18 le repas de famille interior

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saguenail

Le repas de famille ou

Le vieux monde couverture de Manuela Bacelar


Le vieil Avram a cassé sa pipe. En dormant. Discrètement, sans râle, sans gémissement. Si Suzanne n’avait pas décidé de repasser le linge justement ce matin, on ne se serait peut-être pas aperçu de sitôt de sa disparition. Les derniers temps, il n’apparaissait même plus à table pour le dîner. Il errait toute la journée par la ferme en marmonnant, plongé dans ses indéchiffrables calculs. Personne ne lui prêtait plus attention. On l’avait assimilé aux bêtes familières, chiens et chats dont on avait perdu le compte, qui hantent la ferme mais se débrouillent toutes seules pour trouver leur pitance. Il avait tellement maigri qu’il n’occupait guère de place. Il répétait en vie son rôle prochain de fantôme sans consistance. C’est en allant chercher la planche à repasser dans le débarras où, après la mort de la mère, comme le vieux présentait déjà tous les signes de la sénilité, on avait remisé la paillasse du père, «pour son confort, pour son bien, pour qu’il n’ait pas à grimper les escaliers», comme l’avait expliqué Caïn qui s’était approprié le lit familial, que Suzanne s’est étonnée de le trouver couché. Elle s’est approchée, a voulu le réveiller, l’a touché et a frémi en constatant que le corps était froid. Le sang avait gelé dans les veines, la peau était bleue. Elle s’est mordu les lèvres pour ne pas crier, de saisissement, et a murmuré une prière enfouie dans les replis de sa mémoire, sans doute apprise ou entendue pendant l’enfance. Ellemême ignorait qu’elle la connaissait. Elle a couru prévenir Caïn, affolée. Elle a refermé la porte en sortant, au verrou, pour que personne ne découvre et ne touche au cadavre. 2


Le soupir qu’a poussé Caïn n’exprime ni joie ni tristesse, tout juste le soulagement d’une attente qui s’est trop prolongée, d’un espoir qui, faute d’être nourri, s’est racorni, terni, si bien que la mort du père ne lui apparaît plus comme la levée du dernier obstacle à la réalisation de ses projets mais seulement comme la source de tracas et soucis multiples: frais d’enterrement, paperasses, dépenses pour le notaire, et surtout nécessité de rassembler la famille, donc d’affronter son frère. Pour obtenir la proie tant convoitée, il n’a lutté que contre des ombres: le rival fraternel ne voulait pas de l’héritage, le père autoritaire est devenu gâteux avant l’âge. Si bien que ce décès ne change plus rien: il a déjà pris la place symbolique, et aussi très concrète puisqu’il s’est installé dans son lit, de ce père dont il a hérité l’obstination dans ses gènes, il dirige la ferme comme il l’entend et personne ne conteste son autorité. Il n’a pas voulu coucher le mort dans son lit confisqué, peut-être par obscure superstition, pour ne pas avoir l’air de lui restituer son bien, même après son trépas. Il a sa conscience pour soi. Ils ont donc, avec Suzanne, transporté le cadavre raidi sur la grande table. Il ne pesait guère. Caïn ne s’était pas rendu compte à quel point le père avait maigri. Suzanne a déjà enfilé au mort ses habits du dimanche. On se préoccupe toujours trop tard de la dignité. Elle a entrepris de raser une dernière fois le cadavre. Elle manipule le blaireau comme une professionnelle et Caïn se demande à quelle occasion elle aura pu apprendre à faire la barbe à un homme: qu’il sache, elle n’a jamais eu d’amant. 3


Jacob envierait presque son père. Le vieux n’avait déjà plus toute sa tête. Il n’aura eu conscience ni de sa décrépitude ni de l’approche de la mort. Il n’est pas passé par les affres de l’agonie, il s’est éteint sereinement, mourant en dormant comme il vivait en rêvant. La folie douce d’Avram lui paraît de loin préférable à sa propre lucidité impuissante. Ses images de la mort sont de souffrance sans repos: poulets courant sans tête, soubresauts des lapins et surtout convulsions et horribles cris des porcs saignés. Avram paraît sourire, hors d’atteinte de la misère du monde. Suzanne a même dégoté quatre cierges qui répandent sur son visage une lueur de sainteté. Mais Jacob n’a pas le temps de s’attarder. Son père, de son vivant, ne conversait jamais avec lui; ce n’est pas mort qu’il va commencer. Et il y a le foin à décharger, les animaux à rentrer et à traire. Depuis la naissance de Daniel, Marie passe ses journées au lit. Le petit a pratiquement cessé de téter il y a quelques semaines et Marie ne se relève, six mois passés, toujours pas de ses couches. Il est vrai qu’elle a perdu beaucoup de sang et s’est trouvée très affaiblie. Le médecin a diagnostiqué une dépression et prescrit du repos. C’est depuis lors que Jacob s’est rendu compte du boulot que, du temps de sa santé, Marie abattait. Et qui lui est retombé dessus. Il se compare mélancoliquement à une bête de somme et pense, amer, que le dernier des mulets a encore quelqu’un pour l’étriller. Il a tiré le mauvais numéro. Il est arrivé après. Il n’en veut pas à Caïn, c’est dans l’ordre des choses qu’un frère gère et l’autre travaille, que l’un commande et l’autre obéisse. 4


Suzanne s’essuie le front tout en marchant machinalement. Elle n’a pas le temps de s’arrêter, une pause, si courte soitelle, lui paraîtrait péché, presque crime. Débordée, elle doit se réciter constamment la liste des choses à faire afin de ne rien omettre; plutôt accomplir une tâche deux fois que risquer de l’oublier. L’idée que la famille va se trouver réunie, que même Isaac va remettre les pieds dans la maison, l’emplit d’une telle excitation qu’elle s’agite inutilement. Le surcroît de travail lui est pure joie. Elle en vient à considérer la mort du père comme une bénédiction, comme l’acte rédempteur qui rachète tous les abus, méfaits, injustices commis en vie au nom des principes et de l’autorité. Elle l’a peigné, maquillé, parfumé avec tendresse, comme elle n’a pas souvenir que leurs rapports de père à fille le permettaient. Elle lui a tout pardonné. Elle récapitule, les couronnes de fleurs à marchander, voire fabriquer, car Caïn n’est pas prêt à débourser pour l’entrepreneur des pompes funèbres qui est un voleur qui s’engraisse sur la sueur des honnêtes gens. Avram aura des funérailles dignes mais sans fioritures. Lui-même était avare, il comprendrait et approuverait ce regard à la dépense. Les coups de fil à passer, le notaire d’abord, puis les «citadins»; commencer par Madeleine, c’est elle qui est en contact avec Isaac. Ravauder et recoudre tous les vêtements noirs de la maison. Les robes surannées de Noémie vont enfin servir, elle a bien fait de les garder, bien cachées, puisque même Schlemhil n’est pas parvenu à mettre la main dessus. Justement, où peut bien traîner ce garnement? Et la soupe du soir qui n’est pas préparée! 5


Caïn préfère sortir de la chambre, sinon il va faire un éclat. Il avait pourtant interdit que Marie utilise jamais son lit pour y coucher son rejeton. Pas par souci de propreté: entre les accouchements de Noémie et les maladies infantiles de sa génération, le lit en a vu d’autres. Pour le symbole, pour fixer des limites territoriales et assigner quelque prohibition entérinant la différence de statut et de condition. Mais Anne est trop molle. Il le lui a déjà répété cent fois. Or elle se contente de le regarder, de son air résigné, et d’acquiescer sans intention d’obtempérer. Elle sait qu’il ne l’a épousée que pour agrandir ses terres et qu’en l’absence d’amour seule l’apparence de soumission peut éviter les conflits. Elle est pleine de pitié pour Marie, sa belle-sœur qu’on a reléguée au-dessus de l’étable puisque Jacob y couchait déjà avant de l’épouser. Elle l’a plutôt encouragée dans sa neurasthénie post-natale. Elle n’aurait cependant jamais enfreint les ordres de son mari si ce démon de Schlemhil, qu’elle a parfois honte d’avoir mis au monde, n’avait rien trouvé de mieux que de fustiger le bébé à coups d’orties. Elles ont eu beau badigeonner de graisse le corps ulcéré de cloques et d’urticaire, le bébé hurle inconsolable sans discontinuer. Elles l’ont placé au centre du lit et le bercent en vain. Marie a vu le regard noir que lui a jeté Caïn et s’apprête en pleurant à regagner sa soupente. Mais Anne insiste pour qu’elle reste. Le gamin a dépassé les bornes. Il est temps que son père, si tyrannique avec tous, ouvre les yeux et se rende compte que son incompréhensible faiblesse à l’égard de son fils, en l’encourageant, peut s’avérer criminelle. 6


Caïn cherche Schlemhil. Il en veut à son garçon, non pas à cause de la bêtise commise, de la cruauté manifestée, après tout le nourrisson n’en mourra pas, mais parce qu’indirectement il lui a fait perdre la face devant les femmes. Et son autorité, d’autant plus fragile qu’il doit constamment la réaffirmer, a été entamée. Anne, avec sa placidité coutumière, en a aussitôt profité, le défiant presque ouvertement. Il faut absolument que Schlemhil prenne conscience des conséquences de ses actes. Caïn l’a toujours protégé, mais cette fois c’est son statut de chef de la maisonnée, à la fois dieu et patron, qui se trouve menacé. Il est temps que Schlemhil apprenne lui aussi à lui obéir. Il est son père après tout. Il reconnaît confusément, sans oser la formuler, une répétition de l’histoire, dégradée d’une génération à l’autre. Car s’il a volontairement pris la place d’Avram dès la mort de Noémie, allant jusqu’à imiter inconsciemment certains de ses gestes et intonations, la fourbe insoumission de Schlemhil n’est pas sans parenté avec l’opposition d’Isaac, même si elle est moins ciblée et revêt des formes que l’oncle aurait certainement répudiées. Caïn se demande ce que son aîné pensera de ce neveu: Isaac saura-t-il amadouer ce caractère farouche en lequel il se reconnaîtra, ou rejettera-t-il la férocité perverse du gamin sur lequel il projettera toute la rancune accumulée contre son cadet? Il lui passe par la tête l’idée saugrenue qu’Isaac pourrait être marié, avoir des enfants. Il la chasse en se disant que Madeleine l’en aurait averti. L’exercice de la paternité lui aurait pourtant fait du bien, lui aurait fait rabattre un peu de son intransigeance. 7


«Je soussigné Avram, sain de corps et d’esprit»... Le double du testament est étalé sur la huche, à côté de l’enregistrement du cadastre et de la donation des terres d’Anne à l’occasion du mariage. Pris d’un vague soupçon, Caïn s’est senti le besoin compulsif de rassembler tous les papiers, actes notariés et écritures ayant trait à la ferme. Pour se rassurer. Par superstition. Pour écarter l’hypothèse fantastique du surgissement d’un codicille ignoré de tous, rédigé à son insu lors d’une période de rémission de la manie du père, à l’occasion d’une visite des «citadins» à la ferme à l’époque où tous lui en voulaient et critiquaient son coup d’état domestique. Si leurs visites sont si rares, c’est bien parce qu’ils préfèrent échapper à son autorité. Aucun d’eux n’oserait l’affronter directement, mais ne seraient-ils capables d’un coup bas? Suzanne semble lire ses pensées et s’efforce de le rassurer: la succession lui reviendra sans contestation; même Isaac signera toutes les cessions de droits. Il peut se considérer désormais comme le maître légitime de la ferme. Elle a presque envie d’ajouter que si des ennuis devaient un jour surgir, ils émaneraient probablement de son successeur, pas de sa fratrie. Elle se contente de suggérer que mieux vaut cacher ces paperasses, que si jamais Schlemhil mettait la main dessus, dieu sait ce qu’il serait capable d’imaginer, depuis en faire une flambée jusqu’à les découper en dentelles. Caïn, saisi du bon sens de la remarque de sa sœur, range rapidement les papiers dans une grosse chemise cartonnée. Suzanne pose aussitôt la soupière sur la huche: c’est là qu’ils dîneront, puisque la table est occupée. 8


La proscription de la moindre mention du nom d’Isaac, de toute allusion à son existence présente ou passée, date du jour où Avram pour récupérer la face, après qu’Isaac l’avait affronté ouvertement, lui jetant ses quatre vérités au visage et annonçant sa ferme intention de quitter la ferme, s’est écrié en suffoquant: «Je te chasse!» Caïn n’a eu qu’à la maintenir tacitement. Avram a, au cours de son existence, tellement écrasé sa famille que la légitimité de l’autorité, dont Caïn s’est emparée dès la mort de Noémie et la subite déchéance du père, n’aurait jamais été contestée: tous étaient d’avance soumis, entraînés à l’obéissance. Seul Isaac était de taille à affronter, après son père, son frère, mais il était parti depuis longtemps. Il continuait pourtant de hanter la ferme, en proportion de l’interdit qui pesait sur son évocation. Le silence est parfois plus bruyant que les cris. Il occupait plus de place, absent, qu’il ne l’avait jamais fait même au temps de ses incartades et de ses défis au père. Innommable, on l’avait toujours sur le bout de la langue. À tout moment, Caïn craignait le lapsus fatal prêt à surgir sur toutes les lèvres. Il avait été le rival de son aîné. Il avait lutté contre lui, ourdissant de viles intrigues sans reculer devant l’emploi de la calomnie ou du mensonge, à l’âge ingrat de la morale légère. Et lorsqu’il avait triomphé, obtenu le renvoi, ou le départ, du rival haï, il avait en fait perdu. Car il devait désormais se tenir sur ses gardes sans jamais relâcher sa vigilance. Un fantôme, un souvenir, sont inattaquables. Aussi n’envisage-t-il pas sans appréhension la réapparition du frère maudit. Mais il l’attend de pied ferme. 9


Tous savent que Madeleine a maintenu le contact avec son frère. Aucun tabou ne saurait lui être imposé puisqu’elle est au-delà de toute honte. En fait, Caïn s’est arrangé pour faire parvenir quelques nouvelles à son frère, à l’occasion de son mariage et de l’extension de la ferme, de l’installation des derniers nés en ville, des naissances de Schlemhil et de Daniel, de façon à affirmer sa prise en charge de la ferme et de la famille, et prévenir toute velléité de retour intempestif. Isaac n’a jamais fait transmettre de réponse. Ou Caïn n’a jamais osé en demander, ni ouvertement, car ç’aurait été enfreindre l’interdit, ni en privé, car les yeux moqueurs de Madeleine le perçaient trop facilement à jour et lui faisaient perdre contenance. De cette façon, le lien, lâche voire tortueux, avec le proscrit n’a jamais été complètement rompu. Aussi, quand Suzanne lui a téléphoné, Madeleine a-t-elle aussitôt compris qu’elle était incombée d’avertir Isaac et a évité à sa sœur les périphrases compliquées en lançant «Je lui transmettrai», où le pronom n’avait pas besoin d’antécédent. Elle a accueilli la nouvelle plutôt froidement. Elle méprisait profondément son père, elle l’avait haï quand elle l’avait reconnu parmi les rôdeurs embusqués dans l’ombre qui venaient reluquer les filles sans oser les aborder, ce soir-là elle l’aurait émasculé s’il s’était enhardi jusqu’à prétendre être son client. Mais elle n’était pas fille à ruminer sa rancune et, si elle ne lui pardonnait pas, elle n’avait pas cultivé de fantasmes de vengeance. Elle avait tiré un trait en quittant la ferme. Elle avait préféré taire cet épisode. La mort du père ne la lavait pas de la souillure infligée. 10


Job s’est étonné de ne rien ressentir à l’annonce de la mort de son père. Son insensibilité lui révèle à quel point le vieillard lui était peu familier, presque inconnu. En fait, Dalila et lui, les deux «petits» derniers, ont plus été élevés par leurs sœurs que par leurs parents. Noémie, au sortir de couches, tombait dans une morne apathie dont seule la tirait la confection de ses plats cuisinés. Si bien que Job avait été la poupée de Suzanne et Madeleine, bientôt relayé par Dalila. Aussi la tyrannie du père n’avait-elle jamais fait que le survoler, tonnerre puissant mais lointain répercuté par les montagnes sans cacher le soleil au-dessus du vallon. Cherchant à se remémorer des images du père, il a un sentiment de flou comme devant ces portraits où la pose par trop artificielle écrase et brouille les traits du personnage peint. Quant aux souvenirs de l’ultime période, ils manquent tellement de fermeté qu’ils n’évoquent tout au plus qu’une ombre se pliant à tous les reliefs. Pourtant, il porte un peu du vieillard dans son sang. Comme une malédiction, se surprend-il à penser. Car il ne sait au juste de quel trait de caractère il lui est redevable, de quelle tare il a hérité. Il n’aime guère Caïn et Jacob, qu’il trouve sales, ignorants et avares, attribuant aux deux frères les défauts de chacun. Il a reporté son affection, très platonique, sur le frère fantasmatique dont il n’a que des souvenirs confus, probablement reconstitués. Il lui écrit de temps en temps des lettres où il épanche ses doutes, qu’il fait passer par Madeleine. Isaac les reçoit et les conserve, lui répondant une fois par an, une longue missive pleine de conseils désabusés. 11


Dalila d’instinct a saisi tout ce que le décès d’Avram ouvrait comme opportunités à ses talents de comédienne frustrée. L’occasion était unique. Entre les tenues de grand deuil et les mines éplorées, elle allait pouvoir déployer son art, démontrer son goût. Sa famille pour seul public, mais en est-il de meilleur? Le «public» est anonyme, un substitut dans le noir du seul regard appréciateur pour lequel une actrice représente: ses parents, à défaut sa fratrie. Elle allait leur tirer des larmes. Lorsque Suzanne lui avait annoncé, en même temps que la mort du vieux, qu’elle avait conservé les dentelles de Noémie, Dalila avait failli crier de joie. Elle était si excitée qu’elle aurait voulu partir tout de suite. Il a fallu la longue énumération de toutes les conséquences pratiques de la réunion de famille pour la calmer et la rappeler aux convenances. Elle a voulu appeler Madeleine mais son téléphone était toujours occupé. Elle tente vainement de se rappeler sa dernière visite à la ferme familiale, il y a plusieurs mois, presque dans une vie antérieure. Elle songe à ses frères, qui l’ont toujours un peu effrayée, à Suzanne, à qui elle aimerait faire plaisir, peut-être offrir un petit cadeau, des bonbons ou des fleurs, si le geste ne risquait en cette circonstance de paraître déplacé. À Isaac enfin, dont elle n’a aucun souvenir, si bien que la lettre de vœux badine qu’elle reçoit à chaque anniversaire lui semble toujours émaner d’un inconnu, quelque admirateur secret. Cependant, elle lui attribue une importance symbolique qu’elle n’ose pas s’avouer: elle a découpé sa signature et l’a rangée dans sa collection d’autographes. 12


Madeleine doit annuler quelques rendez-vous, se décommander auprès de quelques clients, prévenir Karim, son protecteur attitré. Elle est un peu inquiète, elle n’est pas parvenue à joindre Isaac. Au dernier numéro de téléphone où elle lui avait parlé, une voix masculine baragouinant un semblant d’anglais a expliqué qu’il est parti depuis une semaine et n’a pas laissé d’adresse. Elle a insisté: «Father deceased», on a accepté de prendre le message mais il était douteux qu’on puisse le lui transmettre. Madeleine s’est affolée. Elle a envoyé une demi-douzaine de télégrammes, à toutes les adresses qu’il lui a données au cours des trois dernières années, en spécifiant: «Accuse réception!» Elle espère que l’un d’eux finira par lui parvenir. Elle a prévenu Caïn qu’elle resterait en ville jusqu’à ce qu’Isaac la contacte. Comme son frère lâchait un chapelet d’insultes à l’égard du vagabond, elle a raccroché. Quelle idée tout de même d’être toujours par monts et par vaux! Il lui a expliqué un jour qu’il concevait la vie comme un passage sur terre, que chaque homme ne devrait posséder que ce qu’il peut transporter sur ses épaules, que les occasions ne se répètent jamais. Elle n’espérait pas le revoir si tôt. Elle n’a même pas achevé la reconstitution de son itinéraire, cartes en main, qu’elle s’était promis de connaître avant de le retrouver, afin de pouvoir poser des questions et suivre les explications, rendre cette errance plus concrète, presque palpable, moins mythique. Elle ne le confesserait jamais mais elle sait qu’elle s’est maquée avec Karim pour l’exotisme de son teint. C’est son voyage à elle, sa façon de l’accompagner. 13


