Saguenail
LE HASARD ABOLI
Dessin de couverture: Jo達o Alves
1
Alex! La voix de sa mère se fait insistante, l’irritation pointe dans le ton: elle ne la cherche pas, elle lui ordonne de venir. Elle est très à cheval sur la ponctualité et l’heure du thé est sacrée. La petite fille hésite quand le papillon revient se poser sur la fleur juste sous son nez. C’est bien le même! Il la nargue, quelle insolence! Ou quelle inconscience. Pourvu que sa mère attende trois secondes avant de répéter son cri et ne fasse pas fuir le délicat insecte. Elle retient sa respiration. Alex! Cela fait trois fois que je t’appelle! La petite main s’est abattue comme un couperet et a tout empoigné, fleur et papillon. La fillette sent le battement épouvanté des ailes lui chatouiller la paume. Elle serre le poing pour le faire cesser. Elle se réjouit à l’idée de détacher une par une les ailes poudreuses, vite décolorées, de l’insecte captif. Pas vraiment par méchanceté: elle part du principe que qui ne se plaint pas ne souffre pas; et les papillons, à l’instar de leurs sœurs les fleurs, sont muets. Plutôt par simple égoïsme, considérant que son plaisir est prioritaire sur les soucis d’autrui. Alexandra est fille unique, et c’est une enfant gâtée. Inconsciemment, elle reproduit à l’égard des insectes un sentiment de supériorité que ses parents lui ont inculqué, sans intention, et qui caractérise leur statut vis à vis des indigènes. C’est également sans méchanceté particulière que leurs ancêtres faisaient fouetter leurs esclaves. Et, sensible comme elle est, nul doute que sa mère s’évanouirait à la vue d’un châtiment corporel, et gronderait probablement Alex si elle découvrait ses jeux pervers avec les insectes. Mademoiselle! C’est le boy qui, discrètement, est venu la chercher avant que sa mère ne pique un fard et se fâche pour de bon. Elle se souvient alors qu’elles doivent aller faire des emplettes après le thé et que sa mère, sans proprement promettre, a laissé entendre qu’elle pourrait bien lui offrir cette robe bleue pleine de dentelles qu’elles ont vue dans la vitrine du centre commercial. Avec cette robe, elle fera baver d’envie la fille de l’attaché militaire qui la snobe du haut de son aînesse. Fermant les yeux un instant, elle imagine les compliments qu’elle ne manquera pas de recevoir lors de la prochaine réception à l’Ambassade. Ce n’est pas le moment d’indisposer la mère. Elle fait signe au boy qu’elle le suit. À regret, la fillette sacrifie les joies de la torture qu’elle se promettait et ouvre son petit poing. Une masse informe de pétales et d’ailes froissés tombe à terre. L’enfant court déjà vers sa mère, se composant un sourire contrit pour se faire pardonner son retard, et ne voit pas le papillon s’efforcer de déplier, déployer ses ailes, prendre un court envol et, son battement suspendu avant d’atteindre la pelouse proche, retomber inanimé au milieu de l’allée.
3
Un jardin est une utopie. L’Eden est l’archétype de tout jardin. Un jardin se veut un carré de ciel posé sur terre. Tout jardin est une oasis dans le désert bitumé de la civilisation. Les Babyloniens le savaient bien, qui suspendaient les leurs entre ciel est terre. Mais l’homme n’a pas chu du paradis, il l’a rejeté. Il s’y ennuyait, il a préféré conquérir la terre. Avant la lune et les autres planètes. Aussi le jardin est-il un anti-paradis: il est dessiné, arrangé pour affirmer la victoire de l’homme sur la nature. Ses allées, ses platesbandes, ses parterres sont tracés au cordeau, ses fleurs cultivées, ses arbres savamment émondés, ses feuilles soigneusement ratissées. Il est comme une réminiscence secrète, ordonnée, visitable: un musée de la nature originelle répudiée, en quelque sorte naturalisée, soumise au goût humain. Le jardin est l’image de l’ordre, la liberté ne saurait y avoir cours. Entre la prohibition de se salir et la défense d’abîmer les plantes, les enfants n’y peuvent jouer à l’aise. Ils rêvent de forêts, pas de jardins. Néanmoins, dans une société obsédée d’utilité et rentabilité, le jardin constitue un espace décoratif discret, souvent intime, sans le luxe et l’apparat du salon pour les invités, ni la fonctionnalité vulgaire du potager. Le jardin appartient à l’idéal. Idéal humain, paradoxal, artificiel, domestique et domestiqué, alliant la copie conforme de la nature au refus de son chaos. Pouvant aller jusqu’à l’élimination du végétal, comme dans certains jardins de pierres zen japonais, ou sa miniaturisation bonzaï. L’arrangement des cimetières fournit peut-être une clé: le jardin est un rêve de mort, d’au-delà qui n’aurait pas coupé tout contact avec le vivant. Pourtant, alors que de hautes haies de buis ou de fusain barrent la vue et fixent la frontière, qu’à l’abri des regards indiscrets les propriétaires, momentanément libérés des contraintes sociales, pourraient expérimenter la nudité retrouvée et un ersatz de l’harmonie édénique, ils tiennent au contraire à maintenir en privé les conventions et le savoir-vivre qui définissent les bonnes mœurs. La mère d’Alexandra, imbue du rang acquis par la fonction de son mari, a habitué sa fille à se vêtir selon les circonstances de la vie mondaine: une robe pour la ville, une pour l’école, une pour le dîner, une pour le jardin… Les robes de jardin sont immaculément blanches et salissantes; pas question de grimper aux arbres ou de s’étendre sur la pelouse. Quant à l’incongruité d’un jardin anglais en plein cœur de l’Afrique, sans parler du coût, en sueur plus qu’en argent, de son entretien, ils se justifient par la conscience, mêlée de fierté, que ce jardin vert au milieu de la savane symbolise, tout autant qu’un dispensaire ou une école, l’apport de la civilisation et les bienfaits de la politique néo-coloniale.
4
Lady Béatrice! La femme, qui n’a jamais été «lady» mais estime que la position de son mari comme secrétaire d’Ambassade exige un certain décorum protocolaire et donne droit à ce titre, maintient son air hautain; cependant, tout son corps a été parcouru d’un imperceptible frémissement. Elle a reconnu la voix du portier de l’Ambassade, dont la femme tient une boutique de colifichets dans le centre commercial et qu’elle s’attendait vaguement, voire l’espérait sans se l’avouer, à rencontrer à cette heure. Elle répond donc au salut par un sourire mondain peu compromettant tout en faisant un petit geste de la main pour lui signifier de l’attendre un instant. Elle décroche quelques robes au hasard et les tend à la vendeuse. Essayezlui donc celles-ci aussi! Elle cligne de l’œil à Alexandra qui n’ose encore croire à cette générosité inaccoutumée. Puis elle se dépêche de sortir de la boutique rejoindre le portier. Quelle surprise! Charlie! On peut dire que vous vous faites désirer… Non, le mot est trop fort; comment lui a-t-il échappé, dénonçant ouvertement un sentiment si secret qu’elle hésiterait à se l’avouer à elle-même? Elle s’empresse d’ajouter: vous aviez promis de me faire goûter la gastronomie africaine, vous n’êtes donc pas un homme de parole. Bien sûr, il se récrie aussitôt, confus: mais quand vous voudrez, demain! Je n’avais pas du tout oublié, je vous assure, simplement je n’ai pas eu l’occasion. Dernièrement, votre mari m’adresse à peine la parole. Il se mord les lèvres, soudain paniqué d’en avoir trop dit. Car il ne voit aucun motif justifiant que Daniel, si familier quand il les a reçus à l’aéroport, quand il les a conduits à leur résidence, quand il leur a fait visiter Nairobi en l’absence de l’ambassadeur, se montre si distant depuis qu’il a pris ses fonctions de secrétaire. Ces fonctionnaires britanniques, tous les mêmes: sitôt débarqués, ils jouent les seigneurs! Sa femme, par contre, s’est toujours montrée aimable. Altière mais pas arrogante. Son embarras lui confère un charme supplémentaire, trouve lady Béatrice, à peine consciente d’être surtout sensible aux marques de soumission du géant noir. Demain, ce n’est pas possible: son mari par en «tournée». Au contraire, c’est parfait, s’écrie Charlie, ajoutant comme en confidence: je crains que la cuisine africaine soit un peu trop épicée pour le palais de Sahib Daniel, elle donne soif! Il n’insiste pas sur la tendance à la bouteille de son supérieur. Voyons! Ce ne serait pas convenable! Si quelqu’un nous voyait. Elle a un petit rire de gorge. Lady Béatrice, je vous garantis… Elle l’interrompt. Attendez-moi à midi à l’entrée du marché, mais je ne vous promets pas de venir. Elle lui tourne le dos et rentre dans la boutique payer les robes qu’Alexandra, rayonnante, a choisies.
5
Un centre commercial est un catalogue de rêves grandeur nature. Si l’on y fait parfois des achats, on va surtout y faire du lèche-vitrines. On est par ailleurs sûr d’y rencontrer infailliblement quelque connaissance. Entre la messe et le football, la visite du centre commercial est devenue une promenade dominicale. On peut y passer la journée, et même s’offrir un déjeuner exotique, car la «place de l’alimentation» abrite des restaurants fast-food soi-disant originaires des quatre coins du monde. Et les salles de cinéma offrent la distraction idéale pour se débarrasser des enfants pendant quelques heures. Car le centre commercial est un univers, disneyland du pauvre, pas un simple rassemblement d’échoppes diverses. Plus encore que la possibilité d’observer le luxe qu’on peut convoiter à loisir alors qu’on serait bien en peine de se l’offrir, petit plaisir anodin que toute boutique d’un certain standing offre aux badauds, on y pénètre avec la certitude qu’il est à peu près semblable, au niveau de son architecture comme des produits en vente, à ceux que l’on trouve à New York ou à Paris. Le centre commercial abolit les frontières et vous fait voyager plus rapidement qu’un avion: sans se déplacer. L’égalité de tous les centres commerciaux fait du visiteur un citoyen cosmopolite: l’uniformité sous l’apparente variété constitue la grande trouvaille de la production et distribution de masse. La fréquentation du centre commercial unifie les modes de vie des sociétés les plus culturellement différentes: de même que le commerçant, plus que l’explorateur ou le militaire, était autrefois le véritable colon, le centre commercial est l’agent de la globalisation, démocratique, des mœurs. Pour le reste, l’homme se distingue du reste des animaux par sa capacité d’adaptation. Le patron européen commandant le goût, on porte à Nairobi les robes dessinées pour, sinon les parisiennes, les banlieusardes. Quant à la production locale, l’artisanat par exemple, il est fabriqué en série dans cette inépuisable réserve de main d’œuvre à salaire dérisoire qu’est l’Inde. Il n’y a qu’un centre commercial digne de ce nom à Nairobi. Toute famille gagnant un peu plus que le minimum vital se fait un point d’honneur de le fréquenter. Car il n’y a pas de classe «moyenne» en Afrique, il n’y a pas de rang intermédiaire: ou l’on va nu-pieds ou l’on porte des Nike. Les européens qui vivent sur place apprécient modérément cette promiscuité anti-coloniale mais, tout en raréfiant inconsciemment leurs visites, ont à cœur de donner l’exemple et d’arborer des vêtements de «marque». Les boutiquiers sont conscients du problème et, toujours à la pointe du progrès, ont conçu des sites sur la net permettant de passer commande sans sortir de chez soi, livraison et essayage à domicile.
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Charlie! C’est mal! Vraiment, je ne devrais pas… Il hausse les épaules mentalement et ne répond pas. Il en est à se demander pourquoi les Européennes l’ont toujours jusqu’à maintenant tellement intimidé. Que d’occasions il a dû laisser passer! Cette chienne britannique est tellement chaude qu’elle ne lui a pas même laissé l’initiative, invoquant une irrésistible fatigue dès la fin du repas. Alors qu’il se sentait coincé, ne sachant pas comment la faire passer du restaurant au motel. Car lady Béatrice ne boit pas d’alcool. Mais c’est seulement qu’elle n’a pas besoin de stimulant. Sommeil, tu parles! Avec tout le piment qu’elle a ingurgité! Pourtant, il joue le jeu et se montre délicat, n’allume pas la lumière, effleure à peine ses épaules pour faire glisser la robe légère à terre, se détourne pour se déshabiller, la laissant ôter seule ses sous-vêtements. Il l’entend se faufiler furtivement sous la moustiquaire et s’étendre sur le lit. Alors seulement il se retourne pour la contempler avant de la posséder. Une blanche! Son propre désir est si fort que sa queue lui fait mal. Or elle se couvre maladroitement la poitrine de sa robe serrée entre ses bras. Frustré dans son envie de la voir nue, pris d’impatience, il soulève la moustiquaire et lui arrache brutalement la robe des mains. Elle pousse un petit cri apeuré et se tourne «pudiquement» sur le ventre, offrant sa croupe à son regard et à son membre. Ne s’imaginentils pas pourtant avoir inventé la position dite «du missionnaire»? Et voici qu’elle veut baiser à l’«africaine», à la chienne! Salope, pense-t-il, tu veux tâter du nègre mais tu n’es même pas capable de le regarder en face! Sa colère et son mépris accroissent encore son désir. Il a une fugitive pensée pour la mission à Londres tant convoitée par tout le personnel local de l’Ambassade: C’est dans la poche, ou ça lui plaît et elle appuie ma candidature par gratitude, ou ça ne lui plaît pas et elle m’envoie là-bas pour se débarrasser de moi; dans tous les cas, c’est gagné. Il ne faut surtout pas qu’il oublie de lui en toucher un mot avant la fin de la séance. Il imagine Londres, la Tamise et Big Ben, fait mentalement ses adieux à sa femme qui ignore tout et qu’il compte abandonner sans hésitation ni remords et se met à masser les fesses de «lady» Béatrice. La chair est un peu molle, la peau manque de fermeté. Mais elle frétille sous ses caresses, écarte les cuisses. Une pensée haineuse lui traverse l’esprit: Et si je t’enculais, sale chienne? Son doigt fouille l’anus; elle halète; il se hisse sur elle, la relève un peu; mais automatiquement sa queue se fraie son chemin vers le vagin. Il enfonce son pouce et force le trou du cul contracté mais immédiatement éjacule avant même d’avoir pénétré au fond du con. Pour comble, elle éclate de rire.
7
Le racisme est le produit, dans tous les sens du terme y compris de multiplication, de deux complexes d’infériorité: d’une part celui qu’on pourrait appeler complexe «sexiste», de l’autre celui qui a reçu son illustration la plus spectaculaire à la fin de l’Odyssée. Le premier repose sur la conscience d’une attribution, ou accaparation, indue de sa position de supériorité par le mâle, fondée sur la vigueur physique, elle-même incarnée dans l’exclusivité du pénis. Or le membre masculin n’est pas à la hauteur des exorbitants privilèges sociaux que sa possession confère. Si la monoandrie est de rigueur dans la quasi-totalité des civilisations, allant dans certaines jusqu’à la ségrégation des femmes confinées à certains espaces privés ou publics, ce n’est pas tant pour s’assurer un droit de propriété jalouse que pour éviter à tout prix la possibilité pour la femme d’établir des comparaisons quant au «mérite» sexuel de son partenaire. Le second découle du premier: tout étranger est un rival, a priori plus «puissant», plus expert, sexuellement mieux armé. Surtout si un détail physique visible, du teint de peau à la forme du nez, voire audible comme l’accent, signale sa différence. Aussi Ulysse, au lieu de bander son membre pour convaincre Pénélope, bande-t-il son arc contre les prétendants. Le racisme remonte ainsi à la peur la plus primitive et a son origine dans le choix erroné des qualités viriles: l’homme aurait pu revendiquer la tendresse, la patience, le dévouement. Par paresse, il a préféré s’attribuer une supériorité congénitale qu’il passe sa vie à défendre vainement. Cette base strictement sexuelle et fantasmatique du racisme explique qu’il se rencontre aussi bien chez les blancs que chez les noirs ou les jaunes, divisant la famille humaine en races, ethnies ou clans plus profondément que toute croyance affichée. Par contre, son institution légale pendant des siècles, allant de la simple prohibition des rapports mixtes à l’instauration de l’apartheid, est notoirement le fait des occidentaux, critère définitif fixant au niveau de la loi leur domination commerciale ou militaire. De ce passé, les populations colonisées ou massacrées ne peuvent hériter que la rancœur, tandis que l’Européen doit en assumer la mauvaise conscience; les deux sentiments se mêlent au racisme primaire en le renforçant. La peur de l’autre ne s’exprime pas nécessairement par des manifestations ostensibles d’hostilité ou de haine. Fort de sa puissance économique et militaire, l’Européen se contente le plus souvent d’exploiter l’autre tout en l’ignorant, en tant que personne et en tant que porteur d’une culture différente. Fort d’un passé esclavagiste, il traite le noir comme ses ancêtres traitaient leurs femmes. Dilué, le racisme est presque un sentiment de classe.
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Sahib Daniel, tirez! Vous ne pouvez pas le manquer! Celui-là, il peut se vanter de ne pas en louper une, pense Daniel furieux, quel besoin de lui rappeler ses deux tirs ratés? Il voit nettement l’œil de l’éléphant au centre de la lunette de son fusil. Mais sa main tremble. Vous devriez surveiller votre consommation d’alcool, le climat africain ne sied pas à tous, ne manquerait pas de lui dire Sir Edward, l’ambassadeur, s’il le voyait. Heureusement qu’il ignore que son secrétaire enfreint la prohibition de la chasse à l’éléphant, il est tellement à cheval sur les principes, donner l’exemple, être toujours en représentation de Sa Majesté, qu’il serait capable d’en faire une jaunisse. Pour lui, c’est facile, il passe une semaine par mois à Londres pour recevoir ses instructions, et le reste du temps ne quitte son cabinet climatisé que pour les réceptions. Le soleil ne l’incommode pas! Il n’aime pas la chasse, mais n’aime pas la nature non plus, et considère les trophées «vulgaires». Le guide s’impatiente: Mais tirez donc! Il distingue soudain les défenses de l’éléphant, la défense plutôt car l’autre est cassée net au bord de la trompe et réduite à un moignon. Et celle qui reste est visiblement fendue. Il abaisse son arme. Vous avez vu les défenses? Sahib Daniel, je vous avais dit que pour un éléphant à longues défenses, il fallait doubler le prix, pour soudoyer le gardien-chef de la réserve. Sûr! Celui d’hier était plus beau, mais vous… Mais sa défense est fendue! Je ne vais même pas pouvoir la faire sculpter! Mais si! Abdul vous la recollera, ça ne se verra pas. Décidément, j’ai la poisse, se dit Daniel. Il pense à Béa, sa femme, qui doit être en train de se faire sauter par un collègue, puis à Fanny. Il a décidé de lui confier la mission à Londres. Elle est consciencieuse et serviable. Et sait bien feindre le plaisir. Sir John appréciera le cadeau et lui en sera gré. Si besoin est, il saura y faire allusion lors des prochaines promotions. Il rit en pensant au portier que Béa voulait recommander. En voilà un qui se croit déjà «blanchi», aucun sens de la hiérarchie, dire qu’il a même osé leur proposer de les initier à la cuisine africaine! Béa se montre trop gentille à l’égard des subalternes. Heureusement qu’elle ne met les pieds à l’Ambassade qu’à l’occasion des dîners protocolaires, les dactylos seraient capables de lui rire au nez si elles la rencontraient. Elles sont délurées mais manquent de discrétion. Sentant la rage monter peu à peu en lui, Daniel épaule, vise et tire. Bravo! Les porteurs se sont aussitôt précipités sur l’animal à terre et le découpent à coup de machettes. Vous voulez qu’on vous fasse griller la trompe? Ça se fait, vous savez, c’est le meilleur morceau. Mais Daniel a débouché la bouteille de whisky et, sans répondre, boit goulûment au goulot.
9
L’histoire de l’humanité est celle d’une lutte sans merci contre la nature. Tout ce qui dans le règne animal ou végétal ne peut être domestiqué doit être impitoyablement détruit. Avant la propriété privée, la terre appartient à l’homme. Elle lui a été offerte. Obscurément, l’homme juge que le créateur n’a conçu qu’une créature parfaite, «à son image»: lui-même; et pour le reste, à part ses travaux d’horlogerie céleste, il n’a engendré que chaos et monstruosités. Sans Lui en vouloir, l’homme s’est donc attelé à corriger la création. D’une part, rentabiliser la nature, la cultiver, la sélectionner, voire la manipuler génétiquement. D’autre part, l’occuper, éliminer certaines espèces, en acclimater d’autres, délimiter aux animaux et aux plantes, comme pour les indiens et les aborigènes, un territoire peu à peu rongé. Le vacancier naïf pourrait croire que la campagne, presque inchangée depuis les descriptions rêveuses qu’en a faites Jean-Jacques, est «naturelle». Il n’en est rien: pas un pouce de paysage qui ne raconte l’histoire d’une lente conquête par l’homme, d’un arrangement et d’un entretien depuis les premiers âges. Si la nature existe encore, c’est au niveau de couches inhabitables de la planète, géologiques ou atmosphériques, où ses forces incommensurables demeurent indomptées: du vulcanisme à la dérive des continents, des cyclones à la dérive des «merveilleux» nuages. La surface terrestre, elle, a pratiquement été totalement humanisée: le Sahara n’a pas été construit par l’homme, mais son extension souterraine de la Méditerranée à l’équateur résulte des choix de cultures et d’irrigation effectués par les hommes au cours de l’Histoire. La nature est surtout une idée, plutôt qu’une réalité visible. La culture «biologique» est un truisme, les plantes «naturelles» un sophisme. Quant au culte de la nature, remis à l’honneur au XVIIIème siècle par les premiers romantiques, tout au plus servait-il déjà à l’époque à masquer la réalité de sa destruction par la «révolution industrielle». La nature est devenue une curiosité muséologique, ou un label publicitaire jouant sur la nostalgie d’un âge d’or fantasmatique. À l’évidence, la nature n’est pas fonctionnelle: quel gaspillage! La nature ne connaît pas la mesure. Profondément, elle est inutile: l’homme exerce son génie à développer des solutions alternatives, chimiques et industrielles. Du temps que l’homme imitait la nature, la nature limitait l’homme. Désormais, celui-ci intervient et le naturel chassé ne revient jamais, du moins sous la même forme. Aussi, la nature, sinon éradiquée du moins contrôlée, s’est-elle en dernière instance réfugiée dans le seul abri inexpugnable où elle peut régner: la psyché humaine. Quand l’homme aura exterminé le dernier loup, le loup en lui se découvrira.
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Sir Edward, vous m’avez fait appeler? Oui Daniel, asseyez-vous. Malgré la climatisation, Daniel est déjà en sueur. Sir Edward apprécie Daniel, sa ponctualité et son sérieux, sans compter sa parfaite maîtrise des annonces au jeu de bridge, et ne peut s’empêcher de s’inquiéter paternellement de voir son secrétaire sombrer doucement mais sûrement dans l’alcoolisme. Son travail ne s’en ressent pas, heureusement. Il songe à le recommander pour une mutation, mais regrettera de se priver de ses services. Lui-même est en fin de carrière et déteste ce pays poussiéreux gouverné par des fantoches corrompus. Les intérêts de la couronne avant tout, cependant il évite de mettre les pieds hors de l’Ambassade où il est parvenu à recréer un îlot artificiel de silence et de négociations feutrées au milieu du vacarme du monde. Même ses réceptions sont si solennelles que les invités intimidés baissent spontanément la voix pour converser. Il a fait de l’Ambassade un aquarium où il coince ses bulles. Il hésite, cherche une entrée en matière. Daniel finit par demander: Un problème dans mon rapport? Mais non! Enfin si! Voilà, je ne peux pas signer l’ordre de mission que vous avez établi pour envoyer la nouvelle secrétaire en métropole. Pour la bonne raison que l’Ambassade va devoir se passer de ses services. Je ne comprends pas, elle donne toute satisfaction. L’Ambassadeur prend son ton protocolaire pour rappeler certains principes élémentaires à son secrétaire. Daniel, vous savez bien que l’Ambassade exige un test périodique de séropositivité à tous ses recrutés locaux. Dans un pays comme celui-ci où le SIDA fait des ravages, c’est indispensable. Eh bien, ses résultats me sont parvenus ce matin. Sir Edward ne voit pas son secrétaire rouler des yeux fous et se retenir aux montants du fauteuil; il garde les paupières baissées, se demandant s’il doit toucher à Daniel un mot quant à la conduite de sa femme. Que tous les mâles de la colonie anglaise lui soient passés dessus, soit, mais voilà qu’elle aurait été vue avec un nègre! Relevant les yeux, il voit Daniel blême et décide de remettre cette conversation à plus tard. Il demandera préalablement à Charlie, le portier, de faire une enquête discrète; il connaît Nairobi comme sa poche. Daniel lui paraît souffrant; sans doute un début d’insolation au cours de sa tournée jusqu’aux pêcheries du lac Victoria. L’inconduite notoire de sa femme n’est probablement pas étrangère à son éthylisme, la nouvelle risque de provoquer une crise d’ivrognerie plus grave. Il faudra d’abord le préparer. Surmontant sa pitié vaguement écœurée, il conclut l’entretien: les deux tiers de la population sont infectés, vous savez. Heureusement que j’ai interdit aux fonctionnaires de l’Ambassade tout contact sexuel avec les indigènes.
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La diplomatie, depuis la plus haute Antiquité, a toujours été l’art du camouflage et du mensonge. Elle repose sur une conception du monde où tout étranger était virtuellement un ennemi, dont il convenait de savoir se défendre, si possible en l’attaquant le premier au bon moment. L’ambassade avait alors une double fonction: endormir la méfiance de l’adversaire et évaluer ses points faibles. La diplomatie, dans un état de guerre permanente, était un combat rhétorique d’avant-garde se confondant en partie avec ce qu’on appellerait plus tard «espionnage». Mais les guerres d’antan ont fait long feu. La diplomatie n’est plus qu’une survivance anachronique, d’avant la globalisation du marché. Elle constitue une carrière à part, que les derniers rejetons de l’aristocratie se transmettent héréditairement: Dame! puisqu’ils doivent savoir l’étiquette des audiences royales! La principale fonction d’une ambassade est aujourd’hui de décourager les velléités d’immigration légale, en multipliant les entraves bureaucratiques et en faisant traîner en longueur les demandes de visa. Les experts économistes ne signalent même plus leur passage quand ils viennent verser des pots de vin à quelque ministre. Quant aux conseillers militaires, ils se contentent d’entretenir à grand renfort de «fonds spéciaux» les ambitions de quelques généraux mécontents et de maintenir vivante la mémoire de revendications ethniques ou territoriales justifiant la permanence de foyers de rébellion et leur corollaire: le trafic d’armes. Les enjeux sur place sont presque nuls: les compagnies pétrolifères négocient simultanément avec le gouvernement et avec les rebelles, en profitant pour maintenir l’exploitation au plus bas prix. Le climat est tellement chaud et sec que les Européens doivent s’humecter à longueur de journée, au whisky de préférence car l’eau risque d’être contaminée. Les loisirs sont limités, forniquer, chasser, jouer, dépenser n’importe comment l’argent des contribuables de la métropole. Institution coûteuse et inutile, l’ambassade est le reliquat d’une politique de prestige quand elle n’est pas la simple façade abritant le siège des services «secrets» des grandes puissances impérialistes modernes, USA, Russie ou Chine. Sir Edward, par paresse, cynisme ou nostalgie, se complaît dans la parfaite vacuité et inutilité de son poste. Il attend, sans grand espoir, la visite d’un membre de la famille royale qui seule justifierait et sa présence et ses compétences. Sinon, il n’est qu’un concierge de luxe. «Mélomane», il organise une fois par mois un somptueux dîner suivi d’un concert de musique «classique», c’est à dire romantique, au piano à queue qu’il a fait venir de Londres à grand frais. Histoire d’opposer le raffinement européen à l’incessant tamtam local, qui n’est que du bruit.
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Fanny! C’est formidable, j’ai décroché le gros lot! Tu ne devineras jamais… Mais qu’est-ce que tu as? Fanny a éclaté en sanglots. Gina, si heureuse d’annoncer la nouvelle de son voyage en Europe, comprend en un éclair que la mission avait initialement été proposée à sa collègue. Toute sa joie fond d’un coup. Elle-même jusqu’à ce soir était convaincue que Fanny serait choisie et n’en était pas jalouse: Fanny est bien plus jolie qu’elle et cependant bonne copine, toujours disposée à vous rendre service, toujours de bonne humeur, toujours prête à aller danser. Elle fronce les sourcils, réfléchissant intensément. C’est sûrement ce certificat médical, je t’avais bien dit qu’il fallait payer l’infirmier. Fanny renifle: Tu as raison, mais comment pouvais-je deviner? Il me l’a passé, ce putain de certificat et il y avait écrit «positif» partout. Moi, je n’ai pas lu le mien, j’ai raqué en expliquant que j’en avais besoin pour avoir le poste et il ne m’a même pas fait d’analyses. Tout le monde sait comme les Angliches sont tatillons sur tout ce qui est paperasses! Car quant au reste, moralité, exemple et flegme, elles sont bien placées pour savoir qu’il ne s’agit que de grands mots, ne couvrant aucune pratique, ou plutôt justifiant toute pratique et tout écart, selon le jésuitique principe que la main droite doit ignorer ce que fait la gauche, qu’un clou chasse l’autre, que nul n’est parfait et qu’il convient de se conformer à mes préceptes, pas à mes actes. Gina se sent émue de la détresse de son amie, elle est maintenant presque honteuse de partir. Elle n’avait pas compris que même la chance ne saurait vous toucher qu’au détriment d’autrui. Elle songe un instant à offrir Abdul, son fiancé qu’elle n’a pas encore mis au courant, à Fanny comme lot de consolation, mais ce n’est pas cela qui la tirera d’affaire. Et puis Fanny a déjà tous les amants qu’elle veut. Même à l’Ambassade, le secrétaire passe son temps à la lorgner. Qui peut s’offrir des blancs n’a pas besoin d’un noir. Elle compte mentalement ses économies et son visage s’éclaire. Viens, Fanny, nous allons acheter une machine à coudre, comme ça tu pourras monter un atelier de couture! Fanny glousse d’un rire jaune qui se transforme en hoquet hystérique et, faisant dégringoler une pile de cotonnades, découvre une machine flambant neuve posée à terre: elle avait eu la même idée à l’égard de son amie quand, la veille encore, elle croyait être l’heureuse élue pour cette mission en Europe. Quelle ironie! Le destin vous joue de ces tours! Gina comprend que rien ne saurait la consoler. Il ne leur reste qu’à se saouler tristement ensemble. Elles n’ont pas le cœur à danser. Les sanglots de Fanny sont contagieux. Le bonheur de Gina s’est évaporé comme flaque au soleil et toutes deux pleurent comme des madeleines.
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Être Africain, c’est ne pas savoir avec certitude si l’on sera vivant le lendemain. C’est véritablement vivre au jour le jour, le mieux possible étant donné l’absolu dépouillement qui est son lot. En brousse, eau et électricité sont inconnues. Quand le paysan africain vient grossir la population des bidonvilles urbains, il continue de vivre sans. Savoir vivre implique donc savoir rire, chanter et danser. Car l’Africain ne possède guère que son corps. Il entre bien sûr beaucoup de désespoir dans ce carpe diem que les cultures africaines ont développé: entre les travaux forcés, les migrations orchestrées par les guerres et les famines, les dictatures néo-coloniales, la corruption à tous les niveaux de la hiérarchie du pouvoir, les divisions géopolitiques artificielles et, plus décisif encore, le profond mépris et le total abandon de la part des pays occidentaux, anciens colonisateurs, intéressés seulement par l’exploitation des ressources «naturelles», particulièrement celles du soussol, et responsables de la vertigineuse dévalorisation de la vie humaine là où elle est, à l’origine, probablement apparue. L’Afrique, continent depuis longtemps exploré, est en passe de redevenir une grande tache blanche sur les cartes. Socialement, pas de classe «moyenne»: les Africains se divisent en deux catégories, ceux qui appartiennent, par fonction ou alliance familiale, à l’infime minorité au pouvoir, pensent profiter à court terme de la présence européenne et en singent à leur bénéfice les institutions; et les autres qui, dénués de tout mais n’ayant jamais véritablement rien possédé, tentent jour après jour de survivre. En chantant et dansant pour tromper les crampes d’estomac, en baisant et semant des enfants pour se convaincre que le futur ne finira pas avec leur propre existence. Le SIDA n’est si fatal qu’en l’absence d’information et de traitement. L’Afrique n’est pas décimée par le SIDA mais par le manque de médicaments. Et par le manque de spectacularité de son agonie. Les images d’une guerre méritent encore une place dans l’«information», ne serait-ce qu’en raison de l’investissement économique, en armes, qu’elle représente. Mais l’abandon, par définition, ne saurait être publicité. L’islamisation du continent n’est que la réponse inconsciente à l’inefficacité des génies païens, qui n’ont pas su repousser les spoliateurs, et à l’évidente iniquité, raciste, du dieu des blancs. Sans fatalisme, car qui n’a rien n’a rien à perdre, l’Africain connaît les valeurs essentielles qui font de la vie en soi un luxe: joie, musique, mouvement, coloris. Si l’Africain ignore généralement la ponctualité, c’est que son emploi du temps n’est pas fonctionnel mais vital. Il n’y entre aucune indolence. Le temps de l’Africain est le présent indéfini, puisqu’on lui a confisqué, outre ses richesses, son destin.
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Miss Gina, votre passeport et votre ticket d’embarquement! Le jeune douanier la regarde hardiment, presque insolemment, la jaugeant de haut en bas avec une moue appréciatrice. Gina rit, lui donne une légère tape sur le nez. Si Abdul vous voyait! Abdul ne sait pas la chance qu’il a; si j’avais une petite amie roulée comme vous, sûr que je ne la laisserais pas partir. Gina, même si seul un œil exercé aurait pu s’en rendre compte, a rougi de plaisir et laisse le douanier lui peloter doucement la main. En tout cas, je l’accompagnerais au moins jusqu’à la porte de l’avion. Elle ne va pas lui avouer qu’elle n’a pas osé mettre Abdul au courant de son départ, car il aurait tout de suite deviné que son intention était de rester en Europe et aurait été capable de la retenir de force; elle lui a laissé un billet très succinct ce matin après qu’il soit sorti, il n’apprendra la chose qu’après son départ. En compensation, elle voulait lui donner une nuit d’amour mémorable, mais il était rentré fatigué et avec une toux plus rauque que jamais. Dommage que vous ne partiez que pour dix jours, ajoute négligemment le douanier. Gina se mord les lèvres. Maudit visa! Il lui aura seulement servi à entrer en Europe, mais il lui faudra arranger de faux papiers dès son arrivée à Londres. Ils se méfient à l’Ambassade et l’ont prévenue que quelqu’un l’attendrait à l’aéroport. Au moindre relâchement de surveillance, il faudra lui fausser compagnie. Le douanier ajoute: Je n’y suis jamais allé, bien sûr, mais il paraît que Londres est une ville extraordinaire. Pour la visiter vraiment, il vous faudrait au moins un mois. Ou plus. Gina, intéressée, fronce les sourcils, se demandant où il veut en venir. Il la regarde effrontément, souriant de toutes ses dents. Il désigne les deux énormes malles. Vous emportez beaucoup de bagages pour dix jours, insinue-t-il. Elle devient méfiante, relève le menton, l’air de dire: En quoi ça vous concerne? Sans cesser de sourire, il susurre à mi-voix: Je suis votre ami, croyez-moi, miss Gina, je cherche seulement à vous aider; si à Londres vous avez besoin de quelquechose, quoi que ce soit, je dis bien quoi que ce soit, contactez Mr. Henry! Il griffonne quelques chiffres au dos d’un formulaire, le plie soigneusement et le lui tend. Ça, c’est vraiment gentil! Elle lui donne un baiser rapide sur la joue. Je ne sais pas comment vous remercier. Ne me remerciez pas; nous en reparlerons si un jour vous revenez au pays. Abdul va se languir, ajoute-t-il malicieusement. Soulagée, elle range soigneusement le papier dans son sac et, après un dernier baiser furtif, se dirige vers l’épreuve finale: monter comme une touriste dans un de ces avions de fer-blanc qui permettent de voir du ciel le monde, en miniature, comme un grand jouet.
