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saguenail

Poisson noyé

(Tous les sens, l’un des sens)

couverture et frontispice d’Alberto Péssimo



1 Ile frappe. La réponse parvient indistincte, plutôt sèche, monosyllabique, difficilement interprétable comme une invitation. Ile tourne néanmoins la poignée et, ouvrant lentement la porte comme prêt à s’excuser et rebrousser chemin, s’avance timidement. Le directeur relève les yeux et l’examine longuement avant de le convier à s’asseoir. Ile n’ose pas prendre ses aises et pose seulement le bout des fesses sur le bord du fauteuil, plaçant sa sacoche entre ses jambes, à terre, sans la lâcher. Sa posture est à la fois humble et têtue: Ile sait les efforts que lui a coûtés cette autorisation et entend bien ne pas repartir sans avoir eu gain de cause. Cependant, la diplomatie commande de ne pas élever la voix ou récriminer, aussi la meilleure tactique consiste à laisser l’autre, qui sait pertinemment l’objet de sa visite, entamer la conversation. Comme dans un duel. Devant son mutisme, le directeur finit en effet par s’éclaircir la voix et s’enquérir avec une feinte ingénuité: «Vous voulez consulter votre dossier?» Ce n’est pas vraiment une question puisque le directeur vient de saisir l’autorisation dûment tamponnée dans sa main et la contemple distraitement avant d’enchaîner: «Je n’ose pas imaginer combien de démarches vous aurez dû effectuer pour obtenir ce papier!» Les mots ont été prononcés sans ironie, presque avec admiration. Ile ébauche un sourire piteux. «C’est tout à fait irrégulier. Nos archives ne sont ouvertes qu’aux chercheurs et seuls peuvent être consultés les dossiers de personnes dont le décès remonte à au moins cinquante ans, c’est à dire dont toutes les actions tombent sous le coup de la prescription. Le règlement est formel. C’est qu’est en jeu la confidentialité des informations recueillies. La privacité des citoyens est protégée, encore heureux! Ce sera bien la première fois qu’un étranger à nos services aura accès à la section des vivants! Je pourrais bien sûr, en me réclamant de l’autorité qui m’est impartie de par le poste que j’occupe et les responsabilités qui m’incombent, refuser de satisfaire votre demande. Vous ne vous rendez sans doute pas compte du précédent que votre démarche crée. Car tout le monde souhaiterait pouvoir consulter son dossier. Comme un oracle. Ça n’a rien à voir avec le déterminisme, mais en quelque sorte le destin de chacun est consigné dans nos archives. Qui sait déchiffrer le passé connaît l’avenir. Ou peut l’inférer avec un indice de probabilité quasiment infaillible. L’homme est un animal routinier. L’assassin retourne sur le lieu du crime non pas par sentiment de culpabilité mais par simple habitude, pulsion répétitive, enregistrement du trajet par les jambes qui commandent ses pas. Ce que vous avez vécu et commis vous constitue et, en vous formant, moule aussi votre futur. Les hommes ne sont pas doués d’une imagination très versatile. En règle générale, une vie est trop courte pour qu’un quidam ne reste pas égal à lui-même de l’enfance à la mort. Par contre, souvent, les sujets ne se connaissent pas. Ne soupçonnent même pas ce que leur esprit recèle de désirs et contradictions. Ou alors, tout comme vous, les gens oublient.» Interrompu par une discrète mais insistante sonnerie intermittente, Le directeur prend sur son bureau un téléphone portable et le porte à son oreille. Ses réponses sont laconiques, oui, non, c’est ça. Le directeur repose l’appareil en s’excusant, cherche à renouer le fil de son discours mais, ne sachant plus exactement où son raisonnement l’avait mené, se résout à sauter tout de suite aux conclusions, après un dernier coup d’œil à l’autorisation officielle. «Étant donné les circonstances exceptionnelles de l’instruction en cours de votre procès et puisque apparemment votre amnésie n’est pas simulée, 3


je vais vous accorder ce dont aucun mortel n’a bénéficié avant vous.» Le directeur s’est levé, emporté par l’émotion de sa péroraison, et se dresse au-dessus de son visiteur en gonflant la poitrine pour lui insuffler plus de majesté. Changeant brusquement de ton et d’attitude, comme par crainte que la prolongation d’une pose quelque peu pompeuse finisse par sombrer dans le ridicule, le directeur appuie sur le bouton d’un interphone et, très bureaucrate, prie une demoiselle, sans doute sa secrétaire, de venir dans son bureau. Presque aussitôt, la porte s’ouvre pour laisser passage à une employée à l’air revêche de vieille fille, dont le fard et les vêtements d’adolescente, chemisier fleuri et jupe courte, soulignent la quarantaine bien sonnée au lieu de dissimuler son âge. «Vous allez mener monsieur au grenier et lui donner son dossier à consulter.» La secrétaire s’étonne: «Au grenier?» Le directeur explique, autant pour son employée que pour son visiteur, que l’original a été réquisitionné pour l’instruction. C’est donc le double qui pourra être consulté. Car un double existe. «On peut dire que vous avez de la veine que notre service soit si bien organisé!» Ile se fend d’un sourire de reconnaissance et emboîte le pas à la secrétaire. Maugréant continûment à voix basse, celle-ci lui fait parcourir une infinité de couloirs. Ses hauts talons, qui cherchent à compenser sa petite taille, font résonner les corridors de leur heurt régulier sur le linoléum, comme si une déformation professionnelle lui avait imprimé le rythme de la frappe et la poussait à continuer à taper à la machine même avec les pieds. La petite femme avance sans se retourner, grimpe deux étages, s’engouffre dans un nouveau couloir avant de s’arrêter devant une porte, frapper et, après avoir vainement attendu un signal, tourner la poignée et entrer. Ile la suit car la femme, ne l’ayant pas invité à entrer, ne lui a pas non plus intimé d’attendre dans le couloir. La pièce, minuscule, est vide. L’unique chaise est soigneusement rangée contre le bureau. Visiblement, le préposé a quitté son poste. Le mur du fond est entièrement tapissé de tiroirs métalliques s’élevant du plancher jusqu’au plafond. Des étiquettes portent l’initiale des fiches contenues par chaque tiroir. Mais le classement a dû être bouleversé car le dragon ouvre deux tiroirs au hasard et entreprend de parcourir les rangées serrées de fiches cartonnées. Ses doigts fébriles épluchent les coins des rectangles de carton à une vitesse proprement ahurissante, comme un caissier compte des liasses de billets, pourtant son œil a le temps de déchiffrer chaque nom puisque dès qu’elle est parvenue au bout de la rangée, elle a déjà ouvert le tiroir suivant. Ile observe cette danse effrénée, à la fois admiratif et confus d’occasionner tant d’efforts, mais excité à la perspective de voir son obstination près d’être récompensée. La secrétaire fait brusquement sauter une fiche d’un tiroir et, au lieu du petit cri de triomphe attendu, pousse une espèce de gémissement plaintif et s’écrie: «C’est le comble!» Son regard se porte alternativement sur la fiche et sur le visiteur, comme si elle ne pouvait en croire ses yeux, et sa moue s’accentue, passant de la hargne à la condamnation sans appel. Ile aimerait vraiment pouvoir déchiffrer les signes tracés en une mystérieuse et illisible sténographie sur sa fiche. Ile essaie de détendre l’atmosphère en risquant une plaisanterie: «Mais non! Le comble, ce serait si vous aviez dû chercher ce carton avec des gants de boxe!» La secrétaire aura probablement mal dormi, ou alors se sera disputée avec son petit ami, ou encore se trouvera en période de règles douloureuses; en tous cas, son sens de l’humour doit être maintenu en veilleuse pendant les heures de service car son visage, après un 4


temps de concentration et un léger froncement de sourcils pour assimiler le sens de la phrase, se tord en une grimace où la rage le dispute au solide mépris. Ile arbore immédiatement son air le plus penaud et s’élance à sa suite car la secrétaire, lançant un «Si vous aimez les combles, vous allés être comblé!», est repartie sans se retourner, lui claquant presque la porte à la figure. La longue marche reprend. Encore des escaliers, de plus en plus étroits, d’autant que des piles de dossiers ficelés encombrent les marches, jusqu’à une porte basse fermée au verrou, devant laquelle la furie reprend son souffle. Ile se tient en retrait, deux marches plus bas dans l’escalier trop sombre pour distinguer les formes de la secrétaire dont seuls les gestes se font entendre: tâtonner, tirer et faire tinter un trousseau de clés, en essayer plusieurs avant de parvenir à ouvrir le cadenas, pousser la porte grinçante et actionner un interrupteur. Des rangs de néons crépitants se mettent à clignoter, éclairant par à-coups une immense salle sous les toits, toute divisée par des étagères jusqu’au plafond où s’amoncellent des boîtes de carton étiquetées. Mais on ne doit pas pénétrer souvent dans cette réserve car tout y est recouvert de poussière et envahi de toiles d’araignées. Ile est pris à la gorge par l’atmosphère épaisse, presque poudreuse, qui règne dans la salle et se met à tousser. Le dragon le regarde d’un air à la fois réjoui et méchant mais, comme la toux se prolonge et se révèle par son timbre sec et caverneux sûrement douloureuse, s’adoucit. «C’est la section des vivants. Personne n’y vient normalement. Ici, au grenier, sont conservés les doubles. Vous pouvez vous vanter de faire une première. Ce sont les archives historiques qui sont habituellement consultées.» Une souriante indifférence professionnelle a repris le dessus et la petite femme, efficace et pleine de dextérité dans ces allées où on ne saurait se croiser, ramène une échelle en la faisant coulisser le long d’une barre fixée à mi-hauteur des étagères. Et même, la ménagère modèle tapie en elle se découvre quand, tel un tour de prestidigitation, un chiffon apparaît au bout de ses doigts pour nettoyer les étiquettes illisibles sous leur couche de crasse. Mais, malgré ses précautions, la secrétaire soulève un véritable nuage de poussière, réveillant la toux du visiteur qui reprend de plus belle et gagne la vieille demoiselle. Ile se demande, quand la poussière retombe, pourquoi la secrétaire semble hésiter au pied de l’échelle et si ce sont ses hauts talons qui la gênent pour effectuer sa montée. Ile se rend compte que la femme s’efforce discrètement de rabattre sa courte jupe contre ses cuisses et même de la coincer dans l’entrejambe, dans le visible souci de ne pas dévoiler au visiteur le dessin et la couleur de ses dessous tandis qu’elle entreprend son ascension. Grimper une échelle en serrant les genoux n’est pas une chose simple. La secrétaire a compris que le visiteur a percé son manège et elle se hisse de barreau en barreau sans le quitter du regard. Ses yeux affolés restent fixés sur lui tandis que sa main erre à l’aveuglette parmi les boîtes de carton. Ile profite de l’instant où elle doit détourner les yeux afin de vérifier le code inscrit sur l’étiquette pour s’approcher en souriant et se planter, perversement, presque sous elle. Ile ne peut rien distinguer mais la vieille fille perd contenance, veut se hâter, tente de dégager un dossier d’une rangée, libère à force de tirer dessus la languette de carton et, au moment où elle veut saisir la boîte, en répand le contenu qui s’échappe et se met à voleter entre les étagères. Ile a poussé un cri en devinant, une fraction de seconde avant qu’elle ne se produise, la catastrophe. Ile se retrouve entouré d’une pluie de papier comme d’un essaim de mouches. Ile en est aveuglé. Le 5


sol a blanchi comme sous une couche de neige. Ile regarde piteusement le désordre définitif instauré dans l’histoire de sa vie telle qu’elle devra désormais être reconstituée et, fataliste, voit s’écrouler ses rêves de mémoire bien rangée. Ile en reste paralysé. La femme est déjà redescendue et s’est mise à rassembler les feuilles éparses à terre. Certaines sont restées accrochées à des étagères plus basses, d’autres ont volé loin jusqu’aux allées transversales, certaines ont disparu par la fente qui sépare les étagères du plancher. Ile n’en revient pas qu’un dossier, son dossier, puisse contenir autant de feuillets. La liasse que la secrétaire a ramassée et qu’elle s’efforce vainement d’ordonner tiendrait difficilement dans la boîte de carton et ne représente qu’une petite moitié des papiers qui jonchent le parquet. À quelque chose malheur est bon: le dragon s’est mué en agneau et, désespérant de trouver un ordre pour classer feuillets et rapports, la secrétaire, passablement énervée, lève sur lui un œil où perle une larme, le suppliant muettement de ne pas ébruiter l’incident. Elle va jusqu’à lui adresser un franc sourire et, confuse, dans un terrible effort de séduction, ouvre deux boutons de son chemisier et laisse apparaître une maigre gorge. Ile n’a pas la tête à la bagatelle. La secrétaire lui remet le monceau de papiers, apercevant quelques feuillets égarés sous une étagère repart en chasse, examinant chaque recoin, et finit par conduire le visiteur jusqu’à une minuscule salle attenante qu’une table et une chaise suffisent à occuper totalement. Ile a posé la pile des rapports accumulés pendant des années qui constituent son dossier et, ôtant son manteau et tirant un cahier de sa sacoche, s’installe pour commencer ses recherches. La femme a retrouvé sa sérénité mais ne cesse de répéter des excuses. Ile commence à se sentir agacé et voudrait se concentrer sur ces pages où sa vie est consignée. La secrétaire comprend, mais avant de sortir explique à mi-voix: «Je vais devoir vous enfermer, c’est la règle.» Lui désignant une petite caméra de surveillance fixée au mur, le dragon enfin apprivoisé lui dit de prendre tout son temps, qu’elle viendra voir de temps en temps si son visiteur n’a besoin de rien, que pour sortir, manger, boire un café ou satisfaire un besoin naturel, un signe à la caméra suffira, qu’elle aura toujours le moniteur sous les yeux et qu’elle accourra aussitôt le libérer, mais que, si par un hasard improbable elle tardait, en actionnant ce bouton le portier à la réception sera alerté. Après lui avoir demandé de lui remettre son téléphone portable et s’être étonnée d’apprendre que l’étrange visiteur n’en utilise pas, la petite femme ne se décide toujours pas à quitter la pièce, soucieuse de s’assurer, sinon de son pardon, de sa discrétion. Ile fait mine, pour s’en débarrasser sans s’engager encore à taire l’incident, de se plonger dans l’examen des feuillets et entend avec satisfaction les talons se mettre en marche, la porte se refermer et le pêne tourner dans la serrure. Les pas décroissent rapidement. Enfin seul! Ile fouille ses poches à la recherche de son mouchoir et, ses doigts rencontrant son briquet, s’étonne de n’avoir pas été fouillé: une étincelle suffirait à réduire en cendres ces archives et toute l’histoire des hommes qu’elles contiennent. Ile contient un petit rire ironique devant tant de précautions inutiles, mais si l’on devait compter avec les infinies capacités de perversité des hommes autant renoncer à toute action sur cette terre et abandonner dès l’entrée dans la vie toute espérance, car l’enfer est plus proche et familier qu’on ne le peint. Ile s’ébroue, revient au tas de papiers où sont enfouis les secrets de sa vie, ouvre son cahier, extrait de sa sacoche deux stylos, un noir et un rouge, pour prendre des notes et saisit enfin le premier feuillet. Ile commence à lire.


2 Ile sait que tous l’observent à la dérobée. Tous sont bien sûr au courant, se sont sans doute rencontrés pour en discuter, ont dû commenter son caractère, son mode de vie et même ses bêtises d’enfance que son oncle se plaît à lui envoyer à la figure à chaque réunion familiale. Ile se doutait que le sujet ne serait pas abordé avant le dessert, question d’étiquette et de bonnes manières dont la famille se pique, mais la question leur brûlait tellement les lèvres que, pour ne pas risquer d’impair, tous, même les jumeaux à qui on avait certainement fait la leçon et promis une punition si leur bec s’ouvrait avant qu’on ne les y autorise, ont préféré manger en silence, faute de thème de conversation assez neutre pour exclure la moindre déviation vers ce qui les tracassait et obnubilait, absorbant toutes leurs pensées comme un trou noir avale la lumière, si bien que le repas s’est déroulé dans un mutisme pesant, sous surveillance, au ralenti, comme si une torpeur irrépressible avait engourdi les langues et les mâchoires. On vient de retirer le plateau de fromages. C’est avec soulagement qu’est perçue, comme une trompe annonçant l’arrivée des renforts, comme la sirène de l’ambulance fonçant vers le lieu du désastre, comme le premier pépiement après le déluge, la voix de son cousin demandant sur un ton badin, comme si l’idée venait juste de lui traverser l’esprit: «Au fait, et ton procès?» Le silence s’est fait cristallin, prêt à exploser, on l’entend comme une bouilloire avant que le sifflement stridule. Ile doit peser ses mots, surtout maintenir la conversation à un niveau de légèreté qui rend le sujet traité anodin, inoffensif, comme un nuage strictement personnel. «Ça suit son cours. Tu sais comme les tribunaux sont lents.» L’oncle intervient: «C’est quand même ennuyeux, cette affaire. Tu ne devrais peut-être pas prendre ça à la légère. Faut étouffer la rumeur dans l’œuf, parce que quand les bruits commencent à circuler, plus moyen de les arrêter!» Ile l’interrompt: «Quels bruits? Parce que si tu sais quoi que ce soit, tu en sais plus que moi! Jusqu’à présent, tous mes efforts pour découvrir ce qu’on me reproche se sont avérés vains. La réponse est toujours la même, que je ne dois pas m’en faire, qu’une instruction n’est pas une mise en accusation, qu’au fond ces tracasseries ne sont que simples formalités et me sont tombées dessus mais auraient pu tout aussi bien échoir à mon voisin. Ou à toi, pourquoi pas?» L’oncle n’apprécie pas son humour. «Moi, je veille à ce que la justice n’ait pas motif pour fourrer son nez dans mes affaires. Tu as l’air de croire que ces formalités, comme tu les appelles...» Ile proteste: «Comme le tribunal les appelle! Je perds quant à moi assez de temps à tâcher de découvrir ce que ça recouvre. Je ne nie pas leur caractère d’emmerdements majuscules, j’essaie seulement...» L’oncle l’interrompt: «Si tu veux, si tu veux, on ne va pas chicaner sur les mots. Ce que je veux dire c’est que tout ça, tout ce foin, ce tintouin, appelle-le comme tu voudras, n’est pas que ton problème mais, indirectement, aussi le nôtre. Je ne parle même pas de l’honneur de la famille dont tu te fiches comme de ta première liquette, mais de conséquences beaucoup plus immédiates et pragmatiques, comme ce que tes neveux entendent à l’école ou les questions perfides que me posent les clients, du genre c’est pas votre neveu qui ou c’est bien votre neveu qui... Même mes fournisseurs exigent désormais d’être payés comptant!» Un des jumeaux, tout fier d’être cité, demande candidement: «Qu’est-ce que t’as fait, tonton? Une bêtise?» Ile rit et s’efforce d’expliquer dans des termes que son jeune âge puisse comprendre: «Je n’ai rien fait. 7


J’ai juste été convoqué pour une vérification de routine. Ça ne vous arrive pas, à l’école, que le directeur vous dise de passer à son bureau pour vous demander si les études se passent bien, si vous vous plaisez à l’école, qu’est-ce que vous voulez faire plus tard et d’autres questions de ce genre?» Les deux neveux protestent ensemble: «Oh non! Quand on doit aller chez le dirlo, c’est pour être puni parce qu’on a fait une grosse bêtise!» L’oncle se contente d’un geste, signifiant: «Tu vois bien!» Ile cherche vainement une issue mais tous, des plus jeunes aux plus vieux, sans s’être donné le mot semblent ligués contre lui. Ile risque: «Ça existe, les erreurs judiciaires.» Ce qui n’est pas une confession, mais une sorte de reddition. L’oncle radouci demande: «Tu as un bon avocat au moins?» Ile hausse les épaules. «Tant que n’est pas formulée l’accusation, je ne vois pas pourquoi je devrais me défendre. Ni surtout de quoi. Paraît que je vais avoir droit à un avocat commis d’office.» L’oncle, contre toute attente, approuve. «Tu as sans doute raison. Aller trouver un bon avocat non seulement coûte cher mais éveillerait sans doute une légitime suspicion: si tu n’as rien à te reprocher, pourquoi agir comme si tu étais coupable? La grosse artillerie, faut la sortir seulement pour l’utiliser, pas comme arme de dissuasion. La tactique de voir venir n’est pas condamnable en soi. Tu dois toutefois veiller à protéger tes arrières.» Les neveux sont habitués à ces métaphores martiales de leur grand-père et traduisent à leur manière: «Faut pas que tu te laisses faire, tonton! Si les flics veulent t’emmerder, faut porter plainte contre eux. D’abord, les keufs, c’est tous ripoux et compagnie! Te laisse pas marcher sur les pieds!» Toute la famille s’esclaffe à cette saillie des jumeaux. Ile formule enfin, profitant de la détente momentanée, la question qui lui tient à cœur et dont la réponse est, derrière tous les paravents rhétoriques, comme en coulisses, le motif même de ce repas de famille. Sa cousine a profité du soulagement de la tension par le rire général pour aller chercher à la cuisine le dessert, la prévisible tarte tatin qui constitue le gâteau favori de l’oncle, donc le régal obligé de tous les dîners familiaux. Ile attend qu’elle ait coupé les parts pour répéter sa demande: «Probablement, je pourrai avoir besoin de citer quelques témoins à décharge...» Son cousin, furieux, ne le laisse pas achever. C’est lui qui, tenant admirablement son rôle de joker ingénu, a su mettre la question trop chaude sur le tapis, mais pas question de se laisser entraîner, par quelque douteuse obligation de solidarité consanguine, à participer à ce que, dans son for intérieur, son éducation et sa veulerie ne peuvent manquer de lui faire qualifier de farce de mauvais goût. Prudemment, en gendre modèle, l’anguille a su rester en retrait pendant toute la conversation et entend bien maintenir cet écart stratégique. «Je te prie de ne pas nous mêler, ta cousine et moi, à tes salades!» Le mot salade, dans sa bouche, sonne obscène, rouge et turgescent comme un organe vérolé. Le patriarche, outré de l’outrecuidance de son neveu, accourt prêter main forte à son gendre avant que la discussion puisse s’envenimer. «Voyons! Tu ne voudrais pas que nous salissions notre réputation, par-dessus le marché!? Tu ne changeras donc jamais? Déjà, tout gamin, tu tressais la corde pour te pendre. Je ne sais pas ce que tu as fait qui te vaut l’honneur d’une intervention judiciaire, et ne veux pas le savoir. Ah! Tu peux te vanter de nous en avoir fait voir, et de toutes les couleurs! Mais tu pourrais au moins, par respect, par reconnaissance pour ta cousine qui t’a toujours été dévouée et tes neveux qui va savoir pourquoi t’admirent et bavent rien qu’à t’entendre nommer, tenir ta famille en dehors de tes 8


turpitudes. Si y a des conséquences à assumer, aie au moins la décence de les affronter seul et de ne pas traîner tes proches dans la boue!» Ile avait déjà compris que tous le croient coupable, que tous, avant même la décision du tribunal, le condamnent. Sans preuve. Sans la moindre connaissance de cause. Par lâcheté. Pas par conviction, pour se protéger. Ile a été désigné, au seul reçu d’une convocation par courrier recommandé, bouc émissaire. Peu importent ses actes, sa culpabilité, relevant de l’arbitraire, n’en est pas moins irréfutable. Son cas est, littéralement, préjugé. Même caramélisées, les pommes préludent à l’expulsion. Les dents attaquent la tarte en avant-goût de la curée proche. Les jumeaux, avec l’inconscience de leur jeunesse, ont fait de leur oncle un héros romanesque, lui prêtant des aventures d’autant plus enviables que secrètes et transformant son désarroi en défi, envers leurs parents et contre la société dans son ensemble. Le soupçon l’a métamorphosé à leurs yeux en un Fantômas redresseur de torts. Et quand l’ancêtre, se dressant de toute l’autorité que lui confère son âge, prononce le réquisitoire: «Cette famille a toujours été honnête et n’a jamais eu maille à partir avec la justice!», que leur oncle accusé réplique: «Tu veux dire que tu as toujours fait tes coups en douce et assez discrètement pour ne pas éveiller la suspicion, sans parler des pots de vin dont tu arroses les inspecteurs du fisc ni des petits cadeaux au percepteur», les neveux voient en lui un nouveau Robin des bois à qui leur instinct frondeur commande de manifester un soutien actif: «Vas-y tonton! Papy c’est un truand, et le gouvernement une caverne de voleurs! Tu les auras!» Leur enthousiasme tourne aux larmes quand le cousin ulcéré leur flanque une retentissante paire de gifles. Leur mère, par contagion, se met à pleurer sans avoir rien compris à la tournure des événements, anéantie par le désastre de ce repas qu’elle a pourtant mis tout son cœur à confectionner, soulagée seulement par la constatation que le plat à tarte a été récuré et que le déclenchement des hostilités ne saurait être attribué à une défaillance de l’intendance. L’oncle, hésitant entre une feinte apoplexie et une phrase immortelle, citation historique, romaine ou shakespearienne, debout, rouge, la main sur le cœur, s’étrangle. Ile comprend qu’a régné au cours du repas une trêve exceptionnelle mais que l’heure de se retirer a sonné. Ile salue de loin, à la cantonade, d’un geste large, adressant à ses neveux un clin d’œil qui, faute de pratique, semble plutôt un tic lui déformant le visage, et se dépêche de sortir avant que son oncle ou son cousin aient repris leur souffle. Ile dresse, tout en descendant d’un pas songeur l’escalier, le bilan de la réunion familiale, qui se solde par un fiasco prévisible quant à un éventuel soutien actif mais, reprenant la chronologie des insultes, s’accorde complaisamment un bon point pour n’avoir pas reculé, et même dit son fait à l’oncle magouilleur, si bien que le résultat, loin d’être positif, ne saurait être considéré proprement catastrophique. Ile soupire, fataliste, en constatant que l’orage qui menaçait a éclaté, que la pluie tombe drue et que tout espoir d’atteindre l’arrêt de bus sans se faire saucer doit être abandonné: «Ça aurait pu être pire!»


