saguenail
couverture et dessins de Ă‚ngelo de Sousa
Les très pauvres rāgās
Elles montent la garde. Elles se relaient. Si leur vigilance jamais ne se relâche, elles savent pourtant se montrer discrètes, voire plaisantes, comme pour atténuer la rigueur d’un châtiment à l’exécution duquel elles veillent mais qu’elles n’ont pas prononcé. Elles ne jugent pas, se contentent de vérifier que l’ordre règne et ne manifestent aucune animosité à l’égard des condamnés. Il ne faut pas toutefois songer à échapper à leur surveillance: sous leur mine indifférente ou avenante, elles sont implacables, ne connaissent que le service et chacune tient à laisser tout en ordre à celle qui vient la remplacer. Simplement elles n’éprouvent pas le besoin de forcer la note patibulaire, de s’harnacher d’une cuirasse ou de porter une arme. Elles sont restées féminines en dépit de leur métier. Elles se ressemblent par l’uniforme, mais chacune s’efforce, par la coiffure, le port d’un bijou ou quelque maquillage, de se distinguer de ses collègues. Elles ne cherchent pas à séduire et pourtant rivalisent de subtiles coquetteries. Elles font un sale boulot, le savent ; aussi se réjouissent-elles de sentir parfois, à son accueil, au moment de la relève, qu’un prisonnier les attendait, qu’elles peuvent représenter une lumière symbolique, une présence réconfortante à défaut d’une rédemption, même pour un cœur endurci. Elles ne remercient jamais, ne distribuent aucune faveur. Les rapports entre gardes et prisonniers se maintiennent cordiaux tant que les distances sont respectées. Toute intimité entre eux est proscrite. De toute manière, elles restent muettes pendant la durée de leur garde. Elles peuvent sourire mais ne se laissent pas attendrir. Satisfaites qu’on les admire, heureuses qu’on les attende, dédaigneuses qu’on les craigne, elles sont incorruptibles et semblent ne jamais être touchées de la souffrance réelle ou feinte des reclus qu’elles ont à charge de surveiller. Au moins sont-elles impartiales. Pourtant on les aimerait plus faibles, plus humaines. Leur silencieuse présence suffit à faire peser plus lourd le joug de la punition. Car l’homme, dans son inconscience, a pu croire lors de l’expulsion de l’Éden qu’il gagnait au change, qu’il troquait un jardin pour le vaste monde, alors qu’en fait il quittait l’éternité pour le bagne du temps. 5
Elle porte une écharpe de satin aux reflets moirés qui, malgré sa couleur incertaine, blanchâtre ou rosée, se détache sur la grisaille et se déroule sur l’horizon comme une trompe d’ange venu sonner l’éveil des morts. Sans être à proprement parler brillante, son éclat laiteux est tel que tous les objets que le frêle tissu frôle s’en imprègnent et se dégagent de leur coque de ténèbre. L’air lui-même s’embue et pâlit. Son écharpe prolonge son sourire au-delà du visage et le répand comme une promesse. Elle avance à pas légers, escortée d’un concert d’oiseaux piaillards. Elle distribue de loin son salut aux rares détenus déjà, ou encore, debout, et entreprend de déblayer les sombres toiles d’araignée de la nuit. Dans un ballet de balais, elle fait mousser les surfaces et lessive à grands jets de lumière. Elle est la lavandière. Pourtant son blanchissement imite vainement le grand nettoyage de printemps, il garde un air clandestin de lait renversé. Sa discrétion même, son pas feutré, évoquent une longue pratique d’hôpital. Sa pâleur est maladive, et son sourire, ses pommettes rosissantes, loin de traduire la santé, sont les marques de la phtisie qui rehausse le teint blême et les yeux caves. Elle est contagieuse et fatale. La blancheur dont elle couvre les ombres est celle des draps que l’on remonte sur le visage des trépassés.
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Elle est blonde comme les déesses guerrières nordiques. Sans se montrer véritablement agressive, elle déborde d’énergie et secoue familièrement les dormeurs. Elle lève haut son fanal pour chasser les dernières ombres. Elle avance intrépide sans paraître voir déchets et pourriture que sa lumière révèle, réveille. Elle marche aveuglément. Elle est la victorieuse et se fait accompagner de coqs qui n’hésitent pas à jouer du bec sur les paresseux que leurs cris n’ont pas tiré de leur torpeur. Elle chantonne en sourdine quelque mélodie qui lui trotte dans la tête et ne comprend pas que les reclus puissent ne pas partager sa joie. Elle instaure la fête comme une obligation. Elle marche en tête, agitant les boucles de sa ruisselante chevelure comme un étendard doré, et ordonne aux morts de se relever pour participer, le cœur joyeux, au combat quotidien. Il n’est pas besoin de l’aimer, il faut juste la suivre. Elle exige non seulement la participation mais l’entrain, voire une légère griserie: elle change l’air en champagne. Mais, comme elle n’accepte pas la faiblesse, ses caresses se confondent avec des coups de fouet. Son effrayante énergie est sans rivale, communicative et impitoyable, si bien qu’elle traite les prisonniers comme des nains. Ou du bétail. Bergère, elle ne connaît d’autre interlocuteur que le troupeau.
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Elle est voyante, attifée de colfichets de couleurs vives, riant haut parlant fort. Elle en rajoute, n’hésite pas à faire le clown. Son entrain bruyant est communicatif et les lève-tard, encore ensommeillés, se laissent tirer du lit sans résister ni protester. Elle ouvre grand les rideaux, lance des plaisanteries, se moque, accentue le ridicule outrageusement. Elle en finit par être énervante. Elle est tellement artificielle qu’on ne sait si elle a gardé sa fraîcheur enfantine ou si elle joue à traiter les autres comme des enfants, les minorant quelque peu. Beaucoup s’empressent de se trouver une occupation pour ne plus la voir, se détournent et s’affairent quand elle vient leur tourner autour. Certains lui reprochent son insensibilité déclarée à leur misère – comment ose-t-elle en rire! – tandis que d’autres la saluent comme finalement leur seule distraction. En tous cas, elle est efficace: le cœur joyeux ou maussade, peu après son arrivée, chacun vaque à ses travaux. Elle poursuit ses pitreries même sans public, par goût ou par habitude. Elle est la vivace et sait que ses couleurs ne brillent jamais autant que par contraste. Elle est inoffensive, même si d’aucuns la croient un peu folle, voire ivrogne, ce qui expliquerait et son inaltérable bonne humeur et son indifférence à celle des détenus. En enfer aussi, il doit y avoir des diables-pitres.
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Elle est blonde aussi, mais la couleur de sa chevelure n’a pas l’air naturelle; non pas oxygénée ou décolorée, simplement trop blonde, d’une nuance qui ne correspond pas à la sévérité des traits, qui manque de chatoiement. Elle aime le jaune. Sous l’uniforme réglementaire, ses bas sont jaunes. Jaunes également les gants de caoutchouc qu’elle enfile pour cirer meubles et parquets dans la prison. Car c’est une maniaque de la propreté: l’absence de poussière ne lui suffit pas, il faut que tout reluise. Elle s’acharne à tout faire briller comme si elle voulait voir le bagne flamboyer, sinon «flambant neuf», rénové. Elle astique jusqu’aux feuilles des plantes qui prennent une teinte plastique, artificielle. Ce faisant, elle leur ôte toute fraîcheur: la où elle a passé, la rosée s’est asséchée. Comme s’il s’agissait de rendre la prison accueillante. Ses lèvres sont fines au point de paraître toujours pincées. Infatigable, elle semble ignorer ce que peut être la sueur. Elle est la polisseuse, avec tout le manque de chaleur que peut comporter la racine du mot, qui a donné aussi bien «police» que «politesse». Son encaustique ôte l’éclat au lieu de le répandre, à force de frotter elle minéralise, son chiffon jaune fonctionne comme un éteignoir. En installant la rigueur de sa perfection, elle tue le fragile et chaotique espoir.
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Parce qu’elle n’ouvre jamais grand les paupières, elle a toujours l’air ensommeillée, les yeux un peu bouffis, le regard plissé, comme si elle avait veillé tard. Pourtant ses gestes sont précis et sa vue tout aussi vigilante et acérée que ses collègues. Simplement elle manque d’allant. Elle ne feint pas. Sans doute n’appréciet-elle pas son métier, aussi n’essaie-t-elle pas de le rendre plus aimable. Ou alors, c’est qu’elle s’économise, avare de son énergie, comptant sur celle qu’auront communiquée les gardiennes qui l’ont précédée. Elle n’est même pas maussade, ni nonchalante, plutôt blasée. Elle est la mécanique, et sa passivité est plus oppressante que l’entrain forcé de ses compagnes, plus contagieux, imprimant aux activités un rythme mou, un étirement, qui semble ne jamais devoir se relâcher. Elle porte une petite broche dorée à son revers et c’est à ce troisième œil qu’elle délègue le soin de la surveillance. Il lance parfois un éclair, rien ne lui échappe. Elle peut ainsi fermer les yeux à loisir. C’est du moins une des légendes qui courent dans le bagne. Alors que tout a déjà depuis longtemps été astiqué, que tout brille, elle ne permet pas le repos. Quitte à repasser là où on a déjà frotté, elle n’autorise pas le répit. Elle asticote les bagnards, inspecte les travaux finis, oblige les condamnés à continuer sans même y mettre du cœur.
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Elle est avenante, souriante même. Les détenus se réjouissent quand elle prend son tour de garde. À sa seule vue, ils savent qu’ils vont pouvoir interrompre leur labeur. Son arrivée est le signal de la pause et chacun ramasse sa gamelle. Elle se faufile parmi eux comme si elle venait prendre la commande. Tous la saluent et la reluquent en coin. Accorte, elle semble bénir leur casse-croûte. Elle se montre familière mais personne, au grand jamais, ne s’autoriserait des privautés. Ils se contentent de l’accueillir, de lui envoyer des compliments ou, pour les plus hardis, de la siffler au passage. Elle est la cantinière, et se comporte avec les prisonniers comme une officiante de l’armée du salut. Ils mettent de côté les os que, le repas fini, elle ira distribuer aux chiens. Elle-même a toujours les poches pleines de graines de maïs ou de tournesol qu’elle jette par poignées aux oiseaux qui, l’ayant reconnue, l’entourent en pépiant. Leur gazouillis est composé de cris d’affamés plutôt que de trilles pour la fêter. Elle aime les animaux et les nourrit d’un large geste de semeuse. Moineaux et pigeons se précipitent, se battent pour un malheureux grain. Or, au bagne, beaucoup n’ont rien à se mettre sous la dent. Ils doivent attendre qu’elle ait le dos tourné pour aller disputer quelque mouron aux piafs. Heureusement, sa distribution finie, elle ne se retourne jamais.
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C’est une grande perche qui regarde tout le monde d’en haut. Peut-être lui attribue-t-on à tort fierté et sévérité, son attitude hautaine ne se doit probablement qu’à sa taille. Mais elle est si grande que chacun se sent petit devant elle et, par réflexe, se recroqueville un peu plus. Même les ombres rétrécissent. Pour accentuer encore sa hauteur, elle porte des bottines à talons renforcés! Chacun s’écarte de son chemin car elle ne regarde pas où elle marche. Elle tient à la main une badine, plutôt pour se donner contenance, par chic plus que par sadisme, car elle n’a jamais à s’en servir: chacun rampe à son approche. Elle est inatteignable, devant elle on se fait ver. Elle est la superbe, personne ne la regarde en face. Elle rehausse son allure masculine par ses cheveux coupés courts, en brosse, façon militaire. Son passage signale que le moment de détente est passé. Sous le poids de son regard, tous courbent le dos. Pourtant elle ne se donne pas la peine de s’arrêter pour vérifier et contrôler la reprise du travail, elle poursuit indifférente son inspection. Sa moue de dédain ne vise personne en particulier. Elle passe. Elle se promène, altière, au milieu des condamnés. Son pas silencieux impose le mutisme. Tous obéissent à sa baguette sans qu’elle ait à l’agiter. Elle écrase toute velléité de se relever. Elle fait vieillir précocement.
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Bien en chair, elle respire la sensualité. Sa chevelure épaisse, de ce blond dit «vénitien» où se mêle une teinte roussie, ne lui ôte pas son air de méridionale. D’ailleurs, elle a la peau légèrement bronzée, comme au retour de vacances, et soigne son hâle. Elle marche lentement, voluptueusement, laissant entendre à chaque pas qu’elle préfèrerait être couchée. Les bagnards ne se lassent pas de la contempler. Leurs gestes s’arrondissent comme s’ils caressaient inconsciemment ses courbes et leurs mains deviennent moites de ce contact à distance. Sanglée dans son uniforme, elle a toujours trop chaud et déplie un petit éventail de papier dentelé qu’elle agite devant sa gorge. Échauffement des détenus ou émanation de son corps grassouillet, il est vrai que la chaleur augmente à son passage. Les prisonniers rougissent quand elle leur sourit et doivent bientôt essuyer la sueur de leur front. Elle se complaît à constater l’effet que sa vue produit. Elle est la flamboyante. Elle fournit à elle seule un double aperçu des châtiments de l’enfer, à la fois la température et le supplice de Tantale. Car il est impossible de se concentrer sur son travail en sa présence. L’écart entre la condition du taulard et son désir, à son comble, est si pénible qu’il ne suscite pas la révolte mais le découragement. Elle est un rêve et fait du rêve une torture.