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Morin a eu l’intuition d’une connexion décisive dans la simultanéité du développement de l’aviation et du cinématographe. Le second a remplacé l’appréhension du réel par sa seule image, plus vraie que nature et plus aisément manipulable. Le premier, en abolissant la distance, a mené à l’indifférenciation des lieux. Initialement accomplissement d’un des plus vieux rêves de l’homme, objet, d’Icare aux frères Montgolfier en passant par Léonard, d’inventions aussi ingénieuses que naïves, la capacité à l’instar des oiseaux de voler, qui le mettait symboliquement en position d’égalité avec les dieux, l’avion s’est très rapidement changé en instrument de vitesse, emblème de l’accélération, grâce aux machines, de la production et de la transformation des mœurs au tournant du XXème siècle. Radio et télévision, reposant sur le principe de simultanéité de la réception, sont tout autant des extensions du cinématographe que de l’aviation. Une altération de la perception spatiale se répercute immédiatement sur notre notion du temps. L’avion ne fait pas que relier les divers points du globe, il les égalise. S’il est inévitable, la fonction créant l’organe, que tous les aéroports se ressemblent peu ou prou, par extension, les villes environnantes tendent à adopter le même modèle; l’habitus, public d’abord, privé bientôt, s’uniformise; la terre devient, plutôt qu’un «village global», une immense banlieue sans centre. L’avion, qui devait permettre de se déplacer plus rapidement, en est venu à rendre inutile le propre déplacement, qui s’effectue désormais du même au même, tous les lieux étant peu à peu devenus semblables et équivalents. La terre ayant désormais perdu toute dimension, la mythologie du voyage, indépendamment du moyen de locomotion, l’idée d’Odyssée, l’émotion apollinarienne à la vue d’un train, ont disparu ou ne survivent que par anachronisme: alors que le moindre trajet était autrefois dépaysement, que, selon Kafka, une vie entière pouvait s’avérer insuffisante pour se rendre même au plus proche village, le voyageur contemporain ne saurait se confronter qu’au déjà vu, au moins sur les cartes postales, les dépliants d’agences de voyage ou dans les films. Comme dans le pire cauchemar baudelairien, il n’y a plus de nouveau à découvrir ou à connaître: l’uniformisation permet de supputer l’identité profonde de tout lieu. Grâce à l’avion, le parcours est devenu vain. Seul peut-être le premier vol, le «baptême de l’air», avant que le voyageur impénitent ne soit définitivement blasé, a encore le pouvoir d’exciter crainte et imagination. Le décollage, l’abandon de la terre ferme et surtout la visite aux nuages, aux «merveilleux nuages», réveillent illusoirement la nostalgie d’une essence angélique de l’homme.
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Mr. Henry, il faut m’aider! Je suis prête à faire n’importe quoi! L’énorme Mr. Henry boit deux petites gorgées de citronnade sans la quitter des yeux avant de répondre d’un ton patelin: Ce n’est pas ce que vous êtes prête à faire qui importe, mais ce que vous êtes capable de faire, ce que vous savez faire. Le ménage? La cuisine? La couture? L’amour? Que faisiez-vous à Nairobi? Je vous assure, je peux tout faire. Et elle se demande si elle doit lui en donner la preuve sur-le-champ et, malgré sa répugnance pour l’adipeux personnage, lui faire une pipe. Elle s’agenouille lentement. Il a compris l’intention, rit grassement et répète sa question: Que faisiez-vous à Nairobi? Elle se relève, soulagée: ce n’est donc pas un simple maquereau. À Nairobi, j’étais dactylo. Dactylo? glousse Mr. Henry, moqueur. Oui, à l’ambassade du Royaume Uni. Pour le coup, Mr. Henry a vraiment besoin de boire une goulée de citronnade. Il s’étouffe en avalant trop vite et se met à tousser. Mais alors, vous savez lire et écrire? Elle s’étonne. Bien sûr, et taper à l’ordinateur, et correspondre sur la net, et faire les feuilles de comptabilité. Mr. Henry se gratte le crâne de ses doigts boudinés. Il préfère la main d’œuvre sans instruction à qui l’on peut faire avaler n’importe quelle salade, qui travaillera sans rechigner dans des conditions proches de l’esclavage d’antan, et vous sera de surcroît reconnaissante. Celle-ci avait un poste de fonctionnaire dans une ambassade et croit qu’elle supporterait de nettoyer la merde en métropole aux conditions imposées par la clandestinité! Quel gâchis! Elle a vraiment lâché la proie pour l’ombre, pour Londres, le soleil pour la brouillasse, la misère pour la pire misère. Elle ne s’en apercevra que trop tôt. Allons! Ce n’est pas le moment de s’émouvoir. Il n’y a qu’à la refiler à son fils aîné qui, puisqu’elle est si complaisante, s’amusera avec pendant deux trois jours, le temps qu’on lui fasse de faux papiers. Après quoi, elle saura bien se débrouiller toute seule. Et vous avez de quoi verser un acompte? Vous savez, une nouvelle identité, ce n’est pas donné! Elle fouille dans l’échancrure de sa robe et retire avec précaution le foulard qui lui sert de soutien-gorge. Aussi bien, elle peut s’en passer: ses seins fusent droit comme s’ils voulaient percer la frêle cotonnade. Elle le déroule et met au jour deux liasses de billets de banque soigneusement roulées. Rapide, Mr. Henry les saisit et se met à compter les billets. Il fait une moue mais se dit que cette maigre fortune doit représenter tout son pécule. Ce n’est pas beaucoup mais ça ira. Pour éviter tout risque, il va falloir que vous restiez enfermée pendant quelques jours, vous n’aurez donc pas besoin d’argent… Et sous les yeux épouvantés de Gina, il fourre les deux liasses dans sa poche.
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La clandestinité est toujours très organisée. Comme tout autre trafic, celui de la main d’œuvre participe de cette économie «parallèle» sans laquelle les activités humaines peuvent remplir une fonction sociale mais n’engendrent guère de profit financier. Entre les armes, la drogue, la prostitution, voire les cigarettes, les médicaments ou les organes anatomiques humains, les réseaux se croisent sans se mêler totalement, leur point de jonction final se situant au niveau des institutions bancaires chargées de remettre en circulation légale, c’est à dire «blanchir», l’argent «sale» du trafic. Les filières d’immigration clandestine sont généralement montées par des immigrés «légaux» jugeant plus rentable d’exploiter leurs compatriotes que de se faire exploiter eux-mêmes par les patrons du pays d’accueil, et d’autant plus facilement tolérées par la police qu’elles exercent un contrôle efficace quasi-absolu sur les travailleurs qu’elles placent. Elles fonctionnent selon le même principe que les agences intérimaires dont la crédibilité est directement proportionnelle à la soumission des employés qu’elles fournissent. Forme moderne et évoluée de l’ancien esclavage avec l’inappréciable avantage du volontariat des exploités. De toutes façons, l’immigration répond à une demande implicite des employeurs, à la fois soucieux d’obtenir une main d’œuvre à moindre coût et désespérant de trouver parmi la population locale des candidats pour les tâches les plus dures et physiquement épuisantes. Par ailleurs, l’immigration joue un rôle non négligeable dans le retardement du vieillissement des populations occidentales: la misère, contrairement à l’embourgeoisement, tend à se reproduire. L’individualisme exacerbé de l’idéologie post-moderne s’avère stérile. La «fin de l’Histoire» pourrait être tout simplement celle de l’humanité. N’était la surpopulation du «tiers monde». Et l’immigration. Le principal problème de l’immigrant clandestin tient à l’obtention de papiers et d’autorisations. La voie la plus sûre, mais également la plus chère, consiste à changer d’identité. Les réseaux de fabrication de faux-papiers ont curieusement été montés en Europe à l’occasion de la seconde guerre mondiale et de l’occupation allemande, quand les «terroristes» étaient des héros de la «résistance» et que la «clandestinité» bénéficiait de l’appui des gouvernements «alliés». Nombre de ces réseaux, après la «libération» se sont recyclés dans la légalisation, dorénavant lucrative, de clandestins ou de personnalités recherchées par la police. En outre, les bureaux d’espionnage, produisant pour les «nécessités du service» faux documents de toute espèce en quantité, n’hésitent guère à fournir, sous le manteau, le marché des faux-papiers pour renflouer leur caisse «noire».
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Mr. Irving! Je veux voir Mr. Irving! Voyons, vous savez bien que je ne traite qu’avec Mr. Irving! Le jeune employé de banque a de la peine à se retenir de pouffer. Toute la banque est au courant et en fait des gorges chaudes! Le secret de Mr. Henry est un secret de polichinelle. Mr. Irving est occupé en ce moment avec un client, mais il va vous recevoir dès que possible; il sait que vous l’attendez, je l’ai prévenu. Le jeune employé adresse un large sourire au noir obèse, qui paraît soulagé. Seul un tambourinement continu de ses gros doigts sur les accoudoirs du fauteuil traduit son impatience. Entretemps, efficace, l’employé a non seulement prévenu à mi-voix par l’interphone son chef, le vieil Irving, mais également le caissier principal et le préposé aux coffres de la visite de Mr. Henry, «gros lard» comme on l’a surnommé à la banque. Dès que Mr. Henry aura franchi la porte du cabinet de Mr. Irving, on lui apportera un lourd sac plein de pièces d’or authentiques que ce client spécial, objet d’un traitement particulier, ne comptera pas, se contentant d’y plonger ses épaisses mains et d’écouter, ravi, ce tintement qu’il reconnaîtrait entre mille. Mr. Henry est un avare à l’ancienne mode, d’une autre génération: les chiffres, les calculs et les titres, voilà qui est bon pour ses enfants qui se satisfont d’une fortune virtuelle. Lui est un fétichiste de l’or, il a besoin de le toucher et de l’entendre. Curieusement, à part les premières fois, il y de cela bien des années, il n’éprouve pas la nécessité de le voir. Il préfère imaginer sa couleur et son éclat. Sa réalité risquerait de lui paraître terne. Comme ses dépôts, irréguliers mais toujours substantiels et allant toujours en s’accumulant, dépassent de loin les réserves en louis et en couronnes de la petite succursale, comme en outre Mr. Henry, convaincu que cet or lui appartient, ne songerait au grand jamais à en détourner la moindre parcelle, La banque ne court aucun risque. Mr. Irving, à l’époque jeune caissier plein d’ambition, quand Mr. Henry lui en avait formulé la demande, avait obtenu de ses chefs la permission de passer à ce client singulier son innocente envie, et la manie de Mr. Henry s’est muée en rituel à chaque visite. Mais la banque n’a eu qu’à s’en féliciter et a même accordé au bout de quelques années à Mr. Irving une ristourne sur les dépôts de son client. Mr. Irving a longtemps pris ce dernier pour un receleur. L’importance des sommes déposées lui a finalement fait comprendre que le négoce de son client devait être moins légal encore, et plus rentable. Mais, en bon banquier, il se fait un point d’honneur d’observer la plus grande discrétion et de ne poser aucune question. À certaines allusions, voire offres, il a inféré que les activités de Mr. Henry étaient liées au proxénétisme. Il a décliné toutes ses invitations. Il est cynique, corrompu, mais plus encore lâche.
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L’activité principale d’une banque, de quelque taille qu’elle soit, celle qui assure aux actionnaires intérêts et bénéfices, est le blanchissement d’argent. Le reste des opérations bancaires, prêts, crédits, investissements divers, ne sont que façade couvrant l’unique fonction lucrative de la banque. Car elle perçoit, sur l’argent remis légalement en circulation, des commissions véritablement usuraires. Ce n’est, dans les milieux financiers, un secret pour personne. Pourtant, on n’enseigne pas la malhonnêteté systématique dans les facultés d’économie ni dans les instituts de gestion et comptabilité. Aussi la découverte de la réalité bancaire risque-t-elle de constituer un choc pour le jeune économiste frais émoulu de l’université. Cependant, ses études l’ont préparé, par l’apprentissage du «réalisme», au cynisme, dont la falsification, quel que soit son objet, n’est au fond qu’une facette. Mr. Irving, qui n’a guère connu du monde, outre la petite succursale où il a débuté et gravi lentement les échelons, que le petit pavillon de Kensington où il a grandi et dont il a hérité à la mort de ses parents, et la plage de Brighton où il a religieusement passé toutes ses vacances, tant pendant son enfance qu’après son mariage, en a toutefois trop vu pour conserver le moindre soupçon de moralité pour tout ce qui concerne la sphère de la finance. Mais il n’a guère d’imagination et se contente de chiffres alignés et d’opérations arithmétiques pour satisfaire sa soif d’infini, car même s’il n’est pas poète et n’a jamais lu le moindre vers de Baudelaire, il possède au tréfonds de lui tous les rêves humains. En fait, il ne veut surtout pas en savoir plus; sa proverbiale discrétion provient de la conscience que sa tranquillité d’esprit, si nécessaire pour recevoir un client aussi douteux que Mr. Henry, est sauvegardée par son ignorance. Il est même assez âgé pour n’avoir plus d’illusion liée à l’apparence: ses clients les plus «respectables» sont simplement des fripouilles de plus haute condition, de plus haute volée. On dit que «l’argent n’a pas d’odeur»; c’est faux. Si l’homme possédait le flair du chien, il saurait que l’argent sent toujours mauvais. Il pue le crime, le vol, l’usure, la rapacité, la fraude, la spoliation. L’homme, dont la supériorité sur les autres espèces tient à sa capacité de s’adapter aux pires conditions physiques et morales, a tout bonnement émoussé son sens olfactif. Car si la finance n’est que chiffres et pur calcul, si Law a inauguré sans le savoir l’ère du virtuel, si la monnaie est instrument de conversion à l’abstrait numérique, si l’argent est l’incarnation somme toute de l’idéal platonique, il provient pourtant, tout comme les ombres projetées de la caverne, d’un concret de sueur, de sang et de misère bien matériels, même s’ils n’apparaissent pas sur les feuilles de bilan.
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Janet, sortons ce soir, allons au restaurant français! Sa femme sourit et offre aussitôt une mine réjouie. Elle a appris au cours de presque quarante ans de mariage à dissimuler ses sentiments. Elle n’a même pas eu à réfléchir pour se composer un visage, le sourire s’y est dessiné automatiquement. Pourtant elle déteste ledit restaurant français, viande grillée mal cuite, sauces au beurre, charcuterie porcine, sans parler de ces abominables cuisses de grenouilles qu’Irving se fait un point d’honneur de déguster à chaque fois en commentant le raffinement de la cuisine française. Mais c’est pratiquement un rituel, chaque fois que son mari reçoit la visite de «gros lard», qu’elle a personnellement surnommé «le maquereau noir», de célébrer par un dîner au champagne l’idée lumineuse qu’a eue son mari, il y déjà plus de dix ans, de satisfaire un caprice de client, qui lui rapporte depuis une commission qui double quasiment son salaire. Aussi lui faut-il dépenser le soir même une partie de cet argent, comme s’il lui brûlait les doigts. Les fantaisies fétichistes de son banquier de mari valent, finalement, bien celle de son client. Mais elle aurait garde de formuler le moindre commentaire; il pourrait le prendre pour une critique. Par précaution, elle va discrètement avaler quelques comprimés préventifs contre les douleurs intestinales, car elle se doute bien que son ulcère va se rouvrir. Elle ignore toutefois, d’une part que son mari, snob mais croyant sincèrement l’éblouir et lui plaire par sa munificence occasionnelle, en profite pour aller en faire autant à la cuisine, d’autre part qu’elle est atteinte d’un cancer du pancréas en passe de se généraliser et que ces cachets qu’elle prend pour de l’aspirine bénigne sont en fait des pilules de morphine. Son médecin ne lui donne pas trois mois à vivre. Mais, par amitié pour la vieille dame, il s’est bien garder de l’informer de son état et lui soutient que ses maux sont parfaitement normaux à son âge. Les douleurs la font souffrir mais elle les considère comme la rançon d’une vie sans heurts, somme toute heureuse. Tout comme les crises de goutte dont se plaint Irving, qui le retiennent parfois plusieurs jours au lit. Ses goûts la porteraient plutôt vers la cuisine pakistanaise, très relevée, qu’elle s’offre parfois en cachette au déjeuner, quand Irving, qui n’apprécie pas la cuisine épicée, ne rentre pas à la maison. C’est d’ailleurs probablement l’excès de piment qui, à l’origine, a provoqué ses ulcères, mais elle n’a jamais établi de rapprochement entre les brûlures de son palais et celles de son estomac. Habituée depuis sa plus tendre enfance à ne pas se plaindre, elle souffre stoïquement et ne s’est ouverte que bien trop tard à son médecin qui la conforte dans l’illusion d’une espérance de vie illimitée avec quelques malaises passagers en contrepartie.
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Plus encore si possible que pour un Français, qui a pourtant l’esprit de clocher surdéveloppé et un nombrilisme arrogant quasi indépassable, pour un sujet de Sa Gracieuse Majesté, être ou se sentir, car il s’agit bien d’un sentiment existentiel, britannique signifie appartenir de naissance à une race et une culture supérieure. Son mépris des autres ethnies ne se traduit, sauf à l’égard des Français et des Irlandais, habituellement pas sur le mode agressif, plutôt de la ségrégation. Ceux qui n’ont pas eu l’insigne privilège de naître sur l’île d’Albion sont condamnés par le destin à une condition inférieure. Les Anglais plaindraient plutôt les étrangers. Toutes leurs études ne leur permettront jamais que d’égratigner la langue sans avoir accès aux ineffables subtilités de Shakespeare, pourtant souvent obscur pour les Anglais eux-mêmes. Ils pourront toujours singer le flegme britannique, ils ne sauraient atteindre cette imperturbabilité parfaite des émotions et de leur manifestation, qui, du yuppie en melon au horse-guard, est la marque de leur excellence. Protégés par leur insularité, ils n’ont pas connu d’envahisseur depuis presque dix siècles et, s’ils tolèrent la présence des anciens colonisés sur leur sol, ils ne fraient guère avec eux. Imbus de leur supériorité, ils traitent sur le mode paternaliste leurs «enfants», du fils prodigue américain qu’ils croient encore pouvoir contrôler au fils rebelle irlandais qu’ils n’hésitent pas à «corriger», par des châtiments corporels si nécessaire. Culturellement, les Britanniques sont proches des indiens d’Amazonie ou des aborigènes d’Australie, dans la mesure où ils n’envisagent pas de progrès souhaitable: de toutes façons, Shakespeare est à jamais indépassable. À leurs repas, rituel souvent vite expédié sous forme de toasts, la saveur n’a aucune part. Leur tradition gastronomique voue une prédilection au bouilli. Encore qu’aujourd’hui la ménagère anglaise ne cuisine plus guère que le breakfast. S’il est vrai que la vaillance des armées est inversement proportionnelle à la qualité du rata, la nation entière est une réserve de soldats à l’invincible courage. Ils l’ont prouvé sous Churchill qui n’en avait jamais douté. Ayant dominé au XIXème siècle près de la moitié de la planète, ils se croient encore habilités à intervenir dans les parties du monde qu’ils estiment, sinon posséder encore, du moins connaître mieux que quiconque, puisqu’ils les ont longtemps exploitées: Grèce, Moyen-Orient, Égypte, Pakistan, Afrique du Sud, etc. En fait, satellite inféodé des USA, le Royaume Uni sert de fer de lance au gouvernement américain au sein d’une Europe à laquelle les Anglais ne peuvent se sentir totalement appartenir, puisqu’ils ont historiquement toujours eu à s’en défendre. En particulier des Français, ennemis héréditaires et favoris.
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Kevin, je prendrai du foie gras et une douzaine d’escargots, et toi, Janet, qu’est-ce qui te fait envie? Il est tout guilleret et ne prête guère attention à sa femme, dont les mains se sont mises à trembler. Du canard à l’orange. Elle a parlé d’une voix blanche, car à l’annonce du choix de son mari ses entrailles se sont révulsées. Mais seul le garçon s’en est aperçu. Ce n’est pas que les escargots lui répugnent plus qu’autre chose, mais elle sait qu’Irving ne manquera pas de lui expliquer en pontifiant comment on gave les oies à l’entonnoir jusqu’à les faire crever et comment on trempe les escargots vivants dans le vinaigre pour les faire dégorger leur bave. Elle se doute qu’il ne raffole pas particulièrement de ces bestioles, en veut pour preuve qu’elle ne l’a jamais vu manger d’ail qu’à cette occasion, mais que, sans une once de méchanceté, il estime du dernier chic d’apprécier la cuisine française, aboutissement d’une tradition millénaire de tortures raffinées. Champagne? Bien sûr! Kevin, leur serveur quasiment attitré, connaît de longue date le couple de «banquiers». Il a ouvert dix ans auparavant un compte chez Mr. Irving. Ayant été chargé de faire un dépôt considérable, il avait inventé une histoire d’héritage. Le banquier l’avait cru et avait encaissé l’argent sans sourciller. Plus tard, il avait trouvé que les oncles de Kevin décidément décédaient à une cadence rapide, mais devant l’obséquiosité de ce grand gaillard roux, qu’il traitait familièrement et qu’il croyait connaître, il n’aurait jamais imaginé que sa banque abritait les fonds de manœuvre de la branche londonienne de l’IRA, qui à l’époque travaillait d’ailleurs en cheville, solidarité internationale oblige, avec l’OLP palestinienne. Kevin, l’impeccable serveur toujours souriant et prêt à lancer une vanne, est sombre ce soir. C’est le jour anniversaire de la mort de son père, tué par un soldat britannique lors d’une manifestation à Belfast. Il ne s’entendait certes pas, de son vivant, avec son père, ivrogne prompt à lui foutre des raclées. Mais la mort en a fait un héros, révéré en Ulster, auquel depuis son exil à Londres il voue un culte filial sincère. Il a descendu plusieurs pintes de bière avant de prendre son service, ne cessant de marmonner entre ses dents des menaces à l’égard des Anglais. Retourné à la cuisine, il se fait couler un verre d’eau, prend résolument le paquet de poudre insecticide dans le placard et la dilue. Sans hésitation, il verse subrepticement le poison dans la saucière du canard. Comme des cafards! Cochons d’Anglais! Sous le coup de l’exaltation, il est prêt à payer son geste; or sa bonne étoile voudra que le médecin de la vieille dame attribue son décès à sa maladie et, sans s’étonner des vomissements de son agonie, signe, mais Kevin l’ignorera toujours, le certificat d’inhumer sans pratiquer d’autopsie.
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Tout le monde sert quelqu’un. Le verbe servir allie la connotation d’utilité à celle de soumission inhérente au travail. Plus l’entité commanditaire est anonyme et institutionnelle, que ce soit le «système», l’État, les actionnaires ou le public, moins la conscience de l’assujettissement pèse et plus l’agent du service, se croyant relativement libre et autonome, est efficace. Il est cependant des emplois où le contact direct avec le client oblige à un constant refoulement des sentiments personnels, au sacrifice des goûts vestimentaires, à une oblitération des humeurs, à l’adoption d’un masque inaltérable de serviabilité absorbant peu à peu la personnalité même. Où l’on a à payer, autant ou plus que de son corps, de son âme. Si la prostitution en est le prototype le plus évident, ne serait-ce que par la répudiation morale dont elle est affectée, tous les métiers comportant l’obligation de sourire, du caissier au présentateur de télévision en passant par la vendeuse, la réceptionniste, le guide touristique, l’hôtesse de l’air ou le politicien, lui sont apparentés. Comme il existe, à côté des guerres déclarées, coûteuses et mortifères, des guerres larvées, «de faible intensité» et d’autant plus durables, comme en Ulster, au pays basque ou en Palestine, sans doute conviendrait-il de parler, à côté du «racolage sur la voie publique» connu sous le nom de trottoir, de prostitution «de faible intensité» pour ces services d’utilité strictement symbolique, reposant sur la présomption de paresse, ignorance ou stupidité du client. De tous, celui de serveur est probablement le plus éprouvant. Le serveur a deux patrons: son employeur et le client. Ce dernier est si convaincu des droits que lui octroie la convention tacite de régler à la fin l’addition que ses caprices et récriminations dépassent souvent toute exigence contractuelle. En fait le client paie, plus que ses consommations, l’accession momentanée au statut de seigneur. En démocratie bourgeoise, le dernier des mendiants peut légitimement s’offrir cette promotion symbolique ponctuelle. Car le travail du serveur ne consiste en rien de palpable, au contraire du cuisinier, du cireur de godasses ou de la femme de ménage, sinon de s’offrir comme bouc émissaire à l’ancestral ressentiment du client de n’avoir pas de sang bleu, de posséder à sa grande honte un historial roturier d’esclavage forcé ou consenti. Le serveur paie ainsi pour le servage millénaire de l’ascendance du consommateur. Il représente symboliquement, comme son nom l’indique, le dernier serf. Mais être larbin ne suffit pas, il doit en sus être bouffon, voire jongleur et équilibriste. Un bon serveur est un artiste de cirque méconnu. Sa prestation est d’ailleurs récompensée à part de la dépense de consommation proprement dite, sous forme de «pourboire».
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Linda! Il nous faut faire les malles en vitesse, la police va débarquer d’une minute à l’autre. La femme du banquier s’est sentie mal dès la fin du repas et le couple a rapidement quitté le restaurant. Kevin ne se sentait plus si fier. Il s’est mis à suer à grosses gouttes et, invoquant une migraine, a été autorisé à finir son service plus tôt. Toute sa bravoure fanfaronne et rageuse de l’heure précédente l’a quitté, il n’est plus habité que par la panique. Aucun remords ne l’effleure, seule l’angoisse de se faire arrêter lui tiraille les tripes. Linda! Personne ne répond et il lui suffit d’un rapide coup d’œil pour vérifier que le studio est vide. Le petit écrin où ils gardent leur provision de coke également. Il aurait bien besoin pourtant d’en sniffer un peu. Linda doit être fourrée chez leur dealer, en train de payer sa dose en nature. Elle lui en ramènera certainement de quoi faire une ligne mais dieu sait à quelle heure elle rentrera. Il est probable que les flics se ramènent avant elle; ils n’auront qu’à attendre pour la cueillir. Dans ce cas, mieux vaut qu’elle ne sache rien. Kevin s’affole. Il prend un sac à dos dans la penderie et y entasse rapidement quelques habits. Il ramasse pêle-mêle les cassettes de musique celtique, de chants patriotiques irlandais et heavy metal jonchant le sol parmi les cannettes vides de Guinness, va décrocher son affiche de la Connolly parade et la plie soigneusement, débranche la playstation et range ses CD de jeux vidéo par trois dans des boîtes en plastique. Le sac est déjà plein à craquer. Il se souvient alors du portrait de son père sur la table de chevet. Et du revolver dissimulé dans ses bottes de marche. Il ne peut pas tout emporter. Ses vêtements prennent trop de place. Qu’à cela ne tienne, il les enfilera les uns par-dessus les autres bien qu’il transpire déjà comme s’il était au sauna. Ou en enfer. Sa chemise est trempée. Quant à Linda, tant pis, elle n’avait qu’à se trouver au bon endroit au bon moment. Il va lui écrire un mot, lui expliquant la situation et lui enjoignant de le rejoindre dès qu’il la contactera. Il prend un stylo et une feuille de papier mais ne sait par où commencer. Et puis un tel billet vaudra pour un aveu, constituera une preuve de son crime. Trop compromettant! Il a d’ailleurs la conviction qu’elle ne le suivrait pas. Elle ignore tout de ses activités de militant de l’IRA. Elle tomberait des nues. Elle est espagnole ou sud-américaine, pour Kevin qui partage à son insu la culture et les préjugés britanniques c’est tout un, et ne comprend rien aux histoires d’honneur irlandais. Il lui est même déjà arrivé de dire que leur musique n’est pas très dansante! C’est dire combien elle manque parfois de sensibilité. Pourtant, il la regrettera. Mais il ne se fait pas d’illusion: la salope se consolera vite. Bon sang! Il allait oublier l’essentiel: prévenir les camarades.
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La plupart des luttes dites «idéologiques», y compris sous leur forme militaire la plus meurtrière, sont au sens propre réactionnaires. Elles n’opposent pas un programme politique, utopique ou réaliste, à une situation socio-économique inique ou simplement insatisfaisante, elles s’opposent en bloc à un état donné des choses. Elles fonctionnent sur le mode de la négation de principe. Or l’Histoire nous enseigne que les structures de gouvernement ont la vie dure et que la bureaucratie sait s’adapter aux transitions de régime de telle façon que l’opposition initiale, une fois le renversement de pouvoir accompli, s’estompe jusqu’à la parfaite indifférenciation aux yeux du citoyen et du contribuable. Autrement dit, l’opposition idéologique n’a souvent de sens qu’en tant qu’opposition; l’idéologie n’y a part qu’au niveau rhétorique; elle reste floue ou limitée à des pétitions de principe. Les revendications nationalistes en particulier, qui avec les conflits ethniques se sont toujours avérées les plus sanglantes de l’Histoire de l’humanité, dépassant les guerres de religions quand elles ne se confondent pas avec, reposent sur une conscience identitaire totalement mythique et fantasmatique, voire forgée de toutes pièces. Par exemple, la division du Moyen-Orient par le gouvernement britannique après la défaite de l’empire ottoman. Ou, en sens contraire, l’unification des petits royaumes de la péninsule par Garibaldi, au nom d’une identité italienne désagrégée depuis la chute de l’empire romain. Le critère de la langue n’est même pas décisif: il existe des pays polyglottes et des frontières entre peuples de même langue. Les mœurs et la culture irlandaises, du pub au thé à cinq heures, sont parfaitement anglicisées. La dépendance de la BBC au moment de l’avènement de la télévision n’a pas peu contribué à renforcer cette domination idéologique, de la même façon que la vieille Europe, grâce en partie aux films hollywoodiens, s’est totalement américanisée depuis la seconde guerre mondiale. Car la dépendance idéologique marche de pair avec la dépendance économique, et la finance depuis belle lurette ignore les frontières. Peut-être celles-ci ne sont-elles maintenues qu’artificiellement, justement pour des raisons économiques plus qu’idéologiques. L’héritage du passé pèse et ne s’efface jamais totalement. Il ressurgit en période de crise. Les Irlandais gardent, voire cultivent, la mémoire de siècles de famine qu’ils attribuent aux propriétaires anglais. Émigrés en Grande Bretagne, aux États Unis ou en Australie, ils n’oublient pas leur Irlande imaginaire, inaliénable malgré leur intégration. Et les Français revendiquent l’originalité, synonyme de supériorité, de leur culture et de leur gastronomie jusque dans le steak frites et les nouilles au beurre.
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Maurice! Tu t’appelleras désormais Maurice. À l’époque de ta naissance, il y avait un chanteur français à la mode et le prénom a fait fureur. On t’a conservé ton nom de famille, il est trop courant pour que les flics puissent jamais faire le moindre rapprochement. Et voilà ton contrat d’embauche comme serveur à bord du cargo Queen Mary. Tu embarques demain midi à Liverpool et tu descendras quand le bateau fera relâche à Galveston dans huit jours. Un camarade t’attendra sur place et s’occupera de ta carte verte. Les camarades ont vraiment fait vinaigre, quelle efficacité! Et quelle organisation! Kevin se sent fier d’y appartenir à son modeste niveau. Il est déjà regonflé. Il a signé la procuration pour son compte en banque et les camarades le prennent en charge, il n’a qu’à obéir et se laisser guider. Il faut dire que dans son affolement il leur a laissé entendre qu’il avait empoisonné moitié de la clientèle du restaurant… Il ne se lasse pas de palper son passeport flambant neuf dans la poche intérieure de sa veste. Il lui reste trois heures à tirer avant le premier train pour Liverpool. Il ne tient pas en place, mais sa paranoïa le pousse à raser les murs, se retournant à chaque pas, avançant d’encoignure en encoignure, si bien que son manège le fait infailliblement repérer par tous les noctambules du coin. Flics en civil et dealers le prennent pour un camé en manque et ne lui prêtent guère attention; seuls les junkies comprennent qu’il n’est pas l’un des leurs. Avisant un banc public, il finit par s’asseoir. Un garçon maigre, chevelu mais impeccablement coiffé et rasé vient lui demander négligemment du feu et, tandis qu’il fouille sa poche, le menace d’une vieille seringue. Kevin à cette vue réagit immédiatement, fait valser la seringue d’un coup de pied et d’un seul coup de poing envoie l’autre bouler à terre. La bagarre a ranimé l’Irlandais, sa peur s’est évanouie. Il défie son adversaire qui prend ses jambes à son cou et s’enfuit sans demander son reste. Mais quand Kevin revient vers le banc, il constate que son sac a disparu. On aura profité de son inattention. Sa rage fait place au plus complet désespoir. Ses idées se bousculent et se confondent, il ne se souvient même plus du nom de cargo, Queen quelque-chose. Les papiers d’embarquement étaient dans le sac. Il ne lui reste que quelques livres et son passeport. Il se sent tellement honteux que pour rien au monde il n’aviserait les camarades de sa mésaventure. Il s’est fait plumer comme un pigeon! Les deux passants qui s’approchent ont l’air de flics, il ferait mieux de ne pas moisir ici. Il ne voit d’autre solution que de rentrer en Irlande. C’est là qu’il passera misérablement le restant de ses jours, se cachant de tous et se croyant poursuivi pour un crime dont la police n’a jamais eu le moindre vent.
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On dit que la peur paralyse. S’il est vrai que l’imminence de la mort peut bloquer toute réaction et laisser sans mouvement, telle la proie fascinée par le serpent, la peur le plus souvent fait réagir, instinctivement, irrationnellement, sans doute inefficacement. La véritable paralysie, l’engourdissement durable, l’assoupissement des facultés et des sentiments, l’abrutissement sur la base de quoi un état social peut construire et maintenir ses assises, ne peuvent être obtenus que par l’entretien d’une peur d’autre sorte, diffuse, fantasmatique et multiforme. Ses objets doivent être à la fois permanents et irréductibles: le chômage, l’inflation, la surpopulation, le vieillissement de la pyramide d’âge, l’immigration, le banditisme, le terrorisme, prêts à être ranimés et actualisés selon les circonstances. Le sensationnalisme de l’«information» couvre, ou découvre, sa fonction sociale véritable: diffuser la crainte. Plus celle-ci sera imaginaire, plus elle aura de force. À l’orée du XXIème siècle, les USA ont assis mondialement leur puissance sur la globalisation d’une peur censée ne viser qu’eux-mêmes. Autant la paralysie est diverse dans ses motifs, autant elle est ciblée dans ses effets: maintenir les populations dans un espace privé, contrôlable, manipulable. Gouverner consiste essentiellement à doser et varier les peurs. La coercition déclarée, dans les régimes dictatoriaux, s’avère moins efficace que le sentiment d’insécurité immotivé pour obtenir l’obéissance de masse. La peur, secondée par la paresse, est une condition parfaitement vivable. Les citoyens de toutes nations participent, sans enthousiasme mais activement, par le mutisme, à leur assujettissement à la peur. L’exercice du pouvoir, politique ou spirituel, répond à une demande, d’exemption, de la part des sujets qui délèguent volontiers l’autorité que les Constitutions «démocratiques» leur accordent. L’humanité a toujours vécu dans la peur, du ciel, du péché, du diable, d’autrui et surtout, au plus profond de l’inconscient, de soi. Le surhomme nietzschéen n’est peut-être que l’homme libéré de ses peurs ancestrales. La peur qui montre un visage, quel qu’il soit, dragon, officier SS, inquisiteur sous n’importe quel nom, découvre une réalité, donc une faiblesse, et engendre une résistance. La peur paralysante est sans visage, réductible à un mot, abstraite. Mais, bien entendu, la peur fournit une caution à toutes les lâchetés, décharge de toute responsabilité. Elle est l’antithèse de la liberté sartrienne. Aussi, son règne ne saurait-il être attribué à la seule vilenie des gouvernants, dont le pouvoir réel se borne à celui que les gouvernés leur reconnaissent. Il répond au profond désir d’inimputabilité des populations qui trouvent dans la soumission une volupté du même ordre que celle des spectateurs de films de «terreur».
