Hildegard Knef

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Hildegard Knef

Romy Schneider Le récit passionné d’une légende

Préface de Curt Riess

GREMESE


Titre original : Romy Schneider – Betrachtung eines Lebens Copyright © Funkturm Verlag / Peer / Edel Germany GmbH 2011 Traduction de l’italien : Aurélien Trainaud Photo en première de couverture : Romy Schneider, Eva Sereny. Autant qu’il lui a été possible, l’Éditeur a tenté de retrouver les auteurs des photos publiées en couverture pour les signaler à l’attention des lecteurs. Ses recherches n’ayant hélas pas été couronnées de succès, il les prie de bien vouloir lui pardonner d’éventuelles erreurs, lacunes ou omissions, et se déclare prêt à apporter des compléments d’information lors de nouvelles rééditions de ce livre. Il est également disposé à reconnaître les droits afférents aux clauses de l’article 70 de la loi n° 633 de 1941. Couverture : www.lamelaverde.it Mise en page : Graphic Art 6 s.r.l. – Rome Impression : La Moderna – Rome Copyright Gremese 2011 © E.G.E. s.r.l. – Rome www.gremese.com Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, enregistrée ou transmise, de quelque façon que ce soit et par quelque moyen que ce soit, sans le consentement de l’Editeur. ISBN 978-88-7301-751-6


SOMMAIRE

Dernière conversation avec Romy PrÊface de Curt Riess . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre

1 . 2 . 3 . 4 . 5 . 6 . 7 . 8 . 9 . 10 11 12 13

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PRÉFACE

Dernière conversation avec Romy par Curt Riess Le coup de téléphone arriva tard dans la nuit, entre le 9 et le 10 mai. Je pense qu’il était minuit passé. De toute façon, j’étais déjà au lit. « Allô Curt… c’est Romy ! Elle semblait loin et sa voix résonnait de façon peu sûre, tendue et nerveuse. J’avais moi-même parlé très souvent avec elle et je ne réussissais pas immédiatement à la reconnaître. - Romy, tu m’appelles de Paris ? - Non. Je suis à Zurich. On peut se voir demain après-midi ? Pour cette histoire, tu sais… - Bien sûr. Tu es à ton appartement ? Nous étions peu nombreux à savoir que depuis de nombreuses années, Romy Schneider avait un petit appartement dans la Segantinistraße, dans la banlieue Höngg de Zurich. - Non, nous sommes au Baur au Lac… - C’est pour cette histoire… » Il s’agissait de lettres et de notes qu’Harry Meyen, son premier compagnon et son ami de très longue date, m’avait envoyées peu avant de mourir, pour en faire – comme il me l’avait précisé lui-même – ce que je voulais. 7


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Je n’avais pas su du tout ce que j’aurais dû en faire, surtout que, peu de temps après, Harry s’était donné la mort. J’ai seulement pensé que ces choses auraient pu intéresser Romy et c’est pour cette raison que je lui avais écrit. Nous nous étions mis d’accord sur le fait de nous voir les jours suivants, à la mi-mai ou à la fin du mois, pendant un voyage prévu à Paris, je lui aurais donné les dossiers. Et maintenant, elle était à Paris de façon inattendue. Je lui demandai pourquoi : « Je veux parler avec notre ami, Me Kaestlin, en fait, je dois… » Kaestlin aussi appartenait au groupe de mes amis de longue date et c’était l’avocat suisse de Romy depuis de nombreuses années. Elle l’aimait beaucoup, lui aussi et il s’était souvent occupé d’elle comme un frère. Nous ne nous dîmes rien de plus pendant ce coup de fil nocturne. Je n’avais pas vu Romy depuis longtemps, depuis l’été précédent, quand elle avait tourné un film à Berlin et, même à l’époque, seulement très brièvement. Mais nous nous connaissions depuis longtemps. Et nous étions bons amis, comme on pouvait l’être avec Romy parce qu’elle avait un tempérament fort, souvent imprévisible : un instant plus tôt, elle pouvait être amicale et cordiale et puis l’instant d’après elle devenait très mal élevée et brusque. Nombreux sont ceux qui s’en étaient rendus compte. Je l’ai connue quand elle était encore enfant, elle avait environ neuf ou dix ans, en tout cas avant le début de sa carrière cinématographique extraordinaire. Ce fut dans la maison de Mariengrund, la propriété de sa mère, près de Berchtesgaden. Je la vis la fois suivante à Berlin, au restaurant de l’hôtel de Steinplatz, avec sa mère Magda Schneider qui était fière que sa fille tourne un film avec elle. Elle avait une quinzaine d’années mais elle semblait beaucoup plus 8