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Elle porte des tresses. On l’imaginerait mieux en blouse de paysanne qu’engoncée dans cet uniforme sévère. Elle aime mâchonner un brin d’herbe. Sa peau très pâle est piquetée de taches de son et ses pommettes rougissent facilement. Sa marche est une sorte de danse ondulante évoquant les vénus de Botticelli, mais sans provocation aucune, comme une tige agitée par le vent. Ou encore une jeune biche. Elle semble dans son élément en parcourant le bagne, comme si c’était son domaine, comme si la présence des prisonniers était naturelle et leurs travaux forcés inscrits de toute éternité dans le cours immuable des choses. Elle se montre heureuse de les voir occupés et ne paraît pas touchée de leur souffrance. Ses yeux curieux s’arrêtent à mille détails mais ignorent le fond de misère régnante. Elle repère immédiatement une fleurette fragile éclose mais ne voit pas la fange où elle a poussé. Elle va de découverte en découverte et à chaque trouvaille son visage resplendit de bonheur. Or cette radieuse myopie est, sinon convaincante, communicative, et les reclus à son passage oublient momentanément leur peine. Elle est la rayonnante et son regard, en se posant dessus, transforme le monde en champ de blé. Les détenus relèvent la tête, satisfaits d’être ses épis, sans penser que leur destin est de se faire, à trop brève échéance, faucher.
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Elle est métisse. Sa peau évoque le teint de la chair de certaines prunes, ou la couleur du tabac. Elle porte de larges boucles d’oreille colorées qui forment comme des grappes encadrant son visage. Petite et grosse mais sans complexes, elle se montre toujours enjouée. Sa bouche est pulpeuse et sa chevelure dégage un parfum de cannelle. Malgré l’uniforme, elle apporte avec elle une saveur exotique, la notion d’une nature plus généreuse. Elle fait tache dans le décor morose du bagne mais feint de ne pas s’en rendre compte. En la voyant, ce sont les condamnés qui se sentent exilés. Un rien l’amuse et son sourire découvre une dentition immaculée, capable de croquer la lune. Mais son rire fait long feu. C’est la nostalgie que son passage inspire. Elle appartient si visiblement ailleurs que le bagne est envahi du regret de cet ailleurs. Comme elle ne semble rien prendre au sérieux, en sa présence le travail paraît plus pénible. Elle est l’indolente, celle qui fait rêver à d’autres ciels, qui donne envie d’autres fruits. Ce désir est d’ailleurs paradoxal: elle ne doit pas venir de l’Éden, sinon pourquoi serait-elle venue s’enfermer dans ce bagne (car les gardiens partagent le sort des reclus)? Mais l’idée même qu’il puisse exister d’autres lieux, d’autres mœurs, quand bien même il s’agirait d’autres enfers, rend celui-ci insupportable.
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Elle semble hésiter à chaque pas. Elle inspecte le bagne comme elle visiterait un monument, sans se presser, curieuse de l’affairement des prisonniers, presque étonnée. Souvent, elle suce un bonbon ou grignote un biscuit qu’elle tire de sa poche. Alors qu’elle connaît tous les recoins de la prison, elle semble toujours la découvrir pour la première fois. À son passage, les activités ralentissent, chacun sait qu’il est temps de débaucher. Aussi sa visite nonchalante provoquet-elle un changement de rythme et une débandade comme si l’apiculteur ouvrait la ruche. Elle ne se retourne pas, indifférente aux remous qu’elle laisse dans son sillage. Les détenus étirent les bras, rangent leurs outils, allument une cigarette. Elle annonce le répit, le moment de la promenade. Elle est la flâneuse. Ils hésitent à leur tour. Ils ne voudraient pas avoir l’air de l’imiter, encore moins de la suivre. Et puis d’ailleurs où aller? À quoi bon? D’un haussement d’épaules, ils renoncent à la promenade. D’ailleurs, il reste des affaires à régler, ils n’ont guère de temps. Mais l’ouverture d’une telle possibilité, comme un souffle d’air frais, une brèche de lumière dans la grisaille monotone de la geôle, fait monter le regret d’une journée gâchée, d’une journée perdue. Elle passe toujours trop tard, presque rétrospectivement.
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Petite, menue, elle trottine comme une souris. Sa taille la fait passer inaperçue des détenus qui parfois la bousculent par mégarde et s’écartent aussitôt en s’excusant. Elle relève à peine les yeux, le temps de les fusiller du regard. Elle reprend aussitôt sa course, pressée. Elle passe, repasse, furète. Elle a la manie de ramasser ce que les taulards ont perdu ou oublié, clés, clous, agrafes, etc., qu’elle glisse dans un cabas comme si elle allait aux provisions. Il ne faut rien laisser traîner, elle empoche tout, que l’objet ait ou non quelque valeur. Sans doute a-t-elle un peu honte de cette pratique de chiffonnière: elle se baisse rapide et ne permet à quiconque d’observer ce qu’elle a glané. Les prisonniers ne prêtent guère attention à son manège. Ils lui abandonnent de bon gré ces déchets. Certains affirment que son mouvement de toupie leur donne le tournis. Elle doit se dépêcher car elle a tout le bagne à parcourir ainsi. Personne ne s’interroge sur ce qu’elle fait de ses «emplettes». Elle est la ménagère. Sa vitesse et sa détermination contrastent tellement avec la lente routine des reclus qu’elles constituent presque un reproche. En fait, cette rapidité annonce la fin de la journée: bien qu’il fasse encore jour, le temps est passé et, comme les derniers grains de sable dans l’entonnoir du sablier, le mouvement s’accélère.
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Ses yeux et sa bouche mangent tout le visage. Elle a un sourire vorace, carnivore. Ses cheveux, coupés relativement courts, sont bouclés en accroche-cœurs. On ne saurait lui donner d’âge; bien qu’elle ne soit plus jeune elle est encore fraîche et un savant maquillage pourra entretenir longtemps cette illusion. Comme elle marche vite, son déhanchement paraît naturel, en fait c’est tout son corps qui ondule. Elle est l’appétissante, car les détenus, n’osant s’approcher d’elle, se rabattent sur la nourriture. Chaque bouchée est comme le substitut d’un baiser qu’ils ne recevront pas. Ils mangent goulûment en la regardant passer, la détaillant avidement pour en nourrir leurs rêves. Dernière parcelle d’une utopie diurne qui ferait du bagne un lieu, sinon désirable, du moins vivable, elle passe comme une vision avant la tournée de ses collègues nocturnes qui tiennent toutes plus ou moins du fantasme. Les détenus lichent leur assiette, lampent leur godet, pas vraiment rassasiés mais renonçant à retenir la fuite du jour, inassouvis mais résignés. Aussi son sourire paraît-il moqueur, presque insultant. Ceux qui ne peuvent supporter de la voir s’éloigner comme une occasion sempiternellement perdue vont boire un dernier verre qui s’avère le premier d’une nouvelle série. Elle n’éveille pas tant désir ou regret que conscience velléitaire et volonté d’oublier.
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Elle a sans doute des cors aux pieds, aussi se chausse-t-elle de pantoufles. D’ailleurs, elle traverse le bagne comme elle rangerait un intérieur, redressant une chaise par-ci, ramassant un verre vide par-là. Sans les forcer, elle invite les détenus à réintégrer leur cellule. Son chignon lui donne un air bon enfant, de grand-mère avant l’âge. Elle hausse les épaules avec un sourire de commisération devant ceux qui s’attardent, qui continuent à boire ou qui font mine de sortir, d’aller prendre l’air. Elle est la domestique, elle aime le calme et juge que l’état de bagnard ne justifie pas l’installation du désordre ni la complaisance dans le laisser-aller. Son passage est rassurant. Elle n’est pas sévère, traite les prisonniers comme des enfants, ou plutôt comme des malades, sans mépris ni hostilité. Elle considère la maladie comme l’état naturel des corps et le bagne comme, sinon le meilleur des mondes possibles, le seul existant. Sa placidité est contagieuse: la routine de sa tournée tranquille paraît désirable et toute révolte, voire insatisfaction, vaine. Sa présence agit comme un sirop opiacé, estompe l’agressivité des grilles, brouille les traces de crasse, filtre chocs et coups. Mais, comme une drogue, elle dilue la perception sans remédier aux causes. Ainsi, elle n’améliore en rien la condition des taulards, elle leur permet seulement de s’y habituer.
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Elle est agressivement rousse. En outre, immodérément maquillée, son rouge à lèvres déborde de sa bouche, si bien que les lignes de ses tempes et l’arête de son nez, seules taches plus pâles dans son visage, concentrent toute la lumière, lui donnant l’aspect d’un crâne en feu. Et sa ronde est un incendie qui parcourt le bagne. Elle effraie. Ceux qui l’observent de loin reculent et se détournent à son approche. Elle a l’air sérieux, absorbée dans ses pensées, presque absente, et ne sourit guère, ne montre pas les dents. Mais sa crinière évoque tellement le lion que, ne chercherait-elle qu’une mare pour y boire, mieux vaut s’écarter de son passage. Quand elle se rend compte de ce mouvement de fuite qu’elle provoque de par son seul aspect, elle se mord inconsciemment les lèvres, comme pour retenir un cri. Ce faisant, elle barbouille son maquillage et en devient plus redoutable, comme si elle se pourléchait les babines. Elle est la sanglante, celle qui réveille chez les détenus la conscience de leur lâcheté, de n’être face à elle guère plus que des lapins. Ils détalent, elle ne les poursuit pas. Au bûcher qu’elle incarne ne brûle que leur manque de foi. Sa chevelure ne flambe pas dans le soir comme un feu de joie mais rougeoie comme braise après l’incendie, coulée de lave ardente sur Pompeï. Dernier feu, elle annonce l’extinction des feux.
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Sa peau trop pâle de vieil ivoire et le pli «mongol» qui lui bride les paupières attestent une ascendance orientale. Ses cheveux noirs de jais rehaussent l’aspect lunaire du visage. Elle ne cille pas, semble porter un masque, impénétrable, d’idole asiatique. Elle est frileuse et porte toujours un châle ou une écharpe sombre, trop longue, qui glisse de l’épaule et qu’elle doit constamment rattraper comme si elle se défaisait en morceaux et en ramassait les lambeaux. Elle semble ainsi un fanal qui répandrait l’obscurité à son entour, ou un réverbère allumé en plein jour dont l’éclat même susciterait les ténèbres, comme dans le tableau de Magritte «L’empire des lumières». Les animaux la sentent arriver de loin et s’agitent. Les chiens sur son passage se mettent à hurler. Elle avance imperturbable, droite, le visage levé tel une lanterne impuissante à éclairer. Elle efface les dernières ombres, absorbées par les ténèbres, et baisse le rideau sur la mauvaise pièce des travaux diurnes. Ses paupières lourdes communiquent le sommeil. Elle glisse sur le bagne, le voilant d’obscurité, comme un pinceau trempé à l’encre de Chine. Elle est la mystérieuse, qui vient en éclaireur des redoutables puissances du cauchemar. Les chiens finissent par se calmer mais les condamnés ferment les yeux sans savoir s’ils les rouvriront.
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Outrageusement fardée, elle ne parvient pas cependant à dissimuler toutes les pustules de son visage vérolé. Son sourire, qu’elle voudrait enjôleur, est repoussant. Elle s’approche des détenus qui ne sont pas encore allés se coucher comme si elle venait les racoler. Souvent, elle se colle une cigarette entre les lèvres et ils n’ont d’autre recours que de lui offrir, intimidés, du feu. À la flamme du briquet, ses yeux les fouillent, les évaluent et les rejettent, tandis qu’ils retiennent leur souffle devant sa face de carême. Elle est pourtant la seule qui ne passe pas indifférente parmi eux, la seule qui semble prête à lier éventuellement conversation. Mais ce sont eux qui reculent devant son insolence. Malgré le froid nocturne, elle laisse échancré le corsage de son uniforme. Elle est la galante, la caricature de leurs rêves diurnes. Elle va jusqu’à les provoquer ouvertement, se plantant face à eux, une main posée sur la hanche et la poitrine gonflée. Mais au moment où elle les incite à se montrer mâles, ils n’aspirent plus qu’à redevenir petits enfants. Elle leur souffle sa fumée à la figure, méprisante. Leur effroi ne suscite de sa part qu’une moue de dédain. Elle ne se donne pas la peine d’arpenter, comme ses collègues, tout le bagne. Les reclus, la prenant pour une renarde, se chargent eux-mêmes de barricader le poulailler.
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Elle porte des chaussures à talon haut et son pas résonne sur les dalles. Les condamnés l’entendent arriver de loin bien avant de la voir. Et son approche sonore sonne comme une menace. L’écho prolongé indique que le bagne est déjà désert. Presque tous les reclus ont regagné leur cellule et se sont enfouis sous leur couverture. Ses pas battent la victoire des ténèbres et éveillent les animaux nocturnes. Hiboux, chauve-souris, rats et moustiques montent à l’attaque et hantent la nuit. Elle-même, couverte d’un grand châle noir, reste invisible. Pour ceux qui n’étaient pas encore profondément endormis, il est trop tard: leur nuit est envahie. Ils ont eu beau se calfeutrer dans leur cellule, elle possède toutes les clés et pourra les visiter. Elle est la fébrile, celle qui ravive les douleurs de ceux qui ne parviennent pas à s’assoupir. Elle se sait malvenue et se contente de sonner le glas à coups de talons. Elle rôde comme un remords. En vérifiant que tout est tranquille, elle installe l’inquiétude, comme ces crieurs au Moyen-Âge qui réveillaient les habitants des villes pour leur signaler que tout allait bien. Elle chasse le sommeil. Ombre dans l’ombre, elle s’assure que pour la nuit le bagne est devenu le royaume exclusif des ombres. Les noctambules à son approche voûtent les épaules et se fondent dans l’obscurité. Dans le bagne fait désert, l’angoisse règne.
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Rares sont les détenus qui l’aperçoivent. Presque tous dorment. Ne restent debout que ceux qui aiment la solitude. Elle avance à pas feutrés, le visage caché sous son épaisse chevelure brune, seuls ses yeux luisants révèlent sa présence. Pâles, sans doute verts, légèrement exorbités, ils accrochent et reflètent le moindre rayon de lumière. Elle tient de l’apparition, comme deux étoiles jumelles qui se seraient posées sur terre. Elle est la scintillante, celle que les noctambules attendent car le simple fait de la croiser leur permet de se croire élus, de se distinguer désormais de la masse des autres, des assoupis. Ils partagent avec elle le vain règne de la nuit. Le bagne désert leur appartient. Ils allument un clope dont le bout incandescent leur donne la voluptueuse sensation d’entrer dans la chaîne des étoiles, de s’intégrer à quelque constellation. Elle ne s’arrête pas dans sa déambulation furtive. Ils la suivent de loin, inconsciemment, arpentant et mesurant eux aussi leur domaine. Ils la perdent dans l’obscurité et parfois découvrent que, trompés par les ténèbres, ils ont pris en filature un chat, qu’ils considèrent signe de mauvais augure. Leurs rêves de puissance montent en s’effilochant comme la fumée de leur cigarette et ne résisteront pas à la lumière du jour. Elle clignote, et finit par se fondre dans la nuit. Ils ont peut-être imaginé son apparition.
