Fèes

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Massimo Izzi

Lavinia Petti

fĂŠes

de Morgane aux Winx

GREMESE


sommaire Introduction Croire aux fées

Chapitre un

La naissance des fées : entre histoire et légende Un nom évocateur de destin Anges déchus ou reliques de géants ? Histoire mythologique de l’Irlande

Chapitre deux

Le Royaume des Fées Demeures cachées L’aspect La garde-robe Les outils du métier Fêtes et jeux

Chapitre trois

Les quatre éléments Les fées du feu Les fées de l’air Les fées de l’eau Les fées de la terre

Chapitre quatre Les fées noires

8 12 13 15 19 22 22 26 27 28 33 38 41 42 44 50 54


Chapitre cinq

Les fées célèbres Moires, Parques et Nornes Morgan le Fay ou fée Morgane La Dame du Lac Mélusine La Reine des Fées Fée marraine Clochette

Chapitre six

Une littérature féerique

Chapitre sept Les fées au cinéma

Chapitre huit

Les fées dans le reste du monde Afrique Amérique Asie Océanie

Chapitre neuf

Des fées prises en photo (et si c’était vrai ?) Début de l’histoire Élémentaire, mon cher Watson ! Contre-chant

Annexe

66 68 72 81 82 88 89 92 94 112 122 123 127 129 143 144 144 151 155

Le Roi des Fées

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Bibliographie

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« La lumière de la petite fée pâlissait ; si elle venait à s’éteindre, ce serait pour toujours. Elle parlait d’une voix si faible qu’il ne saisit pas tout de suite ce qu’elle disait. Clo pensait qu’elle pourrait être sauvée si des enfants proclamaient bien haut qu’ils croient aux fées. Peter tendit aussitôt les bras. Il n’y avait pas d’enfants ici, et c’était la nuit, mais Peter s’adressait à tous ceux qui rêvent au pays de l’imaginaire. Croyez-vous aux fées ? Si vous croyez aux fées, frappez bien fort dans vos mains. » J. M. Barrie, Peter Pan

Introduction

Croire aux fées «

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e crois aux fées. » Que celui qui n’a jamais pensé cela, plongé dans Peter Pan, en route pour le pays imaginaire, lève la main. Que celui qui n’a pas eu envie de le crier devant Hook ou la Revanche du Capitaine Crochet de Spielberg – tradition télévisuelle de Noël où Robin Williams refuse de grandir – lève la main. Il y a certainement quelques mains levées, mais le monde serait meilleur si elles étaient peu nombreuses. Car voici la nature ultime et la plus intime des fées : croire. Les fées appartiennent à ce que l’on appelle le Petit Peuple. Un nom indigne, pour une famille qui compte un nombre indicible d’espèces, dont chacune mériterait son quart d’heure de gloire. Pas de vampire ou de sorcier à l’horizon : notre monde regorge de lutins, leprechauns, pixies, licornes, elfes, kobolds, gnomes, trolls, nains… et, bien sûr, fées. Et pas ces petites fées de la taille d’une libellule, ou seulement bonnes à changer le bois en viande (la spécialité d’une certaine Fée bleue). Nous parlons de ces créatures qui peut-être ont existé, et qui, par une mauvaise blague du destin ont vu leur histoire devenir légende, puis simples fables pour le coucher des enfants qui n’envoûtent plus personne. Vous ne trouverez malheureusement aucun traité, essai ou document qui vous explique en détail comment sont les fées, où elles vivent, ce qu’elles mangent, la manière dont elles aiment. Elles sont le fruit de croyances personnelles, filles de récits populaires qui, rassemblés, constituent une immense épopée qui a défié les lois du temps. Qui cherche les fées trouvera des rêves. Au mieux, des histoires et des poésies, mais malheureusement très peu de concret. Si vous êtes prêt à croire, ce livre est fait pour vous, car il parle des gens qui eux aussi ont cru et les ont créées. Dans le


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cas contraire, il pourrait tout de même vous convenir et vous révéler comment elles évoluèrent d’un simple (pour ainsi dire) concept philosophique et déistique, le fatum (« destin » en latin), à la mini-robe que Clochette arbore avec fierté dans tous les Disney. C’est un sentier bien peu battu ou du moins pas de manière homogène et linéaire. Les fées ont laissé des indices éparpillés au fil de l’histoire et à travers le monde. Certains les ont vues telles de magnifiques créatures près de fontaines au fond des bois, d’autres jurent les avoir entendues Le Faune et les Fées, huile sur toile de Daniel crier la nuit dans les maisons où Maclise (1806-1870), avant 1834. Présenté lors de l’exposition Victorian Fairy Painting à la Royal quelqu’un allait mourir ; certaines fées ont des ailes ou de grands chapeaux, Academy of Arts de Londres, du 13 novembre d’autres sont à demi serpents et d’autres 1997 au 8 février 1998.


