres scènes d’opéra que compte la Pologne. De retour dans les rues de Varsovie, Arnold Rutkowski invite à passer au café de l’hôtel Europejski, autre hôtel luxueux de la fin du XIXe siècle, à deux pas du Bristol. L’ambiance y est feutrée et l’expresso serré. « J’aime aussi beaucoup leurs glaces », confie le ténor. Dans le couloir débouchant sur la place Piłsudski, mon guide ne manque pas d’attirer mon attention sur les tableaux de Leon Tarasewicz, un artiste polonais contemporain dont les acryliques colorés ornent les murs. « J’aime beaucoup les peintres polonais contemporains à l’instar de Jan Lebenstein, ou encore de Wojciech Fangor », poursuit le chanteur, qui a hâte de se produire au Grand Théâtre de Genève, un opéra « de haut niveau », dont il apprécie le public chaleureux. Les Genevois l’avaient déjà découvert en 2013 dans le rôle de Pinkerton dans Madame Butterfly de Puccini. Et alors qu’il s’apprête à se glisser cette fois-ci dans la peau du Prince Andreï Khovanski, dans Khovantchina de Modeste Moussorgski, je le questionne sur le boycott des opéras et productions artistiques russes depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, en 2022. Dans une Pologne très solidaire de la cause ukrainienne, sa réponse vient apporter une petite nuance. « Bien sûr, c’est horrible la guerre. Je comprends que les Ukrainiens n’aient pas envie de chanter des œuvres russes. Mais je ne pense pas que la guerre doive être importée sur le terrain artistique. Moussorgski – à ma connaissance – n’était pas un redoutable communiste, il a tout simplement écrit des pièces remarquables. Et puis j’aime aussi chanter Iolanta, l’opéra de Tchaïkovski. » Comme pour rester dans la thématique, nous déambulons sur la place Piłsudski, qui porte le nom du « héros national polonais qui nous a permis de regagner notre indépendance », rappelle Arnorld Rutkowski. Héros national, le maréchal
Le skyline de Varsovie a longtemps été dominé par le Palais de la culture et de la science, le « cadeau » de Staline aux Polonais. Cette tour massive, fleuron du réalisme socialiste, est aujourd’hui noyée dans les gratteciels.
Józef Piłsudski prit effectivement les rênes de la Pologne en 1918 alors que le pays réapparaissait tout juste sur la carte de l’Europe, après 123 ans de partage entre les empires russe, prussien et austro-hongrois.
La place débouche sur la tombe du soldat inconnu et le jardin de Saxe qui offre depuis le XVIIe siècle un oasis de verdure aux Varsoviens. « J’adore les parcs de Varsovie, cette ville est l’un des leaders européens en matière d’espaces verts », souligne le ténor, qui recommande non loin de là une balade dans le jardin Krasinski (et ses jeux pour enfants qu’il fréquente assidûment), palais estival de la monarchie polonaise à Łazienki, pas loin de la Voie royale. L’été, le répertoire de Frédéric Chopin y résonne gratuitement, en plein air, tous les dimanches.
À l’autre bout du jardin de Saxe, nous voici rendus au croisement des rues Świetokrzyska et Krolewska, d’où l’on aperçoit le Palais de la Culture et de la Science, le « cadeau » de Joseph Staline à la capitale polonaise. Cette tour massive, fleuron du réalisme socialiste, a longtemps dominé le panorama et suscité la controverse, au point que dans les 1990, il a même été question de s’en défaire. Aujourd’hui, le monument qui abrite cafés, théâtres, bureaux et même un point de vue prisé, est complètement noyé dans les gratte-ciels. « C’est la partie de Varsovie que je préfère. J’adore ce côté Manhattan, entre Rondo ONZ et la rue Grzybowska. Je suis fasciné par New York, et à mon sens Varsovie est la ville qui s’en rapproche le plus en Europe, estime le ténor. J’aime l’énergie qui se dégage de ces édifices, et de tous ces bars et restaurants. » La ville en mutation continue d’étonner le ténor qui y découvre régulièrement de nouveaux édifices qu’il n’avait jamais remarqués auparavant.
« J’adore les parcs de Varsovie, cette ville est l’un des leaders européens en matière d’espaces verts »
La tombe du soldat inconnu, protégée par les arcades de l’ancien palais de Saxe, est gardée nuit et jour par des soldats en uniforme.
Du 25 mars au 3 avril 2025 www.gtg.ch/khovantchina rdv.
Au Grand Théâtre de Genève Khovantchina
La musicienne française revient à Genève diriger Didon et Énée de Purcell, initialement produit en 2021 pendant le Covid et diffusé en streaming. Le retour de l’ouvrage en salle, revu et corrigé par Peeping Tom, signe une étape marquante dans le parcours de la cheffe française. Entretien.
Par Sylvie Bonier
Didon ensevelie sous un envahissement de sable, cette image restera à jamais gravée dans les mémoires. La mise en scène de Franck Chartier et de sa compagnie de théâtre dansé Peeping Tom, qui faisait ici ses premiers pas à l’opéra, ainsi que les ajouts contemporains du compositeur Atsushi Sakai à la partition de Purcell (1659-1695) avaient divisé, lors de la diffusion de la production sur écran en mai 2021. Le spectacle remonte enfin sur le plateau, trois ans après sa création genevoise.
À la baguette, Emmanuelle Haïm retrouve avec un enthousiasme intact cette production pour le moins originale. Le partage de la direction en fosse avec le violoncelliste compositeur japonais, et la vision très personnelle du metteur en scène roannais, qui double pratiquement la durée de l’œuvre et en réinterprète totalement les enjeux, n’entament en rien le rapport de la cheffe à la partition et à ses musiciens. Il faut la voir diriger pour comprendre son engagement. Bras arrondis, buste penché en avant, regard dardé vers les instrumentistes, gestes enrobants, précis et énergiques. Emmanuelle Haïm prend l’orchestre à bras-le-corps. Le sens de la communion la porte dans une véritable embrassade musicale.
Française et Genevoise, journaliste et diplômée de piano au Conservatoire de Neuchâtel, Sylvie Bonier a enseigné l’instrument à Genève et collaboré à différentes parutions et radios en France, ainsi qu’à Espace 2 Elle a assuré pendant 40 ans la chronique musicale de la Tribune de Genève puis du Temps, auquel elle continue de collaborer occasionnellement.
Vous revenez à Genève diriger Didon et Énée en salle trois ans après sa production confinée et sa diffusion en streaming. Qu’est-ce qui a changé ?
Nous avons tous changé pendant ce temps et nous sommes toujours les mêmes. C’est la particularité des reprises avec les artistes d’origine. Il y a un lot de transformations potentielles liées à la sécurité du travail déjà réalisé. Mais dans le cas de ce Didon et Énée, pouvoir enfin sentir la vibration de la salle et présenter l’œuvre à un public « réel » stimule et soulage. C’était très étrange de jouer devant seulement cinquante personnes dans des conditions sanitaires très contraignantes. Reprendre cette production si particulière donne un sentiment de renaissance. Cela permet aussi de creuser et d’approfondir certains passages, et de passer plus rapidement sur d’autres.
Verra-t-on le même spectacle qu’en 2021 ?
Oui bien sûr, avec des variations possibles, liées à la part d’improvisation musicale, aux choix artistiques singuliers de la mise en scène de Franck Chartier, et aux ajouts musicaux d’Atsushi Sakai.
Purcell reste-t-il lui-même ?
Ce que nous connaissons de la partition demeure. L’aspect à la fois déroutant et excitant du projet de l’équipe, c’est le rapport et les liens tissés entre l’œuvre elle-même et la révision scénique et musicale. Il faut se rappeler que la partition originelle a été reconstituée à partir de copies de parties vocales notamment, et que l’accompagnement orchestral avait été perdu. Beaucoup de passages ont été réécrits ou réutilisés, comme souvent dans la période baroque où ajouts, transformations, réutilisations ou suppressions étaient très fréquents.
« J’ai toujours baigné dans un univers musical très fort et actif. Mes parents étaient pianistes amateurs éclairés. Je n’ai jamais eu à me poser la question de savoir ce que je ferais plus tard. La musique est ma langue. Elle est inscrite dans ma chair. » © Alice Pallot pour le Grand Théâtre Magazine
La durée de l’ouvrage passe d’une heure à près de deux. Comment tenir le cap musical dans ce contexte ?
Frank Chartier a souhaité allonger la durée de l’œuvre qu’il trouvait trop courte, pour élargir et approfondir la portée de l’histoire. En plongeant à l’intérieur des pensées des personnages, il a mis l’accent sur leur part d’ombre. La version augmentée de la mise en scène devait s’adosser à un habillage musical complémentaire. Nous avons fait appel à Atsushi Sakai qui pénètre dans les espaces libres et enlace la partition dans un langage sonore inspiré de Purcell. Ses interventions enrichissent l’œuvre avec des ambiances qui disparaissent et apparaissent selon les circonstances. L’effet est saisissant.
Vous connaissez bien ce musicien… Oui, il a été violoncelliste et violiste au Concert d’Astrée dès le début, et nous collaborons depuis longtemps. J’apprécie son imaginaire musical, sa grande connaissance de l’univers baroque, sa science instrumentale et sa personnalité ouverte et curieuse. Dans Didon et Énée, il tient la baguette en fosse et joue sur scène avec un même talent.
Partager l’estrade avec lui a-t-il été compliqué ?
Non, car nous nous pratiquons de longue date et respectons nos sensibilités réciproques. C’est une expérience évolutive marquante et passionnante.
Votre premier contact avec Didon et Énée date de 2003. Après son enregistrement, l’avez-vous dirigé souvent sur scène ?
Non, malheureusement, car dans ce métier, on passe d’un projet à l’autre sans forcément revenir sur des opéras déjà travaillés. Ce sera ma deuxième fois. Sans conteste la plus particulière, où l’on est happé dans le dédale des visions intérieures de Franck Chartier.
Quelles sont les vôtres ?
Dans chaque nouvel opéra, elles sont alimentées par ceux qui œuvrent autour de moi, la réalité et les situations particulières des moments vécus ensemble. Dans le cas de Didon et Énée, je suis prise par les combats intimes de cette femme et les tourments de l’Énéide. Pour moi, les strates se superposent toujours entre le vécu personnel et celui des protagonistes, entre les malheurs traversés par tous et les réparations possibles. En fait, en prenant du recul, les histoires les plus tragiques ou folles s’avèrent assez banales. L’opéra est une catharsis pour exorciser la douleur. Songez aux guerres qui secouent le monde depuis toujours, et aux destins de milliards d’êtres sur la planète. On les retrouve partout. Dans la littérature la plus ancienne comme dans l’actualité la plus brûlante. En fait, dans chaque ouvrage lyrique, les destins exceptionnels rejoignent le fait divers. L’infanticide (Médée), le suicide (Lucrèce), l’abandon (Énée), la passion désespérée et mortelle (Didon), ou ailleurs la vengeance, le devoir, le pouvoir, le deuil, la perte d’un enfant ou la condamnation d’un être aimé, tout alimente l’Histoire et l’art. Notre rôle est de nourrir les spectateurs d’amour et de passion, parfois de fureur, mais surtout de rêve et d’évasion.