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Elle porte une longue cape claire pour se protéger de la fraîcheur de la nuit, si bien qu’on ne voit d’elle qu’une silhouette blanchâtre. Le tintement du trousseau de clés pendu à sa ceinture évoque assourdi un bruit de chaînes. Elle a ainsi toute l’apparence d’un fantôme telle que les images romantiques l’ont fixée. Les détenus insomniaques se cachent à son approche. Elle réveille chez chacun le sentiment de sa culpabilité. Elle est la revenante qui hante la nuit du bagne. Le pinceau de sa lanterne fouille les recoins jusqu’à ce qu’elle découvre les éveillés, recroquevillés, rongés de remords, écrasés de solitude. Elle ne fait aucun commentaire, éteint, les renvoie aux ténèbres. Elle traque les consciences coupables sans les délivrer, œil fantasmatique à qui l’on ne saurait échapper. Elle fait sa ronde en zigzags, comme une chauve-souris, alertée par la moindre respiration retenue, si coi et silencieux que se tienne le détenu. Elle le reconnaît et s’éloigne, l’abandonne, le laisse seul au monde. Ils n’étaient que des ombres apeurées, après son passage ils restent orphelins. Car ils ne se cachent que pour être découverts. Elle leur montre la vanité de ce jeu de cache-cache et ne les secourt pas. Certains voudraient la retenir, lui parler, vider leur sac, confier leur lamentable histoire, se confesser. Mais elle est déjà loin. Elle n’a fait que passer.
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Un ou deux détenus seulement peuvent se vanter de l’avoir vu passer. Ceux-là auront traîné toute la nuit dans le bagne vide. Elle sait sa présence superflue, il n’y a rien à surveiller. Mais la consigne est la consigne et elle doit faire sa ronde règlementaire dans le pénitencier désert, plongé dans une obscurité de poix. Le ciel percé d’étoiles comme une nuée de lucioles contient plus de vie. Les rapaces nocturnes ont fini leur chasse. Le sommeil a tout minéralisé. Elle porte les cheveux courts, décolorés, si bien que dans le noir ne roule que sa tête, pierre lunaire. Elle passe de réverbère en réverbère, météorite errant parmi les constellations. Elle hésite à l’angle des impasses, n’allume pas sa lanterne, reste à l’écoute. Elle frissonne. Sa présence inutile appelle une autre présence pour rompre l’angoisse de la solitude. Elle est en quête d’autres veilleurs. Elle cherche dans le bagne trop bien rangé quelque trace de l’activité diurne, une empreinte de pied, un signe quelconque indiquant qu’elle ne se meut pas dans un univers mort. Lorsqu’elle croise finalement le détenu égaré, le soulagement est mutuel. Ils s’observent, pour s’assurer de la consistance corporelle de leur improbable présence, puis s’éloignent rassurés. Elle est la désolée, celle qui constate la désolation. Elle est la vie qui ne veut pas s’éteindre, qui se survit sans signification.
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Elle porte par dessus l’uniforme un imperméable transparent pour se défendre de l’humidité, car la rosée nocturne commence à se vaporiser en brumes au-dessus du sol. Le costume de Michèle Morgan dans «Quai des brumes» a dû lui plaire, c’est une nostalgique. Mais dans les ténèbres, ce vêtement transparent, accrochant à peine la lueur des réverbères, ne l’efface pas moins. Même la couleur de ses cheveux, couverts par la capuche, est incertaine. Blonde ou brune, elle est l’indistincte. Elle semble flotter dans une ténèbre cotonneuse. Le bagne lui-même a été oblitéré par le brouillard. Elle parcourt l’absence. Mais de cette poix épaisse tout peut surgir, la vie peut renaître, ombre d’abord floue, se solidifiant sous la forme humaine d’un détenu transi. Seule présence éveillée, il justifie sa ronde. Lui-même est soulagé, il sait que sa tournée signifie la fin prochaine de la nuit. Gardienne et détenus connaissent bien le bagne et n’ont pas besoin d’y voir clair pour s’y repérer. Elle poursuit sa marche sans hésiter ni ralentir. La muraille du brouillard se referme sur elle tandis que, tout en la regardant disparaître, il se bat les côtes pour réchauffer son corps engourdi. Peu à peu, la brume monte et se dilue, les angles pointent et les arêtes ressurgissent, aiguës, agressives. Il fait encore nuit mais le bagne se reforme, se raffermit, égal à lui-même.
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Enveloppée dans un châle gris, elle forme juste une tache dans la nuit. Ses cheveux paraissent grisâtres aussi; en fait, c’est l’effet de mèches prématurément blanchies qui donnent à sa coiffure ce teint «poivre et sel». Soit que les yeux se soient habitués à l’obscurité, soit que la voûte nuageuse reflète l’aube bien avant son éclosion, sa silhouette se détache sur l’obscurité. Curieusement, elle devient moins nette à mesure qu’elle avance, absorbée par la grisaille des murs qui, sans vraiment blanchir, perdent leur noirceur opaque. Elle est visible mais n’éclaire pas, ne répand aucune lumière. Elle plombe l’air. Elle est la blafarde, qui fait sa ronde avant le jour pour annoncer le retour de la vie comme d’une maladie. Elle avance à pas retenus, presque à contrecœur, comme si son métier lui répugnait, comme si sa tournée était une corvée. Ne passant pas inaperçue, elle s’efforce d’être discrète, de ne pas réveiller ceux que le sommeil protège encore. Elle a un regard de pitié pour ceux qu’elle croise, tirés trop tôt du lit par un cauchemar ou ayant erré toute la nuit. Elle ne les salue pas, non par mépris, mais dans le souci de n’entretenir aucune illusion; or l’espoir est encore une illusion, tenace. Ses yeux pâles en ont trop vu, elle ne croit plus à rien. Elle traverse lentement le bagne en tâchant de ne pas laisser de trace.
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Elle a les cheveux de cette nuance de blond dite «cendré», qu’elle retient en chignon sous une résille noire. Jeune encore, elle semble prendre plaisir à se vieillir. Un foulard noir achève de lui donner l’aspect d’une veuve. Elle porte de gros bottillons et marche d’un pas traînant. Le frottement de ses semelles sur le pavé, reconnaissable entre tous les bruits de la nuit, fait se retourner les dormeurs dans leur lit. Ce n’est pas encore le réveil mais ce n’est déjà plus l’oubli du sommeil, c’est l’annonce que les tréteaux ont été montés, que la guillotine du jour est prête. C’est, pour ceux qui vont être exécutés, le moment d’allumer la dernière cigarette, d’aspirer l’ultime bouffée d’illusion. Surtout, son pas annonce ceux qui vont suivre, la levée des foules, le vain affairement diurne; après l’extinction des réverbères et des étoiles, l’allumage des feux et des rôtissoires de l’enfer appelé «journée». Le mitron ouvre le four de la nuit, les détenus sont prêts à sortir tout chauds comme des petits pains. Son pas marque la fin des rêves, martèle que les portes de la nuit ont tourné sur leurs gonds, l’octroi du jour lève sa barrière. Elle est la maudite, la «réaliste», celle qui a enterré la fantaisie, qui rappelle à l’ordre. Son pas, las de l’avenir, repousse les ombres et souffle aux bagnards: «Debout! Puisque tu n’es pas mort! Voici une nouvelle journée à tirer!»
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L’ange déçu
L’ange Isaü est descendu sur terre. Les plumes de ses ailes ainsi que la soie céleste de sa robe sont noircies: échauffées par le frottement lors de sa chute dans l’atmosphère, quand sa course, redoublée par l’attraction terrestre, a atteint une vitesse vertigineuse qu’il ne contrôlait plus, elles se sont enflammées spontanément. Heureusement, il a atterri dans une forêt. Les branches, non sans le griffer et le cingler, ont ralenti sa chute, et la terre meuble l’a reçu en l’assommant mais sans qu’il se fracasse dessus. Revenu à lui, il constate les dégâts: ailes faussées et robe déchirée doivent être réparées ou changées. Il compte pour rien les plaies et bosses dont son corps est couvert mais qui lui tirent des gémissements à chaque mouvement. Une musique cristalline attire son attention, il reconnaît les arpèges célestes et familiers de la harpe d’eau: un ruisseau coule sous le couvert des arbres. Il fait passer sa robe par dessus ses épaules, détache ses ailes et s’approche de la berge. Il adresse un salut à la créature qui du fond de l’eau vient à sa rencontre et elle le lui rend. Il lui tend la main mais, quand il veut saisir la sienne, n’attrape que de l’eau, tandis que la nymphe se trouble et s’efface. Quand elle reparaît, après avoir ri puis s’être énervé de ce qu’elle l’imite si obstinément, lui qui n’a jamais vu un miroir et qui ne connaissait pas jusqu’alors son image, comprend confusément qu’elle n’est qu’un reflet. Il lui accorde d’emblée l’autonomie. Il s’observe longuement comme un étranger. Son premier réflexe est de demander à son double s’il peut lui être d’aucun secours. Il est là pour aider les gens, telle est sa mission, il a été formé comme ça. L’image reste muette, à l’observer de son côté. Il finit par ressentir quelque chose comme de la honte et se cache la figure dans ses mains. Quand il les écarte, elles sont rouges de sang et son reflet a le visage tout barbouillé. Il contemple son sang pour la première fois, lèche ses paumes pour le goûter. Ses joues le picotent, il ne sait s’il doit rire ou pleurer. Il interroge vainement son reflet, visiblement tout aussi préoccupé et souffrant que lui. Il n’ose toucher l’eau. Il hésite entre le besoin de se nettoyer et le souci de préserver son image. Il songe qu’en se lavant il la débarbouillera, qu’elle se reformera, propre et angélique, et brusquement plonge dans le ruisseau. L’eau, d’un baiser glacé, cicatrise aussitôt ses blessures. Remontant sur la berge, il découvre deux loups attirés par l’odeur du sang qui se disputent sa robe. Ils ont déjà déchiqueté ses pauvres ailes, l’un a encore des plumes collées 32
au museau. Il voudrait leur porter assistance, partager sa robe entre eux pour les réconcilier. Ils grondent à son approche. L’un se tourne vers lui et lui montre les crocs, l’autre en profite pour s’enfuir, tenant dans sa gueule les lambeaux sanguinolents de son vêtement. Le premier pousse un hurlement et s’élance à la poursuite de son compagnon. L’ange Isaü, interdit, prie pour que le morceau de tissu sanglant les repaisse et les rassasie. Se retrouvant seul, il retourne consulter son image. L’a-t-elle attendu? Penché sur l’eau, il se réjouit de la voir guérie. Il lui adresse des sourires auxquels elle répond. Charmés, ils finissent en riant par s’envoyer des baisers. C’est alors qu’un lion surgit aux côtés de son double. L’ange Isaü frémit, l’animal le fixe d’un regard impénétrable. Isaü constate que son reflet semble plus étonné de sa propre surprise qu’apeuré par la présence du lion. Il en conclut qu’ils se connaissent sans doute déjà, sont peut-être compagnons de jeux, et comprend que le monde des images a ses mœurs et ses règles particulières. Le fauve, ne pouvant soutenir son regard, ouvre la gueule et part d’un grand éclat de rire silencieux. À ce moment, le reflet disparaît car un lourd animal saute de derrière l’ange, furieux, dans le ruisseau. Quand il se retourne, ils se retrouvent nez à nez: c’est un lion. L’ange Isaü lui offre aussitôt ses services. Le lion ne comprend pas pourquoi cette chétive créature ne s’enfuit pas, ne tremble pas, lui adresse même un sourire de défi. Il compare la blonde chevelure à sa propre crinière, les doigts fins à ses griffes et cherche vainement la queue de l’étrange animal qui s’obstine à lui montrer les dents. Il ne comprend rien au discours susurré de l’ange, dont la voix semble un écho cristallin du ruisseau et lui rappelle qu’il n’est venu que pour étancher sa soif. En outre, la créature ne répand pas d’odeur – les relents de sang séché et le passage des loups viennent de plus loin –, en tous cas ne dégage pas ce fétide parfum de la peur qui par réflexe donne toujours envie de mordre. Il se détourne et se met à laper l’eau, laissant l’ange le caresser, lui chatouiller la tête et même, pour finir, l’enfourcher. L’autre rit de la docilité de sa monture. Brusquement, le lion prend son élan, l’ange n’a que le temps de s’accrocher à sa crinière, et ils traversent la forêt au galop. L’ange est léger, le lion robuste, il n’arrête sa course qu’à la nuit tombée en atteignant l’orée du désert.
