Couverture de Sofia Lomba Frontispice de Jo達o Alves
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1 Tu fais plus jeune que sur la photo. Ce que les gueules peuvent tromper, même les sales gueules. N’importe comment, tu es là pour vieillir, alors la tête de départ, à l’arrivée, tu m’en donneras des nouvelles. Je me demande bien pourquoi on vous prend en photo. Bon. Tu commences par remplir ce petit formulaire. En capitales d’imprimerie. Proprement. Moi, j’aime bien que le détenu remplisse le formulaire. Il y en qui font juste signer. Moi, je trouve ça fait toujours ça de moins à... tu n’as pas de stylo? Tiens, celui-ci goutte un peu du bec, mais vu que personne ne regardera plus ce papelard. Toi, tu seras bientôt innocenté? Ma parole, c’est vrai, ils m’ont dit que tu es l’innocent de service. Ce n’est pas moi qui vais te contrarier. À mon âge, j’ai appris qu’il ne faut pas contrarier les jeunes. Je comprends que tu sois un peu déboussolé. Je te laisse respirer... Allez, mon grand, souffle. Tu souffles juste. Encore. Et maintenant, prends un bon bol d’air, remplis les poumons de ce bon air qui sent si fort le renfermé. C’est une odeur familière, n’est-ce pas? L’humidité des origines. Un parfum où danse l’enfance... Il faut que tu vides tes poches. Là. Tu les vides dans cette boîte. Tu retrouveras tes affaires à la sortie, dans vingt ans, si je ne me trompe. C’est presque la totale, mon vieux, bravo. Moi, ça fait bientôt trente ans que je suis en prison, je ne songe plus à sortir. Ils m’écœurent les bougres qui parlent de rentrer chez eux, comme si ce n’était pas chez nous ici. Vingt-six euros, trente et un centimes. Je m’en occupe de ton magot. Le fric on n’y a pas droit en prison. On est à égalité entre ces quatre murs. Tu peux mettre tes sous à l’ardoise, c’est ce que les gens font pour se payer quelques commodités — cigarettes, gâteaux, aspirine — ou bien le garder dans une enveloppe pour dans vingt ans, je ne te le conseille pas, franchement. Tu peux te déshabiller derrière le paravent. Tu plies tes fringues, il s’agit qu’elles rentrent dans la boîte. Après, on fera l’inventaire et tu me donneras encore une petite signature. Quel homme important tu fais à 5
écrire ton nom sur tous ces papiers. Penser aux arbres qu’on abat pour que la bureaucratie se porte comme une fleur. Ça fait rêver... Tu rentres la chemise dans le pantalon. Ce n’est pas un pyjama, l’uniforme. C’est un uniforme, c’est clair? Moi aussi, je porte l’uniforme et je m’en porte très bien. Ce n’est pas parce qu’on est enfermé qu’on doit oublier tous ses principes. Montre voir. Un peu grand, peut-être. Il convient toujours de se sentir à l’aise dans ses vêtements. C’est pourquoi. Et arrête de dire que tu es innocent comme l’agneau qui vient de naître. Nul n’est innocent à l’heure de naître, c’est ça qui nous réunit, c’est le sel de la vie et le bébé crie un peu quand on lui met les cristaux sur la langue. Puis il se calme, le bébé. Il pige vite que la vallée de larmes et tout le tra-la-la, ici-bas et compagnie, ce n’est pas la peine, ressaisissons-nous. Parce que, soyons sérieux, tu l’as cherché, ne dis pas le contraire, tu n’as fait que ça, chercher le lieu qu’on ne quitte pas, quelque part depuis toujours. C’est une sorte de retour. Définitif. Tâche donc de le mériter. Oui, tu signes, le double reste dans la boîte, l’original je le garde pour ton dossier. Je vois que tu es célibataire. C’est parfait, moi idem, ça nous épargnera le pire sans nous priver du meilleur. Les femmes bon débarras, on fait mieux sans qu’avec. Repos du guerrier, mon œil, elles sont la seule guerre qu’on ne puisse gagner. Ça ressemble à une maison, ici, mais c’en n’est pas une, grâce au ciel, c’est plus primitif. Une espèce de fosse commune d’avant la mort. Là où on aurait dû grandir, s’il n’y avait pas eu la famille, ce fléau qui détourne l’humanité du droit chemin. Papa maman: école du crime Et ce n’est pas moi qui le dis, je te signale, je te le rapporte tel que je l’ai entendu à la radio, genre par un spécialiste. C’est un problème de place, la famille. On pense trop, en famille. Ici, on ne pense pas, il y a de la place. Si tu savais la place qu’on récupère quand on évacue la pensée. Arrête de penser à ton cas, ton cas connais pas. Aussi extrême soit-il, tu n’y peux rien, ce n’est pas de notre ressort. Ici, plus on oublie, mieux on se supporte. Mieux on se supporte. Porte-toi bien. Et si tu dois rester longtemps, cesse de déconner, fais déjà comme si tu étais coupable puisque c’est pour ça que tu es là. Ce sera plus confortable pour tout le monde, toi le premier. D’ailleurs, quelque part, l’innocence est une faiblesse. Rasé de près, mine cuivrée, godasses impec, tu as marché dans la merde, mais les crottes, une fois sèches, tu les as grattées. Tu es un as du 6
nettoyage, mon grand. Mauvaise foi et bonne allure, c’est ça le genre qu’on apprécie ici. Tu remarqueras comme ils ont l’air jeunes... Ils ne se refusent rien, les taulards. Puis, enfin, tu n’auras plus de comptes à rendre à personne. On s’y habitue très vite. Quelque part, on en vient de ce lieu, de cet enfermement, de ce plaisir d’être puni, surveillé, retréci, avalé. Coincé entre des murs de chair.
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2 Tu me suis, je te suis. Non: toi devant, moi derrière. C’est ça ou les menottes. Tu dois sentir où je veux te conduire. On apprend vite, petite frappe, je te fais confiance. Un jeu d’ombres, ça se joue pour le plaisir. Tu vois, l’aile ressemble à un quartier. En miniature, bien entendu. Derrière chaque porte, il y a un petit père, deux petits pères qui ronflent. Ça te paraît grand? Attends voir, dans une semaine, tu en sera revenu. Ici, tu es repéré, traqué, piégé. C’est un autre jeu. Et la règle c’est que vous y jouez tout seuls. Comme les enfants. Moi, mes mômes, je les enferme dans leur chambre pour qu’ils jouent et nous foutent la paix. On vous met ensemble, on vous laisse faire, ça ne peut pas rater. On vous la confie, la sale besogne de la surveillance. Tu es d’accord que c’est bien trouvé? Innocent? Ça manquait ça. Alors, en plus de condamné, tu voudrais être innocent? Prends plutôt une autre couvrante. Elles sont légères, ces couvrantes. On n’est jamais assez couvert ici. Je te crois sur parole, on est tous innocent de quelque chose. Personne ne pourrait être coupable de tout. Mais, tu sais, l’innocence, on vit mieux sans, la preuve... Il y a eu erreur dans ton cas? Dans ce cas, je ne dis pas. Ceci dit, il y a faute quelque part. Si l’erreur change de camp, tant pis pour ceux qui ne se trompent pas. Laisse béton, le coup de l’innocence, ça ne marche pas avec moi. Par là, c’est le réfectoire. Fermé à cette heure-ci. Petit déj à sept heures du mat, déj à midi pile, dîner à cinq heures du soir. Tu as de longues nuits devant toi. Des heures et des heures d’insomnie, voilà qui te fera changer d’idées, petite frappe, comprendre qu’il ne compte plus le passé à présent et que tu dois ressembler à tout le monde pour passer inaperçu. L’uniforme, ça aide, mais chacun peut aller très loin dans le camouflage. Ton numéro c’est quoi déjà? 366, c’est ça. Comme les années bissextiles, l’oiseau rare, hein? Tu vois ces hauts-parleurs? Si tu les entends appeler ton numéro, tu te précipites. Tu cours, tu voles, tu t’écrases. Vu? On vous tient par la barbichette, petite frappe, on vous tient puisque permissions, réductions de peine et autres cadeaux de la maison dépendent de votre bonne conduite. Et c’est nous qui l’évaluons votre bonne conduite, n’est-ce pas...? 9
Tu veux que je te dise: l’innocence est le pire des choix. Mais si ça te convient, on fera comme si. Et tu feras comme si, toi aussi, petite frappe. Devant tous les gardiens, des gardiens comme ces trois vieux, au coin, qui grillent une clope avant d’aller faire chier l’aile sud, tu feras comme si. On s’en fout, aucun de vous ne doit échapper à la condamnation, on est là pour veiller à cela. Beau métier que le nôtre, au moins on sait ce qu’on fait, on sait ce qu’on attend de nous. Ça devient rare, par les temps qui courent. Enfin, moi je suis de ceux qui croient à ce qu’ils font. Qui croient au système. D’ailleurs, tu remarques que je n’ai qu’une clef. On se fait ouvrir les grilles par les gardiens de service. Ce serait trop dangereux que chacun se trimbale avec les clefs. Puis ça fait qu’on peut se protéger les uns les autres. C’est du chat-souris, jour-nuit. Comme vous, quoi... Salut, Ernest. Oui, je lui fait le tour d’honneur. La bouffe est dégueulasse, mais c’est assez copieux. L’éclairage est dégueulasse, mais ça ne s’éteint jamais. Et la rumeur est permanente, tu entends comme ça rugit, pas moyen de baisser le son. Il faut punir équitablement, comme seul un père sait le faire, et les peines sont là, prêtes à porter. De toute manière, il suffit de fouiller un peu chez les uns chez les autres, on trouve toujours de la merde en profondeur qui voudrait remonter à la surface, petite frappe. Alors on évite de réveiller cette eau qui dort. La porte là, c’est le bureau du directeur. Reçu? Pour quoi faire? Oh la la, ton dossier, il l’aura rangé entre deux chemises et puis oublié jusqu’à son existence. Tu parles, la vérité... Ça ne change rien. La vérité c’est que ça ne change rien la vérité. Quoiqu’il en soit, ne te fais pas de mauvais sang, le directeur n’est jamais là. C’est le métier qui veut qu’il soit tout le temps parti à des réunions, des réceptions, des congrès, des conférences, des cocktails, tu vois le genre. Essaie de comprendre: ici, c’est le crime qui paie. Normal, tu ne trouves pas? Pour eux, un mec qui se veut innocent est un mouton à tondre. Il vaut mieux se vanter d’un crime, vrai ou faux, mais surtout, surtout pas, petite frappe, crier son innocence sur les toits. D’ailleurs, si on y regarde de près, c’est comme partout: ceux qui crânent se font respecter, ceux qui friment font fortune. Tu l’as vue, la fripouille qui se gratte le menton, l’air de vouloir rattraper une pensée au vol? C’est encore un innocent qui s’ignore. D’accord, d’accord, toi c’est différent, mais renonce à l’idée de l’entretien avec le directeur. Tu n’es pas plus innocent dans ton dossier 10
ouvert que dans ta cellule fermée, va... Moi, je te conseille de te mijoter un joli petit crime sur mesure, pas celui que tu n’as pas commis, un autre. Pas de sang, pas de gang, petite frappe, les indigènes ont des principes. Un meurtre, de préférence, un truc de base qui ne ferait pas rougir ta mémé, ok? Une fois la faute assumée, tu n’en démords pas. Ça te permet d’avoir un passé présentable au cas où. Tu vois où je veux en venir, il n’y a rien de tel qu’une situation bateau pour éviter le naufrage. C’est une bonne maison. Quand on s’installe, on ne déménage pas de si tôt. Une maison sans mémoire, quoi de plus accueillant? Ça suinte les murs, ça dégouline de rancœur, de remords. On dort mieux avec une belle faute sur la conscience qu’avec un vide. C’est bien connu, la nature a horreur du vide. Et, quand on est entre hommes, on a autre chose à s’occuper que de causer justice. Chez nous, l’histoire ne compte pas, c’est la nature qui compte. C’est un peu comme le retour à la nature, avec l’ordre en plus. Les gens se retrouvent, ils racontent des histoires, c’est dans l’ordre des choses. Ceux qui se veulent coupables s’inventent un tas de forfaits dont même le diable n’oserait les accuser. Ceux qui se disent innocents ont tout loisir de taire leurs méfaits parce qu’eux-mêmes n’osent plus y croire. Méfie-toi de ces loups déguisés en agneaux. Ceci dit, petite frappe, le plus dur ici n’est pas de sauver sa peau, encore moins de sauver son âme — fais-moi pas rire — le plus dur est de rester un homme. Tout bêtement.
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3 Toi, tu n’étais pas encore arrivé, et déjà je te voyais venir. Au fond, au fond, rien à redire. Il y a des places à prendre ici. Et les nouveaux, ça fait toujours de la nouveauté, du renouvellement de l’air. Même si, même si, on la connaît ta chanson, ah ce qu’elle peut être gentille ta chanson avec son air d’innocence qui monte à la tête. Mais tu sais, couillon, elle me pompe l’air, ta chanson. Moi aussi, je suis innocent. Ce n’est pas ma faute si l’autre abruti s’est jeté sur mon couteau, n’est-ce pas, couille molle? Plus innocent que moi, je tue. Ah ah. Puis si tu étais innocent innocent, tu n’avais qu’à pas te faire remarquer. Ils sont louches les gens qui se laissent repérer, des indics quoi. Enfin, moi, je vais t’expliquer un truc tout simple: ici, tu nous cherches, tu nous trouves. Il n’y a pas beaucoup de place dans le décor. On se croise, forcément... En plus, le peu de place qu’on a, on y tient. Pas de place pour les innocents, chez nous. Ils n’ont qu’à rester chez eux. Mon père disait: une seule chose nous appartient, en propre, les attitudes qu’on prend et la place qu’elles prennent dans la mémoire des mecs qui nous comprennent mal ou à peine. Il faut se rendre coupable de quelque chose pour mériter de vivre, bordel! Dès que tu bouges, tu es en train d’agresser quelqu’un, un microbe peut-être, ou ces bestioles qui volent comme des postillons. La condition de tueur, on ne peut pas y échapper... J’occupe cette cellule depuis un an et demi. Avant, il y a avait un coco qui s’est pendu. Il s’est pendu, menottes aux poignets, comme d’hab... Toujours est-il que les copains boudaient ces appartements. Depuis l’incident, je veux dire. Alors, moi qui suis un peu solitaire sur les bords, je me suis sacrifié pour pouvoir prendre mes aises, tu vois. Tu as senti l’odeur de la piaule? Elle est à moi, cette odeur. Pas transmissible, tu comprends... Ils ne doivent pas t’avoir à la bonne, les matons. Le truc de l’innocence, perdue ou retrouvée, ça ne marche pas. Tiens, même le bon dieu a dû se rendre à l’évidence qu’il fallait un péché originel pour que l’humanité se mette en marche. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi il nous avait fait cadeau de la faute? Ce n’est pas une erreur, puisqu’il en est incapable, le bon dieu. Rassure-toi, jeunot, le serpent sera la dernière bête à disparaître 13
lorsque, sur la terre, il n’y aura même plus mémoire de jardin. Histoire de changer, tu pourrais prendre ton pied à faire comme le bon dieu l’a voulu... Tu y gagnerais. Puisque, n’importe comment, tu n’as rien à perdre. Tu n’as pas choisi de partager cette tannière avec moi. Mais il ne s’agit pas que tu t’étales. J’étais là le premier, j’entends rester maître chez moi. On va dire que tu as débarqué à l’improviste, que j’ai bien voulu te loger, que tu t’éternises un peu et que je tolère ta présence, malgré tout. C’est mieux comme ça. Si j’ai bien compris, tu n’as pas d’affaires. C’est normal, tu n’avais pas l’intention de prolonger la visite. Non, mais... tu ne vas pas me ressortir, encore une fois, ton histoire à la mords-moi-le-nœud. Tu sais moi, la bouffe réchauffée me fout la gerbe. Et le connard qui a dit que la vengeance est un plat qui se mange froid, il ne devait pas en avoir, des tripes, lui. Si j’ai envie d’une bonne histoire, je ne vais sûrement pas me mettre à écouter les confidences de mes potes. Je peux me l’inventer moi-même, l’histoire que je veux entendre, un faitdivers à ma taille, comme un costume dans lequel on n’hésiterait pas à se marier. On se marie en blanc avec toutes les belles qu’on s’imagine, ça ne vous engage en rien. À moins que. La télé, c’est moi qui allume, c’est moi qui éteint. Quand on se couche — les pieux sont face à face, c’est chiant — tu me tournes le dos et tu essaies de compter des moutons pour t’endormir. Au réveil, j’ai besoin d’être seul. J’en ai besoin pour ma santé mentale. On va dire, que tous les deux jours, tu descends au réfectoire, dès qu’on ouvre les portes. Je te le revaudrai, parole de taulard. Les articles de toilette, les médocs, la came, sont réservés à mon usage personnel. Je veux bien te prêter les magazines, si tu en prends soin. J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux... En retour, les lettres, si tu en reçois, tu me les donnes à lire, il n’y a pas beaucoup de littérature dans les parages. Ma carte de téléphone est presque épuisée. Si tu en as une à me filer, j’échange cent unités contre deux paquets de cigarettes (des brunes), trois chewing-gum (parfum menthe) et un emballage de crackers (au sésame). Le seau, c’est à toi de le vider, tu serais gêné que je touche à ta merde, j’en suis certain. Non? Au fond, au fond, c’est ça l’innocence. Ne pas se défendre. Ne pas résister. Savoir accepter sa faute au moment où la justice te tombe dessus. Comme une tuile qui choisirait son passant. Au fond, au fond, tu es innocent jusquà ce que tu butes sur un flic. 14
4 Alors comme ça Monsieur trouve que la popote lui coupe l’appétit. Monsieur a bobo à l’estomac. Monsieur se targue d’ulcères et de gastrite. Monsieur fait la fine bouche. Monsieur est trop fragile. Comment? Tu ne la boufferais pas cette tambouille, même si tu étais coupable du meurtre dont tu es accusé? Dis donc, il me semble que Monsieur l’Innocent a absolument besoin d’un peu de solitude. Monsieur l’Innocent n’apprécie pas la vie en communauté. Monsieur l’Innocent crache sur la grande famille qu’on est tous ici. Monsieur l’Innocent crache sur la soupe que papa-cuistot a si longuement mijotée pour sa nombreuse progéniture de détenus. C’est inadmissible. S’il ne veut pas toucher à la bonne soupe mitonnée, peut-être bien qu’il est prêt à tâter du mitard. Tu vas le manger, ce bouillon. Et le quignon de pain. Et la daube. Et la pomme avec le ver qui va avec. Le bouillon, tu l’avales cul sec, ça ramone, crois-moi. Le pain c’est pour saucer l’assiette de daube. La pomme c’est qu’il te faut des vitamines et les protéines qui vont avec. On s’occupe bien, nous, des bandits, pas vrai, Monsieur l’Innocent? C’est comme à la guerre, chaque soldat reçoit sa ration de combat, chaque ration est bien pesée afin que le gars se porte comme un charme. Et il n’y a pas mémoire de soldat faisant la grève de la faim. Tu vois, c’est ça qui nous manque: une bonne guerre et qu’on vous envoie tous sur le front pour vous apprendre à vivre. Dire qu’on n’a plus besoin de chair à canon. C’est un scandale. Eh! Oh! Les autres, ils la ferment et ils mangent! On n’est pas au théâtre! Un peu trop cinq étoiles, la taule. Trop casino, des fois. Logés, nourris, blanchis à l’œil, vous vous foutez de la gueule du contribuable. Quand je pense qu’on se fait inspecter, qu’on ne peut pas diminuer d’un gramme la ration, que les mecs qui vivent sous les ponts donneraient leur seule chemise pour être dans votre peau... Quel gâchis! Moi, je suis pour les travaux forcés. Ça me débecte de nurser tous ces inutiles qu’on traite comme des mômes de quatre ans, puisqu’on est même obligé de veiller à ce qu’ils se nourrissent. Qu’on est obligé de prêter une oreille complaisante à toutes les salades qu’ils nous racontent et de faire la sourde oreille quand ces fripouilles mentent comme des arracheurs de dents. Vous avez des bras, vous avez des jambes, c’est de vos bras et de 15
vos jambes que vous devez payer. Abolir la peine de mort, d’accord, mais uniquement si on la remplace par la peine de vie. C’est-à-dire: peiner pour vivre, payer sa vie de sa vie, payer pour rester en vie. Là d’accord. Ah la la... si ce n’est pas émouvant le pote qui veut lui prendre sa gamelle. Il a encore faim, le pote, il serait bien capable de joindre l’utile à l’agréable et, si ça se trouve, de se faire payer ce petit service, en nature par Monsieur l’Innocent. Mais vous n’êtes pas sans savoir, cher Monsieur l’Innocent, que le trafic, le traficotage, le trafic d’influences, tout cela est totalement interdit dans cette maison. On vous l’a peut-être pas très clairement expliqué, il y en a, parmi nous, qui ne sont pas assez clairs, ils sont trop doux, mes copains gardiens. C’est la bonne conscience qui fait les mauvais professionnels. Un gardien, ça garde. Comme son nom l’indique. Il doit contrôler son troupeau. A-t-on vu un berger se laisser conduire par les bestiaux? C’est contre nature. Et les bêtes, elles, n’ont jamais dealé, ni cambriolé, ni braqué, ni égorgé, ni poignardé. Donc, tu as bien compris que je ne bougerai pas d’où je suis tant que tu n’auras pas vidé bol et assiette. On va faire un jeu: j’approche mon flingue de ton oreille et tu avales une gorgée. Je retire, tu souffles. Et on reprend. Ça va aller très vite. Tu rougis. Tu rougis, gigi... Fillette, c’est la sousoupe qui te donnera de beaux nichons. Et de belles fesses roses. Allez, une cuillerée pour papa. Papa n’est pas là.... Une grosse cuillerée pour maman. Tu te lèches les babines. Là. Une cuillerée pour frangin. Une cuillerée... Oh...! Monsieur l’Innocent dégobille. C’est pas bien ça. Tu vas enlever ton pantalon et tu éponges tout le vomi avec. Dépêche-toi, dépêche-toi. La soupe refroidit. C’est infâme, la soupe froide. Si tu recommences, je te fais lécher par terre. Les autres la ferment. La ferment. Un homme sans culotte, vous n’avez jamais vu ça, bande de pédales? Non, non. Pousse-toi, je m’en charge. Pousse-toi, Julot. Tu ne vas pas m’apprendre à mater un zouave qui a reçu l’innocence comme peine suprême. Les innocents, je les mets à quatre pattes pour qu’ils courbent l’échine. Et je les enfourche. Je les écrase de mon poids de gardien et ils se sentent bien gardés. Il vendrait son âme pour se sentir gardé, cet orphelin. Par un ange en chair et en os. Pas vrai, Monsieur l’Innocent? Dis-le, à ces fonctionnaires, que tu es venu en taule parce que la liberté t’a perdu, elle t’a volé ton ombre. Tu vois, tu vois, ils se font du souci pour ta pomme, 16
Monsieur l’Innocent. Ils font du zèle. Ils font leur b.a. de la journée. Ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Non, je n’ai pas les nerfs à vif. C’est faux. J’ai des nerfs d’acier, moi, Sylvain, une trempe d’enfer. Tu en connais beaucoup qui se donnent la peine de faire bouffer les détenus? Tu en connais beaucoup qui donneraient leur cul pour être sûrs qu’ils bouffent de la merde sans broncher? Il ne faut pas charrier, c’est ça le travail, qu’ils boivent la coupe jusqu’à la lie. Et, tu sais, il y a loin de la coupe aux lèvres. Leur tête, elle nous est interdite. Elle louvoie. Elle se blottit et va se loger où ça lui chante, leur petite tête. On n’y a pas accès. Mais, à leur bouche, si. À leur boîte à ordures, si. C’est par là que tout commence. Il faut commencer par la leur boucher. Tu te rends compte de ce que ça signifie une bouche de plus à nourrir qui ne s’ouvre que pour dire qu’elle est innocente? Si tous ceux qui n’ont pas demandé à venir au monde faisaient pareil, où irait-on?
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5 Il paraît — on me l’a raconté, il y a un instant — que vous avez pris la raclée du siècle. Ça circule vite, les nouvelles, ici. Les mauvaises plus vite encore. C’est pourquoi je m’étonne de ne l’avoir pas appris plus tôt. Enfin, je suppose qu’au début on vous a pris pour un mauvais plaisantin. On vous a méprisé, mon cher ami. Le coup de l’innocence est une arme à double tranchant, comme vous l’avez sans doute déjà compris. Dans le genre stratégie, on fait mieux, croyez-moi. Pas très habituel... pas très sage cette idée de continuer à plaider innocent après s’être retrouvé sans défense devant les arguments du procureur. À présent, les hommes se méfient de vous. Ils n’arrivent pas à vous situer, à vous cadrer. Ce culot que vous avez de ne pas baisser le froc, cette insolence de clamer votre innocence au-delà de tout bon sens, de toute décence, ça les désarme. J’imagine, mon cher ami, que les hommes ont commencé par se demander si quelqu’un, un nouveau-venu — vous concrètement, dans ce cas — pouvait contester mon autorité, me remplacer auprès d’eux. Ils ont constaté, au bout d’un moment, que vous faites cavalier seul. Que vous hésitez à vous mêler à la racaille. Que vous jouez l’éléphant dans le magasin de vaisselle, tout en donnant l’impression de toucher aux choses avec des pincettes. Ça les a décontenancé, ça aussi. Mais on vous a foutu la paix. Il faut bien comprendre que tous mes gars — qu’ils aient déjà fait de la taule ou non — savent vivre à l’ombre. Ils le savent avant d’atterrir ici. Ça fait partie du métier. C’est un risque calculé et il faut le vivre comme ça. Autrement dit: calculant, calculant toujours. Je devine, à votre visage fermé et à ces yeux perçants, que vous pensez que je débloque. Que mon pouvoir c’est du verbe et du vent. Tout à fait normal de le penser, je vous félicite de garder votre sens critique. Alors, du coup, on a envie de tester votre capacité d’observation. Vous avez vu ces trois qui ont l’air de faire du jogging depuis un quart d’heure? Les matons sont tellement persuadés qu’ils s’entraînent qu’on leur a accordé des heures sup de promenade, si ce n’est pas beau...! Regardez-les bien, ciblez-les un moment. Sans trop leur faire sentir que, de ce côté de la cour, vous les déshabillez des yeux. De biais, pas besoin de tourner la tête, c’est ça, vous 19
êtes vraiment doué. Qu’est-ce qui vous frappe? Essayez de définir ce qui vous frappe. Mais oui, c’est cela même. Bravo, dites-donc, cher ami. Si vous n’étiez pas innocent, je vous engagerais comme garde du corps, vous aussi. Ces trois-là sont bien, mais il me semble qu’ils s’entraînent trop sérieusement. En fait, ils n’ont pas le droit de me quitter des yeux. Ils me suivent, me défendent, me couvrent. Et je vous garantis qu’ils assurent, les mecs. Ceci dit, cher ami, avant ils étaient vite essoufflés, hors d’haleine, prêts à cracher leurs poumons. Et ça me rassurait ça. Plus que leur endurance actuelle. Trop de performance fait peur, vous ne trouvez pas? Ouais, je vois votre point de vue. La difficulté — la mienne, je dois avouer, aura toujours été celle-là — c’est justement de dominer un maximum de points de vue. C’est pour ça qu’on engage des yeux et des oreilles d’étrangers. Si on pouvait faire sans, cher ami... Oh je ne me plains pas des dépenses internes, les dépenses inhérentes à ma condition de protecteur-protégé, je l’ai choisie et je me suis battu pour, si j’ose dire. Pas du tout. Même les rois et les présidents sont obligés de se payer des boucliers humains. C’est l’humanité même des boucliers qui me dérange, ses vertus et ses vices insensés. Le bouclier, passé un premier moment de mise à l’épreuve, a une certaine tendance à bomber le torse... et ça, mon cher ami, ça attire les coups. Ne faites pas cette mine dégagée, c’est de vous que je cause. Je vous explique pourquoi votre arrogance me navre, me rend méfiant et me laisse sur mes gardes. Je vous explique pourquoi je ne saurais vous prendre sous mon aile, mon cher ami. Votre innocence prend trop de place comme un habit qu’on ne porte plus, qui est là juste pour encombrer et voilà qu’on ne peut plus ouvrir ni fermer le tiroir, c’est l’habit qui coince, l’habit qui coince la bite du moine. Vous savez, mon cher ami, il y a le pouvoir, certes. Cette maison est un lieu du pouvoir. Pas vraiment un haut lieu, mais un lieu. Une cave, une cage, un coffre. À vous de choisir l’image qui vous convient. Seulement, que fait le pouvoir sans l’exercice de l’autorité naturelle? Rien. Ou peu de chose. Sans l’autorité naturelle à l’œuvre, c’est la horde, le chaos, l’anarchie qui s’installe. Avec sa loi unique: celle de la jungle. Moi, je représente, en quelque sorte, l’autorité naturelle dans cette maison. Une autorité durable — j’en ai pour longtemps à purger ma peine, vous aussi, d’ailleurs, d’où ce sentiment de... fraternité — parce que c’est une maison dont on ne s’évade 20
pas. Si vous songiez à cette issue, il vaut mieux changer votre fusil d’épaule. Ça me fait un sacré surplus de responsabilité, l’exercice de l’autorité. C’est le poids du devoir dans toute sa lourde splendeur. L’administration n’est pas contre, elle me tolère et encourage mes efforts, vous allez le découvrir bientôt, dans la mesure où mon autorité minimise ses soucis. Il faut comprendre que l’espace carcéral recouvre un marché. Un marché de dimension réduite... mais non-négligeable. Ici comme ailleurs, il y a besoin de règles, d’une régulation des valeurs d’échange. Tout nous arrive de l’extérieur, les biens circulent avec une relative facilité, mais la douane — naturelle elle aussi, entendons-nous — l’effet douane fait monter les prix. Des cigarettes, des cartes de téléphone, de tous les objets de troc. Si on laisse aux détenus le soin de fixer les prix, au coup par coup, suivant l’élan effréné de l’offre et de la demande, c’est le bordel, croyez-moi. Alors voilà, je me charge, mon cher ami, de mettre un soupçon d’ordre dans cette cave hantée, dans cette cage aux lions, dans ce coffre dont tous connaissent le secret. Ce ministère implique — votre regard me dit que vous l’avez deviné — une part importante d’exercice de la justice. Il est paradoxal que la justice naturelle ait une telle prise sur les lieux de culture comme la prison, n’est-ce pas? Et le crime suprême — pour les tenants de la justice naturelle, bien entendu — est le crime de délation. Le taulard, on souhaite qu’il soit aveugle, sourd, muet. Il se doit d’être l’idiot du village planétaire, s’il tient à sa peau. Les mouchards, ici, on les écrase comme des mouches car on n’est pas prêt à partager sa merde avec ceux qui se croient le droit de voler audessus. Le résultat — et c’est appréciable quand on pense à ce qui se passe dehors — c’est que personne n’a envie de péter plus haut que son cul. Avec un brin d’imagination, mon cher ami, vous n’aurez pas de mal à découvrir, en deçà des barreaux, les dernières traces du paradis perdu et à accepter d’en partager la garde. Prisonniers-gardiens, telle est notre condition. Mon cher ami.
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6 C’est moi, n’aie pas peur. Il fallait que je te cause, l’innocent. Que je te cause en privé. Oui, ça va aller vite, si tu ne déconnes pas... Tu sais, vraiment, il y en a marre de t’entendre rabâcher le truc de l’innocence. On en a tous soupé. Ras le bol. Rien que le mot, ça nous soulève le cœur. C’est gros le cœur d’un prisonnier, tu n’as pas idée. Lourd comme un boulet. Et il n’y a pas que nous dans l’affaire. Tu joues les poules mouillées, les matons sont sur les nerfs. On sent l’odeur de ton trac dans toute la bassecour. La peur, ça les fait bander. Ça nous fait bander. On bande tout ce qu’on sait, tous autant que nous sommes. Les poules, tu me suis, ne sont pas les bienvenues ici. C’est même interdit de séjour à toutes les poules, les nôtres, si elles viennent jusqu’au parloir, c’est le Pérou. Il reste les assistantes sociales, j’avoue, mais c’est des garces. Ou des autruches. Entre les deux, je ne saurais pas choisir. Un peu triste la vie sans poules, mais un homme ça ne pleure pas, ça se démerde. On se démerde entre hommes. Alors toi et ta panne de mémoire, toi et ta conscience sans poids, j’ai trouvé qu’on pouvait régler ça entre nous, entre mecs, contre le mur, en deux temps, trois mouvements et... Je te coince. Excuse-moi de te coincer. Il le faut. Des fois que tu aurais un mauvais flash... Ne bouge pas. Ce sera pire. Il y a juste à se baisser un chouia. Cours de gym. Cours de musique. Tu te courbes d’abord. Tu geindras ensuite, si le cœur t’en dit. Pour l’instant, j’imagine que tu as mal. Normal. Ce qui fait du mal fait du bien. Comme l’alcool sur les plaies et l’alcool sur les peines. Ne te cambre pas, ma poule. Ne te braque pas. C’est le commencement qui coûte. Et il y en a un à tout, c’est bien connu. Ça ne te plaît pas, hein ma poulette? C’est fait pour. C’est fait contre. Presque fait. Presque. Si tu collabores, ça ira tout seul. Pas tout à fait. Encore un petit coup. Ok, ok, on se dépêche. De toute façon, quand tu montres ton cul, tu es le seul à ne pas le voir. Le cul, qu’est-ce on s’en fout...! Sens plutôt cette chaleur qui monte. Sens plutôt cette douce fatigue qui a raison de toi. Le cul, on s’en fout complètement! Donc, on remet la chose. Ça calme plus qu’une raclée. C’est 23
plus intelligent que de se raconter des histoires. Beaucoup plus commode que de faire des histoires, tu me l’accorderas. Le cul, c’est sans histoire. Ici comme partout. Tandis que le reste, on sait ce que c’est. Toutes ces sornettes de faire la cour par-ci, faire l’amour par-là, ça ne m’a jamais botté. Ça me donne le tournis, rien que de penser aux bobards qu’on déballe pour dégotter un trou. Un trou c’est un trou. La différence entre un trou et un autre trou c’est, tout au plus, une question de largeur. Mais on peut s’accomoder des trous qu’on a. Ici on est au trou. On ne peut pas se plaindre. On est bien. Mieux que. Allez, allez, ça t’a plu quasi. Quasiment. C’est ce qu’on appelle le coup de grâce ou je ne m’y connais pas, ma poulette. Après un coup comme ça, il n’y a plus qu’à rendre les armes. Allez, on agite le drapeau blanc et on oublie cette connerie d’erreur judiciaire. Tu es chez toi chez nous maintenant. Tu recommences quand tu veux. Je suis sûr que tu voudras. Déjà tu ne penses qu’à ça. Et, tu as vu, on n’en meurt pas.
