Monologues et sololiloques – vol. 2

Page 1

MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 1

PETITE BIBLIOTHÈQUE DES ARTS

Monologues et soliloques Vol. 2


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

PETITE BIBLIOTHÈQUE DES ARTS Collection didactique à l’usage des étudiants

10:56

Pagina 2


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 3

Giuseppe Manfridi et Flaminia Iacoviello

Monologues et soliloques 50 tirades du rĂŠpertoire contemporain pour actrices en solo Vol. 2

GREMESE


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 4

Titre original : Monologhi e soliloqui – Vol. 1 Copyright GREMESE 2007 © E.G.E. s.r.l. – Rome Traduction de l’italien de l’introduction (p. 7-10) : Catherine Hemery Traduction de l’italien des chapeaux introductifs et des notes pour l’interprète (p. 11, 12, 17, 18, 20, 21, 23, 24, 33, 34, 61, 62, 67, 68, 73, 74, 79, 80, 83, 84, 95, 96, 101, 102, 104, 105, 113, 114, 127, 128, 138, 139, 141, 142, 155, 156, 160, 163, 166, 167) : Mélanie Fusaro En couverture : Pamela Villoresi dans Lo Scialo de Vasco Pratolini (mise en scène de Marco Sciaccaluga) Conception graphique, couverture et mise en pages : Graphic Art 6 s.r.l. – Rome Imprimé par : C.S.R. – Rome Copyright édition française : GREMESE 2011 © E.G.E. s.r.l. – Rome www.gremese.com Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, enregistrée ou transmise, de quelque façon que ce soit et par quelque moyen que ce soit, sans le consentement préalable de l’Éditeur. ISBN 978-88-7301-719-6


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 5

SOMMAIRE Introduction – Être le seul à parler, ou parler seul . . . .

7

Woody Allen, Hannah et ses sœurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fernando Arrabal, Les Deux Bourreaux . . . . . . . . . . . . . . Michel Azama, Croisades . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Howard Barker, Tableau d’une exécution . . . . . . . . . . . . . Ingmar Bergman, Scènes de la vie conjugale . . . . . . . . . . Steven Berkoff, Décadence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Thomas Bernhard, Acquittement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Michel Marc Bouchard, Les Muses orphelines . . . . . . . . . Georg Büchner, La Mort de Danton . . . . . . . . . . . . . . . . . Albert Camus, L’État de siège . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Elias Canetti, Les Sursitaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Louis-Ferdinand Céline, Progrès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jana Cˇ erná et Egon Bondy, La Fille qui cherche . . . . . . Miguel de Cervantès, Don Quichotte . . . . . . . . . . . . . . . . Paul Claudel, Le Soulier de satin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean Cocteau, L’Aigle à deux têtes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dario Fo et Franca Rame, La Maman bohème . . . . . . . . . Michael Frayn, Copenhague . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Athol Fugard, Hello and Goodbye. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Federico García Lorca, Noces de sang . . . . . . . . . . . . . . . Jacob et Wilhelm Grimm, La Maisonnée . . . . . . . . . . . . . Christopher Hampton, Les Liaisons dangereuses . . . . . . . Heinrich von Kleist, Penthésilée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bernard-Marie Koltès, Le Retour au désert . . . . . . . . . . . Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

11 14 17 20 23 26 30 33 36 39 42 44 46 50 55 57 61 64 67 71 73 75 77 79 83


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 6

Monologues et soliloques – vol. 2

Luigi Lunari, Le Sénateur Fox . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Giuseppe Manfridi, Giacomo le tyrannique . . . . . . . . . . . Philippe Minyana, Inventaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Yukio Mishima, Madame de Sade . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Montesquieu, Lettres persanes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Alfred de Musset, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Eugene O’Neill, Anna Christie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . John Osborne, Jeune homme en colère . . . . . . . . . . . . . . . Joël Pommerat, Cet enfant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rainer Maria Rilke, Aux premiers froids . . . . . . . . . . . . . . Henri-Pierre Roché, Deux Anglaises et le continent . . . . . Annibale Ruccello, Ferdinando . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . José Sanchis Sinisterra, Ay Carmela . . . . . . . . . . . . . . . . . Manlio Santanelli, L’Aberration des étoiles fixes . . . . . . . Jean-Paul Sartre, Les Mouches . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marcelle Sauvageot, Laissez-moi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Werner Schwab, Extermination du peuple. . . . . . . . . . . . . George Bernard Shaw, Sainte Jeanne . . . . . . . . . . . . . . . . Ignazio Silone, L’Aventure d’un pauvre chrétien. . . . . . . . Jean Tardieu, Il y avait foule au manoir. . . . . . . . . . . . . . . Michel Tremblay, Les Belles-Sœurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . Franz Wedekind, Lulu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Virginia Woolf, La Promenade au phare. . . . . . . . . . . . . . Inoue Yasushi, Le Fusil de chasse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marguerite Yourcenar, Électre ou la Chute des masques. .