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jeune. Plus tard, en allant chercher ma femme Heidemarie [Heidemarie Hatheyer, célèbre actrice autrichienne, N.D.L.R.] au théâtre, je lui dis : « Ce soir, j’ai vu une jeune fille qui fera une carrière exceptionnelle. » J’avais complètement oublié ces mots prophétiques, mais Heidemarie mes les rappela après la mort de Romy. Quelque temps après, je la revis à nouveau, toujours à Mariengrund, alors qu’elle avait déjà tourné le premier film de Sissi et peut-être même le deuxième. J’étais allé là-bas pour l’interviewer, bien sûr, c’était la première et d’ailleurs la seule interview que je lui fis. Je travaillais à l’époque à la rédaction d’une série d’articles pour le magazine Stern ayant pour titre Il était une seule fois, l’histoire du cinéma allemand dans lequel Romy avait déjà une place d’honneur, comme j’eus l’occasion de découvrir. Par la suite, je la revis plusieurs fois : avec sa mère à New York, où elles avaient fait une étape avant de poursuivre vers Hollywood ; à Rome, par hasard à Via Veneto ; à Vienne où elle tournait avec Otto Preminger ; à Strasbourg où elle débutait au théâtre avec une œuvre tchèque et elle m’avait demandé d’aller la voir parce qu’elle voulait savoir comment je la trouvais sur scène. Gustaf Gründgens lui avait proposé de travailler avec lui à Hambourg et Romy était encore incertaine à ce sujet. Moi, au contraire, j’en étais sûr tout comme Heidemarie qui, à l’époque, était venue à Strasbourg et s’était montrée enthousiaste, ce qui fit plaisir à Romy. Puis je l’avais rencontrée dans une maison qu’elle avait louée, non loin de Saint-Tropez, après son mariage avec Harry Meyen, où j’avais passé quelques jours avec eux. À l’époque, elle était déjà enceinte de plusieurs mois. À Berlin, où elle habitait avec Harry, je l’ai vue plusieurs fois ; à Hambourg, où ils déména9


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gèrent ensemble et enfin à Paris, la ville où, à part quelques interruptions occasionnelles, elle passa le reste de sa vie. Comme je l’ai déjà dit, je ne l’avais pas vue depuis longtemps et je fus vraiment frappé lorsque nous nous sommes revus. Elle avait changé, c’était une autre personne… Elle ne semblait plus insouciante, comme elle l’était souvent, ou contrôlée, comme elle l’était presque toujours auparavant. Elle avait l’air très nerveuse, inquiète, frénétique, elle s’asseyait pour se relever aussitôt après, elle faisait deux pas et se rasseyait, elle se levait à nouveau pour mettre quelque chose en place. Elle semblait inquiète, presque troublée. Et son visage… ce merveilleux visage qui pour moi avait toujours irradié de jeunesse et de joie de vivre… c’était un visage inquiet et c’était aussi, dans un certain sens, un visage détruit. Naturellement, je pensais que son trouble était dû à la terrible perte de son fils David, qui mourut un peu moins d’un an avant elle. Mais, entre-temps, je l’avais vue, surtout à Berlin, très abattue mais plutôt équilibrée. Dans tous les cas, c’est ce que j’avais pensé. À tel point que je m’étais exclamé : « Ça fait déjà un an » et je me serais presque coupé la langue d’avoir dit ça. Mais Romy ne fit presque pas attention à mes mots. Elle les effaça comme si je ne les avais jamais prononcés et dit, sans aucun rapport, sans aucune raison apparente : « Je n’ai plus d’argent ! Et je suis couverte de dettes ! » Ces mots me prirent complètement au dépourvu. Environ dix mois plus tôt, vers la fin août 1981, j’avais rencontré sa mère non loin de Salzbourg et Berchtesgaden, et Magda m’avait raconté que, peu de temps avant, elle avait demandé à Romy pourquoi, au lieu 10


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de se retirer après la mort de son fils, dans une maison de repos par exemple, elle avait décidé de tourner un film à Berlin. Et Romy lui avait répondu à peu près ces mots : « Je dois travailler, je n’ai plus un sou ! » À l’époque, je ne pensais pas que cela pouvait être vrai, elle avait gagné tellement d’argent au cours de ces dernières années, quelque chose comme vingt millions de francs, peut-être même plus et, de toute façon, dix millions de Deutsche Marks. Bien sûr, Magda ajouta qu’elle ne pouvait pas contrôler avec exactitude, mais elle commença à pester contre les hommes qui avaient dépouillé Romy. Elle accusait son ex-mari, Daniel Biasini, d’avoir vidé ses comptes en banque puisqu’il avait obtenu une procuration générale de Romy. Des mots auxquels je n’avais pas porté une grande attention, car Romy, en épousant Daniel, avait assuré à son avocat suisse qu’elle n’aurait pas commis à nouveau les erreurs du passé et qu’elle n’aurait pas signé de procuration sur ses comptes. Son mari aurait dû vivre avec ce qu’elle lui accordait (en tout cas selon ce qui se racontait, même son secrétaire l’avait confirmé). Selon Harry Meyen, il avait été son domestique. Même à l’époque, pendant cette conversation à Zurich, je ne donnai pas trop d’importance à l’histoire de la banqueroute. Romy avait une certaine tendance à exagérer. Elle n’avait probablement plus autant d’argent qu’elle le pensait, elle avait sans doute dépensé plus qu’elle n’aurait dû, Biasini lui avait probablement coûté plus que prévu, avec un domestique par ci et un secrétaire par là. Et elle me dit la même chose à propos du dernier petit ami, Laurent Pétin. Mais on ne dépense certainement pas vingt millions en quelques années ! C’est justement ce que je lui dis. 11