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7 Ah c’est toi qui veux un entretien. C’est toi l’oiseau qui veut voir le dirlo. Notre tristement fameux 366. À peine débarqué et déjà si tristement fameux. Enfin, comme on fait son lit, on se couche, proverbe de gardien. Je me fous de tes raisons. Tes raisons, on les a assez entendues. Avant d’en venir à la sentence, ça a été un feu d’artifice, une débauche de motifs, de mobiles, d’alibis, de circonstances atténuantes. Les raisons ne mènent nulle part. Excuse: l’enfer en est pavé. J’étais un peu curieux de découvrir ta gueule. Vous êtes tellement nombreux que parfois on s’y perd. C’est fait pour, la prison. Mais les grandes gueules, comme toi, on les a à l’œil. C’est marrant, j’aurais imaginé quelqu’un de plus... de plus marquant. Tu fais un peu monsieur-tout-lemonde. Trente et un ans depuis le mois de mars. Célibataire endurci. Pédé sans doute, les hommes ne sont plus ce qu’ils étaient. Tu devrais te sentir chez toi, puisque tu viens d’arriver au paradis des invertis. Que demande le peuple? Tu es jeune, mon garçon. Vieux garçon mais jeune homme. Tu as toute ta vie devant toi, si j’ose dire. Quand tu ressortiras, si tu tiens la route — ce qui n’est pas donné à tout le monde —, vue l’espérance de vie qui ne cesse d’augmenter — à ce qu’on raconte —, tu seras au sommet de ta carrière d’innocence. Drôle de vocation... C’est retors, il me semble, ton truc de l’innocence. C’est comme un moyen de nous faire sentir coupables, de nous faire sentir inutiles, minables. Voire nuisibles... Il faudrait se lever de bonne heure, tu sais. C’est la loi qui décide du bien et du mal, de la culpabilité et de tout ce qui s’ensuit. C’est la loi qui tranche. Et la loi est de notre côté. La loi nous couvre. Ici, c’est nous la loi, vu qu’on fait la loi. Question de logique, n’est-ce pas? Ferme-la et garde-la bien fermée. Ton rôle, dans ce bureau, c’est d’écouter. Cette maison, on ne le dira jamais assez, c’est un lieu de réinsertion. Avant on disait plutôt redressement, mais on l’a compris, on ne peut redresser ni les torts, ni les tordus. Donc, “réinsertion” paraît plus juste. Et comment ça marche, la réinsertion, à ton avis? C’est simple et pourtant subtil. On vous oblige à vivre en société, en vous privant du luxe pour valoriser l’idée de besoin. On vous force à obéir à des règles strictes, en vous privant du droit à la parole pour valoriser l’idée de bien. On vous impose 25
une surveillance constante, en vous privant de la liberté de mouvements pour valoriser l’idée de bloc. On vous inflige des punitions, en vous privant de l’oubli pour valoriser l’idée de but. La prison doit être un berceau étroit, le point de départ d’un second départ. Pour que cela soit possible — je ne dis pas probable, je suis prudent — il est impératif que les détenus acceptent l’arbitraire de leur sort commun, car telle est la situation réelle de l’homme qui vit avec d’autres hommes. Ce qui se passe avec l’homme qui vole, l’homme qui viole, l’homme qui trafique, l’homme qui tue, c’est qu’il n’a pas accepté ce petit mot “avec”. Il le remplace par sans, malgré, contre. C’est ce qui se passe avec toi. Oui, on l’a entendu, tu es l’exception. Rien que ça suffit pour confirmer la règle. Ce que tu peux être chiant. Ce que tu peux être con. Une plaie, cette mono-manie de l’erreur judiciaire. Ça n’existe pas l’erreur judiciaire, tu as lu trop de polars, tu as vu trop de films. Tu crois vraiment qu’on va te laisser clamer ton innocence aux quatre coins de la taule? Tu penses bien que ce serait dangereux. Bientôt ils s’y mettraient tous, elle est contagieuse ton attitude. C’est une sorte de maladie. Qu’est-ce qu’on fait aux personnes atteintes d’une maladie contagieuse? Réponds. Répondsmoi, ça ira mieux. Exactement: on les isole. Tu vois que tu as trouvé tout seul. C’est toi qui décides du traitement. C’est beaucoup plus efficace quand le malade collabore. Il s’implique dans l’application du traitement et, devenant son propre médecin, il se pique de zèle... Tu as déjà entendu l’expression “mettre en quarantaine”. Hum. Hum. Oui? Je le savais, cher collègue, que vous étiez au moins aussi compétent que moi dans ces matières. Vous êtes d’accord que c’est ça qu’il vous faut? Avec un régime maison — genre moins de vitamines, moins de protéines, de matières grasses, etc. — et restriction de cigarettes en sus, ça va vous requinquer. Bon, je dois écourter notre conversation, cher collègue, pour remplir le tas de paperasse qu’on me demande pour justifier un traitement aussi énergique. L’avantage, et pas des moindres, c’est que tu vas avoir le temps de réfléchir à ce que tu veux dire au dirlo. C’est un type débordé, toujours parti à droite, à gauche. Un papillon attiré par les flashes. Il a trop à faire pour maintenir sa planque, pas de temps pour s’occuper du premier innocent qui se pointe. On n’est pas censé le déranger, le bonhomme, sauf en cas d’urgence absolue. Or, on a bien compris qu’il n’y a pas le feu. Et toi, petite braise, tu seras cendre. Je te le promets. 26
8 Vous êtes...? Ah oui. J’ai beaucoup entendu parler de vous. En mal et en bien. Vous devez cet entretien à votre réputation, en quelque sorte. Vous n’êtes pas sans savoir, cher détenu, que vous avez purgé la moitié de votre peine. Vous avez quarante et un ans. L’âge mûr c’est l’âge d’or, à mon sens. Vous avez de la chance, l’éloignement du monde vous a épargné les souffrances sans nom de la fin de la jeunesse. On me dit que vous êtes un personnage paisible. Respecté. Peu enclin au commerce avec les autres hommes, néanmoins toujours courtois. Vous vous seriez même, d’après le rapport, fait quelques amis, gardiens et prisonniers confondus. Vous avez su vous occuper intelligemment: l’artisanat — quoique vous ne soyez pas très doué de vos mains, semble-t-il — vous a aidé à passer le temps. Il paraît que vous souhaitiez entamer des études de droit, mais cet établissement n’a pas encore de protocole avec l’université. Enfin, je ne vous félicite pas de votre choix, pour des raisons que nous analyserons ultérieurement, mais je dois me rendre à l’évidence que vous êtes un personnage intéressant. Inquiet et inquiétant, si vous voulez tout savoir. Oui, c’est dommage que les détenus ne puissent pas consacrer leur temps à des études poussées. Ceci dit, cher détenu, il y a des tas de gens qui, pour des motifs socio-économiques autrement plus injustes que l’enfermement punissant un crime, sont arrêtés dans leur parcours de formation. D’un point de vue politique, ceux-là pouvant susciter beaucoup plus de compassion et de passions, sont plus facilement à l’ordre du jour que les incarcérés. Vous allez me dire que la prison abrite pas mal de victimes des inégalités sociales. Au premier abord, c’est aussi éclatant que scandaleux. Cependant, il convient de se méfier de la rhétorique qui transforme le bourreau en victime... Voyez, des études de psychologie, ça serait plus dans votre créneau. Pour acquérir des connaissances dans ce domaine, vous n’avez nul besoin de professeurs (les livres disponibles dans la bibliothèque vous suffiraient amplement) et ce sont des contenus qui apaisent les âmes révoltées comme la vôtre. La psychologie s’acharne à tout expliquer, même la révolte. Ah bon, ça ne vous passionne pas. Curieux. Faut-il comprendre que vous refusez de vous connaître un peu plus profondément? Ce serait une 27
explication fort pertinente de votre cas. Si j’ai bien compris la lettre et l’esprit du rapport que j’ai entre mes mains, malgré toutes les remontrances... les humiliations, dites-vous... malgré nombre d’humiliations, malgré les dix années de réflexion qu’on vous a octroyées, vous persistez à prétendre que vous êtes innocent. Que vous êtes victime d’une cabale. Que dieu est mort puisqu’il ne se révèle plus. Que la justice est un jeu salonnard. Et j’en passe. Je vous cite. Vous n’oserez pas nier que vous avez proféré ces mensonges, ces calomnies, ces blasphèmes, ces injures devant témoins. Attendez, attendez, ne me faites pas perdre le fil... Je suis un homme de tête. Je suis un homme de cœur. Mais j’ai les pieds sur terre, si bien que ne puis m’en remettre à des justifications simplistes. Comme la folie douce. Une fou qui serait incapable de nuire à autrui, le fou inoffensif, je n’y crois pas une seconde. Votre refus de la culpabilité et votre rejet de la loi morale sont, pour le moins, les signes apparents d’une perversité si ancrée dans votre personne que vous ne sauriez en sonder le tréfond, la racine. Je penche toutefois pour une autre thèse, en ce qui vous concerne, cher détenu. Si vous clamez votre innocence depuis dix ans, c’est que délibérément — et je souligne l’adverbe —, n’ayant rien à perdre — dieu sait pourquoi... —, vous agissez contre la justice. Votre désir d’entreprendre des études de droit prouve à quel point vos agissements sont conscients et programmés. C’est une sorte de micro-terrorisme dont vous êtes, à ce jour, le seul à sortir lésé. Mais terrorisme quand même. Or, la prison existe, entre autre, pour amener les criminels à reconnaître la gravité, l’horreur de leurs méfaits. Il ne s’agit point uniquement de punir le corps par la réclusion, par la privation, il s’agit de dévoiler à l’âme son écœurante indignité. Aussi, cher détenu, nonobstant l’exemplarité de votre conduite, en suis-je réduit à vous proposer une espèce de contrat. Un contrat dont il y aura, bien entendu, une trace écrite que vous aurez l’amabilité de signer. Ce contrat comprend une clause unique: une déclaration, que j’ai pris soin de préparer afin de vous éviter l’embarras du style, une déclaration, disais-je, par laquelle vous reconnaissez votre culpabilité. Je vous la fais lire, en vous priant de songer, non pas à ce qui vous a tourmenté ces dix dernières années, mais plutôt à la joyeuse imprévisibilité des dix prochaines. En gros: je ferme les yeux sur vos discours, je les efface de votre procès, si vous avez le bon sens — oui, le bon sens — de les renier. Ah pouvoir repartir à zéro, je vous envie, cher détenu. 28
Ça alors...! Oh le culot... C’est le comble! Quelle leçon de vie pour le vieil homme que je suis! Dire que me suis fendu de tout préparer pour vous aplatir le chemin... Vous êtes sans pardon. Vous méritez le mépris de la dernière des crapules. Une seule chose soulage mon honneur de juge: dans dix ans vous serez un homme mort.
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9 Dites donc, mon vieux, je l’ai lu, le rapport du juge. Et je peux vous assurer que ça m’a donné des envies criminelles, ce morceau de littérature. C’est un salaud? Comment ça: c’est un salaud? C’est un juge qui a la soixantaine, la tête sur les épaules, plus d’ambition sauvage, plus rien à prouver, fin de carrière. C’est ce qu’on fait de mieux. On ne pouvait pas vous souhaiter plus de veine. Vous êtes un veinard, mon vieux. Vous ne méritez pas la chance qui vous échoit. Elle vous tombe du ciel, vous la balancez hors jeu, comme un tas de merde qui risquerait de salir vos baskets. Avec des clients comme vous, il n’y a plus qu’à changer de métier. À quoi ça sert qu’on se décarcasse pour obtenir une audience en vue de la liberté conditionnelle? Qu’on se paie une nuit blanche pour broder sur votre bonne conduite, votre tempérament en or? Alors que vous n’avez pas de famille, pas d’épouse, pas d’ami qui vous fournissent l’alibi de l’accueil inconditionnel, de l’aide soutenue... Alors que votre dossier ne fait pas le poids, alors que vous me payez mal, alors que ni merci, ni bonsoir... Ça ne va pas la tête, espèce d’obsédé? Vous vous gavez d’innocence non-reconnue pour que ça fasse monnaie d’échange dans l’autre monde ou quoi? Vous vous bercez de vos propres mensonges afin de ne pas regarder les vérités en face. C’est enfantin (si on veut)... c’est émouvant (éventuellement)... c’est poétique (pour ceux qui aiment), mais ce n’est pas, alors là pas du tout, ce qu’il faut faire. C’est l’opposé de ce que je vous ai conseillé. Vous disiez que vous ne vouliez pas mentir. Je vous ai répondu de vous taire, de vous boucher les oreilles et de vous borner à signer le papier — c’est juste un chiffon de merde... — qui les autorise à vous libérer. J’insiste sur ce verbe “autorise” car, au contraire de ce qu’on pourrait croire, vous n’êtes pas seul dans l’affaire, vous n’êtes pas seul à faire de la taule... Eux-aussi, chiens, gardiens, juges et compagnie, ils sont enfermés. Ils sont limités par ces quatre murs et par les fondements même de cette maison. Vous le savez, d’ailleurs, vous l’avez déjà découvert depuis le temps... Quoi qu’il en soit, ce qui paraît sûr, désormais ça l’est, définitivement, c’est que j’ai épuisé tous mes atouts. Je ne vois plus aucun recours, je ne sais plus à quel saint me vouer. Pour ce qui est des voies légales, c’est fini. 31
N-i-ni. Je suppose que vous pouvez toujours vous adresser au bon dieu, que vous préférez sans doute ses voies impénétrables...? Ah oui, j’avais oublié que dieu est mort. De toute manière, peu importe... C’est bonnet blanc et blanc bonnet. Après votre obstination à refuser, systématiquement, la perche que le juge a bien voulu vous tendre — à plusieurs reprises, souvenez-vous — je dois déclarer forfait. Évidemment, je ne comprends pas ce qui vous a pris, votre attitude blesse l’homme rationnel que je suis. C’est comme si vous vouliez me faire croire que vous avez traversé le monde des hommes, la vie en société et la vie en réclusion, sans avoir pris conscience de la duplicité, de la profonde duplicité de l’humain. Dites que vous n’avez jamais menti, que vous n’avez jamais trompé, que vous n’avez jamais jamais feint ou fait semblant, que vous n’avez jamais pleuré des larmes de crocodile, et je serai peut-être prêt à vous écouter, à écouter votre point de vue... Non. La vérité c’est que vous avez peur de sortir de taule, vous avez peur (et je ne dis pas que ayez tort...) de vous confronter à un monde qui change à vitesse grand v, vous avez peur de ne plus vous y retrouver, de ne plus retrouver votre place dedans. Alors vous choisissez de vieillir en taule, de croupir en taule, de crever à petit feu en taule. Ça je le comprends, quand bien même je pourrais trouver des tas d’arguments capables de vous faire changer d’idées. Je l’accepte malgré ma répugnance à l’égard du nihilisme, en général, et des comportements suicidaires, en particulier. En revanche, plaider innocent après avoir été inculpé et condamné, ça me semble inacceptable. Pour deux raisons. Tout d’abord, ce n’est pas à vous de prononcer votre propre plaidoyer. À quoi je servirais sinon? Ensuite, votre rôle consiste à cueillir les fleurs que mon travail a semées. Vous les boudez, mes fleurs, pourquoi? Vous avez l’air de craindre que les bonnes choses vous brûlent les mains. À mon avis, c’est la preuve que vous vous sentez, quelque part, médiocre, peu méritant. Pitoyable, déplorable... coupable. Inutile de me rappeler tant que vous n’aurez pas passé tous ces méandres en revue. La remontée jusqu’aux sources de votre lamentable masochisme est in-dis-pen-sa-ble. Ce n’est pas la peine de me faire venir ici si vous n’avez pas envie de collaborer. Collaborer, c’est le minimum. Je n’insinue pas que vous soyez en mesure de le faire activement. De toute façon, la collaboration passive est infiniment plus efficace. 32
Si je puis me permettre, une dernière petite remarque... Je me suis un peu excité et calmé sur vous, je m’en excuse, désolé de vous avoir crié dessus. Mais il était absolument nécessaire que je vous secoue. Quitte à vous perdre comme client, je peux me le permettre, votre cas ne rapporte guère. Il est urgent que vous descendiez des cimes métaphysiques, où vous semblez vous complaire, pour vous incliner devant cette réalité de base: parfois, souvent, c’est le cas en ce moment, être innocent c’est être stupide. Tout bonnement. Vous êtes stupidement bon à leur offrir votre innocence sur un plateau.
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10 Dis donc, tu es maigre comme un chien. Je te regarde, je te reconnais à peine. Je sais bien que tu as repiqué au mitard mais quand même. Tu te laisses aller, ils boufferont ton âme, fiston. Puis d’abord les juges, il ne faut pas leur faire confiance. Limite, il faut leur faire peur. Limite, il faut leur faire croire qu’on ne veut pas sortir, qu’on se trouve très bien entre ces quatre murs, aux frais de la princesse, on ne choisit pas sa famille et ainsi de suite, tu vois un peu le travail. Les avocats, cette race d’abrutis, on se fout de comment on s’y prend, ils doivent se faire les pieds. De toute manière, ils se reproduisent comme des lapins: tu en renvoies un, tu en retrouves dix. Par contre, les juges sont des pierres dures, dures à déplacer d’un millimètre et, quand on y arrive, c’est de la vermine qu’on découvre dessous. Sous leur toge, ça grouille de vermine. Ils sont le bras droit et le bras gauche des pourris, de ces ordures qui nous gouvernent. Ils ont beau paraître sourds comme dieu le père et aveugles comme des nouveaux-nés, ils passeront pour clairvoyants tant que Machin et Truc, Patin, Couffin et Schnock croiront à la justice éclairée. Nous, qui sommes là, nous avons le temps de déchanter. Tandis qu’eux... les mecs qui lisent les canards... les mecs qui se gavent de feuilles de chou... tous les assoiffés de sang d’ici-bas, ils trouvent que le défaut de la justice c’est le timing: d’une part, ça ne va pas assez vite; d’autre part, les peines sont trop courtes. C’est fou ce que tu clignes des yeux. Il t’a dit que c’est nerveux le toubib? Quel enculé celui-là... Au lieu de te donner de quoi te calmer, il t’explique ce que tu sais déjà. Ce que tu as perdu comme graisse, je n’en reviens pas. Tu as du mal à apprendre, je n’ai jamais vu ça un gars qui refuse d’apprendre. On dirait que tu te bandes les yeux et que tu te bouches les oreilles. Comme les juges. Merde alors. Si tu veux vivre pépère, fiston, si tu veux te la couler douce sans la fermer, pèse bien, prends toujours le temps de mesurer et calculer, non pas tant ce que tu dis, mais à qui tu le dis. Remarque, des fois on ne s’adresse pas à ceux qui nous écoutent. Des fois ils n’ont pas l’air de nous écouter ceux à qui on s’adresse. La conversation, il n’y a rien de plus tortueux, parce que tous les chemins mènent à Rome, seulement à 35
Rome on ne saura jamais faire comme les romains. N’empêche. En suivant certains chemins, on s’évite de sacrés emmerdements. Moi aussi j’ai plaidé innocent. Moi aussi j’ai eu le culot de plaider innocent. Moi aussi j’ai voulu passer l’éponge sur la petite flaque de sang qui clignotait dans ma tête. Parce qu’elle me faisait des nuits blanches, la flaque. Il m’attirait comme le chiffon excite le taureau, ce rouge. Ceci dit, quand ils m’ont sorti la peine de vingt-cinq ans, j’ai donné ma langue au chat. J’en ai soixante, tu vois un peu le travail. Tous ces gens assis dans la salle d’audience, tous ces regards qui me léchaient la nuque, je les découvrais pour la première fois. Je ne les avais ni vus ni sentis jusque là, j’étais ivre d’innocence. Ça m’a mis du plomb dans l’aile. Si tu n’avais pas cette mine de vrai martyr, j’en rigolerais encore de ta fausse innocence. C’est que tu n’en démords pas, tu t’y accroches. Ou est-ce elle, la garce, qui se colle à ta peau comme une femelle en chaleur? On se le demande. Ce que je peux t’affirmer c’est qu’on est mieux coupable — à condition de le confesser. Le crime pour lequel on est emprisonné ne justifierait pas le châtiment qu’on se chope s’il n’y avait pas tous les autres, commis à tous les âges, contre toutes les victimes à portée de la main. Parce que la vie, avouons-le, c’est un appel constant, un appel au crime sans relâche. Ne pas répondre à cet appel c’est ne pas être en vie. Tuer pour vivre, en fait ça n’a jamais cessé d’être la loi. Ça t’étonne? Ça t’assomme? Ça t’écœure? Si tu veux tout savoir, je ne suis pas uniquement le clown à cheveux blancs qui a estourbi sa moitié pour toucher le blé de l’assurance. C’est de la bibine ça, puisque la pauvre elle demandait plus qu’à crever. Tu aurais vu ses yeux suppliants comme des lunes trop blanches, trop lourdes, tu n’oserais pas me contredire, fiston. Non, coupable de l’avoir achevée, je suis loin de l’être et je suis mieux placé que le juge, que quiconque, pour l’évaluer. Non, voilà, pour te dire les choses comme elles sont: ils auraient dû m’accuser de ce que je rumine à présent. Mes crimes, c’est mon aliment, mon pain quotidien. On est plus à l’aise dans la confession que dans l’innocence, je t’assure. Toutes ces femmes à qui j’en ai fait voir de toutes les couleurs — ma mère que j’ai abandonnée, ma sœur que j’ai violée, la voisine que j’ai volée, la fille que j’ai voulu vendre —, elles me hantent et me protègent plus que les barreaux et les verrous. J’en suis là. Pour garder la pêche sans perdre le ciboulot, je me bâtis mes propres murs, avec des femmes qui s’y adossent, aguichantes comme des 36
douleurs inconnues, si douces et dociles, prêtes à me suivre partout où je traîne mes vieilles jambes. J’appartiens, corps et âme si j’en avais une, à mes victimes. Toi, fiston, tu ne joues pas le jeu. Tu voudrais être l’arbitre, le joueur et la balle. Tu ne jouis même pas de ce temps gratuit que la prison nous accorde. De ce temps à tuer plutôt qu’à en mourir. J’imagine que c’est une question d’âge. Tu n’as pas assez vécu pour vivre à l’envers. Moi, je suis persuadé que l’autre monde ressemble à ça. Et, qu’à force de cohabiter, tu me ressembleras au point de pouvoir me remplacer. Dans tout ce qui est signes extérieurs de la fin, tu le peux déjà. Dire que ces cons dehors entretiennent des cimetières, qu’ils tiennent à leurs couronnes de bronze, à leurs pompes funèbres, alors que c’est nous, fiston, c’est nous les gardiens des morts. Il suffit de te regarder pour en avoir la fière, la très fière certitude.
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11 Vous avez un moment? On se bouge, il y a un courant d’air terrible. Peut-être par là, sous le porche, à l’ombre, on sera plus tranquilles. Je trouve qu’il vaut mieux faire semblant de ne pas se cacher. Si on se montre, les matons croient qu’on cause cantine ou corvée et ils nous foutent la paix. Ouais, un mois trois semaines environ. J’en ai pris pour quatorze ans grâce à mon casier vierge. Putain! Quelle andouille cet avocat de mes deux...! Moi je lui apporte tous les arguments sur un plateau et cet espèce de chameau n’arrive même pas à voler la parole au procureur. Enfin, ce qui est fait est fait. La taule, il faut passer par la taule de toute façon, ça fait partie de l’éducation de base pour toute personne décente. Pour toute personne qui en a... qui en veut... Parce que l’ambition se paye un peu cher quelquefois. C’est que, vous savez, j’ai beaucoup entendu parler de vous. Vous êtes mon héros, mon modèle quelque part. Surtout que ce n’est pas évident d’en avoir ici, n’est-ce pas? On me dit que vous avez travaillé votre innocence à fond, que vous n’avez jamais cessé de la ressortir à toutes les sauces devant tout le monde, que votre histoire a fait le tour de la maison. On me dit que vous êtes un dur, un vrai, que vous avez la poisse, enfin, la poisse n’est pas contagieuse, et que, malgré cela, vous tenez le bon bout. On me dit vous avez un record pour le mitard et que vous ne crachez jamais le morceau. Chapeau! Pour parler sans détour, je vous ai demandé ce petit entretien parce que votre cas m’intéresse. Énormément. Je veux dire, moi aussi, je suis innocent. A priori, je suis innocent. Il paraît que même la loi prévoit ça: on est forcément innocent avant d’être coupable. Le truc c’est que j’ai été condamné, alors qu’on sait bien que l’erreur est humaine et que ceux qui jugent ne savent pas ce qu’ils font. Donc je reste innocent. Je vous le dis noir sur blanc, sachant que vous êtes bien placé pour me croire. Les potes m’ont expliqué que, côté innocence, vous êtes imbattable. Que vous avez fait le tour de la question. En plus, comme vous êtes instruit — genre livres, lettres, etc. —, aucun mot, aussi tordu soit-il, ne vous échappe. L’air de rien, c’est un sacré avantage. Même si ça ne vous a pas avancé (je ne comprends pas pourquoi, d’ailleurs), ça vous donne de l’avance. Si je joue à la belote et que mon jeu est pourri, je vais me faire ratiboiser. Mais mettons 39
que mon jeu est dégueu et que je connais la main de mes adversaires: là, on change de tableau. Je ne dis pas que c’est gagné. Je dis que ce n’est pas totalement perdu. Vous voyez la nuance. Bientôt douze ans en cabane, vous dites? Ce n’est pas ça qui m’arrête. Si l’innocence n’a pas marché en ce qui te concerne — je te tutoie, tu permets, n’est-ce pas — si tu es toujours dedans, c’est qu’on aide mieux les autres qu’on ne peut s’aider soi, c’est bien connu. Aide-toi et le ciel t’aidera, mon cul. Essaie un peu de couvrir ton propre parcours, quand il faut aller du point A au point B, en passant inaperçu d’un certain C qui emmerde le monde. Impossible de se protéger dans ce cas-là, tu es bien d’accord. Alors qu’un complice, un zèbre avec les yeux en face des trous, te couvre sans problème. Pourquoi je parle de complice? Je n’en sais rien. C’est une façon de dire. J’aurais dit voisin, tu n’aurais pas relevé la gaffe, pas vrai, grand-père? N’importe comment, tu n’es pas là pour me juger. J’ai vingt-trois ans et des poussières, aucune envie de m’éterniser ici. La vie m’attend dehors, ça presse un max la vie, je ne peux pas remettre mes plans à beaucoup plus tard. Je suis innocent, genre feuille blanche qui doit s’écrire, et là, l’école ça fait trop longtemps, j’ai besoin de m’inspirer de ton bagout. Ce n’est pas plus compliqué que ça: tu me files ton innocence et, une fois dehors, je m’occupe de te sortir d’ici. Tu ne manges pas de ce pain-là?! La vache, tu n’as rien compris au bizness. Je ne te cause pas au sens figuré. Tu choisirais, toi, entre la mie et la croûte? Ah bon? C’est du joli ça. Du grand art avec des petits moyens. Sauf que... sauf que je ne te suis plus, grand-père. Les artistes, je les emmerde. Et pour ce qui est du pain, je préfère le côté beurre. Le problème c’est que les tartines tombent toujours de ce côté-là. Si bien qu’il faut tartiner des deux côtés, tu vois ce que je veux dire. On m’avait déjà dit qu’il y a des mecs comme toi, des mecs qui s’accommodent dedans, au point que le grand air les suffoquerait. Pas grave. Si un jour ton innocence venait à t’ennuyer, si elle devait te brûler les fessses et te pincer la queue, rat mort, tu peux encore la partager avec moi. On n’a jamais vu un rat qui fait le difficile quand c’est la queue qui coince. Mais ce n’est pas le temps de réflexion qui manque ici. Ironique n’est-ce pas? En nous privant d’espace, ils nous accordent tout notre temps. Je crois que c’est leur façon de punir les innocents. 40
12 Cette fois, tu vas me laisser gagner. Ça fait la troisième que je perds ce soir. Ça fait la quatorzième que tu gagnes cette semaine. Il ne faut pas déconner: tout innocent qui se respecte doit accorder une chance de salut à ceux que la roue de la fortune écrase. Ton vrai problème, l’innocent, c’est que tu es trop intelligent. Et ça, ça nuit toujours. Ça conduit inévitablement à l’adaptation. C’est quoi, l’adaptation? L’adaptation, tu y as sans doute déjà pensé, c’est quand un type se contente de ses petites victoires quotidiennes et, dans cette ivresse de dominer les choses, le type, il finit par se faire avoir. Tout en restant victorieux à ses propres yeux, bien sûr. Seize ans de prison n’ont pas, à ce qu’il semble, entamé tes croyances. N’empêche que tu t’es fait avoir. À quoi ça pouvait bien te servir de rester fidèle à tes premières déclarations? À quoi ça t’a servi d’encaisser toutes les humiliations sans broncher? On sait où ça mène, la petite flamme qui ne veut pas s’éteindre. Ça s’appelle l’orgueil. Et ça ne paye pas. Attends, je repense mon coup. Ce pion, j’y tiens, il couvre ma reine. Tu n’es pas superman, l’innocent, tu as vieilli. Encore que moi aussi, si ça peut te consoler. Le dos qui se voûte, les yeux qui ternissent, les doigts qui se tordent... on ne saisit plus ce qui se passe. Plus vraiment. C’est bon pour les échecs. On n’a pas à se courber, il suffit de suivre nos penchants naturels. D’autant que moi je perds et je n’y perds rien et que toi tu gagnes et tu n’y gagnes rien. Par contre, dans la maison, je n’y trouve pas mon compte. Tous ces jeunes qui veulent nous apprendre le métier, tout ce délire du relationnel et de la citoyenneté, ils seraient doués pour l’animation de quartier, les mecs. Alors que ce n’est pas le lieu pour. Dans l’aile nord, ils ont installé des douches dans chaque cellule. Les pommes, tu vois, elles ont un système de régulation thermique. C’est mieux que chez moi, depuis qu’on s’est mariés, la douche dans le coin cuisine, et je peux te dire, côté propreté, il n’y a rien à me reprocher. Des suites cinq étoiles pour célibataires endurcis. Parce qu’ils veulent vous séparer, cellules individuelles pour chaque détenu afin d’éviter les échanges indésirables. Vous allez devenir chèvres, les gars. Vous allez pouvoir crever chacun dans son coin et pas de main pour fermer les yeux de celui qui rend l’âme. Je sais 41
bien qu’on doit mourir seul mais... Tu me prends mon cheval? T’es dur, l’innocent. Il ne faut pas que je m’apitoie sur votre sort, c’est le jeu qui s’en ressent. À mon avis, c’est de la frime tous ces beaux discours sur les droits de l’homme. Profondément, ils vous méprisent. J’entends par là: ils vous prennent pour des hommes des cavernes et ils organisent une sorte de zoo qui ne choquerait pas les visiteurs accompagnés de leurs mômes. Ils sont prêts à céder sur tous les points pour éviter la liberté dans l’enfermement, l’égalité dans la différence et la fraternité dans le délit. Et je vais te dire un truc: bientôt, ce sera les travaux forcés. Si les bandits ne peuvent pas être détenus à perte, si les taules peuvent être gérées comme des entreprises, c’est l’usine qui vous guette. Les gardiens seront chargés de vous faire boulonner et ils bosseront eux-mêmes à la commission, a-t-on jamais vu un truc aussi malsain...? Oui, échec, j’ai compris. Tu es une espèce d’obsédé, l’innocent. Moi, à la place du directeur, je te prêterais aux médecins pour qu’ils fassent des recherches sur ta cervelle. C’est contre les droits de l’homme ça? Tant pis. N’importe comment, les droits de l’homme et tous ces machins universels, je m’en balance. A-t-on songé à nourrir toutes les bouches affamées? A-t-on entrepris de stériliser toutes les morues et tous les maquereaux (il ne resterait plus grand monde, crois-moi...)? A-t-on obligé tous les gros pleins de soupe à suivre des régimes amaigrissants décrétés par des percepteurs? Non, n’estce pas? Alors, l’universel, ce sera quand les poules auront des dents et les coqs naîtront muets. Celui-ci, tu peux me le piquer. Ça m’arrange. Échec à la reine. Tu as remarqué que, depuis deux ans, on reçoit de la visite, en veux-tu, en voilà. D’abord le ministre et sa pétasse aux mèches platinées, même que Playboy ne cracherait pas dessus. Plantes vertes partout, corvée de peinture pour vous. Décence: zéro. Tous les canards en ont fait la une, on l’aurait deviné. Puis ça a été cette bande d’humanitaires qui croient que le bonheur c’est d’avoir des seringues désinfectées et un chiotte nickel-chrome pour plonger sa tête dedans lorsqu’on a envie de se laver les tifs. Excellent et très original: les fils de bourge désœuvrés ont déniché de quoi culpabiliser papamaman-cadres. Interviews, rapports, photos, un vrai festival. Les matons sont les vilains du film citoyen, les braves gens sont innocents comme toi. Tout le monde est rassuré, les vaches sont bien gardées. Enfin, on a 42
eu l’homme à la caméra, genre artiste qui veut tailler dans la vie. Ça met son nez partout mais ça n’y voit que du feu, la fouine. Parce que, tu me l’accorderas, il n’y a rien à voir ici. Le noir est de rigueur dans notre galerie de taupes. Seulement ce triste connard se prend pour le borgne au royaume des aveugles. Dire qu’on dit que c’est un lieu coupé du monde, ici. J’en connais des dizaines de lieux qui le sont cent fois plus. Ils sont hors du monde carrément. Dire qu’on dit que c’est une maison hors la loi. J’en connais qui le sont mille fois plus. Chez moi, pour ne pas aller plus loin.