3 Ile écoute attentivement. Ile attend du médecin quelque révélation, illumination qui déchirera les ténèbres de sa mémoire défaillante et de ses doutes persistants. Mais, malgré leur ton assertif, les déclarations du savant ne sont pas pour le rassurer: «Toute histoire est fiction. Ce qu’on appelle faits n’ont rien d’effectif car leur ordonnance, qui seule est significative, recouvre une sélection, un groupement, une construction qui n’ont rien d’objectif. Les événements ne gagnent existence qu’à partir de leur interprétation. Jusque là, ce ne sont qu’incidents qui, au milieu du flux continu de mouvements et actions quotidiens, passent inaperçus. Leur consistance est affaire de conscience. La réalité est virtuelle, et la virtualité n’est pas l’état d’un phénomène non encore accompli mais plutôt non encore reconnu, enregistré, fixé par la mémoire, détaché de l’écoulement temporel qui emporte le reste.» Le médecin parle posément, avec parfois un geste du bras pour souligner une phrase. «La vérité est une invention. Croyez-vous que la réécriture constante de l’histoire, avec ses révisions et ses corrections, se doit à la découverte de nouveaux documents? Pas du tout! L’histoire est une fiction qui a une fonction: légitimer le présent, non seulement l’éclairer mais le présenter comme le résultat d’un processus inéluctable, avec des hauts et des bas, des reculs pour mieux sauter, un mouvement continu d’amélioration, un progrès constant. Donc à chaque changement du présent doit correspondre une réinterprétation de l’histoire. Les exemples abondent. La lecture de manuels scolaires remontant à cent ans, à cinquante ans, voire à dix ans, est éclairante, c’est moi qui vous le dis! L’histoire individuelle, biographique, ne diffère pas de l’histoire sociale: elle est un assemblage de soi-disant faits plus pertinents que d’autres, traumas d’enfance et tutti quanti, pour expliquer la personnalité de l’adulte à un moment donné de son parcours. Elle n’est ni plus vraie ni plus fausse que celle qui l’a précédée ou que celle qui lui succèdera. Disons, pour simplifier, que votre vie est ce dont vous vous souvenez. Si votre mémoire aujourd’hui vous la déroule ainsi, c’est que c’est vrai. Vous pouvez vous y fier.» Ile n’en revient pas: «Ne parle-t-on pas pourtant de souvenirs-écrans, voire de souvenirs forgés?» Le savant le regarde avec commisération. «L’imagination est une voie tortueuse de la vérité, mais on n’invente jamais à partir de rien! À la base, un désir au moins a été nécessaire. Que son accomplissement ait été effectif ou fantasmatique est secondaire. Souvenirs-écrans! Tu parles! Votre vie est un film. En partie mis en scène, sûrement, en partie dans des décors oniriques de carton-pâte, si vous voulez. Mais ce qui est absolument certain, c’est que derrière l’écran vous ne découvrirez aucune vérité, derrière l’écran c’est le vide. En dehors du film que votre mémoire a monté, y a rien!» Ile veut se rassurer: «Donc, si je ne m’en souviens pas, je n’ai rien pu commettre! Je suis innocent!» Le médecin l’arrête d’un geste autoritaire: «Eh là, pas si vite! D’après les rapports, d’après votre propre déposition telle qu’elle a été consignée, vous ne vous souvenez pas mais vous ne niez pas, vous avez des doutes. Or le doute est le début de la faute, ça se vérifie à tous coups.» Ile l’interrompt: «Vous voulez dire que j’aurais dû protester?» Le médecin hoche la tête: «Avec la dernière énergie! Si vous étiez innocent, s’entend. Votre mollesse dans la dénégation constitue une sorte d’aveu. Si vous avez suivi ce que je vous ai expliqué, vous devez comprendre qu’un crime, même fantasmé, même suggéré, une fois que son idée a pénétré votre cerveau, a été admise par votre conscience, est prête à être absorbée 10


par votre mémoire, ce crime, désormais, vous devez l’assumer. Son accomplissement effectif ne prend effet que lorsque ses conséquences se font sentir, qui le rendent irréparable, ineffaçable. Quelles conséquences? Mais votre aveu justement!» Ile n’en revient pas: «Quel aveu? Je ne sais même pas quel crime je suis censé avouer!» Le docteur sourit: «C’est ce que nous allons déterminer ensemble!» Ile ne sait comment combattre l’assurance persuasive du psychiatre. «Vous voulez dire que vous allez m’inventer un joli petit crime que je n’aurai plus qu’à endosser?» Le médecin paraît choqué: «Vous me prenez pour un hypnotiseur? Un charlatan? Je suis ici pour vous aider, voyons! La première évidence est celle de votre culpabilité, ou plutôt de votre sentiment de culpabilité, ce qui revient au même. Vous pouvez l’appeler doute, amnésie, comme cela vous chante. Et ce trou, de mémoire, c’est vous bien sûr qui allez le combler! Car, pour l’instant, c’est l’inconsistance de votre faute qui vous pèse tant! Pensez qu’en formulant votre crime, vous allez enfin découvrir votre origine, l’acte initial qui vous a fait ce que vous êtes. Et ne craignez rien: je n’ai jamais connu d’innocents! L’innocence n’est qu’amnésie. Nous sommes tous fils de Caïn!» Ile est presque convaincu. Ile demande au médecin si ce travail de remémoration prendra longtemps. Ile est le premier intéressé mais ne sait pas par où commencer. Le psychiatre lui explique que plusieurs théories et pratiques sont en concurrence, mais que lui est en faveur des cures rapides, des analyses de courte durée. L’invitant à s’allonger sur le dos, confortablement, sur le divan qui occupe la moitié du cabinet, le médecin déclare que le point de départ n’a pas d’importance, ce peut être un mot, un rêve ou un souvenir d’enfance. De toutes façons, le fil de la pensée, d’associations en images, aboutira toujours au même nœud, que leur tâche consistera à démêler, car la difficulté ne tient pas tant à la révélation du crime, immédiatement reconnaissable comme une tache de sang sur une clé de placard, qu’à la nécessité ensuite de l’assumer. «Au fond, on n’arrive à vivre bien avec soi-même que dans la mesure où on ne se connaît pas: se connaître, c’est découvrir le monstre tapi en nous. Au sens littéral, car nous ne sommes pas entiers mais multiples. La personnalité n’est pas une unité mais un composé, en partie ange, en partie bête, en partie beaucoup d’autres choses. Ce qui de nous est unique, c’est le mélange. L’assassin, c’est au fond de soi qu’on doit le chercher! Les écrivains de littérature policière l’ont intuitivement compris.» Ile ferme les yeux. La perspective de s’imaginer en meurtrier ne lui paraît ni drôle ni séduisante, surtout si de rêver un crime suffit à en devenir responsable au même titre que si on l’avait commis. Ile essaie vainement de se souvenir d’envies de meurtre. Le médecin lui laisse le temps de plonger au fond de sa mémoire et ne lui pose aucune question. Ile ne parvient pas à orienter sa pensée qui flotte sans se fixer sur aucune réminiscence précise. Ile a un passage à vide. Ile se réveille brusquement, affolé de constater que le sommeil a eu raison de sa concentration. Ile ne sait pas combien son assoupissement a duré. Ile se relève et constate que le savant, son carnet à la main et son stylo dans l’autre, très droit sur sa chaise, a les yeux fermés et est en train de somnoler. Ile se sent floué et décide de mettre fin à la farce où lui est échu le rôle du dindon. «Qu’en pensez-vous, docteur?» Ile a parlé en haussant la voix pour être sûr de réveiller le psychiatre. Le médecin toutefois se montre un fin renard et ne se démonte pas. Son jeu est parfait: aucun geste brusque, nulle manifestation de surprise; ses paupières se relèvent lentement comme si la réflexion profonde seule les avait 11


abaissées; sa réponse laisse entendre qu’aucune miette de la confession n’a été perdue et que la question ne le prend pas au dépourvu: «Et vous?» Ile ne s’y laisse pas prendre et, jubilant intérieurement, emporte la manche: «Docteur, je crois que je vais m’en tenir là. Cet exercice de mémoire, ça n’est pas aussi simple que ça le paraît. Maintenant que l’occulte est venu au jour, je dois le regarder en face. Ceci dit, je ne suis pas sûr que cela concerne la justice. D’abord, depuis le temps, y a sûrement péremption. Et puis, faut faire la part de l’exagération et de la distorsion des impressions infantiles, vous ne croyez pas?» Le médecin se contente d’un hochement de tête peu compromettant. Ile en profite: «Dans un premier temps, docteur, je crois que je préfère garder tout ça pour moi. Je compte évidemment sur vous pour respecter le secret professionnel, vous êtes bien médecin, pas flic? Une sorte de prêtre laïc, en quelque sorte. Je ne sais pas comment vous remercier.» Ile défie le savant en le regardant droit dans les yeux. Le psychiatre l’observe, hésitant quant à l’attitude à prendre, et finit par sourire largement: «J’apprécie que vous repreniez les rênes. C’est assurément un indice de votre guérison. Vous voyez, votre cure aura été encore plus rapide que je ne l’avais imaginé. La thérapie prend fin quand le patient retrouve sa capacité d’initiative. Je reste à votre service, même si je crois, ou je crains, que vous vous dispenserez dorénavant des miens.» Ile serre la main que le médecin lui tend, se demandant rétrospectivement si une occasion de percer le mur de sa mémoire ne vient pas, encore une fois, de lui glisser entre les doigts, irrémédiablement.


4 Ile attend patiemment son tour. Les ménagères devant lui font consciencieusement leur provision de bidoche pour les deux repas de la journée. Les familles doivent être nombreuses, ou très affamées, car les clientes achètent les côtes de porc à la douzaine, emportent des gigots et des jambonneaux entiers, et se font servir des steaks par kilos. Ile s’est toujours étonné de cette fringale de viande de ses contemporains occidentaux: quatre ménagères ont, mieux que des hyènes, nettoyé en quelques minutes sous ses yeux l’équivalent d’un buffle entier. Ile se sent légèrement écœuré et, son tour enfin arrivé, ne sait plus que commander. C’est à ce moment que, comme pour le tirer d’embarras, l’entrée d’une vieille dame tenant en laisse un chien fait diversion. Le boucher se précipite, furieux. «Les chiens ne sont pas autorisés dans cet établissement!» Le commerçant désigne la petite affichette et scande ses mots en hurlant, au cas où la vieille serait sourde. Mais celle-ci ne s’effraie pas et, très calmement, explique d’une voix humble que son chien va mourir, n’en a plus que pour quelques heures, ne fait que se traîner, incapable d’ingurgiter la moindre nourriture, et qu’elle n’est venue voir le boucher que pour lui demander de l’abattre et de le découper afin qu’elle puisse le consommer en un dernier geste d’hommage rituel. Comme le boucher, ahuri, ne semble pas saisir le sens de ses paroles, la vieille dame réitère sa demande et reprend son éloge funèbre du chien. Le boucher se ressaisit et l’interrompt: «J’ai besoin d’un certificat du vétérinaire, c’est la loi!» La vieille sort un carnet tout chiffonné pour montrer que toutes les vaccinations ont été faites, que si le cabot a l’air souffreteux c’est seulement parce que la souffrance l’a mené aux portes de l’agonie, le malheureux allait sur ses vingt ans, pensez, pour un chien!. La dame s’affole un peu devant le mutisme obstiné du boucher qui la toise sans fléchir. Ile intervient en faisant remarquer que ce n’est pas comme si le boucher allait mettre en vente la viande de l’animal, qu’on peut considérer cet abattage comme une exécution privée, ne relevant donc pas de la législation publique, ressortissant plus du domaine de la théologie que de la gastronomie. Le boucher s’entête: «La visite est obligatoire!» Ile insiste: la vieille dame ne lui demande qu’un petit coup de couteau, une intervention strictement instrumentale, ne faisant appel qu’à sa dextérité professionnelle, et le boucher devrait y voir une reconnaissance de son talent, être sensible à la confiance dont cette requête témoigne ou tout au moins s’attendrir et exécuter par charité un geste que ses faibles forces et ses mains tremblotantes ne permettent pas à la pauvre vieille quasiment infirme d’accomplir sans aide. Est-ce que les chauffards sur la route s’inquiètent de savoir si les clebs écrasés par leur inconduite ont reçu la visite du vétérinaire? Le boucher, légèrement excédé, s’apprête à renouveler son refus mais, pris d’une idée subite, se tourne vers le client beau parleur: «Vous n’avez qu’à le passer, vous, ce certificat!» Ile met quelques instants à réaliser le sens de la réplique, avant de se récrier: «Mais je ne suis pas médecin!» Le boucher hausse les épaules: «Les vétérinaires ne sont pas plus médecins que vous et moi, tous des charlatans! Un tas de feignants qui se contentent d’administrer des vitamines ou de donner des injections de poison. Les bêtes que ces messieurs soignent crèvent deux jours après, ou si elles s’en sortent c’est qu’elles sont particulièrement robustes et coriaces pour résister à la maladie et au traitement. Les vétérinaires, tout ce que ça sait faire, c’est toucher des honoraires. Vous n’avez pas idée du beurre que ces salauds se font sur 13


notre dos! De toute façon, ça n’a pas beaucoup d’importance, vous avez dit vousmême que c’était pas tant un abattage qu’un sacrifice et que j’allais officier plus comme prêtre que comme boucher! Moi, je veux bien aider, j’ai seulement besoin d’une déclaration avec une signature, je fermerai les yeux sur le cachet manquant, ça ne sera pas la première fois que le toubib aura oublié son tampon à la maison ou à la clinique.» La vieille dame a suivi toute la conversation avec attention et regarde son sauveur d’un air suppliant. Ile rage: l’autre a su si bien retourner la situation que c’est lui qui maintenant paraît réticent à collaborer alors que toute l’obstruction est le fait du boucher. Ile finit par capituler: «Donnez-moi une feuille de papier!» Ah, mais non! C’est qu’on doit d’abord examiner le chien! Suffit déjà que le certificat soit un faux, on ne va pas par dessus le marché déclarer le chien mangeable sans l’ausculter préalablement. Le boucher est catégorique. Saisissant d’une main son client par l’épaule et de l’autre la laisse du chien, le géant les entraîne d’une poigne ferme dans l’arrière-boutique au sol carrelé, remplie de seaux de sang, de cageots débordant d’os et de caisses où s’amoncellent les morceaux de graisse. La vieille dame, discrètement, et restée sur le seuil et les observe par l’entrebâillement de la porte. Ile obéit mécaniquement au boucher comme si l’incongruité de la situation avait déclenché un état hypnotique, entre la catalepsie et le somnambulisme. Ile enfile sans rechigner le tablier que le boucher, très professionnel, lui tend, mais ne parvient pas à nouer le cordon derrière son dos. Le boucher l’oblige à tenir le chien tandis que ses mains expertes malgré l’épaisseur des doigts boudinés exécutent le nœud. Ile voit en lui un machiavélique bourreau qui a juré de le transformer, pas même en son reflet ou son ombre, encore moins en son aide, mais bel et bien en sa caricature. L’odeur fauve des déchets provoque en lui une nausée. Satisfait de la tournure des événements, le boucher n’arrête pas de sourire. Ile ne peut plus reculer. Le boucher lui fait tenir grande ouverte la gueule du chien en lui montrant comment saisir à pleines mains les maxillaires. Ile est persuadé que cette séance de torture finira par une morsure, si encore le chien ne lui arrache pas toute une main, mais le malheureux cabot se laisse faire sans réagir ni protester, se contentant de pousser un faible gémissement du fond de la gorge. Le boucher lui ordonne de vérifier la couleur de la langue et du palais, si des plaques ou des boutons ne sont pas apparents près des gencives, si la base des dents n’est pas noire, si aucune blessure, même cicatrisée, n’est visible, si la bave n’est pas trop poisseuse ou sanguinolente. Ile ne voit rien et répond négativement à toutes les questions du boucher. À un moment donné, le chien est pris d’un frisson et lui pisse sur les pieds. Devant la mine déconfite de sa victime, le boucher éclate de rire, tend une serpillière au médecin malgré lui et, s’armant d’une hachette sans même prendre la peine de l’affûter, sur un «Ça suffit!» emmène le cabot dans l’arrièrecour. La vieille, dès que la porte est refermée, se précipite pour nettoyer les souliers de celui qu’elle s’obstine à appeler «mon sauveur». Fébrilement, ses mains ôtent les chaussettes, les passent sous un robinet encastré dans le mur à hauteur de genou, les tordent avant de les renfiler, tandis que ses lèvres marmonnent des excuses et des remerciements indistincts, à voix assez basse pour ne pas couvrir les éventuelles plaintes du chien. Tous deux tendent l’oreille, mais aucun son ne leur parvient si ce n’est le bruit tranchant et régulier de la hache retombant sur le billot. La vieille lui a remis ses chaussures et noué ses lacets quand le boucher rentre tenant sa dépouille 14


enveloppée dans une feuille de journal. La vieille se relève, l’œil brillant, veut tendre une main vers le paquet mais le boucher l’ignore et leur fait signe de repasser dans la boutique. Parfaitement à l’aise, le commerçant accomplit alors les ultimes formalités: peser l’animal, «Six kilos! Pas si maigre que ça, vot’ cabot!», noter le poids sur un calepin, demander la race du chien à sa maîtresse qui répond par un haussement d’épaule d’ignorance, «Mettons terrier, ça n’engage à rien!», inscrire les données fournies par le vétérinaire improvisé, «Langue: rouge, dents: saines, salive: fluide, état général: satisfaisant», lui tendre enfin le carnet pour le faire signer. Ile s’exécute sans commenter, maintenant pressé d’en finir. Le boucher déplie son paquet et révèle l’animal complètement écorché et découpé en morceaux: tête, poitrine, pattes et échine. Si ce n’était le museau pointu, on le prendrait aisément pour un agneau. Le boucher a séparé les abats dans une autre feuille de journal, dont le papier humide et sanguinolent se déchire tout seul. «L’usage veut qu’on offre le foie et le cœur au vétérinaire», affirme le boucher en quêtant du regard l’approbation de la vieille. Celle-ci s’empresse d’acquiescer d’un hochement de tête. Le boucher étale les abats mous, noirâtres, rougeâtres, voire verdâtres, et leur confectionne un nouvel emballage dans un papier couché, imperméable comme de la cellophane, avant de le tendre avec un clin d’œil à son client en lui murmurant: «Je vous ai mis les roustons avec. Paraît que c’est le meilleur morceau!» Ile lui demande aussitôt, un peu confus, quelle part revient au sacrificateur mais le boucher répond doucement: «Je suis végétarien. Au bout d’un moment, la viande a fini par m’écœurer. Je suis incapable d’avaler ce que je découpe et vends!» Avec une petite moue, l’homme remballe la carcasse du chien, la repèse par réflexe et, tendant son paquet à la vieille, s’enquiert: «Et avec ça?» La dame demande timidement combien elle doit. Le boucher la jauge, évaluant le manteau miteux et les souliers éculés, et répond, magnanime: «Le docteur ne vous a pas fait payer la consultation, je ne vous prendrai rien pour l’abattage. Bon appétit!» La vieille se fend en remerciements et, la larme à l’œil, le paquet serré contre son cœur, repart en appelant sur eux la protection des saints et la bénédiction des anges. Ile quitte la boucherie sur ses talons. Au coin de la rue, un roquet s’approche de lui en reniflant et se met à le suivre, bientôt rejoint par quelques collègues. Ile se retrouve cerné, avant d’avoir atteint le jardin public, par toute une meute grondante, bavant et se pourléchant d’avance les babines. Ile se demande si les chiens sont capables d’identifier à l’odeur le cœur d’un des leurs et leur abandonne volontiers les entrailles de leur confrère, objet d’une convoitise de plus en plus sonore sinon agressive. Ile jette, pour les éloigner, de toute sa force son paquet vers le ciel. Les chiens se ruent dans le sillage du colis qui décrit une longue courbe avant de retomber au milieu de l’avenue. Ile s’est détourné mais entend derrière lui les crissements de freins et les chocs assourdis des collisions mêlés de craquements, cris et jappements.


5 Ile marche à grands pas. Ile sait que sa convocation n’est que pour dix heures et qu’une attente prolongée est plus que probable, personne n’aurait l’idée de se présenter en avance au tribunal, tant l’interminable bureaucratie et la lenteur de la justice sont légendaires, mais le fait de ne pas porter de montre ni de téléphone portable le pousse à être plus ponctuel qu’un roi. Ile voit de loin une queue qui s’est formée à l’entrée d’un immeuble mais ce n’est qu’après l’avoir remontée que force lui est de constater que cette porte est justement celle de l’annexe du palais de justice où la convocation le somme de comparaître et que l’attente, à en juger par la longueur de la file, sera plus longue encore que prévu. Ile s’avance jusqu’au préposé qui barre le passage aux visiteurs et lui montre sa convocation. L’huissier déplie la lettre et la lit méticuleusement, puis lui montre au fond du couloir l’indication de la section, B2, avec ordre de s’y présenter quand son tour viendra, et l’invite à rebrousser chemin pour aller prendre sa place au bout de la file d’attente. Ile s’y attendait et se garde de protester. Le garde s’est montré aimable. Après tout, peut-être cette queue se résorbera-t-elle rapidement dès que les employés du tribunal seront prêts et ouvriront leurs bureaux, à moins que cette attente soit calculée à des fins thérapeutiques, comme dans les salles d’attente des hôpitaux où les symptômes les plus bénins, maux de ventre ou de tête, finissent par s’évanouir d’eux-mêmes et rendre inutile la consultation. Ile s’arme de patience. La queue est essentiellement composée de femmes, de tous âges, certaines tenant dans leurs bras des bébés, d’autres entourées de toute une marmaille braillante qui devrait à cette heure se trouver à l’école. Plusieurs doivent venir régulièrement, si ce n’est quotidiennement, car elles se sont donné rendez-vous: certaines remontent la file à la recherche d’un visage connu, des commères dans la queue font signe et appellent à haute voix de nouvelles arrivantes. Ile voit avec étonnement sa place reculer au lieu d’avancer à mesure que l’attente dure. Ile ne s’en inquiète pas, non seulement son avance rendrait vaine toute impatience, mais sa curiosité se satisfait à l’écoute des propos de ses bavardes voisines. Ile se rend compte que la plupart des femmes qui attendent n’ont pas reçu la moindre convocation, que leur démarche consiste au contraire à devancer l’éventuelle convocation, que le but de leur visite au juge est d’avouer le méfait que leur fils ou leur mari auront commis afin de monnayer un pardon anticipé. Entre elles, les ménagères discutent de la corruptibilité des juges, des policiers, voire des gardiens de prison car certaines sont venues requérir une autorisation de visite à un parent sous les verrous. Ile comprend que les inculpés pour qui elles viennent intercéder sont récidivistes, vivent d’expédients, se sont fait arrêter assez souvent pour connaître flics, procureurs et juges par leur petit nom et que cette visite au palais de justice appartient à une routine, comme d’autres vont vérifier leur relevé de compte ou consulter les cours de la Bourse. L’une demande sans façon à sa voisine si elle a réussi à faire passer à son homme un téléphone portable extra plat glissé sous la couche de pommes d’une tarte tatin, puis elles se mettent à discuter cachettes pour faire passer haschich et héroïne dans la taule malgré la fouille systématique à l’entrée. Derrière elles, une matrone explique que le nouveau gardien est très rigide et n’accepte de fermer les yeux que si on le paye en nature, si bien qu’elle a dû envoyer sa fille qui a tout juste seize ans. «Une gamine! Vous vous rendez compte! Y en a vraiment qu’ont pas de moralité!» Toutes se montrent scandalisées à 16


ce récit et se mettent à évoquer les perversions et pratiques abusives de matons historiques, quasi légendaires. Elles en parlent crûment, sans chaleur mais sans pudeur, allusives mais insistantes, comme si la figure des tortionnaires et le souvenir de leurs sévices, en incarnant fantasmatiquement la cause de l’humiliation qui est leur condition même de vie quotidienne, la leur rendait supportable. Comme si la corruption du système les dédouanait de leur propre jonglerie avec la morale, bien qu’elles aient obscurément conscience que la répartition inégale du pouvoir et de l’autorité les condamne à être toujours, au bout du compte, devant la loi, devant le patron ou devant le mari, voire le fils, perdantes. «C’est la vie!» conclut l’une d’elles. La file soudain s’ébranle, avance d’un pas et s’arrête. Le gain est si faible que le doute plane si les premiers ont pu entrer ou si les seconds ont seulement décidé de serrer les rangs. Surtout que surgit un corps que les bras repoussent fermement et se repassent, remontant toute la file aux cris de «À la queue, comme tout le monde! Pas de resquille!» La malheureuse se laisse ballotter de mains en mains, évitant comme elle peut les coups de coude malencontreux et, tout en se laissant passivement pousser porter bousculer, tente de s’infiltrer dans chaque interstice de la queue. Ile est d’abord tenté de lui permettre de se glisser à sa hauteur comme ses voisines ont tout à l’heure invité leurs commères à prendre place à leur côté mais, devant les sourcils froncés et les regards courroucés des furies qui l’entourent, finit lui aussi par lâchement la repousser en arrière. Elle n’insiste pas, ne proteste pas, se laisse malmener comme un sac. Ile la suit des yeux et la voit avec soulagement s’incruster entre deux groupes quelques rangs lui loin. La femme, dès qu’elle a gagné sa place, retrouve son aplomb, se met à raconter son histoire et apostrophe celles qui l’ont repoussée avec une familiarité complice et sans rancune: «Quelqu’un va à la visite? J’ai un billet à faire passer au 343.» Aussitôt une des commères s’offre à remettre le message et elles combinent un rencard pour transmettre la réponse du prisonnier. Ile commence par admirer la solide solidarité qui s’établit naturellement et immédiatement entre ces femmes et mères de taulards mais, en y réfléchissant, corrige sa première impression: ces services sont sûrement tarifés et l’obligeante messagère ne s’est pas offerte par bonté d’âme. Ile comprend qu’une stricte économie règle ces rapports: la commission coûtera sans doute moins cher que le billet aller-retour jusqu’au pénitencier. De même, une rigoureuse évaluation des pots de vin à verser ou des amendes à payer commande la présence de ces habituées au palais de justice. Sa voisine se plaint que, depuis que la patrouille a découvert par hasard qu’elle tenait à domicile un petit commerce de boissons, au noir et sans licence, les flics passent désormais régulièrement et lui dressent à chaque fois un nouveau procès-verbal, si bien qu’elle a le sentiment de payer indéfiniment la même amende. «J’ai pris un abonnement!» conclut-elle, ironique. Ile hasarde: «Ne serait-ce pas plus simple et plus rentable de payer la licence?» Toutes les commères se retournent sur lui. «Vous n’y pensez pas, monsieur! Avec les taxes qu’y-z-ont inventées, si vous vous déclarez, vous vous retrouvez sur la paille en un rien de temps! Y a toujours un truc qu’est pas légal, une autorisation qui manque, un papier qu’est pas en règle. Et pis, dès que le fisc vous a repéré, y vous lâche plus! Et un impôt par-ci et une taxe par-là et la plus-value et la sécu et tout le saint frusquin!» Toutes approuvent du chef, n’en revenant pas de rencontrer un quidam aussi ingénu. La voisine elle-même trouve si bizarre la suggestion que son 17