Vous reconnaissez-vous dans la définition de cheffe instinctive ?
Oui. Je ne fais pas partie des directeurs musicaux qui travaillent dans la distance, la hauteur ou l’intellectualisation. Pour moi, la musique est organique. Le cheminement, même s’il est très préparé et travaillé en amont sur des recherches historiques fouillées, demeure intuitif. J’ai besoin d’être au plus près et au plus juste de l’émotion la plus vraie qui circule entre tous ceux qui sont là, au moment précis où l’on joue.
D’où vous vient cette forme de direction « naturelle », quasi familiale ?
Probablement du fait que j’ai toujours baigné dans un univers musical très fort et actif. Mes parents étaient pianistes amateurs éclairés, et du côté de mes grands-parents maternels, on trouvait facteur d’orgue, organiste et maître de chapelle. Je n’ai jamais eu à me poser la question de savoir ce que je ferais plus tard. La musique est ma langue. E lle est inscrite dans ma chair.
Emmanuelle Haïm à la tête du Philharmonique de New York : « Notre rôle est de nourrir les spectateurs d’amour et de passion, parfois de fureur, mais surtout de rêve et d’évasion. » © Hiroyuki Ito / Getty Images
Comment votre vie s’est-elle destinée à la direction ?
Là aussi, naturellement. Par des rencontres, souvent fortuites, mais décisives. Le tout premier contact s’est fait à l’école vers l’âge de neuf ans. J’étais une élève très vivante, adorant la musique, qui avait la bougeotte et verbalisait beaucoup. La maîtresse m’a demandé de diriger la chorale de ma classe. À la maison, mon beau-père hongrois invitait beaucoup d’artistes. Toute petite, j’ai rencontré Zoltan Kocsis, Dezső Ránki ou Miklós Perényi notamment. Cette familiarité avec de grands musiciens m’a beaucoup imprégnée. J’ai pratiqué différents instruments et la voix me fascinait. J’aimais tout ce qui avait trait aux notes. J’ai avancé au fil des événements, portée par un flux foisonnant. Quant au répertoire baroque, initié par un disque de Gustav Leonhardt que ma mère m’avait offert enfant, il n’a jamais cessé de m’inspirer.
Qu’appréciez-vous dans le style et la pratique de la musique dite ancienne ?
L’incroyable liberté qu’elle permet, dans l’ornementation, la technique, l’interprétation et l’improvisation. Il y a souvent des ouvrages lacunaires, auxquels il manque des pans entiers de partitions, disparues, non terminées ou en projet. Quelques lignes de continuo ou l’ajout d’extraits d’autres pièces servent d’appui à de véritables re-créations, parfois. C’est passionnant. L’ivresse de la découverte ressemble à celle des archéologues devant l’apparition d’objets enfouis, avec les histoires que ces découvertes nous racontent à travers les siècles.
Sur le plan instrumental, il y avait eu très tôt le piano avec Yvonne Lefébure, l’orgue avec André Isoir, le clavecin avec Kenneth Gilbert avant William Christie, la direction avec Daniel Harding, Claudio Abbado et Simon Rattle… Les fées vous ont gâtée !
C’est vrai. Toutes ces personnes captivantes et bienveillantes ont cru en moi et m’ont fait confiance au fur et à mesure de mon parcours professionnel. J’ai eu beaucoup de chance.
La création de votre ensemble
Le Concert d’Astrée en 2000 constitue-t-il une forme d’aboutissement ?
Je dirais une étape fondatrice. Et une évolution logique vers l’absolue nécessité de partage qui m’anime. Après les instruments à clavier beaucoup trop solitaires pour moi, et la direction de différents orchestres de passage, créer ma propre formation en ayant la liberté de choisir des œuvres que je pouvais faire renaître, et travailler sur le long terme dans une forme d’intimité interprétative me correspond et me nourrit.
« Dans chaque ouvrage lyrique, les destins exceptionnels rejoignent le fait divers. »
Au Grand Théâtre de Genève Didon et Énée
Du 20 au 26 f é vrier 2025 www.gtg.ch/didon-enee
Comme l’orchestre, le chœur est un organe vital dans un opéra. Depuis plus d’un an, Mark Biggins assure le battement de celui du Grand Théâtre. Rencontre dans les coulisses des représentations de Fedora, présenté en fin d’année.
Par Tania Rutiglioni
Photographies : Carole Parodi pour le Grand Théâtre Magazine
Peu avant les fêtes, Le Grand Théâtre donnait Fedora, thriller haletant au décorum luxueux où intrigues et scandales se mêlent à une histoire d’amour déchirante, au destin funeste. Dans le fastueux décor, disposé discrètement autour du ténor qui clame son amour à la soprano, on retrouve un ingrédient indispensable à l’opéra, son cœur pulsant, sa masse vibrante : le chœur ! Plus de 40 personnes, seulement quatre petites lignes dans la partition du chef d’orchestre.
Au GTG, le Chœur existe depuis 1962 et est constitué de 42 chanteurs et chanteuses professionnels (un effectif fixe auquel peuvent s’adjoindre des professionnels supplémentaires). Mélange subtil entre individualités et collectif, cette foule d’artistes s’unit derrière l’un des métiers de l’ombre de l’art lyrique : le chef des chœurs. À la tête de celui
Musicologue et historienne de l’art de formation, Tania Rutigliani s’est spécialisée en gestion de projets dans le domaine lyrique, orchestral et culturel. Elle a travaillé pour de nombreuses institutions telles que le Verbier Festival, OperaLab.ch, le Grand Théâtre, la Comédie de Genève et Noda BCVS (Sion).
Mark Biggins et le chœur du Grand Théâtre pendant les répétitions de Fedora : « Il existe autant d’approches pour la mise en scène d’un chœur qu’il existe de metteurs en scène ».
du GTG depuis un peu plus d’un an : Mark Biggins. Chanteur, pianiste, chef de chant, il est formé aux États-Unis (Yale School of Music) et rejoint l’English National Opera en 2017 d’abord comme assistant puis comme chef des chœurs. Ce qu’il aime avant tout, c’est créer une vraie relation avec son chœur et à travers chaque production, il connaît un peu mieux chacun des chanteurs et le potentiel de l’ensemble. Que faire de tous ces corps ? Comment gérer tant de gens sur scène ? Il existe autant d’approches pour la mise en scène d’un chœur qu’il existe de metteurs en scène. Mark Biggins mentionne deux options principales : la recherche de l’unisson, l’homogénéité où le chœur devient presque une troupe de ballet et où chaque mouvement est chorégraphié ; ou bien une approche basée sur la valorisation du caractère individuel de chacun. Dans Fedora, le metteur en scène Arnaud Bernard a exploré ces deux approches. Souhaitant que chaque geste, chaque mot fasse écho à la musique et mettant brillamment en scène le Chœur du Grand Théâtre, à la fois en jouant sur ses individualités et sur la puissance visuelle du groupe. Acte II, le rideau se lève : figés, les artistes du chœur forment un tableau hors du temps. Vêtus de leurs longues robes de bal et de leurs costumes, leurs poses créent l’image d’une fête où le temps s’est arrêté. Mark Biggins raconte avec émotion qu’à la première, le public, surpris et émerveillé, a applaudi. Encore une facette de ce chœur qu’il découvre avec enthousiasme : « Quelle énergie et quelle qualité
de jeu ! » Dans cette scène où il n’y a qu’une phrase à chanter, le metteur en scène décide de garder le groupe 20 minutes sur scène. « Un bon chœur d’opéra sait aussi… se taire », dit Mark Biggins, le sourire aux lèvres. Un chœur qui ne chante pas, c’est une prolongation du spectateur sur scène : il donne au public un accès privilégié au soliste et à l’histoire qui l’anime.
Un chœur peut également briller uniquement par son absence. Lorsqu’il chante depuis les coulisses (où Mark Biggins devient un prolongement du bras du Maestro Antonino Fogliani), le chœur invisible et lointain spatialise l’image sonore de l’œuvre et rappelle, paradoxalement, son rôle dramaturgique de premier plan – souvent représentant la foule, c’est-à-dire vous et moi…
Chanteur, pianiste et chef de chant, Mark Biggins dirige le Chœur du Grand Théâtre depuis un peu plus d’un an. Il a auparavant travaillé au même poste à l’English National Opera à Londres.
Le Chœur du Grand Théâtre aura été très sollicité dans Fedora, l’opéra présenté en fin d’année 2024. Notamment dans la scène de bal où le metteur en scène Arnaud Bernard fige les chanteurs en forme de tableau vivant (photo ci-contre). Ceux-ci auront donc leur part de bravos à la fin de la représentation (photo ci-dessous).
Et puis il y a les mots, tous ces mots qu’il faut apprendre dans toutes ces langues, tous ces personnages qu’il faut faire incarner à un groupe hétéroclite d’artistes au parcours et aux talents très divers. Mark Biggins explique qu’une bonne partie de son travail, c’est d’apprendre et faire apprendre des mots : comment les prononcer, leur signification, le contexte dans lequel ils sont récités. Des mots qui doivent garder la saveur d’une langue et le goût d’un compositeur, pour porter un sens et mieux résonner dans le cœur du spectateur.
Alors que s’achève déjà la rencontre entre le Chœur du Grand Théâtre et l’opéra d’Umberto Giordano, un défi lyrique de premier plan s’annonce, dont Mark Biggins se réjouit particulièrement : Khovantchina, de Modeste Moussorgski, un opéra où le chœur joue un rôle prépondérant. Une nouvelle occasion de déployer toute la puissance vocale et la subtilité expressive de l’ensemble.
La RTS contribue au renforcement culturel romand, à la radio, à la télévision et sur le digital, grâce à près de 50 émissions culturelles hebdomadaires.
Raehann Bryce-Davis a fait des débuts remarqués au Metropolitan Opera de New York en 2022 dans le rôle de Baba la Turque dans The Rake’s Progress de Stravinsky. Après des études de chant au Texas puis à la Manhattan School of Music, à New York, la mezzosoprano a gagné plusieurs prix (dont le célèbre George London en 2018). Elle s’est illustrée dans plusieurs grands rôles chez Verdi (Eboli, Azucena qu’elle chante cette saison à Houston) et dans le belcanto. Après Marfa dans Khovantchina au Grand Théâtre, elle se produira dans l’autre grand opéra de Moussorgski, Boris Godounov, à Amsterdam, dans la mise en scène de Kirill Serebrennikov. Elle produit également des vidéos musicales. La première, To the Afflicted, a été retenue comme vidéo officielle du World Opera Day. La seconde, Brown Sounds, a été désignée meilleure vidéo musicale de l’année dans de nombreux festivals, de New York à Cannes.
La mezzo-soprano américaine, qui chantera Marfa dans Khovantchina, évoque la difficulté de mémoriser des rôles en russe, ses craintes liées à l’élection américaine et le réveil de l’opéra contemporain aux États-Unis, notamment à New York, qui s’ouvrent à la représentation des minorités.