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encore occupent le feu de votre cheminée. Et ne vous laissez pas avoir par ce que le merchandising a fait pour elles (ou contre elles) : les fées ne sont pas bonnes et, à dire vrai, elles ne sont pas non plus méchantes. Pas plus que ne l’est le ciel lorsqu’il nous envoie la pluie qui bloque nos routes, mais abreuve en même temps la terre et fait pousser les plantes ; une éruption volcanique dans son infinie puissance, tout autant effrayante que fascinante. Les fées sont les mains de la nature, son moyen de caresser la vie des hommes ; vous devez donc vous ôter de la tête les images classiques de bonté et de vertu qui leur collent à la peau tel un vêtement mal taillé. Elles savent se montrer malicieuses, taquines, jalouses, perfides et colériques. Et si elles ne sont pas mal lunées, elles peuvent tout à coup devenir vos anges gardiens. Représentez-vous une adolescente en pleine crise hormonale. Voici plus ou moins le caractère des fées. Et si vous êtes assez patients, vous découvrirez pourquoi, selon certains, elles sont d’humeur aussi changeante ; vous connaîtrez les légendes des temps antiques, les transformations qui de génération en génération les ont rendues telles qu’elles sont ; vous rencontrerez les fées les plus célèbres, qui peut-être existèrent réellement, ou peut-être pas, ou peut-être à mi-chemin entre l’impossible et du probable. Chaque trace trouvée est totalement contestable et la seule certitude que nous ayons est son existence. Le doute est la base de toute vérité, et si certains aiment conter ces fables et déverser des rivières d’encre capables de franchir les barrières du temps, c’est qu’il y a peut-être quelque chose derrière. Il doit forcément y avoir quelque chose derrière. Nous vous laisserons décider de croire ou non à ces histoires. Mais ce n’est même pas si important : l’essentiel est que, quelque part, quelqu’un les raconte, et qu’ailleurs, un autre les écoute. Ici, nous ne vous raconterons pas vraiment une histoire, mais essayez tout de même de l’écouter. Et si vous le pouvez, essayez également d’y croire. Il y aura dans le monde moins de mains levées et plus de fées libres de voler.

Page ci-contre : La fée Clélie par Léonida Edel. Illustration pour Il Paradiso delle fate, d’Albertina Palau, Florence, Salani, 1906. Ci-contre : La Fée des cavernes (Henri Durville, Sorts et enchantements – Les Fées, Paris, 1950).


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« Lorsque le premier de tous les bébés se mit à rire pour la première fois, son rire se brisa en milliers de morceaux et chaque morceau devint une fée. » J. M. Barrie, Peter Pan

Chapitre un

La naissance des fées : entre histoire et légende

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ien ne débute vraiment. Car il y avait à une époque, et il y a certainement encore, trois vieilles femmes, quelque part dans ce monde ou ailleurs, qui tissent. En vraies professionnelles, elles sont chargées de tisser le destin des hommes. C’est à cause d’elles que les fils de chaque vie s’ornent d’une trame épaisse et impénétrable, et que la tapisserie


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Dans leur merveilleux ouvrage Les Fées, Brian Froud et Alan Lee écrivent que « le terme fata provient de l’ancien mot faunoe ou fatuoe qui, dans la mythologie païenne, désigne les compagnes des faunes, des créatures capables de prédire l’avenir et de présider à la destinée des humains. Il dériverait également de fatica, mot qui au Moyen Âge signifiait femme sauvage, c’est-à-dire une femme des bois, de l’eau et du monde naturel en général […] Elles fréquentent les cavernes, les rochers, les collines, les bois ou les sources ; elles sont prêtes à venir en aide aux innocents et aux persécutés ; elles réparent les torts, vengent les offenses mais peuvent se montrer R malignes et vindicatives. »

YUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUI

Page ci-contre : Les Cavaliers du Sidhe, tempera sur toile de John Duncan (1846-1945), 1911, Dundee Art Galleries and Museums, Dundee, Écosse.

de notre univers semble n’avoir ni commencement ni fin. Car chaque fil s’entremêle à un autre, chaque histoire conduit à d’autres histoires. Découvrir d’où viennent les fées, c’est se lancer dans une chasse au trésor à travers le temps et l’espace, parsemée d’indices qui mènent à une source infinie de fables. Chacune naît selon son époque et sa culture, puis s’en échappe à mesure qu’elle traverse les générations selon les règles capricieuses de la transmission orale. Mais, aussi impénétrable que paraisse cet enchevêtrement, le matériau brut qu’utilisent les trois vieilles femmes (ou devrions-nous dire les premières fées de l’histoire) est toujours le même : la magie.