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13 Je vous remercie de m’avoir si aimablement ouvert votre cellule. Ça fait toujours de la visite, je sais bien, mais. Non, pensez-vous, je n’ai rien à voir avec la justice. Ou plutôt, oui, dans le sens où ça me concerne, ça concerne tous les citoyens dans ce sens-là. Et je serais, disons, de ceux qui se sentent, a priori, concernés. J’ai rejoint une organisation qui s’occupe du suivi, du bien-être, si on veut, des incarcérés. J’essaie de me mettre au courant, on se tient le plus possible au courant de votre malaise et, si vous voulez, je m’intéresse à votre mal-être afin de. Afin de, on va dire. C’est ça. Précisément. Pas des anges gardiens mais aussi désintéressés que faire se peut. On m’a soufflé, ça reste strictement confidentiel, c’est entendu, que vous en êtes à votre dix-huitième année d’incarcération, une sorte de majorité. Enfin, il ne s’agit pas d’un record, mais disons que, disons que, pour nous, dans l’humanitaire, on trouve ça admirable, je vois bien que vous n’êtes pas de ceux qui se laissent aller. Je devine l’homme, l’homme entier, derrière l’uniforme du prisonnier et je m’en réjouis. Du reste, c’est en prison qu’on peut encore rencontrer ceux qui se battent, excusez le paradoxe grossier, ceux qui se battent pour la liberté. Plus qu’ailleurs on a le sentiment d’être en prise directe avec l’humain... mis à nu le plus souvent... et ça m’interpelle. En réalité, c’est comme un cadeau qu’on s’échange. Je vous découvre, vous me découvrez, je vous présente mon cirque, vous me montrez le vôtre. On va dire. Ouais, l’innocence, ils m’en ont touché un mot, quel fardeau, mon pauvre ami, j’imagine que c’est pour ça que vous n’avez pas décoré votre cellule comme les autres le font, avec plein de photos obscènes et des calendriers. Pas de cul, murs borgnes et nus, un moine ne cracherait pas dessus. De l’austérité à revendre, vous avez là. Je dois avouer que ça m’intimide un peu. Penser qu’on se démène pour que le cadre de vie des détenus s’améliore, qu’on se fend de grilles d’appréciation, visites médicales, conditions d’hygiène, formation continue et tout le bataclan, alors qu’il y en a qui s’en balancent... Ils nous narguent ces hommes à l’ombre. À ce propos, dans une échelle de 1-déplorable à 10-excellent, quelle note attribuez-vous à l’assistance médicale que la maison vous dispense? 45
Vous me direz que ce n’est pas mes oignons, les photos porno, le balai à chiotte, les toubibs et les profs. Mais il ne faut pas croire qu’on se gave de bonne conscience, nous, les visiteurs. Il y en a qui prétendent que les plantes grandissent mieux à l’ombre, que c’est l’ombre qui permet les places au soleil. Donc, à l’ombre, rien de nouveau sous le soleil. N’importe quoi... moi, ça me donnerait le goût de vivre de vous redonner le goût de vivre, c’est simple comme dispositif et, en principe du moins, ça marche, c’est vraiment une question de principe, quoi. Par exemple, les lettres que vous écrivez et que l’administration carcérale viole, jamais compris pourquoi, si vous aviez quelque chose d’urgent et personnel à communiquer à quelqu’un, un parent, un ami, un message d’ordre sentimental à faire passer, je m’en charge, je me porte garant, je transmets, le pigeon c’est moi. D’accord, l’innocence, vous ne l’aurez pas volée, avec toutes ces années, vous l’avez cher payée. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi vous avez refusé, jusqu’à présent, disons jusqu’à présent, jamais trop tard, vous n’avez pas voulu prendre un boulot ici, choisir une occupation qui, sans être bien rémunérée, vous aurait permis de sortir avec un joli petit magot. Et ça facilite, si on veut, le magot facilite sacrément la réinsertion. La réinsertion, voyez-vous, le beau temps après la pluie, c’est notre premier souci à nous, les gens de l’extérieur, les visiteurs. Le comble, c’est que l’artisanat est à la mode. Comment? Figurez-vous qu’il y a de braves gens prêts à débourser un maximum de blé pour faire des stages d’artisanat, alors que vous, à qui on offre cette chance inouïe sur un plateau, vous boudez le truc, sous prétexte que vous n’êtes pas adroit de vos mains. Ce n’est pas du jeu, quand bien même vous seriez le type le plus gauche de la planète, puisque les mains ça se dresse jusqu’à ce que ça vous obéisse. Vous faites la fine bouche, mon pauvre ami, vous vous faites remarquer à tout bout de champ. C’est la qualité de la nourriture qui inspire votre attitude d’ascète borné? Dans une échelle de 1-déplorable à 10excellent, quelle note attribuez-vous aux services de cantine de la maison? On raconte que vous bouffez le strict minimum pour rester en vie... Vous crachez sur la soupe, vous crachez sur le plat de résistance, vous crachez sur le dessert. Vous avez les yeux plus gros que le ventre. À ce qu’il paraît. On n’insistera jamais assez sur l’importance de la collaboration du reclus. Quoi? Non, non, là vous faites fausse route. Si vous persistez à clamer votre innocence, si vous ne vous écrasez pas une bonne fois pour toutes, 46
vous n’êtes pas sorti de l’auberge. La prison ne peut fournir, vous l’avez appris depuis le temps, que ce que chacun y apporte. Avec tous ses défauts et ses défaillances, ce lieu est bel et bien le dernier où l’idée de l’égalité des chances reste, on va dire, pertinente. Vous vous rendez compte du défi que ça représente pour nous, les visiteurs? Le jour où nous baisserons les bras, l’institution carcérale, livrée à des personnes sans scrupules intellectuels, n’aura sans doute plus d’avenir. Ce jour-là, les peines que vous purgez risquent d’être considérées excessivement légères par l’opinion publique. Parce qu’elles ne seront plus — voilà ce qui compte, à nos yeux — parce qu’elles ne seront plus lourdes de sens.
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14 Toi et moi, l’innoce, on a fait un bout de chemin ensemble. Tu es d’accord que ça rapproche, ça crée des liens. On a mis des lustres à comprendre que tu es un mec bien, ce n’était pas gagné d’avance. On a cru un moment que tu n’étais qu’une espèce de poule mouillée, une espèce rare, certes, un peu hors norme, mais les espèces, à l’heure qu’il est, elles ont connu de meilleurs jours, si tu vois ce que je veux dire... À présent, c’est acquis, c’est sans conteste, tu es un des nôtres, quoique tu en dises, le truc de l’innocence ça m’a toujours dépassé, moi qui suis fier de ma culpabilité, elle me botte, la garce, elle me tient à cœur. Tu sais qu’ici, l’ordre ici, les affaires et tout le tralala, ça demande une poigne d’enfer, on ne peut pas se payer le luxe de laisse béton, les brèches pas question, étant donné le nombre de ceux qui rêvent de s’y faufiler. Ce n’est pas très différent de gouverner un état, on n’est plus dupe quant à ça, ce ne sont pas les gouvernants qui gouvernent, il y a belle lurette que c’est entre les mains des éminences grises et vu qu’elles prennent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel... N’importe comment, ces éminences, ici on s’en fout, on est bien obligé de créer un système à part dans un monde à part, c’est logique, tu t’y plies, on s’y plie. Seulement dans notre monde hors du monde, la population change, ça déménage sans arrêt, et de manière imprévisible, transferts, libertés conditionnelles, en veux-tu, en voilà. Les nouveaux, les inconnus débarquent sans prévenir, les anciens, les potes sont embarqués en pleine nuit, dans le secret des dieux. Le bordel, quoi...! Il faut de la jugeote pour évaluer les rapports qui ne cessent de se modifier, au gré des minuscules chambardements. Ta situation, elle n’a pas changé? Permets-moi de te dire que c’est de ta faute. On n’a pas idée de s’accrocher à un pipeau de ce genre. Les rats n’abandonneraient pas le bâtiment pour suivre ta musique. Ça sonne bizarre, ça blesse la bouche et surtout le tympan. Toujours est-il qu’il ne s’agit pas de toi. Ou plutôt si. Mais pas dans le sens où tu l’entends. L’égoïsme, lascar, ça devrait avoir des limites. Tu as songé à tous ces mômes qui viennent d’intégrer la maison, tous ces marmots mal léchés, mal torchés par leurs mères mégères, tu as remarqué qu’ils ressemblent à des oisillons 49
tombés de leur nid de fortune? Ils nous arrivent d’un monde détraqué, où la petite frappe n’a plus à faire ses preuves, il lui suffit d’accepter les règles du jeu des durs et de baisser un peu son froc en cas de merde. Tu vois, l’innoce, cette saloperie de came, elle a introduit un faux espoir de démocratie, elle a répandu une fausse espérance d’égal accès au bonheur. C’est quand même triste qu’on puisse convaincre les mômes écervelés d’une connerie pareille, mais n’oublions pas que la plupart des gens désirent être trompés. Rares sont les humains qui rejettent l’illusion et choisissent de vivre dans l’étroitesse de la vérité. Bon, ce n’est pas la philosophie qui va remettre les choses en place, ça on ne le sait que trop, va. Ce que j’allais te dire c’est que tu es un mec presque respecté. un type qui a poussé la plaisanterie jusqu’à refuser de regarder la télé, qui a choisi de rester dans l’ignorance comme un sage, ça en impose. Tu es un vrai pilier de notre système hors du monde, car personne n’habite ce hors du monde aussi intensément que toi. Et il n’y en a pas un qui oserait, aujourd’hui, te chercher noise car aucun ne doute que tu en as entre les jambes et entre les oreilles. Je sais, je sais, ce n’est pas ça qui va arranger tes affaires, d’autant plus que les affaires ça ne te dit rien, lascar. Ceci dit, l’honneur, ici, est bien plus difficile à conquérir que partout ailleurs. C’est clair que tu es devenu une sorte de pièce-clef et, en plus, tu n’es pas du genre à jouer sur plusieurs tableaux... Ce que je voulais te dire c’est que, tôt ou tard, un de ces jeunots va venir te titiller. Ils sont un peu verts mais ça ne les empêche pas d’être mûrs pour la bagarre. Alors, ce qu’on te demande, nous les anciens, c’est de les mettre en garde. De leur tirer les oreilles, si besoin. L’économie parallèle, c’est bon pour dehors. Ici, pas de concurrence déloyale, pas de loi de l’offre et de la demande, pas d’outsiders... Évidemment, toi qui es si intègre et si intégré à ta façon, là tu te poses la question: qu’est-ce que je gagne à m’occuper de l’instruction des nouveaux poilus? Je ne vais pas te promettre de la came, tu es propre comme le trou du cul d’un constipé. Je ne vais pas t’acheter avec des paradis artificiels, ça n’a pas l’air de te tenter. Par contre, je suis au courant de ce que tu cherches depuis une éternité. De ce que, malgré ton acharnement, ils ne t’accorderont jamais... sans un petit coup de pouce. Ce petit coup de pouce, on est prêt à le, comment dire, à le subventionner. Tout est à vendre, lascar, même les directeurs de prison, surtout ceux qui courent après les belles bagnoles. Les 50
belles et les bagnoles. Quand on sort les premières, on est forcé de sortir les secondes. Ça revient cher de s’enticher de ces bêtes-là. Le service dont je te parle — rendez-vous avec le dirlo avec possibilité de causette d’une demie heure, disons, minimum — on sera heureux de te le rendre, ce service. Il ne faut pas croire que ça va de soi. Le dirlo est cerné de toute part et, depuis qu’ils ont décrété l’humanitaire, il ne sait plus où donner de la tête, avec toutes les rencontres au plus haut niveau et celles au ras du sol, si tu vois ce que je veux dire. Tu n’as pas le langage adéquat? Oh la la, l’innoce, je t’arrête tout de suite, car c’est précisément à cause du langage qu’on se tourne vers toi. Ton langage, vois-tu, il te distingue, il te situe ailleurs, il te met hors du coup. Un zouave qui parle comme toi, il ne peut pas être de mèche avec des apaches. Un bonhomme qui préfère vivre sur la paille à magouiller comme tout le monde, ce bonhomme il ignore sûrement jusqu’au sens du mot dealer. Le langage, dans ton cas, c’est l’habit qui fait le moine. Et on ne saurait trop insister sur les guides spirituels. Surtout lorsqu’il s’agit d’affaires bassement matérielles.
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15 Asseyez-vous, je vous prie. Non, ne restez pas debout, vous me donnez le tournis. Les gens debout me rappellent forcément que je vis trop longtemps assis. C’est cette carrière si contraignante qui veut ça... Vous n’avez pas idée de la force d’attraction de ces tonnes de paperasses qui vous passent par les mains et vous pèsent sur le dos et vous écrasent comme une mouche sur votre chaise. Enfin, on n’est pas là pour faire de l’éloquence, je suis trop vieux pour croire encore au poids des mots. Vous en êtes d’ailleurs une victime, de cette légèreté de la parole de ceux qui sont, précisément, censés traquer la vérité au cœur des tissus de mensonges... ces tissus de mensonges que les métiers de la justice servent à tramer. C’est pourquoi au fil de toutes ces années, au long de ce séjour où vous n’avez cessé, j’en suis bien conscient, de protester de votre innocence envers et contre tous, je n’ai jamais cru bon de vous accorder un entretien. Oh, vous savez, je suis au courant de vos innombrables tentatives d’entrer en communication avec moi et, si je ne vous ai pas reçu, c’est par égard pour votre bien-être ici. Comme je viens de vous l’expliquer, je me méfie de la parole. La liberté de parole, que tant de cervelles, soi-disant éclairées, s’entêtent à réclamer haut et fort, haut et court, la liberté de parole est à l’origine d’une grande part de nos souffrances sociales, oui je dirais sociomorales. Et partant individuelles. Les folles attentes qu’elle crée, cette liberté de parole dénuée d’efficacité, divorcée de la réalité, sont toujours déçues. La liberté de parole engendre la frustration qui, à son tour, se déploie dans le geste criminel. Parce que, voyez-vous, malgré l’impuissance qui caractérise ma condition d’exécutant des décisions judiciaires, je ne me suis pas dérobé au devoir de réflexion, muette certes, mais réflexion quand même. Qu’aurais-je pu faire pour vous lors de cet entretien sur lequel vous avez tant fantasmé? Rien. Ce qui s’appelle rien, puisque mon rôle ici n’ est pas d’évaluer la justesse des condamnations mais uniquement d’appliquer les peines dictées par la justice. Une conversation avec un bonhomme comme vous, un bonhomme confortablement assis sur la certitude de son innocence, aurait eu pour résultat de vous déstabiliser, voire de transformer l’innocent que 53
vous étiez, sur le plan virtuel, en un criminel. Un criminel en puissance. Vous me suivez, j’espère. Bien sûr, bien sûr. Ça n’empêche que l’on vous doit des excuses plates. Des excuses plates. Et c’est au nom d’un appareil de justice que je ne domine point — encore que j’y sois très attaché, notre idée de justice n’ayant vu le jour que sous le soleil éblouissant de la Grèce, avec quelques éclipses, partielles ou totales depuis — au nom de cet appareil qui m’emploie, je vous présente mes... Voilà. Oui. Ça ne m’étonne pas. J’aurais été surpris que vous les acceptiez nos condoléances, je veux dire, nos excuses. Je pense bien que ces excuses sont inacceptables, bêtement inacceptables. Au bout de vingt années d’incarcération, on a d’autres chats à fouetter. Toute parole de compassion, de consolation, est une parole de trop. J’ose néanmoins prétendre que vous ne garderez pas un mauvais souvenir de cet établissement. Saviez-vous qu’elle est très demandée notre maison? Aussi incroyable que cela puisse paraître, du point de vue des incarcérés, les prisons ne se ressemblent pas, il y a pour eux une sorte de classement. Comme pour les grandes écoles, voyez-vous. Et nous jouissons d’un certain prestige, nous avons la cote, quoi... Depuis un certain temps, les conditions de vie dans les prisons sont devenues une question délicate, extrêmement délicate sur le plan politique. Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, nous sommes surveillés de près. D’autant plus près que nous jouons, à la perfection, le rôle de bouc émissaire. Alors, ce prestige que les détenus nous attribuent s’avère, à l’heure actuelle, un élément non-négligeable, un élément qui pèse, de façon très positive dans l’évaluation de notre travail de... de réinsertion. Votre comportement sans reproche durant ces vingt années de détention nous encourage... il nous encourage et nous prouve que nous avons choisi la bonne voie. Je me réjouis que le vrai coupable, écrasé par le remords ou par les circonstances, ait avoué le crime, vous déchargeant des années de peine qu’il vous restait à purger et confirmant, je vous le dis sans arrogance, l’impression que nous avons conçue de vous. C’est presque romanesque, mais la fiction, ce n’est pas nouveau, rejoint quelquefois la réalité. Par des voies impénétrables. Je suis sûr que les services de réinsertion se mettront en quatre pour vous concocter des lettres, des recommandations, des rapports, des 54
dossiers, enfin, tout ce qu’on peut cuisiner de plus avantageux sur votre compte. Cela vous permettra d’affronter, mieux que quiconque à votre âge, le monde désaxé qui vous attend à l’extérieur. Je vous souhaite de ne pas regretter, un jour, de nous avoir quitté si précocement. Moi aussi, moi aussi, j’aurais apprécié de m’entretenir plus longtemps avec vous. Cela aurait été un véritable plaisir pour un fonctionnaire voué à des problèmes bureaucratiques si harassants. Cependant, que voulez-vous, le devoir me talonne. Même quand je ne lui cours pas après.
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16 Alors comme ça tu vas partir... Dis donc, mon garçon, tu es vraiment du genre incapable de mener ta barque comme tout le monde. Ce que tu as fait chier les matons pendant vingt ans et, pour finir, tu les quittes comme si tu n’avais de comptes à rendre à personne. Moi, j’ai toujours prétendu qu’il valait mieux être flic que voyou, mais là tu m’en bouches un coin. J’en ai ramé, pour rafler la pension de merde qui me tombe à l’automne. J’en ai bavé, mon garçon, pour toucher l’aumône. Les gens oublient que, dans notre boulot, on partage, on est obligé de partager le quotidien des mecs qu’on pourchasse, des bandits, quoi. Les trois quarts de cette vie, c’est la zone, c’est le bas-fond, ce sont les bars mal famés et les banlieues en état de siège. Tu vois, je ne me la suis pas coulée douce comme toi, chaque jour c’était la pluie après la pluie, un sandwich bouffé entre deux interpellations, payé da ma poche, bien entendu, et le soir, enfin rentré, à pas d’heure le plus souvent, se taper encore les récriminations de ma moitié, pas moyen de dormir en paix, parce que cette espèce d’empotée n’est pas loin de croire que les flics se payent les putes avant de les envoyer à l’ombre. Donc, tu vois un peu le prix du métier. Je les envie les mecs qui s’offrent le luxe d’un long séjour en taule, je te jure. Tu me diras: je l’ai choisi ce métier. Mais quel âge j’avais? Quelle idée j’avais de ce qui me guettait? La carrière était aguichante aux yeux d’un gamin nourri de feuilletons américains, pour qui l’école avait été un tantinet trop buissonnière. On m’a fait part de certains risques. On m’a filé quelques conseils précieux. Mais on ne m’a pas expliqué qu’on pouvait tomber sur un os comme ta pomme au bout de trente-cinq ans de boulot. Et que, du coup, il valait mieux déchirer ma feuille de service. Elle est dure à avaler ta pomme, tu ne trouves pas? Le trognon m’est resté en travers de la gorge et, depuis, j’étouffe. Pire que tout, je ne peux pas me plaindre: tu es la victime, le bourreau se prend les torts et il ferme sa gueule. Or, je pense que j’ai, au minimum, droit à des éclaircissements, droit à des précisions, droit à des justifications. Pourquoi, bordel, n’as-tu jamais fourni l’ombre de l’ombre d’un alibi? Pourquoi, diable, n’as-tu pas même essayé d’échafauder un début de preuve? Non, non, non... je ne parle pas de dénégation. La dénégation, ça ne mène nulle part. Tous les suspects qui passent à la casserole refusent de 57
plaider coupable. Tu espérais que l’innocence allait éclater entre mes mains comme une grenade dégoupillée par le bon dieu? C’est ça, hein? Tu as tout fait pour que ça me retombe dessus, même s’il fallait attendre vingt ans et des poussières. C’est trop vrai que l’as mangée froide, ta vengeance. J’ose, à mon tour, espérer que tu en crèveras, de cet orgueil mal placé, mon garçon. Enfin, je crache mon venin, mais je sais qu’au fond, au fond-au fond, tu es un dur de dur, que la prison t’a endurci encore s’il le fallait, que tu es un criminel sans crime, et que rien de ce que je raconte ne peut t’atteindre. Le plus inouï — il faut croire que l’état a du fric à balancer par les fenêtres — c’est que maintenant rebelote, l’affaire est repartie comme en 14, on rouvre le procès, je suis convoqué à la barre comme si j’étais pour quelque chose dans l’erreur judiciaire. Tu avoueras, mon garçon, que tu étais le seul suspect disponible, l’autre mec jamais entendu parler, c’est l’œuf d’autruche dans la petite assiette de caviar. Le procureur, le juge, l’avocat, les jurés, personne ne leur reproche quoi que ce soit, c’est moi la brebis galeuse de ce beau troupeau d’imbéciles qui ont estimé que tu étais trop innocent pour être vrai. Remarque, avec le recul, je les comprends. À l’époque, je n’avais rien contre toi, tu étais la routine incarnée et moi le fouineur de service, le fouille-merde qui finit par s’enliser dedans. À présent, ce n’est plus pareil. Je sens, je sais que tu es pourri dans l’âme, un type qui se tait sur ce qui pourrait le sauver est sacrément pervers et sa faute est bien plus préméditée que le meurtre à la petite semaine commis par un gangster. Il s’agit là d’un geste qui, sous couvert d’innocence, menace d’ébranler le fondement moral du système dont la base matérielle c’est nous. Nul n’imagine une société sans police. Le sale boulot de surveiller c’est nous. C’est nous la sale besogne, même si la justice a les mains bien plus dégueu que le dernier des flics. La justice a besoin de mecs naïfs comme la plupart des flicaillons, elle a besoin du flair bestial de nos hommes pour pouvoir rester aveugle et s’en laver les mains. Ta pourriture, elle se cache comme le ver dans le fruit. Le fruit dans l’arbre, le fruit dans le cageot, le fruit à l’étalage, le fruit dans la corbeille. Apparemment, il est sain, ce fruit, alors tout un chacun se retourne sur lui et se laisse prendre à l’envie naïve de croquer dedans. Comme l’Adam de l’histoire ancienne, il était trop jeune pour fliquer le paradis cet hommelà... Eh bien: j’aurai beau être le premier à subir la punition qui va avec ta pomme, mon garçon, ça m’étonnerait, ça m’étonnerait beaucoup que je sois le dernier. 58
17 Je suis sûre que ma tête ne vous dit plus rien. Ça vaut mieux. Je ne suis pas à l’aise. Au bout de tant d’années, vous avez changé et moi aussi. Je dois avouer qu’ils m’ont tenu la jambe pendant des heures pour me faire venir ici. Entre parenthèses, il est beau ce parloir. Avec cette couleur un peu rosée, tables et chaises ton sur ton, on dirait le bar d’une pension au bord de la mer. Si c’est comme ça qu’on punit les bandits... Toujours est-il qu’il me suffit de vous regarder pour confirmer ce que je savais d’avance. Ça n’empêche que je suis très embarrassée. Nom de dieu, comment pourrais-je reconnaître en cet homme vieilli et mal rasé le meurtrier fringant que j’ai aperçu dans la cour de l’immeuble, il y a vingt ans de ça. Je n’habite même plus cette baraque. Les nouveaux voisins étaient bronzés et trop bruyants, le syndic a augmenté les charges d’une manière scandaleuse sous prétexte de ravalement de la façade, les concierges défilaient comme des chevaux de cirque, l’anarchie en somme. Ah ça, vous pouvez croire que les choses ne sont pas ce qu’elles étaient quand vous nous avez quittés. Pas question de laisser le vélo dans la cour ou la clef sous le paillasson. Les pots de geraniums, on nous les pique sec. Les caves, c’est le rendez-vous d’adolescents débauchés qui sortent leurs couteaux si on s’avise d’aller chercher une bouteille après cinq heures du soir. Bonjour, c’est fait pour les chiens. Merci, c’est démodé. S’il vous plaît, c’est ringard. Vous êtes vraiment cocu d’avoir abandonné cette galère. Enfin, je veux dire, je vous plains, sincèrement je vous plains. Pas commode, votre situation. Vous avez pris un sacré coup et vous m’avez l’air d’avoir bouffé de la vache enragée. Pourtant, les journaux n’arrêtent pas de parler d’amélioration des conditions de vie des détenus, privatisation des taules, cantines modèle, chiottes privatives et j’en passe. Peut-être que vous êtes de ceux qui font la grève de la faim. Mauvaise graine de gréviste, va, quand on pense aux gens qui crèvent la dalle aux quatre coins du monde. De toute façon, on prétend que le jeûne, ça conserve, alors vous avez sans doute fait ça pour tromper le temps. Parce que, entre nous, côté vieillesse, vous et moi, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Je n’ai pas assez jeûné, ma foi. 59
Si je vous accorde que j’étais dans l’erreur? Je vous l’accorde, ne me faites pas pleurer. Figurez-vous, rien qu’une seconde, les nuits blanches que je me suis payées depuis qu’ils ont coincé l’autre huluberlu. Quoiqu’il en soit, deux mecs d’un mètre soixante-dix en costard-cravate, ça se confond forcément. Tu m’étonnes, n’importe qui se serait leurré et dieu m’est témoin que je croyais être dans mon droit en témoignant contre vous. Je n’aurais jamais imaginé que ça irait aussi loin, le quart d’une vie pour vous, puis, alors qu’on ne s’y attendait pas, le mauvais quart d’heure pour moi. Le commissaire, il m’avait rassurée, jamais vous ne regretterez, madame, d’avoir eu l’audace de, l’audace de. Et il n’a jamais mentionné le deuxième larron qui vous ressemble comme deux gouttes d’eau. Certes, il est châtain tandis que vous êtes plus foncé, mais il faisait presque noir dans cette cour. J’ai simplement affirmé que je vous avais aperçu, furtivement, je ne suis pas le genre de bonne femme qui voit des fantômes, je n’ai pas nié qu’un type en valait un autre, point de vue taille et costume. C’est le boulot de la police de dénicher la doublure, les alibis, l’enjeu, l’occasion, le motif. Et vous n’allez tout de même pas me raconter que vous viviez dans les meilleurs termes avec la victime, elle vous devait un fric monstre, la victime, ça a été prouvé noir sur blanc. Ce n’était pas mes oignons ça? Dites donc, quel culot! Je m’amène ici, je suis prête à tirer mon épingle du jeu et j’en viens presque à vous présenter mes excuses formelles parce qu’un mec tordu a bien voulu endosser un crime qu’il n’a, si ça se trouve, pas commis pour un sou, et vous, un vaurien, ah, je suis outrée. Vous me forcez à dire ce que je m’étais promis de taire. Faire justice, c’est les oignons de tout le monde, là je suis sûre de ce que j’avance. Si l’on devait se fier aux tribunaux, les malfaiteurs, il y en aurait plein les rues, il y en a plein les rues, d’ailleurs. Moi, votre pomme, je ne la sens pas, voyez-vous. Qui me dit que l’huluberlu n’est pas de mèche avec vous? Étant donné le système des peines, trop de peines trop courtes, je me demande s’il n’a pas tout pris sur lui parce que ça ne changeait rien à son sort. Ça s’est vu dans les films, pourquoi ça ne pourrait pas se produire chez nous? Le flic m’a expliqué que c’est mon témoignage accablant, accablant il a précisé, accablant et péremptoire, qui vous a valu vingt-cinq ans. Eh bien, d’abord, ce n’est pas moi qui vous ai jugé et condamné, il ne faut pas déconner, je me suis bornée à déballer ce que j’ai vu, de mes yeux vu. 60
Ensuite je ne suis toujours pas convaincue du contraire. On ne me fera pas avaler que c’était quelqu’un d’autre, un inconnu, entre chien et loup, qui n’avait rien à voir avec, un intrus en quelque sorte. C’est que, ma fenêtre donnant sur la cour, j’ai eu loisir de vous voir, au bas mot des dizaines de fois, descendre la poubelle. En costard-cravate, avant de partir au travail, nom de dieu. Jamais, au grand jamais, à cette heure-là. C’est ça qui m’a fait tiquer. Plus votre tronche qui me déplaisait souverainement. Depuis le début. Ils vont vous libérer, à ce qu’il semble. Quelle imprudence! Mes félicitations, en tout cas. Je ne suis pas le genre de bonne femme qui ressasse les trucs du passé. Aucun remords, aucune rancune, bonne chance. Vous avez toute votre vie devant vous. Moi je ne pourrais pas en dire autant sur mon compte. Une seule chose m’inquiète: je ne suis pas sûre que vous n’allez pas recommencer demain.
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18 Ah la la, l’innoce, si on m’avait dit, il y a une semaine, qu’on allait te lâcher dans la nature pour cause d’innocence prouvée et retrouvée, je me serais fendu la poire. C’est quand même une grande première qu’on libère un taulard qui se dit innocent. Surtout que ton manège était vieux comme le monde, c’est la tactique la moins efficace de toutes, la plus naïve, à vrai dire. Ça réveille le désir de meurtre qui dort au fond des consciences. Au bout de quelque temps, les gens s’en lassent, ils changent volontiers de camp, puisque tant qu’à faire. Toi, tu es resté fidèle à ton histoire, ça emmerdait la population au point que la dite histoire s’est retournée contre toi. On estimait que tu pouvais être coupable de choses impossibles à avouer et que tu avais trouvé là une manière de détourner l’attention sur un petit crime merdique, un crime de débutant. Un coup, on t’admirait pour ta morgue, un coup, tu nous foutais la trouille, parce qu’il n’y a rien de pire qu’un mec qui ne s’adapte pas aux circontances. Sûr... C’est toi qui le dis... Seulement, les circonstances, tu les as, en quelque sorte, couchées à tes pieds. Les chiens aboient, la caravane passe, on a fini par te prendre pour un sage. Tu déguisais tes souffrances, si tu en avais, et tu écoutais celles des autres, comme un puits noir et sourd. Il y en a qui parlent aux plantes et aux animaux, il y en a qui parlent pour s’entendre dire, il y en qui parlent pour les murs ou pour personne. Je crois que tu connais tous leurs secrets, à ceux-là et à ceux qui crachent le morceau avant de l’avoir avalé cul sec. Et voilà comment tu es devenu un compagnon. La route étant longue, la route se réduisant à une très très longue halte... Ce qui n’enlevait rien à la sombre image qu’on se faisait de toi. Pas de miroir, non, jamais tu ne tendais ton visage comme un miroir. Jamais on n’a pu prendre nos pensées pour les tiennes. Quel exploit! Tu nous as appris à croire à l’innocence comme d’autres nous ont appris à croire au péché. Et, à l’heure qu’il est, il faut dire, putain, que nous sommes happés par cet enseignement. Il faut se dire que tu avais raison, putain, que tu avais raison depuis le départ. Qu’on est tous des innocents qui se trompent, qui s’ignorent. C’est un souffle d’air que tu nous apportes avec ce dénouement, un courant d’air qui balaye la maison de fond en comble. Il y a dans ta libération un parfum de mutinerie qui monte à la tête... 63
Tout le monde comprend que notre société est pourrie dans la moëlle. Tout le monde tolère qu’elle le soit, comme s’il n’y avait pas de responsables. La société s’arroge le droit d’enfermer ceux qui se distinguent de la masse, ceux qui ne sont pas apaisés. Ceux qui préfèrent coincer la bulle à se crever pour que la terre continue de tourner. Les petits enfants coupent les ailes de ce qui vole et ces enfants de salauds qui nous enferment jusqu’à l’oubli dans ce lieu dégueulasse, ils ne savent pas ce qu’ils font, pas plus que leurs garnements. Pas de pardon pour les enfants de salaud. La mouche s’éveille, le papillon se débat, l’abeille enfonce son dard dans les cervelles de ses tortionnaires. Et leurs ailes repoussent. Oui, l’innoce, je suis conscient que tu l’as eue mauvaise, ici, parce que les potes n’épargnent personne et moins encore le type qu’on n’arrive pas à cerner. Mais, à présent, aucun n’oserait mettre en doute l’importance de ton histoire. L’importance de rester fidèle à son histoire, de s’en tenir à ses grandes lignes et à ses petites lignes. De lire entre les lignes, parce que le sens, le sens va finir par éclater. Excuse-nous, ça paraît un peu égoïste, mais ce qui compte le plus dans ton départ c’est qu’on peut s’y accrocher et partir un peu. Bah, tu as déjà tout pigé, tu es un vieux renard à ta manière. On prend sur nous de leur mener une vie d’enfer, à ces matons qui nous traitent comme de la bouse, à cette administration qui nous traite comme un tas de fumier. On va multiplier les protestations et les pétitions et les actions. Vu que nous sommes tous dans ton cas, je ne vois pas pourquoi on s’en priverait. Une grève de la parole, un machin dans le goût de ce que tu as fait il y a deux ans, sourds comme des pots, muets comme des carpes, et voilà l’humanitaire qui rapplique. Télé et journaux à la traîne, avec un minimum de chance. Le dirlo interviewé au bord de la dépression. Les matons exigeant être mutés. Les salauds du service social en congé de maladie pour durée indéterminée. L’innoce n’est plus là, bonjour les dégâts!!! Je te remercie d’avance — tu m’écoutes toujours? — d’en faire autant une fois dehors. Ce courant d’innocence ne peut pas s’arrêter. Tu es, l’air de ne pas y toucher, un leader. Et les leaders ne lâchent pas les âmes de ceux qui les suivent. Parce qu’elles leur collent au cul.