Job prévoit de faire de cette visite à la ferme familiale une occasion d’application pratique des notions somme toute très théoriques qu’il a accumulées depuis son entrée à l’université, une étude sur le terrain. Il potasse rapidement ses notes, trie schémas et diagrammes, tout ce fatras d’analyse psychologique et sociologique va peut-être enfin servir. Par ailleurs, contradictoirement, il conçoit cette visite comme un retour à la nature et a décidé d’en profiter pleinement, pour une fois de s’éclater. Il est allé voir son dealer pour renouveler sa provision de coca. Il va devoir demander une rallonge à Madeleine. Si elle se doutait de la destination des sommes qu’elle se laisse volontiers extorquer à chacune de leurs rencontres! Il s’accuse de cynisme mais reconnaît qu’il envisage les funérailles de son père comme une fête. À tout le moins comme des vacances, méritées après un semestre de rude labeur. Il se sent tellement bucolique qu’il renonce à emporter son ordinateur portable et sa console de jeux vidéo. Ce sera bien la première fois! Il ira plutôt se promener à travers champs. Et il observera Caïn et Jacob, peu à peu assimilés, par mimétisme, aux animaux au milieu desquels ils vivent. Pour la première fois, la perspective d’un séjour à la ferme ne lui apparaît pas comme la réalisation diurne d’un cauchemar. Il est le premier surpris de ces bonnes dispositions, les interprète comme une défense contre l’irruption traumatique du macabre. Il se dit qu’après tout cette réunion familiale pourrait être l’occasion d’une réconciliation. Il regarde trop les feuilletons. Mais le paradis perdu n’est jamais aussi loin qu’on le pense. 14


Dalila a consulté de vieux catalogues de mode. C’est indubitablement la voilette qui conférait aux tenues de deuil leur touche la plus chic. Elle ne comprend pas que cet accessoire soit tombé en désuétude. La mode en reviendra, elle en est convaincue. Mais en arborer une aujourd’hui serait par trop kitch. Elle pouffe en songeant à la tête que feraient ses amies en la voyant ainsi attifée. Elle ne doute pas que leurs éventuels sarcasmes moqueurs dissimuleraient mal leur profonde envie. Elle a peut-être raté sa vocation. Au lieu de s’entêter à vouloir monter sur les planches, elle aurait dû s’orienter vers le dessin de mode. Que de talent gâché! Elle n’est même pas incomprise, seulement méconnue, ce qui est le pire. Seules Suzanne et Madeleine croient en ses capacités. Encore que Madeleine, en raison de son propre itinéraire et de ses connaissances approfondies des hommes, tout en l’encourageant, ne cesse de la prévenir contre toute proposition qui ne soit pas un engagement ferme. Les milieux artistiques sont parmi les plus dévoyés et elle se sent le devoir de la protéger, quitte à lui offrir elle-même tous les bijoux que ses soi-disant admirateurs se montraient empressés à lui acheter. En fait, Madeleine a tissé autour de l’inertie forcée de sa petite sœur un décor fabuleux de vie mondaine qu’elle s’attache à concrétiser autant qu’elle peut, satisfaite de le vivre par procuration. Si bien qu’éduquée comme une poupée Dalila est restée une poupée, incapables de gérer un budget, faire les courses, cuisiner, voire acheter toute seule un billet de train. Tous ses désirs sont exaucés, mais Dalila souffre, d’ennui, mortel. 15


Suzanne a eu beau lui remontrer que les «citadins» étaient habitués à un autre confort, dormir dans des lits, manger sur des nappes, Caïn s’est montré intraitable. Ce n’est pas la première fois qu’ils viennent à la ferme, ils savent à quoi s’attendre. L’enterrement représente déjà des frais, si le logement de la famille implique des dépenses supplémentaires, il sera ruiné avant d’entrer en possession de son domaine. Tout autant que de son obstination et de son intransigeance, Caïn a hérité de l’avarice de son père. L’or ne le fascine pas, il ne va pas compter le magot patiemment mis de côté; simplement, il n’aime pas dépenser. Tout achat lui coûte. Il doit d’abord se convaincre de son absolue nécessité. Il a peiné à amasser ce pécule, il ne va pas maintenant le dilapider sans raison. En fait, à part la chambre à coucher parentale, qu’il occupe plus par symbole que pour le confort, il vit aussi chichement que ses frère et sœur. Et Anne, au fond, n’est pas mieux logée que Marie. Il est toujours partagé entre la conscience du caractère quasiment frauduleux des moyens qui lui ont permis de mettre main basse sur la ferme, partant, de l’illégitimité de sa possession, et la satisfaction du travail accompli, comme si de mener ses projets à bon terme lui donnait raison. Il est obscurément troublé de constater que, si tous le craignent et se soumettent à son ordre, personne ne l’envie. Tant de manœuvres et manigances pour obtenir ce qu’on ne lui dispute pas se révèlent vaines. Sa famille, incapable de se révolter, pourrait chercher à le dépouiller. Même pas! Trop tard pour les regrets. Il doit continuer à défendre butin et territoire conquis. 16


Si Jacob est troublé par la réunion prochaine de la famille, il n’en montre rien. Alors que Suzanne s’agite comme une abeille ivre et que Caïn rugit ses ordres, il ne manifeste ni joie ni ennui, se cantonnant dans un mutisme quelque peu sauvage. Pour célébrer fastueusement l’arrivée des «citadins», sans doute conviendrait-il d’égorger un porc, à tout le moins un cochon de lait, mais Caïn ne voudra jamais. Il regarde les bêtes vautrées dans leur bauge et se dit que finir en jambons et saucisses n’est pas un prix si cher que ça pour une vie passée à ne rien faire sinon engraisser. Jacob est de plus en plus sensible à sa condition animale originelle et comprend le critère du travail et de la sueur comme signes de la malédiction biblique. Il observe fraternellement le vieux mulet de la ferme. Encore une victime, un autre damné! Il entrevoit Schlemhil dissimulé du côté de la basse-cour. Il aura encore été chiper des œufs pour les gober. Inutile de chercher à lui mettre la main dessus, il se mettrait aussitôt à pousser des cris d’orfraie et Caïn prendrait sa défense. Non pas qu’il s’aveugle sur la perversité maligne de son fils, mais il agit selon des principes inébranlables, il y a un ordre à respecter, et le garnement est le futur maître de la ferme. Caïn a pris ses dispositions: il héritera de tout, Daniel devra travailler pour lui comme son père pour Caïn. Certes Jacob rêve de coincer Schlemhil dans la grange un jour où Caïn serait absent, mais à quoi bon? Ce serait provoquer la vindicte de son frère qui finirait par retomber, indirectement, sur Marie et Daniel. Mieux vaut se tenir tranquille. Il a appris à avaler les couleuvres sans effort. 17


Au fond, Suzanne est aussi obstinée que son frère. Elle s’est mise en tête que cette réunion serait une fête et rien ne l’en fera démordre. Elle a sorti brosses et balais et entrepris, à grande eau, le nettoyage du corps de logis. Elle n’aura pas de repos qu’il ne reluise comme un appartement bourgeois. Depuis quand la maison n’a-t-elle pas été lavée ainsi? Elle n’a pas vu au cours des ans, de fritures en rôtis, la cuisine s’enfumer et les murs absorber une suie grasse qu’aucun détergent ne saurait plus tirer. Elle doute même qu’une couche de chaux suffise à couvrir cette crasse, à rendre à la pièce sinon une immaculation une blancheur plus allègre. La cuisine aura donc pris le deuil la première, sans doute après la mort de Noémie, dont les daubes longuement mitonnées ont sombré dans l’oubli. La conscience d’une lente dégradation la stimule et elle met la main à l’ouvrage avec une énergie redoublée. Elle va même jusqu’à demander à Anne, qui ne sait pas cuire un œuf à point, de confectionner le repas. Caïn pourra râler tant qu’il voudra, elle entend mener sa tâche jusqu’au bout. Elle ne rechigne pas à l’effort et le soir venu, elle a chaulé la cuisine, dont les murs ont pris une teinte grisâtre, encaustiqué deux pièces au premier étage, une pour les hommes, l’autre pour les filles, si bien que c’est maintenant la grande chambre parentale qui a l’air sale par comparaison. La maison a un air pimpant, toute remise à neuf et, quand les hommes rentrent dîner, Suzanne quête l’admiration dans leur regard. Caïn n’ose protester, mais son mutisme est déjà un éloge; Jacob dépose un timide baiser sur sa joue, solidaire. 18


Schlemhil se sent délaissé. L’arrivée prochaine de ses oncles et tantes, dont le mythique Isaac, qu’il n’a jamais vu puisqu’il avait quitté la ferme avant sa naissance, mais qu’il déteste déjà, comme si la rivalité et la crainte de Caïn lui avaient été inconsciemment transmises déformées en haine, le perturbe. Il a besoin d’attirer l’attention, de se faire remarquer, sous peine de n’être que l’ombre de son père. Il s’affirme par la perversité faute d’être capable d’affronter son tyran de père qui, simultanément, l’ignore en pratique et le défend aveuglément en paroles face aux autres. La jouissance que lui procure la colère des «grands» quand ils découvrent ses bêtises n’est pas rationnelle, elle tient du vertige et fonctionne comme une drogue. Si bien qu’il est toujours en quête d’un mauvais coup à faire. Rien ne saurait l’énerver autant que leur indifférence à son égard. Or Jacob est allé repêcher sans cris, à l’aide d’une longue perche, les bottes qu’il avait jetées dans la fosse à purin. Quand Schlemhil est venu le provoquer tandis qu’il les lavait au jet d’eau, il ne lui a jeté qu’un regard lourd de mépris. Après quoi il est allé patiemment rattraper quelques lapins car Schlemhil entretemps avait ouvert une large brèche dans le grillage du clapier. Or Schlemhil ne saurait subir d’affront plus cinglant que d’être ignoré. Et pour comble, son père, survenu pendant que Jacob coinçait un à un les lapins, en constatant les dégâts s’est contenté de lui lancer un «Petit con!» excédé qui l’a atteint plus durement que les raclées qu’il lui a parfois passées, de rage, en secret, à coups de ceinturon jusqu’à ce que le bras lui fasse mal à force de frapper. 19


Suzanne a mis Anne et Marie dans le complot: elles vont se rendre au grenier où personne n’a plus mis les pieds depuis la mort de Noémie pour y chercher des objets capables de donner aux chambres un air, sinon guilleret, au moins décent. Seule, Marie n’aurait jamais osé; quant à Anne, elle en a un vague souvenir où, entre animaux vivants, allant de la chouette aux araignées géantes en passant par les rats, et gibier naturalisé, trophées de chasse d’Avram, le lieu lui avait paru particulièrement repoussant. Mais l’enthousiasme de Suzanne est communicatif et elle a éveillé leur curiosité. Elles soulèvent la trappe avec effort, Suzanne levant haut une chandelle. La montée de l’étroit escalier raide a suffi à les transformer en petites filles à la chasse au trésor. Passé le premier frisson de la découverte, le butin apparaît plutôt maigre: des malles d’osier et de carton renforcé, presque toutes vides, des sacs de jute, des balances de divers types, de vieilles mesures à grain en étain et des couvertures mitées. Ni vêtements ni bijoux. Si Anne et Marie en sont pour leurs frais, Suzanne n’est pas déçue: les couvertures camoufleront les paillasses, les malles serviront d’armoires, les mesures d’étain donneront de jolis vases. Au retour de leur expédition elle va cueillir des fleurs dans le pré et cloue un châle coloré au mur de chacune des pièces. Il est vrai que quelques babioles ont suffi à les transformer. Enfin, elle accroche la guirlande de Noël au manteau de la cheminée dans la cuisine. Ces décorations sonnent la bienvenue mieux qu’une banderole. Cette fois, Caïn et Jacob ressentent un petit pincement de jalousie. 20


Malgré le froid mordant, le cadavre commence à dégager une forte odeur de décomposition. Appelés d’urgence, les citadins ont répondu qu’ils ne pouvaient avancer leur arrivée, Job à cause d’un examen, Madeleine parce qu’elle attend la confirmation d’Isaac. Caïn a donc décidé de procéder à l’enterrement sans eux. Le médecin a accepté de signer le permis d’inhumer sans voir le corps mais a tenu à se faire payer la consultation. Par contre le curé, comprenant que Caïn n’allait pas débourser un centime de plus, plutôt que de voir enterrer civilement un de ses paroissiens, a accepté de dire une messe rapide et a cédé un crucifix qu’on a cloué sur le cercueil. Celui-ci, fabriqué par Caïn, ne doit pas être totalement étanche car s’en dégagent des relents d’eau de Cologne avec quoi on a voulu combattre la puanteur du cadavre. Jacob fait avancer au pas le mulet qui tire la carriole transportant le cercueil que suivent Caïn et Suzanne. Anne et Marie sont restées à la ferme. Soi-disant pour s’occuper des enfants mais, plus profondément, parce qu’elles n’appartiennent au clan que par alliance, «bouts rapportés». Le curé s’est étonné de l’absence des citadins et a expédié l’oraison funèbre. Aucun villageois n’est venu accompagner le mort. La plupart doivent croire qu’Avram s’est éteint depuis longtemps. Ni Caïn ni Suzanne n’ont fait le tour des fermes avoisinantes. Le mort appartient à leur intimité, pas à la communauté, ses funérailles ne concernent qu’eux. Pragmatiques, ils ne mélangent pas le concret et le symbolique: en tant que corps, Avram doit être mis en terre au plus vite; c’est en tant que père qu’il va continuer de les hanter. 21


Suzanne sent ses yeux la picoter et ne peut retenir ses larmes en découvrant le saccage. Profitant de leur absence, Schlemhil a arraché châles et guirlande, piétiné les bouquets amoureusement confectionnés par Suzanne et les a remplacés par d’autres de sa façon, composés d’orties et de ronces trempant dans le purin, une vraie caricature. Il a en outre laissé ses empreintes boueuses sur les parquets si péniblement cirés. Ils ne découvriront qu’à l’arrivée des citadins qu’il a aussi glissé du fil de fer barbelé dans les paillasses. Mais déjà il a dépassé les bornes. Caïn renifle et déclare «Quelle porcherie!» Laissant à Jacob le soin de consoler leur sœur, il commence par vouloir s’en prendre aux femmes qui auraient dû surveiller le garnement. Mais elles sont introuvables, elles seront sorties en promenade. Elles ont emmené le bébé. Une sourde colère monte en lui. Revenant vers Suzanne, il lui donne une tape sur la joue, promettant solennellement: «Cette fois, je vais le dérouiller!» Suzanne hausse les épaules, ce n’est pas cela qui nettoiera les chambres. D’un pas harassé elle va chercher un seau et une brosse. Le travail ne la rebute pas, elle va réparer les dégâts. Dans la mesure du possible, car les châles ont été souillés, la guirlande déchirée, elle ne pourra les remplacer. Quand Caïn le surprend derrière la basse-cour, Schlemhil réussit à bondir hors d’atteinte et s’arrange pour toujours laisser entre eux un obstacle, ne serait-ce qu’un abreuvoir. Le gamin sait comment désarmer son père: «Tu ne vois pas que toute cette pompe, c’est pas pour les citadins mais pour fêter le retour du frère prodigue!» 22


Caïn, encore enfant, s’est très tôt intéressé aux travaux de la ferme. Il aimait accompagner son père, sentir l’odeur de la terre fraîchement labourée après la première pluie, avant les semailles, encore pleine du relent capiteux de la décomposition qui se fait engrais, le parfum de la vie en gestation. Ou encore la senteur enivrante des céréales dégorgeant leur sève au lendemain de la moisson. Avram lui avait appris, outre leur nom, à distinguer si une plante est vivace ou inadaptée au sol, si elle a besoin d’ombre ou d’eau. Fervent adepte de la rotation des cultures, son père avait passé sa vie à imaginer un système rationnel permettant de tirer le meilleur parti de la terre sans en passer par l’assolement. Même devenu gâteux, ses dernières années de vie avaient été consacrées à de fantastiques calculs pour économiser l’eau en étageant les cultures sur les pentes selon la longueur de leurs racines. Et c’est par le geste et par l’exemple qu’il lui avait transmis l’héritage. La mainmise de Caïn sur la ferme était plus légitime qu’il ne le croyait lui-même. Les intrigues contre Isaac n’avaient eu comme résultat que de se charger l’esprit d’un intolérable poids de culpabilité, de s’aigrir le caractère au point d’être craint autant par les étrangers que par ses proches, de ne pouvoir jouir d’une possession qui lui revenait, qu’il était le seul à se contester. Il avait empoisonné son legs comme un puits où l’on jette une charogne. Et tant qu’il ne pourrait montrer sa réussite à son frère et l’entendre, de vive voix, reconnaître son œuvre, admirer le travail accompli, bref lui donner raison, le légitimer, l’adouber, ses efforts restaient inutiles. 23


Suzanne, à partir de la naissance du troisième enfant, son frère Caïn, avait été sacrifiée. Noémie a littéralement couvé pendant leurs deux premières années ses aînés: ils avaient tété jusque très tard et elle a veillé à leur chevet à chaque poussée de fièvre. Mais elle allait s’affaiblissant et, comme les grossesses se succédaient régulièrement de deux en deux ans, elle s’était fatiguée des soins maternels après le troisième accouchement, un peu plus pénible que les précédents, et, simplement parce qu’elle était une fille, avait employé Suzanne comme bonne quand elle n’avait pas encore cinq ans. Pour nettoyer la maison et torcher le petit dernier, à l’époque, Jacob. La seule tâche domestique qu’elle n’avait jamais confiée à sa fille était la préparation des repas. La cuisine était son domaine réservé et la confection de plats longuement mijotés sa passion. Aussi n’en a-t-elle rien transmis à sa fille et est morte en emportant dans la tombe ses secrets culinaires. À sa mort, Suzanne a dû inventer la gastronomie sans en connaître les premiers rudiments. Ne voulant pas risquer la moindre comparaison, nécessairement défavorable, elle s’est longtemps bornée à cuire quotidiennement une soupe dont l’insipidité même suscitait le regret des plats de Noémie. Le temps a fini par émousser les souvenirs et tout égaliser. Elle n’aura connu qu’un temps de répit: quand Madeleine a été en âge de lui prêter main forte et qu’à elles deux elles ont élevé les deux derniers, Job et Dalila, qu’elle considère encore aujourd’hui plus comme ses enfants, elle qui n’a pas connu la maternité, que comme ses frère et sœur. 24


«On se prépare toute sa vie, philosophiquement, à affronter la mort et l’on découvre que la véritable épreuve à surmonter, pour laquelle on est pris au dépourvu, est, passé le mitan de la vie, de devenir orphelin.» Isaac a tenté de prendre un ton léger mais, malgré la friture sur la ligne, Madeleine sent l’émotion percer. D’ailleurs, il écourte la conversation, concluant: «Je prends le premier train.» Avram avait été très fier de la naissance de son premier fils. Trop peut-être. Son exigence et son autorité, qui avaient fini par dresser Isaac contre lui, étaient proportionnelles aux espoirs qu’il avait placés en lui. Il s’était braqué dès les premiers heurts, irrémédiablement déçu, reportant toute son affection sur Caïn. Pour Isaac, opposition au père et rivalité avec le frère se sont confondues. Pourtant il n’était pas de nature conflictuelle, préférant toujours céder le terrain, quitte à renoncer, voire partir. Par contre, il était incapable de plier ou même de se courber. Cela lui donnait un air hautain que la calme fermeté de ses refus renforçait. Dans l’histoire de l’agneau manquant, il n’avait pas fait l’effort de se disculper, le plus léger soupçon avait suffi à lui faire couper les ponts, avant de rompre les amarres. Prévisible dans ses réactions, il ne lui était jamais passé par l’esprit qu’il avait pu être manipulé et que son frère avait manigancé toute l’affaire. Ses rapports avec Avram s’étaient déjà détériorés, il aurait tôt ou tard fini par quitter la ferme. N’ayant pas appris à se soumettre et obéir, il ne parvenait jamais à conserver longtemps un emploi. L’errance était devenue sa condition «naturelle» alors qu’au fond il n’aimait pas voyager. 25


Jacob a commencé par chercher protection auprès des animaux. Il était un enfant craintif, qui avait peur de tout, des adultes en particulier, qui lui paraissaient incompréhensibles et indifférents. De tout sauf des animaux. Il savait amadouer les chiens et même les porcelets, pourtant toujours affamés, jouaient avec lui. Sans doute naturellement peu causeur, la fréquentation des bêtes l’avait renfermé dans le mutisme. Il avait instinctivement compris que le langage servait à mentir et se méfiait des mots. En outre, le discours n’était pas une alternative à la violence, plutôt son accompagnement rhétorique. Le silence des animaux s’associait pour lui à la paix et l’harmonie qui pourraient exister dans un monde débarrassé des hommes. Du moins jusqu’au jour où il avait vu les truies dévorer un cabri égaré dans la porcherie. À ce spectacle, il avait perdu la foi. Depuis, ses sentiments oscillaient: il les regardait fraternellement mais, comprenant que la nature est indifférente à la souffrance, n’éprouvait plus aucune répugnance à égorger un mouton ou saigner un cochon. À l’exception du bœuf ou du mulet, il enviait leur profonde liberté. La condition humaine ne lui paraissait guère désirable, celle de cadet intolérable. Il était gré à Marie de se satisfaire d’échanges muets ou monosyllabiques, que ce soit pour distribuer des tâches ou exprimer des sentiments, car ils ne partageaient que le travail et le désir, et de prendre ses bourrades pour des caresses. Il s’extasiait devant Daniel, troublé qu’un bébé d’homme mette des mois à se redresser quand les petits d’animaux tenaient sur leurs pattes dans les minutes suivant leur naissance. 26