front se plisse et, doutant de la bonne foi de ce provocateur, se demandant même si ce provocateur ne serait pas un keuf en civil cherchant à leur tirer les vers du nez, le questionne à brûle-pourpoint: «Au fait, et vous? Vous êtes ici pour quoi?» Ile bafouille piteusement, avouant son ignorance quant aux motifs de sa convocation. Son incapacité à répondre devrait le rendre encore plus suspect mais la ménagère, qui en a vu d’autres, met son aveu à son crédit: si ce cave était un corbeau, ne lui manquerait sûrement pas un bon petit argument sur le bout de la langue pour justifier sa présence parmi elles. Consciencieuse, elle se contente donc de vérifier ses dires: «Montrez voir votre convocation!» Ile lui tend la lettre qu’elle déplie et examine attentivement. Soudain elle s’écrie: «Section B2!» Un mouvement spontané de recul a créé un vide autour d’eux. Des murmures de stupéfaction autant que de réprobation se font entendre. La femme lui restitue le papier et s’écarte à son tour. Ile interroge, suppliant: «Qu’est-ce que c’est que cette section? Vous savez de quel genre de crime on me soupçonne?» Mais toutes se contentent de le regarder, un peu apeurées, sans répondre. Ile se sent comme un de ces phénomènes de foire qui excitent à la fois curiosité et répulsion, femme à barbe ou mouton à cinq pattes. Quelques femmes plus loin dans la queue, ayant perçu le mouvement de leurs compagnes sans en comprendre la cause, s’approchent et s’informent à voix basse. Un mur de mirettes écarquillées et de murmures scandalisés s’érige autour de lui, plus solide et menaçant que le granit. Ile cherche à s’échapper, quitte à se mettre en retard, voire manquer à la convocation. Comme la mer rouge devant les hébreux fuyant l’Égypte, le flot des visages s’écarte pour le laisser passer, comme si la lettre tenue à la main était une crécelle de lépreux, comme si sa face portait les marques d’une maladie hautement contagieuse. Plusieurs femmes en profitent pour resquiller quelques places dans la queue, soulevant un chœur de protestations. Ile est repoussé à distance et juge préférable de renoncer à sa place et de remonter jusqu’en bout de queue où personne ne sera au courant de son épouvantable convocation. La file a atteint le coin de la rue et les derniers sont en quelque sorte séparés du gros de la foule par l’angle de l’immeuble. Là se retrouvent quelques vieillards, plus lents ou incommodés par le bavardage des femmes. Ile s’y sent plus à l’aise et, feignant d’arriver tout juste, interroge un petit vieux à l’air inoffensif, expliquant qu’un ami a reçu une convocation mais que, cloué au lit par une terrible lombalgie, c’est à lui qu’est échu le devoir d’aller porter le certificat médical et de demander qu’on excuse son ami alité. Ile ajoute, comme par souci de scrupuleuse précision: «La convocation indique que mon ami devrait se présenter au bureau de la section B2. Vous ne savez pas, par hasard, de quoi traite cette section?» Le vieillard réfléchit: «Vous avez bien dit: B2? Non, je ne vois pas.» Un voisin s’immisce dans leur conversation: «B2? C’est les objets trouvés, quand personne au bout d’un an n’est venu les réclamer.» Un autre intervient: «Pas du tout! B2, c’est la liquidation des biens après faillite.» Le premier ne se démonte pas: «En tous cas, y a une vente aux enchères à la clé!» Mais une vieille femme vêtue de noir se retourne et leur affirme: «B2, c’est le bureau qui s’occupe des divorces litigieux. Ma concierge en est à son troisième mari, vous pensez si je la connais, cette section!» Ile laisse tomber. La queue avance par à-coups, de mètre en mètre. Ile s’effare que tant de gens puissent perdre leur journée à attendre. Le vieillard à son côté s’efforce de le rassurer: le tribunal fournit à qui le réclame un certificat attestant de la présence au palais de 18


justice, certificat valide et irrécusable auprès de tout employeur, si bien que même à poireauter la journée est mieux passée qu’au turbin. À midi, ses voisins et voisines tirent de leur sac ou de leurs poches des sandwiches, biscuits et fruits et lui en offrent spontanément, ayant déjà compris son peu d’habitude dans la fréquentation de la justice et son ignorance des us des convoqués et solliciteurs. Ile accepte et, encouragé par cette chaude solidarité, leur demande de lui garder sa place, le temps d’aller aux toilettes au plus proche troquet. Le vieillard opine et les autres lui adressent un sourire bienveillant, lui indiquant la direction du plus proche café. Ile court jusqu’au bistrot. À son retour, force lui est de constater que la queue a avancé soudain plus rapidement et que ses voisins débonnaires sont entrés pendant sa pourtant courte absence. Ile remonte une fois de plus la queue, cherchant vainement un visage familier, puis, désespéré, retourne voir le portier. Curieusement, l’homme, qui en a pourtant vu défiler plusieurs dizaines pendant la matinée, le reconnaît et l’apostrophe rudement: «Ce n’était pas pour ce matin que vous aviez été convoqué? L’assesseur a déjà demandé si vous vous étiez présenté. Maintenant c’est l’heure du déjeuner, on ne peut pas le déranger, et j’ai entendu que le commissaire doit conférer avec lui cet aprèsmidi. Tous ses rendez-vous ont été annulés. C’est ennuyeux! Vous avez laissé toutes les nanas vous passer devant et maintenant, vous voilà gros jean! C’était couru! Ah, y en a, je vous jure! Écoutez, je ne veux pas vous faire perdre votre temps, revenez plutôt demain matin. Vous avez votre convocation? Je vais corriger ça. Je préviendrai l’assesseur à son retour. Vous n’avez pas besoin d’un certificat de présence? Alors, c’est tant mieux! C’est plus simple comme ça! Pour dix heures, comme aujourd’hui, ça vous va? Tenez, et puis, vous n’aurez qu’à vous présenter directement à la section A4, ça sera plus rapide.» Le portier tamponne la convocation et la lui tend.


6 Ile a honte. Ses yeux ont détaillé la silhouette si souvent épiée lors de leurs rendezvous au parc, les traits du visage, si familiers que sa mémoire pouvait en suivre la courbe paupières closes, sans parvenir à remettre un nom dessus avant d’entendre la voix, chaude, grave, aux inflexions remontant d’un passé immémorial, l’appeler. El l’a reconnu au premier coup d’œil, même de dos, le visage reflété de trois-quarts par la grande glace du café. El s’assied sans façons à sa table, respectant sa surprise, se contentant de lui sourire, attendant avec confiance le lent retour des souvenirs. Dix ans ont passé. Plus? Le temps vole! Le temps nous vole! Ile est trop ému pour masquer ses sentiments contradictoires, joie des retrouvailles et réveil de vieilles rancunes et blessures apparemment pas si cicatrisées que ça. Ile manque de présence d’esprit et ne parvient à bafouiller que des banalités stupides, sans même y mettre la conviction nécessaire. «Tu ne vieillis pas! Comment fais-tu pour rester toujours jeune?» El réagit vivement: «Épargne-moi les conneries habituelles. Ça fait un bail. Le temps ne fait pas de cadeaux. Tu as pris un coup de vieux, et moi aussi!» Le dialogue s’engage mal. El est sur la défensive après avoir fait le premier pas, c’est sa façon de dominer la situation. Ile ne sait que dire. «Et qu’est-ce que tu as fait pendant toutes ces années? À part vieillir, s’entend.» El éclate: «Ça ne t’a jamais intéressé, que je sache! Tu ne t’es jamais inquiété de savoir comment j’allais. Une fois séparés, le passé ne t’est jamais remonté à la gorge, ou alors tu l’as vomi! Le sentimentalisme n’est pas ton fort, comme tu disais. Tu peux me dispenser d’une curiosité pour le moins déplacée.» Mieux vaut se taire. El finira par ouvrir son jeu et dévoiler ses batteries. El n’aurait pas pris l’initiative de s’asseoir à sa table sans arrière-pensée, même si le seul hasard a présidé à leur rencontre. El a quelque chose à lui dire. Ile doit donc jouer son jeu et attendre. L’arrivée du garçon fait diversion. Ile tente de reprendre l’avantage. Après tout, c’est son quartier et son troquet, parfois plaisamment désigné comme son bureau. «Je peux t’offrir quelque chose? Qu’est-ce que tu prends?» El le regarde avec un pli amer aux lèvres et une lueur malicieuse dans l’œil. Ile comprend le défi, doit le relever, tente de se concentrer mais aucun des souvenirs qui lui reviennent en mémoire n’a un bistrot pour décor. El observe son effort et sourit ironiquement. Ça lui revient brusquement, le mot avant même le concept de la boisson: «Une mauresque! Et un autre café. Apportez-moi aussi une fine.» El commente: «Eh bien, ça a été dur!» Ile saisit la brèche: «J’ai des problèmes de mémoire en ce moment.» El compatit: «Surmenage? Tu as l’air fatigué.» Ile se rend bien compte que cette sollicitude est feinte mais se garde de laisser percer son agacement. El ne se doute pas de ses démêlés avec la justice et pourrait, en apprenant ses ennuis, ne pas montrer autant de bienveillance. El a toujours été d’un naturel vindicatif et a une revanche à prendre sur lui. Surtout ne pas prêter le flanc. Pour être maintenant froide, la vengeance ne lui paraîtrait pas moins savoureuse. D’un autre côté, son attitude, tout en restant cauteleuse et distante, voire moqueuse, n’a pas été proprement agressive, au contraire. El a toujours partagé son aversion pour le sentimentalisme, ce qui ne signifie pas absence de sentiments ou dureté de cœur. Étant donnée la situation, son appui, sous forme de déposition en sa faveur, pourrait s’avérer précieux sinon décisif. Ile pèse le pour et le contre, sans se décider à lui avouer ses embarras. Le garçon apporte leurs consommations. Le temps s’étire 20


comme si des myriades d’anges s’étaient fourvoyés dans ce troquet. Ile sourit bêtement, ses pensées tournent à vide, autour du pot, sans parvenir à s’arrêter à aucune résolution. Les premières notes de «für Elise» s’égrènent, grêles, perçant le brouhaha des conversations autour d’eux. El et une consommatrice à la table voisine ont réagi simultanément. El fouille ses poches tandis que la jeune fille ouvre son sac et cherche dedans. El trouve son téléphone et fronce le sourcil en lisant le numéro d’appel. El porte l’appareil à son oreille, se lève et se glisse entre les tables jusqu’à la porte, préférant sortir pour parler plus à l’aise. Ile ne peut s’empêcher de rire devant la mine déconfite de leur voisine qui n’a pas eu l’heur de se faire appeler. Un peu gênée, la jeune fille rit aussi du bout des lèvres, vexée surtout que quelqu’un ait choisi la même musique qu’elle pour personnaliser la sonnerie de son téléphone. Ile observe derrière la vitrine du bistrot la silhouette qui va et vient de long en large et dont les amples gestes indiquent que la discussion est importante et animée et va sans doute se prolonger, puis revenant à la voisine, par désœuvrement, engage la conversation: «Vous aimez la musique romantique?» Le jaugeant d’un rapide coup d’œil et le classant comme un barbon qui veut lui faire du plat, la jeune fille lui tourne ostensiblement le dos en lâchant avec mépris: «Romantique? Ça va pas!? C’est de la musique classique: Beethov!» El revient en s’excusant pour l’interruption. Tous deux sirotent leur verre, se regardant un peu en chiens de faïence. Aucun ne sait comment renouer le fil brisé de leur entretien. La glace entre eux se reforme, le silence devient pesant. Ile ne peut aborder le sujet de son jugement tout à trac et s’efforce de trouver un thème plus neutre qui lui permettra d’introduire son affaire par la tangente, mais les idées semblent le fuir et, désespéré par ce brouillard cotonneux qui lui a envahi l’esprit, finit par plonger, avec l’élégance de l’éléphant dans un magasin de porcelaines, s’entendant à sa propre surprise s’enquérir: «Et tes amours?» El le fusille du regard. Ile comprend que sa légèreté lui a fait commettre un sacré impair. El ne se donne pas la peine de répondre. Son visage se tord en une grimace de souffrance et de haine. Ile mesure la stupidité de sa question et, désemparé, murmure «Pardon!» El finit son verre d’un trait. Ile fait signe au garçon de renouveler la commande, affolé, craignant que leur rencontre tourne court et s’achève en queue de poisson. El hésite visiblement à s’en aller mais finit par se rencogner sur sa chaise. Ile lui signifie sa gratitude d’un rapide abaissement de paupières et attend que le garçon apporte l’orgeat anisé. Ile voudrait manifester une certaine reconnaissance pour sa patience mais ne sait comment exprimer son contentement sans risquer une nouvelle maladresse. Entre eux les compliments ne sont pas de mise. El a toujours été soupe au lait et pourrait prendre la mouche. Les solutions les plus évidentes crèvent les yeux, si bien qu’on met un temps infini à les apercevoir. Ile demande enfin: «Qu’est-ce que tu fais dans ce quartier?» El arque les sourcils, comme pour dire: «Enfin! Tu en a mis du temps!» et répond sèchement: «Je te cherchais.» Ainsi leur rencontre n’est pas le fruit du hasard. Ile est confus. El n’a pas hésité à se porter à son secours, a accouru dès que le bruit de ses ennuis lui est parvenu, alors que lui-même ne s’est jamais informé des événements, bons ou mauvais, survenus dans son existence, détournant même la conversation quand le sujet était indirectement abordé, allant jusqu’à se montrer impoli et quitter une assemblée d’anciennes connaissances communes pour ne pas en entendre parler. El aurait bien pu passer vingt fois en jugement et se faire 21


condamner. Ile n’a jamais cherché à savoir! C’est lui qui a nourri des ressentiments. El est un thème tabou dans son entourage. Ile n’a même pas été capable de l’identifier au premier coup d’œil! Ile voudrait disparaître sous terre, avalé par les lattes du plancher. El poursuit, affable: «J’ai eu vent de quelques déboires. Que veux-tu? Tu sais comme les gens raffolent de tout ce qui a un petit goût de scandale! Alors quand en plus la justice s’en mêle!» Ile se cabre comme un gamin morveux. Ile a ouvert ses défenses en s’attendrissant sur le passé et se sent du coup, sinon coupable, vulnérable. Ile attaque donc: «Alors comme ça tu prêtes l’oreille aux ragots! Je te reconnais bien là!» El se referme immédiatement, comme une huître. «Tu n’as pas changé! Je vois qu’au nom de ta fierté, comme toujours mal placée, tu continues de fouler aux pieds les sentiments de ceux qui t’approchent. Je te plains. Tu dois te sentir bien seul parfois!» Ile sait que l’irréparable, comme une apocalypse discrète, s’est produit, qui ne saurait être défait. Un mot de trop. El s’éloigne déjà et ne se retournera pas. Ile sent ses yeux le piquer. La fille de la table voisine le contemple, un sourire narquois aux lèvres, jubilant intérieurement. Elle prononce sentencieusement une phrase qu’elle serait sûrement incapable de formuler toute seule mais aura entendue dans un film: «Y a des jours comme ça!» Ile ne se contient plus. Ile pose sous la soucoupe de son café un billet de dix balles et, abandonnant la monnaie au serveur, part en jetant un «Pouffiasse!» à la connasse qui le nargue. Ile n’a pas atteint la porte qu’une main le tire en arrière par le col. «Qu’est-ce que t’as dit, mec?» C’est un consommateur qui se sent l’âme d’un chevalier servant et s’est porté à la rescousse de la dame insultée. Ile lui décoche un regard de mépris capable de fulminer un chêne, mais l’autre n’est pas de bois et lui envoie son poing en pleine mâchoire. Ile va valser contre une table dont les occupants le repoussent en protestant contre sa violente intrusion. Le chevalier chatouilleux est de nouveau sur lui. Les coups de poings se succèdent. L’autre le retient par le revers. Ile se laisse pocher l’œil sans chercher à se défendre, s’écroule en renversant une chaise lorsque l’autre le lâche, avant d’être proprement jeté à la rue par le garçon, malgré sa fidélité de consommateur de café et le pourboire laissé, avec une semonce: «Pas de ça ici!» Ile se traîne jusqu’au plus proche banc public et s’y affale, à moitié sonné mais paradoxalement soulagé par ce châtiment inattendu, tombé littéralement du ciel. Ile se frotte rêveusement le maxillaire, tâchant avec son mouchoir d’épancher le sang de sa lèvre fendue qui lui empoisse le menton avant que le liquide ne tache le col et ne coule dans le cou. Le hasard est toujours objectif. La culpabilité a-t-elle ce petit goût salé? Ile sourit.


7 Ile signe les yeux fermés. «Je vous crois. Je ne conteste absolument pas vos rapports. Mais je vous dis que j’ai oublié. Et si vous me demandez des détails, ce n’est pas par refus de coopérer que je réponds négativement mais parce que je suis incapable d’en donner. Vous ne voulez tout de même pas que je les invente!? C’est vous qui ne me croyez pas!» Ile ajoute: «Vous en savez plus que moi sur ma propre vie! Vous avez déjà en mains toutes les données, je ne comprends pas pourquoi vous tenez tant à ce que je vous les confirme.» Le directeur du laboratoire lui sourit, le front plissé, comme réfléchissant intensément face à un cas particulièrement difficile et retors. À ce moment, une sonnerie grêle se fait entendre. Le directeur tire de la poche intérieure de sa veste un petit téléphone portable dépliant, lit le nom de son correspondant avant de le porter à son oreille, d’approuver, d’expliquer que pas maintenant, oui plus tard, de promettre de rappeler dès que possible, de replier et ranger le téléphone et de s’excuser de l’interruption auprès de son patient. Le docteur se concentre, ferme les yeux un instant pour rassembler ses idées et se remémorer où ses explications avaient abouti quand le portable a sonné. «Comprenez bien, personne ne met en cause votre bonne foi ou sincérité, mais l’amnésie ou la distraction ne sauraient être invoquées à la légère. Vous vous rendez compte que la non conscience de vos actes, qu’elle soit momentanée sur le coup ou rétrospective, ça revient au même, vous place automatiquement en situation d’irresponsabilité, vous épargnant d’avoir à assumer les conséquences pour tout méfait commis dans ces conditions. Si vous ne pouvez être responsabilisé pour vos actes, toute l’enquête et l’instruction cessent de faire aucun sens. Aussi devons-nous vérifier votre mémoire.» Ile se sent las et tente encore une fois d’entrer dans le jeu de ses inquisiteurs. «Mais, ce qu’on me reproche, est-ce donc si grave?» Le médecin élude: «Là n’est pas la question. La justice cherche autant à prévenir que guérir. Vous connaissez le proverbe: Qui vole un œuf vole un bœuf. De toute façon, je puis bien vous l’avouer, j’ai eu votre dossier entre les mains et je l’ai lu avec intérêt, mais à cette étape, l’accusation n’est pas encore formulée, aussi j’ignore totalement la teneur des imputations portées contre vous. Mon domaine, comprenez-le, est le cerveau humain, pas la justice, même si je collabore en tant qu’expert avec le tribunal. Je cherche seulement, et dans votre intérêt, à fournir la preuve que votre amnésie n’est pas simulée. Ce qui ne vous innocente d’ailleurs pas. Mais le jugement n’est pas de mon ressort.» Ile s’efforce de convaincre son interlocuteur que personne ne prétend fuir ses responsabilités, mais que personne, connaissant la banalité de sa vie, n’aurait songé que des actions aussi insignifiantes, assez anodines en tout cas pour que sa mémoire ne les ai pas enregistrées ou n’en garde aucune trace, feraient l’objet de recherches aussi approfondies. Ile ne nie rien, ne plaide pas la folie, seulement l’absence de souvenirs. «Mais c’est précisément ce que nous devons déterminer: qui êtes-vous? Je veux dire: qui est votre ego véritable? Nous n’existons en tant que sujets uniques que parce que notre conscience a retenu des informations distinctes de celles du voisin, même de celles d’un frère, voire d’un jumeau. Autrement dit, nous sommes notre mémoire. Plus radicalement, nous ne sommes que notre mémoire. Vos souvenirs vous servent de références et conditionnent vos actions, définissent en quelque sorte votre présent, donc votre avenir, votre existence autant que votre personnalité. Qui est donc celui que vous ne niez pas 23


pouvoir être vous, mais dont vous ne conservez ni ne partagez les souvenirs? C’est un peu le cas de Jekyll et Hyde, sauf que Jekyll avait conscience de son aliénation en se transformant en Hyde et se souvenait de ses crimes, tandis que Hyde se rappelait le chemin du laboratoire et savait boire l’antidote. Dans votre cas, nous constatons un trou. Que nous devons combler.» Ile s’inquiète: «Vous voulez dire qu’un monstre en moi a commis des crimes à mon insu?» L’autre le rassure: «des monstres existent en chacun de nous. Et des démons. Mais des anges aussi! La conscience est justement leur gardien, la mémoire le labyrinthe où nous les tenons enfermés. Mais tout est en ordre, puisque vous avez, de votre plein gré, signé. Ne vous inquiétez donc pas, le processus est parfaitement indolore.» Le directeur a sans doute actionné un bouton dissimulé sous le plateau de son bureau car soudain deux laborantins, en blouse blanche, se tiennent silencieusement de chaque côté du meuble et l’observent sans animosité. Ile ne les a pas entendu entrer tant leurs déplacements sont feutrés. Tous leurs gestes sont précis. Tandis que l’un lui remonte la manche et entoure son biceps d’un élastique, l’autre enfonce une aiguille sous la peau à l’angle du coude puis, vissant une seringue sur l’aiguille, injecte doucement dans la veine un liquide incolore. Le directeur, qui se tient debout derrière lui comme un psychanalyste réduit à sa seule voix, explique d’un ton monocorde et rassurant que la drogue s’appelle pentothal, plus connue sous son nom vulgaire de «sérum de vérité», dont l’effet n’est pas d’endormir mais seulement d’atténuer certaines manifestations de la volonté fonctionnant surtout comme défenses en paralysant légèrement l’hémisphère gauche du cerveau du patient. Ile observe avec curiosité le cérémonial qui semble effectivement plus médical que policier. Même les électrodes qu’on lui place aux tempes, reliées à un appareil amené jusqu’à lui sur une table métallique à roulettes, composé essentiellement d’un écran où se dessinent des ondes mouvantes régulières, paraissent appartenir à un équipement de soins cliniques et non de torture. Le directeur conclut, avec un sourire presque de regret: «Vous savez que le test n’est jamais absolument concluant et que le passage par le détecteur de mensonges, qui ne fait qu’enregistrer l’intensité moyenne de votre activité cérébrale, ne constitue pas une preuve juridiquement acceptable. Certains sujets parviennent à rester mentalement impassibles et trompent même la machine. Ce n’est qu’en cas de reconnaissance de mensonge que le test sert à quelque chose, disons à rendre inutile l’obstination dénégatrice du suspect. Si vous voulez, la validité de l’épreuve est admise lorsqu’elle confirme la culpabilité, pas quand elle suggère l’innocence.» L’un des laborantins actionne un levier et la machine se met à grésiller, sifflant et crachotant, avant que le son se stabilise en un discret ronronnement. Le directeur, calmement, sur un ton d’hypnotiseur, se met à poser les questions, les mêmes et dans le même ordre qu’au commissariat. Seulement, au lieu de s’emporter et de l’insulter ou de le menacer à chaque réponse négative ou évasive, avec un style professoral, presque de catéchumène, le docteur ouvre une sorte de parenthèse dans l’interrogatoire et émet des hypothèses, de la plus vraisemblable à la plus farfelue. Ile s’applique, tâchant de réveiller les souvenirs rebelles ou à tout le moins de peser le degré de probabilité des suppositions avancées par le directeur, à répondre de son mieux mais malgré tous ses efforts se voit réduit à répéter «Peut-être», «Je ne sais pas», «C’est bien possible», sans jamais atteindre même une ombre de certitude. Contrairement aux policiers, le docteur ne s’énerve 24


pas, ne se met pas à crier, se contentant d’observer le cadran du détecteur où les ondes se succèdent imperturbables. Peu à peu pourtant, le nombre des hypothèses lancées va diminuant, les questions sont égrenées mécaniquement comme si, convaincu enfin de l’inutilité de l’opération sinon de la faillibilité de la machine, le directeur avait hâte maintenant d’en finir. Ile le voit froncer les sourcils, gratter sa calvitie précoce et, s’inquiétant, demande: «C’est si mauvais?» Le directeur, fatigué, pose les feuillets où est inscrite la liste des questions et, après l’avoir scruté au fond des pupilles pendant une interminable minute, lui avoue que son cas est rare, particulièrement rare, plus virtuel et théorique que concrètement admissible et, du coup, sujet à caution: «Vous ne semblez pas distinguer entre la réalité et la fantaisie, comme si vos faits et gestes échappaient à votre volonté, comme si vous viviez un rêve. Comment s’y retrouver? Une raison existe sûrement, qui commande toute cette perception onirique et en quelque sorte passive des événements, c’est cette logique irrationnelle que je cherche à vous faire formuler. Mais soit vous êtes vraiment très fort, soit votre distraction vous protège au-delà de ce que ma propre imagination est capable de concevoir.» L’homme soupire, découragé. «Mais vous voulez toujours collaborer, n’est-ce pas? Et vous êtes encore intéressé à la remémoration de votre passé? En ce cas, un séjour dans une clinique psychiatrique s’avère nécessaire, indispensable même. Pour votre bien. Car ce ne sont pas seulement les souvenirs qui vous font défaut. Vous ne pouvez plaider l’innocence si vous souffrez d’une atrophie du sens moral. L’innocence n’a de sens que par rapport à la culpabilité. Ce n’est pas seulement une question de conscience mais de conscience éthique. Or en ne niant rien, vous admettez votre hypothétique culpabilité mais vous la vivez comme une innocence!» Le directeur semble accablé par cette constatation. Ile aimerait que son sincère souci de coopérer s’avère plus efficace. Ile mesure à la consternation du docteur l’insuffisance de ses efforts et de sa bonne volonté. Le savant s’ébroue, rajuste d’un geste machinal une mèche de cheveux imaginaire sur son front dégarni et poursuit son diagnostic désabusé: «Car voyez-vous, depuis Adam et Ève, personne ne saurait s’affirmer innocent. Le péché est notre originalité. Nous sommes tous coupables de quelque chose, acte ou pensée, grave ou véniel. Or le détecteur, je le sais, moi, même si la justice s’en méfie, est infaillible. Pas une pensée perverse, pas une hésitation, pas une censure que ses cadrans n’enregistrent. La machine est plus sensible qu’une chatte en chaleur. Et, vous avez pu le constater vous-même, elle n’a pas enregistré chez vous la moindre émotion. Pas ça! J’ai eu beau suggérer que vous aviez caressé le projet d’assassiner votre père, que vous aviez détesté votre frère ou que vous enviez encore votre ami d’enfance plus chanceux que vous, vous n’avez pas sourcillé. Comme si je vous parlais d’inconnus. Comme si la question ne vous concernait pas. Comme si ce n’était pas à vous que je m’adressais. Vous n’êtes pas innocent, oh non! Vous êtes blindé!» Le directeur, en discourant, s’est laissé emporter par la passion et, perdant son calme si impressionnant, s’écrie: «Je vais vous montrer!» D’un geste véhément, le docteur arrache les électrodes de la tête de son cobaye, le fait se lever et pousse brutalement un laborantin à sa place, le plaquant sur le fauteuil et lui collant les électrodes aux tempes. Ses aides doivent être habitués aux brusques crises de leur patron, car la victime se laisse faire sans protester tandis que son collègue prépare déjà l’injection et désinfecte le bras où le docteur finit de nouer le garrot. Dès que 25


son assistant retire l’aiguille, le directeur fébrile commence à bombarder le laborantin entravé de questions. Sous le flot des accusations et des perfides insinuations, la victime commence par se rebiffer mais aussitôt l’onde sur le cadran s’agrandit démesurément et un voyant rouge se met à clignoter. Ile entend bientôt, stupéfait, le laborantin confesser des larcins de kleptomane, des pulsions de voyeur, des tortures sadiques exercées sur des insectes, des désirs de meurtre, y compris à l’égard de son chef. Triomphant, le directeur s’écrie: «C’est ça l’innocence! Car bien entendu, cet homme est incapable de commettre la moindre ébauche des actes répréhensibles que son imagination lui suggère. Cet assassin virtuel est aussi innocent que l’agneau qui vient de naître. Ou si vous préférez, que le louveteau tout juste mis bas. Mais son esprit fonctionne, sa conscience sait distinguer le bien du mal et c’est lui qui, s’appliquant à lui-même avec rigueur la justice, mentalement se condamne. L’innocence n’est pas ignorance ou indifférence mais victoire sur la tentation.»


