LA POÉSIE FAITE PAR TOUS On est confronté, dès qu’on se penche sur l’histoire du mouvement surréaliste, à d’insurmontables contradictions: alors qu’ils s’opposent à l’institution littéraire – la figure du «littérateur» a déjà pris au début du XXème siècle une connotation péjorative, au profit de l’«intellectuel» –, la plupart, à moins que dès le départ ils se consacrent aux arts plastiques, ont vécu de leur plume; s’ils ont, au temps de «Dada», nommé leur revue «Littérature», c’était «par antiphrase», mais c’est dans le champ littéraire qu’ils combattent, tant pour dénoncer les faiblesses éthiques de certains auteurs que pour défendre une conception immaculée et libératrice de la poésie; etc. Le surréalisme s’est donné à tâche l’exposition du «fonctionnement réel de la pensée», en laissant parler l’inconscient mis au jour par Freud: récits de rêves, conversations sous hypnose et surtout l’«écriture automatique» – le «Manifeste du Surréalisme» avait été à l’origine conçu comme préface pour le recueil de textes automatiques «Poisson soluble» de Breton – qui demeurera l’expérience, voire l’épreuve, obligée pour intégrer le groupe et participer à ses activités; Breton la valorisait au point de la qualifier d’«acte de surréalisme absolu» – cependant la majorité des auteurs surréalistes, s’ils ont certes été sensibles à l’élargissement des possibilités d’énonciation ouvert par la «dictée de l’inconscient», n’ont pas poursuivi cette pratique. Il convient de souligner que la rédaction de pamphlets et de textes critiques occupe dans le groupe une place nettement supérieure – y compris en termes quantitatifs dans les nombreuses revues que le groupe, ou les groupes car le surréalisme s’est rapidement disséminé tant en France qu’à l’étranger, n’a cessé de publier – à celle des poèmes. C’est au niveau des engagements éthiques et politiques que se soude le groupe ou que sont prononcées les exclusions – la plupart des poètes qui entrent en communication avec Breton passent par le surréalisme mais n’y restent pas, préférant poursuivre une carrière plutôt que s’astreindre à des discussions quotidiennes et des jugements irrévocables; les ruptures se succèdent avec plus ou moins d’éclat, les motifs idéologiques avancés recouvrant souvent des dissentions personnelles et privées. «Révolutionnaires sans révolution», selon la formule de Thirion, les surréalistes ne sont parvenus ni à «transformer le monde» ni à «changer la vie», tout au plus à altérer la hiérarchie des valeurs intellectuelles – restituant à l’enfance et à la pratique de jeux divers une place prépondérante – et surtout à libérer les énoncés, et d’abord les textes poétiques, des carcans syntaxiques et syllogistiques. Le surréalisme, en explorant le «stupéfiant image», a ouvert des horizons infinis et insoupçonnés aux poètes futurs. Il n’est pas certain toutefois que le risque d’établissement d’un «poncif surréaliste» n’existe pas, tant dans l’idée qui se répand des activités du groupe à partir de sa dissolution et de son historicisation – d’autant qu’il s’était créé bon nombre d’ennemis parmi l’intelligentsia parisienne – que, du temps de sa vigueur, dans les productions de jeunes enthousiastes qui souvent n’ont pas poursuivi par la suite l’écriture poétique. L’injonction de Ducasse «la poésie doit être faite par tous» est restée le mot d’ordre des surréalistes. Pour cette anthologie, on a tenté de donner au moins un échantillon de texte poétique de tous ceux qui, entre 1925 et 1966, ont approché ou sont entrés en communication avec les surréalistes parisiens – ne traduisant que les poèmes écrits en français, excluant donc de nombreux auteurs non francophones, mais restituant aux poètes belges une place que de nombreuses anthologies négligent. Au lecteur de naviguer parmi ces atolls poétiques – en louvoyant d’un poème à l’autre car la poésie à trop haute dose, comme toute drogue, est indigeste – et d’établir au gré des images proposées ses préférences. F Saguenail