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Nick, c’est mon surnom, nickname. Je sais bien que sur le papier je m’appelle Maurice, mais entre nous je préfère être appelé Nick. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Pas besoin de vous faire des cachotteries, Maurice, c’est comme qui dirait un nom d’emprunt. Le contremaître l’observe de sous ses épais sourcils. Il finit par bougonner: Bon, va pour Nick, mais vous feriez mieux de tenir votre langue. Il tire du placard une bouteille de whisky irlandais et en sert deux verres. Nicolas comprend qu’il a passé l’examen avec succès. Son cœur bat à tout rompre: il va aller en Amérique! Il se force à vider son verre d’un trait, tousse, prend congé en bredouillant et se précipite dans les toilettes pour s’injecter une dose avant que la tremblote ne gagne le corps entier. L’héroïne met quelques minutes à produire son effet. Il sent un grand calme l’envahir. Il a une pensée émue pour cet imbécile d’Irlandais qui lui a offert, involontairement certes, sa place. Il se tient l’avant-bras jusqu’à ce que son pouls ait regagné son rythme normal. Le fou rire le prend. La chance tourne. Il fouille les poches intérieures de son veston de cuir râpé et compte les sachets qu’il a obtenus contre le revolver de l’Irlandais. Ça va, il a de quoi tenir pendant toute la traversée. L’Amérique! C’est Oliver qui va en faire une tête en le voyant rappliquer! Il n’a ni plan ni projet précis. L’Amérique, c’est l’Eldorado, le pays de Cocagne où tout est possible, «land of opportunities». Il a gagné son entrée au paradis, l’avenir s’ouvre devant lui. Il ne regrettera certes pas l’Angleterre où il faut trimer comme un nègre pour survivre, où le dow, l’indemnité de chômage, suffit à peine pour bouffer, où les organisateurs de rave parties ont un service d’ordre musclé à l’entrée qui refoulent sans ménagements les resquilleurs de son calibre. Il range sa seringue, tire la chasse et sort du chiotte. Un matelot qui attendait qu’il libère la place le salue d’un air goguenard. Nicolas l’emmerde! Ce connard de marin voudrait lui faire perdre sa bonne humeur. Les gogues appartiennent à tous et il fait maintenant partie de l’équipage. Si sa gueule ne lui revient pas, tant pis! Il devra s’y habituer. Il va déposer son sac dans la cabine que le contremaître lui a indiquée. Il n’y a aucune cachette sûre où il puisse planquer la came. Il devra la garder sur lui. Il laissera la seringue dans le sac, et si par hasard ils font une perquisition, sait-on jamais sur un bateau, il racontera qu’il est diabétique. Et s’ils lui demandent où il garde son insuline? L’idéal serait qu’il ait droit à un placard avec cadenas à la cuisine. Que de soucis! La traversée n’est même pas encore commencée que Nicolas en a déjà ras-le-bol. La cloche du repas sonne. Il est en retard pour prendre son service. Foutu rafiot! Il se fait la paire au premier port où on accostera, sûr!
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La mer, bien que toujours agitée, est avant tout monotone. Les vagues se suivent et se ressemblent. Pour les «terriens», qui supportent déjà difficilement la limitation de la vie insulaire, un bateau est une véritable prison. N’en déplaise à Loti, Conrad et Melville, qui ont romancé, voire héroïcisé, la vie de marin, la traversée est une parenthèse, un temps mort, qui ne se justifie que par le port à atteindre. Joyce l’avait bien compris, qui fait vivre à Bloom en vingt-quatre heures à Dublin autant d’aventures qu’en avait connues Ulysse en dix ans de navigation. L’océan ne vaut tout au plus que pour son gigantisme, et encore il s’agit d’une valeur toute métaphorique. Il a fallu que Colomb découvre un continent pour que le voyage maritime gagne définitivement sa dimension épique et allégorique. Ayant franchi la barrière que constituait l’infini de l’océan, l’homme s’est vu grandi à sa dimension et a pu se comparer à lui. L’océan n’était plus que le détroit qui séparait deux terres dont l’une possédait la qualité rédemptrice, et tentatrice, de la virginité. Depuis, tout navigateur, tout aventurier, voire tout écrivain, part à la découverte de son Amérique, le continent simultanément le plus exploré et le plus imaginaire qui soit. De Hugo à Ducasse en passant par Baudelaire, seul l’océan paraît un objet digne d’être comparé à la grandeur, profondeur et agitation de l’esprit humain. Baudelaire, fasciné par le «nouveau» monde, y a rencontré son double littéraire, Poe, dont il a assuré la traduction et la reconnaissance posthume en Europe. Or l’Amérique est aussi une réalité, pas toujours folichonne. Car entretemps, les États Unis se sont, au détriment des indigènes, peuplés; grâce à l’esclavage, développés; à coups de fusils, assez sauvagement urbanisés. À la fin du XVIIIème siècle, ils ont conquis leur indépendance. Au XXème siècle, grâce à l’exploitation de la trouvaille d’E. Drake et profitant des conflits qui par deux fois ont ensanglanté le reste du monde, ils ont assuré leur domination sur l’Europe et leurs produits, du jeans au mole en passant par le système informatique, ont envahi la planète. À l’aube du XXIème siècle, le gouvernement américain, contrôlant les médias, a déclenché ce qui apparaîtra sans doute comme la plus grande mise en scène de l’Histoire, et entrepris la globalisation de sa domination, en commençant par l’invasion militaire du Moyen-Orient. L’Amérique est partout. Il n’y a plus, depuis longtemps, d’Amérique à découvrir. Les mythes se forgent quand leur objet disparaît. Les romanciers maritimes n’en avaient pas conscience, mais ils chantaient l’épopée de la marine à voile au moment même où elle était condamnée à être remplacée. En tant que mythes épiques, la mer et l’Amérique sont aujourd’hui des fraudes.
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Oliver? Parti? Vous êtes sûr? Le petit homme chauve le vrille du regard et, crachant ses mots sans cesser de mâchonner son cigare, confirme: Si j’en suis sûr? Il y a quatre mois. Il a joué la fille de l’air en laissant trois semaines de loyer impayées. Il a sorti ses affaires pendant la nuit et quand je suis monté le lendemain matin, rien! Il avait vidé les lieux, emportant tout ce qu’il pouvait. J’ai gardé ses meubles, c’est à dire la télé et la chaîne stéréo, plus un carton de fringues. Mais si vous voulez les récupérer, faut me payer au moins deux semaines de loyer en retard. Tu peux toujours courir, songe Nicolas, même si j’avais les sous, ce n’est sûrement pas à toi que je les refilerais. Il a bien fait de quitter ce meublé miteux, ne serait-ce que pour n’avoir plus à contempler ta face de rat! N’empêche, quelle tuile! Il doit me rester moins de deux dollars en poche. Il était prévu que je touche ma paye, pour mon boulot sur le cargo, en arrivant à Galveston. Il entend le proprio ricaner dans son dos tandis qu’il s’éloigne en traînant ses savates. Il ne sait vraiment pas quoi faire, ni où aller. Il entre au diner du coin et commande mélancoliquement un thé. La serveuse, une gamine encore, ne le quitte pas des yeux, lui souriant quand il la regarde. Il commence par vérifier s’il a correctement boutonné sa chemise, puis se passe les doigts dans les cheveux en guise de peigne. Il lorgne vers le comptoir, mais conclut aussitôt que, vu le manque d’affluence, ils n’ont sûrement pas besoin de personnel. Le dévorant toujours des yeux et ne parvenant pas à réprimer sa curiosité, c’est elle qui finit par s’approcher à nouveau de sa table pour engager la conversation. Elle a tout de suite reconnu à son accent qu’il n’était pas du coin et devait être anglais. Elle lui demande s’il n’est pas acteur et explique qu’elle travaille comme serveuse en part time pour se faire de l’argent de poche pendant qu’elle étudie, qu’elle suit des cours de chimie mais que ce qu’elle aimerait vraiment, c’est faire du théâtre. Nicolas s’invente aussitôt des études interrompues, un oncle sur la côte ouest, des contacts à Hollywood, et s’enhardit jusqu’à lui demander si elle ne connaîtrait pas un bed and breakfast où passer la nuit. Elle lui indique le meublé où logeait Oliver. Dans un moment d’inspiration, inversant les rôles, il raconte comment deux drogués en manque l’ont refait et avoue qu’il a juste de quoi lui offrir un thé. Elle hésite. Elle le trouve très beau: il ressemble un peu au Christ. Mais elle est convaincue que son fiancé, qui s’est engagé dans les marines et a été envoyé en mission pacificatrice en Afghanistan, ne verrait pas d’un bon œil qu’elle invite, en tout bien tout honneur, cet étranger. Pourtant, il est si mignon, et a un accent si distingué! Elle se décide enfin: Vous pouvez dormir chez moi: j’ai un canapé. Mais juste pour cette nuit!
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D’avoir été réprimée par le christianisme pendant près de deux millénaires, la sexualité, une fois révélée, par Freud et la psychanalyse principalement, est devenue en quelques décennies la préoccupation maîtresse de l’humanité. Dans un pays puritain comme les USA, le souci d’une sexualité «saine», «libérée» et exempte de préjugés, domine les esprits. Pour un peu, on baiserait par hygiène. Alors qu’on évite ordinairement le contact physique, aussi bien dans la rue au milieu d’une foule compacte qu’en privé quand on rencontre une connaissance, quitte à rentrer le ventre ou les épaules ou à saluer à distance d’un signe de la main, on garde soigneusement à portée un préservatif pour le cas où un désir subit vous prendrait. On en garde sous les bibelots dans toutes les pièces, outre ceux qu’on porte sur soi, dans ses poches ou son sac. Car il serait malsain pour la psyché de refouler sa pulsion. Romantisme et sentimentalité conservent leurs droits et n’ont aucune part à ces exercices mis sur le même plan que le jogging, l’aérobic ou la méditation. Toutefois, le tabou se maintient, intact, dans la conversation, sous prétexte d’intouchabilité de la sphère intime. En simplifiant grossièrement, on pourrait dire que les Français baisent moins qu’ils ne s’en vantent tandis que les Américains, plus moralistes que vraiment hypocrites, baisent sans histoire mais destituent leur président adultère. L’initiation sexuelle a lieu traditionnellement, en Europe, pour les garçons, au bordel; aux USA, pour les gars comme pour les filles, à la fin du lycée, à l’occasion d’une beuverie et le plus souvent dans une voiture. En matière de sexe comme en affaires, les Américains se montrent économes et pragmatiques. La «révolution des mœurs» pendant les années soixante du XXème siècle aura tout au plus consisté à assumer publiquement des pratiques passagères officiellement réprouvées. Il n’est pas sûr que les fantasmes engendrés par la menace du SIDA n’ait pas fait plus pour la prise de conscience de la variété et de la complexité de la sexualité humaine que les études bien intentionnées, de ces bonnes intentions dont l’enfer est pavé, qui se sont multipliées depuis l’enquête de Kinsey et les écrits de Bataille. Le puritanisme n’est, bien sûr, qu’une façade: la sexualité est péché; la chair est faible, l’homme pécheur; mais la sexualité, face obscure de notre vie psychosomatique, ne doit jamais s’avouer, se dévoiler, à la communauté. Le tabou fonctionne comme un interdit; or le phénomène est bien connu: on n’a jamais autant bu en Amérique que durant la «prohibition». Ainsi, Lucy la serveuse sait, ou du moins espère, que Nicolas couchera avec elle. Mais elle se récrierait hautement s’il se permettait le moindre attouchement, voire un compliment appuyé, avant que la porte de son studio se soit refermée sur eux.
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Paul, Maman, je vous présente Nicolas, un collègue de la fac. Ils ont pensé qu’il valait mieux, auprès des parents de Lucy chez qui elle va passer tous les week ends, faire passer Nicolas pour une vieille connaissance. Une occasion pour Lucy d’exercer ses talents d’actrice. Les parents froncent le sourcil. Vous ne vous souvenez pas? Vous l’avez rencontré il y a deux ans quand vous êtes venus assister à la finale du tournoi de basket! Ce mensonge éhonté doit éteindre leur méfiance: il y a deux ans, Bernie, son fiancé, n’était pas encore parti et est donc censé connaître Nicolas. Je ne portais pas encore la barbe à l’époque… Cette dernière preuve semble convaincante. Ils se demandent quand même s’il est bien convenable que Lucy s’exhibe ainsi avec un garçon alors que son fiancé n’aura droit à sa prochaine permission que dans plus d’un mois. Mais les Américains sont hospitaliers: Paul serre chaleureusement la main de Nicolas et l’invite à boire une bière au salon tandis que la mère entraîne sa fille à la cuisine. Chacun va de son côté essayer de leur tirer les vers du nez, mais Lucy a bien fait répéter sa leçon à Nicolas qui s’amuse énormément de la situation et se montre détendu. Par mesure de précaution, il s’est quand même injecté une double dose avant de partir ce matin. Paul, self-made man, n’a pas la moindre idée de ce que peut être la vie universitaire et n’a pas grande considération pour les études ni pour la culture en général. Il est agréablement surpris de constater que Nicolas n’est pas pédant et sait apprécier un jeu de base ball. Pendant ce temps, Lucy écoute distraitement le sermon de sa mère sur la fidélité conjugale, alors que Paul est son troisième mari et qu’elle n’est pas encore veuve des premiers, de qui elle a su tirer des pensions alimentaires généreuses garantissant le confort de ses vieux jours. Lucy sait bien à quoi s’en tenir quant aux accommodements de sa mère avec ses principes en période de rut. Elle finit par lui clouer le bec en faisant mine de prendre la mouche: Ses soupçons sont indignes et salissent par ricochet Bernie, un véritable patriote en train de risquer sa vie pour défendre la démocratie. Contre un tel argument, la mère ne peut répliquer et n’a plus qu’à se taire. Elles vont rejoindre les hommes qui ont fraternisé dès qu’ils se sont trouvés un goût commun pour la voix sirupeuse de Chet Baker. La mère met vite un steak de plus à décongeler, Paul arrose d’alcool le charbon de bois dans le barbecue pour le faire brûler plus vite et Nicolas prépare pour tous un cocktail de sa spécialité. La mère finit par reconnaître qu’il a vraiment un accent très distingué. Elle laisse même Lucy lui faire visiter la maison. À l’étage, hors de portée des oreilles parentales, ils en profitent pour tirer un coup dans la salle de bain en riant comme des bossus.
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La «démocratie» américaine, instaurée depuis l’indépendance des USA et modelant, depuis, toutes les autres, est un leurre politique: le peuple n’y est appelé à s’exprimer que pour déléguer son prétendu pouvoir. La machine d’état américaine n’a rien à envier, du point de vue de la bureaucratie, aux gouvernements dits «socialistes». Mais sa sphère d’action est précisément délimitée. Pour le reste, la circulation d’argent, avec sa logique propre de profit et d’investissement, suffit à réguler la vie sociale. Par contre la démocratie y est une relative réalité au niveau des rapports humains: si les communautés restent assez fermées selon les origines ethniques ou nationales, la ségrégation sociale y est plus discrète que dans le reste du monde. Richesse ou pauvreté n’y sont considérées que comme le résultat de circonstances ou d’opportunités et le changement de statut, dans le sens de la promotion comme de la déchéance, y est vu comme un phénomène normal. Alors qu’en Europe, après les renversements de régimes au XVIIIème et XIXème siècles, s’est subrepticement rétabli sous de nouvelles formes l’ancien ordre féodal de transmission héréditaire des biens et des charges, dissimulé sous des titres et diplômes sanctionnant, plus que le mérite personnel, l’origine sociale. Si bien que les rapports de classe, dans l’«ancien continent», dominent tant les parcours professionnels que les relations d’amitié. Le capital symbolique, qui doit s’ajouter au capital financier pour définir une classe sociale, n’est guère valorisé outre-Atlantique. Les études sont courtes et pratiques, les diplômes sanctionnent plus la présence que la recherche. Aussi ces bouts de papier si prisés en Europe n’ont-ils qu’une valeur très relative aux USA. Emplois, collaborations, associations s’y établissent sur la base du contact personnel et de la période d’essai. La concurrence est féroce et le mérite doit être prouvé constamment. Le statut n’y est pas définitivement acquis. Les entreprises y gagnent en énergie ce qu’elles perdent en soidisant qualification. La mentalité «pionnière» est encore vivace et le fait de commencer au bas de l’échelle n’est pas perçu comme une tare. Avant la fin de la journée, Paul, sur une suggestion de sa femme, proposera à Nicolas d’entrer comme commissionnaire dans son entreprise de fast food, non sans l’arrière-pensée de l’avoir sous les yeux et de l’éloigner un peu de Lucy. À sa grande surprise, Nicolas refusera ce poste prometteur car il les trouve trop ploucs et que, maintenant qu’il se sent retapé et a soutiré un peu d’oseille à Lucy, il a bien l’intention de la larguer à la première occasion, sachant qu’elle est trop tête-en-l’air pour ne pas se consoler rapidement, et d’aller visiter la côte ouest où son nouveau dealer lui a donné quelques adresses.
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Quentin, pour vous servir! Rasé de près, cheveux mi-longs à la savante ondulation fixée par le gel, sourire avenant, un peu trop gras pour être mannequin mais la prestance idéale pour un gendre. Ou un amant. Quentin inspire confiance, et le sait. Cet avantage est son principal atout pour exercer son métier, détective privé, qui tient à la fois de la voyante et du confesseur. C’est à cause de ma fille. Elle a disparu depuis cinq jours. La police a vérifié dans tous les hôpitaux et dit qu’elle ne peut rien faire de plus: elle est majeure. Mais c’est encore une gamine! Quentin examine la photo, qui lui montre un visage sans signes particuliers, impossible à reconnaître pour peu qu’elle change de coiffure. Vous avez vérifié ses affaires? Vous avez une idée des vêtements qu’elle portait quand elle a disparu? Paul prend la parole pour expliquer qu’elle étudie à Boston où ils lui louent un studio, qu’elle ne rentre à la maison que le week end et qu’ils ignorent la composition de sa garde-robe. Elle n’est pas venue samedi dernier et ne répond pas au téléphone. Ils ont appris au restaurant où elle travaille à mi-temps qu’elle avait demandé un congé pour le vendredi, mais elle n’est pas réapparue le lundi. La femme l’interrompt: Elle est allée rejoindre cet Anglais! Tu l’as trouvé sympathique, mais je m’en suis méfiée dès le premier jour! Elle s’emporte. Quentin approuve de la tête. Se tournant à nouveau vers Paul, il lui demande des détails. Celui-ci explique que Lucy, dernièrement, sortait, bien qu’elle soit fiancée à un militaire qui justement doit arriver la semaine suivante, avec un collègue de la fac, parti sans prévenir le week end précédent en Californie. Lucy ne l’a découvert qu’en rentrant à Boston et a piqué une crise de nerfs. Elle leur a téléphoné en pleurs, c’est pourquoi ils étaient d’autant plus inquiets de ne pas la voir samedi. Tu verras qu’il aura eu le culot de lui dire de le rejoindre, à un mois des examens, alors que Bernie est sur le point d’arriver! Quentin prend note du numéro de téléphone de Lucy et se fait décrire Nicolas. Ils ignorent absolument qui il fréquente et où il a pu aller. Le plus troublant est qu’ils ont interrogé un collègue de Lucy, ami du fiancé, qui ne se souvenait absolument pas de l’Anglais. Quentin referme son calepin, encaisse l’avance pour les frais, rédige un reçu et leur promet de faire son possible: il leur donnera des nouvelles dans deux ou trois jours. Il n’a aucune intention d’entreprendre la moindre démarche: autant chercher une aiguille dans une meule de foin. D’ailleurs, dès le jeudi, Lucy reparaîtra: elle était montée à New York pour répondre à une annonce de casting, avait oublié son chargeur de téléphone et, n’ayant pas été sélectionnée, s’était cuitée dans une chambre d’hôtel minable. Par contre, le couple intéresse prodigieusement le détective.
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En créant la figure de Philip Marlowe, Chandler a définitivement fait passer le personnage du détective privé de la convention au mythe. Les pionniers du genre «policier», Poe, Doyle, Christie ou Sayers, en faisaient une métaphore de la cérébralité déductive. Reprenant l’esthétique réaliste de son aîné Hammett, véritable révolutionnaire et le premier à parler du métier en connaissance de cause, Chandler adopte comme modèle avoué les romans de chevalerie du Moyen-âge et invente un Lancelot moderne qui servira de prototype à toute la littérature postérieure. Contribuant à son insu à une promotion de la profession plus efficace que toute publicité vantant l’efficacité et la discrétion des enquêtes. Or il y a de Marlowe à un véritable détective la même distance qu’entre les preux chevaliers de la table ronde et les soudards en armure qui parcouraient l’Europe médiévale. L’écrasante majorité des «affaires» pour lesquelles on a recours à un détective privé se ramène à des filatures de conjoints adultères. Monogamie et jalousie sont les deux mamelles de la profession. En outre, on fait parfois appel à eux pour la recherche de personnes disparues qui, le plus souvent, comme dans le cas de Lucy, ont simplement fait une petite virée. Heureusement, car dans les cas d’enlèvement ou de disparition véritable, les pistes que peut suivre un enquêteur tournent rapidement court. Seule la police aurait les moyens de telles recherches. C’est dire combien la profession est paisible et n’a guère à voir avec la criminalité romanesque. Le détective privé est plus proche de la diseuse de bonne aventure que du policier. Il n’est pas rare qu’ils travaillent ensemble. Les qualités nécessaires sont du même ordre, ainsi que les profits marginaux. Car en fouillant un peu la merde, le détective découvre assez rapidement des petits secrets honteux dont il sait tirer parti. Le chantage est la face cachée du métier. Quentin a tout de suite jaugé la mère de Lucy, croqueuse de maris vivant de généreuses pensions alimentaires, et jugé Paul, ancien commisvoyageur ayant construit sa fortune à la force du poignet et proie facile pour une beauté quadragénaire rafistolée à la silicone comme la mère de Lucy. Il se doute que le bonhomme, travailleur, gentil et naïf, doit trouver quelques consolations en dehors du domicile conjugal, car le dragon ne doit pas être facile à vivre. Il se fait fort de découvrir avec qui. Probablement une secrétaire particulière toute dévouée à son patron. Quant à la bonne femme, il est peu probable qu’avec son tempérament elle se contente d’un mari aussi falot. Tous deux cracheront au bassinet, elle pour ne pas perdre son filon de l’arnaque au divorce, lui parce que ça lui coûtera moins qu’une pension et qu’il sait compter. En venant le trouver, ils se sont jetés droit dans la gueule du loup.
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Rupert, tu es un génie! Quentin ne se lasse pas de contempler les deux photographies. Sur la première, la mère de Lucy bécote un gros homme aux cheveux teints à la porte même de l’Holliday Inn de l’autoroute. C’est là que tous les hommes d’affaires de la région vont tirer leur coup à l’heure du déjeuner; quel manque d’imagination! Rupert n’a même pas eu à utiliser un téléobjectif, son téléphone cellulaire a suffi. Il les attendait sur le parking, faisant mine d’examiner le moteur de sa voiture dont il avait relevé le capot. Le flair de Quentin est presque infaillible et une fois de plus, son intuition s’était avérée juste. Presque trop facile. La seconde photo est un coup de chance. Deux jours de suite, il avait filé le beau-père, qui ramenait effectivement sa secrétaire chez elle, mais se contentait de la déposer à sa porte après un court baiser et un serrement de main prolongé. Elle vit en effet chez ses parents et ils doivent aller ailleurs pour leurs parties de jambes en l’air. Or voilà-t-il pas que le troisième jour, sortis un peu plus tard, ils arrivent à la nuit tombante et brusquement, à cent mètres de la maison, il s’engage dans une impasse sans lampadaire et s’arrête. À la faveur du soir, ils commencent à se peloter. Ils étaient si occupés que Rupert n’a eu aucun mal à se rapprocher de leur voiture garée. Et brusquement, elle se penche sur son partenaire et se met à lui faire une pipe soignée. Paul a bien tourné la tête au début pour s’assurer que l’impasse était vide, mais l’obscurité qui les servait profitait également à Rupert. Il a contourné silencieusement la bagnole, puis est repassé à côté d’eux en courant et en mitraillant au jugé, ombre passant trop vite pour qu’ils se rendent compte qu’il les photographiait. En fait, tête baissée comme elle se trouvait, elle ne s’est rendu compte de rien; quant à lui, il fermait les yeux! Rupert aurait pu prendre son temps. Le cliché est légèrement tremblé et, comme il a dû, étant donné le manque de lumière, pousser la révélation, le grain apparaît. Mais Paul est indubitablement reconnaissable, grâce à cette veste voyante à rayures, tout droit sortie d’une comédie musicale, qu’il affectionne tant. Quentin paye Rupert sans sourciller: ces photos lui garantissent une retraite anticipée dorée. Rupert empoche mélancoliquement l’argent. Il en est réduit à ça, lui qui a exposé à New York et que les magazines de mode se disputaient. Pendant cette période, il a plongé dans la coke et en est venu à vendre tout son matériel d’éclairage et ses meilleures optiques. Brûlé pour ne pas respecter les délais de livraison, il a été mis sur une liste noire que les agences se refilent. Depuis sa désintoxication, il vivote de photos de mariage et ce boulot que Quentin lui a refilé tombe à pic pour le renflouer. Un peu ragaillardi, il retourne à son studio.
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La photographie souffre, en tant que moyen d’expression, de son réalisme ontologique. Un beau paysage donne tout au plus une carte postale. L’objet le plus insignifiant s’esthétise dès qu’il est cadré. Mais il reste opaque. En tant que reproduction fidèle d’un objet, l’image photographique est aussi «obtuse», comme dirait Barthes, que son modèle. L’art photographique commence quand l’image transfigure l’objet, lui donne une dimension épique, comme par exemple les photos de Sebastião Salgado, symbolique, comme certains clichés de Robert Capa ou Henri Cartier-Bresson, émotive, comme les scènes et les visages captés par Robert Doisneau, mystérieuse, comme les vues de Paris désert prises par Eugène Atget, ou assumée comme fragment du flux imparable du temps, comme y parvient William Klein. Autrement dit, la photographie artistique exige une sensibilité qui dépasse la simple esthétique et, plus encore, le témoignage. Car son usage documentaire continue de prévaloir, à côté de son emploi publicitaire. La photographie a toujours été une activité d’amateurs, mais depuis que Kodak a mis la photo à la portée de n’importe qui, un malentendu s’est instauré quant à la notion de qualité photographique. Dans une société saturée d’images, tout cliché est élevé au rang d’œuvre exposable quand la plupart ne sont à l’art que ce qu’une rédaction scolaire sans fautes d’orthographe est à la littérature. Rupert, bon technicien, sensible à la qualité de la lumière, a toujours eu conscience de la médiocrité intrinsèque de ses images. Mais, en raison même de leur innocuité, les galeries les jugeaient vendables et il a eu la faiblesse de se laisser porter par une vogue qui le consacrait comme artiste. Il a goûté à cet univers frelaté et artificiel de l’art marchand, pour lequel il manquait, il l’a appris à ses dépens, d’estomac. Il n’en a conservé, après sa dégringolade, que quelques vices coûteux. Dès le XIXème siècle, quelques décennies à peine après le surgissement du concept, la confusion théorique et esthétique s’est installée entre les artistes «académiques», dans la lignée des artistes courtisans de l’ancien régime, et les artistes «bohêmes», «maudits», «marginaux», peu importe le qualificatif, tous se réclamant de la même valeur transcendantale sans la définir, les uns pour préserver leur tour d’ivoire, les autres dans l’espérance de s’y voir acceptés. La photographie reste toutefois un art mineur, dans la mesure où elle ne brasse, ni pour sa fabrication ni pour sa diffusion, que très peu d’argent, comparativement aux «beaux-arts» et leur marché, et surtout au cinéma et à ses coûts fabuleux. Par contre, l’abandon récent du support argentique s’est effectué, contrairement aux vaines controverses à propos de l’opposition et de la concurrence entre cinéma et vidéo, sans heurts.
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Sally? Elle hoche affirmativement la tête, timide et même quelque peu apeurée. Elle s’est savamment maquillée, s’est fait faire une mise en plis sophistiquée et se présente, sous son blouson, en robe du soir de lamé doré. Mais elle a eu beau essayer de se vieillir, elle ne paraît pas les dix-huit ans qu’elle prétend avoir. Rupert l’attendait. Il la fait entrer, s’asseoir, lui dit de se détendre. Ursula n’a pas exagéré quand elle a promis de lui envoyer, sous ses allures de «bonbon», une «bombe». Il lui propose un verre qu’elle refuse. Elle se sent prise au piège, il doit absolument la rassurer. Il installe le Rollex sur son pied et lui suggère négligemment d’enlever son blouson. Pendant ce temps, il tire d’un paquet de tabac un joint déjà roulé qu’il allume avant de le lui tendre. Elle hésite mais finit par tirer une taffe avant de le lui repasser. Elle refuse la suivante. Il va lui falloir employer une autre tactique. Surtout ne pas l’effrayer. Il prend son Nikon et se met à lui tourner autour en pressant au hasard le déclic. L’appareil est vide, il s’agit seulement de créer l’ambiance. Quand il lui demande de sourire, elle s’esclaffe, d’un rire nettement forcé. Il l’invite à venir se placer devant les rouleaux de toiles de fond. Il en choisit une gris sombre qu’il déroule jusqu’à couvrir plusieurs mètres de plancher. Il jette par-dessus quelques coussins et lui propose de prendre des poses. Poursuivant son manège avec son appareil vide, il finit par se rapprocher sans cesser de mitrailler. Il lui demande alors délicatement de lui permettre d’arranger sa robe qu’il fait remonter jusqu’aux cuisses. Quelles jambes! Il en a la poitrine oppressée. Il se relève, fait mine de chercher un cadrage, recule, fait une moue insatisfaite et, l’air inspiré, lui suggère de retirer la robe. Sans attendre la réponse, il se tourne pudiquement et va charger cette fois son appareil. Il prend son temps. Elle finira bien par se décider. Il ne se retourne qu’après l’avoir entendue se déshabiller. En petite culotte, elle est vraiment appétissante. À croquer! Elle ne porte même pas de marques de maillot de bain et affiche un bronzage, probablement artificiel, sans défaut. Il sent son pouls accélérer et s’efforce de se réfréner. Vous permettez? Il lui fait plier une jambe, tendre un bras, tordre le cou, et, incapable de se maîtriser plus longtemps, en profite à chaque fois pour risquer une caresse plus insistante. Elle se hérisse et se met à trembler. Elle veut se relever. Il se couche sur elle pour la maintenir au sol. Quand il lui arrache son slip, elle se met à hurler et il doit la bâillonner de l’autre main qu’elle mord sans vraiment lui faire mal. Il ne se contrôle plus, pèse sur elle de tout son poids, lui écarte les cuisses avec brutalité. Elle ne s’abandonne que lorsqu’il a pénétré au fond de son vagin. Après avoir éjaculé, il s’aperçoit qu’elle s’est évanouie.
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Warhol proposait d’accorder démocratiquement quinze minutes de gloire à chacun. La soif de célébrité est corollaire de la médiocrité du modèle de vie socialement proposé. La gloire permettrait, fantasmatiquement, d’échapper à la condition humaine. Pour une telle récompense, aucun prix à payer ne saurait paraître trop élevé. En outre, le développement des communications de masse a introduit l’idée d’une gloire, momentanée certes, à peu de frais. Il suffit d’être médiatisé, de passer à la télévision. Les candidats et candidates au statut de star ou starlette sont si nombreux que tous les abus sont permis. Le scandale est l’une des plus sûres voies d’accession à la gloire. La presse et la télévision en sont friandes. Pas seulement par goût du «sensationnel»: ces gloires éphémères jouent un rôle politique d’égalisation des figures avec lesquelles elles vont voisiner rabaissées à l’aune du plus petit dénominateur commun liant leur commune présence à l’écran. Tout intellectuel qui a été tenté par cette publicité en a fait les frais: la gloire télévisuelle est incompatible avec la pensée. La gloire n’est pas reconnaissance mais mode de vie. Toutes les célébrités se voient proposer une totale rédemption: changement de nom, invention de passé biographique, moulage complet d’une personnalité rénovée, et même, grâce à la chirurgie «esthétique», composition d’un look physique idéal. Pourtant, contrairement à l’acteur, la star ne peut plus désormais changer de rôle. Ses mouvements sont contrôlés, ses opinions dictées. On ne devient célèbre qu’en cessant d’être soi-même et en se glissant dans la peau d’un personnage imaginaire forgé par l’expectative d’une entité tout aussi fantasmatique: le public. Vous affranchissant des contraintes du réel, la gloire vous fait pénétrer dans l’univers artificiel de carton-pâte et gros titres de magazines féminins des «olympiens». Cette désintégration de la personne et de la personnalité ne semble faire reculer personne tant est alléchant le luxe promis aux élus: caviar et champagne valent pour nectar et ambroisie. Dans la «société du spectacle», toute adolescente a rêvé de devenir mannequin, actrice ou hôtesse de l’air, car les hauteurs physiques jouxtent les hauteurs métaphoriques. Elle s’est épilée, a suivi un régime, a choisi dans le prêtà-porter le style de son modèle et entre ainsi déjà conforme, conformée et frustrée dans la vie adulte. Cette conformation à une image aux dépens de la personnalité propre, bien qu’elle ne mène pas à la gloire mais à l’anonymat, est en dernier ressort le plus efficace régulateur de la vie sociale dans les régimes démocratiques où, sans cela, la liberté individuelle pourrait déboucher, si elle était vraiment assumée et prête à affronter le regard vigilant et censeur des autres, sur l’anarchie telle que pouvaient la concevoir Stirner ou Nietzsche.
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Tim! Oh, Tim, si tu savais! Et elle éclate en sanglots. Tim a beau la presser, elle ne veut pas lui conter sa mésaventure et se contente de pleurer à chaudes larmes. Tim, adolescent encore boutonneux, ne sait comment la consoler. Il multiplie caresses et baisers, murmurant vainement: Mon amour! Oh, mon amour! Il est très amoureux mais très imbu du respect qu’il lui doit. Il suit le catéchisme et n’imagine pas d’autre issue à sa passion juvénile que le mariage. En blanc. Car ils auront su attendre que le pasteur consacre leur union. Leurs rapports, lors de sorties au cinéma ou de conversations au café, voire de nuits passées à danser, sont toujours restés chastes, ne dépassant guère le baiser furtif sur les lèvres. Il ne l’a jamais serrée de si près. Elle ne le repousse pas et arque même son corps pour répondre à ses caresses. Quand la main de Tim affolé se pose sur son genou, elle se renverse sur les coussins du canapé, apparemment pour mieux se voiler la face, mais relevant dans son mouvement la jambe de telle façon que, glissant entre les cuisses écartées, la caresse timide monte «naturellement» jusqu’à l’entrejambes. Tim en rougit. Ses pleurs redoublent, si bien qu’il doit se pencher sur elle pour lui administrer le seul calmant qui se soit montré efficace: ses baisers. Sans qu’il s’en rende compte, sa propre panique fait place à l’excitation. Maladroit, il a fini par lui remonter la robe jusqu’à la poitrine. Elle feint de ne pas s’en apercevoir et l’attire à elle en se demandant s’il sera capable de lui ôter son slip tout seul. Prise de mouvements hystériques, elle le pince sous le pull, le griffe, le mord. Par mégarde, sa main bute à travers le pantalon sur la queue enflée de Tim à laquelle elle s’agrippe. Elle peut se rassurer: à ce geste, Tim perd tout contrôle. En bafouillant des excuses, entre deux baisers, sans plus se préoccuper de ses larmes, il fait passer la robe par-dessus sa tête, s’escrime contre le fermoir du soutien-gorge, déchire la culotte en la faisant glisser à terre, dégrafe sa propre ceinture, déboutonne sa braguette et, bien que toutes ces opérations lui prennent plusieurs minutes, sa fièvre augmentant jusqu’à la douleur, la tringle violemment. Ce n’est que quand elle le sent se répandre en elle qu’elle pousse un petit cri de honte et d’horreur. Aussitôt, Tim se jette à ses pieds, lui demande pardon et lui promet d’aller demander à ses parents sa main le soir même. C’est à elle maintenant de le calmer. Elle minimise la chose, lui suggère d’attendre ses prochaines règles d’ici une dizaine de jours avant d’effectuer la moindre démarche. Finalement, elle l’embrasse goulûment, longuement, d’un vrai bécot à la française, dans un accès de sincère reconnaissance. Ses deux craintes se sont envolées: qu’il découvre qu’elle avait perdu sa virginité, et surtout, d’avoir pu tomber enceinte du photographe.