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19 On va se languir de toi, l’innoce. Tu n’es pas encore parti, on te regrette déjà. Il ne faut pas m’en vouloir de te dire ça. Toi-même, je ne suis pas sûr que tu sois content de te barrer. Pas si sûr que tu le sois... Dehors, ce n’est pas folichon-folichon, je peux te l’assurer, vu que je sors tous les jours et il m’arrive d’envier votre vie de frères unis dans la débâcle. Bon, je te rends tes affaires. Tu te déshabilles derrière le paravent et tu remets tes fringues d’homme libre, fais-moi pas rire. Tu plies l’uniforme et tu le mets dans ce sac en plastoc noir. C’est pour la buanderie ces affaires. Elle appartient à l’état, la chemise de l’homme heureux, et ça va peut-être porter bonheur à quelqu’un. Sincèrement, c’était mieux pour nous de te garder plus longtemps. Je sais bien qu’on ne peut pas te retenir, mais on s’était fait à ta bouille de paumé et aux parties d’échecs jusqu’à pas d’heure. Tu gagnais toujours, ça nous donnait bonne conscience, on se sentait presque comme l’animateur culturel qui tape la carte avec les petites vieilles le vendredi soir. Sans parler des rigolades qu’on s’est payées, quand tu nous ressortais la blague de l’innocence. Enfin, c’était ce qu’on croyait à l’époque, plus commode pour toi, plus commode pour nous, ça arrangeait tout le monde. Maintenant, il faut que tu vérifies la liste de tes effets personnels et le pognon aussi. Tu t’en fous? Eh bien, pas moi, mon cœur, pas moi. Des fois que l’administration s’avise de chercher la petite bête. Ces messieurs, ils ont déjà commencé à nous mettre sur le dos la responsabilité d’un tas d’anormalités dans la procédure, dans le genre pourquoi on ne lui pas accordé les audiences auxquelles il avait droit, normalement. Normalement, vois-tu, on est reçu par le juge. C’est tout un poème, cette norme. Tu n’avais aucune chance: un mec qui clame son innocence est un semeur de merde. Ton histoire à coucher dehors n’était pas un bobard facile à tolérer. Elle avait les ingrédients qui suffisent à déclencher une rixe, deux rixes, un état de siège. D’ailleurs, on n’est pas complètement rassuré. Ça bouillonne dans les parages. Même nos petits indics commencent à nous regarder de travers, comme si on leur avait coupé l’herbe sous les pieds. Voilà pourquoi je trouve qu’il fallait te garder jusqu’à ce que la poussière retombe. 65
Là, tu dois signer là. Tu as compté tes sous? Ne te fais pas trop de mauvais sang... de toute manière, ça vaut que dalle ces billets. C’est tout juste si les monuments dessinés dessus tiennent encore debout, mon cœur. Comme disait ma mémé: à quelque chose malheur est bon. Ces vingt ans en prison t’ont épargné das tas de désagréments — combien de chômeurs auraient aimé être dans ta peau? — et ta sortie sera une sorte de voyage dans le temps. L’effet de surprise t’aidera à avaler bien des choses. Si je devais élire la chose la plus dure à accepter, je n’hésiterais pas à pointer la fatalité d’être livré à soi-même. Tu peux emporter tes cartes et tes papiers d’identité. Périmée, l’identité, bien entendu. Il me semble que ça y est. Tu peux te considérer fin prêt à mettre les bouts. Tourner le dos à vingt ans de vie sans bouger le petit doigt, chapeau! Moi aussi, je te jure, moi aussi, j’aimerais recommencer à nouveau. Table rase. Petit zéro roulant sa bosse là où ça lui chante, quel veinard... La vérité, tu vois, mon cœur, c’est qu’il n’y a pas de justice. Je croyais, quand j’ai choisi ce métier de merde, que c’était une planque. Surveiller des gens enfermés, que demande le peuple? Je ne pouvais pas m’imaginer la chiasse que c’est de jouer les nurses pour quelques centaines de gars qui se tournent les pouces et vous squattent le ciboulot jusque dans les rêves. La justice a le bras court — c’est pour compenser ceux qui ont le bras long, tu me diras — elle se sert de notre force brute et des brutes qu’elle apprivoise. Vous et nous, les deux plateaux de la balance mal tarée, et aucun ne fait le poids, en fin de compte. J’en ai vu des zorros libérés du jour au lendemain. Sauf qu’ils avaient le bon goût, classe sociale oblige, de ne pas se déclarer innocents. Je te répète que ce n’est rien de personnel. On est plutôt de ton côté, si côté il y a... Mais le coup de crier son innocence aurait pu justifier un certain nombre de mesures... des sanctions... une guerre psychologique... nous sommes préparés pour ces situations-limite. Tu as, tu peux t’en vanter, échappé aux mailles de la prison, même si celles de la justice t’ont... t’ont musclé le gosier, on va dire. Quand tu repenseras à nous, n’oublie pas que, pour une raison qui me dépasse, peut-être tout simplement parce que ça nous passait au dessus de la tête, ton entêtement à tous crins, nous avons été assez cool avec toi. Plus cool, tu meurs. Plus vache, tu ne serais plus de ce monde. 66
20 Bonjour, monsieur. Si je vous ai demandé de venir, 366, alors que vous n’avez jamais montré le moindre désir d’être ni encadré, ni épaulé, c’est parce qu’on m’apprend que vous allez être jeté dehors et que j’appréhende pour votre sort. Cette fameuse innocence dont, semble-t-il, vous vous targuiez, ne fait plus l’ombre d’un doute. D’après M. le Directeur, vous auriez effectivement été victime d’une erreur judiciaire, ce qui, à mon sens, explique bien des choses... votre arrogance, notamment. Ces murs abritent des histoires souvent peu communes. Il y en a qui donnent le frisson. La vôtre, 366, elle donne à penser. On serait tenté de dire: tout est bien qui finit bien. Pour ma part, j’estime que vous ne devriez pas prendre cette libération trop à la légère. Le vertige de l’heureux dénouement pourrait entraîner un excès de confiance sans commune mesure avec votre situation réelle. Quelle est-elle votre situation réelle, 366? Vous êtes un homme seul, habité par le ressentiment. Ce n’est pas tant que le monde a changé depuis votre incarcération, mais plutôt que vous, vous n’êtes plus le même. Cet écart, cette dislocation, par rapport aux contours de votre personnalité primitive, on va dire primitive, a forcément créé une zone floue, où se débattent les spectres d’un passé révolu et les projections fugaces d’un futur incertain. En ce moment, vous n’êtes, pour ainsi dire, pas une personne. Vou n’êtes personne. Dans cet entre deux, vous avez le cul entre deux chaises et cela risque fort de vous paralyser. Ce n’est pas votre avis? Eh bien, si vous ne voulez pas écouter les spécialistes, tant pis. Je ne suis pas là pour vous dispenser des leçons de vie mais, ça je peux vous l’assurer, il va falloir que vous réappreniez à vivre. Dehors, le capitalisme sévit toujours, et comment! Cependant de sacrées nuances dans le jeu social font que, actuellement, votre individualisme effrené ne sera pas entendu comme un apport positif à la vie citoyenne mais comme un signe de rébellion permanente. Chacun pour soi, ça reste vrai, le soi étant devenu une instance collective, impersonnelle en quelque sorte, que chaque individu porte en lui. Le soi ne tolère pas le virus de l’individualisme, cet élan suicidaire qui vous a poussé à mener une guerre sans trêves contre ceux qui vous opprimaient. 67
Vous vous êtes tenu à carreau? Je ne suis pas gardienne, je ne saurais me prononcer là-dessus. Vous avez pratiqué, ça je suis parfaitement au courant, une politique de rejet systématique des perches qu’on vous a tendues. Pas de travail volontaire. Pas de loisirs volontaires. Pas de cul. Pas de culte. Je travaille depuis quinze ans comme assistante sociale en milieu carcéral, je n’ai jamais vu ça. Enfin, on a essayé d’organiser votre réinsertion de telle façon que l’incarcération puisse n’être qu’une parenthèse, un cauchemar interrompu avant qu’un réveil trop brutal ne ruine votre psychisme. Si bien que vous retrouverez votre boulot, votre ancien poste, et des consignes très précises ont été communiquées à vos collègues et à vos supérieurs hierarchiques afin que nul ne vous rappelle votre temps de détention. Les personnes qui vous entoureront, par contre, ne seront sans doute plus les mêmes, beucoup d’eau a coulé sous les ponts... Il faut impérativement oublier ces vingt ans. Ça exige un effort énorme qui sera largement récompensé par les nombreuses années que vous avez encore à vivre. Facile à dire, dites-vous? Moins aisé que vous ne croyez, 366. Mettezvous à ma place, à la place de la personne que vous avez obstinément refusé d’écouter. La personne qui se voit obligée, par l’administration carcérale, de vous faire la morale en guise d’adieu. Si je m’écoutais, si je pouvais me le permettre, je vous passerais un savon. Car je crois fermement que c’est la récidive qui vous guette. L’agitation de vos mains, ces doigts noueux qui s’affairent autour du vide, ça montre bien que vous n’êtes pas apaisé. Une rage vous consomme, aura-t-elle raison de votre bon sens? Vous êtes un homme inquiétant, le plus inquiétant que j’ai croisé, dedans ou dehors. Un type tombé du ciel vous innocente, on vous rend la liberté sur la foi des sornettes qu’un triple criminel a pu raconter. Moi, personnellement, je suis loin d’être acquise à votre camp. Il y a, dans votre histoire, un truc qui cloche, une note suraiguë qui assourdit. Je me borne donc à vous prodiguer quelques conseils, sans être sûre de leur portée. Peu importe. Ce qui compte, c’est qu’on ne vous pardonnera pas un deuxième faux pas, vous comprenez. Vous seul, puisque vous vous retranchez derrière un masque de solitude, vous seul savez si ce séjour aura suffi à étouffer dans l’œuf vos velléités de justicier. Un homme qui a vaincu une fois, rien qu’une fois, la justice des hommes est une bête débridée. Je crains que vous ne continuiez à ronger votre frein. Ce n’est pas vous qui avancez, 366, c’est la route qui se dérobe sous vos pattes. 68
21 Ravi de vous rencontrer, monsieur. Si vous saviez, j’ai dû faire des pieds et des mains pour. Il est vraiment dans le caca, ce pauvre directeur. Il se mord les doigts de n’avoir pas admis qu’un homme condamné pouvait, à raison, protester son innocence. Que la dignité d’un homme, vous en l’occurrence, pouvait résister à vingt longues années d’humiliation. Ce n’est pas prévu nulle part. Il crève de trouille, il vous cache. Soi-disant pour vous protéger, bien entendu. Les journalistes se pressent devant la porte de la prison, les caméras se battent pour couvrir votre sortie, c’est la foire dehors. Entre parenthèses, ce parloir est lugubre, avec ces murs rose délavé et ce mobilier couleur de pêche. Comment? Oui, c’est clair que ça dépend du point de vue. Bon, je ne voudrais pas trop gâcher le plaisir et le soulagement que vous devez éprouver, après vingt ans d’enfermement arbitraire. Mais ce que j’ai à vous dire est urgent comme une rage de dents. Vous êtes-vous demandé pourquoi vos bourreaux tardent tant à vous mettre effectivement en liberté? Pourquoi le délai? Pourquoi le secret? Elle est très simple, pourtant, la réponse. S’ils vous soustraient à la pression des media et de l’opinion publique, s’ils enveloppent l’affaire dans un voile de brume dont nul ne perçoit les contours exacts, c’est qu’ils se sentent merdeux. Ils se sentent merdeux, ceux-là mêmes qui soi-disant vous gardent entre ces quatre murs pour vous éviter le bain de foule. Vous avez horreur des medias? Eh bien, moi aussi, cher monsieur. Cela n’empêche que, dans votre cas, leur obligation la plus stricte est de le monter en épingle afin de... afin d’éviter que de graves erreurs de ce genre ne se reproduisent. En vous dérobant aux questions des journalistes, vous pactisez avec vos bourreaux. En leur refusant votre version personnelle des faits, vous cautionnez la version officielle qui atténuera, voire exclura, la responsabilité de l’ensemble de l’appareil judiciaire. Étant avocat de métier et ayant des entrées auprès de gens haut placés, — il serait peu courtois de décliner leur identité, mais faites-moi confiance —, naviguant donc à l’aise dans ces eaux sales, j’ai eu l’occasion de prendre connaissance de votre dossier. Frappé par une série d’anomalies, bientôt fâché par les méthodes procédurières de l’accusation, j’ai été plus 69
loin qu’une lecture rapide, en diagonale. J’ai carrément pris la peine de l’éplucher. Et je puis vous dire, cher monsieur, que c’est de la poudre ce procès. Il y a, dans l’examen de l’affaire, matière à ébranler tout l’édifice de la justice dont la première vocation et la seule justification est, précisément, de veiller à l’intégrité des innocents. Je devine, en épiant votre mine peu avenante, que vous en avez marre de la justice des hommes et que moi, avocat, je fais partie de l’espèce qui vous inspire la plus vive méfiance. Alors, c’est à mon tour de dire: ne me jugez pas trop vite. Avant même de me présenter comme avocat, je me présente à vous comme un homme en colère. En colère contre ses pairs. Je veux être le bras droit de votre vengeance, de votre implacable vengeance. Je veux être le bras, la main et la béquille. Et le pied qui écrabouillera les bandits qui vous ont volé vingt ans de vie. La vengeance n’est pas votre tasse de thé? C’était là un mot sans doute un peu trop véhément, un mot qui traduisait ma juste répugnance. Parce que, voyez-vous, jamais, dans ma carrière, je n’ai eu le plaisir de m’engager dans un combat d’une telle envergure. Avec une affaire de cet acabit, c’est tout le système que nous pouvons, que nous devons, attaquer de front. L’attaquer signifie, évidemment, secouer et rappeler à l’ordre ceux qui ont exécuté aveuglément, ceux qui ont investigué dans la précipitation, ceux qui ont jugé dans une atmosphère vindicative du plus déplorable obscurantisme. Mais ça signifie, surtout, traîner dans la boue les puissants, ceux qui, dans l’impunité, ont laissé faire, couvrant de leur aile noire les méfaits de tous les autres autant qu’ils sont. Et là je nommerai, concrètement, monsieur le ministre de l’intérieur et monsieur le ministre de la justice. Vous avez compris que nous tenons le bon bout, n’est-ce pas? Ouais, vous êtes intelligent. Ça va être, j’en fais mon affaire, le procès du siècle. Des millions de dédommagements garantis rubis sur l’ongle, sur lesquels, toute longue et épuisante que soit la bataille, je ne prendrai que 30%. Vous êtes fatigué, déçu, sceptique, vaincu, c’est certain. Et c’est normal. Mais je ne vous demande rien, je vous propose de me charger de votre cas sans la moindre contrepartie. Et je vous garantis, marquons le jour d’une croix blanche, que dans deux mois... dans six mois au maximum, nous arroserons cette rencontre au champagne. D’ici là, ils essayeront de vous avoir par tous les moyens. Le flicaillon qui vous a arrêté pour ne pas aller plus loin. Ce connard, il chie dans son 70
froc. Le dirlo qui vous a baillonné pendant vingt ans. Ce salaud, il tient à sa peau, il la bouclera. Comme ils sont tous dans le caca, ils vont vous harceler de promesses pour acheter votre silence. Sachez qu’il vaut très, très cher ce silence. Si cher que je suis prêt à y consacrer ma vie et ma carrière. Dès maintenant.
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22 Merci d’avoir bien voulu venir à moi, mon fils. Je suis un vieux de la vieille qui avait l’impression d’avoir quasiment tout vu et connu, il fallait une triste histoire comme la vôtre pour me détromper. À l’entendre, on croit rêver. Et, après l’effet du choc, quand on retombe dans la réalité, c’està-dire, lorsqu’on se rend compte qu’elle est pourtant vraie cette histoire tristissime, on est tenté de retourner au monde des rêves, car c’est le seul monde où aucun mal ne porte à conséquence. On se réveille et hop! on efface. Les juges, voyez-vous, cette poignée d’humains qui exercent le dur métier qu’est le mien, sont des hommes de cœur. C’est une vocation aussi incompatible avec l’égotisme que celle du sacerdoce. Ils sont mal jugés, les juges. Bien sûr, l’opinion publique n’a d’yeux doux que pour les avocats, ils passent pour des champions du désinteressement, pour les messies dans une terre sans prophètes. Mais le fait est, les juges, ceux qui ploient sous le poids de leurs propres sentences, sont le plus souvent, presque toujours, prêts à souffrir moralement pour les crimes qu’ils n’ont pas commis. Pas de tri: en en épousant les péchés, ils épousent l’espèce. Aussi, pourrais-je vous parler aujourd’hui de la compassion — oui, mon fils, c’est le bon mot — de la compassion de celui qui a prononcé votre condamnation. En vous condamnant, il a partagé — du point de vue philosophique, j’entends — votre damnation. Ce qui n’enlève rien à la grossière erreur dont vous avez été victime, cette erreur étant, j’en suis persuadé, l’exception qui confirme la règle. Ce n’est pas parce qu’une preuve accablante s’est vidée comme une baudruche, ce n’est pas parce qu’un témoin incertain a omis de se dégonfler, qu’il faut mettre en cause tout le système. Au contraire, il est impératif qu’on le défende à tout prix, qu’on l’améliore si possible, car l’humanité, tardivement débarrassée de la loi du talion, a encore mis des siècles à le concevoir. Vous n’êtes pas convainvu? Je m’en doute, mon fils. Je tiens, nonobstant, à clarifier que la défaillance ne vient pas du système en soi, mais de l’humanité même sur laquelle il s’appuie... Seulement, qui voudrait d’un système qui exclurait l’humain? D’ailleurs, la meilleure preuve de l’importance du... facteur humain que le système pourrait vous fournir, c’est moi qui vous parle, ici, maintenant. Cet entretien n’est point le fait 73
de ma seule initiative, évidemment. Dans la classe que je représente, nous sommes nombreux à nourrir des préoccupations à votre égard. Et notre vœu le plus profond c’est que vous ne soyez pas dévoré par l’amertume. Enfin, une chose est claire et parfaitement établie dans cette affaire: votre condamnation relève du ridicule et la peine que vous avez purgée s’avère un scandale sans précédent. Une indemnité journalière qui compenserait vos années d’emprisonnement étant inconcevable, nous nous sommes mis d’accord sur une solution de compromis, une solution très satisfaisante, à mon sens: l’état vous verserait, jusqu’à la fin de vos jours une sorte de rente viagère. Ça vous paraît mesquin? Oh, mon fils, ce n’est pas le Pérou, je vous l’accorde. Vingt ans, c’est énorme, mais n’oubliez pas que vous avez été logé, nourri, blanchi, aux frais de la princesse... Oui, certes, je faisais de l’humour... hum, parfois l’humour nous sauve de la mesquinerie, n’est-ce pas? N’oublions pas que c’est la toute première fois qu’un imbroglio de cette nature se produit. Et, du reste, il n’y a pas mémoire que l’état républicain se montre d’une telle largesse, c’est du jamais vu une concession visant à redresser un tort dont on ne saurait indiquer précisément le responsable. À votre place, mon fils, j’accueillerais cette proposition à bras ouverts. Elle vous éviterait d’infructueuses démarches et tout un tas de tracasseries stériles avec votre avocat. Bon, les avocats, ces vautours déguisés en agneaux... je vous ai déjà dit ce que j’en pense. Et le vôtre m’a l’air pire que la moyenne. Il paraît qu’il est allé vous faire du plat en taule, le tout dernier jour de votre séjour. Inouï !!! Mais vous n’êtes pas du genre à vous faire avoir, vous avez conscience qu’il vaut mieux négocier avec nous. Comment donc? Je ne m’attends pas à ce que vous me répondiez illico. La proposition est sur la table, je vous laisse — c’est la moindre des choses, vu votre incontestable intelligence — un petit temps de réflexion. Soyez sûr, mon fils, que je vous apprécie à votre mesure et que... et que j’attache un grand prix à cet humour un peu particulier que d’autres trouveraient... déplacé, disons. Elle est bien bonne votre histoire du droit à la vie d’une personne anonyme. Arrêt de mort prononcé contre personne indéterminée. Ah, ah, voilà des lustres que je n’avais l’honneur de faire la connaissance de quelqu’un capable d’une plaisanterie aussi raffinée. J’aurais sans doute dû commencer par là. Par ce qui nous unit au-delà des différences superficielles. Peu importe: les hommes d’esprit, grands ou petits, finissent toujours par se rencontrer. 74
23 Ah, c’est vous. Ça alors... Je vous regardais du coin de l’œil depuis tout à l’heure, jamais je n’aurais cru que... Je m’attendais vraiment à un type différent. Un peu plus baraqué peut-être... Non, plus dur, plus dur, je m’attendais à tomber sur un dur. C’est cet ancêtre de mes fesses qui m’a mise sur la mauvaise piste. Pauvre juge, ce n’est pas un mauvais bougre, mais il n’est pas de ce siècle. Il s’imaginait qu’en vous faisant la morale, comme papa au bon vieux temps, vous alliez lui tomber dans les bras. Pfff.... un homme qui a toujours trôné ne peut évidemment pas se mettre dans la peau de quelqu’un qu’on a traîné dans la boue. Je vous prie d’excuser ses maladresses. Encore une fois, je suis sûre qu’il n’est pas mal intentionné, juste un peu paternaliste sur les bords. Bon, ce n’est pas ça qui va arranger vos affaires... Vingt ans, mon cher monsieur, c’est une vie, l’aumône la plus généreuse ne saurait racheter ce gâchis. Il faut vous proposer un pont d’or ou rien du tout. Tel a été mon raisonnement et je crois que j’ai bien raisonné. Ce principe étant acquis, je me suis demandé comment financer une entreprise de... de dédommagement de cette envergure. L’état, soyons réalistes, est une hypothèse à éliminer d’emblée. L’état ne possède ni l’étoffe, ni l’agilité requises. Les mécènes, les riches hommes de notre pays, de leur cóté, ressemblent un peu à ces punaises de sacristie pour qui verser un don est forcément un acte public avec des retentissements immédiats sous le regard attentif de leurs commères. Si bien qu’il vaut mieux se tourner vers le visage anonyme du grand capital financier. Le plus difficile c’est d’obtenir un premier oui. On ne prête qu’aux riches. Après, par un étrange phénomène d’attraction, les autres suivent. Irrésistiblement. Ainsi, j’ai donc commencé par la banque. La banque nationale, ce n’est pas sorcier. À tout les coups, ça marche, parce qu’ils ont l’habitude de payer les pots cassés par l’état. Et ça a marché... ce qui a facilité l’approche de la plus importante compagnie d’assurances du pays. Vous voyez d’ici le tableau. Ensuite, j’ai eu l’embarras du choix, mais mon cœur penchait pour l’immobilier. Beaucoup de fric à blanchir de ce côté-là. Enfin, je ne vais pas vous barber avec mes histoires de démarches. C’est pour ça qu’on me paye, je m’en suis tirée pas mal... Toujours est-il 75
que j’ai réussi à échafauder un accord triparti. Une sorte de protocole BAB, banque-assurance-béton. Et je suis en mesure de vous parler chiffres. Ça vous débecte, ces calculs d’épicier? Attendez, cher monsieur, attendez ma proposition. Je ne suis pas juge, je suis femme d’affaires. Et j’ai l’habitude de travailler dans l’ombre comme les taupes... les bonnes affaires, il faut creuser pour. Enfin, voilà: selon mes calculs, si vous aviez pu faire une carrière brillante, ascension sociale et compagnie, dans le domaine d’activité qui était le vôtre, vous en seriez arrivé, à l’heure actuelle, à toucher un salaire de cinq mille euros par mois. Je compte large, très large... Si on veut être franchement généreux, on va dire que vous auriez encaissé cette somme mensuelle pendant vingt ans. Objectivement, ça n’aurait jamais pu être le cas, mais on va faire comme si... pour les besoins de notre bonne cause. On parle donc de 60.000 euros annuels, multiplié par vingt... Je suis sûre que vous n’allez pas cracher sur 1.200.000, non-imposables, offerts sur un plateau, cher monsieur. Du calme... je n’ai pas fini. À compter du jour où vous aurez signé ce protocole, vous recevrez une rente annuelle. 35% sur un compte suisse, 35% sur un compte à Madère, 30% sur un compte national à crédit illimité. Pendant deux décennies. En revanche, nous exigeons le silence sur toute l’affaire, depuis votre premier procès jusqu’à notre négociation finale. Tout ce que nous disons là reste off the record. Rien de ce que vous avez vécu ne laissera de trace. Motus, bouche cousue. Ce n’est pas lourd comme contrepartie, avouez. Je sais bien qu’on ne peut pas tout acheter, que tout n’est pas à vendre... Entre nous qui serait prêt à tout acheter? Qui aurait envie de tout vendre? Concentrons-nous sur ce qui est achetable et vendable, à savoir: le confort des uns et des autres, le bien-être de tous les marchands et clients confondus. Vous conchiez sur le bien-être, dites-vous? Normal. Si j’avais passé vingt ans en taule, je crois que le mot “confort” me donnerait la nausée. Mais la nausée est sans doute le malaise le plus courant chez les hommes libres... Je vois clair dans votre jeu, cher monsieur. Vous avez beau être intelligent et rusé, je n’ai pas de mal à percer votre tactique. Excellente trouvaille, il faut l’admettre, la stratégie “je ne vendrai pas mon âme au diable” pour faire monter les prix. Se payer la tête de nos juges et de nos flicaillons, ça va bien un moment... Maintenant, on joue cartes sur table et je ne garde rien dans la manche. Je mérite au moins d’être prise au sérieux, 76
alors que vous, on ne peut pas en dire autant. Lorsque je quitterai cette pièce, en sortant par la même porte par laquelle je suis entrée, vous serez livré à cette âme invendable. Nez à nez avec. Et vous aurez une envie folle d’en être, coûte que coûte, dé-bar-ras-sé.
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24 Merci encore d’avoir accepté cet entretien. J’imagine que vous en avez par dessus la tête de tous ces gens qui veulent règler votre vie. Lorsque ma secrétaire m’a appris que vous aviez choisi un banc de jardin comme lieu de rendez-vous, j’ai compris à quel point vous devez vous sentir harcelé, étouffé par des propositions qui sont autant de tentatives, habiles ou maladroites, d’acheter votre silence. Mon collègue — je me suis fendu d’une petite enquête sur ses origines et sa carrière — ne pouvait, en aucun cas, faire le poids dans une affaire comme la vôtre. Il se prend pour un petit requin, ce jeune homme, mais il ne tromperait même pas le menu fretin, si vous voyez ce que je veux dire. Étant donné l’étendue des dégâts et l’enjeu financier, vous avez besoin d’une équipe qui ait du répondant. Et du prestige, principalement du prestige. La firme d’avocats que je représente vous offre ses services. Voilà ma carte. Donnez-vous la peine, je vous prie, de vérifier notre crédibilité auprès de qui bon vous semblera. Pour tout vous avouer, ce qui a vivement attiré mon attention dans votre histoire c’est la magnifique tournure que cela a pris avec votre suggestion, inattendue s’il en est, de compenser vingt années d’injuste réclusion par le droit de disposer de la vie d’un quidam. Je vous félicite, il fallait y penser, mon cher. Ce trait d’esprit vous honore et ajoute un rare piquant à la discussion de la chose publique... Ça leur a foutu une trouille monstre aux singes de la barre, qui plus est. Bien que cette péripétie n’ait pas été officiellement divulguée, la classe fuit comme un panier percé... on ne parle plus que de ça dans les couloirs. Oui, vous êtes devenu célèbre, en quelque sorte. Célèbre au point de faire des jaloux, je dirais. La célébrité est un couteau à double tranchant. Ceux qui vous envient veulent votre perdition. Au fond. Et tous les autres désirent votre chute. Vous suscitez l’unanimité, c’est rare et c’est dangereux, très dangereux. Parlons sérieusement: le gouvernement ne pourra pas vous faire une offre plus généreuse que celle qui a été avancée. Elle est pas mal l’offre, elle est alléchante comme une fausse putain et fausse comme une vraie. Le problème n’est pas là, vous vous doutez bien qu’il est ailleurs. Parlons sérieusement: le gouvernement vous promet ce que bon lui chante, 79
mais rien ne vous garantit qu’il tiendra ses promesses. Ça ne coûte rien de promettre. Une fois que vous aurez signé le petit papier — strictement confidentiel, j’en mettrais ma main au feu —, le petit papier, ils le jetteront aux orties. Les premiers temps, ils vous verseront un genre d’aumône pour que vous fermiez votre grande gueule. Passé un moment, l’arrangement sans témoin, qui s’en souviendra excepté la partie lésée? En outre, les gouvernements changent régulièrement, sous les cieux sereins de la démocratie. Quand un nouveau premier-ministre est élu, le gouvernement sortant c’est Pilate qui s’en lave les mains. Tous ces comptes qui fleurent bon le paradis fiscal, ils cesseront d’être approvisionnés dès que vous aurez tourné le dos et vlan... vous ne pourrez plus vous retourner contre eux. La discrétion, l’absence de preuves, l’inexistence totale de garanties, leur seule parole... c’est de la monnaie de singe. Ils savent bien que, n’ayant jamais été un homme d’affaires, vous les prenez pour des gentlemen. Ça leur sera d’autant plus facile de vous mener en bateau. Vous n’êtes pas né de la dernière pluie? Certes. Mais eux, ils s’entraînent depuis le déluge à faire la pluie et le beau temps. Il n’y a pas de bête plus astucieuse qu’un politicien qui se cache derrière un négociateur. Il suffit de regarder l’échec spectaculaire de notre diplomatie pour en avoir le cœur net. Vous avez besoin de professionnels compétents qui vous représentent dans ce conflit d’intérêts, car la solution exigera un sacré jeu de ceinture. Non, vous vous trompez. Je ne suis absolument pas certain que nous aurons votre préférence. Il y a d’autres firmes d’avocats en ville et il serait malhonnête de ne pas reconnaître que certaines se trouveraient parfaitement à la hauteur. Non. Le seul avantage c’est que nous avons étudié votre dossier avant même de songer à prendre ce rendez-vous. Nous avons, en quelque sorte, pris une longueur d’avance. Ce qui nous autorise à penser que nous éviterons les pièges qu’on ne cesse de vous tendre depuis... depuis votre libération. Une rente viagère? Une fortune hors taxe? Ce n’est pas crédible. La grenouille qui gonfle comme une baudruche devient la risée des bœufs. Gardons les pieds sur terre, voulez-vous...? Quel est le meilleur moyen d’obliger le gouvernement à tenir ses promesses mirifiques? N’importe qui répondrait sans hésitation: la planque, la place au soleil, le poste avec vue imprenable sur un avenir fonctionnaire. Une nomination de cette nature 80
est une valeur beaucoup plus sûre que les plans sur la comète qu’on vous fait miroiter. Vous réclamez l’impunité? Le meurtre à crédit? Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça, nom de dieu! Vous nous faites perdre du temps, si ce n’est pas malheureux... Nous sommes entre complices, excusez la désinvolture. La menace, elle est bonne pour les autres, puisqu’ils ont l’air de marcher là-dedans. Mince alors... j’ose espérer que vous n’êtes pas assez fou pour croire à ce que vous racontez. Parce qu’autrement, mon brave monsieur, il faudrait vous enfermer. Au plus vite.
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25 Ce que vous faites jeune, monsieur, ce n’est pas croyable. Je vous aurais donné facile les trois quarts de votre âge. Mais tant mieux, tant mieux. Si le cas devait se présenter, je préfère, de loin, être de mèche avec quelqu’un qui pète encore le feu. Ne vous fâchez pas, c’était un compliment. On m’a prévenue que vous êtes un peu intempestif, un peu caractériel sur les bords. C’est marrant... à cinquante ans, tous les hommes sont matés. Finalement, pas si mal que ça, le stage en prison, une vraie fontaine de jouvence. Si ça se trouve, je devrais songer à y faire un petit séjour moi-même... Bref, bref, je ne suis pas là pour causer beauté, mon but serait plutôt de vous raisonner, monsieur, puisqu’il paraît que vous perdez un peu la boule. On m’a donné pleins pouvoirs et, étant femme jusqu’au bout des ongles — c’est-à-dire rien à cacher, pas de jeu caché entre les jambes — je me targue d’être meilleure négociatrice que tous ces mâles hypnotisés par leurs cravates. Pour être totalement sincère, je te comprends. Moi aussi, je me défonce un max quand je peux les faire chier. Ils se prennent trop au sérieux, les mecs. Mais, tout cons et étriqués qu’ils soient, leur proposition est carrément hyper généreuse. Une vie de riche rentier, qu’est-ce que tu veux de plus? Ce n’est pas le refus systématique de leurs avances qui va assouvir ton amour propre... blessé. Cracher sur une vie de coq en pâte, là je ne te suis plus. Comment donc? Tu es le pigeon de service? Ne te fous pas de moi. Cet avocat de mes fesses, qui te représente soi-disant, il est trop gourmand, il est trop près de son portefeuille. Si c’est lui qui a pondu cette tactique à la mords-moi-le-nœud, méfie-toi, il se peut qu’il veuille te faire un enfant dans le dos. Non, non. Personne n’oserait revenir sur l’offre précédente, elle est solide comme du roc, cette offre. Serais-tu le seul à ne pas saisir qu’il s’agit d’une aubaine? En fin de compte... en fin de compte, ils t’ont sans doute court-circuité les neurones en taule. Heureusement, je suis super patiente, tu sais. J’ai l’habitude des tordus, biscornus. Des pervers, même. À la limite, ils m’amusent. Et, n’importe comment, ils me stimulent. J’ai tout mon temps pour te mettre 83
sur le chemin du paradis sur terre. Peut-être que tu ne connais plus l’usage du fric. Il y en a qui prétendent que l’argent ne fait pas le bonheur. Je ne suis pas de cet avis. Le fric, c’est le sel de la vie. Avec: tu peux avoir la lune. Sans: tu te contentes de la regarder. Personne n’aurait idée de se payer la lune, tu me diras. Façon de parler, je te réponds. La lune, c’est aussi bien la mer et les cocotiers que la piscine et les parasols. Quand tu en jettes par les fenêtres, c’est ta propre chute que tu amortis, mon chou. Tu as fini de choir? Je n’y crois pas une seconde. Je te jure que pour retrouver le fond, il suffit de refaire surface. Mais c’est un peu normal, vu tes antécédants, que le blé, tu ne saches plus en profiter. Il faut qu’on potasse le sujet ensemble. Il y aurait de quoi passer de joyeuses soirées... j’aime mieux résumer la leçon. Après toutes ces années à l’ombre, j’imagine que tu as déjà pigé à quoi servent les policiers, les juges, les procureurs, les avocats et cette masse immense de pros qui s’occupent de remplir les prisons. Tu n’es pas con, tu as la réponse sous la langue. Défendent-ils jalousement l’intégrité des personnes? Non, ce n’est pas ça. C’est à la fois plus subtil et plus facile. Ça crève les yeux au point de nous aveugler. Ils défendent la propriété et non pas la personne. Ils sont là pour empêcher qu’on s’empare de ce que les riches ne partagent pas. Oui ou non? Les riches, tu les emmerdes? Justement pas. Tu ne les emmerdes pas le moins du monde. Tu leur donnes raison en refusant de rejoindre leur club. Si tu veux emmerder les gros plein de soupe, va donc enfoncer ton museau dans leur râtelier. Le pognon c’est le pouvoir, mon chou. Cette rage qui te ronge le foie et les méninges, il y a deux manières de la faire éclater: soit tu t’éclates dans un plumard, soit tu leur éclates la tronche en leur riant au nez. Tu commences à voir où je veux en venir. Ensemble, on va leur couper l’appétit. On sera leur cauchemar. Où qu’on ira, on désavouera leur morale de merde et foutra la merde dans leurs affaires... inavouables puisque leur silence est d’or. Tu n’as pas envie de moi? Ah la la, tu me fends le cœur. Je ne vais pas tarder à tomber amoureuse, si ça continue. Entre nous, ce ne sera pas l’amour. Trop conjugal, l’amour, ça pue le potage aux poireaux. Entre nous, ce sera la passion. Trop dangereuse, la passion, ça sème le bordel dans les chaumières. Dans les chaumières, dans les chalets, dans les châteaux, dans les casinos, dans les yachts, dans les hôtels. Nous serons l’envers de leur décor. Avec nos mille et une nuits, en sus. Je te laisse deviner comment, 84
étant donné que tout, strictement tout, s’achète. Ce restaurant, par exemple. Ils me pompent l’air dans ce restau, avec leurs assiettes nouvelle cui, qu’on dirait garnies par un avare. Si on avait du pognon, je me permettrais de coller une plainte à ce sommelier qui ne cesse de me reluquer. Et je sortirais sans doute sans demander l’addition. Faire chier la racaille sept jours sur sept, quel programme!!! Ce n’est pas le désir de vengeance qui te pousse? C’est le désir de justice? Arrête un peu, mon chou, laisse-moi rêver. J’ai un peu trop bu et je ne veux pas redevenir sobre. Rien que l’odeur de fric que tu dégages, ça me monte à la tête. Un début de oui, un petit oui timide dans ta bouche sevrée et on part en lune de miel jusqu’à la fin de nos jours. Tu es d’accord que ce n’est pas la mer à boire de te perdre entre mes bras? Le reste — nos loisirs de guerre entre deux repos du guerrier — je m’en charge, capitaine. Tu es fatigué? Eh ben, tu te fais enculer pendant vingt ans et tu en redemandes... Tu serais pédale que ça ne m’étonnerait pas. Mais, putain, je plains le moine qui va partager ta vie. Parce que la différence entre ton cul et un entonnoir, c’est que, franchement, tu n’as pas fini d’être bouché.