Un nom évocateur de destin

Le destin (en latin fatum, « ce qui est dit ») est l’un des grands mystères qui, dans la mythologie classique, a inspiré les récits les plus fascinants. Il est au-dessus de tous les dieux, sans même en être un. Son identité est changeante, car on ne peut le définir et le comprendre qu’à travers le sort unique de chaque individu. Il n’existe pas un destin, mais autant de destins différents qu’il est d’hommes dans le monde, petites portions de sort distribuées à la cantine des héros. Des portions ou parts, en grec moires : d’où les Moires, ces répugnantes et terribles vieilles capables de mettre à genoux même un fanfaron tel que Zeus. Elle sont connues sous le nom de Parques chez les romains (de la déesse qui présidait aux naissances et distribuait les dons aux enfants, un peu comme


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le feraient plus tard les fées de Perrault avec la Belle au bois dormant) et celui de Nornes dans les pays nordiques froids et enchantés. Des noms différents, le même travail ingrat : décider pour les hommes. Vivre la vie de quelqu’un d’autre. La multitude de démons et esprits qui personnifiaient le destin était désignée par le pluriel, fata. Ce nom a été repris dans les croyances populaires, pour évoquer la foule de créatures magiques qui enchantent notre monde, des créatures à la fois angéliques et diaboliques, comme pourrait l’être un enfant extrêmement capricieux au gré de ses humeurs. Selon d’autres théories, le terme de fée dériverait en fait d’une antique divinité étrusque, la Bona Dea, symbole de la chance. Elle aurait été l’épouse, la sœur, ou Ci-dessous : Les Parques, de MichelAnge,Florence, Palais Pitti. Page ci-contre : Grimms’ Fairy Tales (vers 1940) : illustration d’Anne Anderson (1874-1930).


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Dans Irish Fairy and Folk Tales, W. B. Yeats propose trois réponses sur l’identité des Túatha Dé Danann : « Mais qui sont-ils ? “Des anges déchus, pas assez bons pour être sauvés, pas assez mauvais pour être perdus”, disent les paysans. “Les Dieux de la terre”, dit le Livre d’Armagh. “Les Dieux de l’Irlande païenne”, disent les experts irlandais, “les Tuatha De Danaan qui, quand ils n’ont plus été vénérés et nourris d’offrandes, ont rétréci dans l’imagination populaire, et ne mesurent plus que quelques paumes, à présent.” [...] Ne pensez pas, toutefois, que les fées sont toujours petites. Dans leur monde, tout est capricieux, même leur taille. »

R R YUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUI la fille du dieu Faunus et on l’appelait fatua ou fauna. Elle vivait en contact avec la nature, et c’est de là que viendrait l’idée de fées en symbiose avec le monde naturel et qui se fondent et se confondent avec ses éléments. À partir du latin, le mot fata s’est transformé pour donner Fées in France, Hadas en Espagne, et Fairies chez les anglo-saxons.

Anges déchus ou reliques de géants ?

Nous devons faire un préambule. Toutes les fables que vous entendrez, toutes les esquisses de légendes qui vous transporteront dans une époque disparue, tout ce qui suit Il était une fois… émane de pays lointains : les pays nordiques. Pourquoi ? Le christianisme y est arrivé plus tard et les rites, les dieux et croyances païennes ont eu le temps de s’enraciner dans l’histoire des peuples plutôt que dans leurs mythes. Mais d’où viennent les fées ? De partout et de nulle part. Nous mentirions si nous prétendions que l’une d’elles naît chaque fois qu’une femme amoureuse se regarde dans un miroir et répète « Je crois aux fées , mais personne n’en saurait rien et nous aurions simplement raconté une fable. Pourtant, au fond, c’est ce qui se cache derrière cela : un océan de fables. Ce serait sans doute plus vraisemblable que les légendes norvégiennes, selon lesquelles le géant Ymir, le premier être ayant jamais vécu, aussi long et large que la terre, engendra dans son sommeil d’autres immondes et mauvais géants, façonnés de sa sueur, tandis que sous son bras gauche naissaient un homme et une femme et entre ses jambes un fils à six têtes. Puis, à sa mort, les larves de sa chair s’ouvrirent et devinrent des fées.