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La sexualité humaine a deux faces: l’une culturelle, objet de répression et de tabou, encore mal connue mais identifiable par la production cérébrale d’un enzyme spécifique, génériquement définie par le principe du plaisir; l’autre, au service de laquelle s’est sans doute développée chez les mammifères supérieurs la première, naturelle, ne considérant pas tant les individus que l’espèce et toute orientée vers son résultat reproductif, la fécondation. Le plaisir sexuel n’a fait l’objet d’une expérimentation et d’une description systématique qu’avec le marquis de Sade, source de classification médicale mais objet de scandale durable. Sa biographie prouve pourtant que l’avancée de la pensée scientifique se doit tout autant à l’imagination de poètes qu’à la recherche en laboratoire. Car ce ne sont pas tant les difficultés matérielles qui sont difficiles à résoudre et à dépasser, que les barrières mentales. Quant à la reproduction, qui justifie l’appareil juridique compliqué de transmission des biens dans le système de la propriété privée, seul le carriérisme contemporain l’a mise en question. Ce n’est toutefois qu’au XXème siècle que l’humanité s’est attachée à séparer en pratique la seconde de la première. Jusqu’alors, des méthodes abortives plus ou moins efficaces avaient toujours eu cours, sur la base du curetage, de l’ergot de seigle à l’aiguille à tricoter. Cette résolution tardive du problème biologique de la contraception, apparue bien après le déséquilibre démographique entraîné par la diminution de la mortalité infantile, ne peut se comprendre que, d’un côté, par la domination sexiste masculine qui se désintéressait d’un problème strictement féminin, de l’autre, par l’emprise de l’Église, catholique en particulier, qui assimilait plaisir, pas seulement sexuel d’ailleurs, et péché. Mais la mise au point de la pilule, qui virtuellement devrait déboucher sur la mise au monde d’enfants désormais par choix, n’a pas diminué, semble-t-il, le nombre des avortements. Pas plus que la publicité pour le préservatif à l’occasion de l’épidémie mondiale de SIDA. Intervention bénigne, non chirurgicale, l’avortement est l’opération médicale la plus pratiquée dans les pays riches où il est légalisé, loin devant l’ablation de l’appendice ou de la vésicule. Dans les pays où il reste légalement prohibé, les statistiques manquent. Il est cependant probable qu’il s’y pratique tout autant, simplement dans de pires conditions et à plus grands frais. L’enjeu idéologique est de taille: à côté d’une sexualité libérée du risque de maternité, la possibilité de ne faire naître que des enfants désirés. Or paradoxalement, la régulation des naissances semble au contraire mener, embourgeoisement et conséquent individualisme aidant, à la stérilité collective, à la «fin de l’histoire», à l’abolition de l’avenir.
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Ursula, tu aurais pu me prévenir que ce photographe était un vicelard! Ursula pouffe et se récrie: Rupert? Vicieux? Non, ma petite, c’est un bon photographe mais il n’a pas une once d’imagination. Sally insiste: Il a essayé de coucher avec moi. Elle préfère ne pas avouer qu’il est parvenu à ses fins et l’a carrément violée. Ursula la contemple, perplexe. Se serait-elle trompée sur Sally? Elles se sont rencontrées dans un bar. Tandis que Sally tente de se vieillir et de paraître délurée, Ursula s’efforce, par le même maquillage, de se rajeunir. Elles ont lié conversation devant un verre et, chacune trouvant en l’autre une auditrice attentive avec qui oublier la solitude, se sont raconté leur vie, ou plutôt s’en sont inventé une à cette occasion, et se sont liées d’amitié. Ursula, trompée par les airs affranchis que se donne Sally qui, supportant mal l’alcool et déjà un peu éméchée, ce soir-là avait forcé la dose et avait parlé de queues comme si elle en avait déjà vu, l’a envoyée chez Rupert avec l’idée de placer les photos de sa nouvelle copine sur un site d’internet. Elle assimile avec effroi la révélation de l’innocence de Sally. Mais enfin, petite, à quoi t’attendais-tu? Il te photographie gratis, il faut bien qu’il se paye d’une autre façon! Tu me fais l’effet d’une sacrée oie blanche! Non mais, quelle gourde! Sally, se voyant percée à jour, rougit puis se met à pleurer silencieusement. Ursula ricane: Tu n’en es pas morte à ce que je vois! Alors, arrête tes simagrées! Sally, confuse, éprouve une fascination mêlée de répugnance pour son aînée, si à l’aise avec les choses du sexe, alors qu’elle vient de les découvrir et de découvrir que leur réalité est bien terne à côté de ses fantasmes. Ursula, implacable, ajoute: Pas d’hypocrisie, tu as même dû y trouver ton plaisir! Justement non, Sally a perçu avec indifférence la chair de l’homme gigoter à l’intérieur d’elle avant que la frayeur ne la fasse tourner de l’œil. Mais elle n’a rien éprouvé non plus en faisant l’amour avec Tim. Un doute la taraude: Serait-elle frigide? Elle cherche le courage et les mots pour exposer sa nouvelle crainte à son amie. Juste à ce moment, une sonnerie de téléphone retentit. Chacune se précipite sur son sac à main et cherche fébrilement son portable. C’est celui d’Ursula qui sonnait. Elle écoute, répond affirmativement, se fait répéter quelquechose et rassure son interlocuteur: J’y serai, je pars tout de suite! Soudain pressée, elle se lève, règle les consommations et demande, amusée à Sally: Tu sais ce que c’est, un massage thaïlandais? Sally ouvre de grands yeux. Ben, c’est ce qui vient annoncé à l’entrée des hôtels de passe. Ursula rit: Exactement! Pas besoin de te faire un dessin. Eh bien, ma petite, faut que je te quitte, je dois aller de ce pas faire à un client un «massage thaïlandais».
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Supposément le plus vieux métier du monde, la prostitution, illégale dans la plupart des sociétés, se pratique universellement mais est l’objet d’une réprobation morale qui empêche son analyse objective. Alors que la norme sociale est, pour les hommes, de vendre leur force, physique, de travail, l’offre assumée du corps sur le marché est censurée. Peut-être pour écarter la prise de conscience que le travail rémunéré se situe à l’exacte intersection de l’esclavage et de la prostitution. En dépit de l’existence de gigolos et d’une prostitution homosexuelle masculine, le métier est, par essence, féminin: la multiplicité des rapports fait de l’homme un Casanova, de la femme une Messaline. Le stigmate qui pèse sur sa pratique dans la civilisation chrétienne est en rapport avec ses deux versants: le corps, dévalorisé au profit de l’âme, qui peut prendre au cours de l’Histoire le nom d’«esprit» ou de «raison», et l’argent, richesse non immobilière longtemps condamnée par l’Église. Le dieu «jaloux» de l’ancien testament exigeait la fidélité, celui forgé par les apôtres et les curés réclame la chasteté. Le premier mythe amoureux occidental, celui de Tristan et Iseult, met en scène deux personnages attirés irrésistiblement l’un vers l’autre par l’effet d’un philtre et ne consommant pas l’union charnelle: ils dorment séparés par l’épée. De l’amour «courtois» à l’amour «sublime», on a toujours cherché à séparer le sentiment du désir physique, trop bestial. La prostitution repose donc sur la reconnaissance, sinon d’un primat du corps, d’une dimension charnelle de l’être humain irréductible à sa seule conscience. Et la prostitution n’est si dégradante que parce qu’elle est reléguée à une activité strictement physique, quasi-mécanique, où le sentiment n’a aucune part. Elle est pourtant moins épuisante, voire abrutissante, que la plupart des travaux employant une main d’œuvre non qualifiée. Entre la femme esseulée qui accepte de coucher avec celui qui lui a tenu la jambe et offert un verre et la prostituée assumée, la différence objective est minime. Subjectivement, c’est la conscience d’un déclassement social qui distingue les deux pratiques. Le client, lui, se sent toujours supérieur à la prostituée, qu’il paye, qu’il achète symboliquement le temps d’une passe, donc qu’il méprise. C’est pourtant à une demande que répond l’offre et c’est la clientèle qui entretient la prostitution. Elle reste le prototype fantasmatique de toute pratique sexuelle: certaines «perversions» sont réservées aux maîtresses ou au bordel. Mais le mariage lui-même a été défini par certains moralistes du passé comme «prostitution légale». Dans une société utilitariste et consommatrice, l’exaltation amoureuse, gratuite, est vouée à demeurer asociale, et la prostitution à modeler les rapports humains.
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Mr. Van Duc Seng? Ursula a frappe selon le code convenu, deux coups puis trois. L’homme qui lui a ouvert la porte a une serviette de bain nouée en guise de pagne autour de ses reins. Il est asiatique, trapu et totalement épilé. Il l’examine, impavide, l’invite à entrer et, sans lui adresser la parole va s’allonger sur le lit. En voilà un qui n’a pas de temps à perdre en préliminaires, pense-t-elle, un peu dépitée. Il s’est couché sur le ventre et ne la regarde même pas. Elle râle intérieurement: son strip-tease lui vaut généralement des compliments et un petit bonus. Elle est habituée à toute sorte de caprices. Elle a déjà eu des clients chinois, qui se sont comportés avec elle «normalement». Elle n’a pas de préjugés raciaux mais l’attitude indifférente de ce bonze mal léché la met mal à l’aise. Elle en est quitte à se déshabiller vite fait avant de le rejoindre. Sans relever la tête, il dit laconiquement: Vous pouvez commencer par les pieds. Elle reste interdite, commence par se dire que le type est maboul et s’apprête à l’envoyer paître en ne lui taxant que le déplacement, quand elle se souvient brusquement de la spécification «massage thaïlandais». Quelle déveine! Alors qu’elle sait jouer de la langue, des jambes et des reins comme pas une, les travaux manuels ne sont pas son fort. Elle lui soulève un pied et le caresse sans conviction. Elle expérimente quelques chatouilles. Mr. Van Duc Seng, arrivé la veille et repartant le lendemain, est plutôt content de sa journée, mais éreinté: La matinée s’est passée à visiter l’immense usine de confection. Il s’est vu offrir quelques T-shirts et a convaincu le chef d’atelier de se laisser photographier arborant le dernier modèle de veste, d’une coupe toute nouvelle assez originale, d’une grande marque de prêt-à-porter, qui ne sera lancé sur le marché que d’ici une quinzaine. Après le déjeuner, infect, démocratiquement pris avec les cadres à la cantine de la fabrique, a débuté la réunion, farce épuisante qui s’est prolongée jusqu’au soir, où il a joué son rôle de commerçant cherchant à négocier l’importation de coton chinois. Les pourparlers n’ont bien sûr pas abouti, mais ses interlocuteurs calculaient chaque cent économisable au mètre carré de tissu! L’un des hommes d’affaires avait amené son masseur particulier à la réunion, ce qui a donné à Van Duc Seng l’idée, quand le portier de l’hôtel lui a proposé des services «spéciaux», de commander ce massage. Mais cette fille ne sait vraiment pas s’y prendre. Il se redresse furieux et intime à Ursula de déguerpir. Elle comprend qu’il ne plaisante pas, renonce à réclamer une indemnisation, enfile prestement sa robe et ramasse le reste de ses affaires sans s’attarder. Il claque la porte derrière elle. Elle finit de s’habiller dans le couloir. Un client noctambule de l’hôtel s’esclaffe à sa vue. Elle n’a même pas la présence d’esprit de l’insulter. Elle n’a jamais été aussi humiliée.
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Le principe de toute chambre d’hôtel est l’anonymat. Comme les clients s’y succèdent, il ne saurait être question de la personnaliser. Comme la fonction crée l’organe, la fonctionnalité crée le patron hôtelier. Aussi toutes les chambres d’hôtel du monde se ressemblent-elles. Toutes sont agencées sur le même modèle. Cette uniformité fonctionnelle déteint sur la conduite des clients: ils ne peuvent s’y comporter «comme chez eux». On n’habite pas un hôtel, les nuits qu’on y passe sont ponctuelles, comme des parenthèses de la vie. La vie d’hôtel est nécessairement artificielle. On y trouve pourtant penderie, commode, table de chevet et télévision. En quelque sorte, la chambre d’hôtel constitue l’idéal ou l’archétype de la chambre à coucher. C’est elle qu’on voit exposée dans les vitrines ou les catalogues de magasins de meubles, c’est sur son modèle que les fabricants conçoivent leur mobilier, elle fournit le canon à partir duquel, tendanciellement, les architectes dessinent tout appartement. L’habitat est devenu plus qu’un espace une image, rationnelle plus que personnelle, aisément transportable ou reproductible, conditionnant une vie provisoire. Le client d’hôtel est nomade. Étant donné le principe de précarité et mobilité croissantes de l’emploi, l’hôtel représente l’habitat de l’avenir. Fonctionnel et écologique: l’homme y renforce sa conscience qu’il ne fait que passer sur terre, dont il n’est qu’un hôte. Il n’aura plus à craindre dépaysement ni nostalgie: jamais chez lui, il sera partout chez lui. En outre, pour réduire les coûts de personnel, de nouvelles chaînes hôtelières sont apparues où le client fait lui-même son lit, la literie s’y réduisant à une simple couette, sur le modèle scandinave, éminemment pratique. Cette économie permet de baisser les prix et démocratise la vie d’hôtel, jusqu’ici réservée aux rentiers oisifs en permanentes vacances, la rapprochant du dortoir d’internat ou de la chambrée de caserne, annonçant la libération prochaine des travaux domestiques. Car si la vie d’hôtel est dispendieuse, entre ménage, chauffage, ravalement et réparations diverses, l’entretien d’une maison coûte cher aussi, sans même compter le loyer ou le crédit bancaire à rembourser. L’atavique attachement à la propriété foncière était lié à une économie rurale. Il est incompatible avec le développement urbain: les quartiers riches finissent par se dégrader, les banlieues ouvrières deviennent résidentielles. Incompatible globalement avec la surpopulation de la terre. Or la société libérale a toujours su adapter à son profit les institutions mises au point dans les régimes dits «socialistes»: Entre l’espace «communautaire» du restaurant et l’espace «privé», réduit et anonyme, de la chambre d’hôtel, l’homme de demain saura s’adapter à la juste mesure de son espace «vital» nécessaire.
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Wang? Je viens de débarquer, j’ai ma correspondance dans quarante minutes. Vous êtes déjà à l’aéroport? À la cafétéria? Parfait. Je vous rejoins tout de suite. Il le repère immédiatement à une table un peu à l’écart. Wang a eu la prévenance de commander un thé pour lui et une tasse l’attend devant la chaise vide. Il va s’asseoir en face de son contact qui lui demande aimablement si son voyage s’est bien passé, prend des nouvelles de sa santé, tisse quelques considérations sur le mauvais temps normal en période de mousson puis, saisissant avec naturel la mallette que Van Duc Seng a placée à côté de la sienne, s’excuse de devoir aller aux toilettes. Van Duc Seng sirote son thé sans impatience. Il lorgne la mallette de Wang au pied de la table. Sans être absolument égale à la sienne, elle lui ressemble suffisamment pour qu’on les confonde. La sienne ne contient qu’un grand cahier où il a soigneusement dessiné de mémoire les modèles vus dans l’usine américaine de Boston, ainsi qu’un tirage de la photo prise avec le chef d’atelier. Van Duc Seng n’a jamais été négociant et n’a qu’une vague connaissance du monde des affaires, il est dessinateur technique et emploie ses dons, y compris une mémoire fidèle, pour des missions d’espionnage en tous genres pour divers clients asiatiques, le gouvernement chinois étant son commanditaire le plus régulier. L’exécution des croquis l’a occupé pendant presque tout le trajet et le vol lui a paru court. Il n’est pas inquiet, il a conscience d’avoir rempli sa mission et la couverture de représentant en coton a parfaitement fonctionné. Wang devrait se montrer satisfait. Bien sûr, il ne s’appelle pas Wang, mais Van Duc Seng ignore l’identité et le grade de son contact, le seul qu’il connaisse, depuis sa première mission il y a cinq ans déjà. Wang revient, souriant. Magnifique, la photographie! Mais n’avez-vous pas pris un peu trop de risques? Vous avez déjà failli être brûlé une fois. Ça, c’est tout Wang! Toujours une critique à formuler. Van Duc Seng hausse les épaules. Dès demain, une usine d’état entreprendra de tailler ces patrons et dans deux jours commencera la production en série. Dans la plupart des pays, les contrefaçons arriveront avant les originaux. Grâce à Van Duc Seng, ils ont pris leurs concurrents de vitesse. Ils pourraient au moins le féliciter. Bon travail! reconnaît Wang avant de prendre congé et s’éloigner sans même lui serrer la main. C’est sans doute le plus grand éloge qui soit jamais sorti de ses lèvres. Van Duc Seng transpire, la sueur qui lui coule du front inonde son col. Il se lève et ramasse la mallette de Wang. Il n’a pas besoin de vérifier, il sait qu’elle contient une grosse enveloppe avec la somme stipulée en billets de banque qu’il doit changer avant de repartir. Officiellement, il n’est allé qu’à Macao.
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La guerre économique, au service de laquelle sont déclenchées les guerres militaires, se déroule depuis plusieurs siècles à l’échelle planétaire. Le concept de globalisation verbalise une conscience macroéconomique rendant compte tardivement d’une pratique aveuglée par des enjeux circonstanciels alors qu’elle s’inscrivait dans une logique d’expansion et de domination dont la politique contemporaine est l’héritière. Cette conscience ne pouvait apparaître qu’après évaluation de la totalité du territoire habité du globe, que seules deux guerres mondiales au XXème siècle ont permise. Les zones de commerce et d’influence enfin délimitées, après la conférence de Yalta et son nouveau partage du monde sur le modèle du traité de Tordesillas, la guerre consiste à pénétrer le territoire de l’«autre» en y exportant ses produits, indépendamment du lieu de leur manufacture choisi en fonction principalement du coût de la main d’œuvre, et surtout à affaiblir la concurrence. Aussi l’espionnage industriel est-il plus important que tous les «services secrets» du monde. Les gouvernements eux-mêmes ne sont que des pions dans cette guerre, couvrant par leur «politique» les intérêts des joueurs de la haute-finance. Quant aux consommateurs, ils en sont les soldats, disciplinés. À cette guerre, personne ne peut se vanter de ne pas participer. Obscurément, tout automobiliste sait que l’essence dont il emplit son réservoir provient en majeure partie de la péninsule arabique et du Moyen-Orient, et que son geste «innocent» justifie les guerres qui s’y déroulent, les massacres qui s’y perpétuent. La guerre économique sème ruine et mort, mais indirectement, relayée par la stratégie militaire qui occulte sous des raisons idéologiques le véritable motif de son action. À ses agents ne sont exigés que travail et consommation, c’est à dire soumission active au système, sans perturbation de la bonne conscience. L’antique distinction entre soldats et civils n’a plus de sens: un groupe d’actionnaires décide d’absorber une société concurrente; une fois la fusion réalisée, les diverses branches de la dite société sont examinées une par une; on élague; on procède à des restructurations et on ferme quelques usines; les ouvriers au chômage finissent par quitter leur région. L’envoi de bombes sur les mêmes usines, bien que plus spectaculaire, ne se serait pas révélé plus efficace. Au bout de quelques mois, les ruines évoqueront Brest ou Berlin. Quand les armes de destruction ont atteint une puissance telle que la planète était globalement menacée, les hommes d’affaires ont résolument pris la relève des généraux. Là où Hitler avait échoué, la Bundesbank a réussi. Coca-cola a conquis l’Extrême-Orient et l’occupe plus solidement que l’armée japonaise. Mais les banques nippones pourront toujours investir dans cette compagnie.
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Xao Pin, allons jouer notre partie, j’ai hâte de me refaire! Xao Pin aime bien Van Duc Seng, il devine que celui-ci est plein aux as et il sait qu’il va le ratisser encore une fois. Il a un peu pitié de son compagnon, trop fringant, trop impatient pour faire un bon joueur de go. Quand Yi lui a présenté son mari thaïlandais, Xao Pin est peut-être le seul qui l’ait vraiment accueilli sans réticence, lui vouant une véritable affection, allant jusqu’à songer à en faire son disciple. Mais l’ambition dévorait le jeune homme: le jeu n’était pas pour lui un exercice de méditation mais un vice, il jouait pour gagner. Aussi ne pouvait-il que perdre. Se rend-il compte qu’il a déjà perdu, contre Xao Pin, plus d’argent que n’en gagne pendant toute sa vie un fonctionnaire? se demande le vieillard qui se doute que les activités de Van Duc Seng, pour être aussi rentables, ne doivent pas êtres très licites. Il n’a jamais voulu l’interroger sur ce point. Yi est-elle au courant? Sait-elle que son mari est un joueur? Ils marchent en silence dans une allée bordée d’érables aux feuilles couleur d’incendie, mais la contemplation de la nature laisse Van Duc Seng de marbre. Il respecte Xao Pin mais n’est pas loin de penser que le vieillard prolonge la promenade dans le seul dessein de lui faire ronger son frein et, pour lui donner une leçon, l’amener à jouer leur partie dans un état d’énervement qui lui ôtera tous ses moyens. Xao Pin s’en rend compte et revient en coupant au plus court à travers les massifs de chrysanthèmes. Arrivés à la terrasse du pavillon, ils s’installent devant le plateau quadrillé et tirent les couleurs sans échanger une parole. Sans s’en douter, Van Duc Seng a repris le même air buté et rageur qu’il avait, enfant, quand il s’amusait perversement à arracher les ailes des papillons. Quand Xao Pin lui demande des nouvelles de Yi, il grommèle une vague réponse, n’osant lui avouer qu’à son arrivée il est venu directement chez le vieillard, avant même d’aller embrasser sa femme. Qui l’attend. Probablement inquiète. Mais le jeu l’obsède et passe avant toute affection. Peut-être parce qu’il a perdu très tôt ses parents tués au cours d’un massacre à la frontière cambodgienne, il a reporté tous ses affects sur le jeu, défi à la chance et à l’intelligence, comme pour racheter l’injustice aveugle du destin. Même sa passion pour Yi n’aura résisté que quelques mois à l’appel de l’échiquier. Si elle ne lui avait pas présenté Xao Pin, il aurait sans doute échoué dans les casinos de Tokyo où sa déchéance aurait été tout aussi impitoyable et rapide. Il a, pendant ses deux nuits à Boston, rejoué mentalement leur dernière partie des dizaines de fois. Il a analysé coup par coup toutes ses erreurs. Cette fois il est prêt. Il tient sa revanche. La nouvelle tactique de Xao Pin le prend totalement au dépourvu.
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La philosophie occidentale a peu à peu abandonné l’idée, et l’idéal, de sagesse au profit de la connaissance, et la contemplation en faveur du calcul et de la planification. Les dieux païens de l’Antiquité étaient des métaphores des forces naturelles auxquelles ils étaient associés et qu’ils gouvernaient, Zeus au ciel, Poséidon dans l’océan, Apollon au soleil, Séléné dans la lune, Éole au vent, Hephaistos dans la profondeur des volcans, chaque nymphe dans son ruisseau, chaque sylve dans son bosquet; le dieu judéo-chrétien est une pure abstraction, symbole de l’autorité absolue, puisqu’il possède l’omniprésence et l’omnipotence. Les occidentaux ne se sont pas contentés de dominer la nature, ils voudraient l’effacer. Un sapin de plastique ne croît ni ne sèche, une fleur artificielle ne fane pas. Si les gaz d’échappement ont déjà terni les étoiles, l’ambition des immeubles est de cacher le ciel, plus encore que de le «gratter». L’oriental, profondément, ne croit pas en l’homme, qui n’est qu’un avatar. Le culte de la nature, certes domestiquée et arrangée, voire totalement reconstruite selon des principes de superposition cosmique telle que pouvait l’imaginer Reich, se maintient en ExtrêmeOrient comme une invitation à sortir de l’humain, de ses limites étroites. Sagesse extrospective en quelque sorte, perception métaphysique plutôt que connaissance rationnelle ou même psychologique. Le but suprême n’est pas tant la puissance que la sérénité, l’imperturbabilité, l’immobilité de Bouddha. L’ego oriental ne cherche pas à s’affirmer mais à se diluer. L’idéal de la méditation est l’absorption cosmique. La connaissance y est maîtrise de soi et de ses pulsions, et débouche sur une pratique de vie. C’est dire combien le choc civilisationnel résultant de la pénétration coloniale française et anglaise à la fin du XIXème siècle a dû être violent. Les sociétés orientales n’avaient connu ni «Renaissance» ni «révolution». Partagés entre l’évidence de la nécessité d’une modernisation et l’attachement aux valeurs millénaires de leur culture, les plus grands écrivains japonais du XXème siècle ont fini par se suicider: Akutagawa Ryonosuke au véronal, Yasunari Kawabata au gaz, Yukio Mishima par seppuku, le hara-kiri traditionnel... Symptomatiquement, les occidentaux ne se sont intéressés, parmi toutes les disciplines élaborées par la philosophie orientale, véritablement qu’aux arts martiaux. Les orientaux n’ont, par contre, eu aucun mal à assimiler les valeurs très primaires et les règles du jeu fort simples, voire grossières, sur lesquelles s’est bâtie la civilisation occidentale, héritées tout droit des conquérants vainqueurs de l’empire romain, Huns, Goths ou Vikings. Quant à la religion, le christianisme a toujours prêché la soumission, pas la sagesse.
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Yi, je te jure, je me suis fait voler ma mallette à l’aéroport de Macao. Il a choisi ce demi-mensonge où il est sûr de ne pas s’empêtrer, qui a l’avantage de lui permettre de raconter sa prouesse américaine qu’il peut même prouver puisqu’il a conservé à cette fin un second tirage de la photographie qu’il a remise à Wang. Il n’omet ainsi que sa rencontre avec Xao Pin qui l’a proprement ratiboisé, allant jusqu’à lui signaler, sans lui permettre de rejouer, au fur et à mesure ses fautes de jeu. Le regard glacé de sa femme, qui lui révèle qu’elle n’est pas dupe et saura percer les trous de son histoire, l’effraye. Il ignore toutefois que Xao Pin, dans un élan de générosité apitoyée, lui a téléphoné, lui contant sa perte par le menu et s’offrant à restituer la somme gagnée. Il préfèrerait des plaintes, des protestations auxquelles il pourrait répondre, quitte à monter le ton et ainsi passer sa honte et sa rage. Elle, qui a bravé sa famille pour épouser cet étranger, qui s’est sacrifiée, cumulant deux emplois, l’un à l’usine d’assemblage de pièces pour ordinateur, l’autre au vestiaire de l’académie de danses de salon occidentales, afin d’assurer le maintien de cette maison ancienne, style pagode, pas même vraiment luxueuse mais, étant donné le coût de la vie, la spéculation immobilière et l’inconcevable augmentation du prix du mètre carré de surface habitable en ville, bien audessus de leurs moyens, n’éprouve plus pour cet homme, dont les carences affectives ne sauraient à ses yeux justifier les perpétuels mensonges, que du mépris. Elle l’écoute d’une oreille distraite dérouler sa version de son voyage, ne se donne même pas la peine de le contredire ou de l’accuser. Elle préfère se taire. Elle s’est jurée, s’il revenait une fois de plus les mains vides, avec une histoire à dormir debout et un air de chien battu, que ce serait la dernière. Elle renoncera sans regret à cette maudite maison, abri de ses jours de solitude plus que de son bonheur de jeune mariée. Elle est même prête, n’ayant plus aucun lien familial pour la retenir, à quitter le Japon. Plusieurs de ses collègues de lycée ont émigré en Australie ou en Argentine. Elle a leur adresse. Elles semblent s’en sortir plutôt bien et ne montrent guère de nostalgie ou d’intention de revenir. Une fois par an, elles lui envoient une carte de vœux. Yuki, qui était au lycée sa meilleure amie, est revenue une fois pour l’enterrement de son grand-père. Elles ont longuement bavardé. Yuki ne comprenait pas comment elle avait pu s’amouracher d’un étranger au point de rompre avec sa famille. Yi ne peut que pleurer sur ces années perdues, ses études inachevées. Que de sacrifices pour un homme si veule, si vil! Mais aussi, que de temps pour en prendre conscience! Sa décision est irrévocable: en rentrant de son prochain voyage, il trouvera la maison vide.
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Le mariage, qui était primitivement une alliance entre familles et réglait la répartition, accroissement ou division, des biens fonciers, est devenu au cours du XIXème siècle, dans une société libérale prônant l’individualisme, le contrat de socialisation du sentiment amoureux, paradoxalement le plus transgressif et asocial qui soit. La passion s’accommode mal des nécessités de la vie courante et de la norme sociale, séparation quotidienne pour raison laborale, fixation de routines, soumission des pratiques à d’autres impératifs que le désir. Son maintien requiert une liberté d’esprit et une imagination devant lesquelles la majorité des couples reculent. Le pacte conjugal finit par se limiter à une communauté domestique, qui inclut le service sexuel. L’inégalité entre les partenaires, fomentée par des siècles de domination masculine et de division sexiste des droits et des obligations, ne facilite pas non plus l’entretien d’un sentiment reposant sur le principe du partage total. Toutefois, si le nombre des divorces va croissant à mesure que la cellule familiale perd son rôle social nucléaire au profit de la carrière individuelle, il est curieux de constater qu’ils se produisent le plus souvent à l’occasion d’une nouvelle rencontre amoureuse, passagère ou durable, menant à la rupture, souhaitée ou consentie à contrecœur, voire dramatiquement vécue par le partenaire, de l’engagement initial; d’autre part que l’expérience du mariage n’est pas mise en cause par sa faillite: les humains se remarient. Une civilisation sans projet social, sans utopie, entre en décadence; l’un des indices les plus notables de ce déclin est le règne du cynisme, souvent sous le nom de réalisme. C’est la croyance en l’amour qui, en dépit des feuilletons et des films qui ont pris la relève des contes de fées, s’étiole. Pire, la passion, étymologiquement opposée à l’action de la raison et au contrôle de la conscience, a peu à peu été assimilée à une pathologie et désormais effraye. Elle tient de la folie, définie non pas médicalement mais en fonction de la permissivité de la norme sociale. Si l’institution du mariage se maintient aujourd’hui, c’est essentiellement pour des raisons fiscales et par peur de la solitude. La cérémonie est une farce blasphématoire: consécration à l’église même si l’on n’est pas croyant, robe immaculément blanche même si l’on n’est pas vierge. Il existait un dieu païen de l’amour qui décochait ses flèches et protégeait les amoureux. Il n’en existait pas pour le mariage. Junon incarnait tout au plus la jalousie conjugale. Visiblement vaine. Le mariage bourgeois est si dérisoire que la tradition l’a lié indissolublement au cocuage, pas même passionnel, conventionnel. La socialisation de l’amour, si elle est théoriquement et utopiquement concevable, reste encore à inventer.
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Zhong Li, tu dois m’aider! Je n’ai personne au monde à qui m’adresser. Yi, à l’éclair d’ironie qu’elle voit passer dans les yeux de sa sœur, comprend que sa démarche est une erreur. Elle révèle sa profonde faiblesse. Non seulement elle n’a pas eu le cœur d’abandonner toutes ses affaires accumulées pendant une demi-douzaine d’années, chacune porteuse d’histoire, témoin d’une joie ou trace d’une aventure, chacune conservée avec soin comme une relique rédemptrice; mais encore elle n’a pas eu le courage de partir sans renouer avec sa famille et, n’osant affronter ses parents, a préféré rendre visite à sa sœur. Zhong Li a toujours envié son aînée tout en condamnant sa conduite. Elle, qui s’est toujours montrée obéissante, qui a épousé sans amour le terne collègue de bureau que lui a présenté cérémonieusement son père, qui va rituellement tous les dimanches déjeuner chez ses parents, a toujours eu en tête le contre-exemple de Yi, réprouvée mais libre, et supposée jusqu’à ce jour heureuse, mythifiée par l’interdiction même de prononcer son nom. Et voilà que le fantôme se matérialise, qu’inespérément sa sœur réapparaît pour se mettre à sa merci! Mais où donc veux-tu que je garde tout ça? Elle désigne les trois gros cartons que Yi a transportés chez elle en taxi depuis Kyoto. Eh bien, jette-les! lance Yi qui n’a pu retenir une larme amère. Zhong Li regrette de n’avoir su mieux feindre la cordialité. Sa sœur ouvre l’un des cartons, soulève une pile de vêtements et en tire une magnifique robe du soir, cadeau de Van Duc Seng un jour de chance. Celle-là est pour toi, je te la donne. J’espère que tu la garderas, et la porteras. Zhong Li ne sait comment amadouer Yi qui a ravalé son humilité et, redevenue fière, sauvage et intransigeante, lui adresse un sourire glacial. Excuse-moi! Ne t’en fais pas pour tes affaires, j’en prendrai soin jusqu’à ton retour. Mais c’est trop tard; Yi, avec une moue pincée, annonce: Je n’ai pas parlé de revenir et, en y réfléchissant, je ne crois pas que je reviendrai. Tu as raison, débarrasse-t-en! Le passé est encombrant. En plus, ce passé n’est pas le tien! Je préfèrerais que tu brûles tout ce bazar plutôt que de le vendre. Mais je m’en fous! Elle se lève, pressée de mettre fin à cet entretien inutile et désormais pesant. Elle veut profiter de son avantage momentané qui lui donne la force de partir sans se retourner. Elle se doute que, dès qu’elle sera sortie, Zhong Li passera méticuleusement en revue le contenu des cartons. Au fond, sa démarche était une assurance contre l’oubli. Elle sait obscurément qu’en dépit des apparences elle a gagné. Elle étreint sa sœur maintenant émue et qui voudrait la retenir. Tenir bon jusqu’au pas de la porte! Pas de larmes surtout! Zhong Li s’accroche à elle et demande d’une petite voix suppliante: Tu m’écriras?
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Ce n’est pas tant la pensée qui distingue l’homme des animaux, moins encore, n’en déplaise à Rabelais, le rire, mais bien le goût de la possession. Toute chose n’a d’autre sens et valeur que d’être un morceau d’histoire. L’homme voudrait résister au flux imperturbable et imparable du temps en le convertissant en objets qui, par leur fixité, leur immutabilité, représentent métaphoriquement des lambeaux d’éternité, la promesse de durer. Le désir de puissance se traduit par l’accumulation de tels fétiches, comme si leur multiplication rendait ces symboliques polices d’assurance contre la mort moins dérisoires. Orson Welles, dans son premier film, a pratiquement fait le tour de la question en établissant le lien, fictionnel et visuel, entre possession et mémoire. Rosebud se perd pourtant dans le capharnaüm de Xanadu. Tous les objets-souvenirs rassemblés au cours de sa vie par chaque homme l’enferment dans un passé pas moins mythique et fantasmatique pour autant qui, en se prolongeant indûment, empiète sur le présent et l’avenir et l’empêche de vivre au jour le jour. Au fond, l’homme craint l’avenir, qui se traduira à toujours trop court terme par la mort. Et il manque de confiance en soi, en sa mémoire. Ce n’est que par la possession matérielle, objectale, qu’il a conscience d’exister, car il a ainsi la preuve palpable d’avoir existé. L’homme s’ensevelit peu à peu dans son passé matérialisé et encombrant; sa peur de la mort le mène paradoxalement à faire de son foyer un tombeau, un musée. L’âge moderne, qui a débuté par une violente rupture avec le passé, a remplacé le traditionnel par l’économique. L’homme «nouveau» du XXème siècle a bradé le lourd héritage des objets qui se transmettaient de génération en génération, quitte à remplacer le bois par le styrène, le coton par le nylon. Mais sa soif d’accumulation est restée la même et l’instinct de possession, à l’ère du temporaire et du jetable, s’est mué en frénésie de consommation. L’encombrement se maintient, un peu plus standardisé, un peu moins personnalisé, mais a perdu son sens mnémonique. L’homme moderne n’accumule plus de la mémoire, mais du déchet. La surproduction est telle, dans tous les domaines, que même l’information, qui pourtant n’occupe qu’un espace virtuel, est devenue encombrante et encombrée, et le nouvel art de naviguer, sur l’océan du réseau, consiste à éviter les écueils des détritus publicitaires, car la publicité aussi a été promue au statut d’«information», qui obstruent internet. L’idéologie de la fin de l’Histoire, qui consacre non pas l’arrêt du temps mais l’amnésie sociale, voudrait enterrer le passé et ses ferments de révolution, de nettoyage et de déblayage. L’homme de demain, sans mémoire, presque éternel, pourra ainsi vivre une vie «sans histoire».