8 Ile à son habitude est en avance. Ile a beau frapper, personne ne répond. Ile colle son oreille à la porte mais n’entend rien de l’autre côté. Ile regarde sous le paillasson, mais les clés ne s’y trouvent pas. Ile est inquiet: Théo aurait dû être là, oublier un tel rendez-vous n’est pas son genre. D’ici peu, le collectionneur arrivera et, pour lui vendre quelque toile, un accord préalable sur les tableaux qui lui seront présentés, et surtout sur les prix qui lui seront proposés, est indispensable. Ile frappe une dernière fois, sans conviction, avant de quitter le vieil immeuble où se trouve l’atelier de son ami. Ile va attendre Théo au troquet. En fait, avec un peu de chance, le peintre y est déjà, sorti prendre un café ou un petit verre matinal. Mais le bistrot est vide. Ile demande au garçon qui n’a pas encore vu le peintre ce matin. Ile décide de flâner, sans oser s’éloigner, quelque peu déprimé. Or au coin de la rue, un passant venant en sens inverse les bras chargés de sacs lui rentre dedans: c’est Théo. Le contenu des sacs, fruits tropicaux, mangues, kiwis, ananas, fruits de la passion, s’est répandu à terre autour d’eux. Ile prête main forte à son ami pour ramasser les fruits jonchant le trottoir. Théo, contemplant les sacs remplis à nouveau, grommelle: «L’en manque! Y a des fumiers qui se sont servis!» Pourtant, en les voyant récolter leur bien, aucun piéton ne s’est baissé pour les aider. C’est tout juste si certains n’ont pas donné de coup de pied dans les fruits pour les envoyer bouler plus loin comme des balles. Ile aperçoit un ananas qui a roulé jusque sur la chaussée et le désigne à Théo, mais à ce moment une voiture passe dessus et l’écrase. De l’ananas reste juste un peu de peau, une tache humide sur le pavé. Théo est furieux. «T’aurais pas pu faire attention?! Le voir plus tôt? J’ai été au marché exprès pour les acheter! Faut faire bonne impression. Tiens, arrive! J’ai une surprise pour toi!» Ile retourne à l’atelier sur les pas de Théo. Là, son ami dispose les fruits dans plusieurs coupes. Ile s’impatiente un peu, l’autre le sait et fait durer le manège. Théo va placer les coupes garnies à divers points stratégiques de l’atelier, posées sur des petites tables ou des chevalets qui leur servent de socles, comme si chacune allait servir de modèle à une nature morte. «Et cette surprise?» Sur un côté de l’atelier, face à la fenêtre, des toiles de toutes tailles sont rangées les unes contre les autres, face tournée vers le mur. Théo en retourne une et la montre à son ami: une lettre administrative en occupe le centre, tandis que le fond est composé d’une photocopie agrandie et artificiellement jaunie de la même lettre, agrémentée coups de crayons, de ratures et de petits dessins malhabiles, tels des graffitis, qui n’existent pas sur l’original au centre, représentant des pendus grossièrement tracés comme pour un jeu d’enfants. Ile voit en s’approchant que la lettre reproduit la convocation que le tribunal lui avait envoyée et que son premier réflexe avait été de montrer à tous ses amis et connaissances pour solliciter leur avis et leur aide. Pourtant, son nom a été effacé et remplacé par celui du peintre, et disposé dans le coin droit de l’agrandissement de façon à constituer en quelque sorte la signature du tableau. Théo observe ses réactions: «Pas mal trouvé, hein, le coup de la mise en abyme!?» Ile se sent gêné de constater que ce qui a provoqué tant de soucis, voire de cauchemars, est devenu objet esthétique sinon objet de plaisanterie. «Oui, quand tu me l’as montrée et que je t’ai dit que j’allais me renseigner, j’en ai profité pour en tirer une photocopie. On dirait vraiment une vraie! C’est ma nouvelle forme d’autoportrait: portrait de l’artiste en accusé, qu’est-ce t’en penses?» Ile hausse 27


les épaules: «Ça ne me paraît pas vraiment sérieux: tu t’amuses. Et du point de vue strictement pictural...» Théo rectifie: «Je veux dire: tu crois pouvoir vendre ça?» Comme son ami fronce les sourcils, Théo se fait tout miel: «L’idée m’est venue de toi, ta participation pourrait augmenter proportionnellement, disons vingt pour cent au lieu de dix, ou même, tiens, tu me le places, ça peut valoir disons cinq mille, juste pour la signature, comme si c’était une gravure, eh bien, tout ce que t’en tires de plus, c’est pour toi. C’est honnête! Qu’est-ce t’en dis, ça te convient comme ça?» Ile s’efforce de le ramener à la raison: «Mais tu es peintre! Peintre! Pas artiste conceptuel! Ça ne te ressemble pas, tu comprends. Et puis, le vrai fric, tu le fais avec les portraits. Le gars que je t’amène, tu sais bien que je vais lui montrer tes toiles, mais c’est surtout pour l’appâter, jusqu’à ce que tu puisses lui proposer de peindre son portrait. C’est pour voir sa gueule accrochée dans son salon que ce mec va casquer. Ton gagne-pain, c’est le narcissisme des richards, l’art c’est un paravent. Tu vas quand même pas lui proposer de le peindre en facture agrandie!? En chèque au porteur pendant que tu y es!» Théo s’emploie à le calmer: «Je t’assure, y a tout un créneau à exploiter. J’ai le feeling, tu le sais, quand y s’agit de vendre. Les portraits, bien sûr, je les continuerai, en douce, mais ce truc des photocopies... Entre nous, t’as remarqué que je l’ai vieillie en la trempant dans le thé? Je disais, ce que t’appelles le conceptuel, ça peut m’amener ne serait-ce qu’un ou deux articles de critiques, des vrais, pas des payés, et ça, ça suffira à me relancer. Ça fait longtemps que j’ai pas exposé. Tiens, tu sais, j’en ai déjà fabriqué une demi-douzaine. Trouve-moi une galerie et je monte une expo, tu vas voir, y vont passer de cinq à dix mille d’un coup!» Ile veut le faire retomber sur terre: «On verra, on verra. C’est pas si simple, et y a des frais: faut les encadrer, et puis les critiques, y se font tous payer! En attendant, l’autre va se ramener. On fait comment? Tu vas faire un tour pendant que je le fais visiter? Puis tu rappliques quand je me suis entendu avec lui sur un prix? Je te fais signe en tirant le rideau, comme d’habitude? Ou tu préfères jouer la surprise, lui faire le coup de l’artiste inspiré dérangé en plein travail? Ça avait bien marché, l’autre fois.» Théo se récrie: «Non, non! Tu fais ça bien mieux que moi. Moi, je sais pas me vendre! Et puis, mon pote, faut quand même que tu la gagnes, ta part!» Tous deux éclatent de rire. Théo soudain se rappelle une question à poser à son ami, qui le démange: «Au fait, c’est pas mal, la convocation par le tribunal, mais j’ai pensé, ce qui serait vraiment plus fort, ce serait la condamnation elle-même. Doit bien y avoir un papier, un de ces formulaires administratifs où faut juste remplir les trous, pour dire: untel aura la tête tranchée, ou peine de réclusion à perpétuité, tu vois ce que je veux dire, ça doit bien exister, avec indication de la date et l’heure. Ça, ça serait pas du nougat!» Ile manque s’étrangler: «Eh, doucement! J’ai pas encore été condamné! Comme t’y vas! T’es rapide en besogne, toi!» Théo rit: «Tu sais bien, quand on a une idée, faut la creuser, tout de suite, battre le fer tant que c’est chaud! Au moins, tu serais fixé. Et puis, ce serait pour la bonne cause!» Voyant que son ami n’apprécie pas la plaisanterie, Théo renfile sa veste. «Bon, ton mec va pas tarder à rappliquer. En attendant, on s’en envoie un derrière le col? Tu le verras bien venir à travers les baies vitrées.» Tous deux sortent. Théo confie la clé à son ami. Attablé devant un verre de rouge, Théo se laisse aller à des considérations désabusées: «Ah! Tu sais, l’art, c’est pas du tout-cuit! Tu connais que la partie facile, toi. T’as à placer 28


les toiles quand elles sont déjà peintes! Mais les tableaux, c’est pas comme les champignons, ça pousse pas tout seul. Et l’inspiration, ça vient pas tous les jours! Ce qui faut, c’est trouver un petit truc inédit, et s’y tenir. Je suis sûr que les photocopies, ça va marcher. Je compte sur toi, tu sais. Tu leur sert un laïus sur la peinture sans peinture, comme tu sais les torcher, Duchamp, Warhol et tout le tintouin, et l’être vu comme existence purement administrative, je suis sûr que tu sauras leur fourguer tout ça. Tu pourrais en toucher un mot à l’autre galeriste, tu sais, celui qui fait aussi les antiquités, mais si, la dernière fois tu m’as dit que tu l’avais rencontré à la salle des ventes. Oui, lui! C’est un tocard, je sais, un marchand, mais qui a le flair et qui est en cheville avec le commissaire de la foire internationale. Une anguille peut-être, mais qui connaît le marché et qui sait placer les poulains de son écurie. D’ailleurs, tu lui tournes un peu autour: votre rencontre à cette vente aux enchères, c’était pas vraiment un hasard, entre nous. De toutes façons, tu risques rien. Alors, je te fais confiance, hein?» Ile est perdu dans ses pensées. Théo insiste: «Je compte sur toi, tu sais. Moi, je sais pas me vendre!» Ile demande à brûle-pourpoint: «Tu crois que l’art peut racheter?» Théo se méprend: «T’es pas fou? Faut jamais racheter! Quand t’as vendu, t’as déjà fait monter les tarifs. Mieux vaut faire peindre une copie. Mais racheter, jamais!» Ile corrige: «Je veux dire: racheter moralement. Est-ce que l’artiste est racheté par son art? Est-ce que ce qu’on produit peut nous rédimer?» Théo siffle: «Ben, mon vieux, mince alors! Cette histoire de tribunal te tourne le ciboulot! J’aurais pas dû te montrer mes nouvelles toiles. Tu prends ça trop à cœur! Dis-toi que rien ne rachète rien. Et puis d’abord t’as rien à racheter. Puisque t’as rien fait! Entre nous, l’art c’est de la frime. Tu le sais bien, c’est un marché comme un autre, sauf que les prix montent plus haut, qu’y a plus de prestige! Tant que les amateurs croiront s’élever au-dessus des autres rien qu’en sachant apprécier a thing of beauty, ou en faisant semblant, y seront prêts à casquer. Pas pour la beauté, pour la distinction! Et plus y casquent, plus ça vaut. C’est le client qui assure la promotion de l’art. Nous, on se contente d’en vivre. Toi comme moi!» Ile repère à ce moment le collectionneur de l’autre côté de la rue qui consulte le numéro des portes. Ile le désigne à Théo et sort le rejoindre. Plus tard, Théo les retrouve dans l’atelier. Le peintre accepte, exceptionnellement, de faire le portrait de l’amateur qui achète tout de même une petite toile abstraite en sus. Ile lui obtient un rabais, si bien que sa commission se retrouve réduite à presque rien. Théo, qui n’aime pas mélanger les comptes et l’amitié, refuse de lui dire sur quel chiffre l’amateur et lui se sont entretemps entendus pour le portrait mais, après le départ du collectionneur, au moment où son ami va partir à son tour, renouvelle son offre de doubler son pourcentage si celui-ci parvient à placer ses toiles nouvelle manière, lui recommandant seulement de ne pas ébruiter l’idée trop tôt afin de ne pas se la faire voler. Car en art, une bonne idée, ça n’a pas de prix: tous les artistes en manquent. Tous deux s’étreignent avant de se séparer.


9 Ile est à chaque fois surpris. Pourtant le rituel n’a pas de secret et ne varie jamais: la vieille arrive de la ruelle, pousse le portillon d’accès au jardin, pose à terre son cabas, fouille dedans et en tire un sac en papier. À ce moment, l’ayant reconnue soit à la silhouette, soit à la couleur violette défraîchie du cabas, soit encore au son du papier défroissé, car l’identification peut s’effectuer par l’ouïe aussi bien que par la vue, un nuage d’oiseaux a déjà quitté le perchoir des toits et des gouttières des immeubles environnants et s’abat, dense au point de voiler dans sa descente le soleil, sur le parc. Le sac en papier de la vieille ne contient pourtant que des graines et des miettes de pain sec, qu’elle jette par poignées à son entour avec de larges gestes de semeuse, en dépit du panneau interdisant formellement de distribuer de la nourriture aux animaux placé par le gardien à sa seule intention. Dans leur plongée, pigeons et mouettes se sont bousculés au point de s’arracher des plumes et, après que tous les oiseaux se sont posés au sol et se disputent les graines, plumes et duvet continuent de choir autour de la vieille qui, fermant les yeux, tourne sur elle-même et ébauche deux pas de danse, comme inspirée par une vision intérieure. Ile s’éloigne d’habitude sur cette image presque angélique, comme si les oiseaux s’associaient pour lui forger une paire d’ailes et lui permettre de s’envoler, mais aujourd’hui décide sans savoir pourquoi de prolonger son observation. La vieille l’a repéré aussi, assis sur son banc, spectateur fidèle et, presque étonnée de ne pas le voir respecter sa routine et partir, s’approche tout en secouant le sac pour en faire tomber les dernières miettes. Le pépiement des oiseaux est assourdissant. Les moineaux sautillent derrière la vieille, les pigeons d’un coup d’ailes vont se percher sur les branches au-dessus de sa tête, les mouettes, plus agressives mais plus méfiantes, lancent une sorte de rire de guerre et se tiennent à l’écart. Aucun ne repart. Ile devine que la vieille a encore un sachet de graines au fond de son cabas et que les oiseaux, habitués, attendent le deuxième plat, peutêtre le dessert. La vieille lui adresse un sourire édenté et, retirant quelques plumes accrochées à son manteau, avoue rêveusement qu’elle a été artiste, elle prononce artisse, qu’elle dansait dans les casinos et que ces plumes misérables lui rappellent les boas et accessoires empennés de plumes d’autruches qu’elle a portés jadis. Ile voudrait saluer l’artiste en elle qui a survécu, lui tourner un compliment, mais se rend compte que la vieille pourrait le prendre mal, que l’éloge de sa grâce et de sa beauté pourrait sonner ridicule tout en étant sincère, voire offensant car, poudrée et maquillée comme elle est, elle tient plus du clown enfariné que de la vénus et son miroir ne doit guère lui permettre d’illusions, son rire est le ricanement de qui est revenu de tout ou presque. Après avoir évoqué sa cour d’admirateurs transis, la vieille poursuit ses confidences et explique que les graines coûtent cher et que les artistes n’ont pas de caisse de retraite, si bien que seules les maigres pensions de ses défunts maris lui assurent la survie et le maintien de la dignité. Ile est persuadé que la vieille va le taper de quelques sous mais estime que la franchise de ses propos et l’amour des bêtes valent bien le sacrifice d’un billet de banque. Mais la vieille parle maintenant de solitude, vante ses talents de cuisinière, un de ses maris était chef de cuisine au casino de Deauville, et se plaint de la cherté des matières premières, de la viande en particulier, à moins de manger des volailles élevées industriellement à coups d’hormones qui n’ont aucune saveur, tout au plus un arrière-goût de poisson, 30


autant se nourrir de bouffe pour chat. Ile en est déjà à se demander si la vieille ne serait pas en train de lui faire des avances et, un peu effrayé, s’apprête à mettre fin à l’entretien, prétextant quelque affaire à traiter, quelque rendez-vous pris et, cherchant son porte-monnaie au fond de sa poche, esquisse un mouvement pour se lever. À cet instant la vieille, d’une pression impérative sur le bras, lui enjoint de ne pas bouger et de se taire, lui désignant d’un hochement du menton le museau d’un chat qui vient de surgir de derrière un tronc. Ile s’attend à ce que la vieille le chasse mais celle-ci, comme fascinée, suit la lente approche du félin sans intervenir. Son expression s’est transformée. Ile comprend qu’elle partage les sensations du fauve et que c’est elle la véritable chasseresse. Le chat s’aplatit à terre et se tient à l’affût. La vieille se tourne vers lui pour commenter à voix basse, avec mépris: «Celui-ci est une poule mouillée. Une mouette suffit à le tenir en respect. Mais c’est juste un éclaireur, les autres le suivent.» Comme pour confirmer ses dires, une bande silencieuse de matous se profile derrière les buissons. Tout s’est immobilisé, les oiseaux, les chats et même le vent qui faisait bruire les feuilles. Chacun retient son souffle. Ile remarque qu’un filet de bave coule des lèvres entrouvertes de la vieille. Les chats ont bondi. Dans une nuée de plumes voltigeantes lâchées comme de l’encre de seiche pour aveugler l’agresseur, les oiseaux ont pris leur envol. Avant que le nuage retombe, la vieille s’est précipitée et arrache leur proie aux matous affamés. Ile ahuri la voit glisser deux pigeons sanglants dans son cabas. La vieille lui cligne de l’œil. Des touffes de duvet sanguinolent marquent sur l’herbe la place du combat. Les chats furieux grognent, sifflent et miaulent rageusement. La vieille rit et les défie, toute contente. Ile se relève, abasourdi. La vieille, très mondaine, l’invite cérémonieusement: «Pour cette fois, j’en ai deux. Si le cœur vous en dit, je veux bien partager avec vous mon dîner. Vous aimez le pigeon?» Ile a un mouvement instinctif de recul. La vieille n’insiste pas. Comme un chat lui montre ses crocs pointus, d’une enjambée qui confirme sa longue pratique de la danse, la chasseresse lui décoche un coup de pied sur le museau, avant de confier à son complice: «Cet animal-là va finir par rameuter le gardien! Une fois, un clebs sans laisse est venu participer à la curée. Faute de piaf, le voilà qui se rabat sur les chats et saisit un de ces sales matous à la gorge! Le cabot te l’a occis d’un seul coup de mâchoires. J’ai eu toutes les peines du monde à lui faire lâcher prise. J’ai préparé le chat en civet, je vous jure, on dirait du lapin. Avec un peu de laurier, au goût, vous auriez pas fait la différence! Mais je vois que vous n’appréciez pas la chasse.» Ile a presque envie de se déclarer végétarien. On le deviendrait à moins. La vieille n’insiste pas, remonte l’allée et salue le gardien en le croisant. Ile voit le fonctionnaire en uniforme s’avancer, évaluer furieux les dégâts encore visibles dans l’herbe, hésiter à interpeller ce promeneur qui l’observe d’un air faussement candide et finir par hausser les épaules après un dernier regard vers l’entrée du parc par où la vieille a disparu.


10 Ile ne remarque d’abord rien. Le bus est arrivé avec dix minutes de retard et la foule qui attendait à l’arrêt le prend littéralement d’assaut. Ile se laisse porter en évitant les coups de coudes et les pieds écrasés. Du moins dans la mesure du possible, car la multitude est compacte et parvient à se serrer encore plus, sans égards pour les membres coincés. Les sardines ont dans leurs boîtes nettement plus de place. Ile voit la place sur la banquette se libérer miraculeusement au moment de son passage, s’offrir à lui comme n’attendant que sa venue, et s’y retrouve assis sans même soulever de protestations. Du coup, Ile ne réalise pas immédiatement combien le bruit est assourdissant. Son voisin parle à voix posée mais basse, ni cri ni chuchotis. Ile comprend vite que ce n’est pas à lui que l’autre s’adresse. Ni à personne. L’homme parle tout seul, articulant soigneusement les syllabes, en un monologue entrecoupé de silences. Ile s’aperçoit en relevant la tête que beaucoup d’autres passagers en font autant, parlent tout seuls et, comme le son de leur voix ne lui parvient pas, paraissent des poissons hors de l’eau dont la bouche s’ouvre et se ferme spasmodiquement. Mais le bruit produit par l’ensemble de ces conversations inaudibles constitue un véritable vacarme rendant inutile toute velléité de se faire entendre d’un voisin. Ile se demande si les pensionnaires de quelque institution psychiatrique, malades légers, n’ont pas pris ce bus pour une promenade thérapeutique. Ile les voit lancés dans leurs discours, indifférents à son regard et à son attention, plutôt calmes qu’excités, comme des acteurs de film muet mimant un dialogue. Ile finit, à sa grande surprise, par découvrir que ces passagers portent tous un écouteur vissé à l’oreille et parlent en fait dans des téléphones portables réduits à un fil au cou, que l’on garde sur soi en permanence, tel un collier ou une paire de lunettes. Ile se rend compte que ceux que son premier regard avait pris pour des maniaques sont en fait des fonctionnaires, des hommes d’affaires, des agents immobiliers, des courtiers d’assurances et, tout en voyageant, sont en plein travail. Au-dessus de lui se tient un homme au teint pâle, entièrement chauve, affligé d’un tic qui le fait périodiquement grimacer. Ile doit se retenir de rire. Jusqu’à ce que son œil remarque la main de l’homme qui s’accroche à la barre pour se maintenir debout se crisper douloureusement à chaque grimace, comme sous le coup d’une décharge électrique: l’homme souffre atrocement et la douleur lui tord membres et traits. Ile confus veut se lever et lui offrir sa place mais l’homme a compris son mouvement et d’un geste lui fait signe de rester assis, articulant avec difficulté: «Je descends à la prochaine!» Ile lit, ou plutôt devine, les mots sur ses lèvres sans les entendre au milieu du boucan confus des conversations téléphoniques. Cependant, quand le bus s’arrête, les corps interposés entre l’homme et la porte ne s’écartent pas assez vite pour lui laisser le temps d’atteindre la sortie. L’homme ne parvient pas à crier et finit par renoncer avec un haussement d’épaule fataliste. Ile se décide, se lève, fend la foule en contournant les corps et le rejoint près de la porte, poussé par une sorte de compassion, juste pour s’assurer que l’homme pourra descendre à l’arrêt suivant. Ile doit lui frayer le chemin à coups de bourrades, ouvrant un passage parmi les passagers plus inertes que malveillants. Si bien que tous deux se retrouvent sur le trottoir là où aucun ne voulait aller: Ile est descendu un arrêt trop tôt et l’homme souffrant un arrêt plus loin que sa destination. Cette partie de la ville, entre l’hôpital et le palais de justice, est en chantier, entre la 32


démolition d’immeubles vétustes, la rénovation de pavillons et anciennes maisons de maîtres et la construction de tours de béton pour abriter des bureaux anonymes de sociétés idem. L’homme chauve semble perdu. Ile s’enquiert de sa destination. L’homme doit se rendre à l’hôpital. Ile avait vu juste et s’en doutait. Ile se propose de l’accompagner ou tout au moins le mettre sur le bon chemin, ce qui est facile car c’est presque tout droit: faut contourner le chantier, suffit de tourner deux fois à gauche. Mais l’homme est à peine en état de marcher. Son visage se contorsionne de douleur. Ile le fait asseoir sur un empilement de briques à l’entrée du chantier. L’homme, dont les mains se sont mises à trembler irrépressiblement, tire avec peine un papier chiffonné de sa poche et le tend à son sauveteur. Ile vérifie que c’est une ordonnance médicale. L’écriture du médecin est illisible mais les médicaments indiqués ont déjà été cochés. Ile saisit la feuille et, recommandant à l’homme de ne pas bouger, part en quête d’une pharmacie. Une vieille femme, quelques rues plus loin, le renseigne. Ile doit en fait marcher pratiquement jusqu’à l’hôpital. Le pharmacien examine l’ordonnance en fronçant les sourcils, puis regarde son client et hoche la tête: «Je ne peux pas vous délivrer ces médicaments, cette ordonnance n’est plus valide. Où l’avez-vous ramassée?» Ile explique que ce n’est pas pour lui, qu’un homme s’est écroulé là-bas, en souffrance, épuisé, qui n’a pas la force de marcher jusqu’ici. Le pharmacien est de plus en plus méfiant. «Monsieur, ce que vous me demandez là, c’est de la morphine! Ça n’est pas en vente libre! Personne ne vous en donnera comme ça! Si vous en êtes là, cherchez plutôt un dealer, ça ne manque pas dans le quartier!» Ile proteste de sa bonne foi et supplie l’homme de l’accompagner porter secours à l’autre. Le pharmacien menace d’appeler la police. Ile finit par lui demander d’appeler une ambulance ou des brancardiers pour transporter l’homme jusqu’à l’hôpital et indique l’arrêt de bus suivant comme point de repère. Le pharmacien accepte, radouci, mais lui enjoint de sortir de la boutique et d’aller attendre les infirmiers auprès du malade. Ile hésite, pris du pressentiment que l’apothicaire veut seulement se débarrasser de lui et ne va téléphoner à personne, mais aussi bien le boutiquier se refuse à lui vendre les médicaments et l’autre doit commencer à s’inquiéter sur son tas de briques. Ile repart, à regret, sur la promesse réitérée du pharmacien de contacter une ambulance. Ile presse le pas, soudain inquiet. Ile achète une bouteille d’eau en passant devant une épicerie. Ile arrive au chantier en courant. L’homme chauve le regarde avec gratitude. Ile lui raconte ses mésaventures à la pharmacie et lui tend la bouteille d’eau. L’homme le remercie avec un faible sourire, déclare que la crise est en train de passer, que les douleurs redeviennent supportables et que d’ici peu ses jambes pourront le porter. Cependant, ses mains tremblent encore et l’homme, en voulant boire, s’asperge tout le visage. Ile lui tient la bouteille tandis que l’homme boit à longs traits. Ile s’assied à côté de l’homme pour attendre l’improbable ambulance. L’homme chauve récupère néanmoins peu à peu ses forces et, en guise de remerciement, résume son histoire, expliquant que tous ses ennuis de santé ont commencé par des tracasseries administratives, plus précisément des ennuis avec la justice et un interminable procès. Ile a sursauté. Sa première question est pour demander si son compagnon est jamais parvenu à savoir de quoi on l’accusait. Mais le cas de l’homme chauve n’a rien à voir avec le sien: son interlocuteur avoue que tout a commencé par un 33


conflit avec son voisin qui n’entretenait pas sa maison mitoyenne, si bien que l’humidité avait traversé les parois, allant jusqu’à provoquer un début d’inondation, que lui-même était passé des protestations aux insultes et que toute l’affaire avait finit devant les tribunaux où les chicanes judiciaires avaient permis plusieurs recours sans qu’aucun verdict soit jamais définitif. Et l’homme chauve avait perdu, sinon son procès, son argent et ses forces. Et le cancer s’était déclaré. «J’en suis à ma quatrième chimio, je sais que je suis condamné!» Ile ne sait que penser: «Vous croyez que votre maladie et votre procès sont liés, que le cancer est en quelque sorte l’exécution de la sentence?» L’homme chauve répond péremptoire: «Sans aucun doute! La justice sait où frapper. Tant que j’avais espoir de gagner ma cause, je me portais comme un charme. D’ailleurs, les hôpitaux sont des annexes du palais de justice, c’est bien connu. C’est là qu’on applique la peine capitale, officiellement abolie par ailleurs. Vous vous doutez bien qu’y a plus de patients qui en sortent les pieds devant que guéris! C’est révélateur! Tous les toubibs sont assermentés. Intouchables. Comme les juges et les flics! L’immunité totale! Vous avez déjà vu un toubib sur le banc des accusés?» L’homme, excité, saisit la bouteille d’eau, cette fois sans trembler et la vide en buvant longuement, comme si sa gorge recevait du nectar. «Qu’elle est bonne! Merci encore! Vous savez, quand on va mourir, qu’on le sait, c’est alors qu’on apprécie vraiment la vie!» Ile voudrait lui parler de ses propres ennuis avec la justice mais son cas, à côté de celui de son compagnon, lui paraît dérisoire, voire mesquin. Et l’incertitude a suffi à lui rendre la vie amère, à le rendre incapable de savourer la succession des jours et leur inconfondable lumière, l’impondérable poussière qui colore le ciel et fait de chaque minute une sensation unique, sans doute difficilement analysable dans sa particularité mais en tout différente autant de celle qui l’a précédée que de celle qui la suivra, tandis que la condamnation permet à son compagnon d’éprouver la merveille contenue dans une gorgée d’eau plate. Ile veut l’accompagner quand l’homme, ragaillardi, se relève mais l’autre, avec un triste sourire, déclare juger préférable d’y aller seul. «Les douleurs vont en augmentant. Toujours. Alors les doses aussi. Le traitement n’est déjà plus aussi efficace et le corps y résiste mal. Ce n’est ni réjouissant ni très beau à voir. De toutes manières, on ne vous laisserait pas entrer. Vous m’avez déjà beaucoup aidé et vous n’avez pas eu l’air d’être mu par la seule pitié mais par une espèce de solidarité quasi amicale que j’aimerais maintenir. Laissez-moi disparaître, ça vaut mieux, croyez-moi! L’hôpital sent l’éther, pour ne pas dire le formol. Mieux vaut rester à l’écart. Mais si j’en ressors, croyez bien que je saurai vous retrouver, que je vous reconnaîtrai et que si la vie l’emporte nous nous reverrons! Car c’est au niveau du corps que se joue le véritable procès! Et mes entrailles sont en train de délibérer...» Un dernier sourire et l’homme s’éloigne en hâtant le pas. Ile reprend son chemin dans la direction opposée, soulagé comme chaque fois qu’on est confronté à la preuve tangible qu’un autre que soi souffre, a droit lui aussi, plus de droit même que nous, à quelque commisération. Le malheur d’autrui lui a rendu des forces. Ile saura résister, se battre si nécessaire, ce n’est pas par la maladie que la justice aura raison de lui. Les sirènes de nombreuses ambulances déchirent l’air autour de lui.