Job avait obscurément conscience d’être, depuis sa naissance, le favori, et en profitait. Ses sœurs l’auraient défendu contre toute évidence et ses frères respectaient un prestige conféré par le fait d’étudier, non pas en raison d’une révération de la science ou de la connaissance livresque, mais par une sorte de honte de ne pas les posséder, comme un titre de propriété symbolique, comme le «manoir» qu’on enviait au châtelain ruiné. Il était celui devant qui on n’élevait pas la voix. Bien sûr ce respect signifiait, profondément, une exclusion: il était du clan mais n’appartenait plus à la ferme, où ses visites allaient s’espaçant à des intervalles chaque fois plus longs. Seul Schlemhil, en ne l’épargnant pas dans sa guerre contre le monde réduit à sa famille, le traitait à égalité avec ses frères et, par l’agression, le soudait au groupe familial. Mais il n’avait jamais participé ni aux moissons ni aux cueillettes, ni même à la fenaison pour lesquelles tous les bras étaient réquisitionnés. Ce qui était pour les autres lieu de travail restait pour lui espace de loisir. Ou d’ennui. Habitué à se payer de mots, il se refusait à considérer la différence matérielle entre ce qu’il appelait son «travail», activité intellectuelle stimulante, et le labeur physique quotidien de ses parents, et surtout ses conséquences au niveau de l’appréhension du monde. Bref, il avait trahi ses origines. L’inconfort anachronique de la ferme satisfaisait ses velléités aventurières, il devait se censurer pour ne pas laisser le qualificatif «primitif» surgir dans son discours chaque fois qu’il en évoquait les indigènes. Il lui arrivait de s’étonner d’être porteur des mêmes gènes. 27


Dalila avait lu trop de littérature sentimentale et de poésie romantique. Son imagination avait fait de la ferme le paradis perdu des joies enfantines et elle n’en voyait, purement et simplement, pas la réalité. Habituée à être bichonnée et câlinée, elle en était naturellement venue à prendre ses frères et sœurs pour ses domestiques. Elle n’était capable d’échanger quelques mots qu’avec Job, qu’elle trouvait cependant snob, et Madeleine, à la fois protectrice et gardienne. Elle traitait Suzanne comme une vieille nourrice. De leur vivant, elle avait considéré Avram et Noémie plus comme ses grandsparents que comme son père et sa mère. Toujours traitée comme un jouet, on ne lui a appris qu’à jouer. Aux chiffons se réduisent son domaine et sa conversation. C’est dire qu’on ne lui a rien transmis du savoir ancestral du clan et du rapport à la terre. On l’a envoyée en ville parce qu’on jugeait que la ferme n’était pas sa place, sans se soucier si elle dominait les règles du savoir-vivre urbain; on en a fait une paumée. Madeleine en a fait, à distance, sa pupille. Heureusement, Dalila est douce. Elle s’est fait quelques amies qui la distraient et la parasitent. Madeleine couvre les emprunts: au moins ces tapeuses maintiennent-elles Dalila occupée. Car la neurasthénie de Dalila vient de ce qu’elle passe ses journées seule et qu’elle s’ennuie. Or Madeleine n’a presque pas de temps libre pour accompagner personnellement sa petite sœur dans ses sorties. Personne dans la famille ne s’aperçoit que même Dalila vieillit et est en passe de finir vieille fille, comme ses sœurs. Sauf Caïn peut-être, trop content d’économiser la dot. 28


Madeleine n’était pas particulièrement sensuelle, ni portée sur les parties de jambes en l’air. Elle était simplement trop gentille et finissait par céder aux garçons. Il n’y a pas eu véritablement scandale, rien qu’une rumeur, quelques plaisanteries inconvenantes, quelques commentaires perfides et désapprobateurs. Mais des garnements effrontés venaient rôder autour de la ferme. Si bien qu’Avram a suggéré à Madeleine d’aller s’installer en ville. Il était clair que sa fille allait se prostituer, mais le mot n’a pas été prononcé. Seulement celui de «respect». Caïn, quand il avait compris quel métier sa sœur exerçait, était le seul à s’être montré choqué, à avoir parlé de honte pour la famille et à n’avoir plus jamais regardé Madeleine de la même façon. Mais il est aussi celui qui, pragmatique, n’a pas hésité à appeler sa sœur pour savoir si elle n’avait pas par hasard quelque agent du fisc ou employé de la préfecture parmi ses clients, quand le percepteur avait voulu vérifier les comptes de la ferme. Suzanne la plaignait sincèrement, préférant son propre esclavage domestique. Seul Isaac n’avait jamais commenté son nouvel emploi. Il restait celui de ses aînés à qui elle pouvait se confier. Il ne lui jetterait jamais la pierre. Ni un pavé de bonnes intentions. Les plus jeunes ne se doutaient de rien, Job par égoïsme, Dalila par bêtise. Par deux fois des gars du village l’avaient retrouvée en ville, par deux fois elle avait préféré changer de quartier. Plus pour préserver une image idyllique de la ferme que par crainte des commérages ou souci de sa réputation. En dépit de leur mépris et de leur lâcheté, elle aimait ses parents. 29


Après qu’Isaac l’a eu appelée, encore toute émue d’avoir entendu cette voix qui, de savoir qu’elle allait le revoir d’ici deux trois jours, paraissait plus proche, Madeleine a d’abord appelé la gare pour connaître les horaires des omnibus, puis Dalila, qui devait se ronger dans l’attente de son coup de fil, ses valises prêtes depuis la veille. Elles se sont donné rendezvous à la gare. Madeleine n’a pas été surprise de ne pas voir sa sœur en arrivant: Dalila avait toujours des «oublis» qui lui revenaient à la dernière minute, qu’elle soit «prête» ne signifiait pas qu’elle était sur le point de sortir. Ayant acheté les billets, elle a commencé à s’inquiéter en voyant l’heure du départ approcher sans que sa sœur apparaisse. Elle avait prévenu la ferme de l’heure de leur arrivée et demandé à Caïn de venir les chercher. Elles pourraient prendre l’omnibus suivant mais leur frère serait furieux d’avoir poireauté. Elle s’est rappelée que Job allait probablement partir aussi ce soir. Elle allait lui téléphoner quand la voix de Dalila l’a fait se retourner. Sa sœur portait trois lourds sacs en sus de la valise à roulettes, il fallait lui prêter main forte et courir jusqu’au quai car l’omnibus ne les attendrait pas. Tant pis pour Job, ils se verraient à la ferme. Comme toujours, Dalila la saoulait de questions auxquelles elle ne lui laissait pas le temps de répondre, sautant d’un sujet à l’autre, passant du coq à l’âne, tout en soufflant et riant. En trottinant, elles ont quand même eu le temps de remonter le convoi pour trouver deux places libres. Elles n’ont pas vu Job arriver derrière elles en courant comme un dératé et sauter dans le dernier wagon. 30


Voyant Jacob s’affairer à clouer le banc à l’arrière de la carriole, Schlemhil a compris que son oncle s’apprêtait à aller chercher ses tantes à la gare. Il était certain que pour une telle occasion on attèlerait le vieux cheval blanc devenu inutile depuis l’achat du tracteur mais que Caïn répugnait à envoyer à l’équarisseur en souvenir des galopades de sa jeunesse: il avait vu le dernier poulain de la ferme naître et grandir libre, sans être voué à tirer la charrue. Caïn a parfois de ces faiblesses. Schlemhil a imaginé une expérience mythologique: il a attrapé une oie qu’il a ligotée par les pattes sur l’échine de la rosse, puis il lui a sanglé le cou à l’encolure du cheval de façon à ailer celui-ci. Il pensait fouetter la bête pour lui faire traverser ainsi attifée la cour de la ferme mais n’en a pas eu besoin: l’oie affolée s’est mise à frapper le cou du cheval à coups de bec redoublés et l’animal a commencé à hennir, à ruer, à se cabrer. Les oies doivent avoir le bec pointu car le cheval, fou de douleur, a fini sous les yeux ahuris de Jacob et Caïn par défoncer la barrière et s’enfuir à travers champs. Les deux hommes ont encore essayé de lui courir après mais ont renoncé quand il a pénétré sous le couvert de la forêt. Caïn écume: il ne reste d’autre ressource que d’atteler le mulet, mais Jacob n’arrivera jamais à temps pour récupérer les citadines à l’arrivée du train. En outre, l’équipage sera la risée du village qui ne manquera pas de faire des gorges chaudes en voyant les «dames» de la ferme tirées par le bourrin. Quelle arrivée triomphale! Il ne se fait pas d’illusion: la réunion de famille excite Schlemhil qui ne leur laissera pas de répit. 31


C’est encore par distraction que les «citadins» ne se sont pas rencontrés à l’arrivée du train: il faisait déjà nuit noire, Job s’est dirigé tout de suite vers la sortie, sans se retourner, sans prêter attention à la forme indistincte qui, trois wagons plus loin, empilait les sacs sur le quai, en qui il aurait pu reconnaître la silhouette de sa sœur Madeleine à qui Dalila faisait passer ses bagages. Il ne s’est pas étonné de ne pas voir la carriole devant le café puisqu’il ne l’attendait pas, et plutôt que de suivre la route où il aurait bientôt croisé Jacob venu chercher ses sœurs, il a préféré couper à travers la forêt, ce qui lui ferait gagner un bon kilomètre. Une vapeur de rosée montait doucement de l’herbe humide et la nuit lui a paru plus fraîche qu’il ne l’avait compté. Il marchait à longues foulées, son sac à dos était léger, il connaissait le chemin pour l’avoir parcouru des centaines de fois dans son enfance et chaque pas éveillait à la fois des présences sonores, coassements, froissement de feuilles, pépiements, trilles, chute de fruit, craquement de branche, et des souvenirs. Il a enjambé un tronc abattu qui barrait le sentier, a dû contourner un amas de branchages sans doute rassemblés par les charbonniers, a senti le sol détrempé glisser sous sa semelle, a voulu se retenir à un buisson qui lui est resté entre les mains, s’est accroupi pour ne pas s’étaler et a dégringolé en pestant au bas de la pente où il a roulé sur un lit de feuilles mortes et de boue qui a amorti sa chute. Ouvrant les yeux qu’il avait instinctivement fermés, il a distingué un buisson de ronces qui l’emprisonnait. Un cheval ailé a déboulé au galop et l’a enjambé. 32


À la pesanteur du silence qui s’est figé à leur entrée au bistrot en face de la gare, Madeleine a compris qu’elle avait été reconnue. Encore intriguée par l’absence de Jacob à la descente du train, elle s’est avancée jusqu’au comptoir pour demander à téléphoner. Un des villageois, un peu éméché, se lève précipitamment et lui barre la route. Elle le reconnaît et décide d’attaquer la première, pour le démonter, pour évaluer comment se répartiront les forces attablées et combien prendront éventuellement sa défense, pour décourager les plaisantins. Elle lui demande donc des nouvelles de sa femme, l’interrogeant directement sur ses prouesses au lit, et fait mine de s’étonner de le trouver ivre au café à l’heure où il devrait se consacrer aux jeux amoureux. Avant qu’il ait pu réagir, un rire a fusé qui s’est enflé et éclate enfin, couvrant ses menaces et les balayant: toute la salle est pliée et se moque de lui. Madeleine sait qu’elle a gagné mais que cette victoire sera de courte durée. Il ne faut pas qu’elles s’éternisent ici. Le patron lui tend le combiné. Elle commence à composer le numéro quand une main se pose sur sa poitrine. Elle frappe avec l’écouteur sans même regarder qui est son agresseur. Un corps s’écroule à côté d’elle. Ce n’est pas son «coup» de téléphone qui l’a étendu: la bagarre a commencé et la moitié des consommateurs est en train de cogner sur l’autre. Dalila, coincée avec ses bagages entre deux tables, assiste à la scène les yeux exorbités: elle ne connaissait pas cet aspect des mœurs villageoises. La porte s’ouvre enfin et la tête ahurie de Jacob apparaît dans l’entrebâillement au-dessus du champ de bataille. 33


Anne et Marie ont donné un coup de main à Suzanne pour nettoyer les dégâts commis par Schlemhil. Elles ont lavé les parquets à grande eau, les ont cirés à nouveau. Elles contemplent leur œuvre avec un sentiment de fierté: le bois brille, comme du temps de Noémie. Anne propose de boire un thé et elles descendent à la cuisine où la soupe mijote. Elles se mettent à papoter, évitant soigneusement d’aborder le sujet qui les occupe, car toute allusion à la réunion de famille ne manquerait pas, de fil en aiguille, de ramener sur le tapis le problème de Schlemhil, et Suzanne ne veut pas chagriner sa belle-sœur au bord de la crise de nerfs. Elles parlent donc des travaux et des jours comme si la routine de la ferme, éternelle, ne devait pas justement être rompue par l’arrivée des citadins et du frère prodigue. Un paisible silence s’installe, composé de l’ébullition de l’eau, du craquement des bûches dans le fourneau et du mugissement de la vache dans l’étable voisine, brutalement interrompu par des coups de marteaux venus de l’étage. Elles se précipitent, juste à temps pour voir l’ombre de Schlemhil enjamber la balustrade et sauter par la fenêtre: sur chacune des portes il a cloué un animal crucifié pour maudire ceux qui occuperont la chambre, une chouette pour les filles, une chauve-souris pour les hommes. Elles dévalent les escaliers pour le prendre à revers. Une espèce de partie de cache-cache s’engage. Schlemhil, souple et rapide, s’amuse vraiment, à voir ces femmes lourdes lui courir après. Une odeur de brûlé monte de la cuisine. Suzanne s’exclame: «Ma soupe!» Schlemhil lance: «Vous allez m’accuser de ça aussi?» 34


Dalila, recroquevillée sur le banc de la carriole, est encore toute secouée du spectacle auquel elle a assisté. Jacob n’a pas eu besoin que Madeleine lui explique pour deviner ce qui s’est passé. Il suggère néanmoins de n’en souffler mot à la ferme, car Caïn, susceptible comme il est, serait capable, pour préserver l’honneur de la famille, de revenir faire un esclandre qui envenimerait les choses. Madeleine approuve. D’ailleurs, elles sont sorties indemnes de la bagarre. Pour les distraire, Jacob explique le motif de son retard et raconte les dernières bêtises de ce diable de Schlemhil, sans toutefois entrer dans les détails pour ne pas révéler que ses farces sont désormais virées contre les arrivants qu’il a pris pour cibles. Au sommet de la côte, la pente se fait raide et le mulet doit redoubler d’efforts pour tirer la carriole grinçante. Tout à coup, la courroie qui l’attache aux brancards, dans un violent claquement, se rompt. Jacob vérifiera plus tard qu’elle a été soigneusement coupée par Schlemhil. Pour l’immédiat, la carriole se met à descendre la pente à reculons tandis que les femmes hurlent et que le mulet brusquement libéré s’enfuit au grand galop. Tout se passe en fait très vite. Avant que Jacob ait eu le temps de réagir, la carriole a atteint une trop grande vitesse pour qu’ils songent à sauter. Chaque pierre de la route la soulève à moitié de terre et il leur semble qu’elle ne peut manquer de s’écraser en parvenant au bas de la pente. Il fait trop sombre pour qu’ils distinguent plus que la traînée blanchâtre de la chaussée. Mais la carriole dévie vers le fossé, se déséquilibre et verse brutalement. 35


Caïn ne songe même pas à son ventre affamé. Il ne desserre pas les dents. Schlemhil leur a échappé et se tient caché quelque part, il n’osera sans doute pas reparaître avant le matin. Un voisin a ramené Job fiévreux et délirant, qui parle de cercle magique, de buisson ardent, de couronne d’épines, de Pégase et de Bellérophon. Caïn doit organiser une battue pour récupérer le cheval qui semble s’être réfugié dans la forêt. Il y a aussi le mulet à rattraper, car entretemps la carriole a fini par arriver, tirée par Jacob qui s’est harnaché lui-même entre les brancards. Madeleine et Dalila, terrorisée, sont montées se coucher sans vouloir manger ni même prendre un bain. C’est alors qu’on a découvert le fil de fer barbelé dans les paillasses. On a vérifié que Job s’était tout écorché mais n’avait exhalé ni plainte ni gémissement. Suzanne, qui épluchait des légumes pour refaire une soupe, voyant que personne ne songeait à dîner, a décrété que la journée avait été rude, sans parler de la nuit, et qu’un peu de repos était plus urgent qu’un repas. Si bien que tous se sont mis au lit le ventre vide. Seul Caïn veille. Le calme nocturne retombe après une soirée apocalyptique. Il est furieux contre son fils mais, ataviquement, reporte la culpabilité sur son frère aîné dont il perçoit l’influence négative à distance. Il a beau se répéter qu’Isaac est loin, dans le train, il ne peut s’empêcher de sentir l’empreinte de sa main occulte: tous ces événements sont les prémisses de son arrivée, ils l’annoncent mieux que des trompettes. Il a beau se dire qu’il est injuste, il en est et restera convaincu, rien ne l’en fera démordre. 36


Un rayon de soleil s’est coulé par la fente du volet, a remonté latte après latte le long du parquet, a bondi sur les draps, s’est glissé de pli en pli du pied à la tête du lit, a atteint l’oreiller et s’est posé sur les paupières de Dalila qui a froncé les sourcils, plissé les joues et ouvert les yeux. La poussière dansait dans le rai de lumière, elle s’est sentie l’envie de chanter. Elle a rejeté l’édredon et est allée ouvrir grand les persiennes pour accueillir la nouvelle journée. Madeleine était déjà levée, sa paillasse était vide. Elle allait encore une fois justifier sa réputation de paresseuse. Après une toilette sommaire, elle a effectivement trouvé Madeleine attablée devant une miche de pain, une motte de beurre et un pot de confiture de potiron. Suzanne a décidé après le désastre de la veille de mettre les petits plats dans les grands, et quand Caïn, descendu boire son bol de chicorée à l’aube, voyant ces préparatifs inaccoutumés avait voulu hasarder une remarque, elle s’était plantée devant lui, les poings sur les hanches, prête à le défier s’il osait se montrer radin sur la nourriture du petit-déjeuner. Ils s’étaient mesurés du regard et il avait fini par, d’un haussement d’épaules, céder. Jacob, intrigué par sa mine farouche quand il l’a croisé, est venu voir de quoi il retournait et, en riant, s’est tartiné, une fois n’est pas coutume, une tranche de pain. Job a été le premier des citadins à se réveiller, toute fièvre tombée mais avec une faim de loup. Suzanne se réjouissait de le voir dévorer ses tartines. Elle s’était levée deux heures avant tout le monde pour veiller à ce que cette journée lave et efface le cauchemar de la veille. 37


Sous la férule de Dalila, les femmes ont consacré la matinée à la confection de leur tenue de deuil. La chambre parentale a été transformée en atelier de couture. Caïn en a été chassé. Pendant ce temps, Job a flâné dans la ferme et a fini par rejoindre Jacob à l’étable. La vache est grosse, elle passe ses journées affalée sur la paille, mais Jacob pense qu’elle n’est pas encore près de vêler. Simplement, elle est trop lourde. Il la contemple ému: la panse dilatée de l’animal lui évoque naturellement les derniers mois de grossesse de Marie, avec son ventre ballonné qu’elle portait pointé en avant comme un bélier pour défoncer l’avenir verrouillé. Daniel, sensible à la nervosité des adultes autour de lui, a mal dormi, se réveillant et pleurant d’heure en heure. Si bien qu’il va passer la matinée à rattraper son sommeil perdu. Madeleine a déjà demandé à le voir, impatiente de s’extasier devant lui. Jacob est déçu que son petit frère semble avoir oublié l’existence de son neveu. En tout cas, il n’a pas demandé de ses nouvelles. Entraînant Job à la bergerie, il lui parle des agneaux qu’on a à peine le temps de voir grandir. Il les entraîne à faire des galipettes et à sauter. Son préféré du moment sait faire un saut périlleux en arrière. Il a d’autant plus de mérite que les agneaux ne sont pas comme les chats, ils ne retombent pas automatiquement sur leurs pattes. Mais ils aiment jouer, il n’est même pas nécessaire de les récompenser d’un morceau de sucre. Job l’écoute distraitement; il s’attendait à l’entendre parler travail, production, tradition ou mécanisation, et voilà qu’il lui sert leçons de dressage et numéros de cirque! 38