Par Juliette de Banes Gardonne
Titulaire d’un master de soliste de la Haute École de Musique de Genève et d’un master d’anthropologie de l’université Lyon Lumière, Juliette de Banes Gardonne fait une carrière de mezzosoprano qui l’a conduite sur plusieurs scènes suisses et françaises. Elle a fondé l’Ensemble Démesure et est aujourd’hui responsable de la rubrique musicale au Temps
C’est en tombant un jour par hasard sur un disque d’Olga Borodina, la grande mezzo-soprano russe, que Raehann Bryce-Davis a eu le coup de foudre pour le chant lyrique : « J’étais fascinée par le son qui sortait des haut-parleurs. C’était comme être face à un extraterrestre. » Pendant ses débuts de carrière en Europe, elle a beaucoup chanté à l’Opéra des Flandres, dans des opéras de Verdi, Strauss, RimskiKorsakov ou Philip Glass, entre autres. © DR
Racontez-nous votre rencontre avec le chant lyrique J’ai toujours aimé la musique. Mes deux parents sont originaires de Jamaïque. Ils ont déménagé au Canada pour faire leurs études et mes sœurs sont nées là-bas. Pour que mon père puisse faire son école de médecine, ma famille s’est installée au Mexique où je suis née. Nous y avons vécu jusqu’à mes six ans et ensuite nous sommes partis vivre aux États-Unis. Ma mère chantait du répertoire sacré à l’église et des chansons traditionnelles. C’est elle qui a fait notre éducation musicale avec mes sœurs, en nous faisant apprendre le piano. J’ai ensuite joué du violon et de la clarinette. Lorsqu’elle était enseignante au lycée, j’ai commencé à m’intéresser au répertoire qu’elle faisait écouter à ses élèves et c’est comme cela que j’ai découvert toutes les grandes comédies musicales. Je me souviens être restée des heures à la bibliothèque plongée dans West Side Story et Le Fantôme de l’Opéra. C’est en tombant un jour par hasard sur un disque d’Olga Borodina que j’ai découvert le chant lyrique. J’étais fascinée par le son qui sortait des haut-parleurs. C’était comme être face à un extraterrestre.
J’ai néanmoins commencé des études de commerce. Une fois à l’université, ma mère qui m’entendait toujours beaucoup chanter m’a poussée à prendre des cours. Ma première professeur Soohong Kim, en entendant ma voix brute, m’a tout de suite incitée à abandonner mes études et à me présenter dans sa classe. C’est ce que j’ai fait et il n’y a pas eu de retour en arrière. J’avais 19 ans. C’est drôle parce que Khovantchina est l’opéra que j’ai écouté au Met il y a une vingtaine d’années lorsque j’étudiais à la Manhattan School of Music, avec Cynthia Hoffmann. Et c’est dans cet opéra que j’ai vu pour la seule et unique fois chanter Olga Borodina. J’ai gardé le souvenir d’une musique obsédante. Stylistiquement, il y a quelque chose de l’ordre d’une hantise et un désir latent de retour vers la maison, au sens universel.
Comment aborde-t-on une telle partition, notamment au niveau de la langue ?
Chanter en russe est toujours un défi en termes de mémorisation. Lorsque j’ai décroché mon tout premier emploi professionnel à Anvers en 2017, il y avait au programme de la saison Sadko de RimskiKorsakov. J’y chantais le rôle de Nezhata et Dmitri Jurowski dirigeait la production. Travailler avec un chef d’orchestre russe met à l’épreuve toute votre intelligence pour utiliser vos ressources profondes. En amont du travail d’une partition, il y a souvent un sentiment d’accablement. Quatre heures d’opéra à mémoriser semble toujours impossible au départ. Dès la première répétition scénique, tout ce qui a été enfoui dans le cerveau au cours de la préparation se propage pour progressivement faire partie de vous.
Ce n’est pas la première fois que vous chantez à Genève…
C’est drôle car le tout premier rôle que j’ai chanté en Europe, c’était au Grand Théâtre de Genève en 2015. Je faisais partie de la production de Porgy and Bess du New York Harlem Theatre et Genève était notre première étape de tournée. En décembre de cette année-là, au moment de quitter le Texas pour me rendre en Suisse, je n’avais pas utilisé mes bottes de neige depuis de nombreuses années et j’ai débarqué pour cette production avec un énorme trou dans ma botte. Impossible de m’en dénicher une paire à ma taille sur place. J’ai passé tout mon séjour avec les pieds glacés !
Cinq années après la pandémie de Covid 19 qui a particulièrement impacté les institutions musicales aux États-Unis, comment vivent les musiciennes et musiciens de l’autre côté de l’Atlantique ? C’est toujours difficile. Le marché était déjà très concurrentiel, et tout a été rendu encore plus compliqué. On observe une plus grande frilosité chez les organisateurs qui prennent moins de risques avec de jeunes chanteurs. Aujourd’hui je me considère comme privilégiée de pouvoir travailler et vivre du chant. Je suis également très reconnaissante d’avoir passé toutes mes années musicales formatrices en Europe, notamment à l’Opéra Ballet de Flandre à Anvers. J’aime la liberté artistique qui existe. On y trouve des maisons lyriques très créatives, à l’inverse de celles aux États-Unis où le public a encore une vision très traditionnelle du chant lyrique, avec les robes de bal, les décolletés… Mais l’Amérique est mon pays et j’aime aussi y travailler parce qu’il est plus facile pour ma famille d’y voyager et de me soutenir. Ces dernières années, il y a un élan incroyable dans les maisons d’opéra pour mettre en lumière l’opéra contemporain. L’an dernier, j’ai fait partie du casting de The Life and Times of Malcom X d’Anthony Davis au Metropolitan de New York. D’ordinaire, l’Amérique est réservée aux vieux mâles blancs… Présenter cet opéra au Met a été moment historique, pour repenser la place et la représentation des Afro-Américains sur scène. Cet opéra s’inscrivait dans la démarche profondément contemporaine et politique du Met. On sent que les choses bougent et d’ailleurs tout le mouvement drag-queen s’empare aussi du répertoire opératique. On le voit par exemple avec Sapphira Cristál qui a participé à l’émission RuPaul Drag Race l’année dernière et sa reprise de l’air de Puccini « O mio babbino caro ». Alors évidemment les snobs de l’opéra seront toujours contrariés de la récupération de cet art élitiste par les masses populaires, mais pour ma part je trouve ce signal encourageant. De manière plus générale, l’Amérique se trouve dans une situation d’ouverture en matière de reconnaissance et d’évolution de la place dans la société des personnes LGBTQ+ et des personnes racisées. Je suis très enthousiaste à ce sujet.
Raehann Bryce-Davis en Azucena dans une production du Trovatore de Verdi à l’Opéra de Los Angeles, qui a marqué la réouverture du théâtre après la pandémie. © Allen J. Schaben / Los Angeles Times via Getty Images
Mais l’élection récente de Donald Trump ne vous inquiète pas justement pour les droits des minorités en général ? Qui plus est, la culture semble le cadet de ses soucis…
Vous avez raison. Il n’y a pas d’autre façon de décrire cela. C’est terrifiant en tant qu’être humain d’assister à la célébration de personnes qui ont tué des Noirs. À la première élection j’étais encore plus terrifiée. Ce n’était pas quelque chose que nous attendions après Barack Obama et comme beaucoup d’Américaines, j’étais choquée. Avant que Donald Trump n’accède une nouvelle fois à la présidence, j’ai fait tout ce que je pouvais pour que le pays ne prenne pas cette direction. Je me suis investie dans du bénévolat, j’ai assisté au grand meeting de Kamala Harris à Houston, j’ai discuté des heures durant pour convaincre des gens. Mais c’est la démocratie et une majorité a pleinement choisi cette voie. Plus largement, au niveau international, nous vivons des heures très sombres avec des mouvements d’extrême droite de plus en plus présente et décomplexée. Je fais maintenant le choix d’investir dans mes projets et dans la musique que je veux faire. J’essaye de sublimer ma protestation, qu’elle devienne mon essence artistique, et je me concentre sur les gens que j’aime. Que peut-on faire d’autre ?
Aujourd’hui les réseaux sociaux sont devenus des outils de communication indispensables aussi pour les artistes. Comment gérez-vous les vôtres ?
En effet, il faut déployer beaucoup de temps et d’efforts pour avoir des médias sociaux dynamiques. Et ce n’est pas idéal car cela peut empiéter sur le travail proprement artistique. Mais ce que j’apprécie, c’est que les chanteurs d’opéra avaient l’habitude de compter sur des managers pour les représenter auprès des médias qui nous mettaient en valeur et nous présentaient sous un éclairage toujours fabuleux. Je crois que ce qui a profondément
changé c’est que le public et la nouvelle génération ne sont plus en quête de la perfection lisse sur papier glacé. Paradoxalement, les réseaux nous rendent un peu plus vivants et parfois imparfaits. Même si le contrôle que nous exerçons en permanence sur notre propre image a quelque chose de vertigineux.
Au Grand Théâtre de Genève Khovantchina
Du 25 mars au 3 avril 2025 www.gtg.ch/khovantchina
Raehann Brace-Davis a participé à plusieurs créations, telles que We Call the Roll d’Anthony Davis, Come, My Tan-Faced Children de Melissa Dunphy ou Sanctuary Road de Paul Moravec. Au Metropolitan Opera de New York, elle a chanté dans The Life and Times of Malcom X d’Anthony Davis, un ouvrage qui témoigne de la vitalité de la création lyrique aux États-Unis. © DR
Pour quelle foi, pour quel idéal est-on prêt à renoncer à sa liberté ou à braver la mort ? Idéal religieux ou politique, idéal amoureux ou altruiste, l’histoire est jonchée de sacrifices et de récits qui les subliment. Un matériau dramatique de choix pour l’opéra, qui s’en est saisi dès ses origines.
Le renoncement à l’amour, à sa foi, à sa vie, est un ressort dramatique fréquent à l’opéra. Mais tous les sacrifices n’ont pas le même sens. Se sacrifier pour une cause ou pour sauver autrui, n’est-ce pas aussi tenter de se sauver soi-même ? Et quel sacrifice plus jouissif, pour les spectateurs, que l’offrande vocale qui leur est offerte par les chanteurs ?
Un essai de Jules Cavalié.
Par Jules Cavalié
Rédacteur en chef de la revue Avant-Scène Opéra, Jules Cavalié a étudié la musique et la musicologie à Londres (University of London) et Paris (CNSMDP, CRR 93). Ses recherches portent sur les circulations d’artistes à la Belle Époque, notamment les présences italiennes à Paris dans le cadre des créations parisiennes des opéras de Puccini.
Le sacrifice scelle un contrat d’autorité, et les puissants ne peuvent s’exonérer de leur part.
Reprenons le fil, la femme meurt pour l’homme qui meurt pour la cause… mais quel est donc le scénario proposé par Purcell dans son Didon et Énée ? Énée aime Didon, mais il doit réaliser le destin fondateur de ce qui sera Rome : emmener les Troyens en Italie, sa descendance fera le reste. Didon, amoureuse d’Énée, ne supporte pas l’idée de le voir partir – lui s’en remet plus facilement – elle meurt. Littéralement, Énée sacrifie Didon pour sa cause, l’avenir de son peuple.