11 Ile s’étonne. Le jeune homme maintient sa main tendue, lui souriant l’air goguenard sans cesser de mâcher son chewing-gum. Pas possible! On les prend au berceau! On doit leur lire le code civil à chaque coup de pied donné dans le ventre de la mère. Pour les calmer. À moins que, sous prétexte que les avocats commis d’office n’ont pas le droit de réclamer un petit supplément à leur client, on ne lui ait refilé un stagiaire. Ile finit par serrer la main, ferme et vigoureuse, sans conviction, manifestant par son manque d’enthousiasme sa réticence sinon sa méfiance. L’autre ne s’en offusque pas et, pragmatique, demande: «Vous avez apporté la liste?» Ile extirpe de sa poche la feuille pliée en quatre où sont inscrits les noms des personnes de son entourage dont le témoignage pourra abonner en sa faveur. La liste se réduit en fait aux quelques commerçants du quartier avec qui les rapports ne se limitent pas au strict échange financier mais comportent un salut et parfois quelques considérations sur la météo du jour, car les autres sujets, de la politique aux matches de foot, impliquent une information journalistique, radiophonique ou télévisée qui lui manque totalement. Ile considère que les nouvelles constituent une pure intoxication que l’hygiène commande d’éviter autant que faire se peut, si bien que les sujets de conversation avec ses concitoyens le plus souvent font cruellement défaut. Ile a donc noté ceux des commerçants qui se montrent affables sinon honnêtes, en désignant l’adresse de leur boutique, car son intimité avec eux ne va pas jusqu’à la connaissance de leur nom et sa perspicacité physionomiste ne lui permet pas d’évaluer leur âge avec une précision acceptable. L’avocat jette un coup d’œil à la page et s’esclaffe: «Mais ce ne sont là que les commerçants chez qui vous faites vos courses!» Ile avoue que sa famille, depuis que court la rumeur de l’instruction de son procès, lui bat froid et que leur témoignage sera probablement plus accablant que bienveillant, que sa vie par ailleurs a été ces dernières années passablement casanière et solitaire, sans ces contacts virils, au fond largement aussi potiniers que les rassemblements de commères, entretenus sous le nom d’amitié. L’avocat le toise avec un brin de commisération. «Nous n’en sommes pas à la constitution de la défense proprement dite, puisque les charges à votre encontre n’ont pas encore été formulées, mais aux préliminaires, ce qu’en jargon de métier on appelle enquête de moralité. Le juge souhaite simplement se faire une idée de votre personnalité, de vos qualités comme de vos défauts, le plus objectivement possible, partant néanmoins du principe que ce portrait préalable ne sera pas celui d’un assassin ou d’un fou dangereux. Vous comprendrez sans mal que des commerçants, dont l’activité professionnelle dépend de votre clientèle, pourront difficilement être considérés comme des témoins impartiaux et dignes de foi. Chaque achat effectué dans leur boutique a virtuellement été un pot de vin. En réglant vos courses, vous les avez soudoyés!» Ile se récrie, agacé par la morgue de ce morveux qui se mêle de lui donner des leçons de vie: à ce compte, dans une société basée sur la circulation monétaire, quels rapports sociaux seront-ils susceptibles d’être reconnus exempts des liens et nœuds tissant la chaîne infinie de la vente et de l’achat? Certainement pas l’amitié, puisque quelqu’un devra la prochaine tournée. Encore moins la fraternité, qui se dissout au partage de l’héritage. Même les adolescents s’associent pour acheter un billet de loterie ou un paquet de cigarettes! Ile est interrompu par les premiers accords, joués en sourdine, de l’«hymne à la joie». 35


L’avocat, tout en fouillant ses poches à la recherche de son téléphone portable, s’attache à calmer ce client trop susceptible. «Certes, certes, c’est justement pour cette raison que nous devons nous montrer cauteleux. On ne se méfie jamais assez. Vous n’avez pas idée de ce dont est capable un procureur pour démolir un suspect. Êtes-vous sûr au moins de vos témoins, leur avez-vous expliqué ce qu’on attend d’eux?» Ile doit avouer, tandis que l’avocat lit le message reçu et tape du seul pouce de sa main droite sur les touches de son téléphone pour rédiger la réponse que, autant par souci de préserver l’objectivité de leur témoignage que par crainte naturelle que sa réputation dans le quartier ne vienne à souffrir des racontars qui ne manqueront pas de fleurir dès que sera rendue publique la nouvelle de l’instruction de son procès, une certaine discrétion s’imposait, aussi sa liste se contente-t-elle de signaler les commerçants qui lui paraissent les plus neutres sinon favorables mais aucun n’a été mis au courant de sa démarche. L’avocat le regarde avec une lueur amusée au fond des yeux et, après une courte hésitation, le félicite. «Vous avez eu raison! Qu’est-ce que je vous disais? On n’est jamais assez prudent!» Le prenant familièrement par le coude, le jeune homme l’a entraîné jusque dans la cour du palais de justice où, sitôt franchi le seuil, lâchant son client, sa main ramène des profondeurs de sa sacoche un paquet de cigarettes froissé. C’est en tremblant un peu que l’avocat porte une cigarette à ses lèvres, l’allume après avoir vainement actionné son briquet avec une impatience croissante et en tire une longue bouffée, levant les yeux au ciel et souriant béatement comme si le nuage de nicotine le débarrassait de tous ses soucis. Rouvrant les yeux, le jeune homme s’excuse et s’empresse d’en offrir une à son client qui, à son visible étonnement, refuse. L’avocat aussitôt lui donne raison, lui brossant un effrayant tableau des méfaits du tabac et concluant: «Le juge appréciera, ça fait un point de plus en votre faveur. Vous voyez, vous ne devez surtout pas vous décourager!» Jetant son mégot sur le pavé, le garçon vérifie que son téléphone portable se trouve bien dans sa poche et, reprenant la liste dressée par son client, comme un général lançant l’attaque, déclare: «Allons-y! Je préfère me rendre compte par moi-même.» Chemin faisant, l’avocat allume cigarette sur cigarette, en proposant à chaque fois une à son client et s’excusant en se souvenant que celui-ci ne fume pas, commentant à mi-voix: «Vous faites bien!» Ile finit par s’énerver et déclare ne pas saisir le rapport entre moralité et tabagie et pourquoi le fait de ne pas fumer devrait lui être favorable. «Le tabac n’est pas interdit, est même en vente libre.» L’avocat réplique: «Pas encore! Mais c’est une drogue quand même! Je me considère victime de la régie des tabacs. J’appartiens à un collectif international qui leur a intenté un procès et j’entends bien être indemnisé un jour.» Ile affirme n’avoir rien contre la consommation de drogues, même si personnellement l’abstinence lui paraît préférable. D’abord, la drogue n’est qu’un mot, car pour supporter le stress de la vie moderne tout le monde a recours à des substances, légales ou non, qui vont des traditionnels clope et verre de gnôle à toute la pharmacopée des calmants et autres barbituriques. Ce n’est pas parce que les maladies se développent que l’industrie chimique occupe une telle place dans l’économie mondiale, mais bel et bien parce que la consommation de drogues ne cesse d’augmenter. Ile est convaincu que l’étiquette, à l’ère du virtuel, est purement conventionnelle: les végétariens tiennent peu ou prou le même discours à propos de la viande. Quant aux phénomènes d’habituation, la lecture des journaux ou la 36


télévision représente une intoxication autrement plus virulente. Et moins calmante! Le jeune homme rit franchement. «Vous n’avez jamais songé à fréquenter le barreau? Vous savez, vous feriez un bon avocat! Mais en l’occurrence, je vous conseille de garder vos idées pour vous. Ce n’est pas le moment de s’encanailler, même en imagination.» Leurs pas les ont conduits dans son quartier. Ile ne peut s’empêcher d’admirer le tact avec lequel l’avocat a su, malgré sa réticence frisant l’opposition, le guider à son insu et en vient à reconsidérer sa première impression: sous son apparence juvénile, le garçon connaît son métier et sait mener sa barque. Ile est désormais prêt à l’écouter et à lui accorder sa confiance. L’avocat a sans aide identifié «son» troquet et invite naturellement son client à y prendre un verre. Ile commande un café tandis que l’avocat, à sa surprise, se fait servir un canon. Toute son attitude a subtilement changé: sans cesser de parler à bâtons rompus de sujets inoffensifs, comme le regret de la mode des pantalons et pulls moulants pour les femmes, l’avocat ne cesse d’observer clients, garçon et patron en plissant les paupières pour dissimuler la mobilité et l’acuité de ses yeux attentifs. Ile apprécie l’aisance avec laquelle le jeune homme passe du vouvoiement au tutoiement en s’adressant au patron et constate la parenté entre les talents d’acteurs et les qualités de détective. L’avocat l’invite discrètement à régler les consommations et, sans tourner la tête vers lui, murmurant presque entre ses dents sans desserrer les lèvres, lui souffle: «Vous avez vu? Le bistrot sert le vin de bouteilles sans étiquette. Cueillette particulière, pas de vérification de qualité, fraude au fisc et j’en passe. En plus, le bougnat coupe son pinard à la flotte. Je suis sûr que les flics ont un dossier sur lui. Ce bonhomme ne s’en tire qu’en leur servant d’indic. Seulement, pour un témoin de haute moralité, ça ne fait pas vraiment votre affaire». Ile s’incline devant la perspicacité de l’avocat et partage ses doutes quant à l’idonéité du patron comme témoin. C’est fort dommage car le bistrot l’a à la bonne, mais que pourrait valoir la déposition d’un fraudeur fiché? «Quant au garçon, vous avez remarqué son tatouage entre le pouce et l’index? Les cinq points, comme sur un domino? C’est le symbole de la taule. Ça signifie que ce gars est déjà allé en cabane. Mieux vaut ne pas recourir à son témoignage». L’avocat se fait conduire successivement chez la marchande de journaux, y achète un paquet de cigarettes, puis à l’épicerie. Là, le garçon fait l’emplette d’un paquet de chewing-gum. Au moment de régler son achat, son coude heurte par mégarde la balance et fait tomber un des poids à terre, que le jeune homme ramasse et tend à la marchande en se confondant en excuses. Le limier communique ses observations à son client: la marchande de journaux tient un trafic de photos interdites qu’elle distribue en sous-main à des clients de confiance. La preuve en est qu’elle n’a pas rendu la monnaie de son billet au gros bonhomme chauve qui les précédait. Et les poids de l’épicière ont été évidés. Ile s’extasie devant les dons de Sherlock Holmes du jeune homme qui, a son avis, perd son temps au barreau car une grande carrière lui est promise dans la police. L’avocat hausse les épaules, modeste. «Ce n’est pas sorcier. Tous les marchands de journaux vendent des images pornos, tous les bougnats se font livrer du vin au tonneau et tous les épiciers truandent sur le poids.» Ile est consterné. La légèreté même avec laquelle le jeune homme constate froidement la vilenie de l’humanité l’afflige. En outre, à force d’éliminer les potentiels témoins, sa liste est maintenant réduite au seul boulanger, auquel l’avocat s’apprête à rendre 37


visite et à qui son flair ne manquera pas de trouver quelque travers rédhibitoire. Ile est d’avance certain du résultat négatif de leur démarche et sent l’étau de la justice se refermer irrémissiblement sur lui. Ile suit l’avocat qui pénètre guilleret dans la boulangerie et prend place au bout de la longue queue de ménagères venues acheter pâtisseries et sucreries. Les ragots courent bon train et les commères à la langue bien pendue ne se montrent pas gênées par la présence des nouveaux clients. Ile est habitué à ce manège des ménagères mais, contaminé par les observations de son compagnon, dresse l’oreille et ouvre l’œil. Son attention est attirée par le caractère ambigu, parfois même carrément à double sens, des compliments que le boulanger adresse à ses clientes en les invitant à goûter ses pâtisseries. «Le secret des miches rebondies est dans la façon de les pétrir. Faut frotter la pâte pour la détendre et l’humecter.» Le boulanger rit de ses propres plaisanteries. Souvent, les commandes sont supposées connues du commerçant: «Comme d’habitude», ou «La même chose que la dernière fois». Ile devine un code derrière ces propos indéchiffrables sous leurs dehors anodins. D’autant que plusieurs femmes remettent au boulanger des billets pliés en quatre où elles ont soi-disant inscrit leur commande, qu’elles viendront prendre plus tard, voire demain. Ile s’arrête pour finir, après avoir éliminé les hypothèses de trafic ou de réseau d’immigrants clandestins et de traite de blanches, à la théorie d’un rôle d’entremetteur joué par le boulanger pour permettre à ses clientes de prendre, sous les yeux de tous, à l’occasion de leurs emplettes, des rendezvous secrets, probablement amoureux. En attendant, le bourdonnement a diminué et leur tour est enfin arrivé. L’avocat achète un paquet de bonbons. Ile pose des questions sur le pétrissage des miches. Le boulanger comprend que ce client a suivi la conversation et éclate d’un rire faux, gêné. «Vous préférez les miches plutôt dorées ou bien cuites et un peu foncées?» Ile voit ses soupçons confirmés et a hâte de quitter la boutique pour faire part de ses déductions à l’expert criminel qui l’a initié à l’art de la détection. Ile expose, sitôt sorti, ses suppositions avec l’enthousiasme du néophyte. L’avocat l’écoute, approuve et tisse des considérations sur la solitude dans les grandes villes, le désœuvrement des femmes au foyer et la nécessité d’arrondir les fins de mois difficiles. Ile n’aurait jamais imaginé une telle généralisation de la dépravation des mœurs. Ile se réjouit de sa perspicacité mais simultanément s’attriste des résultats éthiques auxquels elle le mène. Son propre procès lui apparaît, après cette promenade avec le détective, sous un autre angle. En fait de moralité, ses concitoyens ne font guère l’affaire, mais qui pourrait se prétendre «juste» devant la justice? La nécessité d’une enquête sur son propre compte ne lui paraît plus si scandaleuse. Ile n’est plus du tout sûr de son bon droit et de son innocence. Passant devant une vitrine, son reflet lui semble celui d’un étranger. Ile se sent quelque peu découragé et, perdu dans ses pensées, se laisse distancer par l’avocat. Au coin de la rue, son compagnon n’est plus visible ni à droite ni à gauche. Devant lui se dressent les massifs du parc, mais que serait allé faire le détective dans le jardin public? Ile le découvre derrière un buisson à l’écart de l’allée, occupé à caresser une petite fille après lui avoir offert les bonbons acquis à la boulangerie. Pas démonté par le regard stupéfait de son client, l’avocat confirme à la gamine un rendez-vous pour le lendemain et, lui abandonnant tout le paquet de bonbons, rejoint son malheureux disciple. Le jeune homme, très à l’aise, lui confie: «Si ça vous intéresse, je peux vous 38


donner des adresses. Un ancien client m’a affranchi.» Ile proteste avec véhémence et lui demande agressivement comment dans ces conditions l’avocat peut prétendre le défendre, voire plaider l’innocence. L’avocat garde son sang-froid et lui rappelle que sa présence en ces lieux n’est justifiée que par son office en tant qu’avocat, pas comme témoin, que n’a donc pas à être prouvée sa bonne foi ou justifiée sa moralité. Ile est outré par tant de cynisme. L’avocat conclut, avec un soupçon d’amertume: «Je vous comprends. Moi aussi, au début, j’étais choqué. Mais la justice est humaine, faillible et sujette à l’erreur. Ce qui est condamné aujourd’hui sera admis demain, tout comme ce qui nous semble banal à présent était crime hier. Voyez-vous, à force de démonter la rhétorique de la faute et du châtiment, on en vient à relativiser toute culpabilité. Ce n’est pas au nom de la morale que je vous défends. Le tribunal, tout comme la prison, est la véritable école du crime.»


12 Ile n’en revient pas. Le culot de son cousin n’a donc pas de limite? Ile ne l’aime pas particulièrement, sans avoir rien de précis à lui reprocher, préférant simplement ne pas entretenir de relations suivies avec lui, le voyant de loin en loin à l’occasion de fêtes de famille et se repent déjà d’avoir, dès réception de son billet, répondu favorablement et accepté ce rendez-vous matinal. Le cousin n’y va pas par quatre chemins et, dès les premiers mots, est allé droit au but. Ile perd ses moyens devant tant d’impudeur et bafouille: «Te prêter de l’argent? Mais c’est incroyable, ce que tu me demandes là! Tu es le plus riche de la famille, le seul en fait qui soit vraiment plein aux as, parce que, notre oncle, c’est surtout de la façade, plus de manières que de répondant, et tu as le toupet de venir me voir pour m’emprunter du fric! Mais tu sais bien que je n’en ai pas! Je vivote tout juste. C’est à peine si les courtages auprès des collectionneurs me permettent de finir les fins de mois, alors, pas question de les arrondir ou de mettre de côté un petit pécule. La plupart des fois, je mets en rapport artiste et amateur et je les laisse s’entendre entre eux sans toucher de commission. Quant aux articles et notices, ce qu’on me paye par ligne ne couvre pas l’usure de l’encreur de l’imprimante. Et c’est moi que tu viens taper!» Mais le cousin ne se tient pas pour battu et, en homme habitué aux refus et rebuffades, entreprend de plaider sa cause, expliquant que ses affaires marchent très bien, qu’on ne peut même pas parler de mauvaise passe, tout au plus d’un problème ponctuel de liquidité car l’argent que ses négoces l’amènent à brasser par définition est virtuel, investi en actions dont la valeur tient justement à ce qu’on ne cherche pas à se les faire rembourser mais qu’on les échange contre d’autres actions, si bien que les fonds sont ainsi bloqués, tant capital qu’intérêts, les éventuels bénéfices n’étant redistribués qu’une fois par an, encore que souvent automatiquement réinvestis avant même de devenir liquidables car les échéances lucratives ne cessent tendanciellement d’augmenter, afin justement d’empêcher la spéculation à court terme qui joue sur le mensonge, la fuite d’information, le bluff, les nerfs, bref tout ce qui apparente le jeu en Bourse à une partie de poker, aussi, bien que titulaire d’un nombre important d’actions fort cotées sur le marché, son portefeuille n’en est pas moins insolvable et les traites à régler doivent être payées dans les plus brefs délais sous peine non seulement, étant donnés les taux d’intérêts pratiqués, d’atteindre des montants astronomiques mais même de représailles pouvant toucher aussi bien le client malencontreusement engagé dans ce négoce que ses proches, parents et amis, car les affaires pour être rentables impliquent d’entrer en rapport avec des milieux peu recommandables, voire dangereux, en effet le système financier suppose un accroissement constant qui, si seule la monnaie devait le supporter, se traduirait par une inflation impossible à jamais enrayer ni résorber, en sorte que les affaires doivent nécessairement se développer dans les marges du circuit que le fisc contrôle, car la part que l’État prélèverait, encore que les institutions officielles aient plus une fonction de paravent que de véritable régulation, engagées qu’elles sont dans les méandres de cette circulation pas toujours avouable sinon carrément illégale, rendrait les marges bénéficiaires dérisoires et ferait chuter l’ensemble du commerce. Ile en est un peu étourdi, comprenant vaguement au bout de ce cours d’économie parallèle que son cousin rapace doit tremper dans quelque combine louche impliquant de se mettre en cheville avec des 40


trafiquants pas trop regardants en ce qui concerne les moyens à employer pour récupérer les sommes prêtées à intérêt usurier. Ile est d’autant plus ennuyé d’avoir à répéter à son malheureux cousin que vraiment, avec la meilleure volonté, nulle force au monde ne saurait faire apparaître le moindre sou vaillant sur son compte endémiquement réduit à zéro. Le regard de son cousin se plante dans le sien, visiblement pour scruter et évaluer, en joueur averti, toute hypothèse de dissimulation. Car la confiance ne règne pas plus d’un côté que de l’autre. L’examen fini, son parent soupire: «C’est vraiment très ennuyeux! Non seulement je vais les avoir à dos pour le remboursement mais ces bonshommes ne vont pas hésiter à faire de moi un bouc émissaire, m’obligeront à accepter de prendre à mon compte diverses opérations qui sentent nettement le soufre et le fisc ne sera que trop content de me tomber dessus. Une fois commencées les vérifications, je n’ai aucune chance de m’en sortir et c’est la justice qui va mettre son grain de sel dans mon business. Je parle même pas de l’honneur de la famille, mais tu penses bien que si des ennuis m’arrivent quelque chose en rejaillira sur tous mes proches, toi comme les autres. C’est pas seulement pour moi que je suis venu quémander ton aide, mais pour toi-même!» La voix s’est faite traînante, pleine d’émotion contenue, presque tremblante. L’homme tout à l’heure si posé, voire pédant, paraît effondré et ce n’est pas du chiqué. Ile entrevoit la gravité du pétrin où son parent s’est fourré et ne sait comment, à défaut de lui présenter une solution, le consoler: «La justice est lente. Dans un premier temps, ce n’est pas elle qui est à craindre. Regarde: moi, ça fait des mois qu’elle me colle au cul et elle n’a encore amorcé aucune action décisive.» Son cousin, brusquement ragaillardi, ricane: «Ah oui! C’est vrai! J’oubliais cette histoire que tu as servie à notre oncle. Je ne sais pas ce que tu comptais lui soutirer, à ce vieux grigou, mais le coup du tribunal sur le dos et des juges aux chausses n’a pas dû tellement l’apitoyer. Du moment que tu ne vas pas aiguiller les flics sur ses affaires, tes malheurs, le vieux s’en contrebalance! Mais aussi, quelle histoire tordue t’es pas allé inventer! Avec une enquête mais pas d’inculpation! À qui voulais-tu la faire avaler?» Ile proteste: «Mais c’est entièrement vrai! J’ai été convoqué, interrogé, on m’a même commis un avocat d’office. Et le plus fort c’est que je ne sais pas de quoi on cherche à m’accuser. Je t’assure! Faut procéder à des vérifications, qu’on me répond à chaque fois, mais sans jamais me fournir la moindre piste quant à sur quoi portent ces fameuses vérifications. Ça peut traîner comme ça pendant cent sept ans! En attendant, je suis assigné à demeure pour la durée de l’enquête!» Son cousin balaie avec un sourire méprisant ses efforts pour le persuader: «D’abord, l’assignation à domicile, ça ne signifie rien, tu peux te tirer comme ça te chante, tout au plus es-tu supposé indiquer le but de ton voyage et pointer au commissariat. Mais tu peux aussi oublier de le faire! Et oubli n’est pas crime. Ensuite, tu peux avoir été convoqué comme témoin. Des avocats, le tribunal en refile à tout le monde, faut bien les former. Le plus souvent ce sont des stagiaires, parfaitement incompétents et inutiles. C’est pas sur eux que tu dois compter pour te défendre, je te le dis. Mais qu’est-ce qui te fait croire qu’on veut t’accuser? Hein? Enfin, je ne vois pas en quoi tout ça t’empêche de m’aider. Tu dis que t’as pas d’économies pour me permettre de rembourser ma dette? Ça, c’est pas grave. Je m’en doutais un peu. De toute façon, par principe, mes dettes, je les paye jamais! Non, là où tu peux m’aider, c’est en en prenant une partie à ton nom, juste histoire de 41


détourner leur attention et de me donner un répit. Comprends bien: si par hasard ton histoire était vraie, c’est pas ça, un petit faux de rien du tout, et encore faudrait qu’on arrive à le prouver, qui pèsera lourd dans ton dossier, t’auras sûrement d’autres chats à fouetter! Et des ennuis plus sérieux. Et si, comme je le crois, tu as inventé ce bobard pour épater la galerie, la justice a strictement rien sur toi et ira jamais te soupçonner. Moi, je serai soulagé exactement d’autant que ce que j’aurai pu passer à ton nom. Je te vois froncer les sourcils, mais je te jure que c’est pratiquement une question de vie ou de mort, d’assistance à personne en danger!» Ile se rebiffe: «Tes magouilles t’ont fait perdre non seulement toute morale mais tout sens de la réalité! Ça te suffit pas que la justice s’intéresse à moi, faut que tu lui fournisses un os à ronger! Tu cherches à me mouiller ou quoi? T’as besoin d’un bouc émissaire? Pourquoi m’avoir choisi, moi? Pourquoi vouloir m’enfoncer? Tu veux vraiment qu’y ait quelque chose à me reprocher? Je me mêle pas de tes traficotages, alors, je t’en prie, laisse-moi en dehors de tes magouilles!» Le visage de son cousin se durcit: «Ton histoire est pleine de trous! Tu t’acoquines avec la justice comme ces insomniaques hypocondriaques qui encombrent les urgences d’hôpitaux et empêchent les vrais malades de se faire soigner! Tu es allé au tribunal en touriste, juste pour une visite d’intérêt culturel, comme tu serais allé dans une bibliothèque ou au musée, pour t’instruire! La justice, c’est pas ça! Crois-moi, quand elle s’intéresse à toi, c’est pas pour te faire des mamours, oh non! J’en connais long sur son fonctionnement et je peux te dire qu’elle prend pas de gants et n’y va pas avec des pincettes. Qu’on ne t’ait même pas gardé à vue le temps légal en dit long. Un interrogatoire qui dure pas toute la nuit, c’est pas un interrogatoire, voyons! C’est du flan, ton histoire! T’as vu trop de films! Alors, tu peux affabuler et faire l’intéressant devant le tonton si ça t’amuse, mais n’essaie pas de me vendre tes salades, à moi! Les flics te l’ont fait à la psychologie! Ah ah! À d’autres! Tu parles d’un traitement vip! Me dis pas que t’ignores que la douceur c’est pas exactement leur méthode favorite! Laisse tomber! On a déjà essayé de me faire avaler des craques, mais là tu repasseras! T’y vas un peu fort! L’oncle est peutêtre naïf, mais à moi faut pas la faire!» Ile est doublement indigné, du fait que son cousin veuille le mêler à ses trafics autant que de son refus obstiné de le croire. En même temps, les arguments avancés par sa fripouille de cousin tiennent la route: effectivement, ni la police ni le tribunal ne se sont comportés à son égard comme on aurait légitimement pu s’y attendre, et si on laisse peser sur lui une menace comme une épée de Damoclès pendue au-dessus de sa tête, par ailleurs on le laisse libre d’aller et venir. Tout au plus surveille-t-on ses mouvements. Son cousin, malgré ses doutes, s’en doute, puisque le rendez-vous a été pris au parc, là où on peut facilement surveiller ses arrières et s’assurer que personne n’épie la conversation, alors que le jardin, à part l’inestimable avantage d’être pratiquement désert à cette heure matinale, n’offre guère de confort pour un entretien anodin et familier que tout autre aurait préféré combiner dans quelque troquet. Ile félicite son cousin pour les précautions prises, histoire de voir si celui-ci va se couper ou se contredire, mais l’autre déjoue le piège grossier et réplique: «Pas besoin d’être convoqué par le tribunal pour être sous surveillance! Et entre nous soit dit, les sbires du Parquet ne sont pas les plus à craindre. Je ne suis pas parano. Je n’ai pas de gardes du corps. Je ne suis que menu fretin, pas un assez gros requin. Mais je dois quand même prendre quelques précautions 42