Schlemhil n’a pas reparu. Personne ne s’en inquièterait si son absence n’augurait de nouvelles bêtises. Après un déjeuner rapide, saucisson et fromage arrosés de cidre, tout le monde s’est préparé pour se rendre au cimetière se recueillir sur la tombe fraîche d’Avram. Les voilettes, ainsi que les morceaux de dentelle noire que Dalila a fixés comme des haillons de deuil aux manches et à l’ourlet des robes, donnent aux femmes un air véritablement fantomatique. Caïn ne les accompagnera pas: après les farces de la veille, il préfère veiller lui-même à la ferme. Le coupable est son fils, la responsabilité lui revient. Anne craint un accès de colère de son mari et voudrait rester, pour pouvoir calmer ses excès. Mais Caïn préfère être seul. Jacob, impressionné par le chic de Marie en toilette noire désuète, a pris Daniel dans ses bras pour qu’il ne salisse ou déchire pas les belles dentelles. La troupe s’est engagée, à petits pas, arborant un air compassé, sur la grand-route, comme s’il s’agissait de composer, en retard, le cortège qui a manqué aux funérailles. Mais il fait trop chaud, le soleil est trop guilleret, l’air trop pétillant, pour conserver longtemps la triste mine du deuil. Dalila a machinalement cueilli quelques fleurs en passant. Voyant des bluets dans un champ, elle court en faire un bouquet. Job se taille avec le canif pris dans la cuisine un bâton de marche dans une branchette noueuse. Anne tresse des couronnes de fleurs, et même Suzanne a glissé des épis verts dans son chignon. La troupe de pleureuses qui a quitté la ferme en grand deuil digne presque tragique, s’est changée en bacchantes rieuses en arrivant au cimetière. 39


Les citadins ont tenu à participer à la chasse au mulet et au cheval. Ils sont revenus du cimetière pleins d’entrain et Caïn se demande ce qui les a mis ainsi en gaieté. Des voisins ont signalé le mulet près de l’étang, c’est lui qu’il convient de rattraper d’abord. Le cheval erre sans doute dans les collines, mais il est probable qu’il finira par rentrer tout seul à la ferme. Suzanne restera de garde. Les femmes sont allées se changer car le soleil tape trop fort pour rester ainsi couvertes et l’invitation de la nature est trop pressante pour s’habiller de noir. Job a déniché un gilet de chasse ayant appartenu à Avram, taillé dans une seule peau de mouton. Il l’a enfilé et trouve qu’il lui donne un air crâne sans détoner au milieu des vestes de velours côtelé, très paysannes, de ses frères aînés. Jacob a emporté une longe et des sangles. La bonne humeur est contagieuse: Caïn, de lui-même, a emporté des bouteilles de cidre, une miche et une saucisse sèche pour grignoter au bord de l’étang. Ainsi Suzanne n’aura pas besoin de préparer le dîner: une soupe ou une omelette suffiront. De fait, à leur retour, les citadins ont plus sommeil que faim. Ils se sont baignés tout habillés, se sont séchés au soleil, ont folâtré, gambadé, se sont roulés dans l’herbe. Ils n’ont pas eu à chasser le mulet qui les a guidés de ses braiments et que Jacob n’a eu aucun mal à sangler. Peut-être pour se faire pardonner ou tout simplement épuisé par sa course nocturne, l’animal s’est montré tout doux. Les femmes se sont enhardies à le monter à tour de rôle. Dalila a cueilli des brassées de joncs. Ingénument, les citadins font de la vie champêtre une fête permanente. 40


Schlemhil est pervers, pas vindicatif. Il aime faire mal spontanément mais il ne rumine pas de vengeance refroidie. Il s’est attiré tant de haine de sa famille que personne n’essaie de le comprendre, pas même Caïn qui se montre à son égard d’une faiblesse coupable puisque motivée par un sentiment de culpabilité. Schlemhil souffre de se sentir, sinon rejeté, délaissé. Son père lui pardonne tout mais ne prend pas le temps de lui parler ni surtout de l’écouter. Toutes ses farces ne sont qu’un moyen, pauvre, d’attirer l’attention, de revendiquer une place parmi les adultes. Installé à califourchon sur une branche, ayant déjeuné de quelques œufs gobés, il a observé les allées et venues de la ferme. Il n’a pas osé se montrer quand son père est resté seul, car il se savait cause de cette quarantaine que Caïn s’infligeait. Il est prêt à reconnaître qu’il n’y est pas allé de main morte et que ses farces, d’un goût douteux, auraient pu mal tourner, mais elles n’ont eu aucune conséquence notable, pas même une entorse ou une écorchure. Décidément, sa famille manque du sens de l’humour. Il n’aurait pour rien au monde voulu manquer l’arrivée la veille au soir de la carriole tirée par son oncle dans les brancards. Et les «citadins», quelle rigolade! Il s’en paye une tranche. Il ne voudrait surtout pas les effaroucher, tant ils sont drôles. Car enfin, ce sont eux qui sont sur ses domaines! Ne le lui a-t-on assez répété, que plus tard il hériterait de la ferme et serait maître de tout! Quand il comprend qu’ils vont chercher le mulet, il leur laisse prendre du champ avant de descendre de son arbre et file droit vers les collines. Il se charge de ramener le canasson. 41


N’y tenant plus et voulant profiter de la bonne humeur régnante, Caïn a touché deux mots des actes notariés qu’ils devront aller signer la semaine suivante. Madeleine et Dalila ont aussitôt déclaré que ces paperasses et formalités ne les intéressaient pas et qu’elles signeraient toutes les cessions de droits qu’il voudrait. Il est évident pour tous que la ferme, après la mort d’Avram, revient naturellement à Caïn qui s’en occupe en propriétaire depuis que le père s’est montré atteint de sénilité. Caïn cependant ne se satisfait pas de cet accord passif. Il voudrait les convaincre des améliorations qu’il a apportées à la ferme tout en la préservant d’hypothèques. Or Job se déclare intéressé. Ils combinent que Caïn lui montrera les terrains acquis par mariage, la dot d’Anne, et le bénéfice qu’il a su tirer de cet agrandissement des terres labourables. Job pose des questions sur le cheptel de la ferme, les cultures, les marchés locaux et la vente aux grandes industries alimentaires. Caïn est surpris des connaissances générales dont fait montre son frère, même si elles s’avèrent plutôt théoriques, déjà dépassées, et dans le détail totalement déphasées des réalités locales. Il en conçoit une estime fortifiée pour les qualités intellectuelles de l’étudiant de la famille. Job se révèle auditeur attentif, loin d’avoir renié ses origines paysannes. Caïn est enchanté. Il a débouché une bouteille de fine et, sa langue se déliant, en vient à révéler quelques secrets de la ferme: les oies et canards gavés, le cochon tué, sans autorisation ni visite du vétérinaire bien sûr, sans compter le braconnage. Foies gras et conserves sont gardés, avec le vin, à la cave, dont il a seul la clé. 42


Schlemhil s’est approché par simple curiosité, pour voir d’où montait le filet de fumée. Il marchait courbé mais s’est bientôt mis à ramper. L’odeur de graisse rôtie a atteint ses narines quand une voix gentiment moqueuse l’a invité à se relever et à manger un morceau. Un chemineau était en train de faire griller l’oie sur une broche improvisée. Le tas de plumes et la présence du cheval broutant paisiblement ne laissaient aucun doute. Schlemhil suffoquait: «Ce n’est pas à vous, voleur!» L’autre a souri, sans protester, a tâté la volaille et dégagé au canif une cuisse qu’il a tendue au gamin. Sa nonchalance était plus effrayante que des cris. Schlemhil a accepté machinalement le morceau de viande. L’autre l’observait de côté, tout en se servant une part de blanc. Il était mal rasé, maigre, les yeux enfoncés dans les orbites sous des sourcils épais, avec un profil de rapace. Voyant que Schlemhil ne mangeait pas, l’autre, la bouche pleine, a murmuré: «Tu n’auras qu’à ramener sa rosse à Caïn.» Comme s’il n’attendait que cette autorisation, Schlemhil, contournant le feu de bois, est allé chercher le cheval et, une main posée sur le licol, s’est éloigné sans se retourner. Son instinct lui soufflait que ce vagabond inoffensif était son oncle Isaac, aussi craint qu’attendu. Il était sûr de ne l’avoir jamais vu dans les environs, or l’autre connaissait visiblement les habitants de la ferme. Il s’en voulait maintenant de n’avoir pas, par sotte peur, profité de la rencontre pour lier connaissance, créer une complicité. Il tenait toujours la cuisse d’oie à la main. Mieux valait au fond taire l’aventure: l’autre n’était apparemment pas pressé de faire son apparition. 43


Isaac se passe la paume sur la joue. Il n’a pas de miroir et doit évaluer tactilement la qualité de son rasage. Il se lave dans le ruisseau comme les Indiens font leurs ablutions dans le Gange, tourné vers le soleil levant auquel, plutôt que de prier, il rend un muet hommage. Il n’est pas croyant mais admet avoir une quantité de figures tutélaires, divinités mineures et personnelles. Ce n’est pas exactement le panthéisme antique. Il croit au hasard, au soleil, au vent. Il croit aux signes indéchiffrables, qui peuvent aller du chant d’oiseau au dessin de nuages. Il ne croit ni aux hommes ni au destin. Il est plus ému de ces retrouvailles proches qu’il ne veut se l’avouer. Arrivé la veille, en avance, il a hésité à débarquer à la ferme à l’heure du déjeuner, a préféré prendre des nouvelles du village auprès d’un voisin, ancien camarade avec qui il partage le souvenir de farces mémorables à l’école communale. Ils ont bu et grignoté. Quand il a vu sa famille tout en noir partir pour le cimetière, il a eu peur de détoner et n’a pas voulu non plus affronter seul Caïn resté à la ferme. Il a opté pour se promener dans les collines, retrouver des impressions d’enfance, se réconcilier d’abord avec le paysage, fouler la terre-mère. Le cheval ailé est venu à sa rencontre. La malheureuse oie agonisait de soif. Elle avait blessé la pauvre rosse au cou et lui avait arraché des touffes de sa crinière. Isaac l’a détachée, lui a tordu le cou presque sans y penser, retrouvant des gestes appris il y a longtemps, dans une autre vie, quand Avram le traitait encore en «aîné» et voulait en faire un fermier. Après tout, il avait peut-être manqué sa vocation. 44


Isaac devrait arriver dans la journée. Toutes les activités de la ferme se font au ralenti: il s’agit plus de meubler l’attente que d’effectuer des tâches urgentes. D’ailleurs, de quart d’heure en quart d’heure, sous le moindre prétexte, chacun interrompt sa besogne pour aller jeter un coup d’œil à la route: il n’y a qu’un chemin qui mène à la ferme. Suzanne a déjà trié deux fois ses lentilles, Jacob a donné double ration aux moutons mais a oublié de nourrir les lapins, Job relit toujours le même paragraphe sans que le sens des mots qu’il a sous les yeux s’éclaircisse, Caïn coupe du bois. Il frappe les bûches d’un coup de hache bien ajusté, calmant sa nervosité par l’effort physique et la précision du geste. Les femmes sont réunies dans la chambre autour de Dalila qui, forte du succès de ses vêtements de deuil, a tenu à reprendre, rajuster et mettre à la dernière mode toutes les robes de la maison. Madeleine participe à cet atelier de couture improvisé plus pour la fierté de voir sa sœur à l’ouvrage que par plaisir de manier l’aiguille. À force d’interruptions, les modèles imaginés par Dalila ont fini par tous ressembler à des défroques de clowns. Dalila est la première à en rire mais cette bonne humeur forcée ne parvient pas à dissiper l’inquiétude qui se renforce à mesure que les heures passent. Schlemhil, puni bien qu’il ait ramené le cheval à la tombée de la nuit, a été enfermé sous les combles au-dessus de la grange, chargé de faire la vigie et de signaler toute silhouette sur la route. Sûr de reconnaître son oncle, il regrette de ne pas lui avoir laissé sa monture de chevalier. Son coup de sifflet ramène toute la famille dans la cour. 45


Isaac se savait attendu, mais de les voir former haie en silence le met mal à l’aise. Il veut briser la glace en lançant un «Salut!» goguenard, mais sa voix s’étouffe, son cri s’achève en quinte de toux et la gêne s’épaissit tandis qu’il observe immobile toutes ces paires d’yeux dardés sur lui. Madeleine s’avance la première. Elle qui a tant rêvé du moment où elle lui sauterait au cou s’approche presque apeurée. Tous se sentent devant un étranger, un inconnu. Sa maigreur accentue sa ressemblance au père. C’est vraiment un revenant, un fantôme. En leur tréfonds, Job et Dalila s’avouent qu’ils ne l’avaient pas imaginé comme ça. Ils le touchent timidement. Jacob voudrait lui donner une bourrade accueillante mais son geste reste suspendu. Suzanne se tient à l’écart, tentant de retenir ses larmes. Finalement, seul Caïn lui tend une franche poignée de main. L’embarras se dissipe lentement tandis qu’on le conduit à la cuisine. Des yeux il cherche Schlemhil. Marie est allée tirer Daniel du berceau. Isaac pose son sac à dos et le balluchon de fortune qu’il porte à l’épaule. Il défait le nœud et dégage, enveloppée dans une chemise, la demie-oie rôtie qu’il tend à Suzanne «pour son fond de soupe». Puis il lui lance le châle de Madras qui tenait le tout en s’excusant de n’avoir rien trouvé d’autre pour transporter la carcasse. Il ouvre le sac à dos et distribue des cadeaux: foulards et chemises bigarrés, rapportés d’Orient ou d’Afrique. Observant Dalila fascinée, il balbutie: «Je ne pensais pas vous les donner à l’occasion d’un deuil.» Madeleine s’esclaffe. Tous rient: la pompe guindée des funérailles a définitivement cédé à la joie des retrouvailles. 46


Job est déçu. L’excitation a fait long feu, car après cet étalage munificent de brocards Isaac s’est renfermé dans un mutisme souriant mais impénétrable. Tous attendaient qu’il se mette à relater ses aventures, ce qu’il avait vécu à leur place, mais dès qu’il s’est senti le point de mire, il a paru gêné et a annoncé qu’il allait jeter un coup d’œil à la ferme. Décontenancés, Caïn et Jacob ont tour à tour proposé de l’accompagner mais d’un signe de la main il a fait comprendre qu’il préférait aller seul. Dès qu’il a quitté la cuisine, tous se sont entreregardés, soupçonneux, ne sachant que dire, incapables de briser le silence que sa sortie a installé, comme si un geste malencontreux ou une parole maladroite l’avait chassé. Dalila, les bras chargés d’étoffes, a fait mine de remonter dans la chambre poursuivre les travaux de couture. Désemparées, Anne et Marie l’ont suivie. Job en a profité pour s’éclipser sur les traces de son grand frère. Il l’a rattrapé dans la grange. Il aiguille la conversation sur les voyages en demandant l’origine des tissus déployés tout à l’heure. L’autre hausse les épaules et, sans se donner la peine de répondre à la question, élude par avance toutes les autres: «Il n’y a pas de voie meilleure qu’une autre. Toutes ont leur prix. On nous apprend à vieillir quand vieillir se confond avec grandir, on ne nous prévient pas quant à la fatigue. Et la vraie solitude, c’est de savoir que notre soi-disant expérience ne saurait servir à personne.» Job découvre que son frère mythique est un vieillard: il a beau se tenir droit, ses mains tremblent. Il a refusé la condition de paysan et le voilà qui s’attendrit sur la vie qu’il a manquée. Un raté! 47


Madeleine a hâte d’embrasser son frère. Leur complicité ne parvient pas à se manifester au milieu de ces parents à la fois proches et étrangers dont la gêne dénonce un fond d’hostilité toujours actif, volcan provisoirement endormi mais exhalant le soufre. Isaac et elle sont les brebis galeuses de la famille. Comme Jacob doit aller donner à manger aux bêtes, elle l’accompagne avec l’espoir de rencontrer Isaac dans quelque recoin. Jacob va observer l’état de la vache sur le point d’accoucher cinq ou six fois par jour. Il sait mesurer la dilatation vaginale aussi bien que le vétérinaire. Madeleine le regarde faire, troublée. Elle a le sentiment que seule la maternité la purifierait aux yeux du monde, la laverait d’avoir frotté son corps à tant de peaux plus sales et répugnantes les unes que les autres. Elle en a parlé à Karim qui s’est contenté de hausser les épaules. Elle commence à craindre de ne jamais avoir d’enfant. Isaac aussi s’éteindra sans descendance. Est-ce qu’il existe un désir de paternité comparable à ce rêve de grossesse qu’elle nourrit au secret de ses entrailles? Comme Jacob va chercher de la paille pour renouveler la litière de la vache, ils découvrent Isaac couché. Madeleine se jette dans la paille à ses côtés mais Isaac ne répond pas à son invitation à jouer. Il se dit un peu fatigué. Il rit, mais d’un rire fêlé. Madeleine s’effraie de constater que le temps l’a usé à l’intérieur, la solitude a eu raison de ses enthousiasmes. Il ne répond pas vraiment aux questions, poursuit plutôt un monologue, par remarques entrecoupées, comme s’il lui fallait démêler et identifier idées et souvenirs pâlis, comme si sa vie était déjà passée. 48


Entre l’attente, la réception et cette visite de la ferme qui s’éternise, chacun a tourné en rond, s’est mis en retard dans sa besogne, si bien que l’heure du déjeuner est depuis longtemps passée et personne ne s’est montré à la cuisine. Suzanne va chercher Caïn pour qu’il décide de l’organisation des tâches et de l’horaire des repas car sinon ses efforts sont vains et tout va à vau l’eau. Mais Caïn ronge son frein pour avoir une conversation sérieuse en tête à tête avec son frère et n’est pas d’humeur à écouter les jérémiades de sa sœur. Outrée, Suzanne jette son tablier à terre comme une servante quittant ses patrons et va s’enfermer dans sa soupente. Caïn ne s’inquiète pas, il sait qu’elle se calmera sitôt qu’on ira la chercher et qu’elle se sentira utile et appréciée. Il aimerait croiser son frère sans avoir l’air de le chercher. Jacob en le voyant comprend et lui indique d’un signe discret le verger. Effectivement, Caïn trouve Isaac en contemplation devant les cerisiers aux branches nues et noires. «Tous les ans, tu les vois en fleurs, puis en feuilles constellés de fruits! Quelle merveille! Sais-tu qu’il y a des pays où les gens voyagent rien que pour aller voir les cerisiers en fleurs?!» Caïn commence à expliquer que les arbres fruitiers sont de moins en moins rentables; Isaac s’insurge: «Ne cultives-tu donc rien juste pour la beauté de ses fruits ou de ses fleurs?» Caïn le calme: Que croit-il, qu’il est insensible, ne sait que compter? Les cerisiers sont toujours là, c’est bien la preuve qu’il continue de cultiver à perte. Isaac s’excuse, affirme que Caïn s’y connaît, qu’il doit gérer la ferme comme il l’entend. Caïn en rougit de plaisir. 49


Le fond de soupe a brûlé. Les citadins hasardent une remarque sur le manque de variété des plats tout en grignotant leurs tartines de fromage et saucisson. Le soleil est déjà bas à l’horizon et ils sont tous affamés. Job évoque les dons culinaires de Noémie, car ses seuls souvenirs de sa mère la lui montrent toujours alitée ou devant ses fourneaux. L’ombre maternelle a dû être réveillée car tous se remémorent aussitôt, qui ses rôtis, qui ses daubes. Caïn lui-même en rajoute, rappelant les inégalables pâtés en croûte qu’elle confectionnait pour les grandes occasions. L’eau leur vient à la bouche. Jacob finit par confesser sans méchanceté à Suzanne que ses soupes ne sauraient rivaliser avec les potages de Noémie, ce que Suzanne reconnaît volontiers. C’est Dalila qui en a eu l’idée, elle qui justement ne sait pratiquement rien cuisiner: pourquoi, puisque ils sont tous exceptionnellement réunis, ne pas sceller l’enterrement des rancunes et la réconciliation fraternelle par un grand repas auquel chacun contribuerait par la confection d’un plat? La suggestion est si maladroitement formulée qu’elle jette un froid parmi l’assemblée. Mais Madeleine la reprend: la proposition a le mérite de mêler l’utile à l’agréable, le pratique au ludique et de stimuler imagination et compétition, car à coup sûr chacun aura à cœur de concocter un plat magnifique, unique. Dalila confirme et s’octroie la responsabilité du dessert, Suzanne s’en tient à la soupe, Jacob ne sait cuire que la viande, Madeleine préparera les sauces, Caïn fournira les légumes, Job prétend sérieusement cuisiner un poisson, Isaac accepte de confectionner une entrée. 50


Quand Isaac a quitté la ferme familiale, la richesse du monde qui s’ouvrait à lui n’avait d’égal que sa curiosité, que la diversité chaque jour renouvelée des paysages, des visages et des monuments ne suffisait pas à rassasier. Mais à mesure que son errance se prolongeait, la diversité de surface s’effaçait sous une uniformité de structure profonde. Le mouvement finissait par abolir l’espace et le voyage devenait la seule réalité. Sur le plan gastronomique, après avoir tenté de dresser une carte symbolique de chaque culture en fonction de ses mets et modes de cuisson, il en était venu à s’intéresser à des problèmes spécifiques de conservation des aliments dans le contexte du nomadisme. Il avait découvert que le fameux steak cru des tartares avait en fait séché, perdu tout liquide et «cuit» sans chaleur à force d’être battu et frotté sur la selle, si bien qu’il devait tenir plus du pemmican des indiens d’Amérique du Nord que du morceau de bidoche hachée crue servi dans les cafés de Flandre ou de Navarre. À l’opposé, les légumes secs, généralement des graines, mis à tremper pendant quelques heures, s’avéraient conserver leur fraîcheur pendant un temps pratiquement illimité, tant qu’ils n’étaient pas attaqués et rongés par quelque minuscule insecte parasite. Il avait suivi l’expérience de semence des grains de blé trouvés à côté des sarcophages de pharaons au fond des pyramides, grains épargnés par les pilleurs de trésor aveuglés par l’éclat de l’or, grains qui au bout de plusieurs millénaires avaient germé, aussi frais que la moisson de l’an passé. Il n’est pas exclu qu’inconsciemment il ait cherché le secret de l’éternelle jouvence. 51