Une hiérarchie contractuelle
Voilà une chose qu’il faut systématiquement observer quand on s’intéresse au sacrifice : qui sacrifie quoi et au profit de qui ? Le sacrifice implique un renoncement qui ne se limite pas seulement à un retrait de la volonté, c’est en quelque sorte un renoncement actif qui élimine l’objet du renoncement. Ainsi Énée renonce à Didon, jusque-là il ne s’agit que d’une banale histoire d’amour qui s’achève, mais cette suppression du désir entraîne la suppression de l’objet désiré. Dès lors le sacrifice doit absolument être perçu comme un instrument du pouvoir, nommément le pouvoir du divin sur le temporel. Énée obéit aux dieux, comme Abraham obéit à Dieu dans l’Ancien Testament. Dans les
Iphigénie est sacrifiée par Agamemnon pour apaiser la colère de la déesse Artémis. Cet épisode des Atrides connaît des fins diverses chez Euripide et chez Eschyle. Il inspirera de nombreux opéras, dont deux à Gluck.
© Ivy Close Images / IMAGO
Dans l’opéra Tamerlano de Haendel, Bajazet s’empoisonnant impose à Tamerlan une opposition telle, en lui montrant qu’on peut encore échapper à son pouvoir, qu’il revient sur sa décision de supplicier Astéria. Gravure par Joseph Fischer. © National Library of Finland
Évangiles, Dieu sacrifie son propre fils pour sauver l’humanité… Pour exister Dieu doit bien transiger avec les mortels ! Le sacrifice scelle un contrat d’autorité, et les puissants ne peuvent s’exonérerde leur part, celle qui les conduit à sacrifier les autres, au sens où ils sont les commanditaires et opérateurs du sacrifice – souvenons-nous d’Agamemnon. Pour autant, la version pronominale du verbe « sacrifier » serait-elle en réalité une transgression ? Renoncer à la vie ne permet certes pas d’exercer un pouvoir, mais peut doter un futur pouvoir d’un corpus idéologique, au moins signaler une direction morale, un principe et un commencement. Dans cette perspective, certains sacrifices sont nécessaires – selon le modèle christique – car ils débloquent une situation : Roland à Roncevaux meurt pour faire retentir son cor suffisamment fort et être entendu de son oncle Charlemagne. Cet acte surhumain lui coûte effectivement la vie, mais ce sacrifice est nécessaire pour repousser définitivement ses ennemis. À l’opéra, on retrouve ce processus de renversement du rapport de forces au moyen d’un sacrifice individuel dans Tamerlano, de Haendel, où Bajazet s’empoisonnant impose à Tamerlan une opposition telle, en lui montrant qu’on peut encore échapper à son pouvoir, qu’il revient sur sa décision de supplicier Astéria. Malgré la mort, le sacrifié agit sur le cours des événements et se trouve ainsi propulsé dans l’héroïsme au sens antique du terme : le héros est demi-dieu. Dans le domaine réel et historique, bien des sacrifiés pour une cause noble sont reconnus civilement et laïquement comme des héros, ainsi le Panthéon républicain français fit-il une place en 1964 à Jean Moulin, mort sans parler sous la torture nazie et sauvant l’intégrité du travail accompli d’unification de la Résistance, tout comme les premiers chrétiens accédèrent par le martyre – et donc le sacrifice d’eux-mêmes – à la sainteté.
Si le sacrifice peut influencer le cours des événements en édifiant l’ennemi (Bajazet), en préparant la contre-attaque (Roland) ou en préservant l’acquis (Jean Moulin), et ainsi faire accéder le sacrifié à l’héroïsme, à la sainteté voire à la divinité, le sacrifice aveugle semble parfois confiner au fanatisme. Comment interpréter le suicide des Vieux-Croyants à la fin de Khovantchina, l’opéra de Moussorgski bientôt présenté au Grand Théâtre ? En se soustrayant aux armées de Pierre le Grand, Marfa, Dosifei et leurs coreligionnaires hâtent le processus d’éradication de leur culte
lancé par le tsar. Ce renoncement, noble et tragique, ne mène-t-il pas à un au-delà du divin ?
Si le fanatisme se définit par un dévouement exclusif qui conduit à l’exclusion et l’intolérance à l’égard des autres fois, les Vieux-Croyants de Moussorgski sont effectivement victimes de l’intolérance religieuse de Pierre le Grand et leur suicide n’est finalement pas sacrifice, mais renoncement au monde terrestre pour trouver un monde meilleur au ciel.
Plus ambiguë est la montée à l’échafaud de Blanche de la Force à la fin des Dialogues des carmélites, l’opéra de Francis Poulenc. Vivant dissimulée, elle n’est pas condamnée par la justice révolutionnaire et peut échapper à la guillotine, mais se joint finalement à ses camarades…
Est-ce pour accompagner son amie Constance qui, joyeuse, lui avait annoncé qu’elles mourraient ensemble ? Ou pour réactiver le contrat avec le divin ? C’est d’ailleurs là où la bascule fanatique pourrait se faire : s’imposer une logique de soumission qui conduit au renoncement de soi sans autre contrepartie que la réaffirmation du pouvoir divin… Mais n’est-ce pas ce que cherchent les carmélites-martyres ?
À la différence de Roland ou Bajazet – ou même Samson qui anéantit les Philistins en même temps qu’il se donne la mort – le geste des carmélites
Roland à Roncevaux meurt pour faire retentir son cor suffisamment fort et être entendu de son oncle Charlemagne. Cet acte surhumain lui coûte la vie, mais ce sacrifice est nécessaire pour repousser ses ennemis. Il inspirera en 1864 l’opéra aujourd’hui oublié d’Auguste Mermet. © Gemini 2023 / IMAGO
Le sacrifice fanatique serait un acte voué à sa propre gloire, un dévoiement du contrat sacrificiel originel.
n’est pas opératoire, elles ne sont que « sacrifiées » alors que les autres sacrifiés sont aussi sacrifiants. Le sacrifice fanatique serait donc un acte voué à sa propre gloire, un dévoiement du contrat sacrificiel originel, je me sacrifie pour moi-même, pour la gloire de mon souvenir et comme acte de foi. En termes psychanalytiques, le sacrifice de soi – dans sa version fanatique – est l’assouvissement d’un désir narcissique. Acte incandescent, éminemment théâtral, il est d’ailleurs plus fréquent à l’opéra que le sacrifice performatif qui aboutit à une modification du cours de l’histoire.
De ce point de vue, le personnage de Senta dans Le Vaisseau fantôme, de Richard Wagner, est exemplaire : à la fin de l’opéra, après avoir été vouée aux gémonies par le Hollandais qui l’a surprise en conversation avec Erik et donc manquant à sa parole de fidélité, Senta se suicide pour – croit-elle – assurer le salut du marin maudit. À bien des égards il s’agit en réalité d’un dévouement passionnel morbide qui flatte la vocation rédemptrice qu’elle s’est assignée depuis le début de l’opéra. En cela, elle offre la vision d’un sacrifice « malade » et dévoyé, une transaction incertaine aux termes non définis.
Quels sacrifices pour l’opéra ?
Si l’on passe en revue le répertoire, les sacrifices héroïques sont finalement peu nombreux. Jusqu’à la fin du XVIII e siècle l’humanisme puis les Lumières imposent des lieto fine , des fins heureuses. Les catastrophes sont évitées, le bien et le bon triomphent comme de juste. Ainsi, dans l’opéra de Mozart composé en 1781, Idoménée a réussi à soustraire son fils au sacrifice exigé par Neptune en sacrifiant son trône – un fils-héritier vaut bien un royaume ! Le XIXe siècle, riche de combats pour la liberté et l’émancipation mis en musique par le romantisme, apporte son lot de sujets politiques représentant des peuples aspirants à la liberté. Mais Guillaume Tell, chez Rossini, ne doit pas se sacrifier dans sa lutte contre les Autrichiens pour libérer la Suisse, pas plus que Simon Boccanegra, cher à Verdi, ne meurt par sacrifice, mais bien comme victime d’un assassinat motivé par la jalousie et la revanche. Dans le Ring de Wagner, les héros successifs ne meurent pas en se sacrifiant mais bien en victimes. En effet, Siegmund est sacrifié par Wotan, pour une cause qui n’est même pas la sienne mais – comble du comble pour le roi des dieux – celle de l’ordre humain dont Fricka est la garante – l’opération d’affirmation
Le chanteur sacrifie une voix naturelle au profit d’une voix travaillée, sublimée, magnifiée par le processus lyrique pour être présentée en offrande.
de l’autorité est renversée ; Siegfried est lâchement assassiné, évacué comme un vulgaire gêneur. L’opéra, genre jadis populaire, pensé comme le creuset d’une nation par Verdi et Wagner ne pourrait donc pas montrer de juste sacrifice ?
Force est de constater que la réponse est négative, et ce non doit même s’assortir d’une implacable sentence : le sacrifice pour une cause est théâtralement et musicalement peu intéressant car univoque, sans hésitation, et surtout définitif. Si l’on présuppose que le héros prêt à mourir pour sa cause est déterminé à braver tous les obstacles, sa fin dernière sera donc le sacrifice, sans hésiter, dès lors cette résolution ne saurait donner prise à une expression lyrique, car il s’agit finalement d’une décision certes tragique mais raisonnable.
C’est pour cela que le sacrifice passionnel qui tend vers le fanatisme est un objet théâtral plus intéressant, car ses sacrifiés/sacrifiants sont traversés par des tumultes psychiques et pétris de contradictions, or l’opéra chante les tourments de l’âme. L’énonciation lyrique permet en effet d’aller au-delà des mots et de restituer tout un univers sensible complexe, qui fait mieux son miel du dilemme que de la détermination.
Du sacrifice héroïque au sacrifice passionnel voire fanatique, on meurt aussi pour des idées à l’opéra, mais de mort lente pour bien le chanter ! Enfin, reculons d’un pas et considérons l’acte de chanter en lui-même, car c’est bien là que se situe la plus puissante représentation sacrificielle à l’opéra.
L’artiste lyrique fait don de sa voix à un personnage, un compositeur et finalement au public. La voix lyrique est destinée à être partagée et reçue car elle porte, elle s’adresse aussi aux spectateurs les plus éloignés de la scène, à la manière du cor de Roland elle résonne fort pour retenir l’attention. Pour le chanteur, il faut donc sacrifier une voix naturelle au profit d’une voix travaillée, sublimée, magnifiée par le processus lyrique pour être présentée en offrande. D’ailleurs la langue allemande nous enseigne que l’offrande, qui se dit Opfer, désigne aussi la victime du sacrifice.
La beauté de ce geste, altruiste en même temps que terriblement satisfaisant pour l’ego, conjuguant ainsi les exigences du sacrifié et du sacrifiant, nous pousse, nous lyricomanes, à considérer ce sacrifice comme raisonnable, car il restitue l’opéra à son autorité première, une noble cause à défendre toujours.
Samson anéantit les Philistins en même temps qu’il se donne la mort, enseveli sous les décombres du Temple de Dagon qu’il a lui-même détruit, inspirant des opéras à Rameau et à Saint-Saëns. Peinture de Solomon Joseph Solomon, 1887. © Walker Art Gallery / IMAGO
rdv.