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Zoe! Enchantée de faire votre connaissance. Elle a prononcé cette dernière formule en japonais, tout en tendant la main à Yi avec un large sourire de vendeuse. Mais c’est à quoi, avec «aligato» et «sayonara», doit se borner sa connaissance de la langue. Yi, toute à ses pensées, l’a bousculée dans le hall de l’aéroport avec tant de force que leurs sacs respectifs se sont répandus à terre. Yi, bafouillant des excuses, l’a aidée à ramasser ses affaires et a rapidement rassemblé les siennes. Zoe poursuit en anglais, expliquant qu’elle a adoré le Japon et proposant à Yi d’aller prendre une ultime tasse de thé local. Plus pour échapper à ses préoccupations et vaines ruminations que par soif ou intérêt, Yi accepte. Elle n’a pas vu que la carte de vœux de Yuki portant son adresse à Buenos Aires a glissé jusque sous le banc le plus proche. Un gamin l’a ramassée et s’apprêtait à la lui rendre quand la vue du timbre argentin l’a fait changer d’avis et dissimuler la précieuse carte, commettant son premier larcin qui, de rester impuni, l’encouragea à répéter, pour le plaisir puis par kleptomanie, ses vols tout au long de sa vie. Hermès devait l’avoir pris sous sa protection puisqu’il ne sera jamais arrêté ni même soupçonné, et vivra à côté une existence de fonctionnaire parfaitement terne et dépourvue d’intérêt. Ignorant le mauvais tour que vient de lui jouer le destin, Yi écoute distraitement les descriptions enthousiastes des temples de Kyoto par Zoe, s’étonnant un peu de n’en connaître que les plus fameux et se sentant gagnée par la désagréable impression d’être une étrangère dans son propre pays. Elle a visité ces temples dans sa jeunesse, à l’occasion de sorties scolaires, mais ne se rend plus, depuis longtemps, en ville que pour y faire des achats. En quinze jours, cette américaine munie de son guide a eu le temps d’en voir plus, et même de se former une opinion sur le Japon, ce dont Yi serait proprement incapable, et lui donne maintenant un véritable cours sur l’ancienne capitale. Mais Yi n’entend le bavardage volubile de Zoe que comme un bruit de fond parasite qui l’empêche de se concentrer. Elle se dit que son statut sera désormais d’être étrangère partout où elle ira, alors que Zoe semble se sentir chez soi où qu’elle soit. Finalement, le thé qu’on leur a servi était anglais et sans goût, c’est à dire au goût international. L’Américaine insiste pour régler leur consommation car, dit-elle, elle n’aura plus l’usage de la monnaie japonaise qui lui reste et qu’elle tient à dépenser avant son départ. Elle tend pour finir un carton de visite à Yi en lui recommandant de ne pas hésiter à la contacter si jamais elle a l’occasion de se rendre aux USA. Yi le déchirera rageusement en petits morceaux dès que Zoe se sera éloignée, avant de se diriger vers sa plate-forme d’embarquement.
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Le touriste se déplace de carte postale en carte postale. Son activité consiste à s’abstraire des traces trop évidentes de vie, voitures garées, immeubles en construction, panneaux publicitaires, sollicitations de mendiants, afin de savourer un monde idéal, momifié, patiemment construit au cours des temps pour son seul émerveillement, puisque lui seul en définitive sait l’apprécier. Le touriste achète pierres et paysages dont la carte postale est en somme le titre de propriété symbolique. Le touriste est le véritable maître du monde. Il visite ses domaines comme les empereurs d’antan entreprenaient la tournée d’inspection de leurs provinces. Comme eux, il constate avec satisfaction que tout a été préparé pour le recevoir. En tant qu’acheteur, il se sait bienvenu, bienfaiteur, agent de développement de l’économie locale. Pour lui, une véritable industrie s’est créée, allant de l’organisation de spectacles folkloriques à la confection d’objets artisanaux typiques, en passant par les infrastructures routières, aéroportuaires et hôtelières. Les monuments qu’il prise tant sont entretenus, éventuellement rénovés à son goût. Car, ayant pris la relève des envahisseurs barbares, partout où il passe l’authenticité ne repousse pas. Mais l’ultime confirmation de son statut, de son utilité publique, consiste en une conversation avec quelque indigène qui le confirmera dans la justesse de ses préjugés en les pimentant de détails pittoresques, de ceux qu’on ne saurait inventer. Qu’ils se déplacent en voyage organisé ou «à l’aventure», en groupe ou en routards, les touristes se caractérisent par l’homogénéité de leur perception. Rendus égaux, quelle que soit leur origine sociale, par leur mode de conquête pacifique du monde, ils l’uniformisent en le parcourant. Procuste de l’esprit, le touriste égalise les lieux: tous se valent dans leur effort pour ressembler à l’image de la villégiature idéale affichée dans les agences de voyage. Le monde est ainsi réduit à un décor, à un de ces panoramas qui fascinaient Benjamin. Et les indigènes repoussés dans les coulisses n’ont qu’à bien se tenir. Car le touriste ne saurait visiter que des contrées plus pauvres, donc plus problématiques, que la sienne. Sinon, il risquerait d’être pris pour un émigrant, son négatif. Plus subtilement et plus subrepticement, le touriste fournit aux indigènes l’exemple illusoire d’une vie de farniente. Les travailleurs immigrés, qui ont quitté leur terre pour échapper à la misère, qui sont prêts à accepter provisoirement les pires conditions dans l’espoir de s’enrichir, cultivent dans un recoin obscur de leur esprit l’idéal de pouvoir un jour goûter leur pays natal en touristes. Sous son aspect inoffensif, voire souvent ridicule, armé de son seul appareil-photo, le touriste est un redoutable agent de propagande.
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Yuki? Oui, je connais une Yuki, je peux vous conduire chez elle. Yi s’est aperçue de la perte de la carte de vœux peu avant l’atterrissage. La catastrophe l’a comme anesthésiée. Elle a vidé sa valise au sortir du tapis roulant sous les yeux ébahis des douaniers, a fouillé fébrilement ses affaires tout en sachant pertinemment que la carte ne pouvait s’y trouver, les y a remises pêle-mêle sans les plier et est sortie hagarde de l’aéroport. Elle a dépassé la station de taxis, n’ayant plus nulle part où se faire conduire, et s’est mise à errer dans le faubourg, sa lourde valise à la main. À la nuit tombante, elle a croisé ce compatriote, Woribata, vendeur ambulant de sushi, qui après avoir posé la valise sur sa carriole la guide maintenant à travers un dédale de ruelles mal éclairées où les immeubles vétustes ont bientôt fait place aux baraques de tôle ondulée. Yi le suit comme une somnambule, persuadée qu’avant la fin de la nuit elle va se faire égorger mais ne trouvant plus la force de résister aux forces adverses qui se sont abattues sur elle. Woribata s’arrête enfin devant une porte, y frappe, parlemente à voix basse avec un japonais gras en tricot de corps sale bientôt rejoint par deux gamins curieux au crâne rasé. Yi se tient un peu en retrait sous un lampadaire. L’homme la regarde étonné, se tourne vers l’intérieur et appelle: Yuki! Yi sent son cœur s’arrêter un instant de battre. Mais la femme prématurément vieillie qui se présente sur le seuil n’est pas sa collègue. Yi respire et se met à conter par le menu toute sa mésaventure, omettant toutefois l’épisode principal de l’abandon du foyer conjugal. Ils l’écoutent patiemment, avec sollicitude. Émus, ils s’efforcent sincèrement de la rassurer, lui affirmant avec conviction qu’elle ne saurait manquer de retrouver son amie et lui expliquant, contradictoirement, que Buenos Aires est une ville immense, aussi grande peut-être que Tokyo. Elle ne doit pas se décourager et peut compter sur leur aide. La tâche est difficile mais Woribata connaît bien la ville et tous les quartiers fréquentés par les immigrés japonais. Yuki se retire avec les deux gamins tandis que les hommes mettent au point un plan de campagne: Dès le lendemain, Woribata parcourra les quartiers du centre en se renseignant discrètement. Ils craignent la police, avec qui ils n’ont que des tracas, et ne songeraient en aucun cas à faire appel à elle. Mais ils se font fort de réussir et n’auront de cesse qu’ils la retrouvent. Yi reprend peu à peu espoir. Elle ignore qu’entretemps Yuki, promue de secrétaire à directrice de marketing, passe plus de temps au siège de la compagnie à Hongkong où elle a déménagé qu’à Buenos Aires où elle descend à l’hôtel, dans une suite réservée, et qu’elles ne se reverront jamais. Le dernier problème à régler pour cette nuit est de trouver un logement pour Yi.
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La division sociale tient, autant qu’au strict revenu financier, à la perception du monde que la place occupée dans l’échelle permet: les dispositions sont conditionnées par les positions. La pénurie ravage l’esprit en même temps que le corps. Sa puissance tient à la soumission de ceux sur qui elle pèse. Elle se transmet comme un héritage et nombre de haines remontent à des humiliations infligées à des époques reculées, épines plantées dans l’esprit et léguées de génération en génération. La pire pauvreté est mentale. D’ailleurs, la misère ne présente pas toujours de signes extérieurs. Des enfants au ventre vide peuvent arborer des vêtements ou des chaussures de marque, des façades imposantes dissimuler des taudis où les locataires s’entassent à dix par chambre, une robe luxueuse un peu démodée ne pas révéler qu’il s’agit d’un cadeau de la patronne. Toutefois, en deçà d’un certain seuil, les conditions minimes de maintien de la dignité font défaut. Il existe des populations entières de réfugiés. Or ce qui ne constitue dans les sociétés riches qu’une marge, dont les États ne se soucient guère et laissent les associations caritatives prendre la charge, peut représenter la majorité des habitants d’un pays du «tiers monde». Et cette misère est pratiquement sans issue: touchant une population rurale déphasée par rapport au modèle social urbain, elle affecte la conscience et l’imagination, donc la liberté d’action, au sens sartrien de choix, et la possibilité d’en sortir. La misère tout au plus se reproduit. Elle invente ses propres règles sociales pour survivre, n’hésitant pas à enfreindre les codes civils, mais finissant toujours par en pâtir. Il est des taulards qui vivent mieux en prison que dans leur taudis! Ceux qu’elle frappe ne possèdent que leur force de travail, de plus en plus inutile dans un univers de haute technologie. Yi était pauvre au Japon, mais elle va découvrir en Argentine un dénuement qu’elle ne soupçonnait pas. Dans le bidonville, tout le monde se lève tôt: les enfants pour aller fouiller parmi les détritus de la décharge et récupérer avant que le soleil en les chauffant n’accélère leur décomposition des déchets de nourriture déversés pendant la nuit, les hommes pour proposer leurs bras à la journée aux entrepreneurs de travaux publics qui les recrutent à la sortie de la ville, les femmes pour aller chercher l’eau de la journée dans de grands bidons de plastique. Woribata va aux halles glaner quelques poissons hors calibre pour confectionner ses sushi. À partir de six heures, la police patrouille les rues pour veiller à ce que ces miséreux ne traînent pas en ville quand bourgeois et fonctionnaires se rendront à leur tour à leur travail. La cité peut continuer à vaquer à ses occupations ordinaires, ignorant, ou plutôt feignant d’ignorer, l’existence de ses bas-fonds et de leur population.
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Xavier, ouvre! C’est moi, Woribata. Il a veillé à bien prononcer «ksavièrr», car le «vasco» est très chatouilleux sur l’orthographe et la phonétique de son nom, preuve de son ascendance française et non hispanique. Tout le monde le respecte au bidonville, où il joue, selon les circonstances, le rôle de juge ou de prêtre. On entend les lourds verrous grincer dans leurs gonds et un homme maigre, torse nu, mal rasé, ouvre la porte; il tient un revolver à la main. Yi pousse un petit cri. Woribata la rassure puis se lance dans un grand discours à l’adresse de l’homme. Il semble n’avoir aucune difficulté à passer du japonais à l’espagnol. Yi n’a qu’une envie, partir; mais elle se sent sans forces, perdue et assommée par un soudain fatalisme. Elle voudrait que toute cette journée ne soit qu’un cauchemar, qu’il lui suffise de se réveiller pour se retrouver à Kyoto. Elle ferme les yeux. Woribata la tire de sa rêverie pour l’inviter à entrer. Elle se laisse conduire comme un automate. Woribata lui explique que tout est arrangé, que le fils de Xavier est parti travailler dans les vignobles en province et que sa chambre est donc libre, que la maison de Xavier, ancienne casemate militaire désaffectée ayant servi de poste de garde à l’entrée de la ville, possède même, seule du bidonville, une salle de bain, que Xavier est inoffensif, veuf et, ayant acquis une expérience du droit au cours d’un long procès contre une banque dans lequel il avait perdu sa ferme et ses terres hypothéquées, devenu une espèce d’arbitre des conflits de la communauté, respecté, presque un «monsieur». Xavier s’affaire à préparer le maté sans leur prêter attention. Comme Yi ne pose aucune question, Woribata prend congé. Yi a compris que le vendeur de sushi, du seul fait qu’elle s’était adressée à lui, l’a jugée a priori aussi misérable que lui-même et n’aurait jamais imaginé qu’elle puisse avoir de quoi se payer une nuit d’hôtel. Toute l’aventure lui paraît incompréhensible, une mauvaise farce du destin; la veille encore, elle était chez elle au Japon. Xavier ne parle pas japonais, elle ne connaît pas l’espagnol. Ils s’observent en silence à la lueur de la lampe à pétrole. Il finit par lui servir un bol de maté. Le liquide est amer, elle fait la grimace. Il sirote le sien, se lève enfin, saisit la lampe à pétrole et lui intime par gestes de le suivre. Il lui montre la salle de bain et la mène à une chambre nue, à l’exception d’un crucifix au mur et d’un lit de fer démonté. Quand il fait mine d’en saisir les montants, elle lui explique qu’elle préfère étendre le matelas par terre, qu’au Japon tout le monde couche sur le sol. Il la regarde étonné, sans comprendre, hausse les épaules, pose la lampe et se retire dans l’obscurité. Elle s’étend tout habillée sans même ouvrir sa valise. Elle ne fermera pas l’œil mais n’entendra pas le moindre bruit au cours de la nuit.
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La solidarité semble naturelle chez les animaux grégaires. Chez l’homme, elle semble disparaître dès que s’instaure le principe de la propriété privée, qui signifie privation d’un certain type de rapports conviviaux. Les traces qu’on en retrouve dans les sociétés humaines sont en proportion inverse de ce que chacun croit avoir à perdre. Encore en vigueur au temps de la prolétarisation des populations, quand elle s’associait à une conscience commune sinon de classe du moins d’exploitation, elle a rapidement disparu des sociétés occidentales au fur et à mesure du développement du secteur tertiaire et conséquent embourgeoisement. Syndicats et partis, voire maçonneries, ne sont plus que des instruments de pouvoir, pas de solidarité. Elle n’y ressurgit, ponctuellement, qu’à l’occasion de grandes catastrophes. Comme si la solidarité était un sentiment de pauvres. Comme si l’accession au confort, après des siècles de misère et de servage, entraînait nécessairement l’adoption des valeurs des anciens exploiteurs, au premier rang desquelles l’égoïsme. À l’ère de la massification, tant de la production que de la consommation, l’individualisme ne saurait être qu’un leurre, mais par contre la solitude est une réalité dont les conséquences s’avèrent plus graves encore au niveau social qu’au niveau psychologique individuel, pour lequel la pharmacopée a mis au point des remèdes, drogues légales, efficaces. La solitude est, par définition, stérile. La notion même d’avenir ne peut avoir de sens que collectif. Indépendance, autarcie, tant nationales qu’individuelles, sont des illusions. À moins de tomber dans l’autisme et la schizophrénie profonde. On ne vit jamais seul. Même Robinson, prototype de l’homme isolé, bien avant de rencontrer Vendredi, restait dépendant, lié à autrui, au reste du monde, via les débris du naufrage venus s’échouer sur la plage. Et plus encore par les schémas de comportement qu’il portait en tête. Tout au plus peut-on mourir seul. Ce sera probablement grâce aux populations pour qui tout avenir semble bouché que l’humanité, à moyen terme, ne s’éteindra pas. En se protégeant contre l’invasion des pauvres, immigrants depuis que les ressources, voire richesses, de leur terre d’origine ont été mises à sac par les nations colonisatrices, les sociétés du welfare et de l’opulence se condamnent irrémédiablement. Solidarité signifie partage, pas aumône. Elle ne peut s’établir qu’entre égaux. Or, Rousseau l’a démontré, le principe de la propriété est inséparable de celui d’inégalité. Toutefois, avec la globalisation du marché, il est à prévoir que l’effondrement d’une seule poutre maîtresse, l’exploitation pétrolifère ou la mainmise sur l’économie des pays d’Amérique Latine, entraînera, comme en 1929, celui de tout l’édifice. Solidairement.
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Woribata, je ne peux pas la garder chez moi. Elle ne mange rien. Elle s’enferme au chiotte et pleure à longueur de journée. Elle va tomber malade. Yi, les premiers jours, attendait avec impatience le rapport de Woribata au retour de sa tournée. Or, malgré ses efforts, il n’avait mis la main que sur une gamine de huit ans et une sexagénaire, s’appelant Yuki mais toutes deux déjà nées en Argentine. Il comprend, impuissant, le désespoir de Yi et craint, tout comme Xavier, que la situation, en se prolongeant, ne puisse qu’empirer. Justement, il a eu ce matin une idée lumineuse et simple: il va emmener Yi à l’ambassade du Japon, où lui-même n’a jamais osé pénétrer. La démarche est moins risquée que de s’adresser à la police. S’il y avait pensé seulement la veille, Yi aurait vu ses problèmes se résoudre comme par enchantement, car on connaît bien Yuki à l’ambassade et la seule mention de son nom fonctionne comme un «sésame». Yi, prise de coliques depuis plusieurs jours, s’est réfugiée dans la salle de bain, la pièce la plus fraîche de la maison. Elle a entrepris de s’épiler à l’aide du blaireau et du rasoir de Xavier. De la rue lui parvient un tango déversé par un transistor grésillant, qui lui rappelle l’académie de danses de salon où elle travaillait. Elle fredonne la mélodie, ferme les yeux et se laisse bercer. Quand Xavier et Woribata arrivent à la maison, ils la découvrent baignant dans une mare de sang. Elle s’est coupé les veines. Après l’avoir transportée étendue sur la carriole de Woribata à l’hôpital, où après trois jours de perfusion elle reprendra connaissance mais dont elle ne sortira que pour entrer dans l’institution psychiatrique où en dépit des soins prodigués sa dépression tournera à la schizophrénie et où, en l’absence de tout document d’identification permettant de contacter la famille, elle finira ses jours, Xavier et Woribata de retour à la casemate fouilleront son sac et sa valise. À leur grand étonnement, ils découvriront, parmi les affaires et les papiers qu’ils brûleront soigneusement par la suite, une enveloppe contenant une liasse de billets de cent yens représentant pour eux une petite fortune. Ils commenceront par cacher les bagages de Yi sans oser s’en emparer tout de suite, mais dès le lendemain soir, convaincus qu’elle est en train de s’éteindre à l’hôpital, ils étoufferont leurs scrupules et se partageront l’argent. Après quoi, ils videront une bouteille d’alcool de canne. Woribata évoquera le Japon dont, parti enfant, il n’a pas le moindre souvenir et pour lequel, ses parents ayant fait nationaliser toute leur famille, il n’a jamais eu de véritable curiosité. Xavier lui révèlera que son grand-père basque était contrebandier avant d’émigrer et que sa ferme près de la frontière était surtout une façade pour poursuivre son négoce. Ils boiront à la nationalité argentine.
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La seule activité courante pour laquelle l’homme éprouve le besoin de s’isoler est la défécation. Archétype de l’acte solitaire, elle modèle secrètement les autres, leur donnant un tour soit honteux soit scatologique. Le goût la solitude est assimilé à une perversion pathologique. La culture occidentale ne pratique guère la méditation solitaire, tout au plus la prière. L’isolement est vu en prison comme une punition. L’inconfort même des toilettes est conçu pour qu’on ne s’y attarde pas: on n’y peut pratiquer que des actes réprouvés. L’homme au chiotte est confronté à son corps et à sa condition. À nu. Ses excréments sont un indice du pourrissement futur des chairs. C’est pourquoi certains préfèrent y emporter un livre ou des mots croisés, histoire d’échapper à toute velléité de méditation morose. Car la contraction des muscles fessiers commandant l’ouverture du sphincter réclame un effort et une concentration supérieurs à la plupart des activités humaines, facilement exécutables de façon mécanique, presque automatique, sans intervention musculaire ou cérébrale pénible. L’homme considère honteuse cette ultime étape du travail, au sens marxiste de transformation de matière première, de son corps, qui l’oblige à prendre conscience de son fondement animal, provoquant un sentiment d’infériorité par rapport à l’image survalorisée qu’il a de lui-même. Travail en outre inutile. Car alors que la nature se sert de la digestion animale pour produire de l’engrais à partir de la décomposition des matières organiques azotées, l’homme civilisé ne fabrique internement que de la merde. Le mot est sans doute l’un des plus courants dans toutes les langues, mais, à part sa connotation négative, n’a aucun sens symbolique. Au mieux, cette vidange prend un sens de nettoyage, en même temps qu’intestinal, moral, où l’homme se débarrasse des traces de ses péchés, emblématiquement synthétisés par la gourmandise. Au pire, les fèces lui apparaissent comme la matière même dont il est composé, seul extrait visible de ses entrailles, son essence, et favorisent l’éclosion d’idées «noires». La majorité des suicides, des veines coupées au rasoir à l’ingestion de barbituriques, se commettent dans des salles de bain. Sarah Kane a même choisi des toilettes publiques pour se pendre. Autant peut-être que le sang, la merde est inconsciemment liée à la mort. D’où la répugnance universelle à son égard. Il n’est pas douteux que l’idée d’une pénétration anale est en grande partie responsable du rejet social et culturel de l’homosexualité masculine alors que le saphisme est perçu comme une simple perversion, tolérable voire excitante. Le cul est lié à la notion de châtiment: l’imagination de l’homme ne lui a guère trouvé d’autre utilité que d’être le réceptacle de la fessée, de la volée de martinet ou du coup de pied.
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Victor! Xavier, respectant la tradition familiale, a enregistré le prénom de son fils avec un c, à la française, qu’à part lui personne ne prononce. Le jeune homme se retourne, fort surpris. Pour que son père ait entrepris le voyage d’une journée entière en car brinquebalant sur la piste poussiéreuse, il faut qu’un événement grave se soit produit. Pourtant il présente une mine plutôt joyeuse, son étreinte est ferme et Victor se dit qu’il n’a pas vu son père aussi radieux depuis la mort de sa mère. Ses appréhensions se dissipent, il ne comprend pas et attend que Xavier lui explique la raison de sa visite. Celuici attend que les compagnons de Victor se soient éloignés et, quand il s’est assuré qu’ils sont hors de portée de toute oreille indiscrète, se frappe la poitrine puis, Victor écarquillant les yeux sans saisir le sens du geste, entrouvre les pans de sa veste et désigne un petit sac attaché contre son corps comme un holster de revolver. Reboutonnant sa veste, il cligne de l’œil à son fils et consent enfin à parler. Un gros tas de fric leur est tombé du ciel. C’est un signe. Il est encore temps pour eux de refaire leur vie. Et pour commencer, de quitter ce pays pourri auquel, depuis qu’il a perdu sa ferme et sa femme, plus rien ne l’attache. Victor est abasourdi, osant à peine en croire ses oreilles. Et où veux-tu aller? Xavier a eu le temps d’y réfléchir, il a même préparé un itinéraire, mais il répond de façon vague: Peu importe, Pérou, Colombie, Brésil… Du côté de l’Amazonie il y a plein de terre fertile à défricher. Victor pense immédiatement que dans ces coins-là il y a des activités plus rentables et moins fatigantes que de cultiver son champ. Voilà bien des idées de son père! Mais ils auront le temps d’en discuter quand ils seront arrivés à destination. Le sang du grand-père contrebandier coule dans ses veines. Il sait que son père a toujours regretté sa ferme perdue, mais lui, qui connaît bien les durs travaux saisonniers, a pris l’agriculture en horreur. Quand partons-nous? Xavier répond par une question: Ton passeport est valide? Alors demain nous passons au Chili. Xavier préfère faire un long détour plutôt que de traverser l’Uruguay, dont il considère les habitants tous voleurs. Depuis le suicide de Yi et son héritage inespéré, Xavier vit dans la hantise d’un vol. Il n’en dort plus. Victor, gagné par l’enthousiasme de son père, est déjà impatient de se mettre en route. Xavier doit le réfréner, lui suggérant d’inventer un mensonge, l’enterrement d’un parent par exemple, pour justifier son départ sans éveiller de soupçons. Il lui recommande de se composer un visage de circonstance avant d’aller avertir le contremaître et de prendre congé de ses compagnons. Ils s’étreignent avant de se séparer, se donnant rendez-vous sur la place du village où une cantina loue des chambres. C’est là qu’ils passeront la nuit.
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La modernisation des techniques d’agriculture au XXème siècle a rendu caduque l’ancestrale figure du paysan et porté un coup décisif au rapport de l’homme à la terre. Selon les paramètres économiques de la globalisation de la production agricole, les cultures vivrières ne sont plus viables et doivent disparaître à court terme. L’élevage se pratique désormais en usines et la planification de l’occupation des sols exige une redistribution des cultures et un remembrement des terres sur de vastes étendues. L’exode rural est le plus important des mouvements migratoires. Pourtant, à côté de sa fonction socio-économique, le travail champêtre traditionnel jouait un rôle écologique que l’on ne sait pas encore mesurer. Il est peu de paysages naturels sur terre. L’homme a travaillé les sols, planté les arbres, épierré, irrigué, retourné, semé et récolté pendant des millénaires. Peut-être à son insu, le véritable travail du paysan consiste justement à construire le paysage. C’est pour ce rôle que sa connaissance du lieu, sol et climat, les traditions transmises de père en fils et sa proverbiale patience sont irremplaçables. Il a appris à lire dans le ciel et sur le sol, la calligraphie mouvante des nuages, l’écriture volatile des insectes et des oiseaux, qui sont autant de manifestations de l’état de santé de la terre, dont le paysan est un peu le médecin. L’horizon des villes est centripète. Le paysage urbain est un milieu fermé. Le sentiment qui lie le fermier à son lopin est plus profond que le simple instinct de possession, d’autant qu’il n’est souvent pas propriétaire de la terre qu’il travaille, car il s’exerce sur du concret, évaluable en jours, mois, années de labeur, valant son pesant de sueur, et sur de l’unique: chaque arbre, chaque champ est pour lui différent. Celui qui lie le citadin à son confort s’exerce au contraire sur une image, plus ou moins conforme à celle que lui présentent les magazines, et des ersatz: plastique imitant le bois ou le cuir, objets produits en série. Mais les paramètres de la «modernité», qui a modelé toutes les idéologies du XXème siècle, sont strictement urbains: variation des rythmes, qui ne dépendent plus ni du soleil ni des saisons, variété des spectacles, allant de la vitrine à la salle de théâtre, restriction de l’espace, distribué prioritairement pour la circulation de machines automobiles réduisant les humains au statut de piétons, et anonymat des foules. La culture urbaine représente une véritable mutation de civilisation où le lait, traité chimiquement, provient directement de son emballage plastifié, où la vache n’est qu’un logo. Mutation probablement irréversible, qui n’implique pourtant pas le total abandon des campagnes mais la redéfinition du travail rural. Car il faut reconnaître que les emplois du secteur tertiaire, s’ils sont souvent stupides et stupidifiants, sont rarement physiquement éreintants.
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Uribe, on a dû vous parler de moi. L’indien leur tend la main avant de tirer un tabouret et de s’asseoir sans façons à leur table. Je vois que vous n’êtes pas du coin. Je peux peut-être vous aider, je connais la région comme ma poche. Un gamin est venu le prévenir que deux étrangers posaient des questions et il veut s’assurer que ce ne sont pas des policiers américains cherchant à faire du zèle. Le cartel les arrose assez pour qu’ils leur foutent la paix! Il est vite rassuré: ce ne sont que deux pigeons paumés qui ne demandent qu’à se faire plumer. Xavier lui sert son couplet sur la recherche d’une ferme à reprendre, sans grande conviction. Si leur voyage s’est déroulé sans incident, il a pourtant rapidement commencé de déchanter, découvrant que la misère au Pérou est pire encore qu’en Argentine. La jungle amazonienne est le fief des trafiquants et des contrebandiers, et surtout des reptiles et des insectes. Ses beaux rêves s’effritent. Uribe fait mine de réfléchir, fronce les sourcils et, avec un léger sourire, leur explique qu’ils feraient mieux de chercher en montagne, que la plaine est aux mains des planteurs de coca et qu’ils ne trouveront certainement pas de ferme à racheter. Découragé, Xavier le remercie, vide son verre et se retire dans leur chambre à l’étage. Victor, dès qu’ils sont seuls, fait part à l’indien de l’idée qu’il a mûrie au cours du voyage d’établir un relais en Argentine pour le trafic vers l’Europe. Une telle entreprise offrirait deux avantages: une surveillance moindre, car le pays ne pratique pas la culture de la coca, et de larges possibilités d’écoulement local. Uribe, cette fois, se montre intéressé, se fait donner des détails sur la situation du bidonville au pied de l’aéroport, prenant des notes dans un calepin tout graisseux, et finit par demander de but en blanc à Victor s’il serait prêt à investir dans une première livraison, à l’essai. Ils se serrent la main avant de se séparer et l’indien lui donne rendez-vous dans trois ou quatre jours, le temps qu’il en réfère à ses chefs. Victor sait qu’il ne lui reste maintenant qu’à dévaliser son père. Le moment est venu. Il y pense depuis le début du voyage. Le plus tôt sera le mieux. Il monte l’escalier sans bruit, retient son souffle en pénétrant dans la chambre et, bien que la respiration de Xavier lui paraisse paisible, fait semblant de se coucher et attend dans le noir. Cette nuit-là, Xavier tirera une balle à bout portant dans l’épaule de son fils; le chauffeur du taxi branlant qui les transportera à l’hôpital, en ville, simulera une panne et les abandonnera nus sur la piste, leur volant bagages et vêtements, et bien sûr leur fortune que les policiers qui l’arrêteront le lendemain lui confisqueront. Victor s’en tirera avec un bras amputé. Xavier et son fils estropié échoueront au bidonville de Lima, indigents et nostalgiques de leur belle vie portègne.
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Le mot drogue n’appartient ni au registre médical ni au jargon juridique, mais au lexique journalistique. Il vaut pour sa connotation négative, pas pour ses dénotations multiples et floues. Si d’un côté il désigne génériquement des substances légalement prohibées et constituant du coup l’un des plus solides piliers de l’économie parallèle, il recouvre également tous les produits, légaux ou illégaux, ayant la propriété de stimuler ou d’inhiber certaines facultés cérébrales. L’alcool a été considéré une drogue au début du XXème siècle alors que le tabac, à l’époque, était légal; leur statut respectif s’est inversé à la fin du même siècle. Les lois sur la consommation de «stupéfiants» ne datent que du moment où celle-ci se répand: tant qu’il ne s’agissait que de curiosités exotiques, tout pharmacien, droguiste, était habilité à les fournir à la demande des clients. Étant donné le développement très tardif de la bio-chimie, il est probable que toute substance ingérable ou respirable constitue une «drogue», tout au plus classifiable selon le type et le degré d’activité de ses composants. Quant à l’habituation, elle ne peut être qu’un prétexte-épouvantail dans un univers où l’aliénation repose justement sur la répétition mécanique des actes, tant pour le travail que pour les loisirs. En dernier ressort, le concept de drogue est strictement politique. Il ne faut pas oublier que la culture du pavot ou du chanvre en Asie a été délibérément encouragée par le gouvernement britannique afin de favoriser l’apathie des populations locales, ni que le plus grand crime des talibans n’a pas tant été de détruire des statues géantes et antiques du Bouddha que d’interdire la plantation du pavot en Afghanistan, premier pays producteur et fournisseur principal du marché de l’opium et de l’héroïne. Le développement de leur consommation, en Europe et aux USA, à l’occasion des successives guerres d’Indochine et du Vietnam, est apparu ponctuellement comme un fléau dans la mesure où l’on n’est pas parvenu à contrôler immédiatement leur distribution sociale. Un demi-siècle plus tard, on les tolère et, outre leur emploi médical, on admet leur nécessité pour certaines activités réclamant une concentration et une résistance physique ou mentale particulièrement intenses, de la compétition sportive au contrôle du trafic aérien. L’augmentation de la vitesse de rendement exigée n’est possible qu’avec l’aide de stimulants. Aussi le mot, déjà anachronique, ne survit-il que pour des motifs économiques: les marges bénéficiaires dépassent de loin celles que permettrait tout autre commerce légal; les pays producteurs en vivent et sont devenus dépendants des mafias qui organisent le trafic. À l’autre bout de la chaîne, une dose de drogue, produit illégal, procure à son consommateur, à coût égal, plus d’effet qu’un verre de whisky, produit de luxe.
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Señor Toni, j’aimerais vous parler. Le «bel» António a reconnu Uribe. Il fait signe à ses gardes du corps de se tenir à l’écart. L’indien lui expose par le menu le plan de Victor comme s’il en était l’auteur. António écoute attentivement. Il réfléchit vite. Il commence par féliciter Uribe puis, pris d’un doute subit, lui demande comment il connaît si bien l’Argentine et sa capitale. Uribe, pris de court, bafouille, invoque un lointain parent émigré sur place, se met à suer si fort qu’il doit s’essuyer le visage. António feint de ne rien remarquer et promet d’en parler à son père le soir même. Il lui sourit et lui donne une tape amicale sur l’épaule. L’indien respire et met un genou à terre pour le remercier. António repart à grandes enjambées vers le petit avion prêt à décoller. Les deux heures que dure le voyage s’avèrent trop courtes, bien qu’il ait retourné l’histoire sur toutes ses faces, pour lui permettre de résoudre le problème qui le tourmentera toute la soirée. L’avionnette atterrit sur la propriété familiale. Le chauffeur l’attend pour le conduire à l’hacienda. Les invités sont déjà arrivés, il les voit de loin sur la véranda. Il est en retard. Tant pis! Il décide de faire quand même un rapide plongeon dans la piscine, histoire de se nettoyer de la poussière péruvienne et de montrer sa musculature aux invitées. Puis il court s’habiller pour le dîner. Son père a fait venir des huîtres et du caviar qu’il avale mécaniquement, tout à ses pensées, hochant la tête et souriant bien qu’il n’ait pas la moindre idée du sujet, de toute façon futile, sur lequel roule la conversation. Tous leurs invités ont quelque-chose à leur vendre mais le bon ton exige qu’ils ne procèdent que par allusions. Le snobisme le dispute à l’intérêt, si bien que tout le gratin, des ministres aux juges en passant par les journalistes et les vedettes, fréquente l’hacienda. Les femmes représentent la prime offerte. António n’a qu’à faire son choix. Tout en buvant une rasade de vieux bourgogne qui ce soir lui paraît fade et qu’il troquerait volontiers pour une eau-de-vie bien forte, il adresse un clin d’œil discret à une jeune femme qu’il a remarquée, moins fardée que les autres, fille de juge et épouse de procureur. Elle baisse deux fois les paupières, elle connaît le code: elle le suivra tout à l’heure quand, après le café et le cigare au salon, on baissera les lumières et mettra de la musique sirupeuse pour danser. Habitué à cette facilité et à cette soumission, António n’a jamais compris si les maris étaient complaisants, voire un peu maquereaux, ou si les femmes dirigeaient secrètement les destinées du pays. Ils entreront dans la première chambre, baiseront vite, tout habillés, et c’est en reboutonnant sa braguette qu’António trouvera enfin la solution. Il courra avertir son père: Un gang argentin essaie de nous griller, Uribe joue double jeu et a vendu la mèche.