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L’ange Isaü s’ennuie. Il passe la plupart de ses journées seul, car si lui, être céleste, n’a pas besoin de nourriture terrestre, son ami le lion doit partir tous les soirs chasser et souvent ne rentre, exténué, qu’au grand jour, et s’endort aussitôt. L’ange ne sait pas méditer – et qu’y a-t-il d’autre à faire dans le désert? –, il a hâte de rencontrer des créatures, des humains à l’image du créateur, afin de se consacrer à sa mission de faire le bien. Un soir, au sommet de la dune surgit une silhouette. Il lui adresse de grands signes et l’homme, pour descendre la pente, se laisse rouler sur le sable comme un magot chinois. Arrivé au pied de l’ange, il se redresse dans un nuage de poussière. C’est un nain à la figure rouge. Il n’est pas habillé d’un turban et d’un kaftan comme les caravaniers qu’Isaü a aperçu pendant sa course sur le dos du lion, il porte une épaisse toque de fourrure, une veste de laine et des pantalons bouffants. Il s’époussette et se présente: «Je m’appelle Ivan.» Il ajoute: «Je suis rousse.» Il a voulu dire «russe» mais Isaü a pensé qu’il faisait allusion à la couleur rougeâtre de sa peau. Isaü est nu. Ivan l’observe, interloqué, et finit par éclater de rire en constatant qu’Isaü n’a rien entre les jambes. Isaü s’étonne de l’étonnement de l’autre. Ivan voudrait s’excuser de son attitude cavalière mais ne parvient pas à réprimer son fou rire. Devant l’incompréhension de l’ange, il finit par défaire ses culottes, révélant deux jambes de bouc et un énorme pénis dressé. Isaü le contemple, de plus en plus étonné, et finit par lui demander à quoi sert cet organe. «Eh bien, c’est un crochet», finit par répondre Ivan. Ayant découvert ses jambes et ses sabots, il estime qu’il n’a plus à dissimuler qu’il est un diable, ou plutôt un diablotin, dont la mission sur terre est de tenter les hommes. Il sort tout juste d’un échec cuisant auprès de Saint Antoine. Belzébuth, son chef, l’a mis en quarantaine. Il explique que les diables se déplacent par légions, accrochés les uns aux autres, en file, le pénis du suivant enfoncé dans l’anus du précédent. Tournant autour de l’ange, il lui fait remarquer que son absence de sexe est d’autant plus inexplicable qu’il possède un cul rebondi et, en son milieu, un anus. L’ange Isaü lui confesse que c’est par là que le créateur suspend ses chérubins lorsqu’il monte un spectacle de marionnettes, son occupation préférée. Comprenant que, malgré l’absence d’ailes, il a affaire à un ange, Ivan se met à le pincer, lui souffler du soufre au visage, lui décocher des ruades. Isaü le soulève par la peau du cou et prononce l’exorcisme 34
«Lucifer, retourne en enfer!» Ivan, gesticulant et lançant des coups de pattes dans le vide, éclate de rire. Isaü ne se démonte pas «Ivan, ver, repars en hiver!» Ces paroles calment aussitôt le petit diable qui supplie l’ange de les reprendre, de conjurer sa malédiction, lui promettant fidélité et dévouement. La menace du froid lui est intolérable. Déjà il tremble de tous ses membres et grelotte malgré son lainage. Isaü ne veut pas abuser de sa victoire et libère le diablotin. L’attitude d’Ivan montre une soumission complète: il lui baise la main et finit par s’agenouiller pour embrasser ses pieds. Isaü magnanime le relève et lui demande s’il n’a pas trop chaud sous son bonnet. «Jamais trop chaud!» répond Ivan qui, soulevant sa toque, découvre ses petites cornes et confesse qu’il porte ces habits pour mieux dissimuler des traits qui le feraient reconnaître au premier coup d’œil. «Les hommes se méfient du diable», expliquet-il. Il interroge à son tour Isaü sur l’absence de ses ailes et celui-ci lui raconte ses mésaventures terrestres. Ils passent la nuit à deviser. Isaü explique sa mission et Ivan, docile, s’offre à le servir et le seconder. Ils décident de partir le lendemain rencontrer les hommes. Le lion, au retour de la chasse, s’étonne de la présence d’Ivan. Celui-ci, qui sait parler aux animaux bien mieux qu’Isaü, le rassure et lui fait part de leurs projets. Mais le lion ne tient pas du tout à rencontrer les humains. Il en a déjà fait l’expérience et n’a eu qu’à s’en repentir. Isaü et le lion se lèchent longuement avant de se séparer. Ivan, ayant expliqué à l’ange qu’il ne saurait se présenter aux hommes dans cette tenue, retire trois mouchoirs des oreilles et des naseaux du lion, les fait magiquement grandir jusqu’à la taille d’une nappe et en habille Isaü: du premier il fait un turban, du second un pagne et du troisième une cape. Ils se mettent à marcher. Ivan doit trotter pour accompagner les enjambées d’Isaü. Il finit par proposer de voyager par la voie des airs. «Mais comment? Puisque je n’ai plus mes ailes!», rétorque l’ange. «J’ai les miennes!» Ivan déplie deux petites ailes de chauve-souris comme des moitiés de parapluie importé de Chine. «Je te transporterai, je vais m’accrocher à toi.» Isaü n’a pas grande confiance en ces moignons d’ailes, mais il n’a rien à perdre. Glissant son pénis dans le cul de l’ange et s’agrippant de ses petits bras à sa poitrine, le diablotin le soulève pourtant de terre et ils volent bientôt au-dessus du désert.
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L’ange Isaü est de plus en plus fasciné par l’univers des images. La première ville où ils ont voulu se poser n’était qu’un mirage. Pourtant, Isaü a parfaitement vu ses rues et ses places grouillantes de monde, dominées par les blanches murailles, les coupoles et les minarets. Seul le son manquait, comme si le vent avait emporté tous les bruits ou si la ville n’était habitée que par des muets. Ivan parle de sorcellerie mais se montre lui-même confus. Pour rassurer Isaü il se met à discourir sur le caractère trompeur des apparences et, pour illustrer son propos, recourt aux trucs qu’il a vainement employés auprès de Saint Antoine et se métamorphose successivement en lascive jeune fille puis en terrifiant dragon. Isaü n’en croit pas ses yeux et plonge la tête sous le sable. Ivan reprend sa forme originelle et en riant lui tapote sur l’épaule. Isaü épouvanté le regarde avec méfiance. L’ange connaît les pouvoirs du créateur mais s’était toujours imaginé qu’il en détenait l’exclusivité. Ivan lui explique patiemment que le don de métamorphose est octroyé à divers degré à toutes les créatures, à l’exception apparemment des anges. Il conte la mue des serpents, le renouvellement annuel des plumes et pelages, le vieillissement chez les humains. Car le maître des métamorphoses est le temps, qu’Isaü, descendu de l’éternité, ignore. Le démon devient lyrique, suggère que la ville blanche du mirage est peut-être une rémanescence du passé, avant de tomber en ruine et de se répandre en sable. Il conclut sur la lumière qui survit aux étoiles. Isaü doit brutalement réviser tous ses préjugés: ce n’est donc pas le ciel le lieu des prodiges mais cette terre, si décriée par les séraphins et dont on lui a toujours décrit la «rude réalité». Il ne sait plus que croire. Ses frères l’auraient-ils trompé? Ont-ils voulu lui faire une farce? Sa défiance à l’égard d’Ivan ne s’est pas relâchée, mais il ne peut douter de sa sincérité. Il le prendrait pour un mythomane s’il n’avait vérifié de visu ses pouvoirs de transformation. «Je ne peux donc jamais croire à ce que je vois?» demande-t-il ingénument. «Croire est toujours superflu, et souvent dangereux!» affirme Ivan avec conviction. Il enchaîne sur les loups garous, les sorciers et les mages. «Combien de mégères affectent des allures de mijaurées, combien de charlatans déguisés en médecins, d’escrocs se faisant passer pour négociants!» Isaü s’exclame: «Alors, le monde des images et des apparences, c’est l’enfer!» Ivan rit. «Au contraire, l’enfer est le lieu où l’on met bas les masques, où 36
tout est révélé, où l’on n’a plus rien à cacher.» L’ange Isaü est de plus en plus perturbé. Il envie la science d’Ivan mais se demande comment il est possible de s’accommoder d’un univers de faux semblants. «Où est la réalité?» ose-t-il demander finalement. «La réalité est une illusion!» tranche Ivan. «Qu’est-ce qui la distingue des images?» Le diablotin pèse un instant sa réponse, puis énonce, doctoral: «Ça n’est qu’une image parmi toutes les autres, pas même la plus jolie ou la plus satisfaisante, mais c’est celle à laquelle les humains ont choisi de se conformer. Elle est d’ailleurs changeante, sujette à révisions. Il y a réalité et réalité.» L’ange ne pose plus de question. Il a envie de pleurer. Ainsi le blanc n’est pas toujours blanc, le noir peut s’avérer blanc et vice-versa. Il commence à douter que dans de telles conditions il lui soit facile d’aider les humains. Sa mission lui paraît soudain éminemment périlleuse. Il a le réflexe de se tâter le bras, et même de le pincer, afin de s’assurer de sa propre réalité. Ivan l’a regardé faire et a accompagné ses pensées. Il conclut: «Eux aussi ont fini par élire la douleur comme la seule réalité.» Isaü frissonne. Un ondoiement dans le sable attire son attention; c’est un petit serpent jaune. Il veut lui tendre la main, mais Ivan s’est précipité et le tire en arrière. «Il n’a pas de main pour serrer la tienne. Il n’est pas une créature à l’image du créateur, il n’est qu’un trait. Regarde-le bien, mais ne t’approche pas! C’est lui qui, quand tu voudras remonter au ciel, même sans ailes pourra t’y renvoyer.» Le serpent dresse la tête. Ivan lui parle à voix basse. Le serpent répond par un sifflement puis disparaît derrière une pierre. Ivan est alors pris de tremblements. Il explique qu’il n’aime pas les reptiles qu’on considère souvent, à tort, comme des serviteurs du démon, alors que leur simple contact glacial devrait suffire à révéler qu’ils sont des émissaires du créateur. «Pourtant, au jardin d’éden... » veut protester Isaü. Ivan éclate: «Toi aussi, tu as avalé cette fable! Ne comprendstu pas que le créateur s’est débarrassé d’un rival en le soumettant à une épreuve truquée et qu’ensuite il a fait porter le chapeau à mon maître (qui, tu t’en doutes, était interdit de séjour dans les jardins du seigneur)?!» Il crache vers la pierre où le serpent se cache puis, décidant qu’ils se sont assez reposés, saute sur le dos d’Isaü. Ils s’élèvent vers les nuées rougeoyantes que ne tardent pas à percer les premières étoiles.