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26 Il est un peu lugubre, ce café. Dans mon souvenir, c’était plus… nettement plus accueillant comme endroit. Je me rends compte qu’avec le recul du temps, ma propre jeunesse et les après-midi que j’ai passés ici ne sont sans doute pas aussi roses et rieurs que la mémoire que j’en garde. Bon, tout ça pour dire que le lieu ne saurait être plus discret même si, par ailleurs, il paraît rebutant et louche. Non, non, il n’y a pas de quoi. Quand j’étais étudiant en droit, c’était mon bureau, ce café. Chez nous, il y avait à peine la place pour caser les gros bouquins que j’ai dû me taper. Ils ont raison ceux qui prétendent que les métiers de la justice, c’est pour les fils de riche. Mais moi, voyez-vous, je m’intéresse au droit d’un point de vue purement théorique. Mes parents auraient été friqués, ç’aurait pu être mon violon d’Ingres, comme les polars pour ces vieilles dames très dignes qui se croient incapables de faire du mal à une mouche. Ouais. Bzzz. Bzzz. Voilà pourquoi votre affaire m’excite les méninges. Les affaires qui soulèvent encore des questions… des questions douloureuses – c’est le mot le plus juste que j’arrive à dénicher – eh bien, ça devient extrêmement rare. La justice, de nos jours, correspond exactement à l’idée qu’on se fait d’une machine, avec ses rouages bien huilés et sa consommation outrancière de carburant. Il faut qu’il y ait du boulot pour des tripotées de professionnels, les plus jeunes débarquent par centaines, chaque année, sur le marché du travail. Aussi les délits et les crimes doivent-ils augmenter à tout prix. La justice cherche la petite bête. La justice traque la transgression jusque dans l’enfer des bonnes consciences. Cependant, le pire, à mon sens, c’est que la justice arbore des dehors de jeu de société. Bourgeoise en diable, elle se donne le visage quasi innocent des enfants très sages qui jouent aux cartes parce que, dans la rue, il pleut. Ma réputation n’arrivant pas à leur cheville… je veux dire à la cheville de ces avocats que vous avez renvoyés comme des malpropres, je ne vais pas essayer de vous vendre mes services. Je vous les offre de bon cœur, tout en vous prévenant – ethique oblige… – que vous n’irez pas aussi loin qu’avec eux. Du point de vue compensations matérielles, j’entends. Vous avez peutêtre les yeux plus gros que le ventre. Vous avez peut-être développé une 87
sorte de mégalomanie qui vous empêche d’y voir clair, qui vous pousse à en vouloir au monde entier et à en vouloir toujours plus. Après vingt ans d’offenses, qui aurait le courage de vous jeter la pierre? Non, je ne vais pas vous assommer avec un tas de préliminaires, je vais abréger. Mais avant de vous exposer ma proposition – j’ai bien sûr échafaudé un plan de travail que je desire vous soumettre –, je suis moralement obligé de vous rappeler à l’ordre: nul ne sera en mesure d’obtenir une transaction aussi favorable que celle que mes collègues vous ont fait miroiter. N’oubliez pas qu’il s’agit d’une grande première. La justice a beau manquer de justesse, la justice a beau manquer de tact, la justice a beau avoir parfois tort sur toute la ligne, personne n’ose la mettre en cause, personne n’oserait la mettre en échec. Protégée par une suffisance que tout le monde tolère (faute d’alternatives crédibles…) dans votre cas, la justice tentera de faire l’autruche. Ceci dit, je vous suis. Il y a un grain de folie dans votre raisonnement. Ça me plaît au moins autant que ça m’effraie. La vérité, mon ami, c’est que toute issue autre que celle que mes collègues voulaient vous apporter sur un plateau risque fort… très fort… de nous prendre beaucoup de temps. La moitié d’une vie, la moitié de la vie qu’il vous reste à vivre. Excusez ma dureté, je vous la dois… je n’ai pas l’intention de vous rouler dans la farine. Absolument pas, je ne suis pas là pour vous distraire de votre juste colère. Les instances internationales, tribunaux supra-nationaux, ONGs vouées à la défense des droits de l’Homme, toutes les institutions qui sont censées protéger l’individu contre la violence du système social reconnaîtront forcément la légitimité de votre révolte. En revanche, il n’est pas du tout évident qu’elles épousent votre avis quant à la manière de vous dédommager. Vous avez certes déjà payé pour un crime que vous n’avez pas commis. Cela vous donne-t-il le droit de commettre effectivement ce crime? Non, je suis désolé, ça ne crève pas les yeux. D’une part, vous n’avez pas payé de votre mort le fameux meurtre pour lequel on vous a condamné. Ce n’est pas une mince nuance, voyez-vous. D’autre part, dans nos contrées, la peine de mort a été abolie, alors que les crimes que cette sanction radicale punissait n’ont pas cessé d’être commis. Cela signifie que nos sociétés ne s’octroient plus le droit d’ôter la vie à quelqu’un… quelle que soit la gravité de son geste. En outre, si l’on devait vous accorder le droit de tuer une 88
personne de votre choix – n’importe qui, n’importe quand, n’importe comment, n’importe où – cela reviendrait à compenser une terrible injustice par l’empire de l’arbitraire. Écoutez, écoutez, je n’ai pas fini. J’ai un plan, rappelez-vous. Maintenant que j’ai déballé tous les arguments que le bon sens le plus grossier pourrait vous balancer à la gueule, je suis à l’aise pour vous l’exposer. Le fait est, mon cher, que nonobstant ce babillage moraliste à la portée du dernier des imbéciles, l’état se démène tout ce qu’il sait pour étouffer cette affaire. La foule de négociateurs qui vous a harcelé depuis votre libération en est la preuve éclatante. Car, même si la sentence prononcée par un tribunal dépend partiellement du déroulement du procès, le rapport d’équivalence sanctioncrime est proprement indéniable. Or, là où il y a rapport d’équivalence, il y a réversibilité des termes. Figurez-vous que les seules personnes honnêtes dans les métiers de la loi sont celles qui les enseignent, les professeurs de droit, en l’occurrence. J’ai la chance d’être resté en bons termes avec le plus brillant de mes maîtres. C’est un vieux bonhomme, très respecté, qui a consacré son existence à l’approfondissement des problèmes théoriques de l’application de la loi. Il est entouré d’un cercle de jeunes chercheurs qui, comme lui, ne rêvent que de vous défendre, contre les vents et marées de la raison d’état, auprès de toutes les instances internationales. Nous serons votre lobby. Jusqu’à présent, on vous a toujours proposé d’échanger le temps (de vos années perdues) contre de l’argent (garant de vos années à venir). Or, l’application de la justice repose sur l’idée – certes floue, fondatrice néanmoins – d’utilité sociale. Et votre utilité sociale, qu’en ont-ils fait, vos «détracteurs»? Carrière: zero. Réputation: foutue. Réalisation sentimentale: néant. Creusons notre argumentation dans ce sens, car je crois que là nous tenons le bon bout… J’imagine qu’aucun des négociateurs ne vous a parlé sans détours… soit parce qu’ils ont peur de vous, soit parce qu’ils veulent votre peau, soit parce qu’ils espèrent s’enrichir à vos dépens. Je m’incline devant votre solitude. Non seulement vous incarnez un paradoxe, mais encore votre réaction face à ce rocambolesque retournement de situation semble relever de la pathologie. À chaud, on aurait pu la comprendre, votre réaction. Mais, tête froide, vous persistez. Je ne pensais pas que j’allais, un jour, rencontrer l’avatar du justicier. Passionnant! 89
Vous n’êtes pas fou? Vous choisissez là un mot que j’ai depuis longtemps exclu de mon vocabulaire. Non, non. Vous êtes un homme aux prises avec le désir d’inhumanité qui se love au fond de toute conscience. À votre place, je pousserais le cynisme jusqu’à accepter leur offre démoniaque. Mais je suis prêt à descendre aux enfers avec vous. Je devine que vous cherchez désespérément à entraîner quelqu’un dans votre chute. Laissez-moi vous avouer que, déjà, je me sens léger comme une plume…
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27 Vous avez gagné. Après des tours et des détours, des heures dépensées… passées à tourner autour du pot et à discuter la sexe des anges, vous allez pouvoir souffler… Ravi de faire votre connaissance. En fait, on m’a chargé d’une très délicate mission… D’habitude, j’exige un minimum de délai… un délai minimum pour étudier les dossiers auxquels je suis supposé… censé donner suite, mais le issue… la problématique étant un peu inédit et vu l’urgence de la situation, j’ai accepté le défi… j’ai relevé le défi. Vous savez, dans le politique… en politique, il y a deux traditions majors: l’idéalisme et le pragmatisme. Moi, je suis deuxième… j’appartiens à le deuxième… au deuxième école. C’est pourquoi, après un rapide exam de votre affaire, je ne suis pas hésité à trancher. Si la loi établit que tel crime se traduit par x numéro d’années… nombre d’années de peine, cela implique un principe d’équivalence. Par conséquent, du juridique point de vue, vous avez payé déjà – et d’une bonne fois pour toutes aussi – un crime que vous n’avez pas profité… que vous n’avez pas encore commis. Cela signifie que vous désormais avez droit à ce précis crime. Il cependant faut souligner, en rouge, ce petit mot «précis» parce qu’il enferme la clef… recèle la clef de la juridique énigme. Pourquoi «énigme»? Parce que vous possédez toutes les élements du puzzle, mais vous ne pouvez pas rencontrer le solution… trouver. C’est un question de méthode. Quand on n’a pas le méthode… la méthode, il faut se contenter du logique. Par exemple: selon le principe de l’équivalence, il ne suffit pas de dire «droit à un crime», vous devez préciser la nature du crime qu’il s’agit… dont il est question. C’est un très important point, je dirais même l’essentiel point. Parce que ce crime-cadeau exclut pas mal de victimes possibles, vous comprenez? Je sais bien que vous n’êtes pas bénéficié d’aucune circonstance atténuante au moment du processus… procès… mais, malgré tout, vous devez admettre que, d’une part, tu n’as pas allé jusqu’au bout de ta peine, d’autre part, tu as reçu excellent traitement pendant vingt années. Donc, l’exceptionnelle bonté… mansuétude de l’établissement carcéral vis à vis toi… à ton égard… aura compensé la sévère condamnation que jurés t’ont infligée. 91
Tu ne comprends pas cette logique? Et pourtant… et pourtant, tu devrais être compris, depuis des âges, que formelle logique et logique informelle vont de pair. Logique informelle, c’est âme de diplomatie et arme de diplomatie. Par exemple: notre système condamne la torture, dans quelques formes… sous toutes ses formes, mais ça n’a jamais empêché qu’on tortionne.. qu’on torture pour obtenir des renseignements. C’est même chose que tuer à la guerre et curer… soigner blessés. Tu ne vois pas aussi… non plus… en quoi il y a bonté? Ce n’est pas à vous de juger. Suis là pour ça, tu permets… Je te regarde et j’évalue que tu as l’air d’un coq en pâte… j’estime que, compte tenu de nos prison conditions… des conditions de détention dans nos sociétés, tu t’en es sorti comme un chef. De toute manière, je ne viens pas négocier, je me borne à communiquer nos décisions à vous, ok? Et il est indispensable que vous entendez ces décisions… cette décision sans appel. C’est un sorte de contrat qu’on vous propose. Alors, il y a des clauses à respecter et elles concernent le spécifique personne de la victime. Oh je suis au courant que vous ruminez des sentiments de haine, principalement contre représentants de l’ordre, professionnels de justice et membres gouvernement. Ceux-là restent intouchables, vous n’avez pas le permission de les buter. Ça te laisse encore pas mal de monde. Tu ne peux pas aussi… non plus… te venger sur des enfants. Vous n’êtes pas un pervers, je l’espère, car les homicides accompagnés de sexuelles sévices entraînent des peines beaucoup lourdes… plus lourdes que la peine – raisonnable, je devrais dire – que tu as obtenue… que vous avez purgée. Voilà pour les règles de la chasse à l’homme, mon cher. De toute façon, dans la vie, on est forcé de choisir. C’est compulsif… obligatoire, plutôt. On t’offre la peau d’un anonyme… un normal quidam… âge et sexe confondus… indeterminés… pourvu que pas d’aggravantes. Ça te permet de tuer les trois quarts de la planète. Au figuré sens, il est vrai, mais vous ressemblez très fond de symboles… très attaché aux aspects symboliques de cette histoire à coucher dehors. À votre place, ce n’est pas les idées qui me failliraient… qui me feraient défaut. Chacun cultive ses bêtes noires propres et la foudre ne s’abat jamais sur nos privés ennemis, n’est-ce pas? By the way… à ce propos, tu sais quel est le rapport entre un policier, un juge, un ministre, un gamin et une gonzesse violée? C’est que, dans le fond, ils se sentent tous merdeux, ah, ah… 92
Pas assez sérieux, à votre avis? Moi, j’ai autre opinion. Si je fais de l’humeur… de l’humour, c’est que, sous un philosophique angle, tout le monde est conscient que tout le monde doit mourir, quelque jour, si bien que, demain ou aujourd’hui, ça n’intéresse pas… peu importe. Et, grâce à Dieu, les morts ne peuvent pas se plaindre, ce qui est gros avantage sur vivants, n’est-ce pas?
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28 Ne t’inquiète pas, ça va aller vite, notre petite conversation. De toute manière, j’aurais dû m’en douter. Le jour où le sale boulot ne sera pas confié aux flics, il se trouvera pas mal de mecs qui ne pourront plus s’en laver les menottes. Ceci dit, j’avoue que devoir confier à mes agents – alors qu’on se plaint de manquer d’effectifs – la tâche d’éponger la merde que d’autres ont répandue, ça me démolit le moral. Évidemment, ce n’est pas à moi de juger… mais je juge quand même que c’est dégueulasse. Tu ne vois pas de quoi je parle? Eh bien je t’explique. Ces messieurs du barreau sont complètement jetés. Ils t’offrent la vie de machin, patin, couffin ou schnok, en guise de prime pour tes bons et loyaux services de vingt ans de taule. Ils te lâchent dans la rue. Ils te saluent bien bas, en s’enfonçant la tête dans le sable. Simple comme bonjour. Le problème c’est que ce n’est pas si simple. Avec le battage médiatique autour de ton histoire, si on te lâche dans la rue, il va falloir te surveiller 24 heures sur 24. Non pas qu’on veuille t’empêcher de commettre le crime auquel tu as droit – qu’à cela ne tienne! – mais, tout bonnement, parce que tu as besoin de protection. Figure-toi que les gens ne sont pas prêts à admettre qu’il y ait un rigolo qu’on laisse libre de zigouiller le premier passant. Dur à accepter, crois-moi. Ça donnerait des idées noires à certains zouaves que ça ne m’étonnerait pas. À ta place, je chierais dans mon froc au lieu de me réjouir… Les gens ne comprennent rien à rien? C’est sûr. Et tu peux, d’ores et déjà, m’inclure dans le groupe de ceux que ça dépasse. Je me borne à faire mon boulot. Par conséquent, je suis obligé de te rappeler quelques trucs, notamment un détail de taille: tu n’as droit qu’à une, une seule, tentative d’homicide. Une fois mais pas deux, voilà les limites de ton droit. Ajoutons à cela que le rôle des flics là-dedans consiste, également, à éviter que tu ne réussisses ton coup. Donc: d’un côté, on te protège de tes ennemis potentiels, de l’autre, on protège tes éventuelles victimes. Sympa, n’est-ce pas? Attends, je ne veux pas m’embrouiller les pédales. En ce qui concerne l’instrument de ta vengeance, on te remettra, dès la fin de cet entretien, une autorisation de port d’armes, avec laquelle tu n’auras plus qu’à te procurer un flingue, chez l’armurier de ton choix. J’ose espérer que tu 95
nous faciliteras la tâche. L’idéal serait que tu renonces… Ton affaire, mes hommes n’y sont pour que dalle. Ils sont comme moi, ils font leur boulot, sale en l’occurrence. Quand on a des bouches à nourrir, on est forcé d’avaler ce genre de crapauds. Ah, j’allais oublier… Autre règle du jeu: si, par un heureux hasard, un agent s’interposait entre ton arme et ta victime, s’il venait à agir en bouclier, souviens-toi que le meurtre d’un flic ne fait pas partie du contrat. Avec un flic, tu auras beau plaider la pure bavure, tu ne seras plus couvert. Vu? Ouais… Cette bande d’abrutis qui t’ont accordé le droit de disposer de la vie d’un citoyen – pas de la leur, bien entendu, ce serait trop beau… – cette racaille du gouvernement, ces enculés de magistrats, je me demande ce qu’ils ont dans la tête à nous entraîner dans ce baby-sitting impossible. Ils nous pompent l’air, les salauds. Penser qu’on m’ordonne d’être complice d’un coupable en état de grâce, alors que je n’ai pas assez d’hommes pour protéger les innocents… quel gâchis! Sur le moment, j’ai songé à présenter ma démission, mais à quoi bon? Dans un monde où ça chôme un max, dans un monde où chacun attend le tour de crasse qui lui vaudra une promo, je t’assure qu’ils m’auraient vite remplacé. Je préfère assumer le merdier à laisser sa chance à un fumier. J’ai un peu raison? Mon œil! Ça te botterait sans doute que je te dise merci et qu’on soit potes dans la mouise. Eh non, mon grand. Il ne me reste pas des masses d’amour propre, mais j’arrive encore à douter de ce que je vois. Et c’est en doutant qu’une pensée m’est venue… une pensée du type qui s’accroche aux méninges, puis on n’a plus envie d’en démordre tellement elle paraît logique… Il n’est pas impossible qu’un de ces tordus s’imagine que tu vas vite fait te débarrasser d’un personnage encombrant, de la personne à qui tu en veux à mort, et qu’on sera bientôt fixés sur le motif de ton obsession. Si tel est ton plan, tu retournes en taule illico prestissimo. Car – faut-il le rappeler? – l’unique crime qui te soit permis est le crime gratuit. Justement. Tu as des principes? Moi pas. Les principes, voilà où ça nous mène et comment ça corrompt. Les principes, qu’ils se les mettent là où je pense, puisqu’ils n’ont pas honte de se torcher avec. Mon seul principe s’appelle action. Une fois qu’on a agi, on a le temps de creuser pour dégoter les raisons qui nous agissent. Si la fin ne justifie pas les moyens, j’aimerais bien savoir ce qui pourrait les justifier. En tout cas, sûrement pas les principes… 96
29 On est fermé. F-E-R-M-E-accent. Voyez bien, la salle est vide. Il n’y a plus personne. Le panneau? Ben, le panneau, on a oublié de le changer. Avec tout ce qu’on devait abattre comme boulot, c’est un peu normal… Les tables pas desservies? Savez, la dératisation, on commence toujours par les cuisines. On a dû entasser une quantité de casseroles, poêles et compagnie dans la cour, emballer le tout, et… hier soir, on s’est dit qu’on pourrait s’occuper des tables maintenant. Les autres? Le personnel de la cuisine a pris la semaine et mon collègue, son fils a la rougeole… et, du coup, je suis un peu seul. Là pour vous servir… bien sûr! Et plutôt deux fois qu’une. Mais quoi? Pas moyen de faire une omelette. Des conserves? C’est une maison qui se respecte, ici. On ne sert que des légumes primeurs et de la viande première qualité. Fruits de saison, poisson de haute mer et j’en passe… Si ça peut vous consoler, je vous laisse regarder le menu. Vous avez la dent? De la moutarde et un quignon de pain, ça vous irait? Enfin, juste pour tapisser l’estomac. Ma belle-mère dit qu’il n’y a rien de pire pour le système nerveux qu’un estomac qui travaille à sec. Ce n’est pas de la baguette lambda, c’est du pur seigle. Avec la moutarde, ça relève un peu le goût de… le goût de… À moins que vous ne préfèriez le beurre au gros sel… ça aussi… Vous n’aviez pas réservé, je parie? Dans ce restau, il faut... Mon collègue, lui, il est très ancien dans la maison, c’est chaque fois lui qui s’en occupe. N’importe comment, son môme étant malade, il se fout des réserves comme de l’an quarante… Un affront? Jamais de la vie. Je n’aurais pas osé. Sur la carte, il y a marqué le menu de ce midi? Ben, c’est encore mon collègue qui déconne à plein tube pour cause de rougeole. Il vous fera des excuses plates, je vous assure. D’ailleurs, je peux, d’ores et déjà, les faire à sa place, on est très… très… Vous avez aperçu, depuis le coin de la rue, une foule de gens qui filaient à l’anglaise? Vous vous trompez, c’était sans doute des clients du 97
lavomat, deux portes plus loin. Il y a plein de voisins qui viennent déposer leur linge entre midi et deux. Si je vous prends pour un con? Pas le moins du monde, monsieur. Chez nous, le client a toujours raison. En plus, sachant ce qu’on sait… Qu’est-ce que… au juste? Eh ben, monsieur, je vous demande pardon, mais le fait est… à la une des journaux, aux débats televisés… que voulezvous? Vous êtes connu comme le loup blanc et… que voulez-vous… quand le loup descend à la bergerie… les moutons… ceux qui ont l’occase de se trisser… Pourquoi vous me faites dire ça? Non, non, ce n’est pas ça que je voulais dire. Je voulais me taire. Fermer ma gueule. Là, tout de suite, ça sonne faux ce que je raconte, mais je ne vous en veux pas, croyez-moi. Vous avez raison… et moi, j’ai raison d’avoir la frousse. Ils sont tous partis comme un seul homme et, moi, le seul homme qui vous tient tête… Enfin, d’abord, je tiens à vous dire que j’ai suivi votre affaire, vous êtes devenu mon héros… Quel culot, je vous admire. Malheureusement, le monde n’a pas besoin de héros et des gens comme moi sont obligés de trahir les leurs… leurs héros, j’entends… pour faire bouillir la marmite. Oui, je suis marié. Et j’ai trois gosses. En bonne santé, je touche du bois. C’est pour eux que vous devez m’épargner. Moi, de toute manière, je ne vaux pas un radis et j’ai déjà trahi, alors… Tel que vous me voyez, vous êtes devant un… devant celui qui paye les notes et remplit le frigidaire… 50 heures par semaine donnant droit à sieste et à grasse matinée… plus quelques heures sup dans la peau du père de famille. Si vous reprenez un boulot, je vous conseille n’importe quoi sauf la restauration… esclavage moderne… derrière les plus belles devantures, les cadres raffinés et les cartes nouvelle cui, c’est le vieux schéma des travaux forcés qui se cache. Et le pire dans ma situation, c’est que je ne sais même pas cuisiner un œuf… c’est grave nul, je suis d’accord, mais je ne pouvais pas prévoir. Si vous voulez, j’appelle ma femme pour qu’elle vous prépare un petit en-cas. C’est la reine du casse-croûte ma meuf, vous pensez bien, avec trois lascars et, en plus, la marmaille n’aime pas la cantine, cette graine de bourge. Votre venue… elle a été annoncée et comment qu’elle l’a été! Un truc de dernière minute. Impossible d’effacer les traces, trop tard pour maquiller le cadavre. Bon… en guise de consolation, je me dis que, si vous me butez, au moins ma femme aura la paix. Peut-être qu’elle sera contente de toucher 98
une pension. Peut-être qu’elle pourra vendre mon histoire de merde à des journaux de merde. Peut-être que votre vengeance c’est contre des merdeux comme moi. Auquel cas, je me dirai, dans l’autre monde, qu’il n’y avait pas de quoi se sentir si souvent coupable.
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30 Oh, vous, là-bas! Suis ici! Suis ici! En haut des cintres. Je remets un projo en place. C’est cool; d’habitude ils me trouvent trente six mille choses pour m’occuper, ça faisait un moment que je voyais bien que le faisceau se barrait dans le mauvais sens, alors. Ce n’est pas confortable de me parler comme ça, la tête tournée vers le haut. Vous allez attrapper un torticolis. De toute manière, je ne peux rien pour vous. La représentation a été annulée. Ça s’est passé très vite, ils sont venu annoncer qu’un meurtrier était attendu à la séance de ce soir. J’ai failli béton tellement je me bidonnais, puis après je me suis rendu compte que c’était sérieux, genre tout le monde mettait les bouts, un tohu-bohu je ne vous dis pas. Mais j’ai pensé: je vais l’attendre de pied ferme, cet assassin de service. Enfin, ils beuglaient tellement fort que je n’ai pas compris la moitié de ce qu’ils racontaient. Si je ne lis pas les journaux? Non, pas des masses. Chez le dentiste, parfois, ceux qui traînent sur la petite table de la salle d’attente. En diagonale. Moi, je suis plutôt accroc de mon ordi. Quand ils me libèrent, souvent à pas d’heure, je chope un sandwich-coca à la station-service et je me tire chez moi. Avec mon super nouveau programme, je potasse des éclairages. Génial, ce programme. On peut tout dessiner sans avoir à se taper les humeurs des acteurs et du metteur-en-scène. Parce que je suis venu dans cette boîte dans l’espoir qu’on m’intègre dans l’équipe-lumière. Mais ils sont un peu arriérés ici, ils préfèrent prendre des stagiaires qui n’en foutent pas une rame et, pour l’instant, ils n’ont même pas voulu me mettre à l’épreuve. Patientez, jeune homme, nous devons remplir les postes vacants avec des interims dont le salaire est couvert par les subventions x ou y. Les artistes de la scène, quelle bande de cons, je ne vous dis pas. Ce qui se joue ici? À mon avis c’est hyper chiant, leur truc. C’est l’histoire d’un prince un peu givré qui a rendez-vous avec le fantôme de son père devant le portail du palais des rois. Le père, qui n’attend que de pouvoir cracher son venin, lui ordonne de venger sa mort, car on l’a cocufié et empoisonné. Du coup, le prince devient fou dingue de rage et se met en devoir d’emmerder tout le monde autour de lui. D’abord, il s’en prend à sa fiancée, qui joue comme un pied mais ce n’est pas grave puisque c’est 101
la nièce d’un critique très connu, qui a pondu une demi-page dans son canard, après s’être déplacé trois fois pour boire la coupe jusqu’à la lie. Vu que lui-même s’emmerde comme un rat mort, le prince invite une troupe de comédiens au palais et leur suggère de réciter une pièce où il y a des allusions, pas très fines d’ailleurs, aux meurtriers. Les meurtriers – en l’occurrence, sa mère et son oncle, qui couchent et gouvernent ensemble – sont très embêtés de voir que le petit prince en sait plus qu’il ne veut le montrer. Surtout que le mec ne ferait pas de mal à une mouche, il passe son temps à monologuer, genre pour expliquer que le monde est contre lui et personne ne le comprend. Mais, il faut savoir que rien ne peut plus arrêter sa furie: il tue la fiancée, le père de la dite et toute sa famille pour venger feu son papa qui, entre nous, aurait très bien pu reposer en paix. Donc, à force de vouloir se venger, le prince finit par crever lui aussi. Ça se termine par un sacré bain de sang et le royaume – chtadam! chtadam! - est conquis par les troupes ennemies (ça c’est la morale de l’histoire…). En fait d’ennemis, il y a deux pelés, trois tondus et beaucoup de fumée pour qu’on n’y voit que dalle. C’est moi qui actionne ce brouillard ténébreux… il descend du ciel comme si le bon dieu se mettait à fumer un gros cigare. Le top des tops, c’est que le cadavre (ou serait-ce l’esprit?) du prince est censé hanter le lobby du théâtre. Quand les spectateurs sortent, ils se retrouvent nez à nez avec l’acteur qui fait la manche, en débitant un tas d’insanités. Vous trouvez ça intéressant? Désolé, revenez demain, si ça vous tente. Je laisserai une invitation à votre nom, à la billeterie. Écoutez, est-ce que vous auriez la gentillesse de me tenir l’échelle. Je n’ai pas très envie de m’éterniser ici, je commence à avoir le vertige. Si j’ai peur de vous? Pas vraiment… Vous seriez le meurtrier tant redouté que ça ne m’étonnerait pas. Pourquoi auriez-vous envie de me tuer? Enfin, déjà, vous seriez obligé de grimper… et personne pour vous tenir l’échelle. Vous avez les crocs? Là, je ne saurais vous aider, mon ami. Il y a rien à grailler dans cette baraque. Par contre, si vous avez envie de vous payer une bonne cuite, il y a des bouteilles pas mal, au bar du théâtre. Allez-y et servez-vous. C’est au deuxième. Ils ont des goûts de luxe, les artistes et leurs amis. Ils éclusent sec et pas de la piquette, je vous assure. C’est dommage que vous ne soyez pas venu pour la première. Parce que, ce soir-là, les victimes, putain, vous auriez eu l’embarras du choix!!! 102
31 Dis donc, il ne faut pas te gêner. Tu enjambes ma couvrante comme si tu étais chez toi, tu t’assieds devant mon feu comme si, la chaleur, il y en avait pour tout le monde. Si tu crois qu’à la belle étoile on peut tout se permettre, tu te goures. On a son territoire: tu le cherches, tu le déniches. Tu emménages, tu aménages. Puis, il reste que tu dois respecter un code. Méfiez-vous du vin qui dort: voilà notre devise. À la cloche comme à la cloche: voilà notre deuxième devise. Si tu crois qu’on s’endort facilement sous les ponts, tu te goures. C’est dur de dormir à la dure. Les jambes ne savent plus où se caser. Le cul est frigorifié. Le dos en prend un sacré coup. Ça demande des années d’entraînement et des masses de carburant en fin de soirée pour mettre le sommeil en route. Enfin, je ne voudrais pas être mauvais amphitryon. Surtout que j’aime assez ta pomme. Eh ouais, tu vois, tu es repéré. Les gens du trottoir sont les mieux rencardés. On a tout son temps pour éplucher les canards que les passants abandonnent. Et puis, on a le bouche à oreille: c’est l’hebdomadaire, version culture orale. Je suis sûr que j’en connais plus sur l’actualité que l’épicier du coin de la rue. Non, mais… tu ne voudrais pas que la guerre éclate sous notre nez sans qu’on s’en aperçoive. Encore que je ne bougerai pas le petit doigt pour éviter que les gens civilisés s’entretuent, parole de clochard. Si au moins ils pouvaient le faire par des moyens silencieux… Toujours est-il que j’apprécie ton côté empêcheur de tourner en rond. Pour ce qui est de tourner en rond, on devrait se satisfaire du mouvement des planètes. Nous, les habitants – de la planète, toutes frontières confondues, j’entends – nous sommes plus heureux quand nous contrarions les lois de la nature. Le seul vrai problème est de calculer jusqu’où on peut les contrarier… sans tomber dans cette putain de barbarie. Moi, par exemple, ton flingue, je m’en bats les couilles. Bute-moi à volonté, ça fera plus de place pour la cloche débutante. L’assassinat me paraît une bonne alternative à cette connerie de sélection naturelle. C’est propre, lorsqu’on s’en tient au beau travail… Et, surtout, c’est plus rapide que l’agonie. En plus, moi – comme la majorité des personnes, d’ailleurs – je n’ai absolument rien à perdre. On va dire qu’une fois qu’on a regardé cette petite planque, sous ce pont accueillant, on a fait le tour de ce j’ai à perdre. C’est merveilleux de 103
pouvoir quitter ce bas monde en laissant une couverture pour tout héritage, n’est-ce pas? C’est le gros avantage de la cloche sur la tribu des sédentaires qui triment pour coucher sous un toit, le plus souvent le même pendant des années, pétard! Tu veux uniquement pouvoir te poser pendant une heure? Vas-y. Prends mon anorak, la couvrante n’est pas assez large pour nous deux. Si tu te poses directement sur les pavés, tu risques de t’enrhumer. Tu peux t’adosser à ma besace, elle est pleine à ras bord, ça aide à caler les reins. Il n’y a pas de quoi, la rue, ça appartient à qui en a besoin. En revanche, le truc qui m’emmerde, mais alors là ça m’emmerde carrément, c’est ce flicaillon qui te suit comme une ombre. On m’a raconté que tu es pris en filature pour la protection de tes éventuelles victimes. La vache!!! S’il te plaît, va lui dire de s’éloigner un peu. Explique-lui que je suis prêt à mourir pour la patrie des innocents, peut-être que ça va l’émouvoir, ce gosse de malheur. Moi, si un de mes fils – je n’en ai pas, je suis peinard – s’avisait de prendre l’uniforme, de flic ou de troufion, je l’aurais renié illico. Je l’aurais traité comme un hors-la-loi. Parce que, tu comprends, la prolifération de cons sur cette terre, c’est totalement lié aux parents. Je deviens toubib pour soigner maman, tu t’engages chez les paras pour épater papa, il va rejoindre la police pour protéger mémé, le monde est une caserne pour que les vaches soient bien gardées. Faire de la chair à canon avec la chair de sa chair, quelle misère! Ton père était fils de paysan? C’est intéressant. Peut-être bien que c’est l’âme errante de tes ancêtres qui te force à t’égarer dans la jungle des villes. Tu sais, au fond, il est enviable le destin de ceux qui errent. Pour avoir une chance de vivre en paix, on ne devrait s’attacher à rien. Ça coûte moins que ça n’en a l’air. Une fois que le pli est pris, on ne regrette ni son lit douillet, ni les repas en famille. Ce n’est pas parce que l’oiseau est tombé du nid qu’il n’apprendra pas à voler. Et, comme je te disais tout à l’heure, j’en ai mis du temps à me faire aux mœurs de la rue… mais ça n’empêche qu’à présent je serais incapable de coucher sur un matelas. Et encore plus incapable de m’endormir en état de surveillance. Elle ne veut pas partir, ta sentinelle? Eh ben, c’est assez embêtant, vu que, dans ce cas-là, je te demande de l’emmener avec toi, loin d’ici. La cloche n’a pas envie de sociabiliser avec la flicaille. Comment? Non, tu exagères, il y a plein d’endroits pour s’allonger à l’abri. Les ponts, ils sont 104
très prisés et ils sont tous pris… ça, je te l’accorde. Tu as les arrêts de bus, si tu veux juste fermer l’œil pendant deux heures. Enfin, depuis qu’ils ont inventé les sièges où l’on ne peut pas s’asseoir, ces trucs pour décourager les pauvres et les vieux de faire un somme, ce n’est pas aisé de dégoter un banc public. Il te reste les porches. À cette heure-ci, tous les concierges ronflent, grâce au ciel… Tu commences à te rendre compte que dehors c’est pire que dedans? Tu sais, c’est un peu comme les stars et les politicards: quand tu veux te faire remarquer, tu acceptes de te laisser espionner. Ils ne vont pas te lâcher les basques, mais c’est toi-même qui les as lancés sur ta piste, putain! Tu n’arriveras à les semer qu’en déviant leur flair sur du sang tout frais, tout chaud. Pas forcément le tien. Pas forcément le tien…
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32 Cause un peu, bordel! Ton silence, comme disait l’autre, il commence à devenir assourdissant. Tu dois te rendre à l’évidence que tu leur fous les jetons. Moi? Moi, si je n’étais pas flic, si on ne me payait pas pour t’avoir à l’œil, j’avoue que je ferais des pieds et des mains pour éviter de te croiser. C’est normal qu’ils se sauvent, chacun sauve sa peau comme il peut et, avec toi dans les parages, c’est sauve qui peut. Tu es devenu le mec sous la trace duquel même les pavés se dérobent. Ah, ah... tu vois, moi aussi je fais de la philosophie à bon marché, genre clodo et compagnie. De toute manière, bientôt tu seras obligé de vivre comme eux, tu seras emprisonné dehors, les dessins de chaussée feront office de grillage, les étoiles te pèseront comme des boulets. Et le pire, dans cette nouvelle prison, c’est que tu ne pourras t’en prendre à personne. Tu n’as que ce que tu as cherché, je m’excuse. Ce merdier, c’est ton œuvre. Et il n’y a pas de quoi être fier, je te l’accorde... Surtout que ça coûte cher au contribuable, ta petite plaisanterie. Je ne sais pas si tu te rends compte du fric que ça engouffre de surveiller un bonhomme 24 heures sur 24. Étant donné la fortune que cette filature représente, je trouve que tu as été plutôt chouchouté jusqu’à présent. Tout le monde te couvre, personne ne te malmène. Les rues que tu parcours sont désertes... c’est comme si on attendait un de ces rois que ses sujets rêvent de buter. Un de ces quatre, on va dérouler un tapis rouge pour que tu ne foules pas la boue. En plus, ce truc de prévenir, à chaque fois, les gens de ton arrivée, c’est un cadeau empoisonné qu’on leur fait. Ils se font un sang d’encre, alors que, la plupart du temps, c’est clair que tu ne toucherais pas à un cheveu des pauvres bougres. Tu veux bouffer, pioncer, te débarbouiller... et les malheureux sont trop affolés pour t’autoriser ces gestes de survie. Ouais, c’est assez triste, c’est presque déprimant. Allez, tu ne voudrais pas que je pleure sur ton sort. C’est rare qu’on puisse rigoler au nez d’un type, en lui envoyant à la gueule: «C’est toi, mon brave, qui l’as choisi.». D’habitude les gens se plaignent d’être victimes des circontances. C’est leur condition et leur raison d’être. À la limite, ils s’en vantent, puisqu’ils sont censés jouir de leur revanche au paradis. Le statut de victime, voistu, présente un certain nombre d’avantages, dont le moindre n’est pas 107
l’impunité. Je crois qu’on vit mieux en victime qu’en bourreau. Or, dans ton cas, il semblerait que tu préfères le rôle du méchant, de celui qui vient troubler la paix des chaumières. Je suppose que ça te fait bander, le parfum de trouille que tu sèmes sur ton passage. Rien que pour ça, tu es un mec hyper dangereux. Et il n’est pas question qu’on diminue la surveillance d’un pervers en liberté... Tu n’es pas un pervers? Ce n’est pas à toi de juger. À moi non plus, d’ailleurs. Mais ça n’empêche que je ne comprends pas mon chef. Ces honneurs de surveillance, cet état d’alerte permanente, c’est réservé aux VIPs. Il faut se lever de bonne heure pour trouver un personnage exigeant autant de remue-ménage. Je me demande si on n’est pas, les uns et les autres, cobayes d’une expérience top secret. Qu’est-ce qu’ils ne seraient pas capables d’inventer pour justifier le pognon destiné à la sécurité. Le sécuritaire, voilà une affaire qui marche. Dès que le torchon brûle dans les cités, ils en profitent pour armer les flics jusqu’aux dents. Dès que les commères se fâchent à l’étranger, ils militarisent un max, pour pas qu’on soit dépassé par je ne sais quel allié de mes fesses. Moi, les flics, je suis complètement en faveur, mais l’éducation, je ne crache pas dessus. Ma théorie est très simple: enfermons les mômes dans les écoles, là où on les élève mieux que chez eux, et la criminalité baissera immédiatement. Ça deviendra les écoles du crime? Pas sûr. Déjà, ce serait un sacré contrôle de la natalité. Seuls les parents voulant un bel avenir pour leurs gamins auraient envie de procréer, puisqu’ils seraient forcés de confier leurs enfants à des institutions scolaires. Du coup, les écoles se verraient revalorisées et leur cadre amélioré. Les éducateurs, les instits, les profs n’auraient plus le culot de mettre la responsbilité des échecs sur le dos des papas et mamans. Et les bambins, de leur côté, apprendraient le respect, l’ordre, la propreté, l’obéissance... À quoi ça sert d’essayer d’instruire des hordes de sauvages? Moi, j’affirme que l’éducation vient avant l’instruction. Je pense que, pour l’instruction, les ordinateurs ne tarderont pas à être plus performants que les enseignants en chair et en os. Les écoles sont condamnées à évoluer vers un modèle carcéral. Enfermons les enfants, ça videra nos prisons. C’est dingue ce que je raconte? Bah, si tu avais reçu quelques bonnes fessées, à l’âge où les sévices sont utiles, on n’en serait pas là. Toi qui t’égares, moi qui te suis... à quoi ça rime, bon sang? Je ne peux rien pour toi, tu ne peux rien contre moi, c’est du délire notre relation, avoue!!! Tu n’appelles 108
pas ça une relation? Moi, les mots, je m’en fiche. On n’est peut-être pas face à face, mais on n’est pas dos à dos, non plus. Est-ce qu’il existe un nom pour désigner ce qui nous lie? Je doute fort que les dictionnaires et les encyclopédies se soient penchées sur une affaire comme la tienne. Ça nous laisse un chouia de liberté, certes. Mais on ne saurait s’en servir. On ne saurait pas comment s’en débarrasser. Si c’est ça la liberté, nous vivrions bien sans. Tu piges?