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Le seul véritable luxe a toujours été le temps. Aujourd’hui que vitesse et rythme se sont prodigieusement accélérés, plus que jamais. Le luxe serait ce qui nous permet de dépasser notre condition, nous égale aux dieux. Le luxe matériel n’est que convention et pittoresque: le caviar des riches est, comme le sashimi japonais ou la quenelle lyonnaise, une curiosité régionale. Univers de signes, sentant son snobisme, son profond provincialisme. L’argent peut offrir le confort, créer tout un espace factice auquel n’a pas accès l’écrasante majorité des humains, mais le temps, s’il se dépense, ne s’achète pas. Le corollaire d’un luxe immatériel, se confondant finalement avec un art de vivre où le pseudo raffinement n’a aucune part, serait le culte de l’inutilité, de la divine oisiveté du septième jour, ou encore du caprice, infini prolongement de l’état d’enfance. Il requiert la liberté mentale, pas l’argent. Ce luxe a sans doute été l’apanage des classes dirigeantes, des rois fainéants aux tournois courtois, s’ils ne sont pas pures légendes, dans les sociétés féodales; Son emploi politique par Louis XIV était déjà une dégradation, d’ailleurs le roi était prisonnier du lourd cérémonial qu’il avait instauré; l’avènement de la bourgeoisie et les impératifs du système capitaliste ne permettent cependant plus que de singer les valeurs des anciens aristocrates: tout, même l’art, même le loisir, s’inscrit dans un marché. Les objets de luxe représentent désormais un investissement. Or, par définition, le luxe ne saurait être rentable. Il doit se situer au-delà de la sphère des intérêts socio-économiques. Le luxe ne signifie plus qu’un écart social maximal entre une poignée de privilégiés et le reste de la population. Mais l’élite, en se mettant ainsi à l’écart, s’enferme dans sa tour plus étroitement que les héros sadiens, dont la toute-puissance n’est que le revers de leur réclusion elle-même reflet de celle de leur auteur, et se prive du reste de l’univers, de la vie, insensée, grouillante, mouvante et chaotique. Rois et empereurs possédaient le monde, les riches ne possèdent que leur argent et se protégent du monde. La satisfaction des possédants doit désormais se limiter à l’envie qu’ils suscitent. D’où leur médiatisation. Le mépris qu’ils affichent pour les succédanés que la société de consommation a démocratiquement mis sur le marché, œufs de lump, vin mousseux, fourrures artificielles, est pur snobisme, preuve que les signes du luxe matériel sont purement formels. Ils tirent toute leur satisfaction de la seule certitude de leur privilège, du fossé qui les sépare d’une entité fantasmatique, puisqu’ils ne la connaissent pas: le peuple. Enfin, ce luxe n’est qu’une façade qui abrite les guerres les plus impitoyables et permanentes qui soient: celles du pouvoir. Nostalgique caricature, il est l’idéal de ceux à qui l’Histoire n’a rien appris.
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Stefano, tu dois aller à Buenos Aires donner une leçon à une «famille» de Japonais ou de Chinois qui veut marcher sur nos plates-bandes. J’envoie António à Naples pour vérifier qu’on n’est pas en train de nous faire un enfant dans le dos. Le ton de don Pedro est sec, sans réplique. Il sait que Stefano mènera sa mission à bien, il n’a pas besoin de rentrer dans les détails ou de lui faire un dessin. António est heureux de revoir l’Europe où, pour la première fois, il représentera le cartel et ne sera pas simplement le futur héritier accompagnant papa. Il sait gré à son père de cette marque de confiance. Il avait craint un moment d’avoir à chapeauter Stefano. L’«Italien», comme on l’appelle bien qu’il soit de sang mêlé, hispanique et indien, et né dans les faubourgs de Bogota, le met mal à l’aise: il n’est pas un simple capo, il aime mettre la main à la pâte, c’est un tueur. Il a été recruté à sa sortie de prison, où il était devenu un caïd, et paraît à António d’autant plus effrayant et dangereux qu’il s’est parfaitement adapté au mode de vie de l’hacienda, passant sans effort des mondanités à l’action sur le terrain. Toujours servile, toujours d’accord, il n’en a pas moins jaugé tous les membres du cartel et connaît leurs points faibles. António ne doute pas de sa fidélité mais ignore jusqu’où peut le pousser l’ambition. Quand Stefano le regarde droit dans les yeux, il ne peut réprimer un frisson. Uribe a été torturé en vain puis exécuté. António a assisté sans ciller à l’interminable interrogatoire, où Uribe aurait craché toutes les informations demandées s’il les avait connues, mais, depuis, la vision du visage sanguinolent de l’indien le poursuit jusque dans ses rêves. Il était bien sûr au courant de cette pratique, elle ne le choquait pas moralement, mais il n’y l’avait assisté que dans les films. Il sait bien que les zéros des chiffres d’affaires correspondent à autant de vies fauchées mais les nombres ont le mérite de l’abstraction tant que l’unité de compte n’est pas précisée. Il ne veut même pas imaginer à combien de morts correspond la fortune de son père. Il se doute que le nettoyage du bidonville portègne ne se fera pas sans effusion de sang et se réjouit de n’avoir pas à y participer même de loin. Pendant ce temps, il pourra tranquillement flâner sur les quais de la Seine ou dans les ruelles de Naples. En Europe, on peut au moins sortir dans la rue sans gardes du corps, il n’y a pas de risque de fusillade à chaque coin de rue. La violence n’est pas spécifique de leur négoce, mais elle y est plus visible, plus constante. Tout en admettant sa nécessité, il préfère ne pas y être directement mêlé. Ses trois frères ont tous péri de mort violente, par balles, sans égard pour leur fortune. Héritier désormais de l’empire paternel, António aime trop la vie, et surtout les femmes, pour la sacrifier bêtement à bas prix.
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Le prix de la vie humaine est variable mais jamais très élevé. Concrètement, la valeur de la vie individuelle est directement proportionnelle à la richesse du lieu où elle s’accomplit car, au niveau global, travaillant sur les grands nombres, la société pas plus que l’espèce ne se soucie des unités. Le prix de la vie est calculable en termes d’investissement social: frais médicaux, dépenses d’éducation, coûts de protection, etc. Sa rentabilité est à considérer, au-delà de la force de travail, en fonction de la participation active au système par la consommation de biens. Objectivement, un Européen vaut considérablement plus qu’un habitant du tiers-monde, dans la mesure où il dépense plus. Les «signes extérieurs de richesse» sont des indicateurs de la cotation de la vie de chacun. Cette valeur relative a été inconsciemment assimilée par les habitants de la planète, fortifiant, justifiant racisme et mépris des uns, envie et sentiment d’infériorité des autres. Plus que la fortune, l’immigré cherche une revalorisation de sa personne. Il faut être en mesure de vivre au-delà du lendemain pour pouvoir penser au-delà de la simple survie, pour apprécier la vie. Car ce n’est pas tant que l’on vit pauvre dans le tiers-monde, mais qu’on y meurt facilement. Vivre est un acquis de l’homme, la loi naturelle est celle de la lutte pour la survie. La question de la qualité de la vie, à quoi se ramène en fin de parcours toute réflexion philosophique, du rationalisme cartésien à l’existentialisme heideggerien, exige comme préalable que la vie elle-même soit assurée. Et l’assurance est aussi ne question financière: même en temps de guerre, la mort d’un militaire se traduit par des indemnisations auxquelles les victimes civiles n’ont pas droit. La violence physique ou symbolique est indice de dépréciation de la vie, et de la notion même d’humain. La violence ne saurait engendrer que la violence, jamais la paix. L’Histoire le prouve à satiété. Pour une poignée de pesos, Stefano engagera facilement une poignée de tueurs à peine pubères qui mettront pendant quelques heures le bidonville à feu et à sang. Woribata, qui avait ouvert la veille un estaminet de fast food japonais en plein centre ville, ne réalisera que quelques jours plus tard à quel point, sous l’apparence de Yi, la déesse fortune lui avait souri. Il fera peindre un portrait fantaisiste de la mystérieuse visiteuse et vouera désormais un culte à celle qui s’était «sacrifiée» pour lui, culte auquel se joindront les survivants de la fusillade. Stefano attendra pendant deux jours une riposte quelconque du «gang des Japonais» qui ne se manifestera pas. Après quoi, il jugera sa mission accomplie et rentrera. Le massacre de huit misérables Japonais, dont une vieille femme et deux enfants, classé a priori comme «règlement de comptes», ne sera jamais éclairci par la police locale.
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Reine! António s’entraîne à prononcer le nom et le répète à voix basse. Puis il ferme les yeux pour se remémorer le visage de la jeune fille. Il l’a rencontrée dans une boîte de nuit à Riohacha où elle passait ses vacances avec un groupe d’amis, étudiants en architecture. Elle-même est fille d’architecte ou urbaniste; elle lui a parlé d’une espèce de cité-jardin construite par son père du côté de la Villette, sur l’emplacement de vieux immeubles malfamés dont les locataires n’avaient pas voulu déloger de plein gré… António lui avait fait visiter la côte sur le yacht de don Pedro où ils avaient fait l’amour pendant deux nuits inoubliables. Elle lui a laissé ses coordonnées à Paris. António corne la page de l’agenda, le remet en poche et boucle sa ceinture pour l’atterrissage. Il récupère sa valise et sourit en voyant les douaniers entreprendre une fouille minutieuse des bagages d’un jeune chevelu. Il n’y a que la police française pour avoir autant de préjugés et ne pas savoir que trafiquants ou terroristes, ayant pour règle capitale de ne pas se faire remarquer, voyagent en première classe et descendent dans les meilleurs hôtels. Croient-ils vraiment qu’argent et respectabilité vont de pair? Sont-ils naïfs ou vendus? Aucun flic n’oserait lui demander d’ouvrir sa valise, où pourtant il découvrirait soigneusement emballé un kilo de cocaïne pure, cadeau de son père à leurs partenaires italiens. Dans le taxi qui le mène à l’hôtel «Regina», choisi en hommage à la belle vacancière qu’il compte surprendre tout à l’heure, il s’étonne de la diversité des races et des costumes des passants, plus bariolés encore qu’à Bogota; il se souvenait des monuments, pas des habitants, et ne s’attendait pas à trouver une ville si cosmopolite. Décidément, la vieille Europe s’américanise, à commencer par le métissage! António se sent très excité et demande au chauffeur de poursuivre jusqu’à la place de la Concorde, puis l’Étoile, avant de faire demi-tour et de le déposer à son hôtel. Il laisse tranquillement le portier porter la valise. Sitôt dans sa chambre, il ouvre son agenda à la page écornée et compose le numéro. Mais ce n’est pas Reine qui répond. L’homme au bout du fil pose plusieurs questions auxquelles António ne répond que par la réitération de sa demande de parler à Reine. Quand enfin l’homme lui passe le combiné, Reine ne se souvient pas tout de suite d’António, et quand celui-ci s’identifie en lui rappelant quelques détails intimes, au lieu de se réjouir, elle lui dit qu’il aurait dû l’avertir de sa venue, qu’elle est très occupée en ce moment et, tandis qu’António entend derrière elle l’homme la bombarder de questions, raccroche sur un: Désolée, à une autre occasion peut-être. António, de dépit, commencera par se saouler au vieux cognac, puis finira par ouvrir son précieux paquet, absorbant alcool et cocaïne jusqu’à ce que son cœur affolé s’arrête de battre.
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Les vacances introduisent une rupture, non seulement dans le travail ou les études, mais dans l’espace-temps social tout entier. Elles constituent le seul moment de liberté relative des citoyens qui veulent en jouir jusqu’à l’excès. Il faut d’abord sortir de son décor quotidien, échapper à son milieu. Si l’on a quelque pudeur à qualifier l’emploi de bagne, on n’hésite pas à associer vacances et évasion. En voyage ou à la plage, l’espace estival est artificiel et le temps, virtuellement, s’arrête. L’inactivité peut s’avérer fatigante, voire chronométrée, heures de visites de monuments, de jeux de plein air ou de bronzage, mais doit contraster avec le rythme social ouvrable. Se coucher tard, dormir tard, se donner l’illusion pour quelques jours de mener une vie de riche. Aussi est-il nécessaire de dépenser outre mesure: on économise pendant tout le reste de l’année pour se payer des vacances. Se payer des fantaisies, des caprices, du «bon temps». Les vacances constituent une parenthèse dans la vie laborieuse, ce qu’on y fait n’a pas d’incidence sur le temps utile, actif, sacrifié, sinon l’accumulation de nostalgies. Le flirt de vacances, la passade amoureuse, sont aussi de rigueur, signes d’une liberté ponctuelle sans limites. Il s’agit en quelque sorte d’amasser assez de sensations, d’engranger assez de jouissance pour supporter les travaux forcés de la vie sociale, de s’offrir assez de joies factices pour, pendant un an, renvoyer toute velléité d’écart ou d’excès aux «prochaines» vacances. Alors que l’activité photographique est rare dans la vie courante, à l’exception d’éphémérides comme les mariages ou les anniversaires, il faut enregistrer chaque lieu et chaque moment de vacances, à la fois pour s’assurer qu’on n’a pas rêvé, les revivre en les évoquant devant collègues et amis, et embellir une éclaircie médiocre qui ne paraîtrait pas si lumineuse si la vie courante et l’emploi rémunéré n’étaient si ternes. Le propre mot vacances, étymologiquement synonyme de vide, d’inoccupation, désigne un espace mental ouvert à de nouvelles expériences: le tourisme n’est praticable qu’en vacances. Il existe toute une infrastructure industrielle de l’organisation des vacances. Ersatz de paradis laïc et mesuré, les vacances sont conçues comme un retour aux origines: camping nomade, bains dans la mer matricielle, voyages, visite de monuments historiques; il s’agit de renouer avec la nature et le passé mythiques, de reculer dans le temps, de se désocialiser un peu. Droit récent, les vacances sont inséparables de la condition travailleuse dont elles dénoncent par leur seule existence, par la reconnaissance de leur nécessité, le caractère oppressif et insatisfaisant, indépendamment de tout effort physique. Car le besoin de cure révèle euphémiquement le diagnostic d’une maladie sociale.
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Queen! Mais qu’est-ce que tu as, ma chérie? Nadine a l’habitude d’angliciser le prénom de son amie, trouvant que cela lui confère un certain chic. Reine en pleurnichant explique qu’un amant de passage, rencontré l’été précédent pendant ses vacances en Colombie, lui a téléphoné à l’improviste; que Patrick, son fiancé, a intercepté la communication et lui a fait une scène de jalousie épouvantable. Nadine jouit un court instant de la détresse de son amie, puis la rassure, lui affirmant que la colère de Patrick ne saurait durer, et s’offrant finalement à servir d’intermédiaire pour les réconcilier. Tu n’as rien avoué au moins? Bien sûr que non! J’ai dit qu’il s’agissait d’un collaborateur de mon père, mais il a continué de se méfier. Il n’a pas confiance en moi! Avec quelque raison, à ce qu’il semble. Reine, sensible à la pique ironique de Nadine, voudrait protester mais éclate en sanglots. Mais l’essentiel est que tu aies nié. Tant qu’un doute subsiste, il peut se ronger, mais il finira par accepter ton histoire. Tu veux boire quelque-chose? J’allais faire du thé. Patrick et Reine doivent se marier dans deux mois et leurs fiançailles n’ont jusqu’à ce soir connu aucun nuage, au point que Nadine, bien qu’elle se pose en femme libre et défende farouchement le célibat, est un peu jalouse de leur bonheur. Patrick ne lui déplaît pas; elle l’avait remarqué bien avant que commence son flirt avec Reine; lui, par contre, s’est toujours montré distant et ne lui a jamais fait d’avances. Elle a donc un passif d’indifférence à régler avec lui. Reine se calme peu à peu et évoque complaisamment son aventure avec António, leurs nuits sur le yacht. Qui sait, peut-être plairait-il à Nadine? Beau garçon, riche à crever. Malheureusement, elle ne sait pas à quel hôtel il est descendu. Nadine aurait du moins pu lui vendre quelques toiles… Après le thé, Nadine a ouvert une bouteille de whisky et insiste pour que Reine passe la nuit chez elle. Elle se propose de rendre visite à Patrick dès le matin. Reine, rapidement ivre, finit par accepter. Elle s’endort dans les bras de Nadine, rêvant d’António sans se douter qu’à quelques pâtés de maisons de là le beau Colombien est en train de passer de vie à trépas. Nadine, qui s’amourache facilement mais n’a guère de chance avec les hommes, qu’elle conquiert aisément car elle n’est pas laide mais qu’elle effraie un peu par ses manières résolues et son sans-gêne bohême, contemple le visage serein de son amie, lui enviant sa jeunesse et son insouciance, qui lui permet de sombrer ainsi dans un sommeil d’ange. Elle se remémore ses propres béguins, qui ne durent jamais longtemps, et en veut à Reine de ses conquêtes faciles. Elle se promet de lui faire un sermon quand la crise sera passée. Elle tente d’imaginer António et finit par s’endormir en rêvant elle aussi du prince charmant colombien.
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Si toutes les petites filles rêvent d’un prince charmant, elles se convainquent au cours de leur «mûrissement», qui est surtout apprentissage du réalisme pragmatique, de son inexistence. Le mythe amoureux conserve sa puissance parce qu’il reste mythique. Donc réservé à des êtres d’autre condition sociale et même existentielle, aux héros, pas aux humbles terriens. La croyance en l’amour se prolonge pourtant jusqu’à l’adolescence, sous l’étiquette de «romantisme». Et en effet l’amour, lorsqu’il s’accomplit, bouleverse toutes les certitudes, adoptant les formes et les voies les plus imprévisibles, les moins réglées. Au point d’effrayer, car l’amour, à l’évidence, ne négocie pas. La fixation de tous les sentiments sur un seul être est par définition asociale. Face à la possibilité de réalisation de l’amour et ses conséquences, la plupart des humains reculent. Ils préfèrent assimiler l’amour à la passion, oubliant que le mot, dès Descartes, désignait une perte de contrôle de la raison, devenue passive face aux sentiments, donc un état négatif sitôt qu’il durait. La passion doit être éphémère. L’amour qui dure est, du point de vue social, pathologique, proche de la dépendance des stupéfiants, ou même de la folie. Aussi la large diffusion par la culture de masse du mythe amoureux est-elle sujette à caution. À la fantaisie et au merveilleux des contes de fées a succédé la création d’un univers artificiel, plus naturaliste en apparence mais tout aussi peu crédible, car le lecteur le plus naïf sait que «la vie n’est pas un roman». Au fond, l’amour, «c’est du cinéma». Il importe toutefois de canaliser la redoutable énergie de l’amour qui, ne pouvant se satisfaire de l’état du monde, risque de se muer irrémédiablement de passion en action révolutionnaire plus radicale que toutes les luttes idéologiques connues à ce jour. Le mythe, initialement tragique, débouchait dans sa version populaire sur la reproduction; dans son traitement cinématographique, il s’arrête au premier baiser. En effet, l’amour ne permet pas de planifier l’avenir. Il y a encore deux siècles, les époux ne choisissaient pas leur partenaire. Le pacte conjugal ne comportait pas de clause d’amour. Il a fallu la chute de l’emprise idéologique religieuse, qui n’admettait que l’amour mystique, porté à dieu seul, pour que le mythe amoureux se laïcise et se développe. En pratique, la fusion de la liberté de choix avec l’institution matrimoniale aura permis un contrôle de l’amour aussi efficace que celui des naissances. Un siècle plus tard, la propre institution du mariage se révèle précaire. Pourtant chacun participe à l’entretien d’un mythe amoureux à la hauteur duquel il n’a pas su se hisser, dont il sait démériter, comme de la flamme du soldat inconnu symbolisant la paix à laquelle nul ne croit plus. Le manquement à l’amour nous condamne, car il est le seul espoir.
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Patrick, ouvre! C’est moi, Nadine. De derrière le battant, Patrick demande: C’est Reine qui t’envoie? Voyons, Patrick, c’est ridicule! Tu vas me laisser plantée sur le seuil? Patrick finit par déverrouiller la porte et la fait entrer à contrecœur tout en préparant mentalement des réponses définitives. Mais Nadine s’assied, allume une cigarette et la fume sans hâte. Tu pourrais m’offrir à boire, ça se fait! Désorienté, Patrick ne parvient plus à se contenir: Tu comprends, ce n’est pas tant qu’elle ait un amant. Nous ne sommes pas encore mariés et je sais qu’elle n’est plus vierge. Mais je ne supporterai pas que notre relation repose sur des mensonges. Nadine fait mine de ne pas comprendre: Des mensonges? Oh, ne joue pas l’ingénue, je suis sûr qu’elle t’a tout raconté! Des mensonges, oui! Cette salade à propos d’un collaborateur de son père: depuis quand tutoie-t-elle les collaborateurs de son père? Même moi, il a fallu des mois avant qu’elle cesse de me vouvoyer! Nadine se mord la lèvre. Patrick n’est pas sot. Et alors? Tu n’as pas couché avec d’autres filles, peut-être? Et tu lui as raconté tes aventures par le menu? Tu n’as rien omis? À d’autres! Patrick se récrie: Une fille comme toi ne peut pas comprendre. Si tu veux vraiment savoir, eh bien justement, non! Depuis que je sors avec Reine, les autres femmes ne comptent plus. Je l’aime, vois-tu! C’est pour ça que tu préfères lui faire des scènes? C’est ça, mets les torts de mon côté! Il sent qu’il perd du terrain et hausse le ton. Elle profite de son avantage pour se laisser glisser sur les coussins, faisant par inadvertance remonter sa jupe jusqu’au haut des cuisses. Quand il la regarde, elle lui sourit et jette un peu d’huile sur le feu: Tu me fais l’effet d’un sacré séminariste! Patrick rougit, partagé entre le désir de la frapper et celui de lui sauter dessus. Elle feint de ne rien remarquer, se lève, rajuste sa jupe et, avec un soupir, fait mine de vouloir partir: Puisque décidément tu ne veux pas m’offrir à boire… Patrick, surpris, bafouille, cherche les mots pour s’excuser, la retenir, s’affole, court lui barrer le passage quand elle se tourne vers la porte et, la saisissant par les épaules, l’embrasse brusquement avec fougue. Elle répond à son baiser et, le tenant serré, se laisse tomber à la renverse sur le canapé. Ils feront l’amour longuement, plusieurs fois, ne s’interrompant que le temps de fumer une cigarette. S’apercevant finalement que les heures ont tourné, elle se rhabillera rapidement et, après un dernier baiser, conclura, moqueuse: Maintenant vous êtes quittes, toi et Reine. Tu es vengé et tu avoueras que ça a été plus agréable qu’une scène de ménage! Et si jamais tu te trouvais de nouveaux motifs de vengeance, on ne sait jamais avec les femmes, je reste à ta disposition. Appellemoi quand tu veux. Après quoi elle courra acheter la «pilule du lendemain».
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Les sociétés humaines ne pratiquent pas toutes la monogamie, voire la monoandrie. Le principe de l’exclusivité du partenaire sexuel semble propre aux religions judéo-chrétiennes concevant sexualité et conjugalité sur le modèle de l’adoration religieuse monothéiste. Le dieu juif est parfait mais jaloux! L’élan de partage que fait naître l’amour se trouve socialement restreint à un contrat duel de possession réciproque et le sacro-saint principe de propriété s’étend aux rapports passionnels. Or on ne saurait posséder une personne. L’état de femme-objet dans une société sexiste où l’égalité de droit n’est pas encore acquise constitue plus qu’une métaphore polémique. Ce passé pèse encore si fort sur les sociétés occidentales que l’amour y est encore, malgré les tentatives de spécification surréalistes telles «fou» ou «sublime», un concept contradictoire et un sentiment mal connu. La pauvreté des langues latines ou scandinaves dans ce champ lexical est remarquable. Le même verbe traduit le goût, l’affection ou la passion, génériquement et sans nuances. Toute réflexion est limitée par les vocables qui peuvent traduire la diversité de son objet, d’où les platitudes quasi publicitaires que nous héritons de l’Antiquité à propos de l’amour. Le sentiment comme le mythe amoureux proviennent probablement de la culture arabe qui au moins possède une soixantaine de mots pour exprimer les diverses formes que peut prendre la passion, selon son degré, son objet ou ses circonstances. S’agit-il du même sentiment que porte une femme à son enfant et à son mari, bien que la dérivation adjectivale «amoureuse» reste l’apanage de ce dernier rapport? Divers objets amoureux peuvent-ils coexister? L’être aimé est-il toujours nécessairement fantasmatique? Sinon, comment le sentiment peut-il s’affaiblir ou s’éteindre? Autant de questions primordiales sur lesquelles, curieusement, ni la science ni la philosophie ne semblent se pencher, faute d’être en mesure d’y répondre ou du moins de les éclairer. La tâche est laissée aux poètes et au courrier du cœur, au lyrisme irrationnel et à la psychologie bon marché. Car l’amour, socialement inutile voire néfaste, ne mérite pas l’investissement d’une recherche sérieuse. Il continue d’appartenir à l’univers courtois, romanesque ou lyrique de la fantaisie littéraire. Tout mariage est assorti d’un contrat de type commercial prévoyant la rupture de l’union. Et, bien sûr, la transgression de l’exclusivité est motif principal et suffisant de rupture. Or la fidélité s’obtient peut-être par amour, certainement pas par contrat. Toutefois la jalousie est sans doute davantage expression d’insécurité que proprement revendication de propriété. La prétention à l’exclusivité est vaine. Un dicton chinois dit: Ce qui n’existe que pour une personne n’existe pour personne.
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Oscar, il faut que je vous parle! Le ton solennel de Patrick, inhabituel, trouble Oscar. Relevant la tête de sa table de dessin, il dévisage son futur gendre. Comprenant qu’il s’agit d’une chose grave, il pose son crayon, se lève et entraîne le jeune homme dans le petit bureau attenant. Les stagiaires chargés de transcrire les croquis du patron en plans et dessins techniques millimétrés saluent Patrick d’un signe de tête amical auquel, trop absorbé, il ne répond pas. Oscar referme la porte vitrée derrière eux et, dès qu’ils ont pris place de part et d’autre d’un bureau très design occupant les trois-quarts de la petite pièce, se met au diapason de Patrick et l’invite cérémonieusement à parler: Je vous écoute. Patrick se sent un peu comme chez le médecin. Il annonce de but en blanc que Reine et lui ont décidé de rompre leurs fiançailles. Oscar est franchement surpris. Mais pourquoi? Il s’est passé quelque-chose? Oh! Elle m’a trompé, je l’ai trompée, mais l’essentiel n’est pas là. J’ai beaucoup réfléchi à ma vie, à ma situation et, pour simplifier et dire les choses crûment, je me suis trouvé futile. Une personne m’a dit l’autre jour que j’avais l’âme d’un séminariste; eh bien, elle devait avoir raison! Je veux me sentir utile. Jusqu’ici, tout m’a été servi sur un plateau. Je sais que je vais vous décevoir, mais j’ai aussi décidé de laisser tomber mes études d’archi. Vous trouvez donc l’architecture inutile? Ce n’est pas ce que je voulais dire, mais il faut reconnaître que nous ne travaillons qu’à la commande, et que nous sommes au service du client. Et alors? Ça prouve justement notre utilité! Je ne sais pas, je ne me sentirais jamais réalisé, à devoir toujours faire des concessions. Regardez ce qu’ils ont fait de votre cité-jardin! Comme les arbres perdent leurs feuilles et que c’est salissant et que ça demande de l’entretien, ils ont remplacé les jardins par des tapis de pelouse, remplaçables tous les ans! Patrick s’est énervé. Oscar sait à quel point, lors de son stage, il s’est investi dans ce projet qui a aussi scellé sa rencontre avec Reine. Mais vous savez bien que la responsabilité de l’architecte s’arrête là: il propose et le client, en l’occurrence l’assemblée des propriétaires, dispose. Ils font ce qu’ils veulent, l’architecte n’y peut rien. Mais ils ont complètement dénaturé le projet! Mais non, mais non! Architecturalement, le jardin était un détail décoratif, un prétexte, pas plus. Ce qui était intéressant, et audacieux, c’était le jeu des dénivellements, et ça, ils n’ont pas pu y toucher. Il faut toujours conserver un certain recul pour évaluer son propre travail. Après ces conseils paternalistes, il revient brusquement au sujet initial de leur conversation: Et vous avez une idée de ce que vous allez faire? Je pars. J’ai pris contact et me suis engagé comme volontaire dans une organisation internationale d’aide aux victimes de guerre.
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Malgré leur évidente ressemblance structurelle d’un bout à l’autre de la planète, la laideur de nos constructions urbaines n’est pas anonyme. Elle est signée et personnalisée: par des architectes. Catégorie professionnelle aux privilèges exorbitants, puisque aucun bâtiment ne peut s’édifier sans qu’ils y aient apposé leur griffe, les architectes se veulent «artistes», tiennent à se distinguer des simples ingénieurs ou techniciens, alors que leurs réalisations dénoncent d’abord leur manque d’imagination. L’architecture serait un art sans imagination. Un petit nombre de personnalités exceptionnelles, comme Gaudí, Wright et quelques autres, servent de caution à la foule de tâcherons responsables pour la conception de ces immenses pénitenciers de briques et de béton nommés «villes». Si le principe du quadrillage peut a posteriori paraître rationnellement justifié par la circulation automobile, encore qu’il conviendrait de savoir si les villes sont édifiées pour les voitures ou pour les humains, et bien que d’autres modèles, des villes italiennes concentriques aux labyrinthes orientaux, aient existé dans le passé, rien ne saurait légitimer ni que l’habitat contemporain se réduise à un entassement infantile de cubes encastrables, ni qu’une occupation de l’espace conçue pour durer se pratique sans concertation ni préoccupation d’avenir, sans projet utopique de société. Les architectes sont des bâtisseurs de prisons, plus encore que physiques, mentales. Il suffit de penser que la structuration intérieure de l’habitat a pratiquement cessé d’évoluer depuis que les architectes la dessinent. Les rares innovations, comme le loft new-yorkais, ne sont pas le fait d’architectes. Docilement soumis aux impératifs économiques et politiques des gouvernants, locaux ou nationaux voire internationaux car l’idéologie a été la première à se globaliser, les architectes ont créé, dans la seconde moitié du XXème siècle, les extensions urbaines à peine vivables où rejeter les habitants les plus «économiquement faibles», dites «cités-dortoirs» puis rebaptisées ZUP ou ZAC, triomphe du provisoire devenu permanent, comme si le loyer modéré impliquait une construction à moindre frais. Ces immeubles uniformes, qui ont peu à peu modelé l’aspect de toutes les banlieues et, toujours pour les même raisons économiques, c’est à dire d’économie à l’épargne, s’étendent désormais centripètement jusqu’en plein cœur des villes. La tristesse et la monotonie de l’espace urbain auraient dû depuis longtemps disqualifier une profession responsable de l’enfermement des populations, des corps comme des esprits, dans un ordre illusoire mais solide. Car le caractère monumental de leurs œuvres n’est que façade d’immobilisme couvrant le chaos où s’agitent les cellules humaines dans un «organisme» social en profonde dépression.
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Nadine! Tu n’es qu’une garce, une salope! Tous les visiteurs, verre de champagne dans une main canapé au saumon fumé dans l’autre, se retournent. Les conversations s’interrompent. L’esclandre peut s’accomplir dans un silence attentif et recueilli. Nadine, surprise par l’irruption de Reine dans son vernissage, ne sait quelle contenance adopter. La galeriste, la première, comprend le parti à tirer d’un scandale pour une publicité à peu de frais pour l’exposition. Il faut alimenter la chaudière des esprits échauffés. Elle s’approche de Reine et lui éclate de rire à la figure. Reine lui jette son champagne au visage mais, avant que la galeriste dégoulinante ait pu se répandre en insultes et ameuter l’assistance, elle fond en larmes et se laisse entraîner hors de la galerie par son père dont la bienveillante dignité leur attire la sympathie du public. Le bourdonnement des conversations reprend et efface l’incident, même si quelques rires à la vue de la robe maculée et de la coiffure trempée de la maîtresse du lieu révèlent qu’il oriente désormais les bavardages. Furieuse, elle se retourne vers Nadine, à la place de qui elle a écopé. Il me semble que j’ai droit à une explication! Un journaliste mondain à l’affût de potins s’approche discrètement, pas suffisamment toutefois pour que Nadine ne le repère. Elle choisit donc d’éluder la question: Une toquée! Je t’expliquerai plus tard. Puis elle prend la galeriste par le bras et, lui faisant faire demi-tour, la met nez à nez avec le journaliste qui sourit bêtement et s’écarte. Décontenancée, la galeriste se résout à appeler un taxi pour rentrer chez elle se changer et se recoiffer, afin d’être de retour avant que ses clients habituels, éventuels acheteurs, ne soient tous arrivés, et repartis. Elle se libère de la poignée de Nadine et la fusille du regard. Elle se jure intérieurement de ne plus exposer d’artistes mineurs sur la seule foi de conversations de café. Nadine est plus hardie dans ses propos que dans sa peinture. Ses toiles, de facture somme toute assez traditionnelle, ne sont ni assez provocatrices pour intéresser les critiques, ni assez décoratives pour être accrochées dans un salon. Tout au plus parviendra-t-elle à obtenir une recension de complaisance, insuffisante à lui assurer une cotation sur le marché. D’ailleurs, malgré leur prix modique, aucun visiteur n’a encore pris d’option sur le moindre tableau. Elle est furieuse et ne répond même pas à Nadine quand celle-ci, confuse, lui demande: Tu reviens vite? Sa sortie offensée ne laisse aucun doute à Nadine: l’exposition va se solder par un fiasco. Reine s’est bien vengée, au-delà même de ce qu’elle avait sans doute imaginé. Tout en souriant, très mondaine, aux invités et amateurs d’«art» qui viennent poliment la féliciter avant de se retirer, elle enrage: Qu’ils partent, qu’ils partent tous! Un jour, elle aura sa revanche.
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Le concept d’art, dans son acception moderne, surgit au XVIIIème siècle, en même temps que ceux d’esthétique et de littérature, fixant dans la langue non pas tant la désignation de domaines désormais autonomes grâce au renversement des structures de pouvoir et de l’idéologie qui allait de pair, comme ont pu naïvement se figurer créateurs, amateurs et critiques de l’époque, mais plus pragmatiquement la naissance pour toutes ces disciplines d’un marché. Les analyses sociologiques les plus récentes du monde artistique, dégageant comment les positions occupées sont plus déterminées par la vacuité d’un créneau permettant une affirmation d’originalité contre les courants dominants que par un choix esthétique et idéologique originel clair, ne font que constater une conscience intuitive du marché chez les artistes. En dépit des proclamations de quelques chapelles qui se prétendent socialement et politiquement désengagées, l’art n’est jamais gratuit. Même Van Gogh, qui peignait par rage et nécessité intérieure, aurait aimé vendre ses toiles. Et Beethoven «entendre» sa musique jouée en public. L’artiste a socialement la particularité de définir lui-même son statut, avant toute reconnaissance ou légitimation institutionnelle. Outre toutes les traces matérielles, monumentales ou exposables en musée, du passé, qui constituent le patrimoine légué, est art ce que l’artiste déclare comme tel, avec le secret espoir de le voir, si possible de son vivant, entrer au musée. L’art est une production pré-momifiée. L’art a au cours du XXème siècle suivi la même voie, ou impasse, conceptuelle que le mouvement anti-art qui a permis sa rénovation: de même que dada s’est éteint lorsque son essence contestataire s’est diluée en «tout est dada», l’art a perdu toute signification autre que l’étiquette couvrant un champ de spéculation et blanchissement d’argent à partir du moment où, virtuellement, «tout est art». Institution-façade sanctionnant et cautionnant la prise du pouvoir par la bourgeoisie, l’art n’a pas su se «démocratiser». Concept vide, il est mort. Mais l’artiste survit. Dans la caricature voilée de l’ancien régime qu’est la société bourgeoise, à côté du serf volontaire qu’est le prolétaire, il y a le courtisan volontaire: l’artiste. Reconnu d’«utilité publique», l’artiste sait vendre son talent, sous le nom d’inspiration son caprice, et, pour les plus honnêtes ou déchirés, son impuissance. Pourtant, aujourd’hui comme par le passé, la majorité de la population mondiale s’occupe de survivre en totale ignorance des problèmes artistiques. Au mieux l’art est une notion qui lui a été scolairement imposée, pas un bien qu’elle puisse employer et revendiquer. Et Steiner, pour confirmer son inutilité non seulement sociale mais morale, rappelle que Buchenwald a été édifié à côté du centre «artistique» de Weimar.