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L’ange Isaü attend au pied de la fontaine. Conscient désormais de la difficulté de sa mission, encore qu’il soit incapable de deviner la nature des obstacles qu’il aura à surmonter, il a décidé de commencer par une bonne action facile. En survolant le village quelques minutes plus tôt, il a vu une jeune fille portant péniblement sur la tête une cruche d’eau qu’elle devait maintenir en équilibre par la seule régularité de sa marche, ses deux mains soulevant chacune un seau plein. Aussi a-t-il élu la source comme poste de guet et s’est-il mis en faction sur la margelle pour offrir ses services au prochain humain qui viendra puiser de l’eau. Il est très tôt et le village paraît désert. En fait, les paysans sont déjà aux champs, profitant de la fraîcheur matinale, et il n’est pas encore l’heure de préparer le déjeuner, aussi les femmes restent-elles à la maison, occupées au ménage. C’est plutôt en fin de journée que la fontaine est le lieu de rendez-vous des commères et des amoureux. Ivan reste caché sous sa cape et en profite pour s’amuser à chatouiller les jambes de l’ange. Isaü, pris de démangeaisons, se gratte discrètement, tâchant de pincer le diablotin sous le manteau. Au fond, il est heureux de découvrir chez le petit diable ce caractère enfantin et farceur. Une vieille femme chargée d’un lourd cabas monte la rue avec difficulté. Tous les dix pas, elle doit poser son sac pour reprendre souffle. Dès qu’elle fait mine de s’approcher de la fontaine, Isaü se lève et remonte le seau du bassin. Il le pose bien en vue sur la margelle et s’écarte. La vieille a observé son manège et le regarde, méfiante. D’un geste, il lui fait l’offrande du seau d’eau. La vieille le fusille du regard, crache ostensiblement dans le seau et le renverse brutalement. L’eau se répand et vient éclabousser les pieds de l’ange qui n’a pas eu le temps de s’écarter ou reculer. La vieille, en grommelant des injures indistinctes où les mots «sale bougnoule» reviennent comme une litanie, se tire un seau d’eau et en lape quelques lampées comme un animal. Puis elle renverse à nouveau le seau, ramasse son cabas et reprend son chemin. Isaü déconfit se précipite pourtant pour lui proposer de l’aider à porter son sac trop lourd. Le voyant approcher, la vieille tire de son panier une pomme qu’elle lui jette violemment au visage. L’ange s’arrête, interdit. La vieille s’est mise à piailler «Au voleur!» Isaü est paralysé. Personne ne s’est approché pour secourir la vieille. Elle repart en se retournant à chaque pas. Isaü s’est figé. Il 38
sent que le moindre mouvement provoquerait à nouveau la panique et la rage de la vieille. Il la laisse s’éloigner. Apercevant la pomme qui a roulé à ses pieds, il se demande s’il ne doit pas la lui rapporter mais il doute que son geste soit mieux accueilli que sa pauvre tentative d’aide. Tandis qu’il hésite, Ivan ramasse la pomme et se met à jongler avec. Isaü réfléchit à haute voix:«Elle n’a pas la force de soulever son cabas mais refusera toute aide...» Ivan, comprenant que c’est une façon pour l’ange d’implorer sa collaboration sans la lui demander ouvertement, suggère: «Je peux alléger son fardeau». Il souffle sur la pomme qui, illico transformée en baudruche, se met à flotter comme une bulle dans l’air. L’ange pourtant hésite: la vieille ne s’effrayera-t-elle pas en voyant ses fruits se volatiliser? Pire, prendra-t-elle pour un miracle ce qui ne saurait être plus qu’une bonne action? Il faudrait plutôt la convaincre d’accepter l’aide charitable d’autrui, la lui rendre nécessaire. Mieux vaudrait alourdir momentanément son fardeau... A-t-il pensé à haute voix ou Ivan est-il capable de lire ses pensées? Toujours est-il qu’il s’écrie aussitôt: «Alourdir? Rien de plus facile!» La pomme se change immédiatement en plomb et choit sur le pied d’Isaü, qui pousse un cri de douleur et se met à sautiller convulsivement sur sa jambe valide. Ivan prend aussitôt une mine penaude et se répand en excuses. Il ramène Isaü jusqu’à la margelle, lui tire un mouchoir de la narine, le déchire en fines bandelettes et entreprend de lui panser le pied. Puis il adopte la position du flamant endormi sur une patte. Isaü se méprend, croyant qu’il cherche, par sa mimique, à se moquer de lui, mais Ivan s’étire, rentre la tête entre ses épaules et se fige finalement en béquille. Isaü ému le serre contre lui puis, lui passant le bras sur l’épaule, remonte en clopinant la rue à la poursuite de la vieille. Ils parviennent à une ruelle transversale, juste à temps pour la voir traînant sur le pavé son sac rempli de petits boulets de canon qu’elle a renoncé à soulever, avant qu’elle n’ouvre, exténuée, la porte d’une misérable chaumière où elle disparaît. Ivan et Isaü se regardent. Ils n’ont pas besoin d’échanger de paroles. Isaü acquiesce muettement à l’évidence que sa mission s’avère plus difficile encore qu’il avait pu l’imaginer, et Ivan hoche silencieusement la tête pour signifier qu’il l’avait bien prévenu. Et encore, l’ange ne peut voir la vieille, réfugiée dans l’obscurité de sa baraque, fracasser sa dernière dent en voulant mordre un fruit de plomb... 39
L’ange Isaü observe des enfants jouant dans un square. Il s’émerveille de leur facilité à n’être pas eux-mêmes, à jouer des rôles d’indiens, de cowboys, de pirates, jamais d’enfants, à se passionner pour des aventures répétitives qu’ils ne font que copier et qui se terminent immanquablement par une rituelle fusillade, mimée index tendu et trois doigts repliés et sonorisée de borborygmes implosifs, avant le grand jeu de la mort, chute au ralenti, roulade au sol, râle et ultime convulsion, comme si leurs courses effrénées n’avaient d’autre but que de parvenir à cette immobilité, certes de courte durée, mais dont la rupture, sous forme de résurrection, ne témoigne que de la faiblesse de l’acteur. Certains tiennent un peu plus longtemps, jouissant de leur trépas feint et de la rétention du souffle, et Isaü sent que leur hâte de grandir est impatience de mieux mourir. Ils jouent à la vie, à la vie en raccourci, à l’image de la vie. Ils sont remuants comme des images. Isaü se réjouit de constater qu’ils n’ont pas besoin de ses services. Les mères jouent aussi leur rôle de mère, se conforment à d’autres images. Isaü se demandent si le libre arbitre se borne au choix de l’image à laquelle une créature doit se soumettre. Qui façonne les images? Pourquoi chacun ne peut-il inventer la sienne? La variété est-elle donc si gênante que le principe d’uniformisation soit si facilement admis et appliqué? Les humains ne sentent-ils aucun besoin de s’affirmer dans leur caractère unique et libre? Il conclut cependant que ce ne sont pas les images qui sont dangereuses mais seulement l’utilisation qui en est faite, la soumission à un modèle qu’on infère plutôt qu’on ne le connaît, qui tire au fond sa puissance de son invisibilité, modèle probablement anachronique et digne tout au plus du musée, comme ces statues de divinités auxquelles personne ne croit plus. Du moins les anciens n’essayaient-ils pas d’imiter leurs idoles. Comme à un signal donné, les mères se relèvent, rappellent leur progéniture, se répandent en invectives en constatant que les vêtements sont pleins de boue, distribuent quelques taloches et repartent en tirant les mioches par la main. Ivan, qui s’était changé en gamin, continue à faire tout seul des galipettes, quand le gardien vient avertir Isaü que l’heure de la fermeture a sonné. En sortant, au bord de la grille, un enfant sale qu’il n’avait pas vu jusque là la tire par sa cape et lui tend la main. Il réclame quelques sous «pour manger». L’ange n’a pas de «sous». Il se tourne, interrogateur, 40
vers Ivan, toujours déguisé en petit garçon en culottes courtes, qui lui explique le long processus alchimique de transmutation du vil métal en or, inapplicable en l’occurrence. Il spécifie: «Je peux facilement changer l’or en plomb ou en poussière, mais l’opération inverse dépasse mes compétences». Isaü insiste: «Mais il n’y a pas que l’or. Et ces pièces de laiton, et ces morceaux de papier?» Ivan entreprend un véritable cours d’économie pour faire comprendre à Isaü que le principe de la monnaie est l’échange et la circulation, et que personne ne peut faire apparaître des sous qu’il n’ait tirés à quelqu’un d’autre. Le gamin ne comprend rien à leur conversation mais se rend compte qu’ils ne l’ont pas repoussé et cherchent à lui venir en aide. Les vêtements d’Isaü, qui ne sont pas sans rappeler l’habillement des cheiks d’Arabie tel que le cinéma et les images d’Épinal l’ont diffusé, lui permettent de flairer une grosse aubaine. Aussi, quand se pointent d’autres enfants déguenillés, ne revendique-t-il pas l’exclusivité de sa proie. Bientôt, toute une marmaille entoure l’ange et le diablotin. Ivan a alors une idée lumineuse: «Je ne peux pas fabriquer de l’argent, mais je peux facilement faire apparaître de la nourriture». À peine Isaü acquiesce-t-il, un vol d’alouettes, toutes rôties, tombe du ciel. Les enfants les ramassent mais font la moue. Ils auraient préféré des espèces sonnantes. L’un d’eux se plaint d’avoir avalé un os, un autre réclame du pop corn. Ivan comprend leurs désirs. La fange du caniveau se change en chocolat, l’urine en sirop, les grilles du square en réglisse, les marrons d’Inde en boules de gomme et les mégots en sucettes. Après une minute d’hésitation incrédule, c’est la ruée, une véritable curée. En un instant les gosses ont tout nettoyé et Ivan doit leur offrir une seconde tournée de friandises. L’ange Isaü est radieux, cependant Ivan parvient à le convaincre de profiter de l’inattention des enfants pour s’éclipser. Il ne voudrait pas qu’Isaü assiste à la punition que ne manqueront pas de leur infliger les parents qui, rameutés par les cris des gamins, ont surgi de l’autre côté de l’avenue, quand ils découvriront en quoi consiste la récolte de leurs mouflets. Punition qui se prolongera d’ailleurs pendant la nuit, lorsque les enfants gavés de sucreries sentiront leur estomac chavirer et se mettront à vomir. Dès qu’ils ont tourné le coin de la rue, Ivan reprend son aspect et, sans se laisser émouvoir par les entrechats d’Isaü, saute sur son dos et, rasant les toits, emporte l’ange. 41
L’ange Isaü est impatient d’accomplir sa prochaine bonne action. Encouragé par ce qu’il croit avoir été un succès, il considère désormais sa mission plus facile. Il envie fort les ressources dont dispose Ivan et, conscient qu’il ne serait parvenu à rien sans son aide décisive, se demande pourquoi le créateur confie une telle mission à un ange plutôt qu’à un diable. Reconnaissant, il a une pensée émue pour Satan qui, selon les dires d’Ivan, lui a tout enseigné. Tout regonflé, il rouvre les yeux et contemple les lumières de la ville qui défilent sous lui. Au coin d’une ruelle étroite et sombre, il distingue sous un réverbère dont la lampe mourante clignote irrégulièrement un homme giflant une jeune femme à toute volée et agrippe la main de son cavalier pour lui indiquer qu’il souhaite se poser. Ils remontent l’avenue à la recherche du réverbère défectueux. Isaü raconte ce qu’il a vu à Ivan qui fronce le sourcil. Quand l’ange lui montre la femme, maintenant seule, à l’entrée d’un hôtel borgne, il veut passer son chemin. Il grommelle qu’elle n’a sûrement pas besoin d’aide. Mais Isaü insiste. Tout à coup, Ivan change d’avis et avec un éclat de rire invite Isaü à entreprendre sa bonne action. Il devra cependant y aller seul car Ivan se méfie des femmes. Selon lui, elles perdent toutes la tête à la vue de son crochet, il préfère ne pas les approcher. Il prend un air modeste et prude pour conclure: «Tu ne peux pas comprendre, toi qui n’en as pas. Ce n’est pas que je lui attribue une grande valeur ou utilité, mais j’y tiens comme à une relique intime. Or, à la façon dont elles le couvent du regard, je crains qu’elles ne me le rendent pas intact». Isaü s’avance donc timidement, supputant la meilleure manière de proposer son aide à la jeune femme, mais c’est elle qui le devance et, devant son embarras, le prend familièrement par le bras et l’entraîne dans l’escalier de l’hôtel. Elle doit le prendre pour quelque émir magnat du pétrole car elle s’adresse à lui en l’appelant «Votre Excellence». Comme il n’a toujours pas trouvé le moyen de formuler son offre d’assistance et qu’il bégaie en pénétrant dans la chambre sordide, elle s’inquiète: «Votre Excellence ne veut pas se déshabiller?» Il ne comprend pas. Elle veut le rassurer: «Elle ne veut pas redresser la tête, la petite bébête? Laisse faire Anita aux doigts de fée, meilleure qu’un fakir. Après moi, il te faudra au moins Linda lovelace». Isaü reste hébété, elle en profite pour lui ôter sa cape, dérouler son turban. Elle fronce les sourcils, intriguée, en 42
libérant la chevelure blonde de l’ange, en contradiction avec son exotique costume, mais quand elle dénoue le pagne et découvre l’absence de sexe de son client, elle se met à hurler. Furieuse, elle attaque Isaü, le gifle, le griffe, l’agrippe par les cheveux, lui pince la peau, jusqu’à ce que son Jules ouvre violemment la porte. Elle court se réfugier dans ses bras et, en sanglotant, désigne l’entrejambes d’Isaü. Le maquereau qui avait déjà tiré de sa poche un couteau et proclamé «Je vais te les couper, salopard!», reste interdit. Comme par ailleurs Isaü saigne de partout, il est pris d’un doute et se tourne vers sa grue: «C’est pas toi qui l’as...?» Mais elle redouble de pleurs prouvant son innocence. Il la jette à terre et s’avance, couteau pointé, vers Isaü qui, dépassé par ces réactions plus incompréhensibles les unes que les autres, s’est mis à réciter des prières et finit en appelant Ivan à voix basse. Celui-ci apparaît dans l’encadrement de la porte au moment où l’homme s’apprête à poignarder l’ange. Il se contente de froncer les sourcils, comme s’il pouvait hypnotiser l’homme dans le dos sans que celui-ci le voie même. Commandée à distance, la main de l’homme se met à s’agiter à grande vitesse de haut en bas sous ses yeux stupéfaits. Il lâche bientôt son couteau qui se plante dans le plancher, mais le mouvement de la main ne s’arrête pas pour autant. Il en vient à se frapper le menton et le nez, de plus en plus fort jusqu’à pour finir s’envoyer lui-même au tapis. Ivan doit ensuite tirer Isaü, presque catatonique, par la main, lui faire enjamber les corps du maquereau assommé et de la putain évanouie entretemps, et le guider dans l’escalier. Au moment de sortir, il réalise que l’ange est nu. Il le fait asseoir sur la dernière marche et remonte dans la chambre. Il hésite à retirer à la femme sa robe déjà dégrafée, mais songeant au gabarit d’Isaü entreprend de déshabiller l’homme. Redescendu auprès de son compagnon, il lui enfile le pantalon et lui fait endosser le blouson de cuir du maquereau. Isaü se laisse faire. L’examinant d’un œil appréciateur, Ivan déclare: «Tu me bottes! Je connais des endroits où tu ferais un malheur!» Cette idée fait frémir l’ange. Le diablotin le rassure aussitôt, lui expliquant que le langage lui-même est producteur d’images et ne doit jamais être reçu dans sa littéralité, que malheur peut signifier succès, voire bonheur. Puis, prenant place à califourchon sur sa monture, il soulève de terre l’ange qui fait la bête et le diable qui fait le beau. Ils s’envolent loin de la ville. 43