Noémie n’avait jamais transmis à ses enfants les secrets de son art culinaire. Elle considérait Suzanne tout juste bonne à éplucher les légumes. Quand ses frères et sœurs sont nés, elle lui a montré comment faire leur soupe et la passer. Toujours la même soupe, ne variant qu’au niveau de l’ingrédient principal, carotte, potiron ou tomate, sur le même fond de pommes de terre et oignons. Mais la vue de sa mère devant les fourneaux avait fasciné la petite fille. Comprenant que son apprentissage devrait être autodidacte, elle avait cherché, et trouvé, de vieux livres de recettes chez le brocanteur du village. Suzanne, après l’école primaire, n’avait pas poursuivi ses études et, n’ayant pas l’occasion à la ferme de lire ou d’écrire, avait pratiquement oublié tout ce qu’elle avait appris, déchiffrant avec difficulté les mots, syllabe après syllabe. Les recettes représentaient son idéal de texte. Elles contenaient toute la poésie à laquelle son âme frustre aspirait. D’autant que les livres qu’elle avait récupéré offraient un panorama culinaire particulièrement disparate : livres de cuisine à l’usage des expatriés aux colonies, cuisine exotique et créole, secrets de Brillat-Savarin, recettes adaptées aux périodes de restrictions, reconstitution du dîner servi à Versailles à l’occasion de la visite du grand Moghol, comment préparer vous-même vos conserves, et, clou de sa collection, un précis de cuisine tonkinoise. N’ayant pas la moindre idée de ce que pouvaient être safran, coriandre ou cardamome, elle avait inventé. Elle s’était constituée au cours des ans une réserve d’ingrédients séchés ou conservés en saumure dont elle condimentait ses soupes. 52


Quand Jacob s’était engagé à traiter du plat de résistance, il avait senti le regard de Caïn se poser, et peser, sur lui, lui signifiant qu’il n’était pas question de sacrifier plus qu’une volaille grasse, voire un agneau ou cochon de lait, pour ces agapes. Jacob avait haussé les épaules: c’est lui qui aidait les bêtes à accoucher et, s’il l’avait voulu, il lui aurait été facile de tromper son frère sur leur compte exact, encore que le détournement d’un animal ait eu dans la famille un précédent qui s’était soldé par l’expulsion du frère aîné. L’offre de Jacob avait été spontanée: son rapport aux animaux est ambivalent, composé autant d’amour que d’envie, voire de haine. L’exécution en soi le laisse indifférent: son couteau sait trouver la jugulaire, il est précis et, contrairement à son neveu, n’éprouve aucun frisson à voir les bêtes souffrir. En fait, la dernière farce de Schlemhil lui trotte dans la tête: il imagine servir un porcelet ailé, ou une agnelle au ventre boursouflé d’où, au premier coup de couteau, s’échapperaient des alouettes rôties. Il ignore que ses rêveries culinaires ont déjà été réalisées pour les somptueux dîners de la cour du roi-soleil. Contemplant la vache en gésine, il se demande si le veau à naître pourrait être cuisiné. Chaque animal sur lequel son œil s’arrête donnerait un bon rôti. Même le vieux cheval pourrait à cette occasion révéler des qualités insoupçonnées. Les yeux hagards, Jacob court dans sa chambre saisit fusil et cartouchière: mieux vaut qu’il aille chasser, car cette obsession de la viande vire à la folie. Croisant Schlemhil, il se voit couteau en main en train de le saigner et de le découper en tranches. 53


Par une curieuse scission de la pensée, Caïn n’assimile pas les légumes servis à table et ceux qu’il a fait pousser. Les premiers sont dons de la nature, manne surgie des réserves de Suzanne, pures offrandes de saveur à son palais et ses pupilles, tandis que les seconds lui ont coûté sueur, efforts, dépenses, calculs et soucis infinis. Son univers mental fonctionne comme celui de ses lointains ancêtres qui, ayant conquis l’Angleterre, avaient rebaptisé tous les animaux dans leur propre langue, si bien que les bêtes possédaient désormais deux noms, l’un saxon, les désignant vivantes et objets d’élevage, l’autre normand, les nommant mortes et objets de consommation. Sauf qu’il est à la fois l’éleveur et le mangeur. Si bien que son avarice qui a priori ne s’exercerait que sur son cheptel vivant et le pousserait plutôt à se montrer large à table, par une sorte de sur-vigilance en vient souvent à laisser la récolte pourrir plutôt que de la confier à Suzanne. Il ne garde pour lui que les fruits vraiment hors calibre ou déjà pourris. Il est parvenu à placer tout le reste des récoltes auprès des industries de conserves alimentaires qui, pour le prix de misère qu’elles payent, ne peuvent se montrer regardantes. En outre, contre toute logique économique, par respect atavique du modèle paternel, Caïn continue à diversifier ses cultures, utilisant les légumes comme jachère, en dépit du surcroît de travail qu’ils impliquent. Si bien qu’il peut s’enorgueillir de produire plusieurs variétés de choux et de courges, même si ses acheteurs ne les différencient pas. Il va pouvoir étaler à ce repas la diversité de ses plantations. Pour une fois, il ne lésinera pas. 54


Madeleine, qui aimait manger, particulièrement les sucreries, n’avait jamais appris à cuisiner. C’est Karim, comme elle se plaignait des longues heures d’attente auxquelles sa profession l’obligeait, qui lui a suggéré de les employer à préparer des sauces. À la mode orientale, sur le principe du curry. Sauces longuement mijotées, qu’on pouvait reprendre, mettre à réchauffer en ajoutant un filet d’huile ou une tasse d’eau. Jusqu’au moment du nappage final à la crème fraîche, la sauce n’est pas prête et peut donc être modifiée. Le nombre des ingrédients est virtuellement illimité, mais ce sont surtout leurs proportions qui modifient la saveur de la sauce. Seul le palais peut décider. Ainsi, à force de pratique, Madeleine en est venue à se spécialiser dans les sauces épicées où les divers poivres et piments constituent toujours le fond immuable sur lequel un condiment va se détacher. Elle reconnaît chacun à son odeur avant cuisson. Elle a appris à distinguer les colorants naturels et artificiels. Elle, qui trouvait la nourriture turque ou indienne trop piquante, trouve désormais la cuisine occidentale fade. Elle a même créé des sauces inédites que ses clients ont goûtées et Karim a appréciées en gourmet. Son repas habituel consiste essentiellement en galettes de pain non levé qu’il trempe dans la sauce, mais ces sauces peuvent aussi assaisonner légumes, riz ou pâtes ou relever une viande. Contrairement à la gastronomie occidentale où la sauce n’est qu’un accompagnement, elle est chez lui la base à laquelle on mêlera des denrées plus consistantes. Art culinaire de régions du monde où la sous-alimentation est de rigueur. 55


Le grand art de Job est de savoir vivre au-dessus de ses moyens. Il est au courant de tous les vernissages, toutes les inaugurations, il a assez d’aplomb pour se faire inviter aux premières, s’immiscer dans les banquets, en véritable piqueassiette professionnel, mais en sus il paie ses dettes et rend ses invitations en infiltrant ses propres convives dans les fêtes d’autrui. Son visage est connu et, sans que personne ne sache au juste qui il est, il fait partie de ces personnages familiers que l’on juge haut placés et à qui nul ne songerait à réclamer de présenter son invitation. Plus fort encore, Job non seulement connaît tous les trucs pour pénétrer dans une fête privée comme il sait n’en pas sortir les mains vides. Il porte nonchalamment son sac à dos à l’épaule, mais celuici, vide à l’entrée, s’est entretemps rempli de saumon fumé, saucisses, fromages, canapés de caviar et autres amuse-gueule, soigneusement séparés dans des pochettes plastifiées. Aussi Job ignore-t-il totalement les premiers rudiments de la cuisine. Dans le secteur alimentaire, il s’en tient à la consommation et délaisse la production. Sa proposition de confectionner un plat de poisson ne se doit qu’à l’aspiration, avant de descendre à la cuisine, d’une ligne de coca, ainsi qu’à l’obscure certitude de trouver du saumon chez n’importe quel traiteur. Il ne connaît le poisson que sous sa forme de plat cuisiné et n’établit aucun lien entre l’animal visqueux et couvert d’écailles qui s’agite dans l’eau et les onctueux morceaux qui reposent dans son assiette. Coquilles ou nageoires sont des accessoires décoratifs, la thématique marine est aléatoire. 56


Dalila aurait passé ses jours confinée dans sa cage dorée, sans contact avec l’extérieur si ce n’est par le truchement de la télévision, si ses amies ne lui avaient régulièrement rendu visite à l’heure du thé. Les thés de Dalila, rituels, quotidiens, tenaient lieu de dîners: ils se prolongeaient pendant des heures et les pâtisseries y étaient abondamment servies jusqu’à ce que ses invitées se déclarent repues. Snobisme aidant, elle en était venue, sans proprement cuisiner elle-même, à intervenir dans la confection des pâtisseries qu’elle servait, obtenant de notables améliorations lui valant des compliments mérités et une fréquentation assidue. Tout avait commencé par une remarque sur le fait que les tartes étaient presque toujours garnies de fruits de conserve à cause, d’une part de la difficulté à se procurer quotidiennement des fruits frais, de l’autre du risque de blettissement d’un jour à l’autre des invendus. Dès le lendemain, Dalila vidait aux ordures la garniture de ses tartelettes et la remplaçait par des fraises de serre achetées à prix d’or. Peu à peu, elle avait appris à humidifier au vieux marc les quatre-quarts trop secs, à ajouter la feuille de menthe qui rafraîchissait une crème trop sucrée, à tremper les fruits secs, à mêler les saveurs des fruits frais. Dernièrement, elle préparait elle-même ses thés aux herbes, après avoir expérimenté de nombreux mélanges et essuyé quelques déconfitures, gardées secrètes. Ayant remarqué, lors de sa promenade aux marais, des massifs de sureaux portant encore des baies, elle entendait profiter de son séjour à la campagne pour s’approvisionner de mûres, fruits sauvages et fraises des bois. En hiver! 57


Schlemhil a bien été frappé par le regard que lui a lancé son oncle Jacob, mais ne l’a pas pris pour lui. Il pense que Jacob a dû discuter avec l’un de ses frères, Caïn ou Isaac, et s’est énervé. Sentir cette irritation chez quelqu’un fonctionne comme un excitant pour Schlemhil, il a aussitôt envie de le pousser à bout. Dès qu’il comprend que son oncle part chasser, il entreprend de le suivre. Jacob hésite: un voisin a signalé une famille de sangliers qui lui a ravagé son potager et dont les empreintes se perdaient du côté des étangs; par ailleurs, la saison des amours a commencé, lièvres et lapins doivent pulluler dans la garenne. Schlemhil le suit facilement sous le couvert de la forêt. Il doit courir un peu pour le rattraper, se cachant derrière troncs et fourrés, de peur que Jacob, alerté par le bris d’une brindille, ne se retourne brusquement et, se retrouvant nez à nez avec son neveu, comprenne ses intentions et lui mette une raclée avant même qu’il ait amorcé quelque tour pouvant la justifier. Ainsi, Schlemhil parcourt le double du chemin. Jacob avance d’un bon pas mais son œil alerte ne laisse rien passer et il remarque sitôt qu’il croise sa piste les fumées laissées par un lièvre. Les crottes sont fraîches, son gîte ne doit pas être loin. Il repère l’animal à son mouvement avant de le voir distinctement. Il épaule et vise en avant de la courbe que le lièvre suit dans sa fuite. Schlemhil le voit bouler en même temps que lui parvient le fracas du coup de feu. Il doit faire vite. Jacob sait qu’il a fait mouche, il va chercher son gibier sans se presser. Schlemhil le précède de peu, s’approprie la proie saignante et lui substitue une carotte. 58


Caïn enveloppe Anne d’un regard admiratif et tendre qu’elle ne lui a presque jamais connu et qui la laisse toute tremblante. Anne a récupéré une vieille serre de plastique transparent et en a fait son potager personnel. Caïn, après avoir constaté que les semis commencent à peine à germer, découvre la plantation de sa femme. La serre lui apparaît comme la caverne d’Ali Baba: les choux déjà ouverts y côtoient les tomates mûres. Anne lui apprend qu’elles entretiennent ce verger, où elles font pousser aussi des fraises, depuis l’arrivée de Marie à la ferme. Jacob leur prête main forte. Caïn n’en revient pas. À vrai dire, il ne s’est jamais soucié de la provenance des ingrédients des soupes de Suzanne, partant du principe que la ferme fournissait tout et dissociant la récolte entièrement vendue des légumes cuisinés à la maison sans chercher à combler cette solution de continuité. Il rit, comme un enfant, de plaisir. De gratitude, car il se voyait déjà faire mauvaise figure au dîner. Il embrasse Anne. Ils ont de quoi faire aussi bien une potée qu’une ratatouille. Caïn se remémore brusquement la margha qui accompagnait le couscous qu’ils allaient, lors de leurs permissions, manger en ville quand il avait fait son service militaire en Algérie. Ce souvenir en éveille d’autres. Il couche soudain Anne à terre et la prend au milieu des potirons. Elle cède mollement. Ils sont interrompus par les appels d’Isaac. Ils se relèvent vite, plus rouges que des piments, craignant qu’il ait surpris leurs ébats. Mais il arrive tout juste à la serre: informé de son existence par Suzanne, il est venu demander à Anne des tomates et des échalotes fraîches. 59


Isaac n’est jamais parvenu à se débarrasser de l’idée qu’il peut avoir à prendre la route d’une minute à l’autre. Non seulement il transporte toute sa maigre fortune dans son sac, quitte à abandonner ustensiles, bibelots et vêtements chaque fois qu’il a commencé de s’installer quelque part, mais une des poches du sac est remplie de sachets de graines, d’épices et divers condiments séchés qu’il garde toujours à portée de la main. Ainsi, il a quatre variétés de lentilles sur lui, de couleurs et saveurs différentes, qu’il a décidé de préparer froides en les faisant seulement détremper et «cuire» au jus de citron. Les légumes secs ainsi cuisinés ne gagnent jamais la mollesse obtenue par une cuisson à l’eau et à la flamme, ils restent durs même s’ils ne sont plus croquants. Aussi doivent-ils se marier à des légumes frais hachés assez menus pour ne constituer qu’un accompagnement, presque une sauce. Isaac a été surpris quand Suzanne, à sa demande d’herbes, lui a apporté frais du persil, du coriandre et de la ciboulette: comment se les procurait-elle en cette saison? Suzanne lui a révélé avec quelque fierté le secret de la serre d’Anne et Marie où fraises et tomates poussent toute l’année. Isaac a ri d’apprendre que Caïn ignorait l’existence d’une telle manne dans cette serre hors d’usage dont il avait débonnairement fait cadeau à sa femme. Suzanne lui ayant dit qu’il y trouverait Anne en train d’arroser ses primeurs, Isaac s’y est rendu, pour se retrouver nez à nez avec Caïn, visiblement au courant des cultures de sa femme, et le regard pétillant de malice. Convaincu de l’obscure omnipotence de son frère, Isaac l’a félicité. Caïn n’a pas tiqué. 60


La réserve de Suzanne était cadenassée. Le simple verrou n’était pas suffisant pour empêcher Schlemhil d’aller y fourrer son nez et, l’ayant pris une fois la main dans le sac, en train de vider un pot pour en remplacer les ingrédients par quelque ordure, Suzanne avait tellement tempêté et pleuré que Caïn avait fini par céder et autoriser l’achat d’un cadenas. Ne parvenant pas à l’ouvrir, Schlemhil l’avait à plusieurs reprises mis hors d’usage en bouchant la serrure avec du chewing-gum. Il avait fallu le scier. Mais Suzanne avait tenu bon et en avait aussitôt racheté un autre pour le remplacer. Schlemhil, lors de son incursion, n’avait pas pris le temps d’examiner en détail le contenu des pots. Il aurait été bien effaré en découvrant que le «safran» de Suzanne était composé de sauterelles grillées et pilées, que le «curry» était obtenu en séchant les pattes de poulets avant de les réduire en poudre, et tout à l’avenant car ces mots ne désignaient pour elle aucune réalité, végétale ou autre. Par associations, elle les avait utilisés pour nommer des ingrédients qu’elle avait puisés dans ses fantaisistes livres de recettes: sauterelles comme safran se consomment en Afrique, le curry accompagne la cuisson du poulet dans les comptoirs de l’Inde, et cætera. Isaac pourrait l’éclairer et rectifier ses erreurs, mais elle ne montre à personne sa réserve. Le secret de ses potages ne peut être dévoilé. Pour la soupe de ce dîner exceptionnel, elle a décidé d’employer ses «épices» les plus rares, cervelles de grenouilles, pinces d’écrevisses, queues de souris, pétales de roses. Elle suivra la recette du «rougail», plat qu’elle n’a jamais goûté mais dont le nom la fait rêver. 61


Job a déchanté dès qu’il est entré dans l’épicerie du village. En fait de plats cuisinés, il n’y trouve que des rangées de boîtes de conserve. La bonne dame lui explique qu’elle n’a jamais vendu de produits frais car au village chacun cultive ses légumes et élève ses animaux, elle n’aurait aucun client pour écouler ses plats. Même les conserves mettent des années à disparaître des rayons. Sauf les sardines à l’huile. Ce sont les ouvriers agricoles portugais qui en raffolent. D’ailleurs son stock est épuisé. Elle le renouvelle pourtant régulièrement tous les mois. Job semble vraiment jouer de malchance. Il passe en revue les rayonnages, cherchant vainement quelque conserve de poisson, au moins une boîte de miettes de thon, de filets d’anchois ou de foie de morue, mais rien. Il a fait chou blanc. Il va devoir perdre son après-midi à se rendre en ville. Il grimace à l’idée de reprendre le train. Il répugne à changer ses plans et continue de farfouiller dans la boutique. Jusqu’à ce qu’il mette la main sur des rations de pâtée pour chats. Soixante-dix pour cent de poisson, plus que de viande dans les pâtés. Ça n’est sûrement pas empoisonné, les chats n’ont pas des estomacs de chèvres. Ce doit même être bon car ils sont difficiles. De toute façon, il compte assaisonner ce hachis de piment, ail et épices assez généreusement pour rendre irreconnaissable le goût originel. Bien malin celui qui saura identifier ce qu’il aura dans son assiette. C’est la présentation qui compte. Il pourrait les faire gratiner. Arborant la mine de qui se souvient brusquement d’une mission, il dépose une demi-douzaine de boîtes de pâtée sur le comptoir. 62


Jacob n’a pas vu Schlemhil, il a seulement perçu un mouvement derrière le taillis. Il a tiré, au jugé. Schlemhil s’est pris une volée de petit plomb dans les mollets au moment où, s’étant emparé du lièvre, il décampait déjà. Il a retenu un cri et s’est enfui en serrant les dents, s’est arrêté pour souffler à l’orée du bois et a constaté qu’il semait de petites baies de sang épais et rouge sur son chemin. Ce n’est pas la douleur mais la vue du sang qui l’a fait s’évanouir. C’est là que Dalila l’a trouvé, étendu dans les fougères. Elle ne s’est pas effrayée car elle a cru que c’était une de ses farces, bien jouée, puisque il n’a que lentement repris connaissance tandis qu’elle lui bourrait les côtes de coups de pied. Néanmoins, comme elle se penchait à contre-jour sur lui, Schlemhil l’a vue comme une apparition angélique auréolée de lumière. Il s’est relevé, confus, et comme elle riait a pris le parti de rire avec elle. Elle lui demande son aide pour cueillir des fruits sauvages. Il lui explique que la saison est passée, qu’ils ne récolteront, au mieux, que quelques mûres et prunelles attardées, déjà sèches ou pourries. Devant sa mine déconfite, il la rassure, car les femmes de la ferme font des confitures et des conserves de fruits en saison. Bien sûr, la saveur du fruit frais cueilli se perd mais elles donnent un excellent dessert. Dalila en pleurerait de dépit. Son rêve bucolique s’écroule. En outre, son neveu la met en garde: ce qu’elle a pris pour des groseilles et commencé à ramasser sont des baies de gouet tacheté, hautement vénéneuses. Elle empoisonnerait toute la famille. Vidant à regret son panier, Dalila, déçue, maudit la nature, ses cycles et ses mirages. 63