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Les sources principales sont la Völuspá, le Grímnismál et le Vafþrúðnismál, issus de l’Edda Poétique. Le mythe chrétien de la glaciale Islande, quoique moins macabre, est tout aussi fascinant. Il fait remonter la naissance des fées à Adam et Ève. Dieu rendit un jour visite à Ève pour rencontrer tous ses enfants mais celle-ci n’avait lavé que certains d’entre eux. Aussi embarrassée qu’une jeune mariée qui reçoit une visite surprise de sa belle-mère, elle décida de cacher les plus sales. Le Seigneur ne put donc reconnaître qu’une partie des enfants, qui devinrent des hommes. En guise de châtiment, ceux qui Lui avaient été dissimulés le resteraient également pour le reste de l’humanité. C’est ainsi que naquirent les fées, les elfes, et toutes les créatures qui habitent les gouttes de rosée et les rayons de l’arc-en-ciel, les mines de cristal et les cendres de feux à peine éteints, et qui vivent juste sous nos yeux aveugles. Une théorie scandinave plus récente liée à la chute d’Adam et Ève, mais également à la création du Petit Peuple, est celle qui concerne la première femme d’Adam, la luxurieuse Lilith, mère Le géant Ymir. De son ventre de tous les démons, qui selon la légende serait née de naquirent les larves qui la poussière (et non de la côte de son compagnon), ont éclos donnant vie et qui pour cela refusa catégoriquement de se aux fées. soumettre à l’homme. Son tempérament fera d’elle un symbole de la libération féminine. Dans British Fairy Origins, Lewis Spence soutient une croyance folklorique, répandue ça et là au Royaume-Uni, selon laquelle les fées seraient les esprits de défunts encore prisonniers de ce monde, car ne méritant ni le paradis ni l’enfer. La représentation de fées menues et diaphanes, d’ailleurs, correspond exactement à l’idée de l’âme, toute aussi minuscule et invisible, qui sortirait par la bouche des gens pendant leur sommeil pour y retourner un instant avant leur réveil. Ces fées peuvent prendre n’importe quelle apparence, mais chaque fois qu’elles retrouvent la leur, elles sont un peu plus


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Les

fées et le vert On pense fréquemment que les peuples féeriques sont caractérisés par la couleur verte : leurs vêtements, souvent, mais parfois même leurs cheveux ou leur peau. Le ministre presbytérien écossais Robert Kirk décrit, vers la fin du xviie siècle, le monde souterrain dans lequel vivent les fées comme éclairé d’une lumière verte. Le vert est la couleur dominante chez toutes les créatures vivantes non-humaines et un symbole typique des « aliens ». Ce n’est pas par hasard si, jusqu’aux années soixante, on appelait le plus souvent les extraterrestres les « petits hommes verts ». Il faut également remarquer que dans des populations assez lointaines, telles les Indiens d’Amérique, on parle d’un « petit homme vert », mesurant moins de soixante centimètres, qui vit dans les montagnes et est l’esprit protecteur et initiateur des chamans. Dans les chroniques médiévales de William de Newburgh (xiie siècle) et Raoul de Coggeshall (xiiie siècle), nous rencontrons l’étrange histoire des enfants verts, reprise ensuite, quelques années avant Kirk, par Athanasius Kircher dans Mundus Subterraneus. Les événements se seraient déroulés dans le Suffolk, près de Wolf-Pits (aujourd’hui Woolpit) : des habitants auraient trouvé (aux environs de 1150), à l’entrée d’une grotte, deux enfants, un garçon et une fille, tout à fait semblables à des humains mais à la peau d’un vert franc. Ils parlaient une langue inconnue et, bien qu’ils eussent faim, ne semblaient pas apprécier la nourriture qu’on leur proposait. Voyant quelqu’un avec un panier de haricots à peine cueillis, ils signifièrent qu’ils voulaient les manger. Ils n’avalèrent rien d’autre mais, peu de temps après, le garçon, trop faible, mourut tandis que la fillette survécut en s’habituant peu à peu à la nourriture humaine et en perdant progressivement sa couleur verte. Elle demeura de nombreuses années au service d’un chevalier, Sir Richard de Calne, apprit sa langue et fut même baptisée, menant cependant une vie assez dissolue. Selon ce qu’elle parvint à dire en anglais, l’endroit sous terre dont elle venait n’était habité que par des êtres à la peau verte. Ils ne se nourrissaient que de végétaux et ne voyaient jamais le soleil mais une lumière diffuse, semblable à celle du crépuscule : elle appelait cet endroit le « Pays de Saint Martin » et prétendait que ses semblables étaient chrétiens. L’écrivaine anglaise, Katharine Mary Briggs, fait remarquer que, pour les Celtes, le vert était la couleur de la mort et que les haricots sont le repas des défunts, ce qui sous-entend un lien étroit entre le Petit Peuple et les esprits des trépassés. Robert Kirk, celui qui décrit avec le plus de détails le monde des fées, souligne à plusieurs reprises le rapport entre les Fairies et les morts, relation que l’on retrouve dans de nombreuses typologies des fées, décrites comme la transformation de l’esprit d’une personne après son décès.


