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CONVERSATION AVEC LYDIA STEIER ET DEMIS VOLPI
Un amour viscéral pour Rameau
Une conversation avec la metteure en scène Lydia Steier et le chorégraphe Demis Volpi au sujet de leur nouvelle production des Indes galantes par Krystian Lada
Dans le prologue des Indes galantes, Rameau
ouvre sur une confrontation entre Hébé, déesse de la jeunesse et de la miséricorde, et Bellone, déesse de la guerre et de la destruction. Vous traduisez cette idée en un conflit entre deux groupes. Que représentent-ils ?
LYDIA STEIER Le groupe de l’Amour, comme nous avons décidé de l’appeler pour des raisons pratiques, est la communauté autour d’Hébé, une société qui est libre de décider de leurs vies, de leurs corps et de jouir pleinement de leur créativité. L’amour agit comme substitut des valeurs démocratiques, avec une forte charge érotique dans notre production. De l’autre côté, nous avons le groupe de la Guerre des suivants de Bellone, qui sont le substitut pour un système totalitaire au fort pouvoir autocratique. Ils se sentent menacés par la liberté intellectuelle, spirituelle et artistique du groupe de l’Amour. Leur domination totale ne permet aucune libre initiative dans n’importe quel aspect de la vie, aucune activité qui ne soit entièrement prévisible.
DEMIS VOLPI Au fur et à mesure de l’œuvre, les deux groupes commencent à partager une histoire commune, celle de leur conflit. Bizarrement, cela crée une nouvelle culture – la culture de ce conflit – qui les rapproche. Je trouve que c’est un message très fort : ce qui compte, c’est ce que nous partageons, pas ce qui nous divise. Nous apprenons et nous évoluons seulement en nous exposant à l’autre et à l’inconnu. Il faut faire attention de ne pas confondre identité culturelle et identité nationale. Cette dernière nous est imposée, alors que l’identité culturelle nous unit au-delà des frontières nationales.
Les Indes galantes est une œuvre ouverte, faite
d’un prologue, suivi de quatre entrées autonomes, vaguement reliées les unes aux autres. Comment avez-vous abordé cette dramaturgie
fragmentaire ?
LS Ma formation de chanteuse lyrique a fait naître en moi un amour viscéral pour la musique baroque française et le clavecin était ma matière secondaire. Étonnamment, c’est la première fois que je travaille sur cet opéra de Rameau. Au début, il y a eu un choc. Je me suis rendue compte que malgré mon amour pour cette musique, la narration est diablement compliquée : dispersée, simplifiée à outrance, impérialiste. J’ai tenu à faire un gros plan sur l’expérience personnelle des protagonistes pour permettre au spectateur de ressentir de la sympathie à leur égard, ce qui est difficile si on aborde l’œuvre dans sa nature fragmentaire. D’où la décision de relier toutes les parties par un fil rouge narratif. Nous invitons donc le public à suivre les personnages du prologue pendant qu’ils assument littéralement d’autres rôles et évoluent avec l’action. Nous voyons leur véritable nature mais aussi les caricatures qu’ils deviennent ou qu’ils sont forcés de jouer les uns pour les autres. C’est un théâtre dans le théâtre : nous regardons les voyeurs et ceux qui sont forcés de jouer sur une scène assiégée. Le jeu scénique agit en commentaire critique du livret. À cause de cette approche, nous avons dû repenser la dramaturgie musicale de l’œuvre. Avec Leonardo, notre directeur musical, nous avons traité la partition comme un bloc de marbre brut que nos marteaux, ciseaux et limes ont transformé en quelque chose qui parle au public d’aujourd’hui.
DVLa décision de relier les quatre histoires par un fil rouge a eu aussi un impact sur le sens de la danse dans l’œuvre. Dans la dramaturgie d’origine, les parties dansées étaient plutôt anecdotiques et servaient à représenter les puissances coloniales. Non pas que Rameau ait eu l’intention d’offenser, mais le livret contient des représentations culturelles extrêmement datées. Notre concept exige une danse universelle, libérée de tout contexte culturel – quelque chose de plus élevé, plus métaphorique, au-delà de tout vocabulaire spécifique du mouvement.
Est-ce que le genre de l’opéra-ballet, qui réunit danseurs et chanteurs sur une même scène, a compliqué votre travail ?