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Elle me sourit faiblement. « C’est exactement mon destin ! Le premier à m’avoir volé de l’argent a été monsieur Blatzheim ! » C’était une allusion au fait que le deuxième mari de sa mère, son beau-père, qu’elle appelait même « papa », avait encaissé ses cachets et les avait détournés vers ses entreprises. Romy n’avait pas récupéré, et loin s’en faut, ce qu’elle aurait dû, si elle avait obtenu quelque chose. Même son premier mari, Harry Meyen, lui avait coûté un million et demi de Deutsche Marks, qu’elle lui avait versés après leur séparation. À l’époque, tout le monde en avait après Harry qui soutenait que cet argent lui appartenait parce que, après tout, il avait été son manager pendant des années. C’était assez improbable vu que, alors qu’il vivait à Paris avec Romy, il ne connaissait même pas dix mots de français ou d’anglais et ce n’était pas du tout son manager. Mais il est vrai que pour vivre à Paris avec elle, il avait complètement mis de côté sa carrière, liée à l’Allemagne et en particulier à Berlin et que, comme on le découvrit par la suite (mais ce ne fut pas la faute de Romy), il n’avait pas réussi à tenir les rennes. Puis il devint drogué et alcoolique, mais ça, c’est une autre histoire ! En tout cas, Romy ne sembla pas trop vexée à cause de cette « transaction » financière. Quand il se donna la mort, elle vola à Hambourg pour participer aux funérailles. Participer ? Elle fit en sorte que ni la date ni l’horaire des funérailles ne soient communiqués aux amis de façon à ce qu’elle figure comme la seule membre de la famille du défunt. Aucun d’entre nous ne comprit ce geste. Plus tard, elle m’expliqua qu’elle n’avait pas voulu se mettre en avant et que, pour cette raison, elle avait eu peur des photographes 12


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et des journalistes. Elle était arrivée à Hambourg le matin, elle avait enterré Harry et elle était repartie dans l’après-midi ou en début de soirée, personne ne l’avait vue. Elle avait toujours été allergique aux photographes. Sa peur envers eux à Hambourg était compréhensible, mais les amis n’avaient-ils pas eux aussi le droit de faire leurs adieux à Harry ? En tout cas, l’argent qu’elle lui avait versé pour la séparation lui revint après sa mort. C’est une chose qui nous laissa tous étonnés parce que nous pensions tous qu’Harry en avait dépensé une grande partie ou qu’il l’avait perdu à cause de mauvais investissements ! Rien de tout cela, il avait même légué à Romy plus que ce qu’elle lui avait donné. Cette somme, selon les dernières volontés d’Harry, aurait dû être l’héritage de leur fils David et Romy aurait dû l’administrer jusqu’à sa majorité. La vie que conduisit Romy, après Harry, ne fut pas vraiment digne d’éloges. On ne devrait pas juger. Et il n’y a aucune raison de dire du mal de Romy puisque c’était non seulement une personne au talent génial, une actrice divine mais c’était aussi une personne bien. Mais elle se trouvait toujours des petits amis ou, comme on les appelle maintenant, des compagnons qui étaient uniquement bien bâtis et beaucoup plus jeunes qu’elle. Et parfois, il s’agissait même de techniciens lumière ou de machinistes et ils duraient le temps d’une nuit. Pourquoi ? Peut-être parce qu’elle avait peur de vieillir, même s’il était évident que ce n’était pas vrai, ou bien par peur d’être seule. Nous ne le saurons jamais. Ce qui est sûr c’est que tous ces grands garçons, et pas seulement son deuxième mari et son dernier petit ami, lui coûtèrent de l’argent, énormément d’argent, exception faite peut-être d’Alain Delon, avec lequel 13


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elle a vécu pendant longtemps et avec qui elle est restée très bonne amie. Il était à peine plus âgé qu’elle. C’est la même chose pour son partenaire dans de nombreux films, l’acteur Michel Piccoli. Quoiqu’il en soit, tous les hommes avec lesquels elle vécut l’ont par la suite dépouillée : elle perpétuait le destin qui avait commencé dans la maison de son enfance. Laurent Pétin, qui avait déménagé avec elle à Zurich, n’appartenait pas à cette catégorie d’hommes qui avaient vécu aux crochets de Romy. C’est vrai, il n’avait pas un travail très lucratif mais on disait qu’il venait d’une famille plus qu’aisée et qu’il était donc en mesure de subvenir tout seul à ses besoins. Après la mort de Romy, on sut que Pétin n’était pas du tout issu d’une famille aisé et que lui aussi avait profité d’elle. La raison pour laquelle elle s’entourait d’hommes qui dépendaient financièrement d’elle, comme son deuxième mari, qui était son secrétaire, Romy ellemême me l’expliqua après sa séparation d’Harry : « Je veux que l’homme que j’aime soit là seulement pour moi. Harry n’était pas là seulement pour moi. En fin de compte, il avait aussi son travail. Il voulait recommencer à tourner et à produire. Même à Paris, il ne faisait que penser à Berlin. » Être là seulement pour elle… Pourquoi ? La vie, malgré son triomphe immense, lui avait refusé ce dont elle avait le plus besoin : savoir qu’elle était indispensable pour quelqu’un d’autre, nécessaire, que l’autre ne pouvait pas vivre sans elle. Ceci lui aurait donné cette sécurité qu’elle n’a jamais eu, mais qu’elle avait cherchée depuis toute petite quand, pendant la période la plus dure de l’après-guerre, sa mère avait été abandonnée avec deux enfants par leur père, le bel acteur médiocre Wolf Albach-Retty. Bien sûr, tout s’était bien passé mais ce n’était pas du tout évident au départ. On pourrait dire que cela 14