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petites. Au fil du temps, elles perdent toute joie ou douleur jusqu’à continuer à vivre seulement dans le souvenir de ce qu’elles étaient. À l’aube du xxe siècle, toujours dans le monde anglo-saxon, d’éminents chercheurs tels Alexander Carmichael (dans ses Carmina Gadelica) et W. Y. Evans-Wentz (The Fairy-Faith in Celtic Countries), après avoir parcouru pour leurs recherches les lieux les plus secrets et enchantés de l’Angleterre, ceux seulement accessibles aux créatures possédant dans leurs veines plus de magie que de globules rouges, ont fait remonter l’origine du mythe des fées à une composante théologique chrétienne : elles seraient des anges déchus. Selon la légende, Satan aurait séduit certains anges, traités comme de véritables catins du démon. Quand l’archange Michel chassa l’armée du Diable du paradis, ces anges reçurent le même châtiment, et tombèrent ainsi du ciel vers la terre, aspirés jusqu’aux entrailles de l’enfer. L’armée céleste se réduisit tant que le fils de Dieu pria son Père de faire quelque chose. Le Seigneur bougea alors la main pour barrer la porte du paradis : les anges séduits se figèrent, étourdis, et ceux qui s’étaient arrêtés dans le ciel demeurèrent suspendus dans les airs ; ceux qui se trouvaient dans l’eau y furent emprisonnés ; les autres se dispersèrent entre montagnes et forêts ; d’autres encore sur la bouche des enfers. Cela expliquerait également la naissance des fées des éléments. L’œuvre d’Evan-Wentz possède un charme mystique. Le volume contient des entretiens avec des personnes à travers toute la Grande-Bretagne qui affirment avoir rencontré des fées. Et ils ne parlent pas seulement de petits êtres voletant parmi les fleurs tels des libellules : beaucoup étaient des femmes d’apparence normale, quoique portant des vêtements anciens ; d’autres évoquaient des processions spectrales, des luttes et clameurs de guerre dans des forts abandonnés ; souvent on ne pouvait qu’entendre leurs voix, le long des berges désertes de marécages éclairés par les faibles lueurs de la lune. Ce sont les images d’un passé oublié par l’homme, mais pas par la nature, les restes d’une époque qui s’évanouissait. Et le but de ce célèbre anthropologue (éperonné par un ami encore plus célèbre, ardemment convaincu de l’existence des fées, W. B. Yeats) était bien là : avant que les vieilles croyances ne soient Illustration d’English Fairy Tales de Joseph Jacobs, 1890.


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enfouies sous la vague du xxe siècle, il fallait recueillir les traces d’une tradition destinée à disparaître prochainement.