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33 Non, je ne sortirai pas d’ici. Vous venez traquer le lapin jusque dans son trou et vous voudriez en plus que votre victime s’offre à vos griffes... ce n’est pas juste! Vous avez faim? Vous avez tout bonnement faim? Ce n’est pas moi qui oserait vous contredire… Il y plein d’épiceries en ville. Des épiceries, des primeurs, des viennoiseries, des traiteurs, des macdos. Des supérettes arabes à chaque coin de rue. Qu’est-ce qu’il a de si spécial, mon magasin? Rien de rien. Là, pour le coup, on est d’accord. J’ai choisi de rester dans la normalité la plus plate. Le commerce excentrique ne dure qu’un instant... Mais ça n’explique pas que vous ayez débarqué ici plutôt qu’ailleurs. C’est suspect. Très suspect. Même mes meilleurs clients, ils ne passent chez moi que lorsque tout le monde est fermé. Or, à l’heure qu’il est, ce n’est pas les vendeurs de boustifaille qui manquent. Hélas. Ils vous ont claqué la porte au nez? Les uns après les autres? Bah, je vous crois sur parole. Moi aussi, remarquez, j’aurais bien voulu... je n’ai pas eu le bon réflexe. À soixante ans, des fois, le corps ne suit plus. Il y a un battement. Un décalage. Je ne comprends pas que vous preniez des victimes de mon âge. C’est un peu de la triche. Pourquoi vous n’auriez plus le droit de bouffer à votre faim? Le droit, vous l’avez, nul ne vous le conteste. Par contre, vous n’avez pas le moyen. C’est subtil. Et complètement banal, si on y réfléchit. Parce que vous êtes devenu le gros méchant loup. Vous ne pouvez espérer qu’on vous ouvre la porte de la bergerie. Il faut vous imaginer que ces rayons, c’est mon troupeau. Enfin, au sens figuré. Qu’est-ce qui me fait penser que vous en voulez à ma vie? Vous savez, quand on a peur, on ne pense pas, on se défend. On saisit la bouée de sauvetage et on attend que la marée nous ramène. Si vous aviez une petite idée de ce qu’on raconte sur votre compte, vous seriez moins ahuri. L’assassin de service, protégé par les flics par dessus le marché, c’est trop rocambolesque pour être vrai. On dit que vous avez déjà estourbi un tas de personnes. Il y en a qui prétendent que la police nous cache les faits pour éviter la panique. Il y en a, au contraire, qui affirment que tout ce manège serait une nouvelle stratégie du ministère de l’intérieur, un grand 111
cirque pour que la population se tienne à carreau. Ils nous traitent comme de la racaille. Ils nous obligent à nous planquer, comme si on devait se reprocher quelque chose, comme si on était indésirable, comme le dernier des malfrats. Oh non, ne dites pas ça. Pour moi, c’est toujours le client qui commande. Le client a toujours raison, sauf quand il a tort, ah, ah… Seulement vous n’êtes pas un client comme les autres. Impossible de vous approcher. Dangereux de marchander avec vous. Vous voyez la différence. Ça tient plus du hold-up que de la relation commerciale. Ceci dit, je ne demande qu’à vous faire une fleur. Je... je vous invite à vous servir. Mon fournisseur charcuterie sous vide vient juste d’achalander les rayons. Vous avez l’embarras du choix: jambon blanc, jambon cru, pâté de campagne, pâté en croûte… Le pain de seigle pré-découpé est pas mal... avec un beaujolais village, vous m’en donnerez des nouvelles. Le tout c’est que ça fasse un compte juste… il n’est pas question que je quitte ma planque pour vous rendre la monnaie. Vous ramassez vos affaires, vous déposez le fric sur le comptoir, au revoir messieudames, merci. Peutêtre que le flic qui vous colle au derrière vous prêtera quelques piécettes. Excusez-moi, ce n’est pas que j’aie aucun motif personnel contre vous, c’est juste une question de prudence. Ouais, vous êtes prêt à jurer... mais sur la tête de qui? Allez, on oublie ce détail et on essaye d’arranger les choses de manière à ce que ni l’un ni l’autre ne soient lésés. En ce moment, j’ai des super promotions: dix pour cent sur le pain de mie (ça se conserve très bien, vous pouvez en garder en réserve); vingt-cinq pour cent sur le cassoulet en boîte (c’est un peu de l’étouffe-chrétien, mais ça se laisse manger si on a les crocs); trente pour cent sur les kleenex (ça remplace les serviettes en papier). Ils sont au bout du premier rayon, sur l’étagère du haut. Non… le cassoulet, c’est par pack de quatre boîtes. À consommer vite, c’est en fin de garantie, d’où la promo. Je suis gentil, je vous en explique plus qu’à mes clients fidèles. Mais dépêchez-vous. Moi, pendant que vous vous promenez dans mon magasin, je perds un fric monstre. À chaque seconde, vous me ruinez un peu. Vous croyez que l’état dédommage les braves gens qui reçoivent votre visite? Ils seraient trop contents de nous voir crever. Nous, on est les boucs émissaires... comme si ça ne suffisait pas, la feuille d’impôt, 112
les taxes immobiliaires, la TVA et j’en passe. Bientôt les commerçants seront forcés de payer pour bosser, si ce n’est pas un scandale…! Changer de boulot? Vous plaisantez. Est-ce qu’on dirait à un renard de grignoter de la salade? Est-ce qu’on proposerait à un vieux chêne de vivre au fond de la mer? Nous, les gens du métier, on a le commerce dans l’âme et encore l’âme, on n’hésiterait pas à la vendre. Ah, ah... Vous, ça fait à peine une semaine que vous avez commencé votre carrière d’assassin. Un débutant qui a la chance du débutant, en quelque sorte. Moi, je suis dans les cageots depuis que je me connais. Je n’imaginais pas qu’un jour ils devraient me servir de barricade. Les objets, à force d’en être entouré, on les sous-estime. Les gens aussi. C’est sans doute pour ça que le meurtre vous attire. Ce qu’on ignore c’est si vous préférez vous en prendre aux cons ou aux salauds. Et, le plus souvent, on ignore même dans quelle catégorie se ranger. Et, pour le coup, on s’en mord les doigts.
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34 Ouais, dans le genre immense et désert, ça se pose un peu là, ce bistrot. Pas grave... avec ce silence à couper au couteau, je peux d’autant mieux vous enregistrer. Puis, s’ils ne veulent pas prendre notre commande, on ira se servir nous-mêmes. On boira à l’œil. C’est marrant. D’habitude, les gens adorent faire peur, parce que tout le monde s’écrase devant eux. On ne respecte que ceux qu’on évite et on n’obéit qu’à ceux qu’on redoute. Si bien que la peur est devenue le fondement de l’exercice du pouvoir. Vous, il me semble que vous n’arrivez pas à gérer ce truc d’être l’homme qu’on craint. Ce n’est pas votre colère qu’ils craignent, c’est votre seule présence. Quel ratage! Vous avez vu gros mais vous donnez dans la petitesse... Casser la croûte et pioncer sous les ponts, ça n’a pas de commun rapport avec les ambitions que vous affichiez. C’est justement la mesquinerie de vos désirs que les gens ne vous pardonnent pas. Si vous étiez capable de haute voltige, si vous commettiez des crimes vraiment enviables – comme le meurtre d’un de ces requins que seule l’odeur de sang assouvit – tout le monde vous saluerait bien bas. Or, pour l’instant, vous n’avez pas levé le petit doigt… Enfin, moi, je dois rester objectif. Puisque c’est pour ça qu’on me paye. Je suis censé vous demander comment ça fait de se sentir l’homme le plus puissant de la terre, alors que je n’ai absolument pas peur d’être assis à côté de vous. Pourquoi diable voudriez-vous tuer un pauvre diable comme moi? Vous n’allez pas vous salir les mains pour un piètre journaleux qui tire le diable par la queue, ça tombe sous le sens. Ah ah. Non, je suis free-lancer. C’est un genre de chômage, mais moins honteux. C’est écrit sur une carte que je suis journaliste, ça facilite les présentations et ça ouvre grand quelques portes. Certaines, pas toutes. Si j’accepterais de vous rendre service? Peut-être... Je suis plutôt de votre côté. Votre histoire est plutôt super vendable. Par contre, on prétend que monsieur l’assassin a horreur des média. Que monsieur l’assassin la ferme devant les micros et les objectifs. Que monsieur l’assassin aime faire le difficile. Je me vois donc obligé de vous proposer un marché. Je suis d’accord pour le coup de main – à condition qu’il ne s’agisse pas de 115
vous tenir l’arme... – mais vous me promettez l’exclusivité pour une série d’entretiens. Les histoires de vie sont à la mode. Ce sont les sociologues, ces journalistes déguisés en chercheurs, qui ont lancé la chose... c’est-àdire qu’ils copient sur nous, sauf que ça se dit scientifique et profond et incontournable. Ah ah. Vous avez un problème de ravitaillement? Oui, j’étais au courant. Les commerçants vous fuient comme la peste. C’est normal, avec tous les vols qu’ils ont sur la conscience… Monsieur désire que je m’occupe de ses emplettes. N’est-il pas émouvant, ce meurtrier qui n’a rien à se mettre sous la dent? Non, je ne plaisante pas, je m’amuse un brin, il ne faut pas me prendre au sérieux. Ce contrat me convient admirablement. N’importe comment, j’ai pas mal de temps libre. Dès demain matin, je cours au marché et je joue les bonniches. Vous me raconterez vos appétits et vos répulsions... je pourrai monter ça en mayonnaise, lorsque je pondrai mon papier. Ne me remerciez pas. Ça va être donnant donnant. L’enfance… votre enfance, les obscures origines me paraissent un excellent point de départ. Très malheureuse votre enfance, j’imagine… Pas tant que ça? Avouez que vous embellissez le tableau. Même les sévices, la mémoire les transforme en joyeux moments de découverte. Mère dominatrice, père absent. Votre mère est morte en couches? C’est pareil. C’est pire. On domine toujours mieux par l’absence. Vous avez grandi dans un quartier gris de la banlieue. Un quartier ravagé par la première crise de l’emploi. C’était encore un peu la campagne, dans le temps? Attendez, là, vous exagérez… Appeler «campagne» ces terrains vagues où vous avez usé vos bottes à taper sur les ordures des voisins, c’est le comble... Si vous vous offrez le luxe d’un passé serein, comment expliquer vos déboires? Soyez logique, livrez-nous la quintessence d’une enfance torturée, autrement vous serez dans le colimateur de l’opinion publique... Vous vous foutez de la vox populi? Pas moi. Bon, concentrons-nous sur la jeunesse et les amours qui vont et qui viennent comme des coliques. Vous étiez assez chaste? C’est minable, la chasteté, mais ça plaît aux femmes. Les chastes sont des pervers qui s’égarent. Il y a de quoi broder pas mal. Timidité doublée de voyeurisme. Privation totale de la compagnie des femmes, vu le décès précoce de votre maman... C’est votre jeune tante qui vous a élevé? Chouette. Elle était sûrement très jolie. Passion incestueuse et silencieuse. Impossibilité de se confier à un papa trop distant, trop différent... Votre 116
belle-mère, en revanche, elle vous malmenait. Déchirement entre deux modèles opposés de la féminité. Il est resté veuf, votre père? Quelle famille! Le père se ronge les ongles de n’avoir jamais osé vous présenter ses maîtresses. La tante devient vieille fille parce qu’elle vous a consacré ses meilleures années. Elle a épousé un étranger et elle est partie vivre en Afrique? Oh la la, le dépit. L’innommable rancune. Voilà le motif, voilà le moteur. Les femmes de votre entourage s’éclipsent, l’une après l’autre. Et vous êtes seul, irrémédiablement seul, car elles vous trahissent, vous abandonnent, vous écœurent. Ce n’est pas étonnant qu’une femelle se soit chargée de vous perdre, en jurant avoir reconnu votre tronche à l’heure entre chien et loup. Vous ne seriez pas homo sur les bords? Ce n’est pas moi qui vous jetterait la pierre, rassurez-vous… Vous me défendez de publier ces sottises? Monsieur, vous êtes mal placé pour vous défendre et me défendre quoi que ce soit. C’est sans doute dur de se voir dénudé par un parfait inconnu. Mais qui, à part un inconnu, pourrait s’intéresser à un homme aussi ordinaire que vous? Avec un peu de travail, je ferais de votre triste personne un vrai personnage. Le travail sur l’information n’exclut certes pas la fantaisie. Cependant, le journalisme romanesque touche un très vaste public aux yeux de qui vous seriez un homme totalement nouveau. C’est une sorte de deuxième naissance, propre et indolore, ce dont je vous parle. La paix des morts et la chance des revenants… on ne saurait rêver d’un avenir plus pépère. Surtout que l’espoir du lendemain... vous n’en êtes plus là, n’est-ce pas? À chaque jour suffit sa peine… ça, je ne vous le fais pas dire. Il est néanmoins des peines que l’on efface par la confession. Il y en a qui payent pour s’allonger sur le divan et causer pendant des heures…. Comment ça? Vous sous-entendez que vous m’avez fait marcher, que vous m’avez aiguillé sur de fausses pistes...? Mais, cher monsieur, puisque vous faites cavalier seul, démerdez-vous!!! Vous aurez tout loisir de consacrer vos journées à la chasse (dommage qu’il n’y ait pas de gibier dans les bois de la ville) et à la pêche (dommage que notre fleuve soit si pollué...). L’honnêteté n’a jamais sauvé personne. J’espère que le ventre aura raison de votre orgueil. Et que je pourrai vous rire au nez. 117
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35 Dites donc, vous avez l’air mal en point… Asseyez-vous, asseyez-vous. Si je comprends bien, vous n’êtes pas pressé d’aller flâner en ville. Alors profitez-en pour souffler un peu. Les flics, c’est votre famille à présent et vous nous revenez comme un fils prodigue. Ironie du sort… Vous préférez rester debout? Comme vous voulez… De toute manière, la chaise ne bougera pas. Elle est dans ce bureau depuis une quarantaine d’années, je pense. Enfin, depuis plus longtemps que moi, quoi... Un café, peut-être...? Il arrive, il arrive. Bon. Je me suis payé des tonnes de rapports – vos anges gardiens en ont pondu des chiées plus une – et je suis forcé d’admettre que ça ne se passe pas du tout comme mes chers collègues l’avaient – un peu hâtivement, je dois avouer – programmé. Encore du sucre? Tenez, servez-vous... Trop contents de se débarasser de vous, ils vous voyaient buter le premier passant. Or, vous n’êtes pas un assoiffé de sang, vous n’avez pas la trempe du tueur... si bien que vous tardez à choisir votre victime. C’est désagréable pour ceux chez qui vous semez la panique et c’est désolant pour vous qui ne pouvez plus satisfaire vos besoins les plus élémentaires. Ceci dit, l’orgueil étant le pire des péchés, je crois que vous recevez très justement ce que vous méritez. Bien sûr que vous n’êtes pas ici pour que je vous fasse la morale. Mais votre suggestion est irrecevable. Vous n’imaginez quand même pas que je vais autoriser les agents qui vous filent à s’occuper de vos courses, alimentaires ou autres, et à veiller à ce que vous roupilliez dans des draps propres. On a beau accepter de vous prendre sous notre aile, ça ne signifie pas que nos hommes vont désormais jouer vos femmes de ménage. C’est une question de limites... Restons décents dans ce bordel. Non, je ne vous reproche pas d’avoir transgressé quoi que ce soit. Il s’agit simplement de vous rendre la vie vivable... sans pour autant revenir sur le privilège qui vous a été accordé. Inconsidérément, à mon sens. Enfin, on n’est pas là pour discuter, on n’est pas là pour penser, on se borne à suivre des ordres. Encore faut-il pouvoir les suivre, si vous voyez ce que je veux dire. 119
Après mûre réflexion, j’ai, moi aussi, une proposition à vous soumettre. Je suis persuadé qu’elle est irrécusable, si je dois en croire l’affolement de nos fonctionnaires les plus expérimentés et les bruits qui courent sur d’immenses rassemblements qui se préparent dans l’ombre. Vous savez, dans les services secrets, on a l’habitude de cuisiner des solutions tordues. Puisque le but de votre opération est tout bonnement de trucider quelqu’un, je me suis demandé: pourquoi seriez-vous forcé d’assumer personnellement l’exécution de la victime? Dans notre contrat, il n’est pas spécifié que vous deviez tuer de vos mains. La seule chose qui soit claire c’est qu’on vous reconnaît le droit d’exiger la peau d’un être humain… un être humain répondant aux critères de proie banale, voire socialement inutile. Alors je me suis rendu compte que le meilleur moyen pour vous (et pour nous) faciliter la tâche serait qu’on s’en charge, de ce meurtre. Au fond, c’est un peu notre métier, nos hommes feront la chose beaucoup plus proprement, beaucoup plus discrètement que vos mains tremblantes. Le gouvernement est sur les nerfs, la crainte de perdre des voix (devant des sondages chaque jour plus catastrophiques) empêche ces beaux messieurs de raisonner. Par ailleurs, les instances internationales (qui vous couvrent, en quelque sorte...) ne tolèreront pas de manquement au protocole qu’on a signé. Je sens que, dans l’impasse où nous nous trouvons, il vaut mieux confier la sale besogne aux spécialistes... Et déjà je lis un sourire sur vos lèvres. Vous n’êtes pas en mesure de rejeter ce nouveau cadeau. Les gens ont tellement peur des flics que notre arrangement suffira, à leurs yeux, pour rétablir l’ordre. Vous aurez une routine normale, vos concitoyens vous accueilleront normalement, quel soulagement! Et, le jour où vous serez fixé sur votre choix, vous n’aurez qu’à nous passer un petit coup de fil. Vous ne serez pas obligé d’accompagner l’homme qui endossera la responsabilité de la pénible mission, vous patienterez chez vous. En soixante-douze heures, nous aurons le temps de procéder à toutes les vérifications afin de garantir que votre victime n’est pas chasse gardée. Ouais, je sais que ça ne correspond pas à votre attente première. Mais on peut tourner la chose autrement. Si vous tenez à faire justice de vos mains, on va dire que vous nous prévenez à l’avance – histoire de respecter le délai de sécurité – et nous nous débrouillerons pour que le terrain soit libre. La police tire son épingle du jeu à partir du moment où vous nous 120
communiquez l’identité du... du bouc émissaire. À la grande satisfaction des deux parties, le crime se produira sans témoins... Ah la la, je devinais que notre entretien allait débloquer la situation. Vous aviez raison: dans la pratique, il fallait avancer à pas de loup pour ne pas effaroucher le gibier. L’ancien dispositif supposait que la menace était renforcée par la rumeur. Notre négociation actuelle est infiniment plus raffinée. Tout le monde sera protégé par la loi du silence.
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36 Vous devriez goûter le potage aux écrevisses. Enfin, moi, je ne suis pas appréciateur de soussoupe mais, d’après les gourmets, c’est exquis. Pour l’apéro, j’ai commandé du champagne. Ça creuse un peu, les petites bulles, vous ne trouvez pas? Puis c’est quand même plus fiable que tous ces trucs un peu douceâtres, fabriqués dieu sait où... Il faut que vous fassiez attention à votre estomac? Allez, une fois n’est pas coutume. Vous avez vu mon bidon…? C’est moi qui devrais faire gaffe. Ah, vous savez, les affaires, ça ne pardonne pas. La moitié des contrats... que dis-je?... les quatre cinquièmes des relations commerciales se nouent autour d’un bon repas, bien arrosé. Alors... Pardonnez-moi, ça paraît grossier de parler grande bouffe avec une personne marquée par la privation. Mais rien ne vous oblige à continuer à mener une vie d’ascète. À votre place, je regarderais ce maigre passé comme une réserve d’appétit en vue d’un avenir rempli de tous les plaisirs. Comme si vous aviez reculé pour mieux sauter. Vous êtes épuisé? Vidé? Quelle chance, mon ami, quelle chance. Je ne suis pourtant pas vieux, mais je me sens complètement blasé. J’ai le sentiment d’avoir trop joui de l’existence... au point que ni le sommeil, ni la nourriture, ni le sport, ni le sexe, ni l’alcool... ni même la drogue ne peuvent m’apaiser. Il ne me reste plus que le boulot... c’est à peine croyable. Lorsque j’étais jeune, je croyais qu’en gravissant les marches de l’échelle sociale, je pourrais – ô bonheur suprême – m’arrêter de bosser. L’idée que je serais entouré de serviteurs et, par ailleurs, d’esclaves anonymes du système, me donnait le vertige. Eh bien, ce rêve de gosse, j’en suis vraiment revenu. Je souffre de la pire des privations: je suis privé de mon rêve de gosse. Bon. Toujours est-il que je ne vous ai pas invité pour vous accabler avec mes regrets et mes amertumes. Si j’ai tant insisté, si je vous ai presque arraché à votre tannière, c’est que je veux vous parler de la seule chose qui me soit encore chère, à savoir: le travail, justement. Je vous ressers? Ils n’est pas mal ce foie gras à la menthe... Vous avez horreur de vous resservir? Moi, c’est le contraire: l’appétit me vient en mangeant. Je finis par trop manger… Mais, au moins, on ne peut pas me reprocher d’avoir les yeux plus gros que… Trève de frivolités. 123
Je voulais vous dire qu’étant un bosseur, j’ai réussi, malgré mes origines fort modestes, à faire un bout de chemin dans l’industrie de la distribution. Je suis le second d’un patron extrêmement puissant. Je m’occupe de ses intérêts dans la branche comme si c’était les miens. Rassurez-vous, je suis payé en conséquence. Mon patron – comment le décrire? – mon patron est un héritier de la plus honorable conception du capitalisme qui ait vu le jour sur cette planète décadente. C’est un homme doué d’un extraordinaire sens des affaires, c’est le vautour et le requin en une seule créature… ce qui ne l’empêche pas d’avoir une vision sociale très généreuse. La richesse, ça se partage. C’est le partage de la richesse qui permet la croissance illimitée. Si bien que l’empire de cet homme rare n’a pas cessé de s’étendre depuis les vingt dernières années. Ceux qui boulonnent pour lui seraient tous prêts à témoigner qu’il a un cœur en or… Malgré sa fermeté, il est incapable de coups bas... en particulier vis-à-vis de son personnel. À ce stade, vous vous demandez sans doute pourquoi je vous tisse ces louanges à propos d’un type que vous ne connaissez ni d’Ève ni d’Adam. Cependant, il fallait que je brosse le portrait d’un patron exceptionnel pour que vous saisissiez la portée de ma démarche. Ce que je vais vous proposer n’est pas très folichon... seules de fortes raisons peuvent justifier que l’on tue un être humain. En l’occurrence, il s’agit de quelqu’un dont la rustrerie et l’avidité font obstacle à la concrétisation des projets les plus audacieux de notre entreprise. C’est, vous l’avez deviné, notre plus proche concurrent. Et nous n’avons, a priori, rien contre la saine rivalité. À condition qu’elle soit saine. Le bougre qui nous gêne dans nos plans est un bonhomme sans scrupules, un tyran véreux qui navigue dans les eaux les plus troubles de la finance. Pour comprendre sa politique de croissance, il suffit de parcourir ses feuilles de salaires et d’examiner les chiffres de ses licenciements. C’est un négrier engraissé par le sang de ses ouvriers, de ses employés. Éliminez cette engeance et notre monde sera moins pourri. De l’eau minérale? Oui. Garçon, un litre de pétillante, s’il vous plaît. Avec une rondelle de citron? Non, pas de rondelle. J’ai beaucoup réfléchi avant de vous mettre au courant de nos problèmes. Et je me suis dit que, si j’étais dans votre peau, j’aurais une folle envie de pratiquer un crime utile. Cette occasion – ça ne court pas les rues une occasion comme celle-ci – je vous l’offre et, par dessus le marché, je vous offre une généreuse récompense 124
en échange de vos loyaux services. Ne répondez pas tout de suite... pensezy. Songez aux bons motifs qui vous pousseraient à accepter ce défi. Primo: vous êtes en mesure de le faire et vous n’aurez pas à payer pour. Secondo: vous êtes en mesure de le faire et vous serez payé pour. Tertio: vous êtes en mesure de commettre un meurtre mais vous manquez cruellement de victime. Ajoutez à cela que vous êtes fatigué. Au fond, je vous débarrasse d’un fardeau, n’est-ce pas? Ne dites pas merci. Votre oui fera l’affaire.
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37 Peut-être... Vous savez, moi, j’ai l’habitude, je passe dans ce sauna presque tous les jours, quand je suis en ville. Je ne touche jamais aux manettes. Je reste à peu près un quart d’heure, puis je me barre. C’est devenu aussi mécanique que le rasage… Mais peut-être bien que l’air est un poil trop chaud. En fait, je crois que la chaleur est censée fouetter le sang et activer la circulation... ou serait-ce le contraire...? puisque c’est interdit aux cardiaques. Enfin, moi, je viens parce ça m’apaise. Ça m’évite de prendre des calmants dès le réveil. Tout à l’heure, vous devriez essayer la masseuse thaï. Oui, ça coûte la peau des fesses mais vous serez prêt à les vendre après coup, vos pauvres fesses, je vous assure. En plus, c’est moi qui invite et – c’est sans doute un défaut, un péché mignon – je ne regarde jamais à la dépense. Sauf quand il s’agit d’argent public, c’est entendu. Les politiciens de mon genre, au contraire de ce que l’on croit, engagent souvent leur propre fric, et s’endettent jusqu’au cou, pour toucher un maximum de leurs concitoyens. Les gens s’imaginent que c’est de l’argent jeté par les fenêtres. On oublie les difficultés auxquelles les petits partis, comme le mien, doivent faire face, car l’état leur accorde rarement les remboursements de campagne et autres subventions prévues par la constitution que les grandes machines partisanes accaparent. Or nous sommes forcés, nous aussi, d’utiliser tous les moyens et tous les médias, si nous voulons sortir de l’ombre. La propagande, ça ne se fabrique pas au prix de la pluie, comme du temps où l’on distribuait des tracts à la sortie des écoles et des usines. Vous conchiez sur la politique? Vous avez tort... S’il n’y avait pas de politiciens, si la surveillance de l’opposition ne s’exerçait pas au quotidien, vous ne seriez pas sorti de votre trou. Votre peine, vous l’auriez purgée jusqu’au bout, et le gouvernement, de connivence avec notre justice pourrie, aurait pu étouffer l’affaire. Quand bien même ils ne serviraient qu’à ça, ils seraient déjà très utiles, les partis, voyez-vous. Notre entretien en est la preuve éclatante. Non, vous vous trompez. Je ne me vante pas de vous avoir libéré. Je me targue, simplement, d’être un militant de la défense des droits de l’homme et un pilier du système qui, malgré les graves défaillances que 127
je lui reproche, autorise encore qu’on milite en son sein. N’oubliez pas que le droit de s’associer et de protester publiquement est le fruit de luttes sanglantes qui furent menées, au long de l’histoire, par des opposants politiques. Des mecs qui avaient des couilles et qui envisageaient tous les moyens pour voir triompher leur juste cause. Prenez une serviette et épongez-vous. Vous êtes en nage… Maintenant, on va plonger dans la piscine. Vous allez comprendre ce que j’entends par apaisement. Bravo! On ne peut pas dire que chat échaudé craigne l’eau glacée. Vous avez plongé avec une telle conviction qu’on aurait dit un vrai suicidaire… Mais, pour en revenir à mes oignons, j’admire les gens qui n’ont pas froid aux yeux et... et vous êtes, semble-t-il, de cette race en voie d’extinction. L’extrême médiatisation du travail des politiciens (voire de leur vie plus ou moins privée) les oblige... nous oblige à une totale retenue. Nous ne pouvons pas nous permettre de faire comme ça nous chante. L’opinion publique (c’est-à-dire, l’avis général, forgé par les médias) nous empêche d’agir en fonction de notre conscience. Et, tout en représentant l’opposition au régime, nous ne pouvons même pas nous plaindre, puisque notre action se situe désormais dans le cadre de la stricte légalité. Ou bien alors nous choisissons de retourner devant les portes des écoles, avec notre liasse de pamphlets sous le bras. L’action directe vous paraît plus intéressante que le jeu salonnard des politiciens? Bah, c’est sans doute plus romantique mais, hélas, absolument inefficace... Un leader se doit de garantir aux personnes qu’il guide un certain nombre de résultats pratiques: une nouvelle législation ou l’altération de celle qui existe, l’application des principes démocratiques trop souvent jetés aux orties, la protection effective des démunis dans cette jungle où le plus fort est protégé par ses propres lois, etc. Ça ne signifie pas qu’on s’aveugle au point de ne plus discerner les gros obstacles qui retardent l’obtention de ces petites victoires. L’extrême gauche ne prône pas la révolution armée parce que l´histoire nous a appris que les déviations révolutionnaires sont plus difficiles à redresser que les torts du système capitaliste. Non, nous ne croisons pas les bras devant l’injustice. Chaque jour, nos militants se mouillent pour défendre des causes que certains, la plupart, jugent perdues. Pourquoi croyez-vous que je fais trempette avec vous? Outre le plaisir de rencontrer un homme qui défie l’édifice juridique, j’ai un gros lapin à sortir de mon chapeau. Un lapin qui n’a rien d’une peluche 128
émouvante... c’est une bête puante que je propose de traquer et d’achever. On vous a concédé un crime sans punition. Moi, je vous affirme que la dignité d’un meurtre ne peut être que politique. Le bonhomme qui tue une nuisance se transforme en héros... les historiens s’en chargent, dans un délai plus ou moins court. Or – laissez-moi finir ¬ le salopard, qui se met en travers du chemin de toutes les forces progressistes de ce pays, vous le connaissez. N’a-t-il pas suggéré qu’on vous exile? N’a-t-il pas insisté pour qu’on vous déchoie de vos droits et qu’on vous expédie chez des sauvages qui n’auraient pas hésité à vous apprendre à vivre? Eh bien, ce charmant personnage va bientôt se porter candidat à la présidence et, vu son discours populiste, l’indéniable soutien populaire que votre affaire l’a aidé à conquérir et la couverture que lui accordent nos chers journalistes, il y a de très fortes chances pour qu’il remporte un score honteux. S’il gagne les élections, adieu le progrès, adieu les acquis sociaux, adieu les partis minoritaires. Vous lisez encore les quotidiens, j’espère... Vous êtes donc au courant de ces préoccupations. Je prétends que vous tenez l’avenir du pays entre vos mains. Une balle dans la tronche du triste sire et, dans deux mois, on n’entend plus parler de cette pourriture que la terre aura vite fait de dévorer. Les hommes de bien vous salueront comme le messie. Cependant, il faut faire vite. Une fois qu’il aura officialisé sa candidature, vous n’aurez plus l’autorisation de le tuer dans l’impunité. Oui, je me suis renseigné. Les services secrets, à quoi servent-ils? Entre autres, à créer des conditions pour la mise à exécution des assassinats politiques. Le meurtre, comme chacun sait, fonctionne comme une soupape de sécurité. Ne rigolez pas. Si on parvenait à éliminer le crime, c’est tout le système qui s’écroulerait. Je vous garantis, mon ami meurtrier, que je ne suis pas le seul à le penser.