Jacob, l’air sombre, rembarre presque Madeleine qui, le voyant rentrer, a couru lui demander quelle sauce il souhaite pour accompagner le gibier. Il lui répond que l’animal cuira dans sa propre graisse. Elle insiste, suggère une sauce au genièvre. Il finit par acquiescer pour se débarrasser d’elle. Il monte à sa soupente et trouve Marie en train d’allaiter Daniel. Il lui demande de l’accompagner immédiatement, pour l’aider à ramener un sanglier abattu près du marais. Elle interrompt la tétée, fait roter le bébé et prend place dans la carriole pendant que Jacob attelle le mulet. Elle est un peu surprise de la subite presse de son mari, d’habitude si posé, mais elle a appris à obéir sans poser de questions. Jacob ne desserre pas les dents pendant toute la route. Marie a juste eu le temps de se couvrir d’un châle et sent le froid la pénétrer tandis que le soleil se cache à l’horizon. Elle berce Daniel qui s’est endormi. Le crépuscule s’obscurcit lorsqu’ils atteignent le marais. Jacob arrête la carriole et s’enfonce dans le brouillard laiteux qui monte dans le soir. Marie le perd de vue très vite. Elle l’entend cependant marcher, ses bottes s’enfoncent dans les flaques, il semble tourner en rond. Elle finit par demander s’il a trouvé l’animal abattu. La réponse lui parvient aussitôt, toute proche, lui enjoignant de le rejoindre. Elle dépose son enfant emmitouflé au fond de la carriole et s’avance dans les ténèbres. Le coup de feu troue la nuit. Elle tombe avec un petit «floc». Jacob tire le cadavre jusqu’au milieu des joncs avant de revenir à la carriole. Il tient son couteau de chasse à la main. Il a juré que son fils ne mènerait pas la même vie d’esclave que lui. 64


Sans se donner le mot, chacun s’est instinctivement choisi un coin à l’écart pour se consacrer à ses préparations culinaires à l’abri du regard des autres. Certains veulent faire une surprise, d’autres tiennent à préserver le secret de leur recette, Job ne veut pas que quiconque puisse soupçonner la composition de son plat. Suzanne occupe bien sûr la cuisine. Caïn passe son temps à monter et descendre d’énormes casseroles de la chambre, où Anne épluche des monceaux de légumes, à la cuisine où il surveille leur cuisson. Jacob s’est retiré dans la forêt, il y cuira son gibier au feu de bois et l’amènera tout fumant à l’heure du dîner. Isaac, qui n’a pas besoin du fourneau, s’est installé dans le débarras où Avram dormait à la fin de sa vie. Job s’est enfermé dans sa chambre, et Dalila, dont Schlemhil semble être devenu le chevalier servant, dans la sienne. Madeleine court d’un coin à l’autre de la maison, harcelant chacun pour savoir quelle sauce conviendra le mieux à son plat. Même quand on lui a enfin répondu elle revient à la charge, comme si le dîner n’était composé que de fondues bourguignonnes. Elle a demandé à Suzanne toutes les casseroles de cuivre de la maison et les a mises à mijoter sur le pourtour du fourneau. Elle les pose sur le feu, les retire, rajoute un peu d’eau, remet le couvercle, le soulève, touille, court chercher une herbe ou une épice, volette autour du poêle, gênant Suzanne qui a besoin d’un feu plus fort pour sa soupe, agaçant Caïn qui ne sait plus où poser ses casseroles, énervant tous les autres dans son désir de leur plaire, mais répandant dans la cuisine de subtils fumets qui font saliver ceux qui y pénètrent. 65


Isaac goûte une cuillerée de lentilles pour vérifier leur état de «cuisson». Tendres mais encore croquantes. Il rajoute un peu de jus d’oignon dans les unes, du coulis de tomate et citron dans l’autre, répartit menthe, persil et coriandre et relève les dernières d’une pincée de piment frais haché. Il ferme les yeux pour mieux apprécier et, les jugeant enfin à son goût, couvre les quatre saladiers avant d’aller s’informer de l’avance des autres plats. La soupe de Suzanne est pratiquement prête, tellement épaisse qu’elle ressemble à une bouillie et qu’Isaac suggère de la délayer un peu. Il aide sa sœur à verser doucement le lait d’un seau car dans l’énorme casserole, qui tient plutôt du chaudron, les louchées paraissent dérisoires. Le seau entier y passe tandis que Suzanne remue sans discontinuer sa potion. Puis il l’aide à poser la marmite à terre. Job, quand Anne frappe à sa porte, répond qu’il descend dans une minute. Il contemple avec satisfaction son œuvre: il a miraculeusement découvert une pile de coquilles datant du temps de Noémie. Certaines avaient servi de cendriers, d’autres de bougeoirs. Mais il a pu en nettoyer une dizaine et la pâtée, couverte d’une abondante sauce mi-aurore mi-béchamel, saupoudrée d’un coulis de jaune d’œuf et piment rebaptisée «corail» et nappée de fromage, présente une mine réellement avenante et est à jamais irreconnaissable. Dalila a fini par piller les conserves de fruits d’Anne et Suzanne, mises à tremper dans un thé parfumé au jasmin, mêlées de feuilles de menthe hachées et qu’elle n’aura qu’à couvrir de crème au dernier moment. Elle croise Job au sortir de la chambre et ils descendent l’escalier ensemble. 66


Caïn ne décolère pas: tous sont venus, ponctuellement, tous attendent rassemblés dans l’entrée. Lui-même a eu le temps de préparer une ratatouille au fenouil pour accompagner le poisson et une margha à la courge et au potiron qui se mariera avec n’importe quelle viande. Tous se sont activés toute la journée à soigner leur préparation culinaire, mettant les petits plats dans les grands. Schlemhil lui-même s’est montré coopérant. Il n’y a pas eu la moindre friction. Ils sont tous prêts et réunis à l’heure dite. Et voilà que manquent Jacob et Marie. Personne ne propose de commencer à manger sans eux. Caïn retourne à la porte scruter la nuit, jurant ”Mais qu’est-ce qu’ils foutent?” à voix basse, à cause des oreilles délicates de Dalila. Il jette un coup d’œil à Isaac qui semble prendre le retard de son frère avec philosophie. Pour faire bonne contenance, Caïn se résout à aller au cellier chercher des bouteilles de cidre que l’on boira en guise d’apéritif. Il en débouche une et fait passer les verres à la ronde quand on entend distinctement le grincement reconnaissable entre tous de la vieille carriole. Jacob ne tarde pas, en effet, à pousser la porte, s’excusant de son retard et déclarant que les autres ont bien fait de commencer à boire sans lui, mais qu’il arrive à temps pour trinquer avec eux. Ses propos sont décousus et fébriles. Répondant à Anne, il explique qu’il s’est disputé avec Marie et qu’elle est partie avec le bébé passer quelques jours chez ses parents. Il n’a pas l’air dans son assiette. Anne préfère ne pas insister. Caïn lui donne une bourrade dans le dos et lui tend un verre. Après quoi il décrète: ”Commençons!” 67


Pénétrant dans la cuisine, une première surprise attend Jacob, Job et Dalila qui n’y avaient pas encore mis le nez: la table ellemême, plus imposante que celle de la dernière Cène, couverte d’une nappe brodée qui descend jusqu’à terre qu’Anne avait apportée dans son trousseau mais n’avait jamais encore eu l’occasion d’étrenner. Le couvert est mis pour dix personnes. Schlemhil, qui a aidé Anne à mettre la table et à la décorer, enlève prestement une assiette et une chope, équilibrant la répartition: quatre personnes de chaque côté et Caïn trônant au bout de la table, là où siégeait de son temps le père. À l’autre bout, quelques lourdes casseroles sont déjà posées à terre. Les quatre saladiers d’Isaac et les deux soupières de Suzanne sont entourés de deux vases de fleurs et chacun a droit à une serviette pliée en éventail sur son assiette. Les serviettes sont dépareillées mais le pliage est du plus bel effet décoratif. C’est Dalila qui avait enseigné le truc à Anne, ainsi qu’une série d’origamis. Job lui-même est impressionné. Des bougies ont été allumées devant chaque couvert. Le décor familier de la cuisine est totalement transformé par cette table royale d’où émane la lumière. Dalila bat des mains. Schlemhil lui montre les bougies en se rengorgeant: c’est lui qui en a eu l’idée. Dalila en riant lui ébouriffe la tignasse et lui donne un baiser sur le nez. Schlemhil décontenancé rougit. Comme Caïn n’ose pas s’asseoir, Isaac s’installe le premier et tous se répartissent aussitôt autour de la table. Caïn reverse une rasade de cidre tandis qu’Isaac sert quatre petites louchées, une de chaque saladier, dans les assiettes. Le repas commence. 68


Caïn et Jacob ont englouti rapidement quelques cuillerées, mais les autres goûtent chaque tas avec componction, essayant de deviner sa composition. En fait, personne n’a reconnu les lentilles, tant leur goût est différent de celles que Noémie avait coutume de cuire au lard, les laissant mijoter jusqu’à ce qu’elles ramollissent, presque à se décomposer. Isaac rit sans leur fournir immédiatement la réponse. Seulement quand Madeleine affirme formellement qu’il s’agit d’une plante exotique, il révèle le pot aux roses. Job et Dalila ne se souviennent pas avoir jamais mangé de lentilles, mais Suzanne, maintenant qu’elle connaît, et reconnaît, le légume, se récrie, les trouvant soudain crues, et manque recracher sa dernière bouchée. Une discussion s’ouvre sur la notion de légume sec qu’il faut mettre à tremper et celle de cuisson au feu ou au citron. Madeleine finit par demander en quel pays on mange les lentilles accommodées ainsi. Isaac répond laconiquement: «En Inde.» Mais il refuse de s’étendre sur le sujet. La discussion reprend pourtant de plus belle, pour savoir s’il faut appeler les habitants «Indiens» ou «Hindous» et si la couleur de leur peau est noire comme celle des Africains ou plus claire, comme les arabes. Job lui-même semble ignorer que les Indiens font des lentilles leur plat principal, préparé de dizaines de manières différentes, et ne mangent, contrairement à leurs voisins d’Extrême-Orient, que peu de riz. Isaac ne juge pas utile de le détromper. De toute façon, ils n’ont guère apprécié son plat: leurs assiettes sont restées à moitié pleines. Ils n’ont fait que picorer, seule Madeleine paraît s’être régalée. 69


Après ce demi fiasco, Suzanne sert la soupe en tremblant. Moins que jamais elle n’oserait confesser quels ingrédients innommables elle a employés. Apparemment, il s’agit d’un potage aux épinards: des morceaux de feuilles, coupés si fins qu’ils paraissent plutôt des filaments, flottent comme des algues sous la surface laiteuse. En fait elle a mêlé orties, chicorée, basilic et même quelques feuilles de coriandre aux épinards, de façon que la saveur varie subtilement à chaque cuillerée. Noémie lui aura au moins confié ce secret, confirmé tout à l’heure par Isaac qui le premier semble prendre au sérieux ses talents culinaires quotidiennement brocardés par ses frères, qu’une bonne soupe vaut par son fond, revenu et défait, invisible mais source véritable de la saveur particulière de chaque soupe. Isaac l’a formulé à sa façon moqueuse: si les soupes en paquet sont si insipides, c’est qu’à force de vouloir gagner du temps et cuisiner vite on ne fait plus que des fonds de soupe à l’eau. Le fond est l’âme du bouillon, c’est là qu’elle a dilué ses précieuses «épices». Elle n’attend aucun commentaire de Caïn et Jacob sinon les habituels quolibets, mais observe les citadins le cœur battant. Dalila a posé sa cuiller après la troisième bouchée; Job fait la grimace, touillant interminablement la soupe sans porter la cuiller à ses lèvres; Madeleine s’excuse: si elle vide son bol, elle ne pourra pas faire honneur aux plats suivants. Elle tient pourtant à la féliciter mais confond les saveurs et prend le goût acide de l’ortie pour une pointe d’ail. Seul Isaac se lèche les babines et se ressert. Caïn se moque: ”Tu aimes donc ça, la soupe d’herbe!” 70


Avant de passer aux plats de résistance, qu’il va falloir chauffer au dernier moment avant de servir, Caïn en verve, probablement plus désireux de voir les ”citadins” se relâcher que mû par un élan de générosité, déclare qu’il est indispensable de faire le ”trou normand” et tire de la huche une bouteille de vieux calvados. Il en sert une généreuse rasade dans les chopes vides et, pour Jacob et pour lui-même, la verse directement dans les bols de soupe. Le marc est fort. Caïn a beau insister qu’il faut boire ”cul sec”, Dalila parvient à peine à y tremper les lèvres. Madeleine vide sa chope en défiant son frère du regard. Job, sentant la chaleur de l’alcool lui monter à la tête, se demande si l’eau de vie va annuler l’effet de la ligne de coca qu’il a sniffée avant de descendre ou au contraire le décupler. Anne, surprise, découvre un Caïn convivial qu’elle n’avait jamais connu, même du temps où il lui faisait la cour. Schlemhil a vidé sa chope d’un trait et, l’œil allumé, sourit bêtement en regardant sa jeune tante. Isaac boit à petites gorgées et soudain demande si l’alambic fonctionne encore. C’est Jacob qui lui répond en clignant de l’œil à plusieurs reprises. Caïn précise que cette bouteille-ci doit remonter au temps de leur jeunesse. Il ajoute amer qu’on ne trouve plus de pommes ayant du goût sur les marchés: «Tu croques, ou c’est de l’eau ou c’est de la farine!» Ils évoquent la saveur et la consistance des pommes de leur enfance, cueillies sur l’arbre, qui ne brillaient pas comme du plastique, étaient bouffées des vers, certes, mais avaient un goût et un parfum paradisiaques dont ils conservent encore le regret nostalgique. 71


La viande est sacrée; on reprend donc le repas avec le rôti de Jacob. La bête est tellement gonflée de farce qu’on ne saurait l’identifier avec certitude. Caïn observe les pattes, sourcil froncé, mais se rassure vite: ce n’est ni un chevreau ni un agneau que Jacob aura sacrifié. Ce serait plutôt un petit marcassin de quelques semaines. Les voisins ont vu des sangliers rôder dans les parages. Dès que Jacob entreprend de couper le fil qui coud le ventre de l’animal, la farce se répand et capte toute l’attention. Les abats, foie et tripes, d’une couleur presque noire, enrobent des boulettes verdâtres et des espèces de mini-brochettes de couleur orangée. Le tout en telle profusion qu’il semble qu’on a ouvert une boîte-surprise débordant de bonbons. Les premières s’avèreront des châtaignes et les secondes des cuisses de cailles, les unes colorées en trempant dans du jus de chou rouge, les autres enduites de safran. Un cri d’admiration salue l’ouverture de la bête, Jacob est aussitôt élu chef incontestable du repas. Caïn ressent un pincement amer au cœur en constatant que ses courges aux pruneaux et aux raisins secs passent pratiquement inaperçues. Jacob découpe avec soin en tranches les petits gigots. La peau de l’animal a été enduite de moutarde qui a rôti aussi. Sous les aisselles, où elle n’était pas protégée, elle se révèle si fine qu’elle a grillé et charbonné. Jacob, quand il finit de répartir la bête dans les assiettes, est inondé de sueur et tout rouge. La viande est douce, presque sucrée, et si grasse qu’elle fond dans la bouche. Ils n’en laissent rien, même les os ont été raclés. «Il faut que tu nous en refasses un pareil!», conclut Madeleine. 72


Personne n’a commenté la sauce au genièvre ni la harissa aux airelles de Madeleine, mais elle ne s’en offusque pas. Le succès se mesure au fait que plusieurs se soient, machinalement, resservis, qu’Isaac ait nettoyé son assiette avec un morceau de pain, pas aux compliments. Elle ne voit pas leur réunion comme une compétition. Elle rêve d’une réconciliation: les «citadins» revenus s’installer à la ferme, éden gastronomique retrouvé. Caïn est blessé de l’indifférence avec laquelle a été accueillie sa margha. Le triomphe remporté par Jacob était mérité, mais de là à effacer les mérites des autres plats, à les oblitérer! Il se retrouve dans un rôle de figurant auprès d’une vedette pour la simple raison que la viande jouit de plus de prestige que les légumes. Le fait que le sort, car il se refuse à admettre qu’il s’est attribué la préparation des légumes par pure avarice, ait inverti au niveau des plats la hiérarchie familiale lui est insupportable, comme une offense personnelle. Il n’envie pas son frère mais en veut aux autres. D’autant que le seul à lui avoir adressé une mimique appréciative a encore été Isaac qui, éliminé d’entrée de jeu de la compétition, s’octroie le rôle d’arbitre! Se plaçant toujours au-dessus des autres, de leurs mêlées et de leurs conflits. Suzanne au moins aurait pu dire quelque chose. Elle sait combien il est difficile de cuire diverses espèces de courges juste à point, à la fois fondantes et fermes, avant qu’elles s’amollissent et se défassent. Celles-ci, cuites séparément puis réchauffées ensemble avant d’être servies, sont proches de la perfection. Autant donner de la confiture aux cochons! 73


Tous crient «Pouce!» avant de passer au poisson. Caïn se voit tenu de distribuer une nouvelle tournée de calvados. L’humeur de la tablée est joyeuse. Mais l’alcool intensifie aussi bien la gaieté que le ressentiment. Caïn, éméché, s’en prend à Isaac: il leur a concocté un plat composé de légumes secs à son image. Lui aussi aurait besoin de tremper dans l’eau de la ferme et le jus de la famille pour se ramollir, s’attendrir. Isaac semble prendre les propos d’ivrogne de son frère très au sérieux et s’empresse de lui donner raison: c’est vrai qu’il s’est desséché au cours de ses errances, mais les fruits secs, s’ils ne donnent pas de jus, fournissent l’huile et n’ont pas moins de saveur. Corrigeant sa première image, Caïn dit que dans son cas la sécheresse s’est étendue à l’arbre entier, or il n’existe que deux types d’arbres secs, ceux qui sont morts, et les parasites, genre lianes, qu’il a vus en Afrique. Il est satisfait d’avoir pu placer que lui aussi, dans le temps, a voyagé. Isaac réplique que les parasites se caractérisent justement par leur ancrage et qu’en ce sens tout arbre est parasite de la terre qui le nourrit. Quant à l’idée de mort, elle est inhérente à l’errance, mais la vie est-elle plus qu’un sursis? Voire une illusion, car notre vie se déroule dans la conscience, ou le souvenir, des autres plus qu’en la nôtre. Nous mourons quand la dernière personne à nous avoir connu nous oublie. Notre vie nous échappe. Tous se récrient: le sujet est morbide, il ne faut pas troubler la gaieté du repas, il est toujours trop tôt pour évoquer la mort. Isaac hoche la tête et sourit, mais son sourire sur sa face décharnée est d’un squelette. 74


Jacob est resté silencieux. Toutes ces considérations abstraites sur le sens de la mort et de la vie prennent pour lui une résonance très concrète en raison de son crime récent. En tuant son fils avant qu’il atteigne l’âge d’un an, il a éliminé son avenir. Dans la mémoire de tous, il restera à jamais un bébé. C’est à dire un animal toujours affamé. Il n’aura connu du mal du monde que les mauvaises farces de Schlemhil, ce qui est somme toute assez peu. Jacob n’a pas de mal à considérer le sacrifice de son enfant comme une bonne action. La saveur tendre de sa viande lui confirme cette intuition. Toute vie n’est pas bonne à vivre. Il lui suffit de regarder autour de lui, sans même compter la sienne qui n’est qu’une condamnation aux travaux forcés: Caïn, qui s’est tant dépensé et a tant intrigué pour mettre main basse sur la ferme, n’a jamais ni repos ni satisfaction non plus. Tous ses efforts sont perpétuellement menacés, au moins dans son imagination rongée par la mauvaise conscience. Et tout ça pour un jour léguer le fruit de son travail à ce bon à rien de Schlemhil, qui lui non plus ne mérite pas de vivre. Quelle vanité! Mais Isaac, avec ses refus et sa liberté chèrement payée, n’est pas logé à meilleure enseigne. Ces vagabondages lui ont rapporté autant d’amertume que d’expérience. Seules les racines savent tirer le suc de la terre. Isaac a peut-être butiné beaucoup, et des fleurs variées, mais quel miel a-t-il produit? Il n’a même pas appris à aimer la vie! S’il ne parvient pas à justifier le meurtre de son fils, qui lui apparaît comme l’esquisse de sa propre mort, Jacob du moins, en ôtant toute valeur à la vie, réduit d’autant sa faute. 75


Isaac, de son côté, même s’il a renvoyé en badinant la balle à Caïn à chacune de ses attaques, est plus touché qu’il ne voudrait le montrer. Sans le savoir, Caïn a frappé le point sensible: l’absence de toute fixation a pour corollaire l’absence de sens, car qui voyage ne laisse pas de trace. Il ne maudit pas la vie, sait en apprécier les plaisirs, mais a beau s’efforcer, il ne lui trouve pas de sens en soi. Or si le sens doit être fabriqué, il ne saurait être qu’artificiel, et illusoire. Il ne condamne pas l’illusion, mais ne parvient pas à s’en satisfaire. L’inquiétude l’habite. Et il se sent fatigué. Il est heureux d’avoir retrouvé ses frères et sœurs mais comprend que la longue séparation a creusé un fossé impossible à combler. Il est simultanément parmi eux et sur l’autre rive, comme si son esprit s’était dédoublé en revenant sur ses pas, en pénétrant à nouveau dans la ferme familiale. En outre, l’errance impose la solitude comme condition du voyageur, plus lourde que pour qui vit dans un décor habité de présences, entouré d’objets familiers. Ces frères et sœurs si contents de le retrouver le font se sentir plus sauvage encore que de coutume, nomade fourvoyé chez les sédentaires, qu’il envie tout en refusant leur accommodation. Loup chez les chiens. Ce retour ne sera qu’une halte, il le sait bien. Caïn ne croyait pas si bien dire en le comparant à ses légumes secs! Isaac craint de se laisser détremper, de se révéler mou et tendre, c’est à dire vulnérable. Il s’est construit une carapace de cynisme désabusé qui le protège. Sa rupture initiale l’a blessé à l’âme. Il n’a pas saigné mais, du coup, ne saurait non plus cicatriser. Tout comme Caïn. 76