Histoire mythologique de l’Irlande

Au-delà des croyances pré et post-chrétiennes impliquant anges déchus, spectres vagabonds et écœurants corps primordiaux en décomposition, il est peut-être possible de remonter jusqu’à une source qui posséderait des lueurs de vérité. Le Lebor Gabála Érenn (ou Livre des conquêtes d’Irlande) a la même valeur pseudohistorique et mythologique que l’Ancien Testament : des paraboles d’événements extraordinaires derrière lesquels se cachent des bribes d’authenticité. C’est une œuvre extrêmement ambitieuse, la première à traiter de l’histoire de l’Irlande : écrite par des moines chrétiens entre le xie et le xiie siècles, elle présente, comme dans les prototypes bibliques, un pays déchiré par les invasions, des peuples exilés qui errent en territoires étrangers ou réduits en esclavage, des visions d’une terre promise mais encore lointaine… Il est, en effet, historiquement prouvé que l’Irlande préchrétienne subit d’innombrables conquêtes militaires, ainsi que des mélanges culturels et religieux ; cependant, tracer la frontière entre mythe et histoire est une tâche extrêmement ardue. Ce qui nous intéresse dans cette gigantesque épopée, est l’histoire des Túatha Dé Danann, le quatrième peuple envahisseur d’Ériu, l’Irlande, arrivé par la mer. Certains disent qu’ils tirent leur nom des trois fils d’une dame, Danann (qui ne correspond pas à la déesse Danu), nés des rapports incestueux qu’elle eut avec son père, et qui devinrent de tels experts en arts druidiques qu’ils furent pris pour des dieux par le peuple ignorant. D’autres au contraire affirment qu’ils furent ainsi baptisés car leur corps social était articulé en trois classes : les chefs qui guidaient la tribu (túatha vient du celtique continental teutā > toutā, « tribu ») ; les druides experts en arts païens, magie et vaticinations, véritables divinités évhémérisées (dé serait justement le génitif du substantif masculin dia, « dieu ») ; et les talentueux artisans consacrés aux activités artistiques et créatives (danann est lié au terme irlandais dán, « art », décliné au génitif, dána). Ce peuple errant, chassé de l’Irlande, y reviendra le premier mai de l’an 3303 de la création du monde (soit en 1895 av. J.-C.), au terme de nombreuses pérégrinations, et une en particulier qui scellera leur destin : le voyage qui le mènera aux îles au nord du monde, où il apprendra à maîtriser l’art de la magie, les sciences occultes et les secrets druidiques. Des quatre cités mythologiques septentrionales (Fálias,


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Gorias, Finias et Murias) il rapportera les quatre grands trésors de la magie : 1. De Fálias Lía Fáil, la pierre du destin qui, disait-on, criait si un roi légitime marchait dessus. 2. De Gorias, la lance de Lug, qui ne manquait jamais sa cible. 3. De Finias, l’épée de lumière, invincible lors des batailles. 4. De Murias, le chaudron du Dagda (« dieu bon »), capable de nourrir tout un peuple puisqu’il ne se vidait jamais. Certains soutiennent même que ce mystérieux peuple de dieux était en réalité issu d’une race extraterrestre provenant de quatre planètes (au nord du monde, justement) et descendue sur terre pour y répandre la science et la sagesse. Mais pour en revenir aux fées, le mythe raconte ensuite comment l’histoire des Túatha Dé Danann finit par rejoindre celle des Milésiens. Il s’agissait d’anciens

Les Nornes, dont le nom provient du norrois norn, « celle qui murmure », ont l’aspect de trois vieilles fileuses. Page ci-contre : Luis Ricardo Falero, The Lily Fairy, 1888.


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Celtes parlant gaélique qui, depuis la Scythie, traversèrent l’Égypte jusqu’à la péninsule ibérique et se lancèrent à la conquête de l’île Émeraude. En effet, on atteste sur le plan historique des vagues d’invasions celtes provenant d’Espagne. Ces Celtes d’origine indo-européenne marquèrent bien évidemment le destin des populations déjà installées, mais il est fascinant de découvrir comment les Milésiens vainquirent les Túatha Dé Danann, à la suite de batailles menées à coups d’armes et de magie, et assaillirent Tara, qui devint leur capitale. Le peuple des dieux n’eut d’autre choix que de se rendre. Cependant, pour ne pas quitter l’île, ils se réfugièrent sous terre, dans une autre dimension appelée par beaucoup Tír Na Nóg, ou « terre de l’éternelle jeunesse », où le temps n’a plus cours. Ils devinrent ainsi dans ces souterrains un peuple immortel, connus en gaélique comme les Sídhe ou Daoine Sídhe (terme qui désigne justement ces collines enchantées), et que nous appelons souvent le Petit Peuple, qui comprend elfes, fées, lutins, gnomes, nains, orques, trolls, leprechauns… Que ces fables soient vraies ou fausses, on peut encore découvrir à travers les infinies étendues vertes de l’Irlande des lieux secrets, hors du royaume des Hommes, entre dolmens et tumuli : des chambres sépulcrales dissimulées dans des labyrinthes de galeries souterraines, dans lesquelles on ressent la présence de quelque chose d’enchanté et de surnaturel… qui n’appartient indubitablement pas à notre monde.


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