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38 Aujourd’hui, la mer est sacrément démontée. Dommage… Vous n’avez pas le mal de mer, j’espère...? Je vous demande ça parce que moi, enfant, je n’avais pas le pied marin. Mais, à force de suivre feue ma mère partout, j’ai dû me faire à la houle. Elle détestait la terre ferme, pauvre maman. Ce yacht lui appartenait, un cadeau de mariage du vieux, et elle y passait le plus clair de son temps. À mon avis, le goût de la navigation était un pur prétexte pour s’éloigner de mon père, ce tyran domestique. Elle l’envoyait chier, en prenant des gants. Elle est morte de quoi? Ben, j’aime à penser qu’elle est morte de chagrin mais, en fait, c’est plutôt son cœur fragile qui l’a emportée. Elle s’est mariée avec un monstre pour sauver ses parents ruinés et elle a regretté ce faux pas toute sa vie durant. J’ai hérité de son caractère affable, de son yacht et de sa haine. Vous voyez le numéro de cirque... Si je vénère la mémoire de ma mère? Oh la la, je n’irais pas si loin. Elle était chou, mais beaucoup trop collante. Fils unique, on n’insistera jamais assez sur les terribles désavantages d’être fils unique. C’est sûr que j’ai été gâté côté mère, il n’est pas moins certain que son amour démesuré, je l’ai payé le prix fort. Tout d’abord, papa était jaloux comme un pou... il ne comprenait pas comment maman pouvait se pâmer devant une chose aussi inutile que moi. Et puis moi, j’ai si souvent été taxé d’inutile que j’ai effectivement pris goût à développer le sens gratuit de la vie. Au début, quand j’ai pu commencer à mettre la main sur une infime partie de la galette familiale, je me suis mis à claquer du fric sans vergogne, rien que pour emmerder le paternel. Or, ça, il ne l’a pas supporté. Et pour cause. À ses yeux, il n’y a que l’argent qui compte. Non, ma mère n’était pas d’accord. Je pense même que mes dépenses inconsidérées ont abrégé ses jours, vu qu’elle devait se taper les colères et les reproches de mon père. Mais n’allez pas croire que je culpabilise... Elle était malheureuse, pire qu’un chien galeux, la mort lui est venue comme une bénédiction. Je lui en veux juste un peu de m’avoir abandonné. Laissé seul devant la furie bassement matérialiste de mon père, je suis le fils de riche le plus frustré de la planète. Le bougre m’alloue à peine de quoi entretenir ce vieux bateau et bouffer chichement. C’est proprement humiliant. 131
Ma femme, cette morue que vous avez entrevue? Vous me trouvez un air d’homme qui se marie? Non, mon cher, elle n’est pas née la salope qui m’emmènera à l’autel. Et il faudrait beaucoup plus qu’une chevelure blonde et une paire de nichons pour m’émouvoir. Vous savez, les joies matrimoniales, j’en ai soupé... le mariage de mes parents m’a franchement suffi, alors qu’il s’agissait d’un mariage de circonstance, c’est-à-dire de ceux qui ont une chance de marcher... Mon père étant du genre à tuer les meilleurs espoirs dans l’œuf, leur contrat de bonne entente a vite foiré. Et je vous garantis que ça n’a pas été faute d’efforts de maman. Elle était prête à presque tout pour sauver les apparences, ce qui, de la part d’une femme, me paraît remarquable. Non, l’hypocrisie c’est autre chose, mon cher. L’hypocrisie c’est faire semblant de tomber amoureux fou d’une femme pour la baiser et la larguer l’instant d’après. Moi, mes amies féminines, je les saute sans leur raconter l’ombre d’un mensonge. C’est plus agréable pour mon ego et pour le leur. Lorsqu’on se quitte, on n’a pas l’impression de se blesser mutuellement. On n’a pas le sentiment de s’être volé quoi que ce soit, puisqu’on s’est donné ce qu’on s’était promis. Avec mon père, ce type de rapports égalitaires est tout simplement impossible, parce que son principe, aussi bien dans sa vie sentimentale que dans le monde des affaires, c’est que chacun doit rester en dette envers lui. Il sème le fric pour récolter des esclaves. Et du fric, il en gagne par paquets, je vous l’assure. C’en est indécent… Si je n’avais pas peur de croupir en taule, ce soir même, je lui collerais une balle dans le ventre à ce gros papa plein de soupe. Oui, il y a anguille sous roche. Vous avez déjà deviné le motif de mon invitation et de mes confidences. Je pourrais vous dire que c’est le ciel qui vous envoie, mais le ciel n’envoie jamais rien à personne. Le ciel protège les salauds, vous en avez fait la dure expérience. Donc, mon idée c’est plutôt «aide-toi et le ciel t’aidera». Devenant moi-même un salaud, peut-être que le ciel m’accordera sa protection. Attendez, que je vous explique mes intentions jusqu’au bout. Je me propose de prendre sur moi toute la responsabilité morale de votre action et la punition qui va avec, si tant est que le jugement dernier nous guette. Je ne redoute pas la culpabilité, je redoute la prison. J’assume le choix d’avoir préféré le paradis sur terre à la paix d’outre tombe. On m’a élevé comme un 132
gosse de riche, on m’a fait miroiter une vie de «luxe, calme et volupté» et, à présent, on me concède une pension qui ne satisferait pas une putain à la retraite. On se moque de moi, quoi... Non, les millions de gens qui rêvent de posséder le centième de ce que j’ai, ils ne méritent pas ma considération. Ce sont des meurtriers qui se dégonflent devant l’immense dignité de leur tâche. Si eux ne sont pas capables de changer le monde, devrais-je partager le fardeau de leur faute? Non, cet argument manque de substance, mon cher. En outre, mon paternel est un de ceux qui s’enrichit sur la misère du plus grand nombre. C’est un vampire de tout premier ordre. D’ailleurs – vous l’avez sans doute écouté la semaine dernière à la radio –, il ne s’en cache pas, l’enculé... Ne vous inquiétez pas: on est en haute mer, personne ne nous entend. Je vais coucher tout ce que je viens de vous livrer sur une feuille. J’ajouterai quelques détails sur la jouissance de 25% de la fortune dont je serai l’unique héritier. C’est la parcelle généreuse que je vous réserve. Enfin, vous aurez en main de quoi me perdre... de quoi me faire chanter jusqu’à la fin des temps. Aucune source de revenu n’est aussi sûre que celle du maître-chanteur, avouez. Votre victime, vous ne la connaissez même pas? Pas grave. A-t-on besoin de connaître Dieu pour l’accuser d’avoir raté sa création? A-t-on besoin de connaître le diable pour l’accuser de manquer à ses engagements? Mon papa n’est ni un bon diable, ni un dieu méchant. Il échappe à ces catégories trop humaines. Je le définirais comme le porteur sain d’une maladie économique qui va détruire les notions de bien et de mal. Certes, il n’est pas le seul. Mais c’est le seul dont je puisse vous offrir la tête.
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39 Je vous file tout ce que j’ai. Tout ce que j’ai! Enfin, je sais que ce n’est pas des masses, ce que j’ai... Mais, quand même... le trois pièces, la 4L, la télé et la chaîne stéréo... les 8000 euros et des poussières à la caisse d’épargne que j’ai bien mis quarante ans à amasser. Il faut que vous acceptiez. Au fond, elle est généreuse, mon offre, puisque que je vous donne la totalité de mes biens. Vous ne pouvez pas exiger plus, je me laisse dépouiller... À condition que vous me débarrassiez de cette mégère, de cette folle furieuse qui m’empoisonne la vie. De qui je parle? De ma voisine, ben voyons... Qui d’autre pourrait correspondre au portrait que je vous brosse? Elle me tue à petit feu, cette garce. Ce qu’elle fabrique de toute sa sainte journée, c’est pour me faire chier, pour me faire rager. Elle se lève à cinq heures du matin et elle traîne ses gros sabots dans la maison jusqu’à ce que je sois bien réveillé. Et impossible de me rendormir, car elle branche son aspirateur et commence à nettoyer la baraque. Un de ces quatre, bonjour les dégâts, je vais tomber du lit, un pieu haut de plus de 50cm, tellement je sursaute... J’ai l’impression que, dès que j’ouvre les yeux, j’entre dans un cauchemar. Peut-être qu’elle souffre d’insomnie? Vous vous foutez de ma gueule, là. Elle n’est pas capable de mettre des pantoufles comme tout le monde? Ça coûte dix balles chez les soldeurs, une paire de charentaises, putain!!! Et vous n’allez pas me dire que ce serait très difficile d’attendre 10 heures du mat pour faire son ménage, comme les gens normaux. Non, elle agit exprès, elle calcule son coup… C’est une fine mouche, cette pétasse, elle sait parfaitement que j’ai le sommeil léger, que je ne dors jamais sur mes deux oreilles. Elle veut m’envoyer à l’hosto… Si ça continue, je vais être obligé de faire une cure chez les dingues. Mettre des boules quiès? Et quoi d’autre encore? Je suis chez moi, je ne suis pas censé devoir insonoriser l’appart – ou insonoriser mes propres oreilles – pour arriver à vivre. De toute manière, vous n’y êtes pas, elle a mille stratégies différentes pour me démolir le moral. Les restes, par exemple... Croyez-vous qu’elle dépose ses sacs dans le container… comme tous les voisins de tous les immeubles à la ronde? Non, ce serait trop lui demander. Madame les balance par la fenêtre, avec une violence inouïe, et elle vise si 135
juste que ses ordures atterrissent sur mon balcon. Et mon balcon... mon balcon, non seulement c’est le mien, mais, en plus, c’est l’endroit où je fais sécher mon linge propre. Si je proteste, si j’ose monter le ton pour lui communiquer mon écœurement, cette brave dame me répond que la cour est un espace collectif et que l’air qu’on respire appartient au bon Dieu et à lui seul. Et ça, ça n’est qu’un morceau insignifiant des insanités qu’elle me sort, cette langue de vipère. Les chiens aboient, la caravane passe...? Vous me conseillez de laisser faire, laisser pisser, en quelque sorte. Et comment réagir lorsqu’on vous vole l’unique compagnon qui vous reste, au bout d’une vie de travail dur et solitaire? Quelle tête vous feriez si l’on assassinait votre meilleur ami? Je suis sûr que vous auriez tiré une gueule de six mètres, si on vous avait joué ce tour-là. Parce que, vous comprenez, aucune loi ne protège l’intégrité physique de nos chats. Un salaud d’abattu, ça soulève un tollé. Une bête de perdue, les gens vous disent «dix de retrouvées». Quand j’ai été porter plainte au commissariat, les flics m’ont ri au nez. Donc la mégère, la poufiasse, la criminelle, elle court toujours… Elle se porte comme un charme malgré ses soixante-dix balais et il lui reste plein de mort aux rats pour exterminer les autres matous du quartier, quitte à devoir faire des frais… vous vous rendez compte qu’elle a dû se donner la peine de farcir les boulettes afin que le chat ne flaire pas le poison. Moi, j’appelle ça un meurtre, monsieur. Et je pèse mes mots. Vous sympathisez mais vous... Vous refusez de m’aider, monsieur? N’avez-vous donc pas de cœur? Ne comprenez-vous pas que je suis sur les rotules? Que bientôt c’est moi qui vais payer pour ce délire? Car le fait est que je perds la boule. Puisque la police s’avère impuissante dans ce genre de situations, c’est œil pour œil, dent pour dent. Je suis forcé de mettre la radio à fond la caisse pour couvrir son bruit d’aspirateur. Je suis forcé de griller des sardines sur mon balcon pour que son linge pue. Je suis forcé de botter son chien chaque fois que je le chope pour venger la mort de mon minet. Je ne sais pas où ça va s’arrêter. Je vous ai abordé parce que votre impunité pourrait être ma bouée de sauvetage. Mais je vous découvre froid... et calculateur comme ma voisine. Par votre silence, vous m’avez encouragé à déballer toute mon histoire. Si ça se trouve, vous allez la rapporter à vos amis flicaillons. Quelle misère... 136
Consulter un médecin? Un bonhomme qui réclame la tête d’un innocent s’arroge le droit de me conseiller… voire de m’expédier chez un psy. Monsieur, je suis un homme intègre et sain d’esprit. Vous avez réussi à tromper un tas de juges en herbe et une bande de policiers qui s’ennuient mais, moi, je ne suis pas né de la dernière averse. Vous êtes coupable jusqu’à la moëlle. Vous êtes pourri comme un vieux cadavre. Si je m’écoutais, je vous achèverais pour vous empêcher de nuire. Vous avez la chance de ne ne pas vivre dans le voisinage... Ce n’est pas vous qui m’avez fait signe...? Je regrette: vous vous démenez pour attirer l’attention sur vous. On vous imagine passionné de justice. Passionné de justice, mon cul! Vous foutez la pagaille pour pouvoir saigner vos victimes, leur extorquer leur fric et leur faire cracher leurs secrets. Espèce de vaurien, mêlez-vous de ce qui vous regarde. Nos envies de meurtre ne vous concernent pas, va.
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40 J’ai dû ramer pour vous dénicher, mince alors…! On dirait que vous vous cachez, que vous évitez les gens. Un homme chargé d’une mission aussi importante que la vôtre, on s’attend à ce qu’il montre son visage. À la lumière aveuglante de l’astre qui nous gouverne. Vous ne savez pas de quoi je parle? Ne soyez pas modeste. Votre karma, qui s’est révélé au terme d’un périple ahurissant, vous oblige à commettre une action d’éclat. On ne choisit pas ses actes, cher maître, ce sont les actes qui vous désignent. Et, avec vous, nous sommes indubitablement devant un cas d’élection. Cela vous échappe et pourtant cela vous habite et cela vous projette hors des limites de ce corps dont vous restez, pour le moment, prisonnier… Vous ne comprenez toujours pas? Votre humilité vous empêche de mettre en avant et en valeur cette auréole qui vous coiffe. Il est certain que même les plus grands guides ont souvent été mis sur la route par d’insignifiants personnages, croisés par hasard, sauf que le hasard n’existe pas... J’accepte volontiers de jouer ce rôle, nécessaire et toutefois dénué de la spiritualité qui caractérise le vôtre. J’assume de bon cœur cette obscurité qui me permet de mieux saisir votre flamme et je saurai demeurer dans l’ombre. À quoi ça rime? Ça rime et ça flatte la raison. Pourquoi croyez-vous qu’un tel parcours de vie vous a été imposé? Pourquoi imaginez-vous qu’au bout de tant d’années d’offenses, le droit dont seul un dieu dispose vous a été accordé? Le sens secret de ce sentier tortueux crève les yeux de l’homme naïf et attentif que je me vante d’être devenu. Parmi tant d’humains qui se heurtent à l’absurdité du quotidien, vous avez été remarqué, repéré. À présent, vous êtes sommé d’agir. Votre impunité ne relève pas uniquement de la justice des hommes, elle émane de l’application de la loi divine, si vous voyez ce que je veux dire... Pas du tout... ? Faut-il, maître, que je sois mis à l’épreuve de la sorte? Faut-il que je vous explique ce que vous ne savez que trop? Ah la la, je suis forcé de me plier aux règles d’un jeu dont je n’entrevois que l’enjeu immédiat. Car les batailles à venir, je les perçois comme de nébuleux affrontements, des parenthèses de bruit et de fureur. Enfin... au risque de 139
paraître plus royaliste que le roi, je vous livre le motif de ma démarche singulière. Maître, vous n’ignorez pas que notre monde se meurt. De quoi se meurt-il? Dans un premier temps, on a envie d’attribuer un maximum de responsabilités à nos hommes d’état – politiciens, conseillers, diplomates, ministres, députés, etc. – parce que cette racaille trahit, systématiquement, nos espoirs de bonheur et de bien-être. Quel que soit leur bord, nos représentants ont depuis longtemps appris à bafouer sans vergogne les vœux les plus profonds de ceux qui les élisent. Après mûre réflexion, néanmoins, on n’a pas de mal à prendre conscience que cette bande de salauds est entre les mains de salauds encore plus redoutables: les seigneurs de la finance et leurs laquais en tout genre. Ce sont eux qui, dans l’ombre, tirent les fils du théâtre du monde, repeignant à leur guise le décor de la carte planétaire Même les militaires, ces pince-sans-rire, obéissent à leur sinistre commandement. Oui, je comprends bien que tout ça vous croyez le savoir. Le problème, cher maître, c’est que cette explication ne rend pas compte de l’essentiel. La quête de l’essentiel – l’essence étant, par définition, l’ennemie du bon sens – nous oblige à reformuler notre question de départ, en cherchant, non pas à déterminer les coupables au premier degré – le «qui» - mais plutôt du côté du «quoi». Notre interrogation portera donc sur la provenance de la matière dont leurs rêves meurtriers – ceux des politiciens comme ceux des financiers et des militaires – sont faits. Et la réponse, on ne peut pas la rater, notre réponse: cette dangereuse matière c’est la science qui la fournit. Certes, nos savants ne s’occupent pas de concevoir et appliquer des stratégies guerrières. Mais c’est grâce à eux qu’il y a des armes et des munitions. Derrière chaque balle comme derrière la bombe nucléaire, se vautre un scientifique criminel qui – et c’est ça le pire – est prêt à affirmer qu’il n’est pas responsable de l’utilisation de ses découvertes. Certes, nos savants ne s’amusent pas à polluer l’air et la terre, les fleuves et les océans. Mais c’est grâce à eux qu’il y des machines qui transforment tout ce qui est vivant en déchets hostiles à la vie. Derrière chaque cheminée d’usine comme derrière chaque décharge, se vautre un savant fou qui – c’est ça le plus inquiétant – serait prêt à tenir des discours éloquents contre les effets de la croissance désordonnée. 140
Nous y voilà, mon cher maître. Non, je ne suis pas parano, je suis lucide. Le crime unique a été accordé à l’homme d’élection que vous êtes pour qu’il en fasse un usage exemplaire. Ceux qui bousillent la nature – depuis belle lurette, ils s’attaquent à ce temple dont nous devrions être les gardiens zélés – s’imaginent, à juste titre, protégés de la violence des révoltés, syndicalistes ou écolos, terroristes ou religieux. Du haut de leur suprême arrogance, ils incitent à la destruction de la planète, envisageant peut-être d’en faire le prétexte de leurs expériences ou se promettant d’en faire l’objet d’un legs destiné à nos futurs visiteurs extra-terrestres. Il faut – et ceci est un impératif catégorique – secouer leurs chaires inébranlable, menacer leur confort spirituel… en un mot, cher maître, leur faire sacrément peur. Oui, vous avez droit à un seul meurtre. Un seul meurtre de savant suffira à exprimer la haine que les hommes de bien vouent à l’ensemble de l’entreprise scientifique. Un seul meurtre de savant et tous les collègues de la victime chieront dans leur froc. Parce qu’ils sauront que nous risquons de recommencer et que d’autres comme nous prendront la relève. Si je me propose de vivre comme le «bon sauvage»? La bonté n’a rien à voir là-dedans, cher maître. La bonté c’est bon pour les mauvais prêtres. C’est trop con, la bonté. Dieu n’a pas hésité à sacrifier son propre fils pour la bonne cause. Vous trouvez vraiment que ce sacrifice indicible nous prouve son immense bonté?
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41 Ahhhh… je me sens à bout de souffle. Je vous suis depuis un bon quart d’heure. On dirait que vous êtes très pressé. Vous avez peut-être rendez-vous. Vous avez peut-être rendez-vous avec votre victime. Oh oui, vous êtes sûrement très pressé. Non? Je peux avoir votre signature alors? Sur ce petit calepin. Là, voyez, vous étrennez mon carnet d’autographes de célébrités. J’en avais un autre, je l’avais en commun avec mon petit ami, mais le salaud, je l’ai plaqué et il s’est barré avec. Les keums, il ne faut jamais leur faire trop confiance… Oh pardon, je ne parle pas de vous. Vous avez cet air de quelqu’un qui ne trompe pas. Un grand solitaire, j’aime bien ça, les grands solitaires. Et c’est super d’en connaître un, au moins. Ça me change de la petite bande. Mon âge? Treize ans et des poussières. Enfin, avec vous, je peux tout avouer, presque quatorze. C’est hyper vieux pour une jeune fille de mon âge. Passé quatorze, les garçons, ils croient qu’ils sont libres de vous sauter dessus... de vous sauter, quoi. Ils sont cons, les garçons. Je préfère les grands et solitaires. Alors, vous allez me le donner, votre autographe? Vous n’allez quand même pas me faire le coup de l’autre abruti de batteur qui m’a envoyée chier en me répondant qu’il ne savait pas écrire. En fait, je m’en foutais un peu… il était grave nul avec sa casquette de livreur de supermarket, il devait s’imaginer que ça en jetait, cette moitié de melon orange sur des tifs dégueu. Putain, penser qu’il y a des nanas qui flashent sur des gars débardeur-casquette...! Moi, je trouve que ça fait négligé. Non, j’adore tête nue. Vous vous baladez tête nue et ça vous favorise. Les mecs sont d’autant plus attirants qu’ils mettent presque pas de fringues. Oups!! Sorry. Des accessoires, j’entends. En fait, les seuls chapeaux masculins que je tolère, c’est les... les... comme dans les films... Borsalino, exactement. Pétard, vous êtes calé !!! Oui, les «borsalino», c’est plus mûr comme chapeau qu’une casquette avec une pub de merde au-dessus de la visière. Moi, je me sens très pub, mais pas dans ce sens-là. Je ne suis pas prête à vendre ma tête pour qu’on affiche, sauf si ça rapporte une fortune... La pub, d’accord, à condition que ce soit de la pub pour moi. Je veux dire, il faut que ça me valorise. 143
La pub, c’est de l’intox? Pas d’accord. Si c’est vrai, peut-être que j’aime bien l’intox. On dit que la vodka orange, les cigarrettes blondes et les joints, ça intoxique et pourtant je suis fan. Même l’odeur de l’essence, ça me paraît plutôt excitant. Je dois être totalement intoxiquée, voilà pourquoi la bonne pub me convient. De toute façon, la vie est trop courte pour qu’on s’épargne. Il y en a qui ratent leur existence à force de fuir les dangers. La prudence est la mère de tous les défauts, c’est clair. Les mémés qui se font renverser, quand elles empruntent les passages cloutés et qu’elles les traversent à la vitesse de l’escargot, pourraient vous le confirmer... sauf qu’elles ont passé l’arme à gauche, ah ah... Je dis ça parce que je suis jeune? Vous vous gourancez. Au fond, les gens pensent comme moi, mais ils ont les jetons. Eh ouais, c’est la trouille qui gouverne le monde, mon solitaire chéri. Vous vous souvenez de la peur bleue qu’ils avaient au début, quand vous êtes sorti de taule et que vous erriez en ville comme un chien perdu? Maintenant qu’ils croient que les flics vous ont maté, ils seraient prêts à vous crachez à la figure… Mais moi, je ne suis pas dupe. Je sais que vous guettez votre heure et que votre putain de meurtre sera brillant. Reculer pour mieux sauter... moi, je serais trop impatiente, vous, vous gardez votre sang froid, quelle bête !!! Avoir la nausée, moi? Vous êtes à côté de la plaque, mon grand. Au contraire, plus je veux tout tout de suite, plus je me sens un appétit de taille à ne jamais être assouvie. Jamais. Tenez: ce que je voulais vous demander, c’était de me prendre pour complice. Ouais. Je vous propose de vous épauler, de vous décharger de ce fardeau de vous retrouver en tête-à-tête avec votre malheureuse victime... aussi méritante soit-elle, ah ah... Voyez, je suis assez mûre pour désirer ce que vous avez désiré: un bon crime de base et la une des magazines. Je comprends que, pour vous, c’est une manière d’entrer dans votre nouvelle vie du pied droit. Pour moi, ce serait la certitude de sortir de l’anonymat: MINEURE, FOLLE AMOUREUSE DU JUSTICIER, ASSISTE À L’EXÉCUTION. Ou bien, si vous avez quelque chose contre les histoires d’amour, un titre plus loufoque: GAMINE FAIT SA RENTRÉE DANS L’ÉCOLE DU CRIME. Ou encore (celle-ci, elle me plairait vachement, mais vous ne faites pas le poids): PETITE BLONDE BIEN ROULÉE SE LAISSE ROULER PAR LE GROS MÉCHANT LOUP. 144
Je vous stupéfie? Je vous démolis le moral? Punaise... dites donc, vous ne seriez pas un peu attardé sur les bords? Qui s’assemble se ressemble, souvenez-vous. Et nous, on est semblables. On est taillés l’un pour l’autre, pareil comme des frères. Ni l’un ni l’autre n’avons vraiment choisi notre victime, c’est la pure envie de tuer qui nous réunit. On n’a pas le droit de gâcher cette chance de s’être dégoté une âme sœur… Où est-ce que j’habite? Pas très loin, dans un quartier... dans un quartier un rien BCBG. Ah, je vois, vous envisagez de tuer mon papa parce qu’il n’a pas su élever sa môme. Ce n’est pas de sa faute, pauvre pédale de papa. N’importe comment, je suis partante. J’imagine que ça fera un scandale encore plus énorme, si je participe au meurtre de mon paternel. Et, à la limite, je pourrais sauver votre réputation. Les journaux titreraient: «MON PÈRE M’AIMAIT TROP…». Avec la merde que les gens ont dans la cervelle, je parie que, grâce à ma frime, vous finiriez par devenir le héros des familles.
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42 Vous trouvez qu’il fait frisquet dans ce bar? Putain... moi, je dégouline, vous, vous frissonnez. On n’est vraiment pas sur la même longueur d’onde. Mais restez un peu, je ne vais pas vous retenir longtemps. Et, le temps, ce n’est pas ça qui vous manque, hein? Vous avez voulu jouer avec la... avec le... avec l’espérance de vie de la population et maintenant ça se retourne contre vous. C’est bien fait pour votre gueule. On va boire à l’échec, vieux singe. Laissez-moi vous arroser. L’alcool est la seule chose qui remplace les larmes. Avantageusement. J’ai mauvaise mine...? Tu parles... avec les coups durs que j’essuie tous les jours, il en faudrait quatre comme moi pour résister. J’ai trop investi dans votre histoire à coucher dehors. J’ai trop cru à la nouveauté de votre démarche. Le problème, c’est que rien ne saurait être nouveau dans notre monde hors d’âge. Le scandale n’y a plus cours, l’étonnement est tombé en désuétude, l’actualité pue le moisi et il me semble que l’ancienne idée de donner ou fabriquer des nouvelles souffre de péremption totale. Sans blague, l’extraordinaire n’intéresse plus personne. Dans votre cas, je pense que mes premiers reportages sur les droits de l’homme… sur le droit d’un homme à la vie d’un concitoyen comme dédommagement de la perte partielle de la sienne, ces premiers papiers étaient super bien léchés. Croyez-vous que ça a beaucoup vendu de canards pour autant? Que nenni. Le tirage a augmenté d’à peine 3%, c’est-à-dire des clopinettes... Ensuite, la campagne autour de la victime inconnue et sans défense, elle a été menée tambour battant. Par moi comme par d’autres scribouillards qui sont dans le métier depuis des lustres. Mais déjà les ventes avaient stagné. C’est la téloche qui nous dame systématiquement le pion, comprenez-vous, vieux singe? Et la téloche défend toujours le droit du plus fort, à savoir: le point de vue écrasant de l’écrasante majorité silencieuse, qui vous aurait reexpédié en prison, si elle en avait eu les moyens. Ouais, je me doute que pour agir comme vous avez agi, vous vous foutez éperdument de l’opinion publique. Pourtant, n’oubliez pas que c’est elle qui vous a entretenu toutes ces semaines durant. De quoi auriez-vous vécu, s’il n’y avait pas eu toutes ces mouches à convoiter votre merde? Vous projetiez peut-être de vivre d’amour et d’eau fraîche... alors que ce sont là 147
deux ingrédients devenus trop rares. De toute façon, votre sujet s’épuise. Parce que vous-même, en tant que sujet, vous n’avez cessé de révéler votre inconsistance. Et il serait malséant de prétendre de c’est de la faute aux journaleux qui ont couvert votre affaire, tandis que vous aviez beau jeu d’afficher un souverain mépris à leur égard. Faut-il que je vous avoue que l’article que je viens de pondre sur l’étrangeté de votre routine de prisonnier de la liberté – ça m’a coûté des efforts dingues de broder encore à partir de ce vide où vous vous complaisez –, que cet article a carrément été rejeté par la rédaction? Putain, des fois je me dis que vous devez être bouché!!! Seriez-vous le dernier à vous rendre compte que ce fameux droit de tuer vous a été habilement confisqué? Ne soupçonnez-vous pas – rien qu’un peu, bordel! – les services secrets de vous avoir berné...? De vous avoir enculé avec un max de vaseline pour étouffer vos cris d’agonie. Si vous voulez mon avis, à présent, on vous accorde, tout au plus, le droit de mourir… Ouais, je suis sûr que c’est bidon, leurs promesses. Vous avez envie de tester la bonne foi des services secrets? Eh bien, allez-y! Ce n’est pas les salauds qui font défaut dans notre belle ville, dans notre beau pays. Si vous en éliminez un, on vous en saura gré et vous serez fixé sur votre sort. Buvons à ce soudain réveil !!! Secouez-vous, vieux singe. Montrez-nous que vous êtes hardi et que ce retard dans la concrétisation de nos espoirs a été calculé de longue main, pour nous tenir en haleine. On attend de vous ce geste dont nombre de mortels aimeraient se vanter: la lourde épée de la justice s’abattant sur la tête de celui qui s’imaginait – et pour cause! – intouchable. Combien d’hommes, au cours de l’histoire, ont accepté de payer le prix fort pour une action qui, soi-disant, serait gratuite? Songez aux saints, aux martyrs, aux idéalistes, sur la fosse commune desquels notre société cupide s’est bâtie. Songez au pire... et le pire c’est qu’on les a trahis. Non, je ne vous demande pas de nourrir des remords. Au contraire. Je vous enjoins d’être à la hauteur de ce destin exceptionnel auquel la raison d’aucun homme sain d’esprit n’ose adhérer. Je vous demande de vaincre notre scepticisme. Levons notre verre à la résolution que je vois luire dans vos prunelles! Finalement, vous aviez juste besoin d’être poussé... encouragé en quelque sorte, n’est-ce pas? Pourquoi tuer un salaud puisqu’on ne peut pas les tuer tous? On ne saurait exiger d’un seul homme qu’il démolisse la muraille devant laquelle 148
ses semblables s’écrasent. En revanche, celui qui est en mesure de faire sauter la première pierre, il ne peut pas se dérober à la tâche. Je suppose que ce qui vous arrête... ce qui vous arrête c’est que vous êtes en mal de cible précise. Mais si telle est l’unique entrave, si vous peinez face au choix, je me propose de vous fournir une victime facile à buter, dont la mort serait retentissante, tellement retentissante que les média, à l’unisson, se remettraient à vous couver dans leur giron. Sacré nid de vipères, soit dit en passant, leur giron. Nul n’émeut un journaliste autant qu’un type qui s’attaque… physiquement… à un collègue. Quand bien même ce collègue serait, en l’occurrence, son patron. Ouais… je vous suggère de couper le sifflet à mon chef de rédaction. Oh, ne vous offusquez pas... l’enjeu en vaut la chandelle. Ce connard fini s’est permis l’affront de ne pas publier un texte consacré à votre personne. Ce connard fini est un vendu, un aveugle valet au service des intérêts de la classe dominante. Ce connard fini se targue de défendre le point de vue de la majorité qui a silencieusement réclamé votre peau. Ce connard n’a pas fini d’emmerder les gens qui veulent rester propres, ou plutôt les gens qui acceptent de se salir les mains. Si vous logez un pruneau dans sa bedaine immonde, je recommencerai à vous prendre au sérieux. Le deal est honnête… Par contre, si vous continuez à baisser les bras, je vous souhaite de crever comme un chien. Puisque les chiens sont censés crever plus vite d’abandon que de mauvais traitements. Alors, on commémore la fin d’un tyran de l’ordurière presse quotidienne? Ou bien vous préférez un petit toast canin?
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43 Qui aurait dit qu’à mon âge j’allais encore avoir la chance de rencontrer un homme qui bat en brèche toutes les certitudes de la psychologie? Très fort… très fort de votre part. Si bien que je m’étonne de découvrir la triste gueule de la personne réelle qui ne cadre pas vraiment avec l’extrême arrogance du personnage. Monsieur, vous m’avez plus l’air d’un chien battu que d’un lion en quête de sa tendre proie. C’est incroyable! Vous avez des malaises ces temps-ci? Vous savez, on doit se faire à l’idée – désagréable, j’en conviens – que le vieillissement ne pardonne pas. Peut-être que ces malaises sont simplement le résultat d’une grande fatigue. Vu l’agitation médiatique autour de vos faits et gestes, cela n’aurait rien de surprenant. Mais on va voir ça de plus près. Remontez votre manche et tendez le bras. Tout d’abord, on vérifie la tension… C’est la cause première d’un tas d’accidents qui laissent des traces indélébiles. Trop de gens oublient de surveiller leur tension, alors qu’il y a même des petites machines, à des prix très raisonnables, pour… Euh, euh, de ce côté-là, pas de problème, ça va. Vous avez une tension de jeune homme. Essayez d’être un peu plus précis. Ces malaises, c’est quoi? Des nausées? Des maux de tête? Des insomnies? Des coups de barre? Du stress à l’état pur...? Vous en avez marre, dites-vous. Mais, monsieur, vous tournez en rond comme une bête encagée depuis qu’on vous a libéré. Il faudrait sans doute songer à briser le cercle vicieux du persécuté qui persécute. Laissez tomber, une bonne fois pour toutes, ce projet de vengeance qui vous emprisonne dans un rôle pour lequel, visiblement, vous n’êtes pas taillé. On a l’impression que vous êtes masochiste et que vous persistez à vouloir vous punir bien que la société vous ait acquitté. Votre corps est soumis à une pression probablement supérieure à celle qu’il subissait du temps où vous étiez incarcéré et qu’on vous empêchait de nuire... Comment faire pour retrouver l’équilibre? Quelle drôle de question !!! Il s’agit surtout d’en avoir sincèrement envie. Or, tel n’est pas le cas. Lorsqu’il est privé d’un but dans la vie, comment le commun des mortels réagit-il? Absolument pas. Le commun des mortels, dans cette situation fort ordinaire, choisit de s’étourdir. Et vous, vous avez grand besoin d’en 151
faire autant. Amusez-vous, monsieur, amusez-vous. À défaut de bonheur, il vous reste l’imitation du bonheur. D’ailleurs, à mon avis, il vaut mieux vous prescrire des euphorisants que des toniques ou des calmants. Ce corps, sacrifié à un gage d’honneur qui ne vous ressemble pas, devient une carapace, un carcan. En vous forçant à désirer la mort d’un de vos semblables, vous vous tuez à petit feu... Vous ne désirez la mort de personne? Et cependant vous exigez d’écourter la vie de premier venu... Pas assez convaincant, monsieur. N’importe qui vous prouverait que votre propos est louche. Mettez-vous à la place de quelqu’un qui apprend qu’un type se trouve, du jour au lendemain, délivré du devoir sacré de respecter l’integrité physique d’autrui. Et que ce type court les rues… Comment voulez-vous vous lier d’amitié avec qui que ce soit? L’ami potentiel, l’ami à venir, serait obligatoirement effrayé devant la perspective de risquer la mort à la moindre dispute. C’est clair comme de l’eau de source… Oui, vous crèverez d’avoir cru à votre lucidité. La lucidité éblouit, souvent elle conduit à l’aveuglement. Et puis, s’il y a une chose qu’on vous reproche, s’il y a une maladresse qu’on ne vous pardonne pas, c’est justement de n’avoir pas mis à exécution votre dessein pervers. Vous aviez l’autorisation d’assassiner un homme... pourquoi donc ne l’avez-vous pas fait dans les meilleurs délais? Le temps aurait sûrement guéri cette blessure mortelle car la mémoire n’a d’autre fonction que de permettre l’oubli. Une victime de hasard alliée à la vitesse du passage à l’acte vous aurait sauvé. Maintenant, c’est le compte à rebours et le temps joue, désormais, contre vous. L’action insensée, dictée par le sentiment d’injustice – c’était là votre seul atout, du point de vue de la morale –, serait dorénavant tenue pour un calcul sordide, préparé de longue main. Aussi légitime que votre crime pût se prétendre, les circonstances vous donneraient tort. Allez, déshabillez-vous et montez sur la balance. Sur la mienne, pas sur celle de la justice. Vous êtes maigrichon, pâlot, fébrile. Certains collègues vous auraient envoyé illico chez le psychiatre. Moi, je suis partisan des traitements basés sur le volontarisme du patient. Vous souhaitez retrouver vos vingt ans? Impossible! Vous vous contentez d’un relatif bien-être? Ça dépend de vous. Fini les soirées interminables, les grasses matinées, les repas irréguliers et excessifs. Douche froide et sport au lever, collation légère et bain chaud avant le sommeil. Vous savez, nos ancêtres se couchaient 152
avec les poules et menaient une vie frugale, mais il ne se plaignaient pas de dépression. Pendant la journée, faute de travail régulier, inventez des loisirs pour occuper votre tête et votre temps... il n’est pas rare que ces mots soient, dans la pratique, synonymes. Craignez les moments creux – puisque vous êtes enclin à la mélancolie – et évitez la solitude – puisque vous êtes champion de la misanthropie. Revenez me consulter dans un mois. Si vous suivez mes conseils à la lettre, je peux répondre de votre esprit. Toute cure est un conditionnement. Le corps doit accepter que la mort s’y installe. Prenez les médicaments indiqués sur l’ordonnance et cela se fera en douceur. À quoi bon envisager la mort comme un dernier combat? Chacun sait que la bataille est perdue d’avance. Vous voyez bien, n’est-ce pas, qu’il est préférable de rendre les armes?