L’ange Isaü pleure. Se sentant incapable de remplir sa mission contre le désir ou la volonté de ceux qu’il voudrait aider, il ne découvre aucun sens à sa présence sur terre. Il ne comprend pas les rapports sentimentaux des humains. L’idée que l’homme qui battait la jeune femme soit son protecteur relève pour lui de l’absurde. Insensible à la douleur physique, il ne conçoit pas ce que peut signifier sadisme ou masochisme, il ne comprend même pas en quoi consiste matériellement le désir et comment il peut commander sentiments et actions des humains. Il ne met pas en doute les explications d’Ivan, il envie ses connaissances terrestres, est prêt à lui faire aveuglément confiance et ne balancerait guère à échanger sa célestialité pour une damnation éclairée si son compagnon le lui proposait. Mais Ivan n’oserait jamais. Il reste soumis et Isaü se rend bien compte que le diablotin le craint quelque peu. Il possède sur lui un pouvoir qu’il ignore. Au sein du monde des images, il différencie celles qu’il a intimement nommées les «esthétiques» – reflets, mirages, apparences, illusions – et celles qui relèvent de l’action, les «physiques», qui finissent presque toujours par le corps à corps et sont douées de violence. Il expose son classement à Ivan qui, comme toujours, éclate de rire et se propose, pour le détromper, de l’emmener au cinéma. À l’interrogation muette de l’ange, il se contente de répondre que le cinéma est la réserve d’images des humains, la mémoire de leurs rêves. Il choisit un film de gangsters au hasard. Comme ils n’ont pas d’argent pour payer l’entrée, il tire deux billets des narines de la caissière qui s’esclaffe. Il n’essaie pas d’expliquer à Isaü le principe de la projection et lui présente l’écran comme un miroir magique. L’ange est tout d’abord surpris que ce soit justement dans l’obscurité que le miroir se met à refléter. Il est bon spectateur, parvient à suivre l’intrigue malgré le montage et les sauts constants de point de vue, et plaint tour à tour le pauvre banquier dévalisé, le pauvre bandit trahi, le pauvre policier sans repos, le pauvre salaud enfin abattu et ainsi de suite. Il s’étonne que, contrairement à ce qu’on lui avait appris avant de l’envoyer en mission, les humains aient si peu de nécessités physiques, manger digérer ou dormir, et tant de conflits moraux, qu’ils résolvent à coups de revolver ou de raisonnements. Il n’accorde pas à l’hémoglobine la moindre valeur symbolique, se demandant pourquoi les humains passent plus de temps à jouer au paint44
ball qu’à rêver, et part du principe que les morts par balle ou mitraillade sont de l’ordre de l’évanouissement feint et, sans la moindre idée de jeu dramatique ni de représentation théâtrale, présume que les personnages se relèvent dès que le miroir est passé à une autre scène. Les cris sonnent musicaux à son oreille et l’accompagnement orchestral des scènes de fusillade lui apparaît comme l’indice d’une intervention divine. Le baiser rédempteur final le consterne. Il ne lit pas les promesses dont il est chargé mais l’interprète comme un ultime retournement où le héro se révèle vampire, tant les voies du diable sont diverses et imprévisibles. Bref, il comprend tout de travers et, quand les lumières se rallument, remercie Ivan pour cette plongée dans l’univers sentimental des humains mais confesse qu’il lui a paru que leur psychologie se ramenait à une banale sujétion aux caprices des dieux et du hasard. L’ingénuité d’Isaü donne une idée à Ivan: puisque la distinction entre humains et images n’est pas pertinente ou tout au moins immédiatement évidente aux yeux de l’ange, qu’il s’entraîne à regarder l’espace autour de lui comme un décor et les passants comme de simples figurants. La dite réalité est un film en relief dont les acteurs ignorent le scénario. Ainsi Isaü n’aura plus à craindre d’être agressé, puisqu’il croit les images inoffensives. Il vivra son séjour sur terre comme une villégiature dans un film projeté depuis le ciel ou l’enfer sur la planète terre. Mais la préoccupation de l’ange est autre: les images n’ont-elles pas besoin d’aide? Ivan s’énerve: c’est l’ange qui a besoin d’aide, ne s’en rend-il pas compte? Comment peut-il vouloir aider les autres s’il ne sait se débrouiller soi-même? D’où tire-t-il que quiconque sur terre a jamais eu besoin d’aide? Les humains sont retors et possèdent plus de ressources que leur chétive apparence le laisserait croire. Il en a fait la douloureuse expérience auprès de Saint Antoine. La seule aide qui puisse être d’aucune utilité dans le malheur, c’est à dire après coup, quand il est déjà trop tard pour rien réparer, c’est l’acceptation de l’échec. Ivan s’est laissé emporter, il ne sait comment consoler son ami qui, prenant pour lui ses amères paroles, a fondu en larmes et plaide coupable. «Il n’y a rien de pire que d’échouer. Je ne mérite pas mon statut céleste. Oh! Je donnerais ma main, que dis-je, je donnerais mes deux bras pour avoir une nouvelle chance!» L’exclamation d’Isaü a donné une idée fantastique à Ivan: il sait des images que l’ange pourra réconforter. 45
L’ange Isaü se frotte les mains. Pour un peu il embrasserait Ivan. Prenant des mines de conspirateur, il l’a fait poireauter longtemps, attendant que l’heure de la fermeture ait sonné, que tous les visiteurs soient sortis et que les gardiens, leur première ronde achevée, se soient rendus à la cantine du personnel pour se sustenter et converser. Alors, s’étant assuré que la voie était libre, après lui avoir fait traverser les verrières de la grande pyramide du Louvre, Ivan l’a conduit par les couloirs déserts du musée, habités de graves portraits dont les yeux semblaient surveiller et suivre les déplacements de l’ange qui ne savait si leur regard était d’imploration ou de reproche, demande de secours ou colère d’être dérangés en dehors des heures de service, jusqu’à une petite statuette dont les deux bras ont été cassés. Voici un travail exactement à la mesure de l’ange, qui ne risquera pas de commettre d’impairs et de provoquer des réactions inattendues de l’image de pierre. Isaü se concentre et parvient sans peine à retrouver la vision nette de la statue encore intacte. Les sauts temporels ne sont rien pour qui vit dans l’éternité. Il s’approche, caresse la pierre qui se met à frémir et les deux bras se mettent à pousser, les mains se reforment et la statuette apparaît entière. Un cri l’interrompt. C’est un petit homme en costume, tout rougeaud, qui bégaie: «Qui êtes-vous? Qu’avez-vous fait?» Isaü essaie de le calmer. «J’ai réparé la statue. Je me voue à soigner les images.» Mais l’homme se récrie: «Justement, la vénus de Milo est une image! Sa particularité est d’être sans bras! Une vénus de Milo entière n’est plus la vénus de Milo! Tout son charme tient dans cette absence, dans l’appel à l’imagination qu’elle constitue, dans l’irrémédiable association de la beauté et du vandalisme qu’elle incarne.» Il conclut: «Je suis le conservateur du musée et j’entends bien conserver mon poste et les pièces inestimables dont j’ai la charge dans l’état où on me les a confiées.» L’ange Isaü réplique: «Mais elle souffre. Les images vivent tout comme vous et moi.» Il sait que dans son cas la notion de vie demanderait à être nuancée, que la finitude que ce concept comporte ne s’applique pas aux créatures célestes, mais aux joutes rhétoriques tous les arguments sont permis tant que l’adversaire ne découvre pas le sophisme. L’homme n’est pas convaincu. «Mais elle vit, bien sûr qu’elle vit! Seulement sa vie d’image ne comprend pas de bras!» Isaü voudrait trouver des arguments irréfutables. «Comment vous sentiriez-vous sans 46
bras?» L’homme offusqué hurle que ça n’a rien à voir, qu’il n’est pas une image, qu’ils sont des vandales pires encore que ceux qui osèrent briser les bras délicats de la vénus, qu’ils se sont introduits ici par effraction, qu’à cette heure le musée est fermé. Prenant Ivan pour un gamin, il veut le prendre par l’oreille quand, d’un coup, ses deux bras tombent à terre, sectionnés au milieu du biceps en une coupure lisse sans même une goutte de sang. Il ne réagit pas de suite, poursuit sur sa lancée, agite furieusement ses manches vides, vocifère de plus belle, si bien que des gardiens alertés ne tardent pas à accourir. L’un d’eux dégaine un pistolet et le brandit. L’homme, apoplectique, s’est mis à pleurer. À force de s’agiter, sa veste s’est déboutonnée et a glissé de ses épaules. Il réalise qu’il est manchot. Un gardien ramasse un de ses bras, déchire la manche de la chemise et tente vainement de le remettre en place. L’autre tient Isaü et Ivan en respect. Le conservateur du musée se dégage et, retrouvant calme et autorité, ordonne qu’on appelle un sculpteur pour rendre à la statue son aspect originel incomplet. Il crie ses ordres aux gardiens désemparés: son téléphone portable est dans sa poche, il ne peut pas s’en saisir mais il n’est pas difficile de composer un numéro, il ne veut pas savoir l’heure, le travail doit être achevé avant l’ouverture du musée, que dirait le public s’il découvrait la vénus de Milo dans cet état, pour une ambulance on verrait plus tard, tant que la blessure ne saignait pas le risque d’infection paraissait exclus, non il ne ressentait aucune douleur, surtout ne pas appeler la police, il pourrait y avoir des fuites et si les journalistes avaient vent de ce qui s’était passé... Relevant les yeux sur Isaü qui se serre contre Ivan, il lance, amer: «Ah! Vous pouvez être fier de ce que vous avez fait!» Ivan tire subrepticement l’ange en arrière. Ils reculent lentement jusqu’à toucher le mur qu’ils traversent comme un rideau de fumée. Le gardien a tiré un coup de feu en les voyant disparaître. Le trou restera la seule trace visible de leur passage. Mais il peut passer, à hauteur de poitrine, pour la marque d’un clou arraché. Ivan avant de s’envoler explique à Isaü que la caractéristique des images est d’être prisonnières et que personne, pas même le créateur, pas même son maître Belzébuth, ne saurait les libérer. Il soulève Isaü emmanché mais l’ange pèse plus que de coutume: il a le cœur lourd, gonflé de la vague certitude que sa mission le pousse d’échec en échec. Il se demande quel sera le prochain. 47
L’ange Isaü rumine des idées noires. Il comprend désormais clairement, que cette mission était un piège, une épreuve au-delà de ses pauvres pouvoirs. Il se voit comme un ange, sinon déchu, raté. Ni ange ni bête, puisqu’il n’a plus d’ailes et pas de sexe. Une erreur de la nature égarée sur terre. Il en veut au créateur de l’avoir mis dans cette situation que son omniscience ne pouvait ignorer, il lui suppose d’obscurs desseins et se voit comme un pion dans une partie dont il ne connaît ni les tenants ni les aboutissants, jouée entre puissances supérieures; l’intervention d’Ivan comme d’un diable ex machina ne lui laisse aucun doute, bien qu’il admette que le sens et les finalités de ses actions puissent échapper à qui les commet et opérer à son insu. Il se sent à la fois abandonné et puni, petit poucet du ciel. Il a envie de tout laisser tomber. Il propose à Ivan de retourner dans le désert, là où ils se sont rencontrés. Ivan écoute sa demande d’un air soucieux. Il finit par acquiescer mais suggère un petit détour, car après tout Isaü est loin de connaître la terre. «À condition qu’il n’y ait personne à aider, ou mieux encore, personne du tout, aucun humain! Rien qui me rappelle ma mission et le prétexte de tant de déboires!» impose Isaü. Ivan le lui promet. Il explique qu’ils devront attendre la nuit noire pour se mettre en route, car il devra se guider grâce à un signal lumineux, dont la forme doit évoquer une main tendue, comme si la terre quelque part proposait un pacte ou une trêve au ciel muet. Bref, un de ces motifs visibles seulement d’une énorme altitude, comme les celtes en dessinaient en semant des pierres sur le paysage à l’intention de leurs divinités, sauf qu’en l’occurrence l’œuvre est naturelle, sans intervention de la main humaine. Isaü est d’ailleurs le premier à l’apercevoir – Ivan accroché au dos de l’ange ne peut regarder que de côté –: une espèce de poulpe rouge qui se déploie à la surface de la terre. En fait, il s’agit d’un volcan en pleine mer, dont la lave fait bouillir l’océan à son entour. Ivan se pose sur un rocher à proximité et, sans lui laisser le temps de poser la moindre question, d’un débit si rapide qu’il est visible qu’il a longuement répété ce discours et craint d’être interrompu, déclare à Isaü qu’après avoir médité sur la situation de l’ange, il en est venu à la conclusion que ses échecs répétés et sa subséquente morosité tiennent à son manque de confiance en soi et en ses capacités, que c’est désormais lui Isaü qui a besoin d’aide, qu’une victoire dans une épreuve difficile pourra 48