élémentaires. J’en ferais autant pour me faire livrer une pizza!» Ile se prend à penser que la peur est une force extrêmement puissante, capable d’engendrer des hallucinations suffisamment convaincantes pour que l’esprit en vienne à ne plus savoir les distinguer de la réalité. Ile en vient à douter d’avoir jamais reçu une convocation et se dit que son cousin, de par les nécessités de ses activités pas tout à fait licites, est sur ce sujet très certainement plus objectif que lui-même ne saurait l’être, tant l’idée d’être accusé perturbe ses capacités de raisonnement, éveillant un fond de culpabilité sans cause ni véritable fondement, élaboré fantasmatiquement dans les replis de son inconscient sans doute depuis sa plus tendre enfance et l’amenant à déformer désormais tout incident qui lui advient selon le seul prisme de sa mauvaise conscience. Ile est simultanément pressé de rentrer chez lui vérifier si la fameuse convocation se trouve toujours au fond du tiroir où sa mémoire traîtresse lui affirme l’avoir rangée, et désireux de s’en remettre au jugement de son cousin escroc, plus au fait des méandres de la procédure judiciaire, même si par ailleurs tout le porte à croire que, tel un camé qui n’hésite pas à voler ses proches, parents ou toute âme bienveillante s’offrant à lui prêter appui, les réflexes de trahison du trafiquant l’emporteront et qu’aucune aide véritable, pas même un conseil désintéressé, n’est à attendre de cette crapule. Un seul coup d’œil suffit pour comprendre à quoi s’en tenir quant à l’honnêteté de son cousin. Un enfant ne s’y tromperait pas. Ile a beau se méfier de soi-même, l’autre lui inspire encore moins de confiance. D’autant que son cousin s’est à nouveau lancé dans un long exposé dont les tenants et les aboutissants lui échappent encore mais dont quelques phrases sans équivoque se détachent et ne laissent pas de se révéler inquiétantes: «Après tout, qu’est-ce que t’as à perdre?» Ou: «La prison n’est pas le déshonneur.» Ile est frappé par le fait que les arguments présentés par son cousin en aucun cas ne seraient considérés recevables par celui-là même qui les prononce, comme si un fossé les séparait, comme si l’humanité devait se diviser entre moutons et loups, poires et pilleurs de jardins. Ile se révolte: «Tu ne penses pas un mot de ce que tu racontes et tu me prends pour la reine des pommes, vraiment! Tu n’as pas peur que je me mette à dégoiser aux flics tout ce que je sais de tes combines et que, sous la pression, je crache le morceau?» Son cousin éclate de rire: «Toi? Tu n’oserais pas! Pour ça, faudrait d’abord que tes salades recouvrent ne serait-ce qu’une ombre de vérité. Or, je te l’ai dit, je n’y crois pas et, si ça n’est pas un cinéma que tu as monté pour la galerie, c’est que tu n’es déjà plus en état de distinguer entre délire et réalité. Si tu t’avisais d’aller voir les flics, de ton propre chef s’entend, je suis certain que tout ce que tu pourrais leur raconter serait mis au compte des élucubrations d’un mythomane.» Son discours est interrompu par les coups du destin de l’ouverture de la cinquième symphonie de Beethoven. Ile a sursauté, mais son cousin tire son téléphone portable de la poche intérieure de sa veste et le porte à son oreille. «Non, rien à faire, ce cave veut rien entendre! T’inquiète pas, on trouvera une solution. La journée n’est pas encore finie. J’ai d’autres ressources. Fais-moi confiance!» Son cousin s’est détourné pour pouvoir converser plus à l’aise. Ile en profite pour se lever du banc et s’éloigne lentement, faisant un effort pour ne pas se mettre à courir, vers la sortie. Ile se retourne au bout de quelques pas pour adresser un signe d’adieu à son cousin, indiquant d’un geste du poignet que l’heure tourne et repart d’un pas plus rapide. Derrière lui, la voix de son cousin 43


l’apostrophe: «Je te revaudrai ça! Je n’oublie jamais mes amis, et mes ennemis non plus. Pourquoi ne m’as-tu pas demandé de témoigner en ta faveur? Je te fais honte? Ou serait-ce pas que tout bonnement tu n’as aucun besoin de caution? Qui c’est le menteur? Qui c’est le faussaire? Tire-toi, mais t’en fais pas, on se retrouvera!» Ile ferme les yeux pour ne plus l’entendre, effrayé à l’idée que son cousin mécontent pourrait lui courir après. Ile ne les rouvre que quand les imprécations ont cessé. Ile se retourne furtivement pour s’assurer que l’autre ne le poursuit pas, mais ses craintes sont vaines, la menace s’est évaporée comme par magie: le banc au loin est vide.


13 Ile exagère à dessein sa claudication. En fait, sa jambe ne lui cause presque plus de douleur. Ile pourrait marcher normalement mais en profite pour s’appuyer contre l’épaule de l’infirmière. C’est la petite blonde, si attentionnée, celle qui s’évertuait à détourner son attention quand elle devait lui enfoncer l’aiguille dans le gras de la fesse, et lui ne se privait pas de lui lancer des vannes et des compliments égrillards, lui demandant si elle appréciait les fermes courbes de son cul et se plaignant de la situation d’inégalité créée par son refus de le laisser à son tour utiliser le postérieur de son «ange gardien», qui se devinait sous la blouse doux et rebondi, comme cible pour un jeu de fléchettes. Ile l’a rebaptisée en son for intérieur la «douce». Elle ne s’offusque pas de le sentir la serrer d’un peu trop près, sans pour autant répondre à ses avances importunes, se montre très professionnelle en somme, malgré son jeune âge, mais dans ce métier se blinder contre la sensibilité et la pitié est une nécessité, vitale. Les patients hospitalisés se caractérisent par la carence. Aucun cœur n’y résisterait. Heureusement, l’évidence scatologique et l’omniprésence, sinon l’omnipotence, de la mort aident à l’imperméabilisation. Si bien que la douceur des infirmières est purement machinale, une défense contre l’émotion. L’autre infirmière, celle qui grognait et aboyait, manifestant dans tous ses gestes sècheresse et autorité, était peut-être sous ses dehors de matrone la plus sensible, masquant de cette façon sa commisération. Ile l’a surnommée la «matonne» mais se doute que cette image est profondément injuste. La preuve, c’est que quand le commissaire est venu l’interroger jusque sur son lit d’hôpital, sans égard pour son immobilité forcée, ses douleurs, son emplâtrage et ses bandages, c’est la «matonne» qui l’a viré, alors que c’est la «douce» qui l’avait laissé entrer. Et même ses vêtements neufs, c’est la disgracieuse mais maternelle «matonne» qui a accepté de se charger de les acheter, les siens tout déchirés et ensanglantés étaient passés à l’incinérateur dès son arrivée, la «douce» ayant gentiment expliqué que cette semaine tombait son tour de garde et qu’elle n’avait vraiment pas le temps. Ile est même sûr qu’elle aura pris grand soin à choisir une chemise assortie au pantalon et à la veste, courant probablement plusieurs magasins pour s’assurer de son élégance. Au bout du long couloir, la jeune infirmière hésite à lui faire descendre l’escalier, peut-être parce que l’exercice lui faciliterait le prétexte pour peser de façon plus appuyée sur elle, voire se retenir à ses hanches, et appelle l’ascenseur grinçant, si vétuste que c’en est devenu une plaisanterie dans l’hôpital et que les brancardiers affirment que les câbles vont lâcher à la prochaine montée. Ile sait que le moment est venu de l’inviter, de se jeter à l’eau, de jouer son va-tout, de la draguer effrontément en abandonnant les allusions et les bonnes manières, car sa correction ne l’a mené qu’à retarder toute déclaration jusqu’au dernier instant, or les malades se succèdent et leur souvenir doit s’éteindre vite. Ile est trop timide pour lui demander de but en blanc son numéro de téléphone ou lui avouer tout à trac son souhait de la revoir hors de l’hôpital. Ile murmure donc: «Vous allez me manquer!» Elle éclate de rire, sûrement habituée aux compliments de la part de ses patients: «J’espère bien!» Ile se dit que l’occasion ne se représentera pas, que la réputation de l’ascenseur lui octroie une opportunité unique d’être seul avec elle, hors de vue de qui que ce soit, mais que la descente ne dure qu’une minute, que la seule chose à faire est donc de l’embrasser, maintenant ou jamais. Ile rassemble 45


son courage mais la cabine est déjà en train de ralentir, l’infirmière fait face à la porte et lui tourne le dos, ne réagit pas quand sa main se pose sur son épaule, l’oublie déjà. Ile en est pour ses frais. La jeune femme l’aide à s’asseoir, mais sans douceur, sur le banc face au bureau du secrétariat de l’hôpital où elle doit aller chercher les papiers dûment tamponnés autorisant sa sortie, ainsi que la prescription pour les médicaments à prendre car le traitement devra durer encore quelques semaines. «Ne bougez pas!» L’attente se prolonge. Ile doit prendre son mal en patience. La «matonne» débouche de la cage d’escalier. Sans abandonner son air rogue, elle manifeste son contentement en vérifiant que les vêtements qu’elle a choisis lui vont et s’avèrent même véritablement seyants. Ile se rend compte que sa sollicitude ne lui a pas valu de sa part même un remerciement. Ile hésite, ne sachant que faire pour montrer sa gratitude, mais elle le devance: «Je sais bien que la tradition veut que les infirmières prennent un café avec les malades au moment de leur sortie quand leur guérison semble rendre un prochain séjour improbable, comme un exorcisme et une assurance de santé, mais je suis absolument débordée. C’est un week-end prolongé, aussi les accidents se sont multipliés, le bloc va opérer non-stop jusqu’à demain!» Pour appuyer ses dires, elle ouvre une porte qui donne sur le hall des urgences où l’on peut voir une série de civières alignées portant chacune un corps à peine reconnaissable sous la couche de sang. À l’ouverture du battant, ont pénétré dans la salle d’attente des gémissements et des râles d’agonie. La «matonne» se dépêche de refermer, puis s’approche de lui, renifle, se balance d’un pied sur l’autre, visiblement troublée et prête à pleurer. Ile se lève pour lui tendre la main mais elle l’embrasse brusquement d’un baiser chaste sur la joue avant de s’enfuir dans l’escalier. Ile reste interdit. La «douce» sort du secrétariat, les papiers à la main, et s’étonne de le voir debout. Ile reprend ses esprits et lui rappelle que la tradition veut que les infirmières acceptent de prendre un café avec leurs patients au moment de leur sortie, comme une assurance de santé à venir. Elle fronce les sourcils: «Ce n’est pas une tradition, c’est une blague entre nous dans le service. Comment êtes-vous au courant?» Ile la regarde droit dans les yeux en s’efforçant de prendre un air à la fois mystérieux et innocent. Elle rit: «Bon, vous avez gagné! En fait, vu le boulot qui m’attend, j’ai bien besoin d’un café. Mais j’y mets une condition: vous marcherez jusqu’à la cantine tout seul, comme un grand, sans m’utiliser comme béquille.» Elle ajoute, malicieuse: «Ni en profiter pour me caresser la nuque ou me peloter le cou!» Ile se réjouit de constater que la buvette de l’hôpital est déserte à cette heure trop matinale pour les visites aux malades. Ile observe les carreaux de faïence blancs qui couvrent sol et murs et donnent à la salle, en dépit des larges baies vitrées, un air froid, lisse, aseptisé, clinique. C’est comme si la pièce constituait une annexe du bloc opératoire. Ile commente cet aspect désolé et désolant, l’infirmière approuve: «Vous aussi, ça vous fait cette impression? Moi, je trouve ce lieu terrible! C’est tellement dépouillé! Ça me manque, les bouteilles d’oxygène, les pochettes de sérum, les écrans où s’inscrivent les électrocardiogrammes, les poulies et les seringues! Cet espace est tellement nu et sans âme!» Ile veut profiter de ce semblant d’accord entre eux, même si l’équivoque pointe dessous, et s’enhardit à lui demander: «Est-ce que je pourrai vous revoir hors de l’hôpital?» L’infirmière lève sur lui un regard sincèrement étonné: «Mais vous n’avez plus besoin de soins!» Ile tente de défaire le malentendu: 46


«Non, justement! J’aimerais vous rencontrer dans un autre contexte, établir d’autres rapports que ceux d’un infirme à son infirmière!» Elle rit de plus belle: «Vous ne comprenez vraiment rien aux femmes, vous! Infirmière n’est pas un métier, c’est une vocation! Mon plaisir, y compris dans sa dimension sexuelle, n’ayons pas peur des mots, je le tire des soins que je donne. Quelle excitation de vous verser un clystère, quelle jouissance de vous faire une piqûre! Si vous enfiler le thermomètre pour vous prendre la température m’émeut, imaginez l’effet que peut produire une prise de sang! C’est de les voir faibles et à ma merci que je m’éprends régulièrement de mes malades. Guéris, leur santé me fait sentir inutile!» Ile abasourdi fait une ultime tentative: «Vous exagérez! D’abord, la santé n’est jamais acquise, c’est le médecin, mais je me souviens que vous étiez à côté, qui a dit que c’était un équilibre précaire. Mais surtout, le sentiment se nourrit d’être réciproque, mes yeux et mes mains l’expriment mieux que mes veines, le sang est symbolique mais indifférent. On fait du cœur le siège de la passion mais vous savez mieux que quiconque que ça n’est qu’une pompe!» Elle lui sourit: «Vous m’êtes sympathique. Vous êtes un vieux cochon mais vous êtes timide et, du coup, délicat. Vous savez que je ne porte rien sous ma blouse mais vous n’en avez jamais profité pour poser vos pognes sur mes cuisses. C’est rare! Peut-être que ça mérite récompense. Vous savez, ça existe, des concentrés de vitamines qui se prennent par injection.» Ile ne peut retenir un mouvement de recul. L’infirmière fait mine de ne pas s’en apercevoir. «Vous savez, de même qu’on a inventé les placebos pour les gens qui aiment prendre des médicaments, on peut faire des injections d’eau sucrée ou de sérum, qui n’ont pas la moindre utilité mais ne présentent non plus aucun danger. On peut aussi recourir au clystère sans fin thérapeutique, juste pour nettoyer les intestins. Mais ce que je préfère, et ça, ce serait vraiment chou de me laisser faire, ce qui m’excite à un point dont vous n’avez pas idée, ce sont les ponctions!» Ile lui promet de faire appel à ses talents, mais plus tard, après s’être complètement retapé, car en vérité sa convalescence commence tout juste et ce qui lui est vraiment nécessaire maintenant, c’est surtout du repos, beaucoup de repos. L’infirmière approuve et lui souhaite un prompt rétablissement avant de courir vers les urgences où l’attendent sutures et intraveineuses.


14 Ile se retourne en s’entendant appeler par son nom. Le visage du grand échalas dégingandé qui lui sourit en lui tendant la main lui est parfaitement inconnu. L’autre ne s’offusque pas, maintient sa main tendue et le laisse consulter tout son saoul les fichiers de sa mémoire. Ile ne remet visiblement pas ce passant indiscret, sinon importun, qui finit par s’identifier en spécifiant: «En classe de sixième, au Collège Cicéron.» Ile ne peut réprimer un petit cri de surprise. Ile se souvient, bien sûr, l’autre était son voisin de pupitre, le cancre de la classe qui l’a initié à toutes sortes de jeux interdits et incité à commettre des bêtises en nombre incalculable. Ile n’en revient pas. Comment son ancien condisciple a bien pu le reconnaître? L’autre a un petit rire embarrassé et son visage se tord, formant la même grimace qu’au collège quand, une fois n’est pas coutume, un pion le pinçait la main dans le sac. Ile serre la main tendue pour inviter ce revenant à engager des confidences quant aux motifs de cette rencontre pas si fortuite que ça. L’autre, peut-être pour masquer sa gêne ou plus simplement pour faire fondre la glace qui pourrait les séparer, propose: «Et si on prenait quelque chose, en souvenir du bon vieux temps?» Tout en remontant la rue jusqu’au plus proche troquet, son ancien camarade se penche vers lui et lui souffle à l’oreille: «Je suis dans les Hergé.» Ile lui trouve plutôt l’air de Duduche que de Tintin mais ne voit pas en quoi la bande dessinée le concerne. Devant son incompréhension, l’autre explique: «R, G, les renseignements généraux! Vingt-deux! Figure-toi que dernièrement ton dossier m’est passé entre les pattes. J’ai pu contempler ta tronche sous toutes les coutures!» Ile se rebiffe: «Et tu es venu me remettre un avis en mains propres ou tu es chargé de ma filature et tu as jugé plus pratique de joindre l’utile à l’agréable et de me surveiller en sirotant un verre? Car tu ne vas pas me dire que tu m’es tombé dessus par hasard!» L’autre en convient: «À vrai dire, on m’a chargé de recueillir quelques témoignages dans le quartier sur ton compte. Je ne te cache rien, tu vois! Bien que le code déontologique... mais quoi, on était des potes ou pas? Je ne savais pas que j’allais te rencontrer, mais quand je t’ai vu ça a été plus fort que moi, fallait que je te serre la pince, tant pis pour le code! Comme quoi le hasard a quand même joué un rôle!» Son rire est franc. Ses yeux ont conservé la malice de sa jeunesse frondeuse. Sa taille lui donne un air d’adolescent précocement vieilli. Ile songe qu’au collège on associait sa stature à son âge, plus avancé que celui de ses collègues car sa flemme, qui ne se démentait que lorsqu’une occasion de farce se présentait, alors ses réserves d’énergie facétieuse paraissaient inépuisables, lui avait dès l’école primaire valu plusieurs redoublements. Au fond, sous ses dehors respectables, voire redoutables, d’agent de l’autorité, le plaisantin espiègle et bon copain n’a pas changé. Ile se félicite déjà de la chance qui a voulu que ce soit son ami d’enfance qui s’occupe de son dossier. Maintenant que la conversation est amorcée, l’autre se montre intarissable, riant rétrospectivement de ses propres facéties, évoquant les tours pendables joués à leurs professeurs, sans compter les classes séchées, les virées en ville, les cinoches dont on forçait l’issue de secours et les courts de tennis pour mater les cuisses des nanas sous la jupette de rigueur. Le policier raconte ses blagues sans ralentir le pas, comme poussé par sa bonne humeur. Ile a du mal à accompagner ses longues enjambées et doit même parfois s’arrêter, le temps de laisser le fou rire se calmer. Une fois attablés au café, après un rapide coup d’œil sur les clients qui les 48


entourent, le farceur retrouve son sérieux et se compose une mine sévère et professionnelle. Le policier attend que le garçon leur ait servi leurs canons et se soit éloigné pour prononcer, avec un hochement de tête réprobateur: «Tu devrais te méfier un peu plus! Avec la parano qui règne en ce moment, tu dois bien comprendre que la sécurité passe avant tout. Nous nous occupons de celle des citoyens, à toi de te couvrir un peu mieux!» Ile ne comprend pas. «Me méfier de quoi? Je ne suis pas mêlé à des activités subversives, encore moins terroristes! C’est vous qui perdez la boule! Vous avez lu trop de romans d’espionnage écrits pendant la guerre froide!» L’autre baisse sensiblement la voix pour répondre, afin de l’inciter à en faire autant. «Comme tu y vas! Tout de suite, le terrorisme et tout le tintouin! Qu’est-ce qui te fait croire qu’on t’associe aux bougnoules? D’abord, tout ça, c’est du bidon! C’est des trucs pour entretenir la peur, calmer les esprits batailleurs, une façade, quoi, pour nous laisser travailler en paix! La vraie guerre n’est pas idéologique et lointaine, mais économique et sociale et se déroule ici même et tout le monde y participe. Toi, moi, la petite fille qui réclame un bonbon comme le garçon de café qui, depuis sa sortie de cabane, nous sert d’indic, tout le monde, je te dis, pas moyen d’y échapper!» Ayant désigné d’un mouvement de tête le serveur debout à côté du comptoir, le policier écarte les verres et utilise pédagogiquement la table pour poursuivre sa démonstration: «La terre est un échiquier. Ou plutôt un plateau de jeu de go. Et même si c’est pas toi qui pousses les pions, même si tu ne sais pas où en est la partie, même si tu ignores qu’une partie se joue, tu participes, tu as une place marquée quelque part sur le plateau, tu as des mouvements bien précis à exécuter, calculés longtemps à l’avance. Ça peut te paraître insignifiant, acheter le journal, donner la pièce à un mendiant, répondre à une petite annonce... ou à une convocation du tribunal. Tous les gestes comptent, car tout est à la fois apparemment inoffensif et virtuellement dangereux, tout peut se transformer en arme: ce verre, tu le casses et avec un des morceaux tu peux éborgner quelqu’un. La loi est une arme, le fric est une arme. Avec le fric, tu peux crever les yeux de ton ennemi, simplement ça sera plus propre, moins voyant, tu vois ce que je veux dire?» Ile ne comprend toujours pas. «Et moi là-dedans, j’entre où? On me reproche quoi au juste? Qu’est-ce qu’on attend de moi? Ne me dis pas que je sers de cobaye!» L’autre l’invite par signes à parler plus bas. «On ne t’a encore accusé de rien. C’est toi qui prends le mors aux dents. Pour l’instant, on vérifie. Mais tu peux bien avouer que tes prises de position ne sont pas toujours claires, ta conduite toujours franche! Te fais pas plus innocent que tu n’es, ça ne pourrait que te nuire. Nous sommes bien renseignés, tu sais. Tout le monde a quelque chose à cacher. Parfois, ce sont des trucs graves et nous devons y fourrer le nez, parfois des conneries insignifiantes. N’empêche que ça amène les gens à se comporter bizarrement. L’orgueil va se nicher dans des endroits pas possibles! Les gens ne sont si jaloux de leur privacité que par peur de ce qu’on pourrait découvrir si on fouillait leur penderie. Simplement, faut pas prendre ce genre d’enquête à la légère. On t’a à l’œil! Tu dois te méfier. De tous. Et avant tout de toi-même. Ce que tu ne dis pas peut éveiller les soupçons. Ce que tu caches peut s’avérer plus voyant que ce que tu montres, tu piges? Tout est suspect. Tu n’as pas lu la «lettre volée»? Ne prends pas cet air ahuri, voyons! Pour résumer, disons que tu t’es composé un personnage, une biographie, et nous, notre boulot, c’est de vérifier ton histoire. Juste vérifier.» Ile veut se défendre: «Mais 49


bon sang, tu fais partie de ma biographie! Qu’est-ce que tu vas vérifier? Si on était bien l’un à côté de l’autre en classe? Combien de cours j’ai séchés. Je parle là de mes méfaits les plus graves! À force de vérifier, vous avez quand même bien dû vous rendre compte que ma vie est un livre ouvert!» L’autre rit, sans méchanceté. «Tss, tss! Tu as pu constater par toi-même, quand on t’a interrogé, qu’y avait dans ta vie des épisodes, disons, plus obscurs... Comme tout un chacun d’ailleurs, je te le répète. Ne va pas te croire une exception. Seulement, vois-tu, de l’obscurité à la clandestinité, y a qu’un tout petit pas.» Ile se calme: «Y a des trucs dont je ne me souviens pas, c’est entendu. Mais d’une part, je ne les nie pas, je ne fais pas obstruction à votre enquête, je suis le premier intéressé à découvrir ce que cachent ces trous de mémoire et je suis prêt à vous croire sur parole, même si je ne vous suis pas d’autant d’utilité que vous le voudriez et que je le voudrais, crois-moi. D’autre part, pourquoi tenezvous à ce que ces oublis concernent des actes répréhensibles?» Le policier répond avec agacement, comme face à un enfant rétif ou borné qui se refuse à voir l’évidence: «En général, les choses qu’on cache s’avèrent plutôt sales, qu’est-ce que tu veux? Quant à faire de l’obstruction, manquerait plus que ça!» Un miaulement se fait entendre près d’eux. Ile s’étonne car le patron, à cause de ses allergies, déteste les chats et veille à leur interdire l’accès à son établissement. Ile se penche et regarde sous la table, cherchant trace de l’animal qui aura déjoué la surveillance et pénétré par effraction dans le troquet, mais ne voit rien. Son compagnon tire un téléphone portable de sa poche et, sans composer de numéro, se met à répondre, par grognements probablement approbateurs, à son invisible interlocuteur. Non seulement le policier veille à ne pas prononcer une parole que son vis-à-vis puisse identifier mais son regard, pendant toute la conversation, ne se détache pas une seconde de sa proie. Ile se sent prisonnier à force d’être ainsi dévisagé. Ile a compris que la communication le concerne et, gêné, se tortille sur sa chaise, hésitant à filer à l’anglaise et planter là son ancien condisciple. Or au premier signe d’impatience manifesté, le policier interrompt brutalement l’entretien sur un dernier grognement et, posant son téléphone sur la table, s’excuse et lui demande si quelque affaire urgente l’appelle. Ile en a assez et préfère ne pas répondre directement, se contentant à son tour d’un grognement qui n’engage à rien. Seule la curiosité le retient encore mais ses espoirs que le flic lui révèle à quel stade de l’enquête on en est et quelles charges se dessinent, qui pourront peser sur lui, se sont envolés. Ile écoute distraitement l’autre lui donner un cours sur l’usage discret du téléphone, dont toutes les conversations sont systématiquement enregistrées. Ile demande: «Mais dis donc, ça vous fait un nombre pharamineux d’heures de causerie à transcrire! Qui les écoute? Qui les déchiffre?» Le policier lui explique patiemment que cette tâche est depuis longtemps automatisée, confiée à des ordinateurs ayant appris à reconnaître certains vocables, mots-clés permettant la classification des conversations selon leur thème, que le problème n’est pas celui du temps mais du stockage physique des enregistrements. Le policier, agitant son téléphone comme si c’était un revolver, pour donner plus de poids à ses paroles, conclut: «Je ne devrais pas te le dire, mais tu ferais bien de t’entraîner à répondre au téléphone par monosyllabes, moins compromettants que des phrases, même si tu parles en argot. Pareil pour les messages écrits: emploie un code simple, du genre une voyelle à l’initiale signifie oui, une consonne non. Comme ça, personne ne peut 50


en percer le sens.» Ile s’offusque: «C’est justement les conversations apparemment illogiques qui devraient être suspectes! De toutes façons, tu dois bien savoir, puisque tu es si bien informé, que je n’utilise pas le téléphone portable. J’aurais l’impression d’être commandé à distance. C’est pire qu’un boulet!» L’autre hoche la tête: «Justement, je voulais t’en parler: c’est un des indices retenus contre toi. À l’évidence, tu veilles à ce que la police ne puisse pas suivre tes mouvements, puisque tu dois bien savoir qu’avec les satellites on peut repérer la place exacte d’où est envoyé ou reçu un appel. Ne pas utiliser le portable, de nos jours, est une attitude hautement suspecte.» Ile proteste: d’une part, on n’en est pas encore au point où le port du portable, comme le bracelet électronique des prisonniers en conditionnelle, est obligatoire, d’autre part considérer que celui qui par ses habitudes se distingue ouvertement de ses semblables est potentiellement un criminel relève de la plus primaire et stupide logique, celle qui fait fouiller, dans les aéroports, de préférence les jeunes chevelus et les arabes, alors que les vrais maffieux portent costard et roulent en limousine. Le flic le regarde longuement, comme surpris et choqué par le discours de son ami. «Et tu dis que tu n’es pas un subversif! Enfin, je t’aurai prévenu!» Refermant brusquement son portable, le policier se lève et sort du bistrot sans le saluer, lui laissant le soin de régler les consommations. Ile n’attend pas sa monnaie et se précipite pour le rattraper, mais la rue est vide. Ile court jusqu’au carrefour, mais tout est désert, aucune silhouette n’est visible. Ile revient lentement sur ses pas, examine les porches d’immeubles où l’autre aurait pu se dissimuler, les boutiques où le flic aurait pu pénétrer pour se planquer et jusqu’aux voitures stationnées, avant de finir par renoncer. Son pote ne lui a même pas indiqué comment le joindre, ne lui a pas remis de carte de visite ou de numéro de téléphone. Surgi du néant du passé, retourné au néant du présent. Ile éprouve la désagréable sensation que des yeux, ou des caméras, dans son dos le surveillent, que ses pas sont accompagnés et chacun de ses gestes épié. Ile se met à siffloter, un peu pour gagner du courage, un peu pour donner le change à ses suiveurs.


