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FONDATION MARTIN BODMER LES INDES GALANTES ET L’AIR DES SAUVAGES
Les ‘Indes galantes’ et l’air des Sauvages
par Jacques Berchtold Directeur Fondation Martin-Bodmer
On doit à l’astronome mathématicien français Marin Mersenne (1588-1648) un intérêt pionnier pour la théorie de la musique ancienne et moderne et de l’ethnomusicologie rapportées à l’universalisme. Son Traité de l’harmonie universelle sur la musique (1627) est suivi de l’Harmonie universelle en 1636-7, somme des connaissance musicales de son temps. Les exemples musicaux (gravés sur bois ou composés en typographie musicale) touchent à la philosophie. Ce savant ecclésiastique évolue dans un système de pensée où la science est replacée dans une vision du monde qui procède des œuvres de Dieu. Ses transcriptions présentent les premiers échantillons connus de musique des indigènes d’Amérique, inspirés des chants des « sauvages ». Admirateur des Indes galantes mais opposé à la théorie de l’harmonie de Jean-Philippe Rameau, J.-J. Rousseau (1712- 1778), rédigeant son Dictionnaire de musique, évoque dans son article « Musique» » les « accents musicaux des peuples » et transcrit des airs chinois et persans, deux chansons de « sauvages du Canada » et le Ranzdes-Vaches, air célèbre parmi les Fribourgeois gardant le bétail : « Pour mettre le lecteur à portée de juger les divers accents musicaux des peuples, j’ai transcrit aussi dans la planche un air chinois tiré du P. de Halde, un air persan tiré du chevalier Chardin, et deux chansons des sauvages de l’Amérique tirées du P. Mersenne. On trouvera dans tous ces morceaux une conformité de modulation avec notre musique, qui pourra faire admirer aux uns la bonté et l’universalité de nos règles, et peut-être rendre suspecte à d’autres l’intelligence ou la fidélité de ceux qui nous ont transmis ces airs. » (Rousseau, « Musique », Dictionnaire de Musique). Le mythe du bon et noble sauvage satisfait une curiosité à l’égard de l’exotisme et correspond à une idéalisation de l’homme vivant à l’état de nature. Pour l’Antiquité, l’homme de l’Âge d’or au contact direct de la nature avait évoqué l’absence d’artificialité et de vice, la simplicité et l’innocence. Les explorateurs du Nouveau Monde de la Renaissance témoignent de « jeune humanité » vivant au contact de la nature. Péché, ruse, dénaturation et corruption furent postérieurs à ces temps auroraux. L’idée s’impose au XVIII e siècle, selon laquelle le « bon sauvage » américain témoigne de nos jours (à l’autre bout du
monde; éloignement géographique) de temps reculés proches de l’innocence originelle antérieurs au péché originel. Les penseurs eurent recours à mille variations de fables du « bon sauvage » (outil philosophique) pour exprimer des critiques des dévoiements sociétaux et des vices sociaux propres aux civilisations avancées et sophistiquées. Rousseau assène que « l’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt ». L’état de nature fut bon, innocent, pur : « le principe de toute morale est que l’homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l’ordre ; qu’il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain, et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. Tous les vices qu’on impute au cœur humain ne lui sont point naturels. Par l’altération successive de leur bonté originelle, les hommes devinrent enfin ce qu’ils sont. ». Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau développe (histoire hypothétique et heuristique) une longue description de l’état de nature pré-civilisationnel et de cette période de l’humanité plus heureuse. Avec la dernière entrée des Indes galantes, ces « Sauvages » mis en musique par Rameau désignent des êtres « libres » ainsi que l’entend Rousseau lorsqu’il écrit : « Le sauvage vit en lui-même; l’homme sociable, toujours hors de lui, ne sait vivre que dans l’opinion des autres ».
«Air suisse appelé le Rans des Vaches», Partition gravée, dans Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de la musique, Londres, éditeur?, 1764, «édition revüe et corrigée», pl. N Cologny, Fondation Martin Bodmer