lui restituer confiance et pouvoir, qu’enfin il est temps qu’il soit livré à lui-même sans compter sur son chaperon infernal et que, si le dicton est juste, «Aide-toi et le ciel t’aidera», il ne manquera pas de triompher. Avant même qu’Isaü ait eu le temps de protester, d’un coup de ses ailes de chauve-souris il s’est fondu dans la nuit. La masse incandescente, glissant et roulant en un long tentacule de pourpre, s’approche du récif et l’eau se met à bouillonner autour d’Isaü. L’ange prie à toute vitesse. Il n’ose pas plonger dans l’eau. Le doigt de lave se tend vers lui. Pris de panique, dans un dernier réflexe, il bat lamentablement des bras pour s’envoler, ne parvient qu’à sauter ridiculement et, retombant pesamment sur le rocher, se foule la jambe et dégringole dans l’océan en feu. Au moment de s’abîmer dans les flammes, il sent une main l’agripper par les cheveux et le soulever au-dessus du brasier. Isaü a fermé les yeux et remercie à voix basse son sauveur, battant sa coulpe pour avoir osé douter des voies impénétrables par lesquelles les desseins du tout-puissant doivent s’accomplir. Il sent roussir la plante de ses pieds et s’évanouit. Le ruisseau de lave se tord, impuissant à le rôtir. Isaü sombre dans des rêves glacés de banquise tandis qu’il s’éloigne du volcan. Il se réveille sur une plage blanche à l’ombre des cocotiers et découvre Ivan en larmes à son côté. En le voyant ouvrir les yeux, le visage d’Ivan s’illumine. Il s’excuse en pleurant d’avoir infligé à l’ange ce qu’il n’aura pu prendre que pour une mauvaise farce, jure que son intention était bonne, que son souci était sincèrement pédagogique, promet de s’amender. Isaü comprend peu à peu qu’en fait de sauveur, c’est encore à son ami démon qu’il doit son salut. Sa foi retombe comme son corps quand il a voulu s’envoler. Il a le sentiment qu’entre Ivan et lui, paradoxalement et en dépit de leur condition, les rôles ont été inversés: le diable est généreux et l’ange, non seulement impuissant, mais semeur de disgrâces. Il maudit son destin. Le volcan aurait dû l’avaler, le griller, le charbonner à tout jamais. La lave l’aurait lavé. Les sanglots étouffés d’Ivan qui semble quêter son pardon le tirent de ses réflexions amères. Isaü ému embrasse le diablotin et lui déclare solennellement qu’il ne lui en veut pas, qu’il est son débiteur et que c’est lui, Ivan, qu’il est désormais décidé à aider de tous les moyens de sa maladresse, devrait-il pour cela renier ses origines célestes et les bienfaits du créateur, devrait-il même signer un pacte de son sang et engager son âme. 49
L’ange Isaü doit réviser toutes ses conceptions de l’univers et des créatures. Ce que lui raconte Ivan lui ouvre les yeux mais il ne fait qu’entrevoir l’étendue de la tâche qui l’attend de réfection de son entendement. Tout ce qu’il croyait savoir, tout ce qu’on lui avait patiemment appris, s’avère faux. Quand on ne l’a pas tout bonnement trompé, on a tellement simplifié les données qu’on en a inversé le sens. Ivan n’a pas eu à se lancer dans de longues explications pour emporter la conviction de l’ange, il lui a suffi de rappeler quelques évidences gênantes que l’on préfère ignorer plutôt qu’envisager dans toutes leurs conséquences, quitte à déformer la vérité pour la couler dans le moule des préjugés consensuellement acceptés en dépit de leur criante fausseté, à savoir qu’à l’origine Lucifer appartenait aux armées célestes, qu’on chuchote même qu’il était l’archange favori; le diablotin finit par confesser que chez tout diable demeure l’irrépressible désir de remonter un jour au ciel, désir par définition irréalisable puisque la damnation consiste précisément en l’exil. Isaü, saisissant l’origine du pouvoir qu’il exerce sur le diable, presse Ivan contre son cœur, l’appelant «mon frère!» Puis il se met à l’interroger sur la condition diabolique. Ivan, heureux de l’intérêt manifesté par l’ange, ne lui cèle rien. La fameuse vente d’âme n’est qu’une signature de bail à vie posthume. Les tentations ne sont que tentatives pour enrayer le dépeuplement de la terre car, dès qu’ils sont morts, tous les humains veulent se rendre au ciel et Saint Pierre, préposé à l’immigration, pour éviter le vieillissement de la population céleste, se montre de moins en moins tatillon, faisant de péchés peccadilles et laissant entrer aussi bien les «martyrs» poseurs de bombes que leurs victimes innocentées par la mort. «Tu dois savoir mieux que moi que les saints finissent par radoter, les anges par s’encroûter et les prophètes par devenir gâteux. Sans les nouveaux arrivés, le ciel ressemblerait vraiment à un hospice. Car sur terre comme au ciel, ce sont les nouvelles générations qui nourrissent les aînées» achève-t-il. «Mais l’enfer?» ose questionner Isaü. Ivan ne comprend pas: «Quoi l’enfer?» Isaü exprime timidement son doute: «Tu parles tout le temps de votre travail sur terre, de vos difficultés avec les célestes, mais tu racontes tout cela comme si l’enfer n’existait pas.» Ivan s’en étrangle: «Comment ça? L’enfer existe, bien sûr! Tu as pu le constater puisque tu l’as parcouru avec moi dans 50
tous les sens.» Isaü ose à peine comprendre. «Tu veux dire que la terre et l’enfer...» Ivan conclut: «...sont une seule et même chose, oui!» Il ajoute: «Mais je ne t’en ai jusqu’à présent montré que les bords. Si tu veux aller voir au centre, il te faudra traverser quelques fleuves, franchir quelques cercles.» Une idée frappe soudain l’ange comme un coup de fouet mental. Revoyant en pensée leur rencontre, il demande à Ivan: «Mais tu n’es pas venu à moi par hasard. Tu devais bien avoir une mission à accomplir avec moi, dont j’étais l’enjeu.» Ivan baisse les yeux. «Mais j’ai échoué. Je devais te tenter et te faire voir la terre en rose, te donner envie d’y rester.» L’ange est troublé et ému. Il repasse mentalement tous les efforts qu’a déployé son démon pour l’aider dans sa mission tout en le familiarisant avec la terre. Il sourit: «Eh bien! Je ne suis pas reparti, bien que ma mission se solde par un fiasco complet. Tu as réussi au-delà de ce que tu espérais.» Le diablotin n’ose en croire ses oreilles. «Tu veux dire que tu vas rester avec moi? Ici sur terre?» Il réfléchit. «Il ne faut pas, ta place est là-haut, où je rêve de t’accompagner.» Mais l’ange est décidé: «Mes ailes ne me manquent pas. Je me suis habitué à la chaleur. Et qui sait, à force de tentatives, d’obstination et d’insistance, peut-être finirai-je par soulager quelques humains et mener ma mission à bien.» Ivan, touché par sa confiance et gagné par son enthousiasme, précise ses projets. Il est temps de mener l’ange jusqu’au deuxième cercle. Ils franchiront l’Indus et le Gange et s’installeront à Calcutta. D’ailleurs, là, léproseries et autres institutions de charité ne manquent pas. Isaü n’aura qu’à se couvrir d’un sari bleu. Ou se faire tireur de rickshaw. Levant la tête, il contemple les palmes des cocotiers que le vent agite au-dessus de leurs têtes. «Dire que je t’ai amené ici parce que cette plage est supposée être paradisiaque! Tu n’y as même pas jeté un coup d’œil!» L’ange avoue: «Crois-le si tu veux, le paradis est d’un immortel ennui. L’amour céleste se confond avec la froideur et la musique des sphères avec le silence des infinis au point de donner invinciblement envie de dormir. Sans regret, je crois que je préfère les pavés à la plage!» Ivan lui promet: «Tu apprécieras l’Inde. Là, toute charité est vaine, tout bon sentiment ne servirait même à la voierie. Tout y tombe ou retombe en poussière millénaire, mais c’est de ce champ d’épandage, cet énorme cloaque, que la vie renaît incessamment de ses cendres.» 51
Chez les autres almanach
Je choisis l’écriture comme territoire, car je me sens partout étranger
Les anges chus ont peuplé la terre Avec leurs ailes les hommes ont abandonné toute espérance Après leur chute, les anges découvrent leur imperfection Les anges chus ont bâti l’enfer, l’ont habité. Ils sont les premiers damnés Les anges sont comme des gouttes de pluie, ou des feuilles: ils ne volent pas, ils choient. De plus haut Jetlag, déphasage, relativité, toujours est-il que les anges ne choient jamais à pic Les anges déchus n’ont ramené du ciel que la tristesse (angelus animal triste post excidium) L’enfer est pavé de plumes Les plumes d’anges finissent par tomber en poussière Certains diables ont conservé un visage angélique Les étoiles filantes sont des anges qui choient Les damnés marchent tête basse parce qu’il leur est douloureux de regarder le ciel Quand ils contemplent la terre, c’est le reflet du ciel qu’ils voient La vue du ciel aggrave la souffrance Le ciel au fond des yeux est un vide ou un leurre Le ciel est inhabité Ce n’est pas du ciel que vient la lumière Il pleut souvent en enfer; la pluie ne tombe pas du ciel Le bleu est une illusion, une longueur d’onde L’enfer est plus triste quand il fait gris Le ciel est la grille de l’enfer On écoute de la musique pour se souvenir du silence du ciel L’absurde naît de la mémoire des ailes L’idéal est inconcevable. Comme la femme à plumes Les hommes voudraient demander aux oiseaux des nouvelles du ciel; ils prennent tous les oiseaux pour des colombes Les oiseaux camouflent leurs nids. Ils voudraient nous faire croire qu’ils ne font que se poser en enfer Aucun oiseau n’a jamais atteint le ciel Les oiseaux sont des provocateurs Pour un piaf qui chante, combien d’oiseaux ricanent? Le moustique est notre remords, l’oiseau notre regret En enfer, tous les oiseaux chantent «Nevermore!» Sous le ciel volent d’invisibles oiseaux, souvenirs charognards, regrets de proie Outre leur chien ou leur chat, les damnés nourrissent à leur insu un vautour
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L’enfer n’est pas peuplé seulement de grands criminels Il n’y a pas de saints en enfer La loi d’adaptabilité de Darwin ne s’applique qu’à l’enfer Avant l’homme, l’enfer était peuplé de tyrannosaures LesnavigateursduXVIèmesiècleontcrudécouvrirleparadis.Ilsnecherchaientpas l’enfer, ils savaient qu’ils y étaient déjà L’enfer est devenu notre patrie En enfer, on évite de prononcer le mot, pas tant par superstition que pour ne pas désespérer Si on lui donne un autre nom, l’enfer reste l’enfer Ce ne peut être que par antiphrase que l’on a nommé «enfer» une section de la bibliothèque: comparé à ce que serait une littérature vraiment réaliste, c’est un îlot de paix L’hypocrisie tapisse l’enfer On couvrira bientôt de goudron tous les pavés de l’enfer Il y a de nombreux enfers, tous différents mais tous enfers L’enfer ignore l’absolu. Son arme est le relatif Le purgatoire est encore l’enfer. Le paradis aussi dans la mesure où il n’est pas sûr L’enfer a bien des cachettes et des recoins, mais on n’y est jamais à l’abri L’enfer a un plafond Il existe un enfer de première classe, des enfers à loyer modéré et des camps de réfugiés À l’intérieur de l’enfer, on circonscrit des enfers privés L’enfer, étant partout, n’apparaît pas sur les panneaux indicateurs La vérité a déserté l’enfer. Tous les puits sont taris ou ont été bouchés L’enfer résiste aux volcans comme aux tsunamis La loi de la gravité nous retient en enfer Il n’y a pas de portier à l’entrée de l’enfer. L’enfer est ouvert à tous L’enfer ne ferme jamais, ne fait jamais relâche En enfer, toutes les portes sont indiquées comme «sorties» L’enfer n’affiche jamais complet Quand on y a pénétré, on ne ressort pas de l’enfer L’enfer t’attend au tournant. Mais si la route était droite, tu irais tout droit en enfer On ne peut pas toujours reculer Tous les chemins mènent à l’enfer On se retrouve en enfer sans avoir traversé de frontière; Charon retraité n’a jamais été remplacé Quand la théologie oppose le «là-haut» du ciel à l’«ici-bas» de la terre, elle confond implicitement terre et enfer L’enfer tourne 56
Tous les diables sont damnés, mais tous les damnés sont diables À tout moment, chacun est tenu de choisir son statut, de gardien ou de reclus Les damnés méritent leur châtiment dans l’exacte mesure où ils l’acceptent Il n’y a pas de damnation avec sursis. Le sursis fait partie du châtiment Tout est injuste, tout est immérité. C’est ça l’enfer Enenfer,l’innocenceestcondamnée:c’estlacondamnationquidéfinitl’enfer,pasla culpabilité – selon le principe de l’Inquisition Les damnés aiment ce qui brille Quandilsontabandonnétoutespoir,maisaussitoutdésespoir,lesdamnéssesentent chez eux en enfer Il y a des damnés pour appeler l’enfer «normalité» Un damné doit continuer, sans attenter à sa vie Les damnés ont peur de rester oisifs Même en groupe, même en couple, les damnés sont seuls En enfer, l’âme pèse On sait qu’en enfer il n’y a ni pardon ni rédemption, on cherche seulement une consolation La faiblesse de la volonté, pas plus que celle de la chair, ne saurait pour les damnés constituer une atténuante L’échec répété est la plus sûre technique pour emporter la conviction du damné Les damnés se reproduisent, croissent et se multiplient La damnation s’attaque d’abord à la dignité On ne saurait améliorer l’enfer, seulement perfectionner ses supplices Il existe des supplices symboliques Toute émotion peut servir de torture Un rayon de soleil ou un verre d’eau ne sont pas le bonheur, mais le signe de sa possibilité. Cette conscience est essentielle au châtiment Le péché originel n’est pas de connaître mais de naître La damnation est transmise dans les gènes Il y a des damnés «innocents» qui ne savent pas qu’ils sont aussi diables Très tôt, on nous apprend à souffrir Les enfants entrent dans la vie en pleurant: ils savent déjà La damnation est une première nature Seule la damnation est commune. Mais elle ne rend pas les hommes solidaires La souffrance peut ne pas se voir, mais elle laisse des marques La tristesse peut se maquiller; elle reste indélébile La douleur repousse La peur, anticipant sur la douleur, est presque aussi efficace
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Les damnés pèsent les maux En enfer, les mots blessent La souffrance peut être aussi vertigineuse que le désir Les actes désespérés ne soulagent jamais En enfer, la douleur la plus aiguë doit rester supportable En enfer, toute chose n’a qu’une fonction et un sens: la douleur. Le non-sens est douloureux. L’idée de bonheur rehausse la douleur À la douleur tout contribue Onpeutaussifacilementmultiplierlessouffrancesquelespetitspains,maispersonne ne crie au miracle Lesmiraclesabondentenenfer,maisonretombebientôtdanslasouffrance,comme après avoir lévité on retombe sur ses pieds Toutes tes larmes n’éteindront pas l’enfer L’enfer est bruyant mais les cris y sont rares, mal vus, jugés inconvenants. Comme les larmes Le plus souvent, la douleur engendre la plainte, le désespoir le cynisme, qui sont des formes de consentement Il y a des professionnels de la souffrance Les souffrances dont on ne meurt pas ne sont pas les moins douloureuses Survivre fait partie du châtiment La médecine est loin d’avoir trouvé un nom pour chaque douleur La beauté du diable est une forme triviale de torture, par corset régime, anorexie, chirurgie ou chaussures trop serrées Le diable contrôle l’industrie pharmaceutique Le nectar et l’ambroisie, comme tout alcool, sont des poisons En enfer, on a toujours soif: l’enfer récuse la satiété La douleur ne part pas au lavage Pour le diable, la mort du damné est un échec, ou une bavure En enfer, les âmes racornissent En enfer, l’âme est inutile. Elle ne servirait qu’à souffrir plus La plupart des damnés ne sauraient que faire de leur âme. Ils ne la regrettent pas Il doit exister quelque part un marché de l’âme d’occasion En enfer, sous tous les contrats, quelles que soient leurs clauses et leur phraséologie, il s’agit de vendre son âme Quel usage le diable fait-il de toutes les âmes qu’il acquiert? Danslescasinosdel’enfer,lesâmesserventdejetons.Onfinittoujoursparlesperdre La brièveté de la vie est le pont-aux-âmes pour justifier toutes les lâchetés Âmes en poussière L’enfer est fait de poussière Lediableaimelesjeuxdepatiencescientifiques:àpartird’uneâme,reconstituerunange 58