DVLa diversité des langages artistiques est à la fois le plus grand défi et le plus grand potentiel de cette production. Notre concept a ceci de particulier que la danse y est représentative de tout un groupe de gens : une communauté qui réunit les danseurs et les chanteurs. Mais en fait, les bons chanteurs sont extrêmement conscients de leur corps, ils parlent du son au-dessus de leur tête, ou de la respiration qui descend jusque dans le bassin, des processus qui ne sont absolument pas anatomiques. Cette façon de décrire l’expérience physique de la production du son ressemble beaucoup au langage que nous utilisons dans la danse pour décrire le mouvement. Ce n’est pas si différent.
Comment traitez-vous l’imaginaire du pouvoir impérialiste implicite dans cet opéra ?
LS Cela peut être extrêmement dramatique de voir un groupe de gens lutter contre une impuissance malvenue. J’explore souvent cela dans mes mises en scène : la lutte contre un système inhumain, sans âme et cruel. Je suis convaincue que la cruauté fait partie de la condition humaine, quel que soit le contexte géographique. Nous sommes ainsi faits et l’histoire nous le prouve amplement : des conflits politiques qui explosent en génocides remplissent les manuels d’histoire – à la base, c’est la nature humaine. Le fait que nous vivions dans une société relativement pacifique, modérée, libre et démocratique est en réalité une aberration. De génération en génération, c’est notre nature animale qui revient. Lorsque j’aborde ce genre de thèmes dans mes mises en scène, les moments de pur divertissement sont souvent juxtaposés à des scènes de violence. Cette présence perturbante de l’un permet au spectateur de ressentir le spectre complet de l’autre.
La richesse financière peut aussi être une stratégie puissante de domination. Après tout, l’opéra n’est pas le support culturel le plus démocratique de notre époque…
DV L’opéra et le ballet sont simplement deux façons parmi tant d’autres d’interagir avec la musique, le théâtre et la danse. Même dans le contexte européen, il y a des formes vécues de manière bien plus dynamique que l’opéra. Pensez aux danses folkloriques tziganes ou arméniennes, ou aux jeux de gorge des Inuits. Ce sont des expressions culturelles complexes, fortement enracinées dans leurs communautés et très signifiantes dans leur contexte. Au lieu de s’évertuer à faire aimer l’opéra à 8 milliards d’êtres humains, nous devrions aussi
reconnaître qu’il existe de multiples et diverses formes d’implication avec le théâtre et la musique venues d’autres contextes culturels et tout aussi pertinentes à la pratique de l’opéra.
LS Tout cela prend beaucoup de place dans mon espace mental. Je me sers à dessein du canon des classiques comme miroir de notre société et créer ainsi une imagerie poétique sur scène qui reflète les défis de notre temps. Esthétiquement, il y a quelque chose d’inévitable avec l’opéra : le fait que la narration doit réagir à la musique. Dans cette situation, le rationnel et le critique doivent interagir avec le sensuel. C’est très moderne, ça. Je crois qu’il est possible d’unir la sensualité et un message politique fracassant en une seule pièce. Un divertissement sexy et amusant peut aussi être captivant et enrichissant.
L’opéra a le potentiel de former les élites de notre contexte culturel. Le fait d’avoir développé une production pour Genève, où sont formées nombre de décisions d’importance mondiale, a-t-il influencé votre concept ?
LS Le pouvoir, la conquête et l’occupation : ce sont des questions très pertinentes dans beaucoup d’endroits du monde à l’heure actuelle. Certains de ces conflits font l’objet d’une médiation par l’ONU et les diplomates dans cette ville. Ce serait formidable si des acteurs influents pouvaient laisser notre mise en scène résonner dans leur espace mental et peut-être même acquérir de nouvelles perspectives par la même occasion – pas en tant que prélude à un excellent dîner mais comme réflexion existentielle. C’est là mon vœu pour cette production.
DV Par la même occasion, ce concept fonctionnerait tout aussi bien dans une petite ville d’Argentine qu’à Genève. Ce conflit est universel, ce serait même dommage de le réduire au contexte de Genève et de l’ONU. Je trouve cela inquiétant que nous cherchions trop souvent à résoudre des problèmes de nature individuelle à une échelle et par des stratégies mondiales. Une décision prise par une mère au sujet de l’avenir de ses enfants peut avoir autant d’impact qu’une décision politique au niveau mondial. Je crois au fort potentiel du travail en commun à l’échelle mondiale mais nous ne devons pas oublier que ce sont des vies et des existences individuelles qui sont mises en question en première ligne.