87 91 95 98 101 104 107 111 113 117 120 124 127 132 135 138 141 144 147 153 155 158 160 163 166

Index bibliographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 7

INTRODUCTION Être le seul à parler, ou parler seul Entre monologue et soliloque, il y a une différence. L’étymologie peut déjà nous éclairer. Le monologue est le discours d’une personne en présence d’autres personnes (un orateur ou un bavard qui ne laisse pas parler ses interlocuteurs), alors que le soliloque est le discours flatus vocis d’une personne vraiment seule. Un soliloque est donc toujours un monologue, mais l’inverse n’est pas obligatoire. Un célèbre exemple de soliloque est le To be or not to be d’Hamlet, qui se lance dans une élaboration philosophique sur la scène déserte, ce qui n’arriverait jamais dans la réalité. À quelques exceptions près (quelqu’un, par exemple, qui grommelle tout seul, apparemment sans raison) le soliloque fait toujours appel à un artifice théâtral absurde que le spectateur accepte de prendre pour vraisemblable, (Giacomo Leopardi, peu attiré par les us et coutumes de la dramaturgie, critique même Shakespeare dans Zibaldone, parce que, écrit-il, « un individu, à moins qu’il ne se trouve en compagnie, peut se plaindre ou s’abandonner à ses réflexions, mais en général jamais à haute voix »). Et pourtant, de tout temps, le théâtre, du IVe siècle av. J.-C. à nos jours, a beaucoup utilisé le soliloque, ne fût-ce que pour exposer clairement le sujet de la pièce. Beaucoup de prologues n’ont qu’un but, celui de présenter dès le début au public, le thème et les personnages de la représentation théâtrale qui va se dérouler. Dans Agamemnon d’Eschyle, par exemple, 7


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 8

Monologues et soliloques – vol. 2

la sentinelle de garde sur les murailles de Mycènes nous donne un aperçu de la guerre de Troie, nous disant en quelques vers, la chute de la ville, la crainte du retour du roi Agamemnon par son épouse adultère qui complote sa mort avec son amant Egisthe. Tout est dit, à personne en particulier apparemment, mais en fait aux spectateurs sur les gradins. Passons aux monologues qui ne sont pas des soliloques. La présence de personnages appelés deutéragonistes est cruciale car le monologue peut se dérouler grâce à leur écoute silencieuse et grâce aussi à l’artifice (cité auparavant) de l’accord tacite du public : « Je sais que tout cela ne peut exister, mais je fais semblant d’y croire quand même. » Le Tabac fait mal de Tchekhov, est un emblème du genre ; un fumeur invétéré est contraint par son épouse à faire un discours, dans un club de femmes, sur les méfaits du tabac. Le public est ici deutéragoniste car il joue le rôle de l’auditoire auquel le bonhomme est censé s’adresser. La présence du deutéragoniste est parfois implicite. Il est invisible, derrière une porte fermée ou bien à l’autre bout du téléphone comme dans la La Voix humaine de Cocteau, déchirante conversation téléphonique d’une femme avec l’homme qui est en train de l’abandonner. Il s’agit toujours, de toute façon, d’un deutéragoniste et l’interprète doit en tenir compte en faisant semblant de savoir qu’elle parle à quelqu’un qui l’écoute. D’autre part, dans le cas de certains monologues tirés de contextes plus importants, des interlocuteurs silencieux peuvent être considérés comme présents par le personnage et par les spectateurs, alors qu’en fait ils sont absents, pendant la déclamation du morceau en question. Cette difficulté se présente assez souvent aux auditions. Il faut donc habilement, changer de tons, d’attitudes, de comportements pour donner corps à des fantômes qui ne doivent pas être des fantômes, mais bien des créatures concrètes en chair et en os (nous en avons un exemple dans ce recueil : Anna Christie d’O’Neill). 8