Madeleine est encore sous le choc de l’altercation entre les deux aînés. Elle a compris combien le vernis dont la joie des retrouvailles couvre leur réunion reste fragile. Sous la cendre des années, le feu d’une rancune et d’une rivalité remontant à des temps pour elle immémoriaux, d’avant sa propre naissance, couve inextinguible. Elle était gamine quand a éclaté la fameuse dispute entre Avram et Isaac. L’épisode l’a marquée, l’a déchirée même, mais elle ne l’a pas compris. Elle réalise seulement ce soir que l’attitude de Caïn, prorogeant loi du silence, ostracisme et proscription à l’encontre de son frère, n’était pas le fruit d’une paresse ou d’une trop complète assimilation à la figure du père, ses valeurs et ses manières, mais la digue formelle contenant mal une haine aussi vive qu’ancienne. Il n’a pas hérité de cette prohibition parmi les autres biens dont il s’est emparé, il a dû au contraire la ranimer, voire la renforcer car, devenue routine, elle allait s’affaiblissant au point que Madeleine se souvient même d’une occasion, lors d’une de ses rares visites, où elle avait, par distraction plus que provocation, osé mentionner à table une lettre reçue. Ses propres griefs à l’égard du père l’auront aveuglée et poussée à prendre automatiquement parti pour Isaac, à afficher face à Caïn cette préférence. Se berçant de doux phantasmes incestueux, elle se complaît à s’attribuer un rôle plus obscur mais plus grand dans le conflit fraternel en mesurant l’ambivalence manifeste de la posture de Caïn à son égard, qui ressemble à un dépit d’amoureux éconduit. Observant ses frères, elle constate qu’ils ont le même profil que Karim. 77


Le calvados a eu un effet d’excitation prodigieux sur Schlemhil. Bien sûr il a toujours, depuis tout petit, trempé les lèvres dans les verres d’alcool, considéré comme un fortifiant. Mais, s’il a bu en cachette, c’est la première fois que son père lui sert un verre comme à un adulte. Et voilà qu’il l’a resservi. Schlemhil ne sait pas que cette accélération de la pensée qu’il a du mal, non seulement à contrôler mais tout simplement à retenir, s’appelle l’ivresse. Les idées fusent dans sa tête. Il les oublie presque immédiatement mais un impérieux besoin d’agir s’empare de lui. Il profite de l’inattention de tous pour s’éclipser. Cette réunion de famille se prête à des farces inédites, mais pendant toute la journée, sollicité par sa tante et par sa mère, il n’a pas eu le temps de préparer quoi que ce soit qui n’ait trait à la cuisine. Il imagine de faire pleuvoir des grenouilles sur les invités, de mettre le feu à la nappe, de remplacer le cidre par du vinaigre. Il n’a que peu de temps devant lui. Il court vers le bois où il est sûr de trouver quelque bestiole dont l’apparition sur la table sera du meilleur effet. Car il faut qu’il parvienne d’une façon ou d’une autre à distraire sa pensée de Dalila. En effet, depuis le baiser reçu au début du repas, Schlemhil, obsédé par ce geste de tendresse féminine auquel il n’est pas habitué, n’a cessé d’épier sa tante qui, joyeuse, lui souriait quand elle croisait son regard. Schlemhil se sentait tellement rougir qu’il était persuadé que tout le monde devait s’en apercevoir. Aussi se tenait-il coi, se faisant le plus petit et discret possible. Heureusement, la dégustation des mets absorbait toute leur attention. 78


Job, tout autant que sa sœur, a un sens inné du spectacle: avec des mines de prestidigitateur, il est monté chercher le plateau où sont disposées ses «coquilles», les a couvertes d’un torchon pour maintenir le suspense et a demandé à Suzanne d’allumer le four pour faire gratiner son plat. Cabotin, il distribue largement les sourires à la ronde. Une minute, le temps que le fromage râpé fonde, et il dépose cérémonieusement le plat fumant sur la table. En fait, il y a tellement longtemps qu’on n’a pas mangé de crustacés à la ferme qu’on en a oublié le goût. Ce n’est pas un mets dont les paysans raffolent. Job sent que leur enthousiasme est nettement forcé. Seules Dalila et Madeleine ont une moue appréciative quoique un peu moqueuse car, sachant bien que ce plat se trouve tout préparé chez les traiteurs et qu’on ne trouve guère de coquilles Saint Jacques fraîches chez le poissonnier, elles le soupçonnent de faire réchauffer un plat qu’il aura acheté tout prêt. Aussi Job prend-il les devants en prévenant: «J’ai choisi de leur donner cet aspect mais c’est un mélange de poissons». Il ne peut s’empêcher de rire en dedans. D’autant qu’Isaac lui demande si la subtilité de chaque saveur de poisson ne va pas se perdre dans la mêlée. D’autant que Madeleine a préparé plusieurs sauces pour accompagner ce plat: Nantua, aurore, aux câpres, etc. Parce que Job n’a pas voulu lui révéler quels poissons il cuisinait, explique-t-elle. Isaac insiste: même dans les assortiments de grillades ou de sashimi, on sépare soigneusement les poissons. Piqué par l’objection soulevée à l’avance, Job se contente de répondre avec un sourire fat: «Goûtez!» 79


Ils n’ont pas aimé. C’était à prévoir. En son for intérieur, Job traite sa famille de bouseux et se dit qu’il est incompris. Il ne peut même pas leur révéler le pot aux roses, ils n’ont pas le sens de l’humour. En fait, il a goûté à sa mixture en même temps que les autres et il doit avouer que son plat n’est pas franchement une réussite. Il se trouve d’excellentes excuses, étant données les circonstances et les matières premières. Il s’accorde même un accessit pour l’imagination déployée, plus à camoufler le goût qu’à le relever. La saveur du poisson était plutôt discrète, autant que celle du veau dans la gelée, en fait réductible à un excès de sel qu’il avait bien constaté en ouvrant les boîtes de pâtée mais n’a pas su résorber. Pourtant Isaac encore une fois est venu à son secours: il a déjà mangé de la chair de phoque et de cachalot, qui avait ce goût indéfinissable entre le foie et la sardine, en plus sec. Ce n’est pas vraiment un éloge mais prouve que son grand frère prend son essai culinaire au sérieux. Schlemhil, arrivé en retard, a refusé d’en manger, déclarant qu’il n’avait plus faim. Comme Anne insistait pour qu’au moins il goûte, Caïn avec sa mansuétude coutumière a jugé que le petit avait assez mangé. L’incident aurait été clos avant même d’éclater si Dalila n’avait, d’un air innocent, demandé: «Alors tu n’as plus faim pour mon dessert?» Le dessert, ce n’est pas pareil, pas besoin d’avoir faim pour en manger. Les autres sont venus à sa rescousse, il leur fallait faire une pause, ils avaient l’estomac plein, le petit avait raison. En plus, il s’était bien comporté pendant tout le repas. Sage comme une image. 80


C’est pendant ce troisième trou normand que Madeleine est revenue à la charge pour qu’Isaac raconte ses voyages. Mais il sait mieux qu’une anguille se défiler, aiguiller la conversation sur d’autres sujets. Il déclare que tant qu’on ne s’installe pas quelque part on ne connaît jamais que la surface des choses et que, en surface, tous les lieux se valent et, par quelque trait, se ressemblent. Madeleine ne se tient pas pour battue et insiste. Isaac répond que paysages et monuments ne sont que décors, les objets typiques accessoires, pour un film sans personnage, car on ne peut être à la fois œil derrière la caméra et corps devant, donc sans histoire et sans intérêt. Que l’errance crée une solution de continuité entre chaque lieu et effrite le temps, si bien que les secondes éparpillées n’étoilent qu’une vie enténébrée. Que les photos peuvent fixer la lumière, les paroles retenir l’émotion, mais que le flux du temps n’est pas représentable, ni en mots ni en images. Enfin, que l’âge aidant il finira par confondre lieux traversés et lieux rêvés, que si quiconque d’entre eux fermait les yeux et imaginait une ville exotique, elle serait sûrement aussi vraie que celles qu’il pourrait évoquer. Madeleine n’ose pas formuler la question qui la hante vraiment, à savoir s’il voyage toujours seul, s’il a des aventures de passage, des nuits partagées. «Finalement, pourquoi es-tu parti?» L’innocente question résonne comme un coup de tonnerre, suivi d’un lourd silence. Dans cet instant suspendu, Isaac ne peut plus se défiler. Il sourit. «Un jour que j’étais allé mener paître les moutons, j’en ai perdu un, que je cherche encore…» 81


Caïn a poussé un hurlement: «Tu savais!» Isaac le regarde étonné: non, il ne savait pas, il en a maintenant la révélation. Tous regardent, effarés, tour à tour l’un et l’autre frère. Aucun ne comprend à quoi il est fait allusion, car ils étaient trop jeunes et n’ont retenu de l’incident que la conséquence, la fission du noyau familial, pas la cause. Seule Suzanne, qui avait toujours eu des soupçons mais les avait gardés pour elle, connaît les tenants et les aboutissants de l’histoire. Isaac a fermé les yeux, il tente de se remémorer. Il finit par interroger, sans colère, son frère: «Tu étais en cheville avec le chemineau?» Caïn ricane amèrement: «Quel chemineau? Il n’y a jamais eu de chemineau. C’était le père Joseph qui m’achetait les agneaux.» Il renifle. Il a tout dit. Le lourd secret est exposé. Mais il est soulagé, le squelette a été retiré de l’armoire, sa faute avouée lui pèse déjà moins. Isaac est sidéré, il n’en revient pas: alors qu’il a repassé les faits dans sa tête des milliers de fois au cours de ces années, la solution si simple, et au fond si évidente qu’elle crevait littéralement les yeux et l’aveuglait, d’une trahison de son frère ne lui a jamais traversé l’esprit. Il finit par éclater de rire: elle est bien bonne! Il aura eu cela en commun avec son père qu’il se sera trompé et aura persisté obstinément dans son erreur. La stratégie de Caïn était magnifique et il n’aura même pas pu se vanter de son triomphe, devant le tenir secret, honteux. Il suffit de constater son soulagement après cet aveu pour comprendre combien la faute originelle lui aura pesé: toute sa fierté est tombée, il quête autant le pardon que la pitié. 82


Le rire d’Isaac se prolonge et passe à la franche gaieté. Il devient communicatif. Sans motif, les autres se mettent à pouffer et bientôt l’hilarité est générale. Même Caïn, qui n’a certes pas envie de rire, se sent gagné par la contagion et doit faire des efforts pour se retenir. Il regarde Isaac, craignant que son frère ne s’offense de sa légèreté en cet instant solennel. Mais Isaac a percé par le rire le nuage de rancune accumulée qui faisait peser l’orage sur leurs têtes depuis vingt ans et le voit fondre et se dissoudre dans l’atmosphère. Quand il parvient à retrouver son sérieux, il tient à expliquer à son frère que, quoi qu’il ait manigancé, il ne saurait se sentir responsable d’une expulsion qui, en dernier ressort, n’est redevable qu’à son entêtement et à son orgueil à lui, Isaac, qui a pris la mouche parce que son père ne le croyait pas blanc comme neige, alors que personne ne l’est, car nous sommes tous issus du limon, l’âme boueuse. Il exagérait tout à l’heure en disant qu’il n’aimait pas voyager, il préfère certainement la condition de nomade à celle de sédentaire et, si la liberté n’est pas toujours plaisante, elle est une drogue dont il ne saurait plus se passer. Il avait profité de l’incident de l’agneau pour jeter sa gourme et, en s’offrant le plaisir unique d’insulter son père, quitter la ferme où il se sentait s’étioler. Car s’il était une chose pour laquelle il n’avait pas la vocation, c’était bien le travail de la terre, marqué par une trop longue histoire de servage et de corvées. Il l’avait volontiers abandonné à Caïn, avec tous les soucis qui allaient de pair. La glaise est un boulet et il avait eu le privilège de, toute sa vie, voyager léger. 83


Quand il se tait, la légèreté qu’il évoquait semble effectivement s’être répandue dans l’air, comme un souffle annonciateur de printemps, une hirondelle, un envol de colombes. Tous les visages sont détendus. Une troisième bouteille de calvados a été débouchée et circule autour de la table et contribue à réchauffer l’ambiance. L’abcès est crevé, les noires nuées se sont miraculeusement dissipées sans que l’orage éclate. Aussi Schlemhil juge-t-il le moment opportun pour perpétrer ses dernières farces. Il commence par glisser la couleuvre qu’il a capturée tout à l’heure dans le sac à main de sa tante Madeleine qui y puise toutes les dix minutes son paquet de cigarettes. Il s’est glissé sous la table et la longue nappe le protège des regards. Il attend. Quand Madeleine plonge la main dans son sac, le froid contact ne la fait pas réagir tout de suite, elle porte simplement le sac à la lumière pour identifier l’objet. Mais elle le lâche aussitôt en poussant un cri. La couleuvre roule sur la table et se met à ramper pour chercher refuge dans l’ombre. Dalila hurle à l’unisson avec sa sœur, paralysée sur sa chaise. Jacob a empoigné l’inoffensif serpent qu’il porte presque avec tendresse hors de la maison pour le déposer dans un fossé. Mais l’apparition du reptile a détruit l’image paradisiaque qui s’était un instant installée dans la cuisine. Le calme revenu est presque aussitôt troublé par un nouveau cri: Dalila a senti un autre animal se glisser sous sa robe. Elle se relève d’un bond, soulève la nappe et découvre son neveu planqué, mi-figue miraisin, qui ne sait s’il doit lui sourire ou lui tirer la langue. 84


Schlemhil a hésité un instant de trop. La main de Caïn s’est abattue sur sa nuque et le tire de sous la table. Le gamin se débat, mais la puissante poigne de son père l’étouffe à moitié. Il est rouge d’asphyxie, pas de honte, et s’il devait ressentir quelque vergogne, ce ne serait pas de son geste mais de s’être fait prendre. Caïn le soufflette à deux reprises puis sort dehors, tenant toujours son fils à bout de bras et déclarant d’une voix d’autant plus terrible qu’elle articule les mots calmement: «Ah! Tu aimes foutre la merde! Eh bien, tu vas être servi!» Isaac a eu le réflexe de se lever à son passage et a amorcé un geste pour intervenir, mais le regard de ses frères et sœurs l’a retenu. La cause de Schlemhil est jugée depuis longtemps, tous trouvent qu’il mérite la raclée qu’il va recevoir, qu’il aurait dû se faire corriger plus tôt, qu’on n’en serait peut-être pas là si Caïn avait su se montrer ferme chaque fois que son fils dépassait les bornes. Isaac ne partage sans doute pas leur avis mais il renonce à provoquer une nouvelle discussion, il a été la cause de trop de disputes dans le passé et jusque tout récemment, il ne veut pas rompre la fragile trêve. Jacob s’efforce, dès que Caïn est sorti, de ranimer la joie qui régnait avant l’incident, il ne manquerait plus que ce foutu gamin leur gâche leur fête! Chacun fait un effort et, ayant rempli les verres, on trinque une nouvelle fois. «Au plaisir d’être ensemble!» C’est Caïn qui, après avoir enfermé son fils dans la porcherie et, jugeant avoir réglé définitivement l’incident somme toute mineur, s’être dépêché de retourner à la cuisine, a porté le toast. 85


Jacob, d’abord gagné par l’euphorie que son triomphe avait suscité, s’est mis à boire verre sur verre. Il ne saurait dire lui-même s’il cherche à retrouver la griserie d’il y a peu ou s’il essaie seulement de faire reculer les spectres de Daniel et Marie qui, profitant d’une remarque d’Anne déplorant leur absence, se sont subrepticement glissés dans la cuisine. Il va répétant entre deux hoquets, d’une voix pâteuse: «C’est quelque chose, la famille!» Il n’est pas ironique, partagé entre l’émotion sincère de sentir une solidarité irrationnelle entre les frères et sœurs individuellement si différents les uns des autres, et le désespoir de savoir que cette complicité ne se reproduira pas, que la «famille» s’est éteinte avec cette génération. Aucun sentiment de culpabilité pourtant: il sait cette trêve éphémère et exceptionnelle; dès demain recommencera l’esclavage et la routine domestique qu’il a conscience et fierté d’avoir épargnés à sa femme et son rejeton. On n’est pas frère de son patron, comme on n’est pas frère de son esclave. Ce repas n’est si heureux que parce qu’il est artificiel et même quelque peu hypocrite. Une embellie au milieu des brumes de l’hiver qui est la saison unique de sa vie. Le printemps, c’est toujours pour les autres. Il s’avance en trébuchant vers Caïn et l’embrasse. Puis embrasse successivement tous ses autres bourreaux: Isaac qui a tiré son épingle du jeu et lui a tout laissé retomber sur le dos, les citadins qui le méprisent et hésitent à lui attribuer une âme tout comme à un nègre, Suzanne enfin, qui en acceptant son sort sans jamais se plaindre impose son sacrifice comme modèle. Il rit. 86


Isaac s’interroge sincèrement sur la consistance des présences: en quoi consiste exactement la différence entre les corps qui l’entourent et les fantômes, si confondables en apparence, qui l’ont hanté pendant vingt ans? Question de chaleur. La lumière voyage sans déperdition, pas la chaleur. Ses frères et sœurs étaient les lunes et étoiles de ses nuits, ils sont maintenant ce soleil nocturne qui le réchauffe. Pendant un instant il oublie sa condition d’errant. Il sait qu’il ne s’agit que d’un répit, que les dissensions surgiraient aussitôt s’il lui prenait fantaisie, pas même de s’installer à la ferme, simplement d’y rester quelques jours de trop. Aussi aspire-t-il la douce chaleur par tous ses pores. Le fourneau proche, la nourriture et le calva y ont contribué, mais ce sont surtout les sentiments obstinés, l’orgueil, la jalousie, la rancune, qui ont fondu, se sont attendris, métamorphosés en tendresse. Car ses frères et sœurs ne le comprennent pas, pas même Madeleine qui continue d’entretenir à son égard l’admiration amoureuse de son enfance. Comment le pourraient-ils? Ils ignorent pratiquement tout de ses aventures, même Madeleine à qui il communique régulièrement des nouvelles assez vagues pour la rassurer et, en les formulant ainsi, se rassurer aussi. Mais ils l’entourent et répandent sur lui la chaleur de la fraternité. Il a sincèrement pardonné à son frère. Il sait qu’il a tout autant à se faire pardonner. Il voudrait les bénir comme il sent qu’ils l’ont béni à son arrivée, si un tel geste ne devait le replacer en position de supériorité condescendante, celle dont il n’est parvenu à se défaire, en partie, qu’en renonçant à son droit d’aînesse. 87


Suzanne se sent si heureuse qu’elle a l’impression que son cœur, gonflant sa poitrine au point de l’empêcher de respirer, va littéralement éclater. Elle se sent à la fois la mère et la bonne, plus que la sœur, responsable de ce foyer qu’elle a entretenu pendant plus de vingt ans mais qui n’a gagné existence que depuis la veille. Elle sent que son propre corps est un poêle, âme de la maison, dans les entrailles duquel flambent les bûchettes de l’amour. Elle se tient droite au coin de la table d’où elle peut tous les embrasser d’un même regard panoramique. Elle sourit à Caïn, un léger sourire complice mais triomphant: les événements lui ont donné raison sur toute la ligne; non seulement ses préoccupations de confort se sont avérées décisives pour faire naître ce climat de relâchement propice, indispensable à la réconciliation, mais sa confiance en leur frère aîné était justifiée; les craintes et réserves de Caïn étaient mesquines et erronées. Et son frère comprend son regard, car il le lui renvoie avec une petite moue piteuse qui reconnaît ses torts. Isaac lui sourit aussi, il se doute bien qu’elle a été l’artisan de cette métamorphose de la sombre ferme en une maison accueillante, de ce traité de paix tacite et de ce repas de fête qui ne pouvait se tenir que dans son domaine, la grande cuisine du logis familial. Elle frémit de joie sous ce regard reconnaissant. Elle se tourne enfin vers les citadins, ses enfants, qu’elle a vu grandir puis quitter son aile protectrice, et dont l’absence la navre quotidiennement. Ils ont perdu leur arrogance, leur air étranger. Il aura fallu ce repas pour qu’ils se sentent, enfin, chez eux. Elle en pleure de bonheur. 88