15 Ile a levé le bras devant son visage. Par réflexe, instinctivement, plus que par véritable souci de dissimuler à l’objectif son identité. D’ailleurs, l’autre a largement eu le temps de le photographier, à son insu, sous tous les angles. Ile n’a repéré son manège qu’au moment où, après s’être rapproché, l’autre s’est tourné vers lui. Encore que la façon dont l’homme brandissait son téléphone portable à bout de bras excluait l’hypothèse d’une communication verbale avec son correspondant. L’homme arbore un sourire contrit et se déclare désolé. Ile à son tour a presque envie de s’excuser, tant l’homme fait montre d’humilité et reconnaît ses torts de n’avoir pas demandé l’autorisation de lui tirer le portrait, mais sa curiosité est maintenant éveillée: qu’estce que l’homme photographiait avec tant d’application? Et quelle idée lui a pris de vouloir le prendre aussi en photo? Mais l’homme anticipe sur son désir et, l’invitant à s’asseoir sur le banc public, lui propose de regarder les clichés pris. Le photographe, tout en actionnant les touches de l’appareil, explique que celui-ci ne lui sert qu’à prendre discrètement des photos, évoquant avec un petit rire l’époque où même lui utilisait d’immenses objectifs pour pouvoir photographier de loin, trop grands et trop voyants pour passer inaperçus. Ile contemple successivement son portrait coude levé, des déchets sur le trottoir, une fleur éclose, des oiseaux posés sur une antenne de télévision, des mannequins dans une vitrine, des sacs-poubelles entassés, des crottes de chien, une vieille à l’affût derrière sa fenêtre, un passant qui adresse un salut à l’épicier qui lui répond d’un doigt touchant le front… «Y a deux jours, y se sont engueulés, aujourd’hui y se sont rabibochés, demain y se souviendront plus de leur dispute. Photographier, c’est un peu tenir un journal, engranger de la mémoire. Je photographie tout, car tout est précieux puisque tout est condamné à disparaître. Les images sont la seule trace. D’habitude, vous ne venez au parc que plus tard dans la journée, vous n’êtes pas très régulier, c’est pourquoi, comme vous étiez présent ce matin, j’ai voulu enregistrer cette présence.» C’est sa façon de présenter des excuses. Les photos sont banales mais relatent l’itinéraire de leur auteur à mesure de l’écoulement du jour. Ile est frappé et se demande si la photographie ne serait pas la solution idéale à ses trous de mémoire, voire à sa distraction. Ile doit bientôt déchanter car leur nombre même rend ces documents inutilisables: le photographe, pour appuyer ses dires, fait défiler rapidement des dizaines de clichés à la recherche de celui où l’on voit nettement le passant et l’épicier s’insulter. L’homme s’arrête triomphant sur une photo de caniche en train de déféquer avec effort. «Pas de doute, c’est la Marie-Chantal, c’est comme ça que je l’ai surnommée car avec son toutou elle snobe tout le monde dans le quartier, c’est elle qui a laissé les crottes de son clebs devant la porte de la bouchère, y a pas à s’y tromper, même tortillon, même couleur. C’est sans doute pour se venger parce que l’autre ne lui aura pas gardé d’assez bons os pour son caniche, c’est qu’elle veut pas lui laisser ronger n’importe quoi, à son chien! Vous voyez, je peux reconstituer tous les événements grâce à mes photos et, je vous le dis, tout le monde devrait en faire autant. Trop de gens ont intérêt à falsifier la réalité! Si la Marie-Chantal savait que je possède cette preuve, sûr qu’elle irait illico déplacer la crotte de son clebs, oh, pas la ramasser, car c’est salissant, juste la pousser un peu plus loin ou dans le caniveau, pas avec son pied bien sûr, mais avec une branche voire avec une fleur qu’elle n’hésiterait pas, croyez-moi, à cueillir dans 52


le massif. Car la réalité est implacable et n’épargne personne. Alors, les gens font des retouches. Vous n’avez pas idée des attentats qui se perpètrent contre la réalité! Je fais ma ronde tous les jours et tous les jours y a quelque chose de changé, généralement: cassé. Les gens ont beau maquiller, ça s’effrite de partout. Heureusement que je suis là!» L’homme s’énerve, la fameuse photo de l’épicier n’apparaît pas, elle a dû être déchargée dans son ordinateur car tous les deux jours la mémoire de son téléphone portable doit être vidée, oui, maintenant en y repensant, c’est exact, la photo doit remonter à trois jours déjà, puisque pendant deux jours le client a ostensiblement évité la boutique. Ile s’effraie du nombre de photographies qui doivent s’accumuler et du rangement nécessaire pour pouvoir s’y retrouver. «Ne m’en parlez pas, c’est un véritable cauchemar! Parce qu’en plus, y a les milliers de photos que pendant des années j’ai prises sur pellicule. J’ai des armoires pleines. Je dois les numériser mais ça prend un temps infini. J’ai bien songé à engager un apprenti mais faudrait le former, le surveiller les premiers temps, et je n’ai pas le temps. Et je n’aurais pas la patience de tout lui expliquer. C’est terrible! Je dois faire ça tout seul, petit à petit, la nuit.» Ile a envie de lui demander pourquoi se donner tant de mal, à qui servira tout ce travail, qui sera capable de l’apprécier, si tant est que les mémoires d’ordinateurs soient fiables, et durables, mais n’ose pas. Le photographe doit avoir des dons de devin, en tous cas a lu ses pensées, puisque son commentaire y répond directement: «Si je ne le fais pas, on pourra tout démolir en toute impunité. Je sais bien que je n’en tirerai ni profit ni gloire mais faut parfois savoir se sacrifier. La cause de la réalité doit être défendue. Regardez-la! N’est-ce pas qu’elle est belle, unique! Elle mérite bien qu’on s’efforce pour la préserver. En la photographiant, je la retiens en vie.» Le photographe s’extasie sur l’image d’un chien en train d’éventrer un sac-poubelle, la présentant à l’admiration de son interlocuteur comme une des sept merveilles. Ile ne qualifierait pas la réalité ainsi cadrée de «belle» mais reconnaît que l’image est intéressante, voire émouvante. Ile a compris que la photographie ne résoudrait pas son problème d’amnésie, ne ferait que le déplacer, car comment savoir à l’avance ce qu’on va oublier? Ile est fasciné par l’envergure de la tâche que s’est assignée le photographe. L’autre tient maintenant son portable à bout de bras, sans doute pour prendre un cliché de leur rencontre. Ile a soudain une intuition: «Vous ne travaillez jamais pour la police?» Le photographe répond affirmativement, avec quelque fierté: on a eu recours à sa collection de photos pour quelques enquêtes, les flics connaissent son travail et sont peut-être les seuls à l’apprécier, même si c’est pour de mauvaises raisons trop pragmatiques. Ile est devenu méfiant. Est-ce par hasard ou par commande que l’autre l’a photographié ce matin? Ile attaque: «Et ces photos, aujourd’hui, c’est pour eux? Les oiseaux et les petites fleurs, c’est juste pour distraire, pour donner le change, hein? Le flic, c’est vous!» Le photographe le regarde interloqué, visiblement sans comprendre, presque peiné par la méprise de son interlocuteur. Ile est lancé: «Vous ne vous rendez pas compte qu’on vous utilise, que vous êtes manipulé? Vous ne préservez rien, vous contrôlez! Vous ne défendez que dalle! Vous ne soupçonnez même pas la réalité!» Ile a envie de s’emparer du téléphone portable et de le jeter à terre pour le fracasser. Le photographe a saisi son intention et, apeuré, le fait prestement disparaître dans sa poche. Ile hausse les épaules et s’éloigne. Dans son dos, le photographe qui, le danger passé, reprend du poil de la bête, lui crie: «La réalité est au-dessus de tout soupçon!»


16 Ile est le centre des attentions. Ile ne se fait pas prier et raconte à nouveau son aventure, pour les clients entrés entretemps qui n’ont pas entendu le début de son récit. Ile commence par rappeler, au cas où l’un des auditeurs ne le saurait pas encore, qu’une enquête a été ouverte à son sujet et qu’en conséquence, bien qu’aucune accusation n’ait à ce jour été formulée, comme une assignation à domicile a été prononcée, lui incombe l’obligation de se présenter une fois par semaine au commissariat. Ile décrit comment, aimant à varier ses itinéraires, cette corvée l’a amené à explorer toutes les venelles menant vers cette partie de la ville, jusqu’à ce que, tant pour son aspect plaisant et verdoyant que pour le raccourci que ce choix représentait, la traversée du parc se soit imposée, quitte à contourner ensuite le supermarché par le parking pour rejoindre la cité administrative, et ait même fini par constituer une routine, une promenade hebdomadaire. Ile explique que ce matin tombait jour de pointage, que son réveil, mis à sonner tôt, l’avait donc réveillé au point du jour, car son goût de la liberté lui faisait juger préférable de se débarrasser de sa «corvée» le plus vite possible. Ile se souvient d’avoir pensé, au moment de poser le pied à terre, «Tiens, je me lève du pied gauche!» et d’en avoir ri. Ile affirme n’être pas superstitieux, que toute croyance aux signes ou aux présages implique sous-jacente l’idée que le destin est écrit d’avance, que la liberté humaine est donc une illusion et que cette conception est par conséquent inadmissible, rétrograde, obscurantiste et aliénante. Plusieurs personnes dans l’auditoire se récrient: «Tu veux faire l’esprit fort, n’empêche que les prémonitions ça existe!» Ile doit s’interrompre pour laisser un homme raconter comment avoir rêvé trois nuits de suite du numéro 39 et avoir appris par la suite qu’au tirage suivant de la loterie le numéro gagnant se terminait justement par 39, si bien qu’on pouvait dire que son manque de foi lui avait fait perdre une fortune. Une femme se mêle à la conversation pour narrer qu’elle avait un jour vu un chien se faire écraser sous ses yeux par une automobile roulant à trop grande vitesse, que cet accident l’avait bouleversée au point qu’incapable de se rendre au boulot elle s’était résolue à rentrer chez elle et était arrivée juste à temps pour recevoir un coup de téléphone lui annonçant le décès subit, au cours d’une opération chirurgicale d’ablation d’un rein, de son oncle dont elle ne recevait aucune nouvelle depuis des années et dont elle héritait. Or son parent était mort exactement, à la minute près comme elle avait pu le vérifier plus tard, au même moment que le chien qu’elle avait vu se faire faucher par le chauffard. Toute l’assemblée commente l’extraordinaire coïncidence. Ile en profite pour se faire resservir un canon de rouge et, patient, connaissant bien les consommateurs réunis à cette heure au café, attend que l’un d’eux lui intime: «Continue!» Ile précise que son histoire joue sur plusieurs dimensions et que de chacune on pourrait tirer une morale différente, mais que l’une de ces dimensions a indéniablement trait aux présages. «Parce que justement, au moment où je vais pour entrer dans le parc, une troupe de pigeons que je n’avais pas vus et qui devaient becqueter sur la pelouse des miettes ou des graines s’envole à grand fracas d’ailes battues. Et voilà qu’après une courte hésitation tournoyante, toute la troupe se dirige comme un seul homme vers la gauche, en direction du canal. Je serais incapable de dire pourquoi, mais je me mets, instinctivement, à les compter. Et j’en dénombre, distinctement, 54


douze! Dame, que je me dis, les augures romains auraient dit: rentre chez toi, ne vas pas plus avant, douze piafs volant vers la gauche est un signe sinistre qui ne peut rien annoncer de bon! Seulement, j’étais déjà à l’entrée du parc, revenir sur mes pas et contourner par la cathédrale représentait un sacré détour. Et puis, je me dis: tu passes par ici souvent sans que rien te soit jamais arrivé; d’habitude, les oiseaux, t’y fais pas tellement attention; qu’est-ce qui te dit qu’y a pas une douzaine de pigeons qui font tous les jours ce parcours sans que tu le remarques; t’en sais rien et tout événement un autre jour te paraîtrait accidentel; c’est une question d’attention, la plupart des accidents ont lieu sans même qu’on s’en rende compte: parce qu’on s’en sort indemne on croit qu’y a pas eu de guerre; y a pas de raison pour qu’aujourd’hui ça se passe différemment. Je m’engage donc dans le parc.» Ile sait mesurer ses effets. Le suspense est amorcé et tous sont suspendus à ses lèvres, même ceux qui ont déjà entendu l’histoire tout à l’heure. Ile vide son verre avant de poursuivre: «Comme si ça ne suffisait pas, ou pour le cas où j’aurais été distrait, quand j’arrive au bout de l’allée, voilà-t-y pas qu’un chat noir traverse le chemin, un énorme matou au poil d’ébène, qui marche lentement, presque en se dandinant, pour être sûr que je le remarque, agitant la queue comme pour dire: non, pas un pas de plus, fais demi-tour tant que tu peux! Et encore une fois je passe outre. Or au moment où j’atteins le parking du supermarché, une ombre se redresse devant moi et me barre la route.» Ile a atteint le climax de son histoire et estime n’avoir pas besoin de tirer à la ligne. Ile saute les descriptions et adopte une narration nerveuse, enchaînant la menace, la seringue soi-disant infectée, la demande, la carte de crédit et son code, et les péripéties, course, poubelles renversées, voitures escaladées, alarmes déclenchées, jusqu’au moment où l’agresseur à la poursuite de sa victime s’était arrêté pour ne pas passer sous une échelle, avant de se rendre compte que la police alertée était déjà arrivée sur les lieux et que son hésitation permettait à un flic acrobate de lui sauter dessus. Ile ralentit pour le dénouement, quand son intervention pour porter secours au flic en mauvaise posture suite à son saut manqué avait eu pour résultat la fuite du braqueur, évasion que le policier, refusant de reconnaître sa propre maladresse, a imputée à sa volte-face, l’accusant de complicité avec son propre agresseur et, retournant les faits comme un gant, l’a interpellé pour voies de fait et obstruction à un représentant de l’ordre dans l’exercice de ses fonctions et, à défaut du délinquant, l’a arrêté et conduit au commissariat où sa bonne foi n’a été reconnue qu’après qu’on l’ait laissé mijoter dans une cellule toute la matinée, avant de le relâcher sans même lui présenter des excuses. Ile s’étrangle à l’évocation de cette méprise. Le récit des événements de la matinée l’a mis en nage. Ile s’essuie le front où coule la sueur et, soulagé de pouvoir rétrospectivement en plaisanter, achève sa narration sur une pirouette: «Les avis ne m’ont pas manqué. Pourtant, j’en suis sorti somme toute indemne. Du coup, j’hésite à conclure quant à leur validité: à qui s’adressaient les avertissements? Aurais-je dû changer d’itinéraire? Est-ce de les avoir ignorés que j’ai déclenché ce mauvais film? Aurais-je pu l’éviter? Mais en fait, de quel malheur ai-je été averti: me faire braquer ou me faire secourir?» Les consommateurs émettent des opinions divergentes. Plusieurs jouent les matamores et décrivent complaisamment des coups et des tortures imaginaires infligés au délinquant qui aurait osé les braquer 55


de cette façon. D’autres se contentent de hausser les épaules. Au milieu du brouhaha, un petit vieux assis à une table demande des précisions: «À quelle heure avez-vous dit que l’incident s’est produit?» Comme si la véracité du récit pouvait être mise en doute! Ile éprouve une certaine contrariété à voir sa bonne foi questionnée et réplique vertement à l’importun. Celui-ci s’excuse, proteste de son absolue confiance en la version du conteur, mais explique que ces précisions sont indispensables à la rédaction de son rapport. Ile intrigué réclame des détails. Quel rapport? L’homme explique sans fausse pudeur, d’un air humble et contrit, que le bureau de chômage lui a offert ce service, payé à la tâche, de rapports pour la police. L’informateur répond sans réticence à toutes les questions, révélant qu’on lui a remis une liste de suspects en le chargeant de fureter et dénicher des renseignements. Ile fait partie de la liste. L’indic va jusqu’à indiquer le modèle à suivre qu’on lui a fourni pour la rédaction de son rapport: d’abord les renseignements de première main, en l’occurrence la rencontre au café, avec mention de l’heure, citation des témoins et transcription condensée des allégations proférées par le suspect qui forment le sousgroupe des informations de seconde main, dont chaque détail fera l’objet de vérifications ultérieures, à savoir le rapport du policier intervenu sur le parking, l’identification, ou à défaut le portrait-robot, de l’agresseur, ainsi que tout fait complémentaire pouvant éclairer l’incident. Ile se montre curieux de savoir combien de suspects sont ainsi sous sa surveillance et combien de surveillants sont chargés d’observer et rapporter ses mouvements. L’indic est incapable de répondre à cette dernière question mais quant à la première n’éprouve aucune gêne à révéler que la liste des personnes à surveiller comprend plusieurs pages, inclut la majorité des habitants du quartier et que son seul étonnement a consisté en la vérification que son propre nom ne s’y trouvait pas, absence que son intuition lui suggère être voulue, compensée par une probable présence sur les listes remises à d’autres informateurs qui doivent, eux, se trouver sur sa liste. Faut bien manger! Ile ne lui en veut pas. Les autres consommateurs manifestent leur réprobation à l’idée de faire l’éventuel objet de rapports et interrogent l’indic pour savoir si leur nom se trouve sur la dite liste. Beaucoup déclarent ne pas être surpris, à vrai dire s’en être toujours doutés un peu. Aucun n’avoue être lui aussi indic. Certains clament que les flics ne servent vraiment à rien sinon à emmerder le monde, que personne ne peut se croire à l’abri, que telle est la rançon de la sécurité, que qui n’a rien à se reprocher n’a rien à craindre, que c’est quand même un monde et que y a de sales métiers! Le petit vieux prend des notes. Ile assure à l’indic que sa répugnance et son mépris ne le concernent pas personnellement mais, après réflexion, lui recommande d’éviter de se trouver désormais à portée de son poing. Ile est un peu soûl mais encore assez lucide pour regretter de s’être montré trop bavard.


17 Ile lève les bras. Le tailleur pose l’extrémité de son mètre-ruban sous son aisselle et, la maintenant avec le pouce de la main gauche, déroule le ruban pour tirer les mesures, notées au fur à mesure à la craie sur la table où sont posés pêle-mêle ses instruments, ciseaux, bobines de fil, aiguilles, épingles et bouts d’étoffes diverses. D’abord jusqu’à la taille, puis jusqu’à la hanche, enfin jusqu’à mi-cuisse. Tout en s’affairant à ses mesures, le vieil homme poursuit un interminable dialogue où l’interlocuteur, interchangeable à chaque client, n’est qu’un reflet et n’a pas à répondre. «Les temps sont durs! Et pourtant, moi, j’ai connu la guerre! Vous êtes trop jeune, vous ne pouvez pas vous rappeler. C’était pire! Vous ne pouvez pas imaginer. Personne ne peut. Si on n’a pas connu ça, on ne connaît pas sa chance. Le couvre-feu. Plus personne dans la rue à partir de huit heures du soir. Les patrouilles. Le bruit des bottes, c’est pas seulement une image: les soldats avaient une manière de marcher au pas en faisant sonner leurs godillots sur le trottoir et la chaussée, avançant tous du même pas, synchrones; dès qu’y en avait plus de deux, on les entendait à un kilomètre. Dans la nuit, alors, ça résonnait comme des coups de marteau sur l’enclume! Ça nous faisait battre le cœur plus vite, ça donnait son rythme et sa pulsation à la peur. Et si vous vous faisiez pincer dehors, y avait pas d’enquête ni de procès, vous étiez fusillé à l’aube, sans jugement et pas de rouspétance. Ça vous pèse, cette enquête, je comprends, mais dites-vous que toute cette lenteur, ces délais, c’est autant de gagné!» Les mots ont été prononcés comme si le tailleur se parlait à lui-même, sans relever une seule fois les yeux sur lui pour le regarder en face. Ile a tiqué. Ainsi, le bavardage du vieux tailleur n’est pas un radotage égrenant des souvenirs d’enfance mais un discours construit qui s’adresse à lui. Ainsi, tout le monde dans le quartier connaît son affaire et, même si personne ne lui en a jusqu’alors touché un mot, les commentaires dans son dos doivent aller bon train. «Mais le pire, c’était, allant de pair avec la peur, la délation qui s’était installée comme une nouvelle routine. Chacun devait se méfier de son voisin. Les corbeaux, comme on les a appelés, se multipliaient. Paraît que l’état-major ennemi recevait quotidiennement des centaines de lettres de dénonciation. C’est alors qu’y faisait pas bon être au centre des conversations. Fallait se faire vraiment discret, couleur de muraille, et marcher à l’ombre. On n’avait pas intérêt à se faire remarquer! Les murs avaient des oreilles. Tout le monde se regardait de travers! C’était pas la police ou la justice qui avait l’œil sur vous, c’était toute la communauté, depuis le raté qui attribuait sa mouise aux immigrés jusqu’aux mômes qu’on décervelait aux jeunesses fascistes. Alors, à côté de ça, mon petit, votre histoire c’est de la gnognotte, faut pas vous en faire!» Le vieux tailleur a saisi sur la table un coupon de tissu déjà découpé et le lui épingle à l’épaule. «Et puis, vous savez, si une inculpation précise pouvait être formulée contre vous, ça aurait déjà été fait. Les flics auraient pas attendu et vous seriez pas ici. Les flics furètent, interrogent, mais z-ont encore mis la main sur rien de solide. Alors, si jamais vous êtes interrogé à nouveau, leurs limiers seront sur les dents. La police a ses techniques, sans aller jusqu’à la torture physique. C’est le principe de la pêche au lancer, on vous accuse de tout et n’importe quoi, comme ça, au hasard, pour voir vos réactions, si vous ne vous coupez pas dans vos déclarations, si vous prenez peur, si vous devenez nerveux, si vous vous mettez à bégayer. Eh bien, mon conseil, au second interrogatoire, c’est de tout nier. En bloc. 57


Si vous avez, ce jour-là, acheté le journal comme tous les matins, c’est à eux de le prouver, pas à vous de l’avouer.» Le tailleur lui fait plier le bras, trace des signes à la craie bleue sur le tissu. Ile ne comprend pas comment le vieil homme peut être aussi parfaitement au courant de la marche de l’enquête. Ile n’a soufflé mot à personne de ce premier interrogatoire. «Le monde est petit! Tout se sait. Y a toujours des fuites. Y a toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a une relation quelconque au palais de justice. L’homme est un animal bavard. Et curieux! Faut les comprendre, les gens ont pas toujours des histoires aussi croustillantes à se mettre sous la dent: pensez donc, un voisin qui fait l’objet d’investigations policières! On ne parle plus que de ça dans le quartier. Mais c’est pas grave. Faut pas vous inquiéter. Pensez que tous ceux qui vous connaissent vous soutiennent, vrai! Et si quelques-uns ne vous le font pas savoir, ne vous montrent pas leur sympathie ou font semblant de ne pas être au courant, c’est parce qu’on n’est jamais assez prudent. La guerre est finie, mais ses méthodes, voire ses officiers, ne sont pas allés aux oubliettes. Leur efficacité avait été prouvée, alors on les a recyclés, adaptés aux dispositions en temps de paix. Mais la guerre, pour être sourde, n’en continue pas moins. Secrètement. Et encore! On en a des nouvelles parfois: un mort par-ci, une bavure par-là. Le fascisme, vous savez, c’est comme les rats propagateurs de la peste, dès qu’une crise éclate, y pointent le nez. Revenez après-demain pour les essayages. Moi? Je n’irai pas jusqu’à dire que je n’ai pas peur mais, qu’est-ce que vous voulez, à mon âge on n’a plus grand-chose à perdre. Et puis, mon petit, si vous voulez vraiment que je vous dise, pendant la guerre, la question ne se posait pas, coupable ou innocent c’était du pareil au même, on vous embarquait pour un oui pour un non et point final. Alors, d’y avoir coupé, je me dis que je suis un sacré chanceux. On est tous des survivants. Être encore là, après la guerre, c’est une question de veine. Sûrement pas d’innocence! Si ça peut vous rassurer, dites-vous bien que ça vous est tombé dessus comme ça aurait pu tomber sur un autre. La justice, c’est une machine. Ça fait pas le tri. Ça cherche, ça enquête. Le jugement est le plus souvent retardé. Le tribunal est le spécialiste de l’atermoiement. On a rarement des preuves, et jamais de certitude. Mais la machine continue. Toute la prudence du monde ne suffit pas à vous protéger. Dites-vous que vous n’y êtes pour rien et que vous ne pouvez rien y faire. C’est comme ça!» Paradoxalement, le pessimisme déprimé du vieillard lui met du baume au cœur. Ile lui serre la main avec reconnaissance. «Et puis, mon petit, l’apparence, ça compte. Avec le costume que je vais vous tailler, vous allez mettre le jury dans votre poche, ça fait pas un pli, croyezmoi!» Le tailleur lui lance un clin d’œil avant de refermer la porte. Ile ne sent même pas, tant la conversation du tailleur l’a apaisé et même regonflé, pouvoir mystérieux des mots et surtout de la chaleur humaine, la pluie lui fouetter le visage et tremper ses vêtements dès le seuil de l’immeuble franchi. Le ciel nettoie la ville et son souci.