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44 Eh...! Eh, l’ami! Pas si vite, vous me coupez les jambes. Vous savez, je suis devenu un tonneau ambulant, alors les gambettes, elles en ont pris un sacré coup. Vous êtes en retard? Ah, ça je veux bien le croire. Vous tardez à vous décider. Au point qu’il y en a qui prétendent que vous avez perdu votre don, pardon votre droit. Pendant un temps, les gens vous attendaient au tournant. À présent, plus personne n’attend rien de vous. Personne. À part moi. Ah oui, je suis heureux que vous ayez épargné votre... je veux dire votre privilège. Ça m’arrange. En plus, vous vous êtes démerdé pour croiser mon chemin. C’est trop de chance. Merci. Dans l’état où je suis, je me sens incapable de courir après qui que ce soit. J’espère, en vain, que le ciel immobile s’écroule sur ma cervelle... Ouais, le courage, la dignité, la volonté… pas besoin de me faire la leçon. Et je ne serais pas foutu d’expliquer ce qui m’arrête. Mais la vérité c’est que les pilules me donnent la nausée, les ponts me donnent le vertige, les armes me donnent le frisson. Certes, il me reste la pendaison... je trouve la chose à la fois dramatique et démodée, méthodique et mondaine. L’alcool me convient parfaitement… ce serait l’idéal, si je n’étais pas si pressé. Encore que les éléphants roses finissent par lasser, à ce qu’il semble... Dix sur dix. Cent pour cent juste. J’ai hâte de mourir. Je suis devenu un tombeau ambulant, il ne manque que le cadavre à la place de cette machine à souffrir. L’œsophage décapé, l’estomac déréglé, les entrailles en compote... toute la bouillie dans mon bidon, je la traîne comme un boulet… Penser que l’air que je respire et les verres que je me tape suffisent à entretenir la machine, alors qu’il y en a qui crèvent de faim, d’accident, de maladie foudroyante. Tu parles... J’ai souvent traversé les rues sans regarder, mais il y a un dieu pour les ivrognes. J’ai souvent cherché la foudre, mais les dieux préfèrent les jeunes. C’est effrayant de devoir s’occuper de sa propre mort et, puisqu’on n’a pas demandé à venir au monde, ça me paraît carrément injuste. De toute manière, à l’âge où je suis parvenu, il n’est pas question d’appeler maman pour mettre fin à vos jours. Oh la la, ce que je me languis 155
de ce temps dont je n’ai aucun souvenir, le temps où vous êtiez allaité, bercé, torché, pouponné... Vous piquiez une crise de colère, on vous faisait des guidiguidi. Vous étiez de mauvais poil, on vous câlinait. Vous foutiez le bordel à table, on vous trouvait drôle. Vous salissiez vos nippes, on vous changeait sans protester. Vous tardiez à vous endormir, on vous racontait des histoires. En réalité, il n’est pas étonnant qu’on regrette le paradis perdu parce que... au-delà ou en-deçà de la mémoire consciente, on est sûr de l’avoir connu. Je ne suis pas dans mon assiette? Bah non... mais, pour ce qui est du repas, je n’ai jamais rien commandé. J’ai bouffé la soupe, à contre-cœur, car il fallait grandir à tout prix. J’ai voulu résister au plat de résistance, car il n’était pas à mon goût, et j’ai toujours eu faim d’autre chose. À ce stade, on ne va pas me forcer à avaler le dessert. La richesse de la vie, comme ils disent, me répugne... Je ne suis pas d’avis qu’on est tous utiles sur cette terre. Devine-t-on l’utilité du pou, de la puce et du morpion? Se bat-on pour protéger les champignons du fongicide? L’homme, certains hommes va-t-on dire, ne valent pas mieux que leurs parasites. Vu qu’ils sont eux aussi devenus parasites du corps social. Il est nécessaire de les éliminer. Surtout qu’il y en a qui sont pour. Au nombre desquels je me compte. Gnan, gnan, gnan, gnan… Si vous imaginez que je me fendrai de vous raconter ma vie et que ça va me soulager et que, du coup, ça va vous soulager, détrompez-vous. Les jeux sont faits. J’ai vu rouge mais je suis tombé dans le noir. Pas tragique, pas épique, pas lyrique. Question de hasard, sans doute… Vachement saoûlant, à la longue, mon pain noir quotidien, cette croûte sèche, tout juste bonne à s’exercer les dents, tout juste bonne à se les casser. Je ne vous suis pas pour me plaindre. Je vous suis parce que vous, pas parasite pour un sou, pas suicidaire pour l’instant, vous pouvez vous vanter de m’être utile. À la fois nécesssaire et suffisant à résoudre mon problème. Et le vôtre, par dessus le marché. Vous n’êtes pas un homme à tuer quelqu’un. Vous seriez plutôt un homme à abattre. Je vous enlève un fardeau et je dépose ma vie à vos pieds, en guise de remerciement. Votre vie d’homme libre contre la mienne d’homme enfin libéré. C’est presque beau, j’en aurais les larmes aux yeux, s’il m’en restait à verser... Ça vous donne la gerbe? Normal. Impeccable comme début. C’est un début de motif. Je vous comprends attendu que moi, avec moi, j’ai tout le temps la nausée. Je bois pour noyer un peu cette forte impression. Sauf que 156
la boisson finit par l’accentuer. Heureusement, vous êtes là pour me tirer d’affaire. À partir de maintenant, je vous laisse libre de choisir l’occasion – celle qui fait le joyeux larron. Je préfère rester dans l’ignorance et dans l’insouciance. Donc dépêchez-vous, je ne veux pas mariner trop longtemps. L’attente risque de m’affoler. Un délai trop dilaté et je replonge dans des affres inénarrables. C’est mon caractère: j’aimerais oublier ce que je désire, mais je me retrouve à désirer ce que j’oublie. Insensé, hein? Vous vous sauvez? Déjà? Eh bien, c’est oui ou c’est non? Comment non? Vous dites ça pour me rassurer… Vous allez sauter sur la première occasion et bang! adieu, plancher des vaches. Merci de votre délicatesse, mais vous pourriez me révéler – à peu près... – de combien de jours je dispose. Vous n’êtes pas un bourreau? Bah, je ne me posais pas en victime. Je me suis placé en situation de demandeur d’une marchandise que vous avez à offrir. Si c’est le courage de vos opinions qui vous manque, à quoi aura servi votre libération? Vous me décevez. Vous décevez tous ceux qui ont cru dur comme fer à votre insolence. Espèce de lavette, va...! En fait, la seule engeance qui soit pire qu’un homme lâche est celui qui se montre téméraire. Il y a loin de la coupe aux lèvres, c’est entendu. Mais, en crachant sur la coupe, vous prouvez que vous n’avez pas l’intention de boire dedans. Votre pardon – j’aurais dû m’en douter, putain! – c’est de la confiture aux cochons.
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45 Vous ne voulez pas venir chez nous? J’entends: venir donner une conférence au lycée? Moi, ça fait un bail que je propose aux gens du club rencontres de vous inviter... Ça s’appelle «rencontres» parce qu’on est censés découvrir des personnages hors du commun... Depuis le temps qu’on se tape des gens chiants comme la pluie, genre le papa de Manon qui revient de la Nouvelle Guinée – qu’est-ce qu’on en a à cirer des sauvages, bon sang!? – ou la maman de Kevin qui est chauffeur de bus – comme si c’était une grande nouveauté que les gonzesses puissent passer leur permis poids lourd...! – c’est hyper barbant ces séances et, en plus, comme mes vieux sont parents d’élève, je veux dire de l’assoce des parents d’élève, il ne faut pas que je la ferme, je suis obligé de poser des questions intéressantes, c’està-dire que je ne peux même pas en profiter pour roupiller, trop mal poli de roupiller devant leurs diaporamas de merde et leurs conneries de vidéos et leurs aventures de touristes et le tour de la ville en quatre-vingt minutes... vous imaginez le paysage audiovisuel et multimerdia qu’on se paye tous les quinze jours? Ah, vous alliez juste prendre un café? Au «Tout va bien», je parie. Je n’ai jamais bien compris ce qui force le patron à mentir sur toute la ligne. Ses seuls consommateurs sont des lycéens sans pognon, alors je vous demande un peu. Dans tous les cas, c’est dommage, j’aurais adoré vous poser certaines questions en public. Mais va pour un café, je vous les poserai en privé, si vous n’avez rien contre. Contre moi, j’entends. C’est que votre affaire, on en a discuté à tous les repas et à tous les interclasses. Évidemment, je n’aurais pas osé avouer à quiconque ce que je pense vraiment, ils me prendraient pour un taré, y compris mon paternel et cette pauvre maman qui a la trouille de ses opinions. N’importe comment, elle est toujours d’accord avec papa et eux, les copains, ils sont toujours d’accord les uns avec les autres. Ils se croient une bande, alors qu’ils sont, tout au plus, une chorale qui chante faux, putain !!! Vous n’avez rien à m’apprendre? Ça, c’est à moi d’en juger, n’est-ce pas? Et je suis sûr du contraire. Ce truc du droit de tuer, ça me turlupine un max... Il me semble que c’est une sorte d’aristocratie nouvelle, ce qui se prépare là. Au moyen-âge, les seigneurs jouissaient d’un tas de privilèges 159
absurdes et ils en faisaient… ils en faisaient «bon usage», sans que nul ne les leur conteste. Je songe au droit de sauter toutes les vierges, au droit de profiter gratos du labeur des paysans et compagnie. Si le comte ou le duc rendait l’âme, petit comte ou petit duc héritait des privilèges de papa. Or, je me suis demandé si ce privilège princier qu’on vous a accordé pouvait se transmettre à des descendants. Et, vu que vous n’avez ni envie de tuer, ni trace de progéniture, j’ai été pris d’un doute: est-il possible que cette prérogative magnifique se perde en raison de votre... de votre inconséquence? Auquel cas, il est urgent de se bouger le cul pour vous empêcher de gâcher une chose si rare. Germain, ce sera deux expressos. Serrés. Non, non, je ne me propose pas de devenir votre agent. Mais je suis disponible pour devenir votre fils. Exactement. Je suis prêt à me laisser adopter. Vous savez, mes parents, c’est sans regrets. Ils sont gentils mais trop bêtes. Aussi pleins de bonnes intentions qu’absolument privés du sens de l’action. Même en tant que parents d’élève, ils se laisseraient embobiner par le plus débile des profs du bahut, c’en est dégoûtant. Des fois, je me dis que j’aurais préféré un père fouettard et une mère mégère, car ça facilite les rapports de force au quotidien. Avec eux, j’éprouverai un brin de remords – d’une part, ils seront malheureux, d’autre part, ils ne comprendront pas pourquoi... Ceci dit, si on ne choisit pas ses parents biologiques, on doit au moins se dénicher un père spirituel. Vous n’êtes un exemple pour personne? C’est probable puisque vous n’avez pas de suite dans les idées. Cependant, des idées, vous n’en manquez pas. Et des géniales. Je m’étonne qu’aucune victime d’injustice avant vous n’ait réclamé officiellement la consolation de se défoncer sur des innocents. En ce qui me concerne, je n’ai pas de mal à désigner un paquet de personnes à abattre. Rien qu’à l’école, quelques dizaines. Presque tous les profs, presque tous les surveillants et – là, je vous en bouche un coin…! – presque tous les élèves. Quel massacre, mon frère !!! Ça ne t’emmerde pas que je te tutoie et que je te traite comme un frangin, je suppose? Ah bon? Tu as la permission de tuer une unique victime? Ça alors?! À ta place, je protesterais. Une victime, c’est très insuffisant. Ils se foutent de la gueule du people, pétard! Ça explique un peu que tu n’aies pas encore agi. Tu gardes ta balle pour la bonne peau. C’est petit, c’est chiche, c’est mesquin. Aussi mesquin que la peine de mort et moi, en tout état de cause, je suis contre la peine 160
de mort. La peine de mort signifie que la société se contente d’inventer des brebis galeuses pour les transformer en boucs émissaires. Ah oui, finalement ton machin, il laisse beaucoup à désirer. Comment réagirait un chasseur à qui on permettrait de tuer une perdrix, pas deux? Des deux, une: soit, il abandonnerait la chasse et reviendrait bredouille; soit, il se mettrait à tirer sur tout ce qui passerait à sa portée. Même papa affirme qu’il vaut mieux courir plusieurs lièvres, bien qu’il me paraisse totalement dépourvu de flair, le bougre… Le café, c’est vous qui l’offrez, n’est-ce pas? J’ai rendez-vous chez le dentiste qui doit réviser mon appareil, je me sauve... C’est l’avantage d’avoir des parents aimants. Les braves ne regardent pas à la dépense lorsqu’il s’agit de votre santé et ils se ruineraient pour redresser la moindre de vos canines. Donc, ceux qui disent que leurs mômes ont les dents longues ne peuvent s’en prendre qu’à leur largesse. Moi, dieu merci, je commence à ressembler au grand méchant loup. En revanche, les petits chaperons rouges qui ne sont pas tentés par le chemin de la forêt, ils me pompent l’air. Je les imagine mourant de faim et d’abandon, dans leurs grands lits à baldaquins, comme leurs douces mémés. C’est pourquoi je me sens d’humeur à dévorer ce qu’il y a dans le panier jusqu’à la dernière miette avant de m’égarer sur les routes. D’autant qu’il paraît qu’elles sont déjà tracées.
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46 Non, ce soir on ne joue pas. Un seul ticket de vendu et vingt artistes sur scène, vous ne voudriez pas que. Ça arrive souvent en morte saison. Alors, on plie bagage et on va planter son chapiteau ailleurs. La soirée de relâche forcée nous permet de reprendre des forces. Ouais, c’est ça, un cirque ambulant, même un peu trop ambulant à mon goût. Remarquez, un jour, je me suis dit que j’allais larguer, que j’allais faire l’homme-statue devant monoprix, genre penseur-de-rodin-maquillagebronze, mais j’ai immédiatement changé d’avis devant la perspective de m’éterniser quelque part. Alors... Mais, vous savez, je vous reconnais et je vous salue. Et je vous avoue que votre histoire m’a beaucoup inspiré. Inspiré, c’est le mot. Les clowns, c’est un peu comme les écrivains, ils ont besoin de muse. Et leur muse, c’est à la fois le geste le plus banal et le geste le plus excentrique. Le vôtre, c’est plutôt dans la deuxième catégorie qu’il faut le classer, évidemment. Encore plus loufoque que vous ne croyez. Du reste, j’ai songé à vous engager comme collaborateur. Enfin, tout ça c’est dans ma tête, dans ma vieille tête de clown. Il ne s’agit pas que vous me preniez au sérieux, alors que c’est de l’ordre de la pure fantaisie. Vous êtes bien placé pour me comprendre puisque votre manège, lui aussi, est un produit achevé de la fantaisie. Ça fait un moment que personne ne vous imagine tuant quiconque et, pourtant, vous la traînez en longueur, votre histoire, comme on traîne, devant soi, son ombre immense à l’heure où le soleil se couche. Ce que je vous aurais demandé comme numéro? Bah, dans ce numéro, vous auriez été mon partenaire. Vous n’avez aucune expérience de la scène, ç’aurait été une sorte d’apparition. Après moult échanges spirituels avec le public – figurez-vous une tente pleine à craquer, gens de tous âges – je menace les premiers rangs avec un pistolet à eau. Explosion de rires dans la salle. Vous êtes assis derrière, sur les gradins du haut. Furieux, vous vous levez. Vous protestez, d’un ton haineux, contre ma désinvolture, «on ne plaisante pas avec les choses sérieuses». Moi, je vous nargue, je me moque de votre moralisme creux. Vous vous emportez. Un projecteur est désormais braqué sur votre silhouette effrayante. Vous descendez vers moi, en bousculant les spectateurs. Silence de mort dans l’audience. Vous m’attrappez par le col 163
et vous me traitez de tous les noms. Sans doute, quelques spectateurs se proposent-ils de me porter secours. Vous sortez une arme comme la mienne, fausse bien sûr, mais infiniment plus redoutable, vu ce qu’on vous a accordé en haut lieu. Les femmes, peuchère, sont sur le point de tomber dans les pommes. Les enfants, pris de panique, crient et pleurent comme des veaux. Vous visez ma tempe droite. Le pistolet pisse allègrement, un jet innofensif me mouille à peine. Le public, soulagé, amorce un rapide mouvement de vague descendante. Les gens arborent des mines de rescapés d’une énorme catastrophe, mais ils en ont eu pour leur argent. Non, pensez-vous. Nos spectateurs auront tellement envie de soumettre leurs amis à une frayeur comparable à celle qu’ils auront éprouvée, que je parie dix contre un qu’ils ne divulgueront pas la teneur de notre numéro. Ne serait-ce que parce qu’ils seront honteux d’avoir eu si peur et, partant, peu enclins à s’épancher là-dessus. Si il y a une chose dont on puisse être sûr, c’est bien de la méchanceté des humains. D’ailleurs, le seul problème que leur pose la mort, c’est que chacun meurt seul, jalousant amèrement le sort de ceux qu’il laisse en vie. Inventez des protocoles de décès collectif et vous verrez le nombre d’acheteurs potentiels. Disons que ça, c’est un autre truc que j’ai cogité, mais c’est sans rapport avec mon métier. Je me réserve cette affaire pour quand je serai à la retraite, elle est si ridicule la pension que l’état octroie à ses clowns, ah ah ah. Vous acceptez? Comment ça vous acceptez? Les protocoles de décès collectif ne sont pas pour demain, rassurons-nous... De participer à mon numéro? Mais, monsieur, tout ce que je vous racontais est du délire. Nous, les artistes, on se livre à des délires absolus afin de pouvoir, après coup, travailler la matière brute de nos rêves éveillés. Nous les faisons vieillir, ça se décante petit à petit, puis ça donne des sketchs tolérables, regardables par le père, la mère, le fils et le saint esprit. Nous ne sommes autorisés à jouer sur la peur que dans la stricte mesure où nos spectateurs y trouvent leur plaisir. Leur plaisir innocent. Ok pour le frisson exquis, niet pour la trouille noire. Vous êtes vraiment à côté de vos pompes, me semble-t-il... On dirait que vous cherchez refuge dans ce chapiteau, quitte à rejoindre la compagnie. Vous craignez les mauvaises rencontres? Je peux toujours vous dégoter un sac de couchage. On pionce pas mal sous la bâche là-bas. En revanche, je dois vous montrer aux chiens, sinon ce sera un boucan d’enfer jusqu’à pas 164
d’heure. Le lever est aux aurores vu qu’il faut décamper, je vous apporterai du café noir. Affolés? Par quoi? Par votre présence? Tout le monde sait que vous n’êtes pas de ceux qui mordent, vous vous contentez d’aboyer. Quoiqu’il en soit, nous sommes un peu cousins de la cloche. Votre allure n’est pas si différente de la dégaine d’un vagabond et vous avez l’avantage d’être repéré, identifié. À ce propos: l’anonymat, vous le regrettez sacrément, n’est-ce pas? Nous, bien qu’on soit artistes, on n’a pas ce problème. Inconnus des premiers pleurs au dernier souffle, pas de souci de réputation. Plus nos affiches sont criardes, plus notre insignifiance est criante. Plus notre route est longue, plus nos salaires sont courts. Si vous aviez choisi un forain ou un saltimbanque pour victime, à la limite les flics vous auraient encouragé à en tuer plusieurs au lieu d’un seul... Hélas pour vous...!
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47 Minute! Je ne peux pas prendre trois commandes en même temps. Je n’ai que deux oreilles... Là. Je suis à vous. Ce sera un Sancerre, bien frappé, oui... et avec ça... sandwich au camembert. Parfait. Ne bougez pas. Je vous l’apporte. Voilà. Neuf euros quarante-cinq. Vous faire crédit? Comment ça vous faire crédit? Ça ne va pas, la tête? La maison a jeté l’ardoise depuis bientôt soixante ans. Ici, tout le monde paye cash, service compris, dès qu’on apporte la commande. Ça nous évite des discussions de saoûlographe, à l’heure où l’on veut mettre nos meilleurs clients à la porte. Non, je ne crois pas vous avoir rencontré auparavant. Votre bobine? Dans les canards? C’est possible. Ouais, je me souviens, vaguement, très vaguement, d’une histoire dans ce goût-là: un type à qui on accorde le droit de disposer de la vie d’un citoyen comme vous et moi. Plutôt comme moi, puisque vous êtes le fameux assassin. Non, non, je ne me fous pas de votre gueule. Je ne doute pas une seconde de ce que vous racontez. Mais le droit de tuer, ça ne vous donne pas le droit de boire à l’œil. Chez moi, les verres, c’est comptant. Je veux bien arroser toutes les conneries que mes clients désirent fêter – les naissances, les mariages, les conquêtes, les affaires, les morts – à condition qu’ils règlent l’addition. Vu? Oh, l’accueil, l’accueil. Chaque maison a sa politique. Moi, je vends des canons, je ne suis pas assistante sociale. Encore moins psychologue ou psychiatre. Chacun son métier, les vaches seront mieux gardées, il me semble. Ce n’est pas parce que je vais prêter une oreille ou deux sous à un type qui ne sait plus où donner de la tête que ça va l’empêcher de se la cogner contre les murs. Et si un de mes piliers de bar devait me considérer comme un de ses amis, il ferait fausse route et risquerait de s’égarer encore plus. Non, monsieur, la familiarité est à proscrire chez le tavernier. D’ailleurs, la boisson, la vraie boisson – celle de l’alcoolique militant – est un acte totalement solitaire, quasi asocial, aux antipodes de la tournée et de la bringue. Auriez-vous quelque chose à fêter, vous? Alors, vous voyez bien... Intimidé? Moi? Il n’est pas né le mec qui me ferait frémir de trouille derrière ce comptoir. Oh je sais bien que ce n’est ni une muraille, ni une 167
tranchée. Mais, aperçu de ce côté, le monde a l’air si insensé qu’on aurait tort de vouloir se protéger. Rien ne peut nous protéger contre personne. Personne ne peut nous protéger de rien. Point. À la ligne. Pourquoi voudriez-vous que je vous craigne? J’imagine que ça vous arrangerait que je m’écrase et je vous serve à boire gratos. Petit coquin, va…! Vous n’avez même plus l’allure d’un fugitif, d’un rescapé de justice. Vous me faites penser à ces mômes, dans les vieux films, qui devancent l’appel pour aller crever sur le front. Pour eux, la guerre devient un moyen de mourir en paix. Votre problème ressemble au leur, sauf que n’avez toujours pas découvert le moyen. Je pourrais, bien entendu, vous verser votre Sancerre, vous tartiner votre frometon, et fermer les yeux au nom des bonnes œuvres. Si c’est ça que vous cherchez, allez voir ailleurs. Je ne suis pas bon, je n’ai aucune envie de gagner le paradis. Le paradis, c’est un truc pour corrompre les consciences. La charité me fout les boules, la générosité me navre. Parce que c’est du toc... ce n’est jamais foncièrement gratuit. Mon père, qui avait le cœur trop large avec les poivrots, a failli mener cette maison à la ruine. Ses salauds de buveurs, il les chouchoutait, alors qu’il traitait ses enfants comme de la mauvaise graine et sa femme comme une pute. Les psys ont sûrement des noms gentils pour ça mais, moi, je décline toute invitation au pardon. Ma rancune est le plus solide pilier de cet établissement. Et dans cet établissement, il y a deux camps: celui du patron qui s’enrichit sur le vice et celui des alcoolos qui s’appauvrissent à chaque gorgée. Ce ne sera pas un huluberlu comme vous qui me fera changer de bord. Votre estomac crie famine? Essayez donc la soupe populaire. Ça risque de vous mettre du plomb dans l’aile de devoir faire la queue devant une marmite. Ça vous apprendra que, lorsqu’on n’a pas un centime en poche, c’est de son amour propre qu’il faut payer le minimum vital. Vous avez voulu jouer avec le feu, vous n’avez qu’à bouffer des cendres, en faisant semblant d’ignorer que ce sont les vôtres. Non, monsieur, je n’envisage pas d’engager un garçon. L’estaminet n’est pas assez grand. Pas assez de boulot pour qu’on se partage les tâches. En outre, j’ai horreur des esclaves – un jour ou l’autre, on finit par éprouver de la compassion à leur égard et c’est très mauvais pour les affaires. De toute façon, si je devais prendre quelqu’un, ce serait à coup sûr une femme. Une femme, toute incompétente qu’elle fût, arriverait à vendre plus de 168
verres que le meilleur des employés. Sans parler du fait que, devant une créature du sexe opposé, la plupart des mecs s’arrêtent de picoler dès qu’ils se sentent sur le point de rouler à terre. La seule utilité des femmes – mais ça les rend néanmoins indispensables – c’est qu’elles empêchent les excès des hommes... Oh de rien. C’est l’heure creuse et... bavarder aide à passer le temps. Si vous n’étiez pas là, j’aurais guetté les clients avec impatience et il n’auraient pas débarqué pour autant. Je remporte le Sancerre et je vous offre le sandwich. Plus vendable, ce sandwich. Il n’y a pas de quoi pleurer...
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48 Alors, ça vient ou c’est pour demain? S’il s’agit d’une quête, revenez quand le patron sera là. Un prêt? C’est moi, le patron. Montrez voir… Je ne comprends rien. Plus calmement, je vous prie. On dirait que vous êtes filé par une meute de chiens, tellement vous semblez essoufflé. Droit de vie et de mort sur un de vos concitoyens, excepté gros pontes, flicaillons, gonzesses et marmots...? Eh ben dites donc, elle est un peu tirée par les cheveux, votre histoire. Si j’étais déjà au courant? Que nenni. De toute manière, je ne lis pas les canards, je ne regarde pas la téloche. Et le poste de radio, c’est juste pour la musique classique. Ça donne une ambiance à ce local lugubre et ça met le client en confiance. Vous savez, les actualités me consternent et je crois que plus on les écoute, plus on reste de glace. Je préfère ménager ma corde sensible... Enfin, si je dois croire à ce que vous racontez, la police vous protège dans votre entreprise d’assassinat et ça fait que votre meurtre devient légal. Grands dieux, vous avez une imagination débordante. Il faudrait que vous vous consacriez à la littérature. Ça ne nourrit pas son homme, mais ça alimente l’esprit, à ce qu’il paraît. Allez, reprenez depuis le début, qu’on s’amuse un brin. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre un personnage aussi tordu. Et je peux vous dire que j’en ai entendu, des histoires à dresser les cheveux sur la tête. Métier oblige... Vous avez passé vingt ans en taule. Un heureux hasard vous a innocenté et vous voilà lâché dans la nature, pourchassant celui qui vous a jeté au cachot. Ce n’est pas ça? Qui d’autre voulez-vous punir? N’importe qui? N’importe qui pourquoi? Ah... n’importe qui parce qu’on vous a fait n’importe quoi. Il y en a qui se retrouvent enfermés pour beaucoup moins que ça, je vous jure. Une de mes voisines, sous prétexte qu’elle a mis tous ses bijoux de famille au clou, eh ben, les chers enfants, affolés, ont réussi à l’envoyer à l’asile... Votre privilège, c’est du jamais vu? Certes... mais tout ce qui est rare n’est pas forcément vendable. Ni achetable, du reste. L’idéal du précieux, de l’excentrique, du hors du commun... il n’y a que les artistes infames 171
qui en ont quelque chose à cirer. Et, le plus souvent, ils tirent le diable par la queue. Nous, les gens normaux, on se contente de désirer les choses banales. Parce que ce sont celles qui vous déçoivent sans vous trahir. Sans trahir votre solitude. Il ne faut pas insister, cher ami. Je ne suis pas de ceux qu’on arrive à convaincre. Je suis totalement vacciné contre la parlote. Dans ma boutique, chacun est autorisé à débiter son propos, chacun se permet d’exposer sa petite tranche de vie telle un bifteck saignant... mais ça ne saurait porter à conséquence. Les affaires sont les affaires. Les affaires restent les affaires. On m’a déjà fait l’article pour des trucs plus délirants les uns que les autres. Une brave dame très collet monté, par exemple, voulait que je lui file une tonne de fric sur la foi d’une prétention à l’héritage de son riche beau-père sud-africain. Une pimbêche, trop belle pour être honnête, se proposait d’engager sa future bague de fiançaille, gage virtuel de l’amant qui l’avait cependant rendue réellement accro d’une drogue, j’ignore laquelle… Enfin, voilà des intrigues très roman à l’eau de rose qui pourraient sans doute devenir matière à best-seller... dommage que je ne sois ni éditeur, ni scénariste, ni nègre d’un scribouillard. Pas question, je vous dis. Vous n’êtes plus en âge de croire au père Noël et moi, je n’ai rien du vieux saint Nicolas version Coca-Cola. Si vous me présentez du solide – bibelots, faïence, argenterie, électro-ménagers... bouquins, à la grande rigueur – je vous avance un peu de liquide. De quoi voir venir, mettons. Vous avez beau paraître terriblement affaibli, il s’agirait que vous songiez à bosser pour gagner votre croûte comme tout le monde, au lieu de vous réfugier... de vous réfugier dans l’imaginaire. En ce bas monde, ces réfugiés-là, on les parque dans les asiles d’aliénés. Les mégalomanes comme vous alors, impossible de les laisser courir... Pensez aux dégâts que ça ferait si on commençait à écouter ceux qui tiennent des discours du genre droit de vie et de mort sur autrui, éternel pardon et ainsi de suite. Même le Christ a fini sur une croix... parce qu’il n’y avait pas encore de psychiatres chez les juifs, je suppose. Juste de quoi tromper l’estomac? Mon pauvre ami, le corps, il n’est pas né le malin qui sera capable de le tromper. Je crois que c’est pour ça qu’on s’invente des diables. Seulement les diables, ils collent trop à la peau et la transforment vite en carapace. Au lieu que le corps soit vaincu, il en sort sacrément renforcé, ah ah. 172
Comment? Attendez, attendez… Mon gagne-pain est à la fois le contraire du commerce et l’opposé de la charité. Le capitalisme ne serait pas l’énorme ratage que l’on sait, il n’y aurait pas de place pour une boutique comme la mienne. Le christianisme ne serait pas l’entreprise mensongère que l’on sait, mon métier aurait disparu depuis belle lurette. Ne me demandez pas de contrarier tous les principes de cette maison. J’ai la ferme intention de continuer à exploiter la misère du prochain et, jusqu’à présent, ça ne m’a pas volé une minute de sommeil. Ce n’est certainement pas votre gueule de chien battu qui va ébranler mes décisions les plus raisonnables. De toute manière, les miettes de mon déjeuner, s’il devait y en avoir, je préférerais les donner à un vrai clébard. De la cohérence... de la cohérence avant toute chose !!! Les prêteurs ont mauvaise presse, grâce au ciel. Au nom de notre satanée réputation, je vous ordonne de débarrasser le plancher. Illico.
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49 Et puf... Tu t’éteins. Tu t’éteins vite. Un vrai gentleman. C’est sympa de ta part. Très. Ça m’épargne les finitions. Super chiant d’avoir à fignoler. C’est comme dans la vie, la mort. Il faut que ça aille un peu vite sinon. Toi, le cadavre, tu m’avais l’air de traîner la patte. Même les crabes savent marcher plus droit que ta triste carcasse. Tu me cherchais avec des mines de victime, ouais. C’est le bout de mon couteau préféré qui t’a déniché. Rassure-toi, il n’y a rien de personnel là-dedans, je te jure… Tes poches sont aussi vides que tes deux yeux, alors. Tu es bien le genre de mec qui se tue à se poser des questions. Moi, les questions, elles me donnent une putain de migraine. Si bien que je les évite, j’essaie de m’épargner les méninges, tu vois. Parce qu’il y a un truc dont je suis absolument persuadé, mon frère: les gens passent leur temps à obéir, c’est comme une maladie congénitale. Ils la ferment, s’écrasent, se courbent devant le père, le fils et le saint-esprit. La mort et la vie, ils prennent ça pour des punitions décrétées par l’Éternel en personne. Mais le bon Dieu a d’autres chats à fouetter, si tant est qu’il s’occupe de matous et de minets. Oh la la, nos frangins n’arrêtent pas de causer droit, devoir, pouvoir, liberté. Je parie que tu étais une de ces andouilles, un de ces beaux parleurs qui s’écoutent beaucoup. Ils tournent en rond pour s’étourdir, ils tournent à vide pour se faire peur. Je connais ce jeu... je l’ai pratiqué quand je chiais encore dans mon froc. Jusqu’au jour où je me suis aperçu qu’il n’y a pas de patron nulle part. Ni ici, ni ailleurs. Pas plus ici qu’ailleurs: pas de patron, pas d’obligation, pas de sanction. Pas de cadeau du ciel non plus, mais qu’en a-t-on à foutre? Venir au monde, on ne peut pas considérer ça un cadeau, hein? On n’a pas besoin d’être très intelligent pour comprendre que droits et devoirs ne font sens que si l’on s’imagine face à un maître qui commande votre vie. Or ça, ça n’existe pas. Le droit de tuer, par exemple, il n’y a qu’à le prendre, comme je viens de le saisir à l’instant, d’accord? Le seul droit dont il faudrait un jour s’inquiéter, ce serait justement celui de ne pas être catapulté ici-bas. Mais les beaux parleurs comme toi trouveraient ça absurde. N’importe comment, à qui s’adresserait-on pour protester? Placés devant le fait accompli, nous faisons tous avec… Si on devait choisir, on s’en passerait très volontiers. On zapperait de bon cœur cette descente du con ensanglanté de maman… Ceci dit, une fois le cordon coupé, fini les 175
liens. La naissance nous délivre, elle nous pousse à l’acte. Reconnaissance du ventre, ça signifie quoi, bordel? Nous sommes tombés du lit de nos parents. Tombés des bras, tombés du berceau. Nous sommes tombés de très haut. Ça nous autorise définitivement... à être là pour un bon moment. Ouais, sans comptes à rendre. Sans choisir de mourir. Sans passé ni avenir. Sans conséquence. Sans obéissance. Sans conviction. Sans cause.
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