Le diable a bon dos La patience est une arme du diable Le diable n’est pas à une contradiction près Par manque d’imagination ou par paresse, le diable commence par appliquer des recettes Pour déchirer, le diable ne regarde pas aux moyens, l’amour fait l’affaire aussi bien que la haine ou l’envie Le diable sait convertir les rêves en regrets, leur douceur en douleur La distribution de la chance et de la guigne obéit au critère du diable Le regard des diables est leur fouet L’idée de tromper le diable relève de l’infantilisme de certains contes de fées Quand tu te contemples dans la glace, pense que le diable te ressemble On n’invoque pas impunément le diable. On ne doit pas prononcer son nom en vain Le truc de l’enfer c’est d’entretenir la conscience que «ça pourrait être pire» La culpabilité est une question de conscience La conscience de l’inutilité est le degré zéro du désespoir La conscience naît de la souffrance En enfer, la bonne conscience est cynisme En enfer, la conscience devient nécessairement mauvaise conscience Se crever les yeux pour ne pas voir l’enfer, c’est s’enfermer dans son propre enfer L’enfer est lié à l’obstination: «n’enfer qu’à sa tête» L’enfer externe n’est pas le pire, il y a aussi l’enfer interne qu’il faut nourrir L’enfer mental est circulaire Il y a des ténias cérébraux Au commencement étaient les verges L’enfer est lié au désir, le paradis à l’absence de sexe On peut torturer tendrement, voire avec amour Un baiser peut être le sésame qui ouvre l’enfer Plaire est un souci de damné L’enfer n’est pas entre les cuisses. D’ailleurs, le paradis non plus Le préservatif n’empêche pas la transmission de la damnation De l’enfer, l’amour n’est pas une évasion. Plutôt un raffinement Tout ce qui est désirable peut facilement devenir instrument de torture Les damnés ne sont jamais assez masochistes Le vent parfois nous gifle
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La principale occupation des diables est le commérage. Dire du mal vaut faire le mal On peut blesser avec le mensonge En enfer, on échange plus volontiers des nouvelles de maladies que des recettes de cures En enfer, on peut être plus ou moins malade, mais on est toujours incurable En soi, le vieillissement ou le flétrissement ne devrait pas être une souffrance Les damnés lisent les journaux Pournepasdésespérerleurslecteurs,lesjournauxdoiventmentir.C’estpourquoion a créé des «agences de presse» plutôt qu’un «observatoire de l’enfer» Les vieux damnés lisent avidement la page nécrologique, comme les prisonniers s’informent des évasions, et pour s’habituer à la solitude de la mort Il ne suffit pas de vivre l’enfer, il faut se tenir informé de la souffrance d’autrui Les damnés jugent les autres Derrière les fenêtres de l’enfer, les damnés guettent Les diables sont fatigués Les damnés vieillissent Les diables ne boitent pas tous, mais avec l’âge ils marchent plus lentement À cinq heures du matin, l’insomniaque qui erre dans les rues, le poivrot qui rentre chez lui et l’ouvrier qui part au turbin se croisent sans se saluer. Ils ont pourtant un point commun: à cette heure-là, tous trois maudissent leur vie Porter tous les matins un lourd cabas peut être un châtiment suffisant. Sisyphéen L’hydropisie, les rhumatismes, la goutte sont des châtiments Le cholestérol est un châtiment, le diabète en est un autre L’amour aussi est un châtiment Il y a des châtiments sans faute L’enfer, pour sa campagne, a adopté le slogan «Qui aime bien châtie bien» En enfer, entre deux châtiments, on attend L’enfer repeint tout à ses couleurs L’enfer pourrait être un jardin L’enfer n’est pas si loin du paradis L’enfer voudrait des damnés souriants Les damnés rient toujours trop fort, rient faux L’enfer est facile à reconnaître: il n’est pas drôle Les damnés savent que rien ne fait le bonheur Les damnés s’efforcent de penser le moins possible Il y a même des damnés optimistes La superficialité est une technique d’anesthésie En enfer, on cultive la bêtise
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L’enfer est d’autant plus implacable qu’il suffirait d’un rien pour le transformer L’enfer est aménagé: architectes et urbanistes distribuent l’espace réduit Sans vraiment le remettre à neuf, on nettoie l’enfer tous les matins L’enfer a beau se rénover, il est toujours ce qu’il était L’enfer est toujours perfectible; aussi est-il toujours en travaux Dépolluer l’enfer fait partie de son entretien. Aujourd’hui, l’odeur de soufre est à peine perceptible Chacunadroitdedécorer,personnaliserlaplacequiluiaétéattribuée:l’enferseveut vivable L’enfer n’est pas incompatible avec le confort – avec un feu de joie ou un bon feu de cheminée L’enfer est aussi pavé de cubes de granit, pavé de dureté Quitte à bouffer de la merde, les damnés se nourrissent Les diables ne sont pas bons cuisiniers: leurs viandes, trop grillées, finissent par charbonner L’enfer est planifié L’enfer connaît des problèmes endémiques de plomberie L’enfer connaît régulièrement des problèmes de circulation En enfer, rien ne sert de courir Pour les damnés pressés, on a inventé la roue On a électrifié l’enfer L’enferfonctionneaussiàpetitfeu,continuedefonctionnermêmetouteschaudières éteintes L’enfer fait feu de tout bois L’enfer brûle sans réchauffer (é fogo que arde sem se ver) On a besoin de feu même pour un bouillon ou une infusion Prométhée a donné aux hommes les moyens de créer l’enfer Pour ceux qui n’en ont pas encore assez, on vend des «souvenirs» de l’enfer On songe à organiser des visites touristiques de l’enfer Sur les cartes postales de l’enfer, la mer est verte, le sable fin et les cocotiers abondent La mort pourrait être une évasion, mais la vie a horreur du vide L’enfer est pittoresque (le paradis est ennuyeux) Les artistes décorent l’enfer Un enfer fleuri Il y a des fleurs douloureuses, même sans épines Il y a des sourires comme des roses sauvages: pleins d’épines cachées L’enfer fournit de petits plaisirs En enfer, on mégote 61
En enfer, rien n’est gratuit L’enfer pratique les soldes On brade le chagrin au prix de la pluie L’enfer fait crédit sur tout sauf sur la souffrance Le diable ne répugne pas à marchander L’enfer en vitrine On peut visiter un petit enfer-témoin L’enfer met à votre disposition un livre de réclamations Le diable se rit de la concurrence Le diable est libéral Les damnés sont grands consommateurs: ils espèrent enconsommant corromprela douleur Les paperasseries de l’enfer sont proverbiales Il n’y a pas de diplôme pour être diable Les damnés sont les employés, consciencieux, de l’enfer Sivouslaréclamez,l’enfervousfournitunefeuilledepaye,maisellenedonneaucun droit à la retraite En enfer, le diable est le seul employeur La main d’œuvre est meilleur marché en enfer Les damnés se font diables par désœuvrement. Et parce que le chômage augmente Le travail est depuis toujours un châtiment. Désormais, le chômage aussi Même en période de récession, l’enfer continue d’embaucher L’enfer s’est spécialisé dans la production de déchets En enfer, le dimanche n’est pas férié L’enfer est politique. Il a recours à des «conseillers à l’image» Le diable est pragmatique: l’abandon du pal et de la fourche n’obéit qu’à des critères d’efficacité Le diable a été, au cours de l’Histoire, trop diffamé pour se soucier de l’opinion publique L’enfer proclame périodiquement l’état de «crise» En enfer, il n’y a pas de limite aux «dommages collatéraux» Les damnés s’endettent Il y a des diables huissiers et des diables collecteurs d’impôts Enfers fiscaux En enfer, on paye un loyer Damnés clandestins Lesrecensementsdel’enfernesontjamaiscomplets,ilfautrecourirauxstatistiques
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En enfer, les nuits sont difficiles La réalité fournit son aliment au rêve: on n’échappe pas à l’enfer par le sommeil En enfer, le réveil est pénible En enfer, les jours se suivent et se ressemblent Les jours en enfer sont plus longs. Les heures douloureuses s’étirent L’aurore allume un espoir vain, le soleil finit par éclairer l’enfer En enfer, chaque journée a commencé nouvelle avant de finir pareille En enfer, faute d’être différentes, les journées deviennent indifférentes L’enfer est égal à la veille En enfer, on meuble le temps L’enfer survit au temps. Le diable est le fils que Saturne n’a pas dévoré Oublier un instant qu’on est en enfer L’enfer est lié à la mémoire, le paradis est amnésique La mémoire pique les yeux Toutes les descriptions de l’enfer s’accordent sur le principe de répétitivité Souffrir machinalement Le terrible d’un enfer de faible intensité, c’est qu’on s’y habitue L’enfer manque de saveur, l’enfer est fade Ce n’est pas un objet concret qui définit l’enfer mais un manque Plusquededouleurphysique,lesdamnéssouffrentdelaconscienced’unmanque,d’un vide qu’aucun substitut proposé par une société d’abondance ne saurait combler Bien ou Beau, l’idéal se définit par son absence L’idéal fait défaut L’enfer se nourrit de projets Seul l’enfer donne l’idée d’infini; le paradis donne seulement la notion de l’inatteignable L’enfer est lié à la durée, le paradis à l’éternité En enfer on fait la queue, en enfer on paye, histoire de ne pas oublier qu’on n’est pas au paradis La souffrance se mesure en secondes Les tortures les plus lentes sont les meilleures Tous les efforts des damnés visent la prolongation du châtiment Une conception athée de l’enfer, qui le place dans l’en deçà, définit au moins une durée pour le châtiment: la perpétuité ne va pas au-delà de la vie Les morts troquent l’enfer pour l’isolement. Entre les deux, le diable ne saurait pas choisir Au bout de l’enfer s’ouvre l’abîme. Mais l’abîme est encore l’enfer Le fait que l’enfer existait avant eux sert d’excuse aux damnés
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L’enfer pratique l’autogestion Brique à brique, l’homme a construit son enfer Il n’y a pas de damnation passive Les damnés baissent les bras On ne va pas en enfer par tentation, mais par renoncement L’enfer n’est pas un gouvernement que l’on pourrait renverser, un état que l’on pourrait transformer. La damnation définit une condition Individualiser l’enfer: enfer en kit, enfer-en-valise (breveté M. Duchamp), enfer portable, enfer gonflable, etc. Les ingénieurs de l’enfer travaillent sans relâche à l’invention de nouveaux tourments Lesrêvesfontpartieduchâtiment:lesbonsparcequ’ilsnesontquerêves,lesmauvais parce qu’ils sont vécus comme vrais Les damnés n’aspirent pas au repos des bienheureux mais au sommeil de la brute Chaque fois que vous tentez d’oublier l’enfer, vous réveillez le mal de dent Rêver d’un enfer autre L’enfer pourrait être autre. Serait-il encore l’enfer? En enfer règne non pas tant le «chacun pour soi» que le «chacun contre l’autre» Toute compétition dans la souffrance est vaine: le plus malheureux sait qu’on peut encore souffrir plus En enfer, méfie-toi de tes amis Si tu invoques un ange, tu risques de rencontrer un diable Chaque damné croit qu’il s’en sortira mieux qu’un autre, chaque damné tend à mépriser les autres La souffrance ne se partage pas La souffrance rend méchant La souffrance ne grandit pas l’homme La souffrance n’apparaît pas dans les testaments; elle est pourtant léguée On peut avoir froid en enfer L’enfer n’est l’envers que de lui-même C’est l’enfer qui rend les hommes frères En enfer, que faire de la liberté? Tous les damnés ne sont pas égaux La liberté a été donnée à l’homme pour qu’il choisisse librement l’enfer Pour sa fonction, l’imperfection de l’enfer est parfaite Tout l’enfer dans cette vie-ci L’enfer n’a pas à être cohérent: du moment qu’on y souffre... Bien qu’on sache que c’est impossible, en enfer, on ne songe qu’à s’évader L’imagination ne permet pas l’évasion, seulement d’en rêver 64
L’enfer est une question de perception On n’a jamais assez de recul pour voir l’enfer en entier La vue de l’enfer n’est pas réjouissante. Mais on ne peut pas vivre les yeux fermés Les organes de la vue sont ceux du chagrin Même les aveugles peuvent pleurer Les larmes arrosent la douleur Les larmes ne sont pas un critère, il y a des damnés aux yeux secs et des diables aux yeux humides L’enfer est au fond de l’œil Observer l’enfer n’allège pas la souffrance, mais distrait un peu Les damnés savent qu’ailleurs n’est qu’un mot Lescroyantsrefusentlemot«damnation»etpréfèrentparlerde«mauvaisefortune» Grand orchestre cacophonique de l’enfer Imagesdel’enfer:Boschaconçulessiennesd’aprèslesdésastresdelaguerre,maisles vues pacifiques peintes par les impressionnistes ne sont pas moins impressionnantes Le paradis, selon Bosch, consisterait à vivre en bulles. Ce qui suppose un ciel sans oiseaux. Et la prohibition des cure-dents L’enfer n’est pas baroque, l’enfer est banal Au moins, tous les auteurs qui ont décrit des villes ne se sont jamais fait d’illusions: ils savaient qu’ils peignaient l’enfer Pour peindre l’enfer, l’imagination n’est pas nécessaire Un enfer gris Voir l’enfer en rose On se brûle les yeux à regarder l’enfer en face L’enfer n’est peut-être qu’une image, mais la souffrance dessous est bien réelle J’ai suivi le diable photophore Dire qu’il y a eu un temps où je ne croyais pas à l’enfer! Sous le coup de la douleur, on écrit pour ne pas crier Écrire n’abolit pas la douleur: on écrit comme on gratte une plaie L’écriture est un exorcisme En retraçant l’enfer, je n’espère pas y découvrir une faille; mais tant que j’écris je repousse la tentation du suicide Jemerendscompteque,d’unefaçonoud’uneautre,jen’aipratiquementjamaisécrit que sur l’enfer. Il y a un rapport entre écriture et, sinon damnation, souffrance Je pourrais parler des fleurs et des papillons sans cesser de parler de l’enfer L’enfer n’est pas que dans ma tête – même si le fait de l’avoir devant mes yeux ne prouve rien D’un voyage, même mental, en enfer, on ne saurait revenir indemne À décrire l’enfer, ma pensée s’est écorchée vive J’aurai apporté ma pierre à l’enfer verbal 65
De loin, l’enfer continue-t-il de briller après qu’il s’est éteint?
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Table des Matières
Les très pauvres rāgās...................................... 3 L’ange déçu........................................................ 31 Chez les autres almanach................................ 53