Au Grand Théâtre de Genève
Didon et Énée
Du 20 au 26 f é vrier 2025 www.gtg.ch/didon-enee
Khovantchina
Du 25 mars au 3 avril 2025 www.gtg.ch/khovantchina
Calixto Bieito est considéré comme un des plus grands metteurs en scène d’opéra actuels. Spécialisé dans les ouvrages du XXe et du XXIe siècle, il revient au Grand Théâtre pour Khovantchina de Moussorgski après y avoir déjà présenté Guerre et Paix de Prokoviev et Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch, dans le cadre d’un cycle russe. © Karine Bauzin pour Le Temps
« Toute révolution, même non violente , passe par le sacrifice »
Historien de formation, Rocco Zacheo a suivi dès 2004 l’actualité musicale et couvert des faits culturels et sociétaux au journal Le Temps, avant de rejoindre la Tribune de Genève et d’y évoluer entre 2013 et 2024. Il a été par ailleurs collaborateur à la RTS – La Première et à la RSI – Rete Due. Il aime également défier les cols avec son vélo et voir grandir chez lui les piles des livres à lire.
Le metteur en scène espagnol est de retour au Grand Théâtre où il signe une fresque historique jonchée de drames et de sacrifices. Sa Khovantchina de Moussorgski ira au plus près des âmes des protagonistes et des folies collectives.
Par Rocco Zacheo
Deux productions portant sa signature à la mise en scène ont suffi pour marquer durablement les annales du Grand Théâtre. En 2021, l’Espagnol Calixto Bieito franchit une première fois le seuil de la maison genevoise avec Guerre et Paix de Prokofiev, tout en noirceur et flamboyance. On y découvrait alors un maître capable de brosser des tableaux saisissants, traversés par les misères et les naufrages des protagonistes. Deux ans plus tard, Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch trouvait sous sa direction une densité dramatique tout aussi stupéfiante. C’est dire si on l’attend avec impatience dans cette autre grande fresque historique, Khovantchina, l’opéra posthume de Moussorgski (1839-1881), qui promet des secousses et du feu.
Vous mettez en scène à Genève une troisième pièce issue du répertoire russe. Qu’est-ce qui vous relie le plus avec cette culture lyrique ?
Je ressens une connexion très spéciale avec cette musique, je crois qu’elle est toujours très proche de mes émotions. Je m’identifie tout particulièrement aux œuvres de Moussorgski, que je fréquente depuis très jeune, à une époque où je n’avais pas eu l’occasion d’approfondir mes connaissances de cette figure. Peut-être aussi que mes racines ibériques, mes liens avec le Don Quichotte de Cervantes me rapprochent de la culture russe. J’y trouve en tout cas une manière éloquente de faire jaillir les émotions, de combiner à la fois la mélancolie et la puissance. Des œuvres comme Khovantchina dégagent une grande force mais aussi une nostalgie et une brutalité massives. Ces traits distinctifs me touchent là, dans ma poitrine.
Ici, comme dans Boris Godounov du même compositeur, il y a des thèmes récurrents, qui ont trait aux malheurs d’une société divisée, manipulée par les conflits d’ordre politique, religieux, ou par les ambitions personnelles. Que vous inspirent ces thèmes ? Dans mes intentions, il n’y a aucune envie de relier tout cela aux problématiques que nous observons aujourd’hui. Je ne veux rien ajouter au contexte existant et je ne suis pas intéressé par le théâtre social ou politique, parce que je ne suis ni politique ni sociologue. Je me limite à mettre en scène ce que je vois. Un jour, par exemple, j’ai vu dans la rue un père frapper un fils ; plus jeune encore, à Séville, j’ai assisté au tabassage d’une femme par son mari. Ces deux scènes m’ont choqué et j’ai fini par les placer sur scène. Était-ce pour dénoncer cette violence ? Non, j’ai vu et j’ai repris ces faits parce qu’ils existent, ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas d’opinion sur cette question. De manière générale, je préfère davantage me laisser emporter par la poésie, par la musique et par l’âme des personnages. Je scrute l’énergie qui se dégage d’eux ; l’humanité contient tout, la malédiction, la violence, l’amour.
Une répétition de Lady Macbeth de Mtsensk au Grand Théâtre, en 2023 : « Je ne suis pas intéressé par le théâtre social ou politique, parce que je ne suis ni politique ni sociologue. Je me limite à mettre en scène ce que je vois. » © Magali Dougados / Grand Théâtre Genève
Dans Khovantchina, les mouvements collectifs semblent écraser les destins des individus. Est-ce ainsi ?
Oui, c’est cela. Mais on peut considérer aussi que les décisions de personnages singuliers ou de petits groupes d’individus parviennent à écraser toute une communauté. Il y a là un thème universel : le coût que l’humanité paie continuellement pour aller vers le changement. C’est intéressant d’observer comment l’être humain détruit et s’autodétruit pour atteindre une transformation. Je ne sais plus qui de Lénine ou Staline affirmait qu’une révolution sans sang n’en est pas une.
Avec le sang versé, il y a souvent l’idée du sacrifice, thème central de la saison du Grand Théâtre, et qui surgit avec force dans Khovantchina. Il y a le sacrifice collectif, tout d’abord, celui des Vieux-croyants. Comment le percevez-vous ? Comme une forme de fanatisme religieux ? Comme un don fait à Dieu ?
Dans ce cas, ce n’est rien d’autre que du fanatisme. On est confronté à une forme de maladie sociale, à une décision collective qui n’a rien à voir avec les massacres qu’une population peut subir. La psychologie des individus et des masses est un élément qui peut inspirer le travail de mise en scène.
Ce sacrifice me fait penser aux cellules devenues folles et qui ont le pouvoir de détruire tout le corps d’un être vivant.
Il y a un autre sacrifice, sentimental pourrait-on dire : celui de ce personnage central qu’est Marfa. Quelle idée vous faites-vous de cette figure mystique ?
Son sacrifice est relié à l’amour contrarié qu’elle ressent pour le prince Andreï Khovanski. Il y a une obsession chez elle qui la mènera jusqu’à l’autodestruction. À mon sens, l’amour ne devrait jamais mener à ce sacrifice ultime qu’est la mort, ce n’est pas ma manière de concevoir ce sentiment. Le cas de Marfa relève lui aussi de la maladie, il est extrême de la même manière que l’idée que des chrétiens puissent se sacrifier pour Dieu. Personne ne devrait s’immoler pour cela.
Il y a enfin la chute des Khovanski, père et fils, qui incarnent les forces conservatrices face à la volonté de Pierre le Grand de mener la Russe vers la modernité. Est-ce que leur mort est un sacrifice nécessaire à la réalisation des aspirations du tsar ?
Oui, il est nécessaire dans la mesure où, historiquement parlant, tout changement et toute révolution, même non violente, passe par le sacrifice. Prenez l’exemple de la révolution industrielle : combien d’ouvriers sont morts à cause des conditions impitoyables qui ont permis son triomphe ? L’humanité a toujours réalisé ses métamorphoses en éliminant des individus ou des catégories sociales. Des sociétés se sont débarrassées des plus vieux, d’autres de ceux qui ne pensaient pas comme les autres, d’autres encore s’attaquent à ceux qui ont une autre couleur de peau.
Dans la confrontation entre tradition et modernité, où se situe Moussorgski ?
Je crois qu’il ne sait pas vraiment où il campe.
J’aimerais penser qu’il se place du côté de la réforme, mais je ne suis pas certain que ce soit le cas.
En septembre 2021, Calixto Bieito avait ouvert la saison du Grand Théâtre avec une mise en scène monumentale de Guerre et Paix, l’opéra-fleuve de Prokoviev. Il entamait ainsi le cycle russe qui le conduit aujourd’hui à Khovantchina de Moussorgski. © Carole Parodi / Grand Théâtre Genève
En suivant la trame du livret, on pourrait établir des liens avec ce que vit aujourd’hui la Russie. Êtes-vous tenté par ce rapprochement ?
Ce serait facile de l’établir. Mais je n’ai pas envie de retracer l’histoire de la Russie. J’approche ce livret comme si je mettais en scène du Shakespeare qui, dans de nombreuses tragédies historiques, n’a pas parlé de l’histoire de la période concernée, mais l’a réinventée. Moussorgski aussi réinvente, remodèle. Je ne me sens pas capable de replacer ce drame dans un contexte historique figé. Je suis bien plus intéressé par les émotions et par le sacrifice d’une communauté.
Qu’est-ce qui distingue Khovantchina de son œuvre précédente, Boris Godounov, que vous avez aussi mise en scène il y a une dizaine d’années à Munich ?
Boris Godounov est une œuvre parfaite, un chefd’œuvre. Khovantchina a une dramaturgie plus compliquée, elle présente des passages plus anecdotiques, mais elle demeure fondamentale. Je porte en moi sa musique depuis très longtemps déjà. Je perçois, à chaque fois que je l’écoute, la touche apportée par Chostakovitch dans les orchestrations. Je ressens la peur, sa peur, un sentiment puissant qui peut mener parfois jusqu’au sacrifice. Parfois, une communauté se sacrifie par peur, par peur de vivre.
Plus personnellement, quelle relation entretenez-vous avec l’idée de sacrifice ?
Est-ce qu’elle vous correspond ?
Deux scènes de Lady Macbeth de Mtsensk, l’opéra de Chostakovitch mis en scène par Calixto Bieito au Grand Théâtre en 2023, où la soprano Aušrinė Stundytė incarnait le personnage de Katerina Ismaïlova.
© Magali Dougados / Grand Théâtre Genève
Björn Bürger (Prince Andreï Bolkonski) et Ruzan Mantashyan (Natasha Rostova) dans Guerre et Paix. © Magali Dougados / Grand Théâtre Genève
Je crois en cette valeur pour autant qu’elle profite au bonheur de quelqu’un d’autre, mais elle ne doit en aucun cas mener jusqu’à la mort. Personnellement, j’ai sacrifié toute ma vie pour ce que j’ai fait jusqu’ici dans mon activité de metteur en scène. J’ai perdu une partie importante de mon existence pour concrétiser ce que je voulais exprimer et pour écarter mes propres peurs.
Par quoi commence votre travail lorsque vous vous confrontez pour la première fois à une pièce ?
Il y a bien sûr la musique, son écoute, et il y a les images qu’elle éveille en moi : les souvenirs, les voyages, les photos. Dans ce cas, l’histoire de la Russie, et puis la musique, la musique et encore la musique. C’est une investigation émotionnelle.
Il y aurait-il donc une partie importante d’autobiographie dans votre relecture d’un ouvrage ?
Un très cher ami, bien plus âgé que moi, m’a dit l’autre jour que dans tous mes travaux il y a une bouteille avec un papier personnel à son intérieur.
Au Grand Théâtre de Genève Khovantchina
Du 25 mars au 3 avril 2025 www.gtg.ch/khovantchina
Les figures de sacrifiés irriguent l’histoire de la Russie, comme en atteste l’immolation par le feu des Vieux-Croyants dans Khovantchina de Moussorgski. Car le système totalitaire n’admet qu’une forme de sacrifice : le patriotisme. Alexeï Navalny, revenu en Russie pour y mourir emprisonné l’an dernier, savait-il qu’il serait empoisonné ? S’est-il sacrifié pour lui ou pour nous ? Et son sacrifice aura-t-il été vain ?