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Maria! Nous partons passer quelques jours chez mon frère: Reine a besoin de repos; un peu de vacances et du bon air lui feront du bien. Elle se remettra vite sur pied, mais pour l’instant il vaut mieux qu’elle quitte Paris quelques temps. Maria, qui ne s’appelle pas Maria mais Oscar a toujours trouvé son prénom trop difficile à prononcer, approuve: elle a connu Reine toute petite et l’a pratiquement élevée après le divorce de ses patrons; elle aussi s’inquiète de l’état de la jeune fille et se réjouit qu’Oscar ait été capable d’abandonner son cabinet ne serait-ce que pendant une semaine pour s’occuper de sa fille. Inutile donc de venir faire le ménage pendant ce temps-là, je vous téléphonerai pour vous prévenir de notre retour. Ne vous inquiétez pas, répond la bonne portugaise, je passerai juste aérer la maison. Ce «congé» tombe à pic car son fils cadet lui donne du souci: il sèche l’école pour commettre, avec une bande d’«arabes», elle préfère génériquement les appeler ainsi même s’il n’y a parmi eux qu’un fils d’Algérien, quelques menus vols, et surtout participe à des bagarres contre une bande rivale, au cours desquelles plusieurs voitures ont déjà été endommagées, ce qui a motivé l’intervention de la police dans le quartier. Elle se dit même qu’il vaut mieux lui laisser ignorer que le pavillon de ses patrons va rester quelques jours inhabité, il serait capable d’en profiter pour y faire une «visite» avec effraction. Elle se rend compte qu’elle a plus choyé la fille de ses patrons que ses propres enfants, qu’elle connaît Reine mieux que ses fils. Si leurs résultats scolaires n’étaient pas aussi mauvais, elle envisagerait sérieusement de les envoyer étudier au Portugal chez leurs grands-parents, mais dans l’état actuel des choses, il ne faut pas y songer, elle-même n’a presque pas d’autorité sur eux, au Portugal ils n’en feraient qu’à leur tête. Il ne lui reste qu’à prier tous les jours pour que son gamin ne se fasse pas prendre. Au moins, cette semaine, elle pourra le surveiller. Elle prépare la valise de Reine qui, sous sédatifs, erre comme une zombie dans la maison, indifférente à ce qui se passe autour d’elle. Conceição, c’est le véritable prénom de «Maria», se dit qu’elle cirera les parquets dès qu’ils seront partis. Elle n’était pas encore majeure quand elle a été engagée comme bonne. Elle est restée en France quand ses parents sont rentrés au pays passer leur retraite et, malgré la considérable augmentation du trajet, a suivi son patron quand il a emménagé dans ce pavillon construit, bien qu’il ne se distingue guère à première vue des maisons environnantes, sur ses plans. Elle et son mari n’ont jamais quitté leur deux-pièces où ils vivent à quatre. Leurs salaires sont insuffisants pour songer à louer un appartement plus grand. Aussi considère-t-elle la maison des patrons un peu comme la sienne.
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Le fait de faire nettoyer sa propre merde par d’autres est peut-être le critère le plus flagrant de la conception inégalitaire de l’humanité ancrée dans l’esprit des privilégiés. Swift a eu beau faire, l’existence d’une domesticité n’est pas perçue comme un scandale social et moral même chez les bourgeois de «gauche». Du point de vue des patrons, outre la dispense à bas prix de la corvée de nettoyage, accompagnée de l’illusion d’une supériorité humaine découlant de la supériorité financière et sociale, le gain consiste en un rapport préservé au temps: il ne s’agit pas tant de profiter d’une économie du travail domestique que de jouir d’un espace privé imperméable au passage du temps sous sa forme matérielle la plus immédiate, l’accumulation de poussière. Dans cet espace toujours immaculé, le bourgeois peut croire que le temps n’a pas de prise sur lui, et par conséquent recule fantasmatiquement la conscience scatologique de la mort, voire du vieillissement, s’égalant formellement aux dieux. Du point de vue des domestiques, plus que la fatigue ou l’humiliation, l’ignominie d’un tel emploi tient à l’apprentissage d’un respect indépendant de tout mérite ou qualité personnelle du patron, mais au contraire en parfaite connaissance de ses faiblesses et défauts. Car est exigée du domestique non seulement la servilité, la fidélité, mais la gratitude à l’égard de son oppresseur. Le temps des domestiques à demeure est passé, où même un espace de vie privée leur était interdit, mais le principe demeure: le domestique n’est pas une personne, il n’a droit ni à l’opinion ni au sentiment. En effet, rien ne garantit mieux, même chez le «petit» bourgeois, la conscience d’une élévation minime dans l’échelle sociale que la possibilité d’avoir un autre humain à son service, preuve vivante de la réalité de ladite échelle. Le domestique est la caution du statut du patron. Enfin, le travail domestique est l’un des seuls qui se voie inspecter quasi quotidiennement, puisque son résultat, ou surtout son manquement, est immédiatement visible. Le domestique doit mettre du cœur à l’ouvrage; responsable du confort de son patron, il ne saurait se contenter d’exécuter mécaniquement, tel un ouvrier non-qualifié ou une machine, ses tâches. Le domestique, ou la femme de ménage, doit n’exister que solidairement avec son patron, il doit en être l’ombre. Même aujourd’hui que ce travail est réglementé, déclaré fiscalement, couvert pas la sécurité sociale, éventuellement syndiqué, la vie privée des domestiques doit s’effacer, se soumettre aux nécessités du patron. Il serait inconvenant qu’il prenne un congé qui ne corresponde pas aux vacances de celui-ci, que ses affaires privées passent avant l’accomplissement de son ouvrage. Statut de dégradation sociale héritier de l’esclavage, la domesticité n’est pas une profession, c’est une vie.
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Luís! Qu’as-tu fait? Conceição, ayant profité de l’absence de ses patrons pour faire enfin le ménage à fond chez elle, a découvert un revolver planqué sous une pile de chemises dans le tiroir de la commode réservé à son fils. Elle a impatiemment attendu son retour à la maison, avant que le père ne rentre de son boulot. Dès qu’il est entré et jette son cartable dans le coin de la pièce, elle brandit le revolver. Luís, après un sursaut initial, bien que passablement ennuyé, semble prendre la chose à la légère. D’abord minimiser le drame: C’est à un pote qui m’a demandé de le garder. Ne mens pas! C’est très grave, cette fois! Mais j’ai rien fait! Qu’est-ce que tu vas imaginer! Il ment, visiblement. Conceição se reproche mentalement d’avoir toujours été trop faible avec ses enfants. L’école ne leur a servi à rien. L’aîné travaille déjà avec le père comme aide-maçon. Et le cadet, Luís, prend un chemin encore pire. Elle-même ne sait ni lire ni écrire, à l’exception de son nom, mais le regrette. Si elle n’avait pas dû, dès son plus jeune âge, briquer des escaliers avec sa mère… Le père ne va pas tarder. Je t’en supplie, dis-moi où tu as trouvé cette arme! Mais je te l’ai déjà dit, c’est un pote qui me l’a confiée! Il n’en démordra pas. Pour rien au monde il n’avouerait qu’il l’a découvert dans le tiroir d’un secrétaire lors du cambriolage d’un pavillon de banlieue limitrophe. D’ailleurs, ils n’ont pas trouvé de fric et se sont contentés de vider quelques bouteilles. Les journaux n’en ont pas parlé, le proprio ne l’a peut-être même pas signalé aux flics. Luís a emporté le revolver sans souffler mot de sa trouvaille à ses camarades. Quand toute la maisonnée est endormie, il se contente d’en sentir le poids dans sa main et de s’imaginer tenant en respect une foule de quidams apeurés. Il rêve d’entrer dans la police, pour se faire craindre et respecter, ambition qui ne lui paraît pas contradictoire avec ses activités de voleur occasionnel. À l’école, on ne fait qu’apprendre par cœur des choses auxquelles il ne comprend rien, qu’il doit oublier d’une année sur l’autre et qui ne lui serviront jamais dans la vie active. Il n’y met plus les pieds. Jusqu’à présent, ses absences injustifiées lui ont seulement valu un renvoi provisoire de trois jours, c’est le comble! Mais qu’est-ce qui a pris à sa mère d’aller farfouiller dans ses affaires? La menace de l’arrivée imminente du père fait perdre à Conceição tous ces moyens. Elle lui tend le revolver: Je ne veux plus jamais voir ça ici, tu m’entends? Luís glisse le revolver dans la poche intérieure de son blouson et s’apprête à sortir. Où vas-tu? T’inquiète pas, je vais le rendre. Ton père va arriver, ne te mets pas en retard! Luís hausse les épaules et sort. Conceição va baisser le gaz sous le rôti et s’agenouille devant l’évier pour murmurer une rapide prière.
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On ne peut apprendre que ce qu’obscurément on sait déjà. L’assimilation d’une notion véritablement nouvelle oblige à une reconsidération de l’image préexistante du monde et ne peut que troubler, sinon bouleverser. Un véritable enseignement est une violence faite à l’esprit. Aussi succès ou échec scolaire dépendent-ils essentiellement des connaissances préalables acquises à l’école dite «parallèle», foyer familial, télévision, environnement social, etc. L’institution scolaire ne fait qu’entériner ce que les différences de milieu d’origine avaient déjà établi. La fonction sociale de l’école est de légitimer les inégalités et assurer la reproduction de la structure sociale d’une génération à l’autre. Les connaissances scolaires, mal assimilées, s’effaceront à l’âge adulte puisque, sauf les acquis de base, lecture et arithmétique, elles n’ont guère d’utilité pratique ou professionnelle. Car la culture n’est pas un bien dont le citoyen revendique la jouissance. Virtuellement, l’école serait le lieu protégé où l’enfant pourrait développer son imagination, la connaissance de références culturelles diverses lui permettant de découvrir des exemples insoupçonnés et d’accéder à des territoires de pensée que les médias n’abordent pas, et surtout révéler et approfondir ses propres aptitudes. Mais pour ce, encore faudrait-il que, socialement, l’imagination ou les aptitudes personnelles soient valorisées. Près d’un siècle après leur élaboration, les méthodes «actives» d’apprentissage sont encore étiquetées pédagogie «nouvelle». Le corps des enseignants «missionnaires» de la République s’est depuis longtemps fonctionnarisé. L’école est avant tout un lieu de «socialisation», c’est à dire d’apprentissage de la règle et de la discipline, prélude à l’instruction donnée dans les casernes, et leur corollaire: la fraude et le mensonge. Cependant, l’enfant qui ne parvient pas à s’adapter à ce premier embryon de système de formation et formatation sait confusément qu’avec l’échec scolaire commence son rejet social. L’école a encore une fonction de garderie, relevant les parents de leur responsabilité d’éducateurs pour leur permettre de se consacrer à leurs tâches sociales rémunérées. Mais dans une économie de marché l’enseignement lui-même tend à devenir bien de consommation, et les parents réclament désormais les droits du client. Pragmatiques et cyniques, indifférents à l’«illusion pédagogique» dont l’enseignant le plus paresseux ne parvient jamais à se détacher complètement, ils exigent, non pas l’épanouissement des enfants, non pas leur apprentissage de notions et références qu’eux-mêmes ont depuis longtemps oubliées, mais leur titularisation. Et la société libérale, qui a favorisé la démission des parents, après un rapide calcul des économies réalisées à court terme par l’état, ratifie la faillite de l’école publique laïque.
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Kemal! J’ai un truc à t’échanger contre ta playstation. La console toute neuve de Kemal, somptueux cadeau d’anniversaire, fait baver d’envie tous les gosses du quartier qui se disputent le privilège d’aller jouer avec lui. Kemal n’en croit pas ses oreilles: Tu veux rire! Mais Luís a l’air tout à fait sérieux. Attends de voir ce que je te propose, je vais te montrer. Kemal intrigué le suit. Ils descendent la rampe du parking souterrain de l’immeuble et se faufilent entre les voitures jusqu’à un recoin sombre où personne ne peut les voir. Là, Luís exhibe le revolver sous les yeux de son ami bouche bée. Mince alors! Luís le lui met entre les mains. Fais gaffe, il est chargé! Aux yeux brillants de Kemal, il sait déjà qu’il a gagné la playstation. Kemal vise des cibles invisibles et fait avec la bouche le bruitage de ses tirs virtuels. Avec ça, il va pouvoir jouer les durs et en remontrer à son frère Charib, à qui il voue admiration et haine indissolublement mêlées. Mais depuis sa sortie de prison, Charib se montre à l’égard de son cadet plus brutal, moins patient, presque méprisant. Ses trois années de taule lui ont acquis dans la cité un statut ambigu, à la fois de respect et de réprobation. En prison, il a découvert qu’au-delà des petits gangs de quartier existent des filières organisées, que le vol est une profession, et que ne vont en taule que des pauvres types de son genre, racaille marquée quasiment dès la naissance et parquée comme lui dans les cités de banlieue. Il y a appris la seule règle fondamentale: ne pas se faire prendre. Il a compris que tout s’achète, même la justice, et que l’argent donne avant tout l’immunité. Depuis son retour, il ne cherche pas d’emploi. Après une période d’inactivité passée à s’abrutir à longueur de journées devant la télé, il s’est mis à fréquenter la mosquée clandestine improvisée dans le garage de M. Mohammed, propriétaire à l’entrée de la cité d’une petite épicerie qui ne ferme pratiquement jamais: même aux heures avancées de la nuit, il suffit de gratter selon un code convenu au rideau de fer pour se faire ouvrir. Parfois Charib disparaît pendant un ou deux jours et ramène un peu d’oseille à la maison. La mère prend l’argent sans poser de questions. Kemal a déjà demandé à son frère de l’emmener dans une de ses virées mais Charib lui a ri au nez. Kemal humilié ne lui pardonne pas de le traiter désormais comme un gamin. Mais avec ce revolver, tout va changer. Pas plus tard que ce soir, il va prouver à Charib son courage et sa «maturité». La playstation n’est qu’un jouet. Il l’abandonne sans regret à Luís, lui va maintenant pouvoir jouer «pour de vrai». Luís le presse d’aller chercher la console et ses accessoires: son père et son frère doivent déjà être rentrés et il va encore se faire engueuler, voire se prendre une torgnole, pour arriver en retard pour le dîner.
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L’absolue inefficacité, voire nocivité morale, de la prison n’est plus à démontrer. Il s’agit seulement d’un lieu d’enfermement et de châtiment. Contre le «mauvais» citoyen, la société n’a trouvé d’autre remède que l’élimination provisoire de la circulation. Toutefois, les peines ne correspondent pas de façon mécanique aux délits. Les tribunaux pratiquent une justice de classe: l’origine sociale défavorisée ne constitue pas une circonstance atténuante mais aggravante. Il ne s’agit pas de comprendre le délinquant, seulement de le punir. Il existe une frange de la population socialement ostracisée, vouée de naissance, non pas à la criminalité, mais à l’incarcération, gibier de potence pré-marqué comme le bétail pour l’abattoir. D’autant que la majorité de la population carcérale s’y retrouve pour des infractions liées à la consommation de «drogue», c’est à dire à une prohibition passagère condamnée à être légalisée à relativement court terme. Les prisons, ce jour-là, se videront. Issus de la misère, les taulards, pour être effectivement punis, doivent être atteints au-delà des conditions matérielles de détention: privés de citoyenneté, ils seront en prison destitués de toute possibilité de maintien de leur dignité. Réduits, au niveau de l’identité, à n’être plus que des numéros, ils y sont constamment en butte au déni de personnalité. Plus que de l’inconfort, ils souffrent de l’isolement. Ils y font l’apprentissage du trafic, de la corruption et de la délation qui modèleront désormais leur conception du monde et des rapports humains. Ils y gagnent également une conscience et une haine de classe. Car, pour la plupart, leurs parcours sont remarquablement identiques. La consommation de substances les rendant inaptes au travail est la voie royale menant au petit trafic, au vol et à l’agression. La prohibition de certaines drogues entraînant une forte habituation, l’héroïne en particulier, rend leur prix prohibitif, constituant la source des comportements «déviants». Les conditions de détention rendent la consommation de came quasiment normative en prison. Quelques taulards s’y enrichissent, la plupart s’y endettent, si bien qu’une peine de quelques mois suffit souvent à bloquer le reste d’une vie: les condamnations se succèdent. D’autant que la «réinsertion» est à la charge du seul détenu, la société ne s’estimant aucunement responsable des méfaits engendrés par la détention. Or en prison, on ne saurait faire l’apprentissage que de l’abandon et de la violence «normale». Quand Kemal le soir-même montrera «son» revolver à son frère, Charib voudra s’en emparer. Au cours de leur lutte, une balle partira qui fracassera le crâne de Kemal. Au milieu des cris et des pleurs des parents, et bientôt du voisinage attroupé, Charib s’enfuira avant l’arrivée de la police. Il quittera clandestinement la France le lendemain.
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Jean-Pierre! J’ai quelque-chose pour toi: un reubeu a flingué son propre frère dans un immeuble de Puteaux! De dépit, Jean-Pierre a serré les dents et fermé les yeux. Le chef de rédaction s’en est aperçu. Il se souvient qu’il avait promis un autre reportage à Jean-Pierre et se lance dans une explication embrouillée: Pour l’histoire de la fraude électorale en Georgie, le boss préfère envoyer André; tu comprends, il est déjà allé à Tbilissi, il a ses contacts sur place; et puisqu’il est disponible… Jean-Pierre ne répond pas. Il comptait tellement sur ce premier reportage à l’étranger! Qui sait quand se présentera une nouvelle occasion? Son chef comprend qu’il vaut mieux le tenir occupé, ne pas lui laisser le temps de ruminer cet évincement, d’autant qu’il n’y est pour rien: dès qu’André a su que Jean-Pierre devait aller en Georgie, il a directement bigophoné au patron. Je te promets que la prochaine affaire à l’étranger est pour toi. Je sais bien que depuis une semaine tu potasses l’histoire de la Georgie! Mais en attendant, tu vas filer à Puteaux, Tu interroges les parents, les voisins, tu passes au commissariat de quartier recueillir leur point de vue et tu me ponds un article soigné sur la violence urbaine, la nécessité de renforcement de la sécurité, le fait que les voyous maintenant sont armés. Tiens! J’y pense, tu pourrais conclure sur l’avantage de l’emploi systématique du bracelet électronique après la sortie de taule: il paraît que le gars avait déjà tiré plusieurs années pour un fric-frac. N’appuie pas trop sur le côté immigrés en France, mais plutôt sur la violence des banlieues et la sécurité, pigé? Jean-Pierre avait immédiatement compris, pas besoin de lui faire un dessin, il connaît la ligne de journal: parler des immigrés, ça fait raciste, seriner l’antienne de la sécurité, c’est consensuel. Pour torcher pareil article, il n’aurait même pas besoin de se rendre sur place. Il en a tellement rêvé, de ce voyage à Tbilissi, qu’il se sent relégué aux chats écrasés. Il sait d’avance que les parents en pleurs n’ouvriront pas le bec, que les témoignages des voisins reflèteront tout au plus leur degré de racisme et que le commissaire condamnera en bloc toute cette racaille, le frère clamsé ça fait toujours un de moins, et cette fois on ne peut pas accuser la police de provocation, et se plaindra du manque d’effectifs. J’emmène un photographe? Laisse-moi voir… Il n’y en a pas de disponible, mais tu n’as qu’à téléphoner à un freelancer. Autrement dit, il n’aura même pas droit à une photo en première page. Ce salaud d’André lui aura vraiment bien coupé l’herbe sous les pieds! Cinq mille caractères! Tiens, je t’en donnes six mille! Comme si le chef lui faisait une faveur! Jean-Pierre se lève en soupirant. Il pourrait aller faire un tour au jardin d’acclimatation ou au bois, mais il n’aime pas les zoos. Ni les travelos.
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L’information est de nos jours considérée comme un bien de première nécessité. Même si ce n’est que pour lire le commentaire sportif, le citoyen ne saurait se passer du journal. S’il est illettré, il se le fait lire à haute voix. Or toute information est, par définition, incomplète, partielle, donc partiale, communiquant, autant que des faits, un point de vue, un jugement. Une opinion peut encore se discuter, une information non. L’information est donc un manuel de pensée normative dominante, actualisé quotidiennement. Le lecteur de journal, pour ne pas être le jouet d’une propagande diffuse, devrait s’exercer à penser systématiquement à tout ce que le journal omet, depuis les «nouvelles» non-sélectionnées, pas assez nouvelles, guerres qui s’éternisent et ne sont plus d’«actualité», manœuvres diplomatiques, ou boursières, qu’il ne convient pas de divulguer avant terme, incidents jugés mineurs, jusqu’aux points de vue contradictoires non-retenus, aux analyses sociologiques trop accablantes, aux commentaires plus compétents que ceux du journaliste. Vain jeu, perdu d’avance. Car il ne s’agit pas tant d’informer que de former, de conditionner les masses, aussi bien au niveau de leur pensée consciente qu’à celui d’un inconscient collectif de peurs et d’attentes. Le pouvoir établi contrôle l’information. Sans exercer proprement de censure ouverte, qui, contrevenant à la déontologie et aux prérogatives journalistiques, susciterait protestations, réactions, et engendrerait des mécanismes de détournement par allusion, les gouvernements ont créé des cabinets de presse fournissant aux journalistes les ingrédients de leur information en les laissant «libres» de préparer la sauce à laquelle ils l’accommoderont, pouvant ainsi compter sur leur participation active à la divulgation d’une version «autorisée». Le travail du journaliste est essentiellement de développer des brèves, c’est à dire de broder sans connaître les tenants et aboutissants du sujet, bref, de parler pour ne rien dire. Il n’est pas sûr que la publicité soit «information», mais il est certain que l’information est publicité. Agent de propagande, le journaliste est collé au pouvoir dans l’exacte mesure où lui-même est détenteur de pouvoir. Le savoir du journaliste est polyvalent: il n’est de sujet qu’il ne puisse traiter, convaincu de formuler une opinion quand il verbalise un préjugé. Le journaliste non seulement est son propre censeur comme il s’arroge le droit de censurer, interrompre, contredire ceux qu’il interviewe. Le journaliste sait déjà tout. Il ne saurait recevoir aucune «nouvelle»; son lecteur, formaté, non plus. Être informé, c’est pouvoir prendre part à une discussion de café où, débattant les problèmes du monde afin de pronostiquer au moins le résultat du prochain match de foot, tous possédant la même «information», tous partagent la même «opinion».
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Ilya! Alors, quoi de neuf? André! Content de te revoir! J’espérais bien que ton canard t’enverrait fouiner ici! Tu parles! Le chef de rédaction a un protégé et il voulait me griller sur ce coup! Tu es là, c’est le principal! On va arroser ça! Ilya est attaché de presse, porte-parole de la version officielle des événements; mais il est également agent de Moscou, lié au gouvernement russe par son passé de bureaucrate communiste; enfin, porté sur la bouteille et à jamais nostalgique de la vie parisienne où il a travaillé pendant quelques années à l’ambassade, il n’hésite pas auprès des journalistes étrangers à donner sa version personnelle et cynique des faits, ce qu’ils apprécient fort. Il entraîne André dans une cantine et commande une bouteille de vodka. Avec un clin d’œil à André: C’est le journal qui paye! C’est leur vieille plaisanterie. Ils rient, complices. Mais Ilya connaît son boulot, il n’attend pas qu’André l’interroge. Ici, c’est le cirque habituel: l’opposition, contre promesse de vente exclusive du pétrole, a reçu des fonds d’un groupe d’affaires américain. Les leaders se sont déjà partagé le blé, alors pour toucher un peu de rabe, ils contestent les résultats électoraux, effectivement truqués mais sans motif, par principe je dirais, car de toutes façons la participation est très faible et le parti continue de dominer. Alors les gars de l’opposition demandent à leur financeurs une rallonge pour organiser des manifs de protestation. Tu connais la chanson. Comme ils frètent des cars, ils rassemblent pas mal de monde et la presse internationale vient fourrer son nez dans la bouse locale… Il rit. Il regrette sincèrement l’ancien régime stalinien où cette farce de la démocratie était au moins économisée. Il commande une seconde bouteille, mais André déjà ne parvient plus à accompagner son rythme. Quel cirque! On se croirait en Amérique! Tu veux titrer sur la fraude électorale ou sur la contestation achetée? À moins que tu tiennes à rester objectif? Tous deux éclatent de rire. Ilya, en gaieté, propose une virée. Il y aura une déclaration officielle ce soir, mais ce n’est pas la peine d’aller à cette conférence: ils vont lire leur papier et ne répondront pas aux questions. Le texte, je te l’apporterai demain matin. Les manifs, ce sera pour après-demain, le temps qu’ils rameutent le populo. Tu restes au moins trois jours? Il y a une nouvelle boîte qui s’est ouverte, les filles sont superbes, et toutes fraîches. On y va? C’est le journal qui paye, hein? André lui tend quelques billets et il emporte une autre bouteille, pour le trajet. Sa résistance à l’alcool semble illimitée. André pense qu’il doit se surveiller s’il ne veut pas connaître la même mésaventure que la dernière fois: dans la chambre de l’appartement où s’est achevée leur virée, il s’est endormi, complètement ivre, avant d’être parvenu à dégrafer le soutien-gorge de la fille.
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La vie civique est essentiellement passive: obéissance, aux lois et aux forces de l’ordre, soumission, aux conventions et aux us et coutumes, respect, des biens et des personnes, des contrats et des horaires. La machine sociale est suffisamment huilée pour que quiconque ayant un emploi, auquel il accepte de sacrifier son temps de vie et sa force de travail, jouisse d’une existence mécanisée, éventuellement confortable, sans heurts. Le fonctionnement social lui échappe et il se satisfait d’une régulation extérieure relativement stable, ses désirs s’accommodant des offres proposées. Il reconnaît les imperfections de la machine mais n’a pas à prendre sur lui de l’améliorer, les services publics et les administrations en place sont là pour ça. Pourtant, périodiquement, le jeu démocratique rappelle au citoyen que, formellement, le pouvoir lui appartient et que, pour ne pas avoir à en assumer la lourde responsabilité, il doit le déléguer. L’acte électoral est ainsi l’unique participation civique active de l’habitant des démocraties modernes, participation obligatoire dans certains pays. Bien que la marge de manœuvre laissée par les intérêts financiers soit limitée, une classe s’est constituée de gestionnaires du pouvoir: les politiciens, dont la tâche est d’élaborer, rajuster, rafistoler, replâtrer la façade verbale, strictement rhétorique, justifiant les mesures imposées par les nécessités économiques fluctuantes, classe dont la caractéristique première depuis sa formation à la fin du XVIIIème siècle est la corruption. Les mandataires ne consultent jamais leurs électeurs avant de prendre en leur nom positions ou décisions, si ce n’est, parfois, au niveau local restreint. Les gouvernements élus ont hérité de la tradition d’arbitraire de l’ancien régime: ils n’ont pas de comptes à rendre, tout au plus, comme n’importe quel gestionnaire, des bilans à truquer. Ce n’est qu’en période de grave crise ou de révolution que surgissent assemblées populaires, comités d’usine ou de quartier, «soviets», où les citoyens sont invités à prendre la parole et à prendre en charge l’organisation politique au plein sens du terme de la communauté, à expérimenter la liberté et ses responsabilités. Mais une telle activité civique implique l’ouverture d’un espace d’avenir non tracé, la croyance en la viabilité de l’utopie. Or la principale préoccupation des politiciens est, sous couvert de réalisme, de convaincre leurs électeurs que l’état du monde est fatalement, puisqu’ils en gouvernent les destinées, immuable. Comme tout agent du secteur tertiaire, ils doivent persuader les producteurs de richesses qui les nourrissent de l’utilité indispensable de leur emploi; en passant, assurer leur carrière par leur réélection. En tant que corporation, ils défendent l’alternance contre la révolution. Tout changement de société passe désormais par leur éviction.
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Hakim, encore un client comme celui de la nuit dernière et nous aurons de quoi payer les passeports! Elle a un tel sourire de triomphe enfantin qu’Hakim l’embrasse pour partager sa joie. Hakim n’a certes pas l’âme d’un maquereau, il n’est pourtant pas jaloux. Il sait qu’Aïsha lui réserve des caresses et une tendresse qu’aucun de ses clients n’a jamais goûtées, et que les moyens de rassembler l’argent nécessaire à la corruption d’un fonctionnaire dans un pays où même les déplacements internes sont sujets à autorisation officielle ne sont pas si nombreux. En fait, il est plus ennuyé par le fait que, pour accomplir son travail, Aïsha ne peut refuser de boire avec son client. Fervent croyant, Hakim est préoccupé par l’âme d’Aïsha qui risque de descendre en enfer tandis qu’il montera rejoindre le prophète. Ils ont décidé de partir, à tout prix, d’abandonner un pays où leur religion les voue, sinon aux brimades, à l’ostracisme. La communauté musulmane à Tbilissi, bien que minoritaire, est importante. Historiquement vaincus, ils sont restés sur place, pratiquant le petit commerce, heureux d’échapper aux pogromes périodiques visant la seule communauté juive. Ils considèrent leurs compatriotes vainqueurs, qu’ils soient chrétiens ou athées, comme des barbares, dont l’activité principale est de s’enivrer. C’est pourquoi Hakim et Aïsha ont formé le projet d’émigrer, de rejoindre leurs «frères» en religion dans un pays islamique. Gagnant, depuis la perestroïka, à peine de quoi survivre, Aïsha a dû se résoudre à une prostitution occasionnelle, de luxe, avec des étrangers, celle qui rapporte le plus. Tu aurais dû le voir, vidant son portefeuille, hilare, ne cessant de répéter: C’est le journal qui paye! Hakim imagine la scène et rit avec elle. Ce n’était pas un Américain au moins? Mais non, ne t’inquiète pas, c’était un Français, un de ces journalistes venus à cause des élections. Ni Aïsha ni Hakim ne sont allés voter. Tous deux seraient incapables de discerner, encore moins de verbaliser, la différence pratique entre les programmes des partis en concurrence. Peu leur importe le résultat. Ils ne se sentent pas concernés. Ils sont anti-américains par solidarité avec les dirigeants islamistes, et anti-communistes par convention, partageant avec leurs concitoyens l’illusion d’une libération implantée par l’économie de marché. Mais ils sont totalement insatisfaits de leur nouveau gouvernement élu et, au fond, n’ont aucune conscience politique. L’ancien régime ne leur a pas, à ce niveau, donné la moindre formation, juste quelques slogans et mots d’ordre à répéter. Ils sont trop jeunes pour imaginer que le socialisme ait pu un jour être autre chose qu’une dictature, et trop amoureux pour souhaiter, s’ils écoutaient leur cœur, une autre collectivisation que celle du bonheur.
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Le sens originel du mot patrie, terre des pères, dont on héritait parce que les ancêtres qui l’avaient conquise ou occupée vous la léguaient, y étaient enterrés, leur tombe faisant office de titre de propriété, s’est perdu. L’histoire de l’humanité est au long de millénaires celle de ses migrations. Toute population est produit de métissage, le «melting pot» est tout aussi européen qu’américain. Les empires les plus fermés se sont vus envahis, des continents entiers ont été peuplés par des colons. Abel le nomade a survécu; la propriété de Caïn, qui motiva son crime, s’est avérée provisoire. Tous les sédentaires sont fils spirituels de Caïn. Depuis longtemps, on n’hérite plus d’une patrie, on l’adopte. Il s’agit d’une appartenance fantasmatique, symbolique, voire politique: les Arméniens du groupe «Manouchian» «criaient la France en s’abattant». Pourtant, c’est au nom de cette entité abstraite que se déclenchent toutes les guerres. L’étranger reste virtuellement l’ennemi. Pour avoir le droit de résider dans un pays, il doit se «naturaliser», faire serment d’allégeance, parfois se convertir. Ce n’est qu’au bout de plusieurs générations qu’il pourra être assimilé. Le juif, dont la patrie «tient entre ses deux oreilles», a historiquement représenté le «sans patrie», l’errant, jusqu’à l’holocauste. L’antisémitisme, tel qu’il se découvre en France à l’occasion de l’«affaire» Dreyfus, montre à quel point l’assimilation reste fragile et précaire aux yeux de qui se sent le droit de se réclamer de la patrie. Apollinaire n’a eu de cesse qu’il se fasse engager, afin de prouver son patriotisme. Pessoa, poète originellement anglophone, a eu la lucidité d’élire comme patrie non pas le sol mais «la langue portugaise». Curieusement, ou symptomatiquement, ce sont presque toujours les étrangers, les xénophones, qui bouleversent les idées et rénovent les langues: Pessoa au Portugal, Conrad en Angleterre, Beckett en France, Kafka le Tchèque au centre de l’empire autrichien, etc. Ce rôle de ferment et son utilité sociale n’ont jamais été reconnu aux étrangers, aux immigrés. Dans un pays essentiellement composé d’immigrants de toutes origines comme les USA, les communautés se reforment au-delà de l’océan, malgré l’adoption sincère de la nouvelle patrie supra-culturelle. Tant que la patrie sera assimilée au territoire, le concept conservera ses valeurs négatives, potentiellement mortifères. La patrie est au plus un ensemble de valeurs, une histoire, une culture, une idée. D’autant qu’un même territoire peut abriter des «patries» différentes, comme on a pu le constater à l’occasion des conflits en Bosnie ou en Israël. Pourtant, si l’on remonte un peu dans l’histoire familiale de chacun, nous ne sommes peut-être pas tous des «juifs allemands», mais nous avons tous des ancêtres apatrides.
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Gospodine Grigori! Hakim a frappé discrètement à la porte de son voisin de palier qui, entrouvrant prudemment sa porte, le dévisage comme s’il ne le reconnaissait pas. J’ai à vous parler. Grigori s’étonne du ton cérémonieux d’Hakim. Ayant à partager l’appartement artificiellement divisé en deux, ils ne sont pas dans les meilleurs termes. Grigori en veut à Hakim de jouir avec Aïsha de deux pièces, tandis que sa famille qui comporte cinq membres ne s’en est vu allouer que trois. Pendant des mois, il ne se passait pratiquement pas une journée sans qu’il essaie de faire quelque crasse à ses voisins: nourriture dérobée dans la cuisine commune, sous-vêtements d’Aïsha souillés sur le séchoir, pneus de bicyclette dégonflés, dénonciations anonymes fantaisistes. L’envie fertilisait son imagination. Son sentiment d’injustice et de spoliation, accru d’un sourd racisme, ne lui laissait ni trêve ni repos. Au début, Hakim s’était rebiffé, n’hésitant pas à insulter Grigori qui jouait les innocents. Peu à peu, Aïsha et lui se sont habitués à ne plus rien laisser traîner, ni linge ni nourriture, dans la cuisine commune, que Grigori et sa famille n’utilisent pas non plus de peur de représailles. Ils ne se saluent plus et écoutent les bruits de la maison avant de sortir de chez eux afin d’éviter de se rencontrer sur le palier. Bref, ils ont coupé tous rapports. Heureusement, l’appartement était équipé de deux salles de bain. Aussi la démarche d’Hakim a-t-elle de quoi surprendre Grigori. Il se méfie mais, intrigué, va chercher une chaise pour s’asseoir dans la cuisine, indiquant ainsi à Hakim qu’il consent à l’écouter. Hakim se retient de rire. Il lui montre leurs passeports flambant neufs et explique qu’ils vont partir et ne comptent pas revenir. Je devrais aller déclarer aux autorités que nos deux pièces vont rester vacantes mais nous avons pensé que vous voudriez peut-être les occuper. Grigori, qui n’osait même plus en rêver et, à l’entendre, paierait gros pour une pareille opportunité, commence par croire à un piège et vérifie l’authenticité des passeports. Il se refuse à admettre l’hypothèse d’un acte de générosité de la part du couple qu’il a si souvent tracassé. Combien voulez-vous? Trois mille roubles. En effet, une fois payés passeports et visas, il ne leur reste plus de quoi prendre l’avion. Hakim voudrait éviter à Aïsha les fatigues d’un long voyage routier. Grigori n’en revient pas, il s’attendait à une demande bien plus élevée. Néanmoins, par principe, il essaie de marchander. Hakim le considère avec commisération. Je vous ai expliqué nos raisons. Sincèrement, en toute franchise. Je ne vais pas discuter. Trois mille, c’est à prendre ou à laisser! Mais Grigori cherche de nouvelles objections à formuler. Tant pis, lui et sa famille continueront de vivre entassés. Hakim excédé sort en claquant la porte.