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se passait ainsi dans la plupart des familles allemandes et autrichiennes de l’époque. Les enfants ne le comprenaient pas toujours. Romy souffrait de cette insécurité et, par la suite, elle en aurait beaucoup parlé. La sécurité semblait être apparue quand sa mère se remaria, pour la précision, avec un homme pour lequel les choses se passaient apparemment très bien et qui semblait conclure des affaires énormes. Par la suite, surtout après la mort de cet homme, Monsieur Blatzheim, on découvrit que les affaires avaient probablement été très grosses mais qu’elles étaient aussi déficitaires, ce qui toucha Romy puisque, comme nous l’avons déjà dit, elle ne reçut jamais ses cachets pour ses contrats, engloutis par les activités de son beau-père. C’est ainsi qu’une fois, encore mineure, après une altercation avec ce « père », elle abandonna le foyer maternel et obtint la possibilité de toucher directement ses cachets cinématographiques au lieu de se contenter de son « argent de poche » que lui accordait son beau-père chaque mois. Ce n’était pas une somme dérisoire, mais elle ne lui permettait pas de vivre comme les autres acteurs, moins cotés qu’elle. En tout cas, insuffisants pour lui donner un sens de sécurité. Et puis le jeune et bel Alain Delon arriva, son premier grand amour, et peut-être même le seul, qui l’abandonna soudainement. Ou du moins, quand elle rentra des États-Unis, il était parti, ayant quitté la maison où ils habitaient ensemble. Romy semblait avoir oublié que j’étais là. Elle répétait en boucle qu’elle n’avait plus d’argent et à la fin elle s’exclama : « J’en ai marre de cette vie-là ! », ce que je considérai comme un moyen de se défouler les nerfs et que je ne pris pas du tout au sérieux. Au contraire, j’aurais dû, aujourd’hui je le sais et je le 15


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compris bien deux semaines plus tard. Mais est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Et puis il y avait autre chose. Elle buvait. Ce détail non plus, au début, ne m’avait pas frappé plus que ça. Quand elle eut vidé la bouteille de vin rouge qui était sur la table et que le serveur apparut avec une autre, je fus surpris. Elle n’avait jamais bu auparavant, ou en tout cas très peu, à tel point que l’on ne le remarquait pas. Maintenant, cela se voyait. Je savais aussi qu’elle prenait des cachets et je savais (qui ne le sait pas ?) que les cachets et l’alcool ne font pas bon ménage. Elle devait l’avoir lu sur mon visage parce qu’elle me dit : « Ah, les médecins me l’ont interdit ! Depuis l’opération ! Je ne devrais pas boire. Je ne bois pas d’ailleurs, mais aujourd’hui je suis un peu déprimée ! » Bien sûr, l’opération ! Elle avait suivi de peu la mort de son fils. Elle avait subi une ablation d’un rein. Depuis lors, elle n’aurait plus dû boire. Il n’y a pas besoin d’être médecin pour le savoir. Et l’abus permanent de cachets non plus ne pouvait être bénéfique pour une personne n’ayant qu’un seul rein. Il est possible que les médecins lui aient prescrit des cachets à l’époque, pour les jours suivant l’opération afin d’apaiser la douleur. Mais sûrement pas des cachets à prendre pendant de longs mois ou même pendant plus d’un an. Pour la première fois, je pensai que Romy avait mis en place un genre de système d’autodestruction et certainement pas de façon inconsciente, car elle était consciente de vivre de façon très dangereuse mais, à la fin, ça lui était égal. Je chassai ces pensées qui, après sa mort, revinrent me tourmenter. J’en arrivai à lui parler de ses difficultés financières. 16


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« Tout le monde sait combien tu gagnes pour un film. Avec un ou deux films, tout sera oublié et tu seras à nouveau une femme riche ! – Erreur !, elle but à nouveau, j’ai des dettes. - Tu as des dettes ?, je n’arrivai vraiment pas à y croire. - J’ai de très grosses dettes. C’est pour ça que je suis rentrée à Zurich, pour demander conseil à mon vieil ami. Mais je doute qu’il y ait une solution. Je ne l’avais jamais entendu dire et je n’arrivai vraiment pas à imaginer, même avec de la bonne volonté, où, comment et quand Romy aurait pu contracter des dettes. Je lui demandai : - Les impôts… ils sont à mes trousses parce que j’en ai payé trop peu. - Depuis quand ? Pourquoi ? De combien s’agit-il exactement ? - Beaucoup, je pense plus d’un million, peut-être deux. Tu le sais, ces choses-là, je n’y comprends vraiment rien… Et les jeunes hommes dont elle s’était entourée comprenaient encore moins et ils n’en avaient rien à faire. - Mais tu as sûrement un fiscaliste, non ? - J’en ai même deux et ils devraient être les meilleurs de Paris. Mais ils ne font rien. » Tout cela semblait absolument incroyable mais c’était vrai. Puis, après sa mort, je sus la réalité : depuis des années, Romy ne payait pas ses impôts. Pourquoi ? Pendant son premier mariage et peut-être même après, c’était une Allemande qui résidait en Suisse, une résidence formelle, bien entendu. Les impôts suisses étaient abordables, beaucoup plus bas que les impôts élevés en France – selon ses fiscalistes la moitié même. Mais elle les avait tout simplement ignorés. Et 17