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 9

Introduction

Après cette discussion volontairement technique, nous voudrions vous signaler quelques caractéristiques de ce recueil. En premier lieu, il est bon de préciser qu’il n’est pas dans notre intention de faire ici un excursus de l’histoire du théâtre, du point de vue curieux du monologue ou du soliloque. Plus simplement nous avons essayé de vous aider à vous exercer ou, si l’occasion se présentait, de participer à un casting. Autrement dit, nous avons choisi d’être efficaces plutôt qu’académiques. Si bien que grand nombre de ces morceaux choisis ne viennent pas du répertoire théâtral au sens strict du terme, mais de la littérature, du cinéma et aussi, dans deux ou trois cas, de correspondances. Ce recueil, enfin n’a pas pour but de vous offrir la fine fleur du théâtre contemporain mais bien de vous être utile. Comment justifier sinon, l’absence de Pirandello ou Pinter, alors que sans hésiter, nous avons inséré des auteurs (encore) peu connus, des approches moins académiques, plus originales et souvent singulières quant au défi que représente un rôle quasiment inédit qui ne jouit pas encore de l’aval de la tradition. Puis, nous avons fait de certaines exceptions des occasions en or, et si ce vagabondage anarchique dans l’âme féminine de cette collection de morceaux à une voix s’est limité au domaine de la modernité, nous avons aussi basculé des siècles en arrière avec Cervantès, mais, en lisant le passage, vous allez découvrir combien cela en valait la peine. Avec certaines particularités du mythe, se révèle également l’univers des grandes tragédies grecques, avec l’énormité de ses fables primitives et de ses personnages titanesques. Toutefois, le ton du recueil reste complessivement lié à la culture contemporaine, héritage du siècle dernier et de l’Occident enclin désormais à échanger et à transmettre ses propres valeurs à la vaste étendue promiscue de la société globale. Les notes pour l’interprète ont pour but de donner des indications de bon sens, en particulier, pour choisir un rôle plutôt qu’un autre. Outre une idonéité psychologique, il faut donner 9


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 10

Monologues et soliloques – vol. 2

aussi au personnage une ressemblance anagrafique et somatique, ce qui, laissé souvent de côté avec trop de désinvolture fait presque toujours mauvaise impression. On ne peut pas interpréter Juliette à 40 ans, ni Mère Courage à 20 ans. D’où nos « conseils », avec en plus pour chaque morceau, quelques clés de lecture élémentaires. Nous n’avons pas voulu, ce faisant, vous proposer de minuscules mises en scène en pilule, mais dialoguer au contraire avec vous à distance, pour vous encourager en tant qu’actrice sur scène, à rendre réelle, d’une manière personnelle, la partie de vous-même la plus significative. Vous saisissez maintenant pourquoi nous avons préféré l’ordre alphabétique à toute autre forme d’énumération. Ce recueil ne doit pas se lire obligatoirement de la première à la dernière page, ce qui est logique pour un roman, mais plutôt en faisant des allers-retours entre les pages jusqu’à en saisir la totalité. D’ailleurs, la rédaction de ce recueil a représenté pour nous aussi une recherche aventureuse où chaque étape, chaque texte s’est imposé comme un chapitre à la fois intrductif, central et final. Giuseppe Manfridi

NOTE : L’emplacement des extraits à l’intérieur des œuvres est généralement indiqué en référence à l’acte ou à la scène d’appartenance (ou bien au chant, au cadre, à l’épisode, etc.). L’absence de telles indications signifie que le texte en question est extrait d’actes uniques ou d’œuvres non théâtrales.