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De même que, selon Mao, la lutte des classes commence au sein du foyer, les rapports sociaux commencent avec les relations de voisinage. Toute utopie se heurte à cette évidence que ces relations sont, à l’échelle individuelle, aussi mauvaises qu’à l’échelle des nations. La convivialité, ou du moins la bonne entente, n’est possible que si l’autre ne possède rien, vraiment rien, ni un terrain ni une source, ni une voiture ni une femme, que l’un puisse envier. Elle ne peut s’établir qu’entre égaux et, dans un monde de concurrence effrénée, ne se pratique qu’entre les plus privilégiés ou les plus démunis. Elle n’est souvent dans le premier cas qu’un masque et dans le second une nécessité. En règle générale, corollaire de la propriété privée, la norme est d’ignorer l’autre. Pourtant, la solitude est semblable sous tous les cieux, alors que les rapports humains, faussés par des siècles de hiérarchie sociale, restent à inventer. Qui n’a rien à offrir à son voisin ne saurait non plus avoir quoi que ce soit à offrir au monde, et mène une existence aussi malheureuse et vaine que parasitaire. Jusqu’à présent, les querelles de voisinage ne témoignent que de la puissance de l’imagination humaine quand elle s’exerce à la nuisance. La rareté des contre-exemples justifie la connotation négative d’irréalisme de tout projet utopique. Le plus grave est la précarité de tels contre-exemples: à l’occasion de grèves des transports publics, les automobilistes n’hésitent pas à charger des passagers aux arrêts de bus, à partager un peu de privilège et de temps, à échanger quelques mots, à nouer un embryon de sympathie, avec des inconnus; tous semblent y gagner quelque chose; mais ce geste s’interrompt automatiquement avec la fin de la grève. La pratique de l’auto-stop est morte quand ceux-là même qui dans leur jeunesse avaient voyagé en comptant sur la gentillesse ou la simple curiosité des conducteurs, une fois entrés dans la vie active et ayant acquis une voiture, n’ont pas eu le réflexe de s’arrêter à leur tour. Pourtant les expériences d’utopie concrète, des pratiques communautaires aux tentatives autogestionnaires ou toute autre forme de lutte révolutionnaire alternative, laissent généralement à ceux qui y ont participé une profonde nostalgie. Mais le poids de la norme, la peur fantasmatique de la «marginalisation», la lâcheté ordinaire, leur ôtent le courage de continuer et leur fait enterrer prématurément ces périodes d’exaltation et de bonheur dont le souvenir est refoulé au plus profond de leur conscience malheureuse. La conscience de l’alternative possible est, sans péché ni intervention divine, notre véritable condamnation. À l’enfermement en soi, à la solitude irrémédiable dont seul l’«autre» et l’«autrement» pourrait nous tirer. Héautontimorouménos, car, rappelle Breton, l’imagination «ne pardonne pas».
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Farida, fais une petite démonstration pour ces messieurs-dames. La fillette s’exécute et ses petits doigts démarrent une extraordinaire danse: d’une main elle passe et noue le fil de soie, de l’autre, avec une paire de petits ciseaux, elle le coupe. En quelques secondes elle tisse, en changeant à tout moment de couleur et de bobine sans ralentir son mouvement, toute une rangée de nœuds serrés et le tapis progresse, millimétriquement, sous les yeux ébahis des visiteurs. Le maigre pécule d’Hakim et Aïsha les a menés jusqu’à Istambul où ils ont eu la chance inouïe d’être engagés à l’essai dans l’une des boutiques de tapis de M. Mustapha. C’est bien sûr la beauté d’Aïsha et son aisance à manier une demi-douzaine de langues européennes qui leur a valu cette opportunité. Hakim se contente d’étaler les tapis devant les clients, puis de les rouler et les ranger à nouveau quand leur choix est fait. M. Mustapha se demande de quelle planète lui est tombée cette vendeuse si séduisante et efficace qui ne sait même pas que, normalement, son salaire de misère devrait être compensé par une commission au pourcentage sur chaque tapis vendu. Habituellement, M. Mustapha exige un droit de cuissage sur ses employées, mais il sait additionner deux et deux et, étant donnés les bénéfices qu’il réalise sur son dos, il a ouvert une exception pour Aïsha et a même consenti à engager son fiancé. Aïsha a compris qu’après tant d’épreuves, la fortune les avait enfin touchés et n’en est pas encore revenue. Surtout quand elle contemple Farida. Farida a sept ans, elle est Afghane. Au moment-même où sa mère accouchait d’une petite sœur, l’aviation américaine, prenant le hangar préfabriqué où était installé l’hôpital pour un éventuel dépôt d’armes, a bombardé le bâtiment. Son oncle Émir a recueilli l’orpheline. Il a organisé un réseau de contrebande de tapis transportés à dos d’ânes par des sentiers muletiers à travers les montagnes kurdes jusqu’en Turquie où des camions prennent le relais. Grâce à la guerre, les tapis afghans ont atteint des prix astronomiques. Les «seigneurs de guerre» qui contrôlent cette partie du territoire, ignorant la valeur des marchandises, se contentent de prélever un droit de passage. Il a confié Farida à M. Mustapha lors d’un de ses voyages à Istambul. Pour sa sûreté. De temps en temps, M. Mustapha, entre deux passages de cars de touristes fait venir la gamine dans son bureau et, sans cérémonie, l’encule. Il n’a jamais essayé l’autre trou, tabou, car Farida est promise à son cousin, le jeune fils d’Émir, et doit arriver «vierge» au mariage. M. Mustapha sait qu’Émir ne lui pardonnerait pas la transgression de cet interdit et n’hésiterait pas à l’égorger. Farida, qui ne parle que son dialecte, ne se plaint jamais. Aussi bien, son oncle, chaque fois qu’il vient à Istambul accompagnant un convoi de tapis, en fait autant.
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Toute réflexion sur la guerre est faussée, donc inopérante, du fait de n’en considérer que la face visible, de destruction et massacre. Or, indépendamment des enjeux, la guerre est aussi une activité économique, et certainement l’une des plus lucratives. Sans compter l’«industrie de guerre» proprement dite, armes, explosifs, industrie métallurgique et de transports, voire informatique, l’armée consomme vêtements, nourriture, matériel de bureau, etc. en quantités considérables. Sans compter les militaires, elle est responsable de nombreux emplois. Aux USA, le budget de la «défense» représente la part du lion des dépenses de l’État; on peut dire que l’armée est le moteur de l’économie américaine, réquisitionnant des tonnes de matériel, fournissant donc des milliers de jobs à la population «civile», finançant même une proportion non négligeable des recherches universitaires. En temps de guerre, les besoins de l’armée augmentent et l’économie prospère. Mais dans les pays affectés par la guerre, une nouvelle économie s’installe: marché noir, spéculation, etc. La pénurie fait de toute denrée un objet de trafic. Les gains, d’un jour à l’autre, peuvent décupler. Des fortunes colossales, impensables en temps de paix, peuvent être édifiées en un temps record. Il y a du travail pour tous et les maux habituels de notre société, chômage, désœuvrement, ennui, sont provisoirement résorbés. Personne n’oserait l’avouer mais nombreux sont ceux qui bénissent la guerre et les opportunités inespérées qu’elle ouvre. Le disfonctionnement des services de base, eau, électricité, transports, multiplie les occasions de trafic: tout peut être obtenu, mais désormais tout se paye au prix le plus fort, celui du manque. De nouveaux besoins, de nouveaux trafics, surgissent: médicaments, prothèses, etc. Et la reconstruction qui ne manquera pas de suivre peut s’avérer, grâce aux aides internationales, plus rentable encore. La «libération» des réticences et tabous moraux en temps de crise engendre une corruption généralisée, tant au niveau pratique que mental, qui ne disparaît pas automatiquement en temps de paix, comme on le vérifie à l’occasion de scandales sporadiques. Économiquement, la paix ne saurait être qu’une trêve. Il faudrait comparer cette face occulte de la guerre à d’autres entreprises économiques de grande envergure pour comprendre le sens d’une activité qui se signale dans l’histoire des sociétés humaines par sa permanence. Il est probable que les dommages subis pèsent peu en regard des profits: l’Allemagne et le Japon, avec leur «miracle» économique, après la seconde guerre mondiale, fournissent un bon exemple du gain que l’on peut retirer d’une guerre, même perdue. Quant aux victimes, elles sont certes regrettables mais nécessaires: pour qu’il y ait profits, il faut bien que quelqu’un paye!
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Émir, à ton prochain voyage, tu ramèneras une marchandise un peu spéciale! Dans la bouche d’Émir, le thé à la menthe a gagné brusquement un goût amer; il bafouille: Des armes? Mais vous savez bien que la dernière fois que j’ai essayé, je me les suis vu confisquer par une patrouille; j’ai même cru qu’ils allaient m’exécuter! C’est vrai. Il a connu à cette occasion la trouille de sa vie. Ce qu’il n’a jamais mentionné, c’est la présence de l’officier américain qui a exigé de l’interroger et, après leur conversation, l’a laissé repartir. Le chef de la patrouille n’était pas d’accord, mais visiblement c’est l’officier américain qui donnait les ordres. Non, mon frère, ce ne seront pas des armes cette fois, mais des hommes. Pire encore: si les rebelles le prennent à convoyer des recrues, son compte est bon. Son visiteur, imperturbable sous son turban, l’observe, les yeux plissés, comme s’il essayait de lire dans l’âme d’Émir. Celui-ci se force à sourire. De toutes façons, pas question d’exprimer un refus. Que l’autre s’en aille, tranquille, afin qu’il puisse réfléchir. Je dois les prendre et les laisser où? Tu seras contacté à Istambul, ils te rejoindront après Ankara et je t’attendrai avec mes hommes de ce côté de la frontière. L’homme finit posément son thé, éteint sa cigarette et se lève. À la porte, avant de sortir dans la nuit, il ajoute: Tu connais les passes mieux que quiconque, tout se passera bien. Émir sourit jaune: Le prophète soit avec toi, mon frère! Il reste sur le seuil jusqu’à ce que l’homme en treillis se soit fondu dans l’obscurité. Quand il entend un bruit de moteur, il referme soigneusement sa porte. Il se laisse tomber sur les coussins en gémissant. Le visage de sa femme surgit de derrière la tenture du couloir. Le malheur est sur notre maison! Qu’allonsnous faire? Elle a donc écouté toute la conversation. Émir lui fait signe de débarrasser les verres et la théière et de le laisser seul. La première chose à faire est d’emporter à l’aller toute sa réserve de tapis, car ce sera probablement son dernier chargement. Il pourrait se planquer à Istambul, mais cela signifierait abandonner sa femme et sa famille. Et puis, s’ils doivent le contacter là-bas, c’est qu’ils ont des hommes sur place sûrement capables de le retrouver. En terrain étranger, il sera en position de faiblesse. Mais s’il prévient l’Américain, comme il s’est engagé à le faire si une telle circonstance se produisait, les autres comprendront tout de suite qu’il les a vendus. Et s’il ne le prévient pas, il court le risque aussi bien de rencontrer une patrouille que d’être attendu, car, à l’en croire, ses voyages sont surveillés et cet officier de malheur est au courant de tous ses déplacements. Émir se tord les doigts. Il a beau tourner et retourner le problème sous toutes ses coutures, il ne voit aucune solution sûre. En fait de certitude, quoi qu’il fasse, il est bon pour le peloton d’exécution.
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La situation, au sens sartrien, commande, avant même l’action, la pensée elle-même. Bourdieu a montré que le propre goût, l’attribut le plus intime, le plus personnel, apparemment le plus arbitraire, de l’individu est conditionné par la position sociologique qu’il occupe. L’homme croit penser, mais sa conscience est façonnée et moulée par l’extérieur. C’est «on le pense» qu’il faudrait dire. Penser est un verbe passif. Vivre peut-être aussi. Les déterminismes sont innombrables et seul un fatalisme bien compris comme celui de Jacques peut s’avérer libérateur. On sait que le fameux «débat cornélien» est purement rhétorique: les héros, parce qu’ils sont héros, savent d’avance qu’ils sacrifieront l’amour à l’honneur. Sans doute en vat-il de même de tous les dilemmes qui dilacèrent l’âme de ceux qui sont confrontés à un choix: leur liberté, toujours au sens sartrien, est limitée par leur passé. C’est pourquoi la psychologie si sommaire des romans paraît acceptable: toute psychologie ne saurait être que grossière et illusoire car, en dépit de la complexité des opérations qu’a décrites Freud avant qu’une pensée parvienne à la conscience, elle est inutile, probablement fausse comme ces souvenirs de «couverture» ou ces fallacieuses reconnaissances rétroactives. Les conditionnantes externes ont déjà canalisé la pensée et opéré les choix que l’individu croit naïvement de son ressort. La formulation de la pensée est déjà rhétorique. Wittgenstein explique comment la réponse est déterminée par l’énoncé même de la question. C’est à la manipulation de cette rhétorique que s’exercent politiciens et journalistes, fast-thinkers qui savent que l’enjeu des débats n’est pas de l’ordre de la pensée mais du pouvoir. Seuls quelques poètes sont parvenus à surmonter cette impasse, sur les traces de Rimbaud et Mallarmé, en pratiquant une écriture où l’expression précède la pensée. Mais l’homme, soucieux de se distinguer de l’animal, est jaloux de son «intériorité» et, défendant la pensée comme un droit inaliénable, est sa propre dupe. Il est remarquable qu’on ne voie pas à travers l’Histoire, depuis les pré-socratiques, la pensée évoluer. Le développement des médias ne fait que renforcer l’aliénation de l’homme à l’égard de sa conscience mondaine. D’ailleurs, à quelle occasion, s’il n’est pas un professionnel de la pensée, universitaire ou simplement «intellectuel», a-t-il l’occasion d’exercer cette dernière? Lui a-t-on, au cours de son parcours scolaire, au-delà de la mémorisation sans comprendre, enseigné à penser? Si les ordinateurs, qui ne pensent pas, s’avèrent plus efficaces que l’homme, c’est peut-être que cette faculté n’est qu’un leurre. Descartes s’est trompé: point besoin de penser pour être, ratiociner suffit. Et rien de plus facile que de ratiociner dans le vide.
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Capitaine Donald, il y a un groupe de médecins et psychologues autorisés à visiter et interroger les prisonniers qui s’est présenté à l’entrée du camp. Nous avons vérifié: les papiers sont en règle, visés par l’état-major. Faites-les poireauter cinq minutes, j’arrive! Quelle tuile! Ils n’auraient pas pu choisir un autre moment pour leur visite! L’état-major l’avait prévenu mais il ne les attendait pas avant demain. Et voilà que ces enfoirés de pékins se radinent juste quand on a commencé à interroger ce groupe de militants islamistes capturés près de la frontière grâce à ce contrebandier de carpettes! Donc, première chose, urgente, évacuer en douce ces détenus! Il ne s’agirait pas que ces connards de toubibs les voient. Ensuite, faire servir une soupe à tous les prisonniers et distribuer des couvertures. Il faudra les faire désinfecter demain. Il donne ses ordres, réfléchit s’il n’a rien oublié et se décide à aller recevoir ses visiteurs. Ils sont quatre, en chemise, costard et cravate, lunettes noires à cause du soleil, très fonctionnaires. Le genre de fouineurs que Donald déteste. Il leur adresse un large sourire. Le plus âgé d’entre eux fait les présentations: il est Suisse et médecin, son collègue bronzé est Indien et médecin, le barbu est Italien et psychologue et le plus jeune est un Français qui leur sert d’assistant. Ils ont hâte de commencer leur visite. Donald doit pourtant les faire patienter encore un peu, le temps que ses ordres soient exécutés. Il leur propose un rafraîchissement qu’ils déclinent. Il se lance alors dans un laïus sur les conditions d’incarcération, l’origine des prisonniers, les difficultés de ravitaillement et la pénurie de médicaments, qu’il achève en manifestant son immense plaisir de se soumettre à leur inspection. Bon, dix minutes se sont écoulées, ce doit être suffisant! C’est alors qu’il remarque que l’assistant tient à la main un téléphone cellulaire de dernière génération. Il lui demande de le lui remettre car tout enregistrement d’images ou de sons est formellement interdit dans l’enceinte du camp. Patrick proteste, déclare qu’il veut bien le déconnecter mais tient à le garder sur lui. Le ton monte mais, avant que la discussion ne s’envenime, le médecin suisse lui ordonne, en français, d’obtempérer: ils ne peuvent pas risquer de mettre en péril leur mission et ils sont en train de perdre un temps précieux. À contrecœur, Patrick cède. Il ne comprendra jamais le motif de cette prohibition car les conditions de détention leur paraîtront, étant donné l’espace réduit du camp pour le nombre de détenus, «normales». Ils n’enregistreront aucune plainte particulière, bien que le collègue indien ait pu les interroger sans interprète en arabe. Ils constateront tout au plus quelques cas inévitables de typhus. Ils signeront tous un rapport quasi élogieux: un camp de prisonniers modèle en quelque sorte.
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La réalité est impénétrable. Transformable certes, mais trop complexe pour être intelligible. L’homme agit sur elle, irrémédiablement, sauvagement, en se fiant plus à ses croyances qu’à sa connaissance, mais ne saurait mesurer les conséquences. L’existence de la moindre chose se traduit par son opacité. Pour lui donner sens, l’homme forge du chaos incompréhensible de la réalité des images, verbales ou iconiques, qu’il peut classifier et mettre en ordre. L’image simplifie les objets représentés, les cadre, les fixe, les fait signifier. Au commencement, selon le mythe, Adam entrepris de nommer les choses. Depuis un siècle et demi, l’homme les photographie. L’image retire d’abord à la réalité la vie, qui est imprévisible confusion, pour la rendre interprétable, manipulable à son gré. Le développement des communications de masse a établi l’empire de l’image. Après avoir pendant des siècles médité sur le fait que le mot «pain» ne se mange pas, l’homme a inversé le rapport des mots et des choses et, aujourd’hui, toute mixture, dans la composition de laquelle n’entre éventuellement pas la moindre céréale, pour peu qu’elle se présente sous le nom et à l’image du pain, est acceptée et consommée comme tel. L’image reste polysémique; elle a souvent besoin du commentaire pour éliminer toute équivoque. Mais elle modèle la conception de la réalité et, par conséquent, sa perception. L’image donne consistance aux archétypes, devient référence, cliché. Rien n’existe plus s’il n’est conforme à une image. En outre, l’image nettoie, embellit, rend esthétique et le plus souvent désirable ce qu’elle représente. La religion chrétienne, qui a introduit le culte des images dans un ensemble de croyances plutôt iconoclaste, avait intuitivement compris l’essence publicitaire de toute image. Guy Debord a décrit dans la «société du spectacle» comment la réalité du monde est peu à peu remplacée par sa seule image. La société érige désormais des décors et l’homme, pour s’y mouvoir, doit lui-même se transformer en image, correspondre au type que sa position lui laisse adopter, avec l’illusion qu’il la choisit, voire même qu’il la construit. Tout se virtualise: communication, images, réalités. Mais le sens obtenu est celui d’un jeu, aléatoire, imité du cinéma. Celui qui y joue et en connaît les règles peut croire perdre ou gagner, mais il a renoncé à vivre. Les images diffusées n’ouvrent aucunement l’imagination, se contentant de véhiculer les sempiternels clichés sexistes, ravivant les peurs et les appétits les plus grossiers de l’homme, entravant toute prise de conscience. Tant qu’on n’a pas décidé de l’image à présenter d’un objet, un prisonnier de guerre par exemple, mieux vaut oblitérer sa réalité, maintenir son existence au seul niveau abstrait des nombres et des discours, et interdire de le photographier.
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Charib! Parle donc, mon vieux! Tu sais que tu vas finir par parler! Tu vas tout dégoiser, c’est une question de temps. Alors, à quoi bon t’obstiner? Pourquoi prolonger tes souffrances? Bon! On reprend: tu t’appelles Charib. C’est déjà un point d’acquis. Petit à petit, on finira par y arriver. Tu viens de France ou d’Algérie? L’interrogatoire se déroule dans une petite casemate de béton isolée des bâtiments du camp, soi-disant dépôt d’armes. La salle sans fenêtres pue: urine, merde, sueur et sang mêlés. Après un premier interrogatoire rapide de tous les prisonniers, le capitaine s’est convaincu que Charib, qui ne parle pas afghan et comprend mal l’anglais, était une pièce maîtresse du réseau. Depuis, ils s’acharnent sur lui. Quand ils ont commencé à lui casser les dents, mettant les nerfs à vif, il a cédé, il a fourni son nom. Il en aurait sans doute dit plus, mais ils ont continué et il s’est mis à cracher sang et chicots, incapable d’articuler le moindre mot. Sa bouche n’est plus qu’une boule de douleur, lancinante, tellement insupportable que son esprit en est anesthésié. Il entend à peine les questions du capitaine que lui traduit l’interprète. Son accent, dès ses premières dénégations, l’a trahi et ils ont deviné son origine. Mais, depuis, ils ne parviennent plus à rien tirer de lui. De temps en temps, un autre officier relaie le capitaine. Voilà déjà plus de six heures que l’interrogatoire dure, mais Charib jurerait qu’ils le torturent depuis des jours. Le capitaine Donald se résout à recourir à l’électricité. Quand on relève Charib pour achever de la déshabiller, il ne se débat pas. Il se laisse tomber sur la chaise. Il ne réagit que lorsqu’il les voit plisser la peau de ses couilles pour y agripper les pinces des électrodes. Mais ses poignets et chevilles amarrés à la chaise ne lui laissent pratiquement aucun jeu de mouvements. La première décharge lui arrache un hurlement. Il a été entraîné en vue d’une telle situation. Il sait qu’il doit écourter la souffrance. Il a dû répéter cent fois les fausses indications qu’il pouvait fournir en cas de torture. Mais soudain la mémoire lui fait défaut: il doit les aiguiller sur les cavernes… Quelles cavernes? Seul le «Mont chauve», réminiscence d’un disque quelconque, lui vient à l’esprit. Si seulement ils l’interrogeaient sur le but de son voyage! D’où viens-tu? Nouvelle décharge, nouveau cri. Où te rendais-tu? Enfin! Vite, parler. Tout le corps de Charib est secoué de tremblements. Sa bouche essaie vainement de prononcer les mots. L’interprète est attentif. Le capitaine a posé la main sur l’épaule du soldat qui actionne la manette de la gégène. Cavernes. Quelles cavernes? D’un coup, ça lui revient, il râle: «Mont pelé». Continue! C’est votre QG? Charib est épuisé. Sur une pression à son épaule, le soldat fait remonter l’oscillomètre. Mais Charib ne crie pas. Toute douleur a cessé: il est mort.
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La loi de la nature est celle de la jungle, celle du «plus fort». L’homme a conquis la terre grâce à une technique inconnue de la nature: la tromperie, qui va bien au-delà du simple camouflage; grâce à une arme qu’il n’a cessé pendant longtemps de perfectionner: le langage. Le règne de l’homme est fondé sur sa capacité à mentir. C’est cette fonction du langage que la rhétorique, depuis l’Antiquité, a perfectionnée. Ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse en remplir d’autres, d’expression ou de communication, mais celles-ci sont restées à l’état embryonnaire, écrasées et contaminées par la fonction principale. Là où l’Esquimau, par nécessité vitale, possède une vingtaine de termes pour désigner, selon sa fraîcheur, son épaisseur, sa température, sa consistance, la neige, les langues européennes n’en connaissent qu’un, générique. C’est dire la pauvreté du langage comme instrument de connaissance. La poésie, pour dépasser les limites du déjà dit, déjà pensé, déjà éculé, doit sans cesse transgresser les normes de la langue, qui ne se prêtent pas à une expression originale. Quant à la communication, désormais massifiée, elle tend à se satisfaire d’un simple code conventionnel consensuel. Le mensonge reste donc la fonction primordiale du langage, bien connue des politiciens, journalistes, avocats et orateurs divers. À côté de l’usage qu’il en fait pour tromper son semblable, activité généralement lucrative au niveau symbolique ou matériel, l’homme emploie le langage surtout pour se duper lui-même. D’une part, parce que celui qui est convaincu est plus convaincant, c’est pourquoi tant de journalistes croient sincèrement à leurs sornettes, à leur prétendue objectivité, à leur intégrité. D’autre part parce que la vérité est tout aussi complexe que le propre langage, et que l’homme, contraint, pour s’adapter, d’accommoder les faits, n’a pas conscience des frontières du mensonge, surtout quand il le formule pour soi. Le mensonge s’apprend très tôt: l’enfant croit devoir mentir à ses parents par amour pour eux, pour ne pas les décevoir, en fait par crainte de perdre ou de voir diminuer leur amour pour lui; mais il ne saurait assumer que par cette attitude il démérite dès lors de leur amour, qui ne s’adressera plus qu’à une fausse image dont il demeurera prisonnier. On se ment toujours à soi-même en forgeant un mensonge pour les autres. Par contre, l’enseignement de la langue dès le plus jeune âge, en omettant cette fonction, induit une postulation de véracité des énoncés qui conditionne irrémédiablement les futurs citoyens à avaler tous les mensonges qu’on leur servira, faute d’avoir appris à les décoder. Car le principe des communications de masse est que les «masses» ne sortent jamais de leur rôle de récepteurs passifs et abusés. Et l’Histoire humaine est celle du recul constant des limites du mensonge.
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Major Bernard, il est impossible d’explorer ces grottes! Les boyaux se resserrent, il y a des siphons et des à-pics dans chaque galerie, mais plus bas de nouvelles ramifications s’ouvrent menant à de nouveaux précipices. Il nous faudra des mois pour les passer au peigne fin. Le major soupire. Lui vient spontanément à l’esprit une comparaison avec le cœur humain et ses voies retorses en pensant à son ex-fiancée Sally. Le sergent poursuit son rapport: Il y a des échappements de gaz sulfurique qui dénotent une activité volcanique. Je ne peux pas affirmer que personne ne s’est réfugié ici, nous avons même trouvé quelques mitraillettes hors d’usage, mais je flaire un piège et je crains non seulement que nous fassions chou-blanc mais que nous y laissions des hommes. Le major enrage. C’était trop beau, tous les aveux se recoupaient, à croire que tous les terroristes capturés s’étaient donnés le mot pour les envoyer dans ces cavernes! Le lieutenant avait sans doute raison, qui s’obstinait à croire que les chefs du réseau et les centres opérationnels avaient passé la frontière dès le début de l’intervention et s’étaient repliés sur des bases au Pakistan ou au Yémen. Il ne veut même pas penser à la théorie de ce déserteur qui, avant d’être fusillé, proclamait que toute l’opération était un coup monté par la CIA qui alimentait et contrôlait, depuis la guerre URSS-Afghanistan, toutes les luttes internes du pays, et qu’il n’y avait jamais eu de réseau terroriste. Mais le général va certainement prendre très mal ce nouvel échec: le pentagone attend des résultats. Le sergent a terminé son rapport et attend ses ordres. Une idée germe lentement dans l’esprit du major, qui permettrait de changer officiellement cette défaite en victoire. Ils ont reçu de nouvelles ogives à tête chercheuse pour des tirs souterrains. Jamais plus belle occasion de les expérimenter ne se présentera. Arrêtez les recherches! Rappelez tous les hommes! Écoutez bien: la version officielle sera que nous sommes tombés sur un nid de terroristes; face à leur résistance, pour éviter les pertes humaines, nous les avons mis hors d’état avec nos nouveaux missiles. De toutes façons, si ces bombes sont moitié aussi puissantes qu’ils l’affirment, il ne restera sûrement pas de quoi infirmer notre histoire. Malgré la lente dérive des continents, les couches géologiques ne flottent pas sur le noyau central comprimé par la croûte terrestre. Les chaînes himalayennes s’appuient sur un soubassement basaltique dont l’épaisseur sera suffisante pour renvoyer l’onde de choc provoquée par l’explosion des ogives qui, provoquant un léger séisme sur son passage, traversera le pays jusqu’à une autre colonne basaltique dans le golfe d’Arabie. Mais le major Bernard ne verra que l’éboulement des grottes du «Mont pelé» et enverra un rapport victorieux. Qui lui vaudra une promotion.
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Les dieux païens étaient certes anthropomorphes mais ils étaient les gardiens de la terre, chacun protégeant son domaine particulier. L’action de l’homme était limitée par le respect dû aux dieux et à leur territoire. Le déséquilibre installé par les religions monothéistes judéo-chrétienne et musulmane commence dès la genèse, quand l’homme est déclaré créé à l’image de dieu. L’homme y gagne une supériorité d’essence sur tout autre objet ou créature, virtuellement à son service. L’homme et son activité ne sont plus mensurables à une échelle définie par sa dimension physique mais, prenant la relève du créateur, potentiellement par tout ce que son esprit peut concevoir. Un hiatus s’est ainsi creusé entre la vie humaine, bornée par une taille, une durée, des capacités physiques et mentales restreintes, et l’action humaine, expansible à l’infini à mesure du développement technologique qui étend sa puissance, sans considération pour toute autre forme d’existence. La terre elle-même est en un siècle devenue trop petite pour ses ambitions. Aussi l’homme ne connaît-il d’autre concurrent ou ennemi que son semblable, seul animal de la création à lutter d’abord contre sa propre espèce. L’activité de l’homme est principalement destructrice, mais même cette action strictement négative à l’égard de son environnement n’est jamais mesurée. L’homme ne contrôle pas les conséquences, à une autre échelle, de ses actes. D’une certaine façon, le processus décrit par Marx à propos de l’organisation du travail mise en place par la révolution industrielle, qu’il nomme aliénation, caractérise génériquement l’activité sociale et mondaine de l’homme: le comptable qui dépose en banque un chèque que son collègue enregistre sous forme de crédit numérique que la maison mère peut revendiquer à son actif dans ses opérations boursières dont la tendance s’infléchit selon les expectatives engendrées par la fluctuation du prix du baril de pétrole brut en fonction de l’avancée sur le terrain des forces de pacification, n’a aucune conscience de sa participation décisive à une guerre à la fois lointaine et globale, mais il en est un pion non négligeable. Et, même s’il ne sait faire le lien entre son travail de fourmi consciencieuse et les nouvelles que la télé et les journaux lui transmettent, il est, comme tout actionnaire, tenu «au courant». L’écart de conscience, entre l’activité individuelle «normale» et sa responsabilité à l’échelle planétaire doit être maintenu à tout prix: il est la condition du pouvoir. Il est l’objet du prodigieux développement des outils d’intoxication et de contrôle par les médias et l’informatique au tournant du siècle. L’aliénation est la condition de l’homme moderne. Le divorce conceptualisé par Camus ne se manifeste pas tant entre l’homme et ses aspirations qu’entre l’homme et ses responsabilités.
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Abdul, je t’emmène voir la mer. Ibrahim, dit «le tigre», a décidé d’offrir cette ultime sortie à ses hommes. Tous sont prêts, tous vont dans les prochaines semaines se faire sauter, qui dans un avion, qui dans une station de métro, qui dans une voiture stationnée près d’une ambassade, aux quatre coins du globe. Tous ont fait d’avance le sacrifice de leur vie. Il a un faible pour Abdul, croyant peu fervent, qui a rejoint la secte après la disparition de son amie Gina à Londres où l’ambassade britannique l’avait envoyée. Son ressentiment à l’égard des ressortissants et des institutions de Sa Majesté avait été facile à élargir à la totalité du monde anglo-saxon. Sans véritable conscience politique, Abdul réagissait spontanément à la découverte des méfaits et exactions du lobby israëlo-américain par une violente et sincère indignation. La visite d’un camp de réfugiés en Syrie lui avait tiré des larmes de rage. Abdul sait rire et danser mais a accepté l’idée de mourir en martyr sans hésitation. Ibrahim distribue des maillots de bain et dit aux hommes d’aller enlever leur treillis. Abdul, par paradoxale pudeur, revient en djellaba. Tous s’entassent dans la jeep, Ils n’emportent pas d’armes. Quand au haut du col il découvre l’océan, Abdul, qui au Kenya n’avait jamais été jusqu’au lac Victoria, pousse un cri d’admiration et applaudit comme un enfant. Les images qu’il en connaissait paraissent inconsistantes à côté de cette prodigieuse masse d’eau agitée à perte de vue. Sa joie est contagieuse et même Ibrahim oublie pour un instant ses soucis. Il conduit la jeep jusqu’au bord de la plage déserte et, dès que le véhicule s’arrête, tous, lui en tête, se mettent à courir vers l’eau. Abdul les suit lentement, pénétré d’un intraduisible sentiment de respect, presque de ferveur, face à l’immensité océane. Il s’accroupit à quelques pas de l’eau et, comme hypnotisé, contemple le renouvellement incessant des vagues qui viennent mourir à ses pieds. Il essaie d’en saisir l’écume, il les frappe du plat de la main pour faire jaillir des éclaboussures. Il ne remarque pas tout de suite l’énorme vague qui grandit à l’horizon et se rapproche à une terrifiante vitesse, dernier effet du nettoyage des cavernes du «Mont pelé». Rapidement, la vague prend les proportions d’une montagne d’eau. Après une seconde de saisissement, Abdul se met à crier, mais déjà le raz de marée lui cache le soleil et le soulève comme un fétu avant de balayer la jeep, plus loin le camp d’entraînement, plus loin le village, plus loin encore d’autres villages, des aéroports, des villes, noyant par milliers des humains de tous âges, toutes professions, toutes conditions, dont finalement le trait commun aura été de n’avoir pas su, au cours de leur courte vie, saisir les fragiles occasions de bonheur que la terre et le soleil leur avaient offertes.
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La beauté n’est pas plaisante, elle est un choc. La nature nous offre parfois de ces spectacles à «couper le souffle», mais elle travaille à une échelle qui, le plus souvent, nous écrase. Un tsunami n’est pas si différent de la vague d’Hiroshige, mais il lui manque, pour que nous puissions l’apprécier, non seulement une proportion adéquate à notre taille, mais également le coup de pinceau du peintre, sa stylisation, son intention. La nature est chatoyante, magnifique, plus variée et colorée que notre imagination, mais elle n’est pas belle car elle est indifférente. Contrairement à un préjugé solidement ancré par l’idéologie bourgeoise, la beauté n’est pas gratuite; son avènement, aussi précaire soit-il, est promesse, utopie partiellement matérialisée, rêve ayant pénétré, éventuellement par effraction, dans la réalité. C’est pourquoi la beauté ne saurait être qu’humaine. Elle ne doit pas satisfaire nos goûts, travailler à notre confort, mais plutôt ébranler nos certitudes, mettre en cause nos convictions, nous confronter à ce que notre imagination seule n’aurait su concevoir. La nature fournit un modèle, une prodigieuse réserve, à laquelle manque le sens. Car la beauté doit faire sens, au-delà de l’intelligible, du rationnellement traduisible. Les violents contrastes des toiles de Van Gogh, la distorsion des lignes, l’épaisseur des touches, leur fièvre, heurtent l’œil, blessent notre paresseuse conception d’une nature pacifiée, font littéralement flamboyer le paysage. En quoi elles sont belles, en dépit de leur aplatissement photographique pour orner les calendriers et les boîtes de chocolats. Car la beauté est difficilement reproductible; Benjamin avait forgé le concept d’«aura» pour définir son caractère unique. La beauté ouvre sur un au-delà ni angélique ni diabolique, tout au plus surhumain au sens nietzschéen. La beauté ignore autant la technique que le talent. Toute l’histoire de l’esthétique est celle d’une erreur de jugement sempiternellement recommencée du fait de se limiter à chaque époque à une beauté acceptable selon les canons du goût. Or la beauté, nécessairement, dérange. Ajouter une parcelle de beauté au monde est peut-être la seule action qui puisse justifier une existence humaine. Il est rare qu’elle se constitue en œuvre, du «palais idéal» érigé galet sur galet aux «illuminations» poétiques d’un adolescent provincial. Elle surgit plutôt au détour d’une page, une phrase, un vers énigmatique mais bouleversant. La perturbation prend cent visages. Faustroll annotait ses livres «pairs» pour en retenir les perles. N’obéissant ni au goût ni aux règles de l’«art», elle n’évolue pas. Elle est peut-être un fragment d’éternité fiché dans notre temporalité. Fruit de la rage, elle nous communique une durable insatisfaction. Elle témoigne que la création n’est pas achevée.
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