TAlexeï Navalny lors d’une marche à la mémoire de l’opposant Boris Nemtsov, assassiné en février 2020, à Moscou. On peut lire sur les pancartes, à gauche « Mort pour notre liberté », à droite « Une personne est assise (expression russe pour dire en prison), une personne est tuée, mais nous serons debout pour elles ». © IMAGO
Mikhaïl Chichkine est né en 1961 à Moscou. En 1995, il s’est installé en Suisse pour des raisons familiales. Il est le seul écrivain russe à avoir remporté les trois prix littéraires les plus prestigieux de Russie : le Booker russe (2000), le Bestseller national (2005) et le Grand Livre (2010). Ses œuvres, traduites en 30 langues, sont publiées dans des journaux comme le New York Times, Le Monde, et The Guardian.
out le monde se pose la question : pourquoi est-il revenu en Russie, sachant sûrement qu’il y serait emprisonné ? Oui, il le savait. C’était un combattant. C’était un guerrier. Il savait qu’il fallait aller jusqu’au bout. Mais ce n’était pas un sacrifice pour le sacrifice, il ne marchait pas pour être sacrifié, il marchait pour gagner. Il croyait qu’il gagnerait et infectait tout le monde avec cette croyance – que ce soient des proches ou des étrangers.
En Russie, ceux qui ont renversé le régime ont toujours d’abord été ses prisonniers. Il en était ainsi lors de la révolution de 1917, ainsi qu’à la fin du pouvoir soviétique. Le régime soviétique, qui semblait indétrônable, est tombé sous les coups de feu de l’ancien détenu Soljenitsyne. L’expérience de la prison est un atout pour un homme politique russe : quelqu’un ayant survécu à la prison est toujours plus proche de la « masse des électeurs », dont toute la vie est imprégnée par la prison. Il y avait donc aussi un calcul politique dans cet apprentissage de l’expérience carcérale car il était important pour Navalny de devenir un leader populaire, d’être proche de toute la population d’un immense pays, et pas seulement des intellectuels pro-européens. Maintenant, après trois années de massacre en Ukraine et une opposition complètement écrasée, il est difficile d’imaginer que, quelques années plus tôt, Navalny aurait pu participer à la course présidentielle et tenir des meetings dans tout le pays. Quel genre de président aurait-il pu être ?
Je ne sais pas. Peut-être un bon, peut-être un médiocre. On ne peut le vérifier que d’une seule manière : des élections libres, où il aurait remporté la victoire.
Mais des élections libres nécessitent des citoyens libres. La démocratie commence par un individu qui se sent citoyen. La démocratie commence par la dignité humaine. Que ressentent la plupart des habitants de la Russie ? Ils ont voté pour Poutine pendant des décennies et soutiennent sa sournoise agression contre l’Ukraine. Qui sont-ils – des citoyens libres, capables de penser de manière critique, ou des serviteurs obéissants ?
Je n’oublierai jamais, après une réunion
préélectorale dans une ville provinciale russe, quelqu’un est venu dire à Navalny : « Alexeï, j’aime ce que vous dites et comment vous le dites, je vous aime. Mais d’abord, devenez président, ensuite je voterai pour vous. »
Le calcul politique de Navalny s’est avéré erroné. Je pense qu’il aurait été un bon président pour le pays, mais où trouver cette Russie dont il aurait pu devenir président ? Une telle Russie n’existe pas. Alexeï ne connaissait pas vraiment le pays auquel il avait consacré sa vie. Il a grandi et est devenu politicien après l’effondrement de l’URSS, pendant cette brève période historique où la liberté est arrivée en Russie, où la vie publique et politique ont émergé, où des partis politiques sont apparus, où une presse libre est née. Pour lui, c’était son pays, tout y était possible. C’était un politicien de type occidental qui savait qu’il fallait se battre pour les voix des électeurs, être public, ouvert, assumer la responsabilité de ses paroles.
La mort en prison d’Alexeï Navalny, le 16 février 2024, a suscité une vague mondiale d’indignation. Ici des fleurs et le portrait du condamné sur le trottoir de l’ambassade russe à Copenhague. © Marie Odgaard / IMAGO
Une des dernières images de Navalny en vie, lors de sa comparution en audience préliminaire devant le tribunal de Moscou via une vidéo depuis le centre pénitentiaire de la région de Vladimir où il était détenu. © Cour pénale de la Ville de Moscou / IMAGO
Or, la politique russe ne se fait pas du tout de cette manière : il faut se battre pour le pouvoir non pas lors des élections, qui peuvent de toute façon être manipulées, mais il faut aller là où se trouve le vrai pouvoir. Une formule dit que la lutte politique russe est un combat de chiens sous un tapis. Navalny ne pouvait pas et ne voulait pas être l’un de ces chiens. Il croyait que le peuple russe le suivrait. C’était une foi très naïve.
La vie politique libre et active dans laquelle il s’est plongé dans les années 90 n’était qu’une agitation à la surface de l’océan russe. Ou du gigantesque bourbier russe – selon la métaphore qui vous convient le mieux. Il jugeait les gens à l’aune de lui-même. Il pensait que si pour lui la valeur suprême de la vie était les droits de l’homme, sa liberté, sa dignité, alors c’était aussi la priorité pour les autres. Il croyait qu’on pouvait convaincre, inspirer et entraîner les gens à sa suite. Et des milliers, des dizaines de milliers, surtout de jeunes filles et de garçons, le suivaient. Mais le pays allait dans la direction opposée.
L’objectif du régime est le rétablissement de l’URSS. Ce pays est dirigé par ceux qui ont construit leur carrière et leur vie au sein du KGB soviétique. Leur rêve – le renouveau du pays de leur jeunesse – est réalisé sous nos yeux. Dans ce pays, la population se couche docilement sur la guillotine, soupirant que le roi sait mieux. Il n’y a pas de place dans ce pays ni pour Navalny ni pour les jeunes qui veulent construire leur vie non pas dans un goulag, mais dans la liberté. Si Alexeï avait su ce qui arriverait après son arrestation, que l’opposition perdrait complètement, que le régime lancerait une guerre sournoise contre l’Ukraine, et que la majorité de la population soutiendrait cette fourberie, aurait-il pris à nouveau cette décision ? Serait-il revenu en Russie pour être emprisonné et se faire tuer ? Je ne sais pas, mais il me semble que oui. Parce qu’il y a toujours eu, il y a et il y aura des gens pour qui certaines choses sont plus importantes que la vie. En août 1968, quelques jeunes gens ont tenté de manifester sur la place Rouge contre l’entrée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie. Ils ont été immédiatement arrêtés. J’avais sept ans et je n’en ai rien su, comme tout le pays. Je me souviens que quelques années plus tard, mon frère aîné et ma mère discutaient – ces jeunes étaient depuis longtemps soit à l’asile, soit en prison, cela se disait « à mi-voix ». Pour mon frère, ils étaient des héros. Pour ma mère, des idiots qui avaient ruiné leur vie en ne réussissant rien avec cet « héroïsme ». Ma mère craignait que mon frère ne fasse quelque chose de similaire.
Des milliers de personnes se sont rassemblées lors des funérailles d’Alexeï Navalny au cimetière Borisov de Moscou. À gauche, une femme se tient près de sa tombe avec en mains une photo de l’opposant à Vladimir Poutine et le livre Un saint contre l’empire © Artem Priakhin / SOPA Images / IMAGO
« Sept personnes sur la place Rouge – c’est au moins sept raisons pour lesquelles nous ne pourrons jamais plus haïr les Russes », a écrit un journaliste tchèque à propos des manifestants de 1968. Ce jour d’août, ils se dirigeaient vers le lieu de l’exécution pour défendre leur honneur. Ils sont sortis pour se sacrifier et ont ruiné leur vie, car ils n’avaient pas d’autre moyen de défendre leur dignité. Pour leur propre pays, ils étaient des ennemis.
Un système totalitaire n’admet qu’une forme de sacrifice – le patriotisme. Il exige de l’individu qu’il soit prêt à sacrifier sa vie, c’est-à-dire ce qu’il a de plus cher, au nom de la Patrie. Tous les régimes en Russie ont demandé à leurs sujets de se sacrifier pour la Patrie – comprenez : pour la survie du régime.
Tolstoï l’a formulé de manière claire : « Le patriotisme, c’est l’esclavage. »
Dans le sacrifice religieux de soi pour sauver son âme, le pouvoir a remplacé Dieu : un Russe ne pouvait sauver son âme qu’en mourant pour « le tsar et la Patrie ». La vie n’appartenait pas à son porteur et il était permis de se sacrifier pour l’État. Le régime « nationalisait » le salut de l’âme.
Ceux qui croyaient en Dieu en dehors du cadre de l’État totalitaire étaient persécutés et éliminés. Les « Vieux-Croyants », qui ne reconnaissaient pas l’Église tsariste, étaient déclarés ennemis de l’État avec toutes les conséquences qui en découlaient. Dans l’opéra Khovantchina de Moussorgski, les schismatiques se sauvent en se brûlant eux-mêmes pour protéger leurs âmes, sans reconnaître l’autorité du « tsar antichristique » du Kremlin. Pour un « orthodoxe », l’Église de Moscou ne laissait qu’une seule possibilité pour sauver son âme : mourir pour la sauvegarde du régime dans une guerre éternelle contre ses ennemis.
Au XIXe siècle éclairé, l’Église a perdu de son influence sur les esprits éduqués de Russie, et le combat sacré et messianique de la vieille Russie orthodoxe contre ses ennemis a été remplacé par un combat sacré et messianique pour la libération et le peuple, et pour l’humanité tout entière. Pour l’âme russe assoiffée de hauts idéaux, une nouvelle « cause » est apparue, une cause si importante qu’on pouvait se sacrifier pour elle – la révolution.
Entre la reconnaissance de l’autorité de « l’antichrist » – le régime tsariste – et le sacrifice de sa vie au véritable Dieu – la révolution – de jeunes et beaux jeunes gens, les Navalny du passé, choisissaient de sauver leur âme. Sacrifier son corps et sauver l’âme signifie vaincre. Il était impossible de faire carrière dans le mouvement révolutionnaire si l’on n’avait pas traversé les prisons et les exils du tsar.
Les persécutions du régime tsariste conféraient de l’autorité aux révolutionnaires et étaient perçues comme une sorte de récompense, un signe distinctif. Cette tradition est restée dans la conscience russe jusqu’à aujourd’hui.
De nouveaux martyrs étaient devenus des jeunes hommes et femmes qui allaient à l’échafaud du tsar. Dans leurs lettres d’adieu, ils écrivaient qu’ils mouraient heureux. Ils rêvaient d’une « belle Russie de l’avenir », comme le faisait Alexeï, et de la victoire. Mais cette victoire tant désirée – la construction réelle de la « belle Russie » sur terre –
pourrait ne jamais se réaliser. Les générations se battent pour ce bel avenir russe, mais cet avenir reste dans un lointain futur, et le présent n’apporte que répressions, tortures et mort. La vraie victoire pour les générations qui combattent au nom de la « belle Russie du futur » n’est pas de réaliser des objectifs terrestres, mais de sauver leur âme, de mourir heureux.