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à présent, elle devait payer non seulement les impôts mais aussi une amende colossale : le double voire le triple. Mais pourquoi ses fiscalistes ne s’en étaient pas occupés ? En réalité, ils l’avaient fait, mais Romy n’avait pas pris au sérieux leurs conseils ni suivi leurs dispositions. De plus, elle ne les avait pas payés eux non plus, c’est pour cela qu’un jour, ils lui annoncèrent qu’ils n’auraient plus rien fait jusqu’à ce qu’elle ait soldé leurs factures. Du moins, c’est ce que Romy me dit. Il y avait également une autre raison pour laquelle elle avait énormément de dettes : son style de vie dépensier. D’un autre côté, Romy, qui n’avait jamais eu un sou en poche ou très peu, ne savait pas gérer son argent. Elle achetait beaucoup et de façon incontrôlée tout ce qui lui plaisait à elle ou à ses compagnons. Je sus qu’elle avait acheté en moyenne trois ou quatre voitures par an, des voitures chères, Mercedes, Cadillac, Porsche, dont ses compagnons et elle-même se lassaient quelques mois plus tard. Elle ne les avait jamais échangées, comme n’importe quelle personne raisonnable aurait fait, mais elle les avait liquidées pour en acheter de nouvelles, encore plus chères. En outre, elle avait l’habitude de faire toujours emménager ses compagnons dans des appartements décorés avec des meubles de qualité, pour les revendre tout de suite après et en acheter d’autres. Peu de temps avant notre dernière conversation, dans la presse, on disait qu’elle avait acheté une vieille ferme dans un petit village non loin de Paris. C’était vrai. Mais déjà à l’époque, elle n’avait pas beaucoup d’argent et elle n’avait pas été en mesure de payer la totalité du prix, seulement une petite partie. La maison était retournée par la suite à son ancien propriétaire. Mais, même si Romy n’avait pas encore pris pos18


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session de la ferme, elle avait déjà commencé des rénovations très chères et fait construire une piscine dans le jardin. Tout ceci alors qu’elle n’avait que peu de ressources financières mais en comptant sur le fait qu’un nouveau cachet allait arriver. C’est pour cette raison qu’elle disait maintenant, en se perdant dans ses pensées : « Grâce au ciel, je recommencerai bientôt à tourner un film. » Toutefois, ce « grâce au ciel » ne signifiait pas du tout qu’elle espérait payer ses dettes avec ce cachet. Cela aurait été plausible si elle n’avait pas joué depuis longtemps, mais elle était constamment en tournage. Ses amis, qui ignoraient tout de ses difficultés financières, s’étaient étonnés du fait qu’elle ne fasse jamais une pause et qu’elle tourne sans arrêt. La raison était qu’elle se sentait réalisée uniquement au cinéma. Parce que là, elle pouvait oublier qui elle était et sa situation. Elle pouvait se plonger dans un rôle, vivre les joies mais aussi les souffrances, de la femme qu’elle interprétait, et se consoler avec la conviction qu’il ne s’agissait pas d’inquiétudes réelles. Mais en tout cas elle réussissait à chasser son anxiété, même si c’était provisoire, et à ne pas être hantée par elle. En fait, tourner dans un film, c’était pour elle un moyen de fuir d’elle-même. Je reportais son attention sur les documents que j’avais apportés avec moi. Je l’avais prévenue quelques semaines plus tôt au téléphone. Elle hocha la tête et vida son verre pour s’en resservir un autre. « Non, je ne veux rien avoir à faire avec tout ça… Remporte-les. Fais-en ce que tu veux. Et elle ajouta : Je pense souvent à Harry. Peut-être que j’aurais dû repartir en Allemagne avec lui, à Hambourg ou à Berlin. Peut-être que tout serait rentré dans l’ordre, je ne sais pas… Je ne veux pas y penser. Je voudrais seulement oublier. » 19


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Je m’en allai. Que pouvais-je dire d’autre ? J’étais profondément bouleversé. Je me rendis tout d’abord au café de l’Hôtel Baur au Lac. Puis je courus à la voiture pour tourner pendant plus d’une heure dans Zurich. Je ne réussis pas à réfléchir raisonnablement pendant le reste de la journée. Il était clair que cette femme, que je connaissais depuis longtemps, était en sérieux danger. Je me rappelle parfaitement en avoir parlé avec quelques amis intimes dans les heures ou les jours qui ont suivi : j’avais peur que si rien de nouveau ne se passait, Romy se serait suicidée. Je fus donc très content de me faire convaincre que j’avais trop fait marcher mon imagination. Elle n’était sûrement pas en train de programmer un suicide, mais peut-être qu’elle mettait en acte un suicide en plusieurs fois, pour ainsi dire. Je ne pensais absolument pas rendre publique cette nouvelle : elle ne m’avait pas laissé l’interviewer. Et quel l’intérêt y avait-il à ce que le public sache que les conditions de Romy m’avaient semblé désespérées ? Aucun. Mais quand, quelques jours plus tard, arriva la nouvelle de Paris qu’elle avait été trouvée morte, tout le monde pensa au suicide, malgré le fait qu’il n’y ait pas eu de confirmation à ce sujet. Mais la rumeur resta, du moins à Paris. J’aurais voulu prendre un avion et aller à son enterrement, mais je ne le fis pas : je pensais qu’il y aurait eu des milliers et des milliers de curieux et cette idée me dégoûtait. Seulement quelques jours après sa mort, je pris un vol pour Paris et je parlai avec un de ses consultants qui avait travaillé pour elle jusqu’à ce moment-là. Il me confia que le médecin avait constaté un arrêt cardiaque. Donc une mort naturelle ? De toute façon, aucune autopsie ne fut faite. Delon l’avait interdite en faisant jouer ses contacts. Mais pourquoi ? Il me dit en tête à tête qu’une autopsie n’aurait eu aucun sens. 20