18 Ile ne pipe mot. L’homme hésite, ne sachant si cette totale indifférence doit être attribuée à quelque souci plongeant son client dans des pensées si profondes que les bruits du monde extérieur ne lui parviennent plus ou à une pure et simple surdité, car l’idée d’une pose adoptée d’insensibilité ne l’effleure même pas, et finit, amorçant le geste de lui toucher l’épaule sans oser toutefois concrétiser le contact qui imposerait une certaine familiarité, par répéter sa demande avec une légère impatience contenue: «Vous m’offrez le p’tit déj’ ?» Ile n’est pas sourd, puisque un haussement d’épaule manifeste sa résignation face à l’insistance du clochard qui s’assied aussitôt à sa table et, affrontant le regard courroucé du bistrot qui s’apprêtait déjà à le faire déguerpir, lui commande radieux un canon et que ça saute. Le loufiat revient et lui verse le vin à ras bord du verre que le clochard avale d’un trait, en réclamant un autre aussitôt. L’homme doit être connu dans le quartier car le loufiat, attendant une telle réaction, n’a pas fait mine de s’éloigner après l’avoir servi. Le clochard s’enfile ainsi quatre verre dans le gosier, à chaque fois d’une seule gorgée, avant de se déclarer satisfait avec un rot retentissant et, se tournant vers son mécène, lui déclarer, presque attendri: «Toi, t’es un pote!» Ile n’a cessé de l’observer avec un étonnement et une curiosité croissants, craignant seulement que l’alcool le pousse aux confidences confessionnelles qui lui ont toujours paru un détestable exercice de complaisance rhétorique auquel sa solide misanthropie se refuse à participer même par une écoute passive. Mais l’homme, réchauffé, ébauche un sourire béat, lève les yeux au ciel et, après un dernier rot, se redresse pour reprendre son chemin, se contentant d’un salut moqueur de deux doigts portés au front pour soulever un invisible chapeau. Ile a immédiatement réglé leurs consommations, son café et les quatre verres de pinard, et d’autorité accompagne le poivrot en réglant son pas sur le sien, nettement moins flottant qu’on aurait pu s’y attendre, au contraire ferme et comme ragaillardi par les libations. L’homme avance d’un pas vif tout en scrutant d’un œil aigu toutes les anfractuosités du trottoir et du caniveau au fur et à mesure de sa marche et, presque sans ralentir, se baisse de minute en minute pour ramasser quelque déchet traînant sur le pavé. Ile imagine que le clochard, à défaut de piécettes ayant roulé à terre, met la main sur tout objet revendable au poids, car la plupart des détritus recueillis paraissent briller au soleil et la poche où les trouvailles sont fourrées émet à chaque nouvel arrivage un son métallique. Parvenu au jardin public, l’homme se dirige droit vers le grand bassin et, s’accroupissant au bord, retire ses trésors de sa poche et les plonge dans l’eau. Ile peut vérifier la justesse de ses suppositions car la fortune du clochard consiste exclusivement en clous, vis et boulons. L’homme s’applique à les nettoyer en les frottant vigoureusement, voire en décrassant le filetage à l’aide d’une brindille. Ile lui demande quand même, par acquis de conscience, à quoi le compère destine son butin, car les ferrailleurs ne se soucient guère de la propreté des pièces ramassées ou acquises. L’autre lui répond: «C’est mon repas, p’tit père!» Devant l’air effaré de son interlocuteur, le clochard corrige aussitôt: «Oh non, je ne les avale pas! À vrai dire, ça fait longtemps que je ne digère plus la nourriture solide. Alors, quitte à bouffer du bouillon, je me nourris de ma salive. Je me contente de mâcher les boulons avant de les recracher. Vous n’imaginez pas la quantité de salive qu’un simple clou peut vous faire produire. Y a des fois où je dois en dégurgiter tellement j’ai le ventre plein! Et puis ça stimule l’imagination: 59


on ferme les yeux et on croit déguster des quenelles sauce béchamel ou du fromage de tête en gelée. Le goût, c’est juste une question de suggestion.» Débonnaire, l’homme choisit soigneusement quelques petits boulons resplendissants et en tend une poignée à son compagnon, qui ne peut réprimer un mouvement de recul et une légère moue. «Vous ne voulez pas goûter? Ça vaut un bon potage, je vous assure!»


19 Ile n’en peut plus. Ile a le sentiment de baigner dans une atmosphère artificielle, fausse, irrespirable, comme un brouillard délétère masquant mal la suspicion tapie au fond des regards fuyants, derrière les demi-mots vagues, les silences énigmatiques et les brusques changements de sujet de conversation. Ile aimerait mieux une arrestation en bonne et due forme, une accusation formulée, une manifestation inéquivoque d’hostilité, n’importe quoi plutôt que ce vide, cet évitement. Des vacances, un changement d’air, lui feraient du bien, mais le tribunal l’a assigné à domicile et l’idée même d’aller au commissariat pour demander l’autorisation de s’absenter en fournissant les détails de son voyage, sa durée, ses étapes et les moyens de le contacter en cours de route lui apparaît comme un renoncement à sa liberté, une anticipation de l’internement, une capitulation capitale, une reddition. Pour échapper aux murs invisibles, la seule solution est l’évasion, la disparition, recommencer une nouvelle vie. Ile a beau se dire qu’une tentative de fuite équivaudrait, aux yeux du juge en tout cas, à un aveu, cette pression inconsistante qui englue ses mouvements et nie ses désirs sans jamais se relâcher lui est tellement insupportable que sa résolution de jouer la fille de l’air et de mettre, au moins provisoirement, les voiles, d’abord nébuleuse et à peine consciente, s’affermit à chaque minute qui passe. Ile n’y tient plus et décide de se rendre à la gare. Ile ne conduit pas. Ile ne supporte pas les changements de pression atmosphérique qui provoquent chez lui de terribles migraines. Ile est sujet au mal de mer, ne sait pas nager et soupçonne que les aventures maritimes appartiennent, sinon à la littérature, certainement au passé, les derniers navires parcourant les océans n’étant plus que des cargos, des cuirassés et des pétroliers n’acceptant pas à leur bord de passagers. Si bien que la voiture, l’avion ou le bateau sont exclus comme moyens de fuite. Reste le train qui offre l’avantage qu’on peut acheter son ticket sans avoir à présenter de pièce d’identité, anonymement, et voyager incognito. Ile songe qu’une autre solution serait de partir à pied mais la vie de chemineau ne présente guère d’attraits: ses rêves de vagabondage se sont éteints avec sa jeunesse et si ses goûts ne sont pas tout à fait casaniers, le décor urbain et ses routines lui sont indispensables. Ile se complaît à évoquer d’autres exilés, Baudelaire à Bruxelles, Joyce à Trieste. Ile est pris soudain d’impatience et, pressé, glisse fébrilement quelques vêtements de rechange dans un havresac, prend ses documents d’identité, sa brosse à dents, un parapluie rétractile, décidé à voyager léger plutôt que de s’encombrer d’une valise. Ile choisit de marcher jusqu’à la gare, assez proche pour que le trajet constitue une promenade, avec l’arrière-pensée que les terminaux aériens et ferroviaires sont probablement surveillés en permanence et que son signalement doit être diffusé auprès de la police des frontières. Ile ralentit donc en arrivant aux abords de la gare, se met à raser les murs, se réfugiant sous chaque porte cochère et progressant d’entrée en entrée d’immeuble, afin d’observer les mouvements de la foule et tâcher de repérer les équipements et le personnel de surveillance, ne s’avançant qu’après s’être assuré que la voie est libre. À première vue, aucune présence policière n’est décelable. Ile se décide à pénétrer dans le grand hall et se choisit le buffet de la gare comme poste de guet. Le restaurant est en effet situé au premier étage et des tables sont installées sur la passerelle de fer d’où la vue embrasse tout le bâtiment, des 61


guichets jusqu’aux quais. Ile commande un canon et, tout en le sirotant, tente de noter le signalement des individus qui passent devant ses yeux à plus d’une reprise: ceux-là ne sont probablement pas des voyageurs et, à moins d’un rendez-vous pris à la gare, pourraient s’avérer des flics en civil. Celui-ci s’approche pour la troisième fois des guichets sans prendre place dans la file et repart se planter devant le grand panneau affichant les horaires, son manège n’est même pas discret. Cette femme en anorak qui lit, ou fait semblant de lire, le journal debout était tout à l’heure accompagnée; la police copie les films noirs, ses trucs sont éventés. Ile repère aussi un certain nombre d’hommes mal rasés, aux vêtements fripés, ne portant pas de bagages, sans parvenir à évaluer si ce sont des passagers arrivant après un voyage de plus d’une nuit ou des mendiants venus faire la manche à la gare, la technique des quelques sous manquant pour acheter le billet étant de loin plus efficace que toute tentative d’apitoyer le chaland. Ile n’a pas encore fait son choix d’une destination, s’en remettant à un hasard «objectif» qui lui désignera, sous forme de parole entendue parmi la foule ou de mot entrevu sur une affiche, arbitrairement un but, à une «inspiration» de dernière minute ou à la volonté de suivre quelque voyageur ou passagère qui prendra son billet devant lui. Acheter un billet, le composter et monter dans le train, tout lui paraît trop facile. Quelque obstacle ne saurait manquer de surgir. Ile flaire le piège sans arriver à fixer à la menace pesant sur lui une forme ou un contour précis. Les employés, au guichet comme dans le train, voient défiler des dizaines de voyageurs par jour et ne se soucient certainement pas de savoir si, outre l’achat d’un titre de transport valide, les passagers ont maille à partir avec la justice ou sont assignés à résidence, ce n’est pas leur boulot. Ile a la curieuse sensation, tandis que ses yeux fouillent les recoins de la gare, d’être luimême observé. Ile a remarqué diverses caméras de surveillance fixées à des piliers du grand hall, mais elles sont orientées vers les guichets et l’entrée des quais, aucune n’est braquée sur le buffet à l’étage. Une voix dans son dos le fait sursauter: «Vous notez les arrivées? Avez-vous bien constaté que le nombre de passagers qui partent est nettement supérieur à celui des voyageurs qui débarquent?» Ile commence par s’étonner, la remarque lui rappelle un canard d’Alphonse Allais: «Vous croyez? Ce doit être à cause de l’heure.» L’autre proteste: «Pas du tout! C’est parce que la plupart de ceux qui partent ne reviennent pas!» L’homme, sans doute étranger, parle avec un léger accent mais son élocution est aisée et sa syntaxe correcte même si son discours manque de cohérence. Ile déduit que son interlocuteur a sans doute consommé quelque chose à l’intérieur et, en sortant, l’aura observé en train de prendre ses notes. Ce n’est certainement pas un policier, sa grosse valise l’encombre et dénonce le voyageur au long cours. Ile invite l’homme à s’installer à sa table. Le voyageur consulte sa montre, réfléchit, finit par poser sa valise contre la rambarde, s’assied et se met à exposer sa théorie: «Sacré phénomène! Faut partir du principe que, statistiquement, la ville attire autant de personnes qu’elle en repousse. Ceux-là, les voyageurs d’un aller simple, dans un sens ou dans l’autre, ne nous intéressent pas, les partants contrebalancent les arrivants. Restent les autres: ceux qui partent avec l’intention de revenir. Eh bien, ce sont ceux-là qui disparaissent! Le hasard, ou le destin, leur fait trouver sur leur route une difficulté, un embarras ou une tentation qui va les retenir, les faire dévier de leur intention initiale et leur faire manquer le 62


retour ou y renoncer. Ça peut être une rencontre, un guet-apens ou même une arrestation. Les accidents, comme leur nom l’indique, ne sont pas prévisibles et, statistiquement, pas significatifs. Je ne parle pas de catastrophes mais d’incidents, ou plutôt de déviations, détours, détournements. Voyager est un sacré risque! On ne sait jamais sur quoi on va tomber. Faut se dire qu’un enfant, et les enfants sont bien plus vifs et rapides et curieux que les adultes, qu’un enfant donc met plus d’une dizaine d’années à se familiariser avec son lieu de naissance, à en connaître les us et coutumes, à s’y intégrer, à l’adopter, à y faire son trou. Vous me suivez? Alors, le voyageur qui débarque et qui a une heure et un plan de la ville pour s’y retrouver n’a, en pratique, pas beaucoup de chances de ne pas se fourvoyer. Non, pas une sur mille! Foutu d’avance! Un voyage est une sacrée aventure, mine de rien!» Ile veut offrir à l’homme une boisson et en profite pour renouveler son canon. «Vous-même, vous êtes venu jusqu’à la gare, mais vous hésitez à partir, je le vois bien. Eh bien, vous avez raison, c’est moi qui vous le dis. Ne bougez pas! Toute crainte est prophétique!» Ile se sent transpercé et tente de résister: «Pourquoi ne voulez-vous pas me laisser filer?» Le voyageur s’offusque: «Dieu m’en garde! Loin de moi cette intention! Je ne vous empêcherai certainement pas de partir! Mais c’est vous qui ne paraissez pas décidé! Je ne vous connais ni d’Ève ni d’Adam, j’ignore ce qui vous pousse à prendre la poudre d’escampette, mais je devine que ce départ n’est pas vraiment un désir. Je dirais, à voir votre mine et votre réaction: plutôt une fuite! Et en tant que telle, votre tentative est condamnée!» Le ton de l’homme est convaincant. Ile sent que le voyageur parle à mots couverts et ne dit pas tout ce qui lui pèse sur le cœur, mais son intuition a touché juste. Ile se sent coincé: «Vous croyez que je me ferai pincer à la frontière?» L’autre fronce les sourcils: «Mais bon sang! Vous ne comprenez pas ce que je me tue à vous expliquer?! Si c’est bien une fuite, la flicaille va vous laisser prendre le large, pardi! Trop contente que, de suspect, vous passiez à coupable! Le risque n’est pas là! Simplement, vous ne pourrez plus revenir, vous repentir, vous racheter. Ni vous expliquer. Bref, vous innocenter. Un de plus dans la case départ, un de moins dans la case arrivée! Vous, vous ne comptez pas. Je veux dire, vous n’existez qu’à partir du moment où vous entrez dans la statistique. Les flics peuvent pas arrêter tout le monde. Les juges ne sauraient plus où donner de la tête! Alors la police se contente de surveiller. C’est comme pour les écoutes téléphoniques: tout le monde sait que les portables sont sous écoute, ça n’empêche personne de les utiliser. Les gens se baladent avec leur portable comme les lépreux au Moyen-âge avec leur crécelle. Pas vous? Vous devez avoir un sacré passif, pour vous méfier de ce que votre bouche pourrait dire! C’est ça le «village global»: un village où chacun se surveille, où toute liberté est conditionnelle, où toute liberté est surveillée! On privatise l’espace, on transforme le monde en pénitencier. Ça simplifie le travail. Alors, à quoi bon partir?» Ile a déjà renoncé dans son for intérieur à toute velléité de fuite. Un dernier doute l’assaille: «Mais vous, vous êtes sur le point de partir! Vous vous contredisez donc. Faites comme je dis, pas comme je fais, c’est ça?» L’autre hoche tristement les épaules: «Moi, je parle pour me convaincre moimême. Je ne suis qu’un grain de sable, négligeable dans les statistiques, incapable d’enrayer aucun engrenage. Je suis arrivé dans cette même gare un beau matin, y a près de trente ans, après une semaine de voyage, en changeant de train à chaque 63


frontière. Parce qu’à l’époque c’était pas comme aujourd’hui, croyez-moi, la frontière c’était vraiment une barrière, on traversait pas comme ça! Je suis ce qu’on appelle «en exil». Et depuis près de trente ans, presque tous les jours, c’est plus fort que moi, faut que je vienne faire un tour. Avec l’idée bien arrêtée de repartir, de prendre mon billet, monter dans le train et rentrer chez moi, tout en sachant pertinemment que je ne bougerai pas d’ici. J’ai ma valise prête, pour le cas où. Une fois, j’ai même été consulter les horaires. Je ne suis pas allé jusqu’à faire l’achat du billet. Le plus souvent, je reste ici, au buffet, et je finis par rentrer chez moi. Parfois j’y passe la journée entière. Vous pouvez appeler ça le mal du pays. Pourtant, je suis lucide. Si je ne pars pas, c’est parce que je sais bien que là-bas je ne reconnaîtrais rien. Ce serait pire qu’ici! Je suis comme vous, mais dans l’autre sens. Celle-ci n’est pas ma gare. Je suis peut-être ce que vous deviendrez, si vous partez.» Ile est devenu curieux: «Et qu’est-ce qui vous a fait fuir?» Le voyageur ferme les yeux pour mieux se concentrer, rassembler ses souvenirs avant de répondre d’une voix douce et lasse: «Le sentiment de culpabilité, je suppose. La sensation que, où que j’aille, tous les yeux étaient tournés vers moi. La parano, quoi! L’idée que j’étais dans le collimateur, qu’une mécanique impitoyable s’était mise en branle et allait me broyer. Remarquez que je n’avais rien fait de concret, que ma culpabilité était comme on dit virtuelle, que personne ne m’accusait vraiment de rien. Juste des petits tracas administratifs. Et la mauvaise conscience.» Ile ne trouve rien à ajouter, même pour lui manifester sa solidarité, révéler combien l’expérience et les sentiments de l’exilé sont partagés. L’homme conclut: «J’ai fui, j’ai voyagé. Tout voyageur est un fuyard! Je me suis arrêté ici comme j’aurais pu m’arrêter ailleurs. Je croyais que ça ne serait qu’une halte, une étape. Et je suis resté. Je suis ce qui de moi reste. Ceci dit, j’en ai connu beaucoup qui n’ont pas eu ma chance, qui n’ont pas réussi à se trisser à temps, à passer cette ligne imaginaire qui s’appelle «frontière». Et qui y sont restés. Je veux dire qui sont morts. La machine ne fait pas de cadeaux. Alors mon conseil est: tirezvous à temps, tant que vous le pouvez. Là où j’ai raté, où je suis devenu un raté, vous réussirez! Tenez, prenez ma valise. Y a dedans tout le nécessaire, et même quelques dollars. Moi, je n’en aurai pas besoin, je sais bien que ça ne me sert que d’accessoire pour me jouer à moi-même mon numéro du fils prodigue et du grand pardon, de l’émigré qui revient millionnaire, du tonton d’Amérique, alors que je ne suis qu’un réfugié, autant dire un refusé, un rebut. Sans but. Car l’exil est notre condition: même au paradis nous nous sentirions encore exilés!» L’homme se lève, un peu gauche, plus ému que son regard fixe ne voudrait le montrer, et serre d’une poigne tremblante la main de son double, avant de dévaler l’escalier de fer et, sans se retourner, se fondre parmi la foule qui quitte la gare, abandonnant sa valise comme un témoin dans une course de relais. Ile est très embarrassé: que faire de cette valise? Pas question de se l’approprier. D’ailleurs, toute volonté de partir l’a quitté. Ile saisit machinalement la poignée. La valise est plus lourde encore qu’elle ne paraît. Ile doit bander tous ses muscles pour descendre le rude escalier de fer avec sa charge à bout de bras. Ile est en sueur en arrivant en bas et la pose à terre pour s’éponger le front. Son souffle est court, son cœur bat la chamade. Ile cherche des yeux un panneau indiquant où se trouve la consigne. Ile fait quelques pas, irrésolu, prenant une mine détachée, soulagé simplement de ne plus sentir le poids de la valise 64


qui le cloue à la gare comme un boulet. Ile ne s’est pas encore éloigné de plus de quelques mètres qu’un cri, poussé par une voyageuse effrayée, retentit dans son dos: «Là! Un bagage abandonné!» Ile est entraîné par un mouvement général de recul. La foule se tient à distance, formant cercle autour de la malheureuse valise. Ile n’ose pas la réclamer. Ile voit les hommes de la brigade anti-terrorisme, qui ressemblent à des robots avec leur casque et leur combinaison matelassée, s’approcher avec précaution de l’objet et, avec ensemble, conscients de toutes les paires d’yeux braqués sur eux, ouvrent le spectacle de pyromanie en déclenchant leurs lanceflammes. La valise flambe en un instant et, après quelques secondes d’incandescence dorée où elle révèle comme sous un faisceau de rayons X les piètres trésors qu’elle recèle, retombe en un tas de cendres proportionnellement minuscule, surmonté de quelques clous et serrures encore rouges. Ile se détourne et sort de la gare.


20 Ile pénètre dans l’arrière-salle. Les tables de billard sont éclairées verticalement de telle manière que seuls les plateaux de feutre bleu, comme des images du ciel où les boules planètes décrivent d’improbables orbites soumises à d’astronomiques calculs de coups de queue et de collisions, reçoivent la lumière, écrans horizontaux à hauteur de ceinture laissant dans l’ombre les joueurs thaumaturges. Les conversations vont bon train et, pour se faire entendre par dessus le fond sonore des tables voisines, chaque joueur est amené sans s’en rendre compte à presque crier. Ile en est assourdi dès l’entrée. La salle bénéficie de la dispense accordée aux lieux consacrés au jeu, si bien qu’un épais nuage de fumée flotte blanchâtre au plafond. De temps en temps, à intervalles aussi réguliers que le choc des boules, la pointe d’une queue perce le rideau d’ombre, suivie d’une main crispée puis d’un visage aux yeux fixes. Ile a toujours été fasciné par ce décor où les hommes miment inlassablement le second jour de la genèse et répètent la création cosmique dans un univers fini, plat et rectangulaire, sans centre ni gravitation. Ile y vient parfois, autant pour retrouver quelques joueurs avec qui l’habitude a fini par nouer des liens amicaux et qui, plus adroits et acharnés que lui, tirent une satisfaction infantile à étaler sous ses yeux appréciateurs leur dextérité, se moquer gentiment de ses coups manqués et célébrer rituellement leur victoire en le laissant payer les boissons consommées, tel P’tit Louis qui a fait de la salle de billard sa demeure, désertée seulement pour dormir ou manger, que pour l’hypnotique spectacle des boules s’attirant et se repoussant, se cognant et revenant à l’attaque après avoir fait, de bande en bande, le tour du plateau. Ile ne fume pas, c’est le seul peut-être dans la salle où les joueurs ont tous le clope au bec, mais l’atmosphère lourde et enfumée, pas plus que les relents du tabac, ne l’incommode. Ile reste immobile près de l’entrée, attendant que ses yeux s’habituent à l’obscurité dominante afin de repérer à quelle table P’tit Louis joue. Soudain un brouhaha d’interjections enfle très proche de lui, avant de s’éteindre comme un pétard mouillé qui fait long feu. Ile a vaguement saisi un «C’est lui!» lancé par une voix inconnue et curieuse. Les joueurs de la première table se sont interrompus et ont reculé dans l’ombre. Leur silence déséquilibre le boucan général et se communique à la table voisine. Au ralenti, les joueurs, table après table, s’écartent de la zone lumineuse et se réfugient dans les ténèbres. Les conversations ont gelé, seul un murmure continue de circuler. Un rire étouffé tente vainement de briser la gêne brusquement installée. Ile a aperçu P’tit Louis au billard du fond, en train d’enduire le bout de sa queue de bleu, le mégot aux lèvres, indifférent à ce qui se passe à son entour. C’est le dernier joueur encore penché sur son plateau, absorbé dans le calcul d’un effet difficile. Mais le silence finit par atteindre son oreille. Le joueur relève la tête, regarde étonné ses partenaires puis renonce à frapper son coup et se recule à son tour contre le mur. Ile s’avance et ses pas résonnent comme dans une salle vide. Les joueurs retiennent leur respiration. Ile arrive devant la dernière table et amorce le geste de tendre le bras pour serrer la main de son pote quand l’employé de la salle s’interpose soudain et, souriant mais ferme, traduit la désapprobation générale: «Désolé! Toutes les tables sont prises.» Ile cherche des yeux le visage de P’tit Louis qui détourne le regard, l’air penaud. Ile comprend que sa présence est jugée indésirable, que personne n’acceptera de jouer avec lui, même pour se faire offrir la tournée, même pour jouir 66


d’un triomphe facile. Les murs sont poreux. Les nouvelles circulent vite. Sa visite au commissariat à leurs yeux l’a contaminé. Beaucoup de joueurs dans la salle ont eux-mêmes eu des démêlés avec la justice et savent que la police, lorsque les délits ne sont pas trop graves ou en tout cas n’ont pas eu l’honneur d’un gros titre dans les journaux, commence par proposer un arrangement en échange soit de dénonciations soit d’un service d’information, préférant un indic utile à un coupable hors circuit. Mais de là à ne pas lui serrer la main! Ile hésite un instant, blessé de se voir traité en pestiféré contagieux mis en quarantaine, mais finit par hausser les épaules et rebrousser chemin, indigné par la lâcheté veule de son ami. Aussitôt, les conversations reprennent dans son dos, d’abord à voix basses, chuchotis et ricanements, puis plus fortes, raffermies voire moqueuses et agressives. Ile a le sentiment d’avoir changé de statut, d’apparition médusante lors de son entrée à fantôme transparent, aussi inconsistant que les voiles de fumée qui s’accumulent en volutes sous les lampes.


21 Ile marche à pas lents. Ile s’arrête de temps en temps, l’air recueilli, pour examiner une tombe, comme si le cadavre sous la pierre lui était connu, voire un membre d’une branche éloignée de la famille, le temps de déchiffrer un nom, de vérifier une date, d’apprécier en amateur une frise en bas-relief. Pourtant, à sa connaissance, aucun de ses parents n’a été enterré dans ce cimetière et ces morts ne sont jamais pour lui que de parfaits étrangers. Ile aime se promener dans les allées bien entretenues et ombragées de la nécropole, plus calme que le parc, moins fréquentée. Ile y goûte un repos que les vivants, dans leur agitation frénétique, semblent avoir oublié ou rejeté et que seuls les morts savent savourer. N’entre dans cette paix aucune considération épicurienne sur la brièveté de la vie, aucune soif de consolation, aucune vanité. Ile ne verrait personnellement pas le moindre inconvénient, ni bien sûr la moindre offense, à ce que les caveaux soient équipés d’agrées et de toboggans, si seulement les enfants, encouragés par des parents qui crient sans arrêt des interdictions, étaient moins bruyants! Ile apprécie par dessus tout la discrétion. Au détour d’une allée, une femme vêtue de noir, grande, jeune encore, très digne, presque hautaine, regarde autour d’elle, l’air éperdu, comme si elle s’était égarée dans cette forêt de marbre. Ile esquisse un pas dans sa direction pour lui offrir son assistance. Elle le remarque et, respirant un grand coup comme avant une plongée profonde, s’avance résolument vers lui et, presque autoritaire, sollicite son aide