10


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 11

Woody Allen (1935) Hannah et ses sœurs (1986) Suite à un énorme succès dans les salles, Hannah et ses sœurs a été acclamé par le public français comme un monument indiscuté élevé aux névroses quotidiennes, de l’hypocondrie à la jalousie obsessive, jusqu’à l’instabilité pathologique. À travers les histoires d’amour de trois sœurs (avec un évident renvoi à Tchekhov), entre mariages, trahisons et frustrations. Woody Allen trace un portrait sans pitié, même si en fin de compte toujours optimiste, de la société new-yorkaise et du milieu de l’upper-middle class. Assise sur le siège arrière de la voiture du bel architecte pour lequel elle a le béguin, Holly réexamine la journée entière et constate l’échec de son enterprise de séduction : bien qu’il l’ait connue la première, l’homme en question a progressivement déplacé son attention vers sa collègue de travail. Ayant décidé de la raccompagner en premier, David resteraseul avec l’entreprenante April qui jouera toutes ses cartes pour le séduire. Dans le film cet extrait est une voix off mais nous le proposons en tant que monologue que l’actrice peut s’amuser à adapter au contexte qu’elle préfère : montant les escaliers chez elle, se changeant pour aller se coucher, se brossant les dents… Notes pour l’interprète Éclectique et fragile en même temps, Holly vit dans un univers fait d’excès, de déceptions et d’incessantes pages 11


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 12

Monologues et soliloques – vol. 2

blanches. Apparemment opposée à toute forme de stabilité, ce sera justement elle qui vivra dans le film le plus grand changement, offrant à Diane Wiest la possibilité d’un jeu digne de l’Oscar. Dans son interprétation l’actrice ne doit pas oublier de cadencer la succession de pensées qui apparaissent, l’une après l’autre, dans l’esprit de cette femme, dans une progression de déception et d’auto-commisération. Toutefois, l’on perçoit comme une pulsion contraire, le désir de ne pas se laisser abattre, de dissimuler sa jalousie et de comprendre ses erreurs, dans l’incessant réexamen du passé et dans cette infinie remise en question de ses propes actions sur lesquels s’appuie le manque de confiance du personnage. Pour être fidèle au film, l’on suggère une femme entre 35-45 ans, mais si l’on se réfère à une expérience féminine hélas assez commune, le texte peut être indiqué pour presque toutes les tranches d’âge, des tourments de l’adolescence aux peurs de la maturité.

HOLLY. – Naturellement, c’est moi qu’on largue la première ! Il préfère April, ça crève les yeux. C’est ma faute, aussi ! J’en ai pas sorti une de la journée ! Quand je repense à ce que j’ai dit sur le musée Guggenheim ! Cette blague idiote sur les patineurs ! Je ne devrais jamais raconter d’histoires drôles… Maman et Hannah les racontent très bien, mais moi je me plante tout le temps… Où April a-t-elle bien pu aller chercher ces réflexions sur Adolph Loos, et des expressions comme « la forme organique » ?… Naturellement, elle a été en fac à Brandeis, mais elle y connaît que pouic !… Non mais, cette façon de l’appeler David ! « Oui, David, vous avez raison, David, quelles proportions harmonieuses, David !… » Oh ! Je déteste April, elle est tellement allumeuse !… Maintenant, ils vont me larguer et elle l’invitera à monter chez elle… 12


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 13

Hannah et ses sœurs

J’ai tout merdé ! (Soupirant) En plus, il me plaît drôlement ! Oh ! et puis merde ! Je ne vais pas me ruiner la santé ! J’ai de la lecture pour ce soir. Tiens ! Je vais me coucher de bonne heure. Je me passerai un film et je prendrai un double Seconal ! (traduction de Michel Lebrun)

13


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 14

Fernando Arrabal (1932) Les Deux Bourreaux (1956) Le talent d’Arrabal s’est affirmé dans de nombreux domaines, mais le théâtre et le cinéma (citons, entre autres, le courageux et bouleversant film Viva la muerte) furent les plus proches sans aucun doute de sa vision de la parodie et de la caricature. L’on y décèle parfois les stigmates évidents du XIXe siècle, l’absurde et l’ironique rire expressioniste, qui va jusqu’à reprendre, à titre personnel, Artaud, et son théâtre de la cruauté (mais lorsque Arrabal veut être original il sait l’être à fond) et quelques méchancetés qui alimentent certaines histoires portent l’empreinte d’un baroque tumultueux tout à fait propre à l’âme espagnole. Arrabal a toujours affiché un dandysme démodé, ce qui lui a permis de vivre sa vocation politique d’anti-franquiste d’une façon excentrique, sans jamais rien renier ni dans sa vie, ni dans ses œuvres. Notes pour l’interprète En lui-même, sans lire la pièce intégralement, qui par moments entache la pureté du personnage tel que nous le voyons dans notre passage, c’est un très beau portrait de mère. Plus précisément, une mère de jeunes enfants adultes. Il faut donc pour lui prêter sa voix et son visage une femme d’une cinquantaine d’années. Un pathos viscéral enflamme les paroles de Françoise, pathos dérivant du besoin maternel d’aimer, toujours, dans tous 14