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C’était peut-être vrai : Romy ne s’était pas suicidée comme on imagine un suicide en général. Elle n’avait pas pris de poison, elle n’en avait probablement pas et aucune dose excessive de somnifères non plus, elle ne s’était pas pendue et ne s’était pas tirée une balle. Le suicide auquel je crois et je croirai toujours ne fut pas un suicide voulu. Elle n’avait pas décidé d’en finir ici et maintenant. Il ne s’agissait pas d’un coup de tête qui aurait d’ailleurs été possible : après une nuit passée à picoler, elle s’était sentie mal, son compagnon Pétin l’avait ramenée à la maison et, comme il l’a répété en de nombreuses occasions, elle s’était endormie profondément. D’autres affirment en revanche qu’il était ressorti pour profiter de la vie nocturne parisienne, et qu’une fois rentré à la maison à l’aube il avait trouvé le corps de Romy sans vie. Elle n’avait plus eu la force… de continuer à vivre.

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1 Depuis plus d’une heure, le même air résonne en boucle, toujours le même, et devient de plus en plus rauque. Romy danse toute seule sur la musique de Sammy Davis. Elle a les yeux fermés, elle pousse ses chaussures avec le pied, un verre de whisky dans la main droite, une cigarette dans la gauche. De temps en temps, elle chante à voix basse, d’autres fois, plus agressive : « The party is not over. » Bien qu’il soit plus de deux heures du matin, personne ne se plaint, personne ne frappe au mur, énervé, et personne ne lui reproche de les déranger. La plus grande suite de l’hôtel Gerhus de Grunewald, à Berlin, avec ses meubles en style Biedermeier, est éclairée de bougie et remplie d’une infinité de chocolats en forme de coccinelles porte-bonheur enveloppés dans du papier d’aluminium. Les chocolats sont collés sur les téléphones, il forment une grande piste dans la chambre, ils se retrouvent en formations extravagantes sur le lit et sur les tables de nuit, ils ne s’arrêtent même pas devant la salle de bain au carrelage rose et devant la cuvette des toilettes, ils courent enfin dans une niche, à l’intérieur de la valise PetitPoint, très chère, rangée avec soin sur d’autres choses. Le jeu pour adolescents créé par Romy, et montré avec une fierté gênée, est touchant et en même temps énervant, surtout si l’on marche sur 22


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l’une des innombrables coccinelles collantes. Depuis quelques jours et quelques nuits, ces endroits pompeux et désuets sont devenus la tanière où se refuge le jeune couple d’amoureux Meyen-Haubenstock et Romy Schneider-Albach, avec son passé d’enfant abandonné à l’internat et qui veut aujourd’hui oublier la Sissi du cinéma et l’ex-petite amie d’Alain Delon, très beau et fascinant. Elle célèbre sa nouvelle chance, après cinq ans de relation passionnée et une rupture inattendue, après la perte d’un succès obtenu en luttant violemment dans une langue étrangère, que la presse avait commenté de façon perfide. Sa « nouvelle chance », Harry Meyen, est allongé et rit sur un canapé long alors que mon compagnon s’abandonne à une bouteille pansue et se fait craquer plusieurs fois la mâchoire, en étouffant un bâillement et en fixant la fenêtre sombre. Moi, au contraire, je suis éreintée. J’interprète depuis des mois déjà, tous les soirs, le rôle principal d’une pièce de théâtre difficile de William Henleys, Mrs Dally. « Pourquoi danse-t-elle toute seule ? » ai-je brièvement pensé, car je savais que mon ami Harry aimait non seulement danser mais il le faisait aussi avec plein d’imagination. Au cours de ces dernières années, il avait apparemment décidé de jouer le rôle du metteur en scène intellectuel, contraire aux joies aussi enfantines et il est tout aussi évident que Romy est extasiée devant un Harry qui se contrôle, cultivé, doté d’une bonne dialectique et qui donne même l’impression d’être détaché parfois. De plus, il est sans aucun doute attirant, il s’habille de façon impeccable et il est doté d’une auto-ironie bizarre. Elle ne se rendait pas compte de la vulnérabilité de cet Haubenstock moitié juif qui, pendant son enfance, avait été placé à droite et à gauche et qui, pour survivre, avait dû accepter le nom « plus arien » de son beau-père. Elle ne savait pas 23