En fait, Job se sent barbouillé. Peut-être effet du mélange coca alcool, peut-être simplement le poids des mets sur son estomac délicat car, amateur de fast-food rapidement digéré, il n’est pas habitué à des repas aussi copieux, d’ailleurs tout à fait inhabituels à la ferme où Caïn fait régner une sévère frugalité. L’image de la ferme et de sa famille s’est modifiée: au lieu des bouseux croupissant dans leur trou crasseux, il voit les descendants d’une culture populaire ancienne, illustrée par maître François Rabelais et centrée sur le culte des festins «pantagruéliques», voire antique, héritière des orgies romaines portées surtout sur la nourriture. Les réels motifs du plantureux repas ont cédé la place au mythe, l’exception est devenue l’exemple, et il se met à tisser des considérations aussi désajustées que savantes sur la survivance des rites de table. Il compte pour rien sa propre participation intéressée, adopte un regard extérieur par scrupule d’objectivité et, conscient d’avoir perdu une part de ce paradis gourmand en adoptant les mœurs de la ville, l’observe comme une production onirique de son esprit chaviré. Sa contribution au menu était une caricature, sa nausée le tient à l’écart de la béate satisfaction qui rougit les pommettes et fait luire les yeux de ceux qui l’entourent. Il sourit pour donner le change. Il ne voudrait pas révéler sa faiblesse et faire mauvaise figure. Il a trop chaud. Son désir se concentre tout entier sur un verre d’eau fraîche. Il accueille avec gratitude la proposition de passer au dessert, surtout quand Dalila précise avec coquetterie qu’elle n’a fait qu’accommoder quelques fruits frais des bois. 89


Dalila a en fait préparé un savant dessert à étages où les couches de crème, de biscuits émiettés et de fruits se succèdent, chacune parfumée d’une essence différente. Elle nappe le tout de crème fraîche épaisse avant de servir. Ses frères, rassasiés, étaient prêts à considérer le dîner achevé. Ce qui aurait été injuste. Elle formule ainsi son pardon à Schlemhil qui a participé, tout le monde le sait, à la confection. Au départ très secouée et même fort en colère contre son neveu, la longue conversation qu’elle a eue avec Madeleine l’a calmée et elle juge, rétrospectivement, l’incident risible. Madeleine, habituée à soulager les frustrations sexuelles des adolescents, a su réduire le geste de Schlemhil à ses justes proportions. L’attouchement que Dalila a ressenti comme un viol était plutôt une sorte d’hommage maladroit, un appel à la complicité, une transgression bénigne révélant plus l’immaturité d’un garçon à peine pubère qu’une âme criminelle. Elle ne le confie pas à sa jeune sœur, mais elle regrette que le gamin ne l’ait pas caressée elle, au lieu de stupidement glisser l’immonde serpent dans son sac. Elle n’aurait pas réagi de la même façon et peutêtre personne ne se serait aperçu du geste de Schlemhil; il n’aurait pas été puni et célèbrerait avec eux la réconciliation et le cocon familial reformé. C’est elle a suggéré à Dalila de proposer de servir le dessert avant que le sommeil ne les gagne. Elles ont descendu ensemble le lourd saladier. Dalila sait rendre un plat appétissant: groseilles, framboises, cassis et myrtilles flottent comme des pépites dans leur couche de crème. Tandis qu’elle emplit les bols, les bouches salivent d’avance. 90


Ils ont raclé le saladier. Repus, ils sont affalés sur leur chaise, un peu hébétés. La langue pâteuse, Caïn se lève pour prononcer un discours. Il les remercie tous, particulièrement les citadins dont les visites trop espacées pourraient laisser croire qu’ils boudent la ferme, et par-dessus tout Isaac dont tous constatent à présent combien sa présence leur a manqué pendant toutes ces années. Il tient cependant à rappeler qu’à l’occasion du décès du père il a fait préparer par le notaire, chez qui ils se rendront demain, les papiers nécessaires à la légalisation du rassemblement de la propriété, entre les mains d’un unique gestionnaire, en contrepartie de quoi il se propose de verser à chacun une fraction de produit de la vente des récoltes. Un peu le contraire d’un viager, le tout devant revenir plus tard, quand lui-même se retirera, à Schlemhil. À cette mention, Dalila a tenu à intercéder en faveur de son neveu coupable et a supplié Caïn, pour couronner la fête, de lui pardonner et d’aller le chercher: la privation de dessert aura constitué une punition suffisante. Caïn n’apprécie pas d’être interrompu, mais Madeleine, Isaac, Anne et même Suzanne font chorus avec Dalila. Il termine donc rapidement son annonce: lui est venue l’idée de retaper le corps de ferme afin que chacun y ait sa chambre, privée, et, s’y sentant chez soi, prenne l’habitude de venir plus souvent. Ainsi ce repas exceptionnel pourra se renouveler, se répéter, devenir non pas une routine mais un rite courant, même si irrégulier. Il abrège, trop ému, les formules de clôture et court à la porcherie avant que les autres, tous pris de surprise, applaudissent. 91


Les autres comprennent à son air penaud que leur neveu est trop malin pour se laisser enfermer longtemps. Ils regrettent un peu la grande scène du pardon, avec réprimande et sermon préalables, qu’ils ne joueront pas, mais se réjouissent de ce dénouement paisible. Les chandelles allumées un peu partout dans la cuisine commencent à s’éteindre une à une, ayant brûlé toute leur cire. Pourtant personne n’a envie d’allumer le néon: trop crue, la lumière électrique chasserait la nostalgie qui s’est emparée d’eux. Ils préfèrent laisser la pénombre envahir peu à peu la cuisine. Ils se sentent lourds, la chaleur dans leur estomac les plonge dans une sorte de torpeur. Ils n’ont pas envie de bouger. Job, le premier, pique du nez sur la table. Les autres échangent un sourire amusé, mais l’ombre est propice au sommeil et ils sentent leurs paupières descendre doucement sur leurs yeux. Caïn murmure à Isaac: «C’est fou ce que tu ressembles à Avram! Il avait beaucoup maigri les derniers temps.» Isaac répond: «Tu avais toujours été son préféré!» Avram mort, leur rivalité semble n’avoir plus de raison d’être. Seul Jacob reste enfermé dans ses pensées, jetant parfois un regard farouche autour de lui. Il ne restait qu’un fond de Calvados dans la bouteille. Il l’a vidée, en Suisse, dans son coin. Suzanne étend ses bras pliés sur la nappe en guise d’oreiller et s’endort. Quand la dernière chandelle s’éteint, tous ont fermé les yeux. Caïn ronfle, Isaac a la nuque renversée en arrière, Jacob a roulé à terre. Derrière la fenêtre, Schlemhil écarquille vainement les yeux. Il sait qu’ils ne se réveilleront pas: il a remplacé les groseilles par des baies de gouet tacheté. 92


Recette des lentilles façon «sprouts» préparées par Isaac (cette salade de féculents, très courante en Inde, peut se confectionner avec toutes sortes de graines: lentilles, pois chiches, haricots, maïs jeune, céréales; le plus souvent, le plat se présente comme un savant mélange de plusieurs de ces graines). Ingrédients: 1 oignon émincé; 1 cuiller à soupe de curry; 1 cuiller à soupe de cannelle; 300 ml de jus de citron vert (de façon à couvrir totalement les lentilles); 40 cl de lait de coco; 400 g de tomates pelées et concassées; 250 g de lentilles. Faites tremper les lentilles dans le jus de citron pendant trois heures (si les graines sont trop sèches, il est recommandé de les mettre à blanchir une minute dans l’eau bouillante, afin qu’elles s’ouvrent à l’acidité du jus de citron dans lequel elles vont «cuire»). Faites revenir l’oignon avec un peu d’huile. Lorsqu’il est bien doré, ajoutez les épices et le lait de coco. Salez. Laissez réduire quelques minutes. Ajoutez les tomates et les lentilles. Sur cette recette de base, de subtiles nuances peuvent compléter le plat: ajout de jus d’oignon ou d’échalote, d’herbes fraîches (bouquet garni, ail, persil, coriandre, ciboulette). Une garniture d’oignons violets hachés menus et de quartiers d’oranges mêlés, mis à tremper dans un peu de vinaigre apportera une touche rafraîchissante, tandis qu’un mélange de noix de coco en poudre et de piment écrasé relèvera la chaleur de cette entrée. C’est pourquoi Isaac avait préparé quatre saladiers, au goût différencié. Par contre, la couleur des lentilles n’a qu’une fonction décorative. Plusieurs variétés peuvent être mêlées. 93


Recette de la soupe façon «rougail» préparée par Suzanne (le «rougail» est une sauce à base de tomates originaire de la Réunion; à cette recette créole, Suzanne a ajouté des éléments de son cru pour constituer son fond de soupe). Ingrédients: 4 gousses d’ail; 4 oignons; 2 citrons verts pressés; 6 tomates; 1/2 piment rouge sec émietté; 3 cuillères à soupe d’huile d’olive; 2 cuillères à soupe d’huile de palme; 20 cl de lait de coco; 2 cuillères à café de curry en poudre; 1 cuillère à café de sucre roux; 10 cl de rhum blanc; purée de piment; cervelles de grenouilles (séchées); pinces d’écrevisse (fraîches ou séchées); queues de souris (réduites en poudre); pétales de roses; sel; poivre. La préparation doit commencer la veille, où l’on mélange le lait de coco, le rhum, le jus de citron, 2 cuillères à soupe d’huile d’olive, 2 gousse d’ail écrasée et 1 cuillerée de purée de piment et l’on enduit la viande que le rougail accompagnera de cette préparation dans laquelle elle devra baigner et s’imprégner pendant 12 heures (Suzanne, au lieu de viande, a enduit cervelles de grenouilles séchées et pinces d’écrevisses). Le lendemain, ébouillanter, peler, épépiner et concasser les tomates. Faire revenir les oignons hachés 3 mn dans une cuillère d’huile d’olive. Ajouter les tomates et 2 gousses d’ail pelée, coupée en deux. Cuire 10 mn à découvert puis ajouter 10 cl d’eau, le demi piment, le curry, le sucre, du sel et du poivre. Ajouter les queues de souris en poudre et les pétales de roses. Cuire encore 10 mn à feu doux et retirer le piment. Ajouter 1 l d’eau, les légumes et faire bouillir. Baisser le feu et laisser mijoter jusqu’à cuisson des légumes. 94


Recette de l’enfant farci préparé par Jacob (selon la recette du cochon de lait ou du marcassin farci; seul l’animal a été remplacé par un petit d’homme; malgré la différence de goût, la recette est donnée ici indifféremment pour les trois animaux; la saveur de l’enfant sera plus sucrée, celle du marcassin plus forte). Ingrédients: 1 petit cochon de lait (ou marcassin ou enfant); cognac; 2 dl d’huile; sel; poivre. Farce: le foie du cochon (ou du marcassin ou de l’enfant); 50 g de beurre; 300 g de chair à saucisse; 200 g de mie de pain; 2 dl de lait; 2 œufs; 1 dl d’alcool; 200 g de châtaignes; 200 g de chou rouge; cuisses de cailles; moutarde; safran; thym. Choisir un petit cochon de lait (ou marcassin ou enfant) bien blanc. Saler et poivrer l’intérieur puis l’arroser de quelques gouttes de cognac. Préparer la farce avec le foie. Faire raidir les tranches de foie au beurre, les passer au hachoir muni de la grille moyenne. Ajouter le même poids de chair à saucisse, la mie de pain trempée au lait et pressée, les œufs et l’alcool. Cuire les châtaignes avec le chou rouge qui fera virer leur couleur au vert (car le chou rouge contient un colorant naturel bleu et non pas rouge!). Enduire les cuisses de cailles de moutarde et safran et les faire roussir à la flamme avant de les ajouter entières à la farce. Saupoudrer de thym. Bien mélanger la farce, garnir l’intérieur du porcelet. Recoudre la partie ventrale. Le faire rôtir en badigeonnant souvent d’huile. Considérer que la cuisson pour un cochon de lait (ou marcassin ou enfant) d’un poids moyen est de 1 heure 30 minutes à 2 heures; mais comme il est farci, prolonger de 15 minutes par livre de farce. 95


Recette de la margha et de la ratatouille préparées par Caïn (il s’agit de deux recettes différentes données ici à la suite l’une de l’autre). Margha: Ingrédients: 3 cuillérées à soupe d’huile végétale (45 ml); 1 oignon tranché finement; 1 gousse d`ail hachée fin; 1 aubergine coupée en petits cubes; 300 g de courgettes coupées mince; 150 g de carottes en rondelles minces; 150 g de navets en dés; 300 g de potiron tranché en petits cubes; 300 g de courge tranchée en petits cubes; 500 g de pois chiches égouttés; 400 g de tomates; basilic; origan; 1/2 cuiller à thé de sucre (2 ml); sel et poivre. Faire chauffer l’huile dans une casserole. Ajouter l’oignon et l’ail. Couvrir et laisser mijoter 5 minutes. Incorporer tous les légumes dans l’ordre de leur fermeté (les carottes et navets en premier, le potiron en dernier; toute la difficulté de la margha tient à cet ordre de cuisson de chaque légume selon qu’il est plus ou moins aqueux et plus ou moins ferme, donc qu’il cuira plus ou moins vite), ajouter les pois chiches et continuer la cuisson de 15 à 25 minutes en brassant souvent. Ajouter le basilic, l’origan, le sucre, le sel et le poivre et bien mélanger. Ratatouille: Ingrédients: 5 tomates moyennes; 1 oignon; 2 cuillères à soupe d’huile d’olive; 1 poivron jaune moyen; 1 petite aubergine; 10 branches de persil plat; 1 cuillère à café de thym; sel et poivre. Hacher les tomates, le poivron et l’aubergine ainsi que l’oignon épluché et le persil. Chauffer dans une sauteuse l’huile d’olive pour y faire revenir à cuisson douce pendant 15 minutes les légumes hachés. Salez et poivrez. Ajouter le thym; bien mélanger, vérifier l’assaisonnement. 96


Recettes de quelques sauces préparées par Madeleine. Sauce Nantua: Ingrédients: 70 g de beurre; 70 g de farine; 1 l de lait; 100 g de crème fraîche; débris d’écrevisses cuites; 1 brin de thym; 1 feuille de laurier; noix de muscade râpée; 1 pincée de sel, poivre du moulin. Faites bouillir le lait avec le thym et le laurier. Faites fondre le beurre dans une casserole de taille moyenne, à fond épais, sur feu très doux, et incorporez-lui la farine. Laissez cuire 4 à 5 minutes, en continuant de remuer avec la spatule en bois, pour éviter les grumeaux. Laissez refroidir le roux obtenu, puis, hors du feu, versez dessus le lait bouillant. Mélangez avec un fouet à sauce, jusqu’à obtention d’une sauce très lisse. Faites ensuite cuire, à feu moyen, pendant une dizaine de minutes, sans oublier de remuer assez souvent. Une fois cette béchamel réalisée, incorporez-lui la crème fraîche sur feu très doux. Salez, poivrez, ajoutez 1 pincée de noix de muscade. Hors du feu, incorporez à cette sauce un beurre d’écrevisse, préparé à partir de débris d’écrevisses cuites, pilées finement, et d’un poids égal de beurre (le tout passé). Sauce Aurore: Ingrédients: 30 cl de sauce béchamel; 10 cl de coulis de tomates cuites; 10 cl de crème fraîche; 20 g de beurre froid coupé en dés; 1 pincée de poivre ou de noix de muscade; sel. Dans une casserole, versez la sauce béchamel et la crème fraîche. Faites chauffer à feu doux en remuant au fouet continuellement. Donnez un petit bouillon de 5 min, ajoutez le coulis de tomates cuites, puis amenez à nouveau à ébullition en fouettant pendant 5 min. Hors du feu, incorporez le beurre, salez, poivrez. Enfin, passez au chinois. 97


Recette des «coquilles Saint Jacques» préparées par Job (la pâtée pour chats, achetée en boîtes, peut être de n’importe quelle marque) sur lit de fondue de poireaux. Ingrédients: 1500 g de pâtée pour chats; 1 sachet de court-bouillon au vin blanc; 2 l d’eau; 4 poireaux; 10 g de beurre; 1 cuiller à soupe de crème fraîche. Pour la sauce: 25 g de beurre; 25 g de farine; 2 pincées de safran en poudre; 1 cuiller à soupe de crème fraîche; sel, poivre. Dans une casserole, délayez le court-bouillon dans l’eau froide et portez à ébullition. Pendant ce temps, lavez les poireaux, ôtez le vert et coupez le blanc en rondelles. Dans une poêle, faites revenir les poireaux avec le beurre et laissez cuire 5 mn environ. Dans une casserole, faites fondre le beurre, ajoutez la farine et mélangez jusqu’à obtention d’un mélange homogène. Versez le court-bouillon en une seule fois, mélangez et laissez épaissir. Ajoutez le safran, la crème fraîche et assaisonnez à votre convenance. Versez la préparation sur les boulettes que vous aurez moulées de pâtée pour chats (celles-ci, bien entendu n’ont besoin ni de cuisson ni de préparation; elles devront être moulées en petits cylindres aplatis imitant grossièrement la forme des noix de coquilles Saint Jacques; appelez-les toujours ainsi, n’en démordez sous aucun prétexte) en les couvrant totalement. Saupoudrez de fromage râpé et faites gratiner 5 min au four chaud juste avant de servir. Ajoutez la crème fraîche à la fondue de poireaux. Dans chaque assiette, répartissez les «noix de Saint Jacques» sur un lit de fondue de poireaux et versez un filet de sauce safranée tout autour. 98


Recette du dessert préparé par Dalila. Ingrédients: 500 g de baies diverses (groseilles, mûres, cassis, myrtilles); 100 g de sucre en poudre; 30 biscuits; 1 sachet de sucre vanillé; 1 citron; 2 douzaines de noix et amandes; menthe; thé au jasmin. Crème: ¼ de l de lait; ½ gousse de vanille; 4 jaunes d’œufs; 75 g de sucre en poudre; 20 cl de crème fraîche; 1 cuillerée à soupe de sucre glace; 10 cl de guignolet. Mettre moitié des baies infusées dans le thé dans une casserole avec le sucre en poudre, le sucre vanillé, le jus du citron et la menthe. Porter à feu doux et laisser cuire 20 minutes, jusqu’à ce que les baies soient comme confites. Laisser refroidir. Simultanément, préparer la crème: porter le lait à frémissement dans une casserole avec la demi gousse de vanille coupée en deux. Retirer du feu et laisser infuser. Dans un saladier, travailler les jaunes d’œufs avec le sucre en poudre jusqu’à ce que le mélange blanchisse. Délayer avec le lait filtré, reverser dans la casserole et laisser cuire sur feu doux 8 à 10 minutes sans cesser de mélanger à la spatule, jusqu’à consistance nappante. Quand la crème anglaise est refroidie, lui incorporer les baies cuites. Concasser noix et amandes. Fouetter la crème fraîche bien froide en chantilly en lui incorporant le sucre glace à la fin. Mélanger délicatement à la crème aux fruits, avec les noix concassées. Verser le guignolet dans une assiette creuse, ajouter 7 cl d’eau et bien délayer. Tremper la moitié des biscuits dans ce mélange et en tapisser le fond du plat. Disposer par couches les diverses crèmes, les fruits, les biscuits trempés, les émiettés (parfumez chaque couche). Nappez de crème fraîche. 99


Schlemhil ne sera jamais soupçonné pour son crime. D’abord attribué à un chemineau aussi fantasmatique que celui du vol des agneaux vingt ans auparavant, le meurtre collectif sera finalement mis au compte d’une vengeance de Marie: quand on repêchera son corps plusieurs semaines plus tard, on conclura à son suicide motivé par le remords. On ne retrouvera, et pour cause, jamais le corps de Daniel. La police interrogera Schlemhil à propos de cette mystérieuse absence. Mais l’accent de sincérité des dénégations de l’adolescent ne pouvait être feint et cet interrogatoire, scellant son innocence, mettra fin à l’enquête. Schlemhil sera envoyé à l’orphelinat de la ville jusqu’à ce qu’il atteigne sa majorité. Élève renfermé, ses professeurs ne sauront pas reconnaître son intelligence. Il sera le cancre de sa classe année après année. Mais après le drame qui avait décimé sa famille, Schlemhil n’a plus jamais fait la moindre farce, comme si l’humour s’était révélé une arme trop dangereuse, à double tranchant, bombe qui finit par vous péter entre les mains. Sa passivité, alliée à ses mauvais résultats scolaires, amènera les psychologues à le classer comme «débile léger», inoffensif. La gestion de la ferme sera entretemps attribuée au plus proche voisin: le père Joseph, jaloux de la prospérité d’Avram qui avait été son rival heureux quand il avait prétendu à la main de Noémie. Le vieillard s’acharnera à ruiner méthodiquement le patrimoine confié à ses soins, hypothéquant les terres, bradant les récoltes à perte, laissant les arbres dépérir et la terre s’assécher. Schlemhil n’héritera que de dettes et devra renoncer à la ferme devenue stérile. 100


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