Alexeï Navalny a intitulé son livre posthume Patriote. C’était un patriote de la dignité humaine, d’un pays qui n’existe pas sur la carte.
Au Grand Théâtre de Genève Khovantchina
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Didon succombe à son amour pour Énée en sachant qu’elle y perdra son statut royal. Elle perd finalement l’amour et la vie. Un sacrifice qui émeut au plus
haut degré Marie-Claude Chappuis, la mezzo-soprano fribourgeoise qui chante la reine dans l’opéra de Purcell.
Par Jean-Jacques Roth
Marie-Claude Chappuis est croyante. Un Christ en croix est accroché au mur de son immense pièce de travail et de vie, dans sa maison de Sommentier, dans le canton de Fribourg. Elle dit chanter pour l’amour de Dieu. Autant dire que le sacrifice est un thème qui compte pour elle. « Le plus grand sacrifice, pour moi, c’est celui du Christ qui nous sauve par sa mort. C’est le geste de désintéressement pur : l’oubli de soi par amour du prochain. Comme celui de tant de saints. Ou celui de Maximilien Kolbe, ce père franciscain déporté à Auschwitz qui s’est offert à mourir à la place d’un père de famille polonais qui avait apporté son soutien aux juifs persécutés. » La mezzo-soprano a beaucoup chanté Didon, notamment à Berlin dans le spectacle de la chorégraphe Sasha Waltz. Elle reprend le rôle après l’avoir abordé dans la production de Peeping Tom que la pandémie avait fauchée à son envol, début 2021, au Grand Théâtre – elle y chante également les deux petits rôles de la Magicienne et de l’Esprit. Après des répétitions éprouvantes chantées avec des masques FFP2, le spectacle avait été présenté une seule fois devant 50 spectateurs pour un enregistrement vidéo. Il est aujourd’hui repris avec les mêmes artistes (lire également l’interview d’Emmanuelle Haïm en page 12).
Fille d’une choriste et jodleuse, et d’un chef de chœur, Marie-Claude Chappuis est née à Fribourg. C’est dans le conservatoire de cette ville qu’elle a commencé ses études de chant qu’elle a poursuivies au Mozarteum de Salzbourg. Après quelques mois à l’Opéra d’Innsbruck, elle déploie une carrière internationale marquée par les rôles de Carmen, Idamante (sous la direction de Nikolaus Harnoncourt), Didon ou la Belle Hélène, mais aussi par le chant baroque, le Lied et par des chants populaires dont elle a déjà réalisé deux enregistrements. Le prochain sera consacré à des chants populaires des régions alpines. Marie-Claude Chappuis a fondé en 2001 le Festival du Lied à Fribourg.
On résume : Didon, reine de Carthage, s’éprend d’Énée. Mais celui-ci reçoit par maléfice l’injonction de quitter Carthage pour aller fonder Rome. Il annonce son départ puis fait volte-face. Mais Didon outragée refuse ce repentir et se donne la mort, adressant à sa suivante le plus beau lamento jamais écrit, sur une mélodie chromatique descendante aux accents poignants : « Remember me, but ah! forget my faith » (« Souviens-toi de moi, mais oublie ma destinée ! »). Face au sacrifice tardif d’Énée, prêt à braver les dieux au nom de l’amour, Didon préfère sacrifier son amour au nom de sa dignité. « Le moment le plus fort de l’opéra, dit Marie-Claude Chappuis, c’est quand Didon comprend qu’elle ne peut plus vivre. En succombant à son amour pour Énée, elle a pris un risque immense. Celui de déchoir de sa stature royale, de décevoir son peuple. Elle quitte sa posture pour s’ouvrir à la fragilité d’une amoureuse. Elle vit alors des moments d’une beauté infinie, de joie, de tendresse, on peut imaginer qu’elle les découvre. Et ça la rend belle. Mais le déchirement sera d’autant plus intense lorsqu’elle comprendra que cet amour est impossible. Qu’Énée préfère la conquête à l’amour. Didon se sacrifice pour son peuple : elle a failli, elle a quitté la position noble qui était sa force, elle ne peut supporter l’affront de rester reine après cette déchéance. Elle meurt plutôt que de vivre cette honte sociale. » Didon est l’inverse de Carmen, autre rôle « signature » de Marie-Claude Chappuis. « Ah oui, Carmen c’était mon rôle préféré, je vais encore le chanter à Madrid.
Elle préfère sacrifier sa vie à sa liberté. Alors que Didon n’a pas la liberté d’aimer parce qu’elle est reine. Or, l’amour c’est la vulnérabilité. Cela dit, les deux héroïnes ont en commun la noblesse d’âme et l’acceptation de leur destin. » Et dans quelle disposition d’esprit se trouve
Marie-Claude Chappuis lorsqu’elle chante le lamento de Didon, cet air mythique que les plus grandes voix ont marqué de leur empreinte, de Janet Baker à Jessye Norman ? « Il est important que chaque interprète de Didon soit un peu Didon à cet instant, avec tous les chagrins qu’elle a traversés, dans sa peur de la mort, dans l’acceptation du destin qui est le sien. Il faut tâcher d’être soi-même confrontée à sa propre mort ou à celle de ses proches. Il faut ressentir et exprimer la fragilité des amours humaines qui ont conduit à des joies et des désespoirs immenses, à des trahisons parfois. Si on cherche à assurer vocalement, à rester dans le contrôle, on passe à côté de la vulnérabilité. Il s’agit de laisser chanter l’âme. Dans ma vie j’aime être au plus près de ma sincérité et accepter les risques qui vont avec cette sincérité. Je supplie toujours le ciel de me venir en aide pour le chanter bien, ce lamento. C’est un air qui traverse le temps et les possibilités humaines, alors j’ai besoin d’aide. »
J’aime ê tre au plus près de ma sinc é rit é et accepter les risques qui vont avec cette sinc é rit é .
Marie-Claude Chappuis : « Il est important que chaque interprète de Didon soit un peu Didon, avec tous les chagrins qu’elle a traversés, dans sa peur de la mort, dans l’acceptation du destin qui est le sien. »
© Carole Parodi / Grand Théâtre Genève
Didon & Énée avait été produit en 2021 au Grand Théâtre mais il n’a pu être représenté que pour une captation vidéo diffusée en streaming, en raison de la pandémie de Covid 19. Il est repris avec les mêmes interprètes, dans la mise en scène de Peeping Tom. © Carole Parodi / Grand Théâtre Genève
Au Grand Théâtre de Genève Didon et Énée
Du 20 au 26 f é vrier 2025 www.gtg.ch/didon-enee
L’opéra, on peut l’aimer tôt. Le Grand Théâtre propose des programmes de découverte de l’opéra spécialement adressés aux 3-4 ans, comme ci dans Dachenka le bébé chien. © Alice Riondel / Grand Théâtre Genève
Le Grand Théâtre fait voyager. L’année s’est terminée dans un décor de palace à Gstaad, avec Fedora, la nouvelle a commencé dans une Trump Tower sulfureuse avec Salomé : deux mises en scène à grand spectacle auxquelles se sera ajoutée la création par une équipe de jeunes artistes de Dernière expédition au pays des merveilles. Auparavant, c’est dans le Maroc rêvé par Sidi Larbi Cherkaoui que le Ballet du Grand Théâtre, pour Ihsane, a déployé ses sortilèges.
Le Maroc, ses effluves, ses tissus, sa sensualité, et ses souvenirs d’enfance : Sidi Larbi Cherkaoui a entraîné le Ballet du Grand Théâtre sur la route de ses mystères intimes dans Ihsane. © Gregory Batardon / Grand Théâtre Genève
© Magali Dougados / Grand
Organisée dans le cadre du Festival
Les Créatives, la Late Night a fait danser sur de tout autres rythmes que ceux des spectacles à l’affiche. © Kenza Wadimoff / Grand Théâtre Genève
C’est une équipe de sept jeunes artistes qui a conçu collectivement Dernière expédition au pays des merveilles, dans le cadre d’OperaLab, de la composition à la représentation. © Frederic Laverriere
Grand mélodrame rarement représenté, Fedora d’Umberto Giordano a fait briller les voix d’Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna, couple à la scène comme à la ville. Ici dans le dernier acte. © Carole Parodi / Grand Théâtre Genève
Par Julia Schafferhofer
Alors que Sasha Waltz présentera au Grand Théâtre sa chorégraphie sur la Septième Symphonie de Beethoven, on est allé visiter les lieux qui témoignent de son génie dans sa ville d’adoption.
Par Julia Schafferhofer
Parmi les 20 monuments et plaques commémoratives que Vienne dédie à Beethoven, l’un des plus célèbres est la statue de Caspar von Zumbusch sur la Beethovenplatz, inaugurée en 1880. © IMAGO
Julia Schafferhofer vit à Vienne où elle est journaliste à la Kleine Zeitung, spécialisée dans le secteur culturel. Elle est également membre du jury des Prix Nestroy, les Oscars du théâtre décernés par la ville de Vienne, et du Prix Romy, décerné chaque année à un film ou un téléfilm, en hommage à Romy Schneider.
En 1792, Beethoven quitte sa ville natale de Bonn pour Vienne, alors capitale musicale de l’Europe. Il a 22 ans, et il y restera jusqu’à sa mort, en 1827. Il y aura rencontré Mozart et Haydn, imposé sa révolution musicale qui influencera un siècle de musique à travers ses plus hauts chefs-d’œuvre, symphonies, sonates et quatuors, son opéra Fidelio et sa monumentale Missa solemnis. Beethoven s’est ainsi inscrit de manière indélébile dans l’histoire de Vienne, en partie grâce au culte qui lui est voué, mais aussi parce qu’il a déménagé pas moins de soixantehuit fois dans la ville en tant que « célibataire meublé ».
SES MONUMENTS
« Il existe environ 250 monuments et plaques commémoratives dédiés aux musiciens et compositeurs rien qu’à Vienne, dont 20 à Beethoven et 20 à Schubert », explique Lisa Noggler-Gürtler, historienne et curatrice au Musée de Vienne. Parmi eux, on trouve la statue de Caspar von Zumbusch sur la Beethovenplatz, inaugurée en 1880, dont le modèle est exposé au Konzerthaus de Vienne, la salle de concert construite par les architectes Fellner & Helmer, qui ont également édifié l’Opéra et la Tonhalle de Zurich. Philippe Jordan y a débuté l’année 2025 avec l’intégrale des symphonies de Beethoven en quatre concerts. Visites guidées du Konzerthaus, Lothringerstraße 20, tours@konzerthaus.at www.konzerthaus.at
SES RÉSIDENCES
L’une des résidences les plus célèbres de Beethoven est la Maison Pasqualati au 8 Mölker-Bastei, où il a vécu pendant huit ans (avec des interruptions). C’est là qu’il a composé, entre autres, la célèbre pièce pour piano Pour Élise et l’opéra Fidelio. Les bâtiments baroques et Biedermeier de ce quartier sont construits sur les vestiges des anciennes fortifications de la ville datant du XVIe siècle, en grande partie détruites lors de la construction du Ring qui encercle le centre-ville. Une
exposition biographique y est accessible au quatrième étage. Ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 13h et de 14h à 17h www.wienmuseum.at/beethoven_ pasqualatihaus
Lors d’un séjour à Heiligenstadt, alors en périphérie de Vienne, Beethoven espérait soigner ses troubles auditifs. Dans une maison paysanne du quartier chic de Döbling, il rédige en 1802 le Testament de Heiligenstadt, poignant témoignage révélant sa surdité, son retrait de la vie en société et le désir de mettre fin à ses jours. Depuis 2017, cette maison abrite un musée consacré au compositeur, avec 14 salles retraçant sa vie, ses souffrances et sa passion pour la nature. On y découvre aussi les coulisses de sa vie à Vienne, avec des objets tels que des cornets acoustiques, une boîte de souffleur, un piano de voyage, des partitions, des notes et des bornes d’écoute.