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grand-chose non plus de l’ambition disciplinée de façon rigide avec laquelle il s’était construit une carrière d’acteur et de metteur en scène de théâtre, dans l’Allemagne de l’après-guerre. Marié depuis plusieurs années avec l’actrice Anneliese Römer, il manque complètement d’assurance, se laisse porter par les émotions de cette nouvelle situation déconcertante et semble même en avoir peur. Il est totalement incapable de se soustraire à l’instinct félin mais aussi à l’avidité extrême et à la panique d’une jeune Romy à la recherche de protection. Quelques heures plus tôt, elle l’avait avoué dans ma loge au théâtre. Le visage parfaitement symétrique, blanc comme neige, les yeux sans aucun doute gonflés par les larmes, debout à côté de la table de toilette que j’utilisais pour me maquiller. Comme une écolière, elle m’avait murmuré : « Je t’admire. Je voudrais tellement jouer au théâtre. Je n’ai pas confiance en moi. Harry voudrait mettre en scène une pièce dans laquelle je jouerais. Je le ferai par amour pour lui… » C’est pour la même raison qu’elle avait joué avec Alain dans Dommage qu’elle soit une putain, quelques années plus tôt. Une expérience traumatisante bien que couronnée de succès. Elle prononce ces phrases presque incompréhensibles, par à coup, comme si elle souffrait d’un trouble du langage. Le regard fixe sur le sol, les mains étonnement fortes qui se tordent imperturbables ou qui continuent à tirer sur le décolleté de la robe beige de Balenciaga. Puis, tout à coup, elle quitte la pièce à toute vitesse, en claquant la porte en piteux état derrière elle. Ma maquilleuse, rarement compréhensive, avait murmuré, pleine de mépris : « Qui est cette folle ? À mon avis, elle a quelque chose qui ne tourne pas rond. » Une pendule dans la suite du Gerhus sonne trois fois. Harry Meyen souffle sur quelques bougies 24


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pour les éteindre et crie : « Arrête de boire et éteins une bonne fois pour toutes ce tourne-disque ! » L’ordre d’un metteur en scène habitué au succès ne peut être contredit. Romy fait tout de suite ce qui lui a été ordonné, dévouée et obéissante, détendue et heureuse. Puis elle s’allonge à ses pieds et laisse retomber sa tête sur les genoux d’Harry. Notre départ est à peine remarqué : un sourire d’Harry qui nous demande de comprendre, un «À demain » (en français dans le texte original, N.D.L.R.) bredouillé par Romy et deux doigts levés en signe de victoire sont les gestes de salut qui nous libèrent définitivement. Le soir suivant, le régisseur crie, derrière la porte fermée de la loge du théâtre de Kurfürsterdamm. « Allez, Romy est déjà assise. Au premier rang à gauche. Elle a un appartement humide où elle suit un cours de théâtre.» Avant la représentation, stressée et tendue comme toujours, je lui réponds : « Va-t’en. Je ne veux pas savoir qui est assis à quel endroit. Et puis, ce n’est pas de ma faute s’ils l’ont amenée dans des studios de cinéma quand elle était encore en couche-culotte. » Deux heures et demie plus tard, quelqu’un frappe à la porte de façon hésitante. Romy, sans aucun maquillage, avec des cheveux terribles, ébouriffés à cause de sa permanente mais avec une merveilleuse robe Chanel couleur lilas, regarde effrayée mon visage recouvert de sueur et chuchote : « On se voit chez Ricci ? » Je lui fais un signe de la tête, en murmurant : « Une demi-heure. » Elle referme faiblement la porte derrière elle, comme une sœur sensible. Le bar-restaurant Blums est le lieu de rencontre de tous les noctambules, les acteurs, les écrivains et les stars du cabaret. Des spécialités viennoises sont frites jusqu’à l’aube. La carte des vins est très longue tout 25


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comme les anecdotes de Ricci. Comme toujours cet endroit étroit est plein à craquer et sans oxygène à tel point que l’on a l’impression que l’air manque. Ricci, viennois pur et dur et grand admirateur de Berlin, depuis la fin de la guerre, était mon grand ami et confident. Il m’avait trouvé près de l’Église de la Mémoire, après mon évasion de la prison des Russes pendant la guerre, quand j’avais tellement faim que je ne pouvais même plus me tenir debout. Il m’avait traînée avec difficulté dans son appartement détruit par les bombes et il m’avait redonné des forces avec une soupe faite grâce aux boîtes de conserve de l’armée américaine. Il se définissait « pianiste » et jouait exclusivement en do majeur dans un club américain off-limits pour les Allemands. À la fin, il m’y fit rentrer en me faisant passer pour sa sœur, pour l’aider à choisir les partitions et à tourner les pages. Nous gardions pour nous le fait qu’il ne savait pas les lire, car de cette façon, nous avions la garantie d’une soupe à minuit. Désormais, il avait ce dont il rêvait à l’époque : un restaurant tout à lui avec un piano, un barman, un cuisinier et un serveur. Romy est assise là toute seule appuyée sur le bord étroit d’une longue table avec une nappe paysanne à petits carreaux blancs et rouges. La personne qui est assise en face d’elle la fixe : c’est Harry. Elle aussi le fixe comme si elle voulait l’hypnotiser. Dès que mon compagnon et moi arrivons à la table, Romy se lève et, en même temps, un homme complètement ivre se fraye un chemin entre nous en lui hurlant à tue-tête : « Il ferait quoi ton doux Alain ? Rien du tout. Tu aurais dû rester avec nous. Mais nous n’étions pas assez raffinés pour tes goûts… » C’est rassurant de voir que le videur de Ricci attrape fermement l’homme soûl et, en le tenant sus26