Dans le livret des Indes galantes, le voyage
emmène les protagonistes de l’Europe vers des
rivages exotiques, dont les Amériques. Vous
avez tous les deux fait ce voyage à l’envers, des Amériques en Europe. Vous souvenez-vous du moment de votre arrivée ici ?
DV J’ai beau être né et avoir grandi à Buenos Aires en Argentine, mes origines, comme la plupart des habitants des Amériques, sont européennes. Mes parents ont toujours espéré que nous puissions revenir vers nos racines et connaître la culture européenne. À cause de cela, ma fratrie a reçu une éducation bilingue : il y avait un très bon collège allemand dans notre quartier et nous avons donc appris l’allemand. Quand j’avais dix ans, nous sommes allés en Allemagne, notre première expérience de l’Europe. Pendant notre première étape à Rüdesheim, ma sœur a couru vers un étal de bonbons d’un marché public et a essayé de demander, dans son allemand encore très rudimentaire, un sachet d’oursons en gélatine. « J’aimerais un ourson en gélatine, s’il vous plaît », a-t-elle dit. La jeune femme qui tenait l’étal a donc saisi une énorme cuiller pour ramasser un ourson en gélatine, le peser, le mettre dans un sachet en plastique et l’a tendu à ma sœur en disant : « Ça fait deux pfennigs ». J’ai tout de suite compris qu’ici les choses étaient bien différentes.
LS J’avais presque tout oblitéré de mon horrible transition des États-Unis en Allemagne. Jusqu’à ce que j’arrive à Genève. Comme je ne parle pas français, j’ai ressenti à nouveau la même timidité, désorientation et désespoir qu’à l’époque. Je me suis rendu compte à quel point il est facile de se sentir perdue, désorientée et abasourdie dans un contexte étranger. Des millions d’autres personnes sont mises chaque année dans des situations encore plus déconcertantes contre leur gré. Migrants, réfugiés, personnes provisoirement déplacées de leurs foyers et parachutées dans des contextes inconnus et étrangers. Je n’arrive
Représentation d’un guerrier amérindien, détail d’une gravure de Théodore de Bry (1528-1598) dans Collectiones peregrinatiorum in Indiam orientalem et Indiam occidentalem (1590)
même pas à m’imaginer les sentiments de désespoir que tant de personnes doivent ressentir en arrivant en Europe aujourd’hui. L’opéra de Rameau aborde ces malentendus, d’une certaine façon.
Dans le contexte externe d’une apocalypse non définie – une confrontation militaire à large échelle, ou peut-être plutôt une catastrophe naturelle – le conflit entre le groupe de l’Amour et le groupe de la Guerre évolue, se transforme et se résout. Est-ce là encore un miroir pour notre temps ?
LS Le conflit entre les groupes de l’Amour et de la Guerre – du pluralisme contre l’absolutisme – et ses échos nous saute au visage chaque fois que nous ouvrons les actualités. Le mince vernis de paix que les Européens de l’Ouest ont connu au cours de 70 dernières années pourrait bien s’évaporer alors que nous nous promenons en baskets haut de gamme avec des cafés à l’emporter à la main. Les grondements lointains d’un conflit toujours plus proche pourraient bien nous engloutir d’une manière que nous ne connaissons que par des photos en noir et blanc ou des histoires racontées à contrecœur par nos grands-parents. Qu’allons-nous faire alors ? Comment allons-nous nous traiter les uns les autres si l’ordre se désintègre et le chaos revient ? Nos Indes galantes examinant les pressions très réelles et actuelles de notre temps et sont un poème sombre et un rappel sobre de ce qui pourrait nous arriver.
DVNous devons aller au-delà des vœux pieux et agir pour que tout aille mieux. L’espérance seule est une attitude trop passive. Je crois que l’art peut enrichir la vie des gens d’une manière qui leur permet d’être plus en contact avec eux-mêmes et, partant, avec leurs semblables. Le fort potentiel d’un moment partagé ensemble à travers l’art est un élément vital de notre concept.