Probusgasse 6, ouvert du mardi au dimanche de 10h à 13h et de 14h à 17h www.wienmuseum.at/beethoven_museum
SES HEURIGEN
Beethoven appréciait les vins blancs viennois et ceux des montagnes de Buda en Hongrie. Et comme le vin rouge ne lui convenait pas – on lui attribue une des causes de sa surdité, en raison de sa haute teneur en plomb – son médecin lui avait recommandé le vin blanc de Gumpoldskirchen. Un conseil qu’il suivait lors de longues promenades à travers les régions viticoles viennoises autour de Grinzing, Neustift, Sievering, Nussberg, avec des haltes dans les Heurigen, ces enseignes qui servaient le vin de l’année. L’une de ses préférées était la « Mayer am Pfarrplatz », dotée d’un magnifique jardin ombragé. Le compositeur a résidé dans cette maison romantique durant l’été 1817 et y a travaillé sur sa Neuvième Symphonie. Aujourd’hui classé, l’établissement propose des spécialités viennoises raffinées telles que le rôti de bœuf aux oignons, le véritable Wiener Schnitzel, le poulet frit, les boulettes de lard et des vins comme le Gemischter Satz, le Nussberg Riesling, le Grüner Veltliner
Le Theater an der Wien a été le lieu des premiers triomphes de Beethoven à Vienne. C’est notamment dans cette salle qu’a été présenté l’opéra Fidelio en 1805. Pendant deux ans, le compositeur y a résidé dans un appartement de fonction. © Theater an der Wien / IMAGO
et le « Prickelndes Fräulein Rose » de Döbling. Mayer am Pfarrplatz, Pfarrplatz 2 www.pfarrplatz.at/fr
SES PROMENADES
À Heiligenstadt, tous les chemins mènent à Beethoven. Le « Beethovengang » (l’allée Beethoven) était son préféré, qui longe le ruisseau Scheiberbach. Une autre option est le parc Beethoven sur la Kahlenberger Straße 69, où se trouve la sculpture « Beethoven-Ruhe » du sculpteur Anton Fernkorn. Le circuit de promenade débute à l’arrêt de tramway Nußdorfer Platz. De nombreux Heurigen et auberges jalonnent le parcours. Une recommandation : le « Gasthof zum Renner ». Gasthof zum Renner, Nußdorfer Platz 4 www.zum-renner.at
SES RANDONNÉES
Retiré de la société en raison de sa surdité, Beethoven se réfugiait dans la nature des environs de Vienne, où il faisait de nombreuses excursions. Le « Beethoven-Rundwanderweg » en Basse-Autriche est un sentier de
randonnée exigeant de 26 kilomètres qui suit ses traces. Le parcours commence et se termine à l’hôtel Sacher à Baden, traverse la vallée de Helenental, passe par la Cholerakapelle jusqu’à l’Augustinerhütte, monte par le « Steiniger Weg » (chemin caillouteux) jusqu’au refuge du Lindkogel, franchit la « Eiserne Tor » (la porte de fer), puis continue via Brezel et Hergottsbuche, le Granerbründl jusqu’à la stèle commémorative de Beethoven à Vöslau, et se termine au Kurpark de Vöslau. De là, des chemins mènent au Beethovenspazierweg et au Beethovenpanoramaweg. Le temple de Beethoven dans le Kurpark de Baden mérite également une visite. www.hotelsacherbaden.com www.tourismus.baden.at
Le Theater an der Wien a été le lieu de premières triomphales des œuvres de Beethoven, notamment Fidelio le 20 novembre 1805. Entre 1803 et 1804, Beethoven y résidait dans un appartement de fonction, au sein d’une communauté d’artistes. Cette période fut longtemps un angle mort dans la biographie du compositeur. Elle a été révélée par la publication de deux musicologues à l’occasion des 250 ans de la mort du compositeur, en 2020. Une plaque commémorative rappelle cet épisode. Récemment rénové, le théâtre dispose désormais d’une terrasse. Dirigé par Stefan Herheim, il est situé en face du Naschmarkt, où une halte avant une représentation est recommandée.
Theater an der Wien, Linke Wienzeile 6 www.theater-wien.at
LA SÉCESSION
Le Palais de la Sécession viennoise, de Joseph Maria Olbrich, surnommé affectueusement « Goldener Krauthappl » en raison de sa coupole dorée en forme de tête de chou, est la plus ancienne galerie indépendante d’art contemporain au monde. Elle abrite la célèbre « Frise Beethoven » de Gustav Klimt, une œuvre majeure du Jugendstil viennois. Cette fresque
de 34 mètres de long et 2 mètres de haut, créée en 1901, s’inspire de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Présentée lors d’une exposition Beethoven en 1902, elle est de nouveau exposée depuis 1986. Les trois murs peints racontent l’aspiration humaine au bonheur. Friedrichstraße 12
Du mardi au dimanche, de 10h à 18h www.secession.at
Le 26 mars 1827, Beethoven est décédé dans sa résidence de la Schwarzspanierstraße à VienneAlsergrund. Une petite plaque de marbre au numéro 15 de cette rue commémore sa dernière demeure. Près de 25 000 personnes, soit un Viennois sur dix, ont assisté à ses funérailles au cimetière de Währing, aujourd’hui Schubertpark. Le dramaturge Franz Grillparzer a rédigé l’oraison funèbre, lue par l’acteur Heinrich Anschütz. En 1888, la tombe de Beethoven, ainsi que celle de Schubert, qui souhaitait être inhumé à ses côtés, ont été transférées au cimetière central de Vienne (Zentralfriedhof) dans le groupe 32A, un lieu très fréquenté. C’est l’un des plus grands cimetières d’Europe avec environ 330 000 sépultures. On y trouve également les tombes de Johann Strauss père et fils, ainsi qu’un cénotaphe dédié à Wolfgang Amadeus Mozart. Le cimetière est un lieu incontournable, reflétant l’histoire politique et sociale autrichienne, et abrite une riche biodiversité ; il n’est pas rare d’apercevoir des chevreuils dans l’ancienne section juive. Cimetière central : Simmeringer Hauptstraße 234 www.friedhoefewien.at/wienerzentralfriedhof
au compositeur, à Heiligenstadt, où 14 salles retracent sa vie, ses souffrances et sa passion musicale. © DR
tombe de Beethoven dans le cimetière central de Vienne, où sa dépouille a été transférée en 1888. C’est l’un des plus grands cimetières d’Europe. © IMAGO
Au Bâtiment des Forces motrices
Beethoven 7
Du 13 au 16 mars 2025 www.gtg.ch/beethoven-7
Grand écart sur la grande scène : à ma gauche le baroque de Purcell, dans Didon et Énée, à ma droite la grande fresque russe de Moussorgski dans Khovantchina. Et tout autour, des paillettes, du cinéma, une Late Night, un Sleepover qui permettra de passer la nuit où l’on voudra dans le bâtiment… Mais d’autres événements attirent l’œil, que ce soit la chorégraphie que la célèbre Sasha Waltz a conçue sur la 7e Symphonie de Beethoven pour sa compagnie, ou la création d’Alice sous terre, qui séduira dès 8 ans. De quoi s’éclater à tous les âges…
Hommage et découverte à la fois, le Cinéopéra donne une carte blanche cinéma à une personnalité présente sur la saison du GTG. En amont de Didon & Énée de Purcell pour lequel elle sera aux commandes du Concert d’Astrée, la cheffe Emmanuelle Haïm nous propose un visionnage de Babettes Gæstebud (Le Festin de Babette) de Gabriel Axel. Les Cinémas Du Grütli, le 15 février
À la suite de la 2e représentation de Didon & Énée de Purcell, le GTG convie le public à prolonger la soirée lors de l’une de ses traditionnelles Glam Night, le rendezvous glamour et paillettes du Grand Théâtre. L’occasion de revêtir ses plus beaux atours et de fouler le tapis rouge. Grand Théâtre Genève, le 22 février au terme de la représentation, pour détenteurs de billets sur cette date
La soirée la plus folle du Festival Antigel s’entiche de la clinquante thématique VEGAS ! Opulence et démesure, luxe, fête et volupté, du bling au King tout est permis ! Las Vegas étale ses richesses et son univers tape-à-l’œil. Dancefloor, performances ultra sexy, voguing et shows magiques, un cocktail détonnant concocté par Antigel, pour cette 2e Late Night de la saison. Et pour tous les amoureux, une surprise : une Wedding Chapel ! Dress code obligatoire : showgirls, casino, sosie, marié·e, tuxedo, robe de cocktail ou même péplum façon Empire romain, le tout en version « la classe à Vegas ». Grand Théâtre Genève, le 1er mars dès 22h
À l’origine de Beethoven 7, il y a une performance, captée et retransmise par les caméras d’Arte en 2021 : les interprètes de la Cie Sasha Waltz & Guests dansant dans les ruines de Delphes, avec en fond deux mouvements de la Septième Symphonie de Beethoven. De retour à Berlin, la chorégraphe a voulu compléter cette expérience sur cette monumentale symphonie pour en faire une création scénique. À travers Beethoven 7, cette figure majeure de la danse contemporaine poursuit une réflexion sur les utopies et choisit, pour sa seconde partie, de faire
dialoguer la symphonie de Beethoven avec Freiheit/Extasis, une création live du compositeur de musique électronique
Diego Noguera.
Bâtiment des Forces motrices, du 13 au 16 mars
L’espace d’une nuit, venez habiter le Grand Théâtre, on vous balade du plafond à la scène, de labyrinthe en labyrinthe, au fil des mélodies d’antan et des douces polyphonies. Venez rêver sous les lumières des lustres et des étoiles, on vous bercera jusqu’au petit matin, et alors quel réveil !
Grand Théâtre Genève, le 5 avril Programme complet à découvrir sur gtg.ch/la-plage/sleepover
LES AVENTURES
D’ALICE SOUS TERRE
À partir des livres Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll, le compositeur irlandais Gerald Barry livre une version d’une heure des célèbres histoires d’Alice. Avec une énergie irrésistible, sa partition navigue entre humour, grotesque et onirisme à l’instar des aventures de l’héroïne tandis que la mise en scène de Julien Chavaz, colorée et pleine de rythme, ne freine en rien la course. Après le grand succès de la première scénique en 2020 à Londres, cet opéra incomparable est présenté pour la première fois en français à Genève. Osez entrer dans un pays de merveilles musicales ! Dès 8 ans.
Grand Théâtre Genève, du 13 au 16 avril