Romy Schneider

pendu, le traîne dehors dans la Kurfürsterdamm sans dire un mot et sans éclats. Avec les deux mains sur la bouche et en faisant tomber de nombreux verres, Romy court dans les escaliers en colimaçon étroits qui mènent aux toilettes et au sous-sol. Elle disparaît pendant une demi-heure. Au bout d’une certain temps, je vais la chercher et je la percute dans le noir des escaliers. « Tu ne vas pas bien ? Elle hoche la tête. Ne te laisse pas impressionner par ces idiots. Que penses-tu qu’ils m’ont réservé après avoir interprété Confession d’une pécheresse ? Crachats, “putain”… et ce sont les réactions les plus gentilles. » Elle me regarde droit dans les yeux et me dit, intimidée et mortifiée : « Je n’ai pas vraiment tout compris… » On dirait que la femme de ménage est très vieille. Elle n’a même pas une dent, un léger duvet blanc recouvre seulement partiellement son cuir chevelu ridé. Avec ses vieilles mains tremblantes, elle me tend un billet. « Madame Schneider m’a offert cent marks. » Elle bredouille stupéfaite puis, tout à coup, elle fond en larmes. Ricci me dit qu’elle n’a pas plus de soixantecinq ans. Le camp de concentration a laissé des traces indélébiles. « Tu as offert une grande joie à cette femme », lui dis-je plus tard. Romy lève les yeux, inquiète, hausse les épaules de façon méprisante et commente : « L’argent ne fait pas le bonheur. » Harry se laisse aller immédiatement à un éclat de rire, à tel point qu’il a dû retirer ses lunettes sans monture pour sécher ses yeux myopes. « Mon Dieu, Romy… » ricane-t-il. Ici étaient assises trois personnes qui connaissaient ce que voulait dire la pauvreté : mon compagnon, Harry et moi. Nous regardons Romy avec une touche de jalousie mais aussi avec un peu d’ironie bienveillante magnanime. Ignares de tout, nous ne voyons qu’une actrice du cinéma qui, depuis sa plus tendre enfance, était 27


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aimée de tous et (c’est ce que nous pensions) gâtée outre mesure. Charitable et miséricordieuse. Des heures passent pendant lesquelles elle oscille entre la jubilation frénétique et la dépression muette. Extrêmement lunatique. De temps en temps, elle lance un regard apeuré vers la porte d’entrée, comme si elle attendait l’arrivée furieuse d’Anneliese Römers, la femme qu’Harry avait récemment quittée. Maintenant, elle se révèle toujours être une boule de nerfs, d’émotions incontrôlables. L’auto-ironie semble la rendre craintive et ne pas appartenir à son lexique, à sa façon de penser et à son écoute. Elle me rappelle Marilyn Monroe. Timide, prête à l’attaque, exactement comme elle, aussi vulnérable et inconstante. Elle boit trop. Une fois du vin puis du whisky puis du champagne. Elle se détend. Elle se raidit de nouveau. Harry la prévient : « Ne bois pas de façon si inconsidérée », ce qui lui fait dire : « on ne vit qu’une fois » si fort que le bruit constant et le brouhaha de la salle s’arrêtent pendant quelques secondes. De nombreux regards se posent sur elle, surpris, étonnés et même avec un certain reproche et une certaine satisfaction. Romy affronte de façon têtue ces regards, seules ses mains trahissent sa peur. Elles se croisent et se tordent comme si elles n’avaient pas d’articulations et n’appartenaient pas à son corps, elles cherchent rapidement la cigarette qui lui pend, éteinte, au coin de la bouche en lui donnant un air obscur de vamp qui attend de façon provocante que quelqu’un la lui allume. Harry se lève en se plaignant un peu, fait le tour de la table et lui susurre quelque chose à l’oreille. Quelques minutes plus tard, nous sommes dans la Kurfürstendamm. Romy s’appuie au mur du bâtiment, avec la tête en arrière en fixant un croissant de lune flou. « Allons-y, enfin !, lui crie Harry énervé. Ne sois pas aussi bourgeoise. » Il se regardent 28


Romy Schneider

pendant quelques secondes. Leurs rires effacent la tension et la mauvaise humeur. En silence, nous allons à l’hôtel Gerhus. En silence, Romy s’engouffre rapidement dans son nid. Il n’est même pas question de dormir. Même si je suis morte de fatigue, je me tourne et me retourne, je vois le visage lumineux et euphorique de Romy, grand, avec des yeux bien placés, un grand front, l’implantation des cheveux en V, son petit nez droit, sa bouche conciliante et suppliante, son menton anguleux et marqué. En un clin d’œil, l’image se brise, elle se transforme en un désespoir suppliant, avec cette jalousie qui, à cause de sa violence, déforme les traits de son visage.

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