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 15

Les Deux Bourreaux

les cas, sans limite et même sans être aimée en retour. Coûte que coûte. Arrabal, d’habitude excessif et provocateur, est ici, par miracle, simple et franc. Très humain : et c’est ainsi que doit être sa Françoise.

FRANÇOISE. – Oui, mon fils […], quand ce n’est pas à cause de ton père, c’est à cause de Maurice : toujours des souffrances. Moi qui ai toujours été leur esclave. Vois combien de femmes de mon âge mènent joyeuse vie, se divertissent nuit et jour au bal, au cabaret, au cinéma ! Combien de femmes ! Tu ne t’en rends pas bien compte, tu es encore trop jeune. J’aurais pu en faire autant, mais j’ai préféré me sacrifier, pour mon mari et pour vous, silencieusement, humblement, sans rien en attendre en échange, en sachant même qu’un jour les êtres qui m’ont été les plus chers me diraient ce que me dit aujourd’hui ton frère, que je n’en ai pas assez fait. Tu vois, mon fils, comme ils répondent à mes sacrifices ! Tu le vois, en me rendant toujours le mal pour le bien, toujours. [BENOÎT. – « Comme tu es bonne ! Comme tu es bonne ! »] FRANÇOISE. – Et qu’est-ce que je gagne à le savoir ? Cela revient au même. Tout revient au même. Je n’ai plus de goût à rien, tout m’est égal, rien n’a plus d’importance pour moi. Je veux être bonne et me sacrifier toujours pour vous, sans rien attendre en échange, en sachant même que les êtres qui me sont le plus proches, ceux qui devraient m’être reconnaissants de mes inquiétudes ignorent délibérement mes renoncements. J’ai été toute 15


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 16

Monologues et soliloques – vol. 2

ma vie une martyre à cause de vous et je serai martyre jusqu’à ce que Dieu veuille bien me rappeler à lui. Oui, mon fils, je ne vis que pour vous. Puis-je avoir dans la vie d’autres préoccupations ? Le luxe, les toilettes, les soirées, le théâtre, rien de tout cela ne compte pour moi, je n’ai qu’un seul souci : vous. Que m’importe tout le reste ? (traduction d’Alain Schifrès)

16


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 17

Michel Azama (1947) Croisades (1989) La guerre avant tout. Où ça se passe, si c’est dans les environs d’une Jérusalem inventée ou en quelque autre endroit du monde civilisé, à quelle époque, l’époque des croisades ou la guerre nucléaire, et pour quelles raisons, si c’est la religion, quelle religion, et si c’est la foi, la foi en quoi, peu importe. C’est la guerre dans un sens absolu que raconte Azama en plaçant les mots des morts à côté de ceux des vivants, en mettant en scène des personnages indéterminés dont les vies se croisent pendant un instant pour ensuite disparaître à jamais dans la grande défaite finale. Avec une extrême légèreté, le dramaturge décrit la guerre comme un jeu dans lequel l’on devient bourreau ou victime pour un mauvais tir, dans lequel la mort n’est rien d’autre qu’un passage et l’homicide une question de chance. Le génie d’Azama se révèle justement dans la transformation d’un contexte apocalyptique universel en un jeu de guerre semblable à celui des deux enfants du prologue. Tous les personnages parlent un langage absolument quotidien et c’est dans sa simplicité que la parole devient poétique, créant des images désarmantes avec pour résultat une émotion passionnée du public. Notes pour l’interprète C’est un spectre qui parle (en tenant bien compte que dans ce texte les morts sont peut-être plus vivants que les vivants eux17


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 18

Monologues et soliloques – vol. 2

mêmes, avec les mêmes douceurs et les mêmes crises de nerfs) et réalise sa condition. Bella vient d’être tuée par le père de son fils. Personnage d’un charisme bouleversant, nous voyons apparaître sur scène une femme encore jeune mais déjà profondément mère. Élevée dans la logique sans pitié de la guerre, Bella vit dans la maternité son plus grand changement psychologique, se transformant de froid killer (c’est elle qui oblige Gionata à tirer sur Krim comme rite d’initiation) en une femme mûre qui n’a pas honte de montrer sa fragilité. Et c’est à son fils, qui seulement quelques instants plus tard aurait pu naître, que va sa première pensée de non-vivante.

BELLA. – J’essaie de ressouder des morceaux de mon visage. Je le masse. Il a l’air intact. En réalité il est félé. Il n’est plus là. Ce n’est plus mon visage je l’ai perdu. Je suis morte. Plus d’essence plus d’électricité plus de courrier plus d’avions plus de trains. La vie reculait de cinq siècles mais moi pendant ces neuf mois j’avançais à contre courant. Je mesurais le temps dans mon ventre pauvre folle que je suis. Pauvre cinglée. Toi dans mon ventre tu étais prêt la tête où il fallait et dans ma tête à moi c’était l’été. Moi qui suis toujours moins femme que les autres femmes enfin je m’arrondissais enfin je me sentais la plus femmes des femmes. Pauvre idiote. Je t’avais fait. Tu étais là. 18


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 19

Croisades

Tous aux abris. Et mon ventre le meilleur des abris. Et contre moi chaque soir ces hommes tout nus que la guerre réveillait. Et toi tu étais prêt enfin fini. J’ai mal au sexe. Mon sexe allait s’ouvrir. Je le sentais déjà il était temps qu’on se sépare. C’est le vide absolu dans ma tête. Un rideau de fer coupe ma tête en deux. Le cerveau comme une hélice d’avion qui déchiquette du brouillard. Je sentais qu’on allait se séparer toi et moi je sentais monter le lait la perte des eaux se préparait dans mon ventre je voulais que tu sortes que tu laisses en moi une petite trace comme un couteau sur l’écorce d’un arbre. Tu ne bouges plus. Il ne bouge plus. Il n’est pas trop tard. Je t’en prie fais un effort. Quelques minutes après ma mort il vivait encore. Il n’est pas trop tard. Un enfant peut naître d’une morte. Coupe-moi en deux. Ouvre-moi le ventre en deux. Qu’il sorte. Je t’en prie. Ne le laisse pas pourrir à l’intérieur de mon cadavre. (Elle tombe épuisée et se fige.)

19


MONOLOGUES ET SOLILOQUES vol 2:Layout 1

14-12-2010

10:56

Pagina 20

Howard Barker (1946) Tableau d’une exécution (1984) Howard Baker et son « théâtre de la Catastrophe » sont appréciés du public français depuis une dizaine d’années seulement. Auparavant inconnues, les œuvres de ce dramaturge anglais, dans la lignée d’Edward Bond et Harold Pinter, sont des tragédies modernes où les personnages affirment leur propre identité en se débattant contre les cours et recours de l’Histoire. En tentant de donner une définition à son parcours dramaturgique, Barker affirme : « C’est en un sens l’opposé de la tragédie classique qui affirme des valeurs morales tandis que dans mes pièces, l’idée est de les faire éclater. » Lui-même peintre, dans Tableau d’une exécution Barker raconte l’histoire d’une peintre (inspirée de la vie d’Artemisia Gentileschi), Galactia, chargée par le doge de Venise de réaliser une œuvre monumentale destinée à célébrer la bataille de Lepanto. Désireuse de restituer la vérité historique du fait, Galactia va se trouver face à un dilemme : donner du lustre à la Sérénissime en répondant à sa commande politique, ou bien peindre l’horreur et la cruauté du grand massacre des Turcs tel qu’il fut ? À partir de cette question éthico-esthétique se noueront les fils de l’intrigue. Au cours d’une scène d’amour avec son amant Carpeta, Galactia se perd dans la pensée de son nouveau projet artistique et médite un dessein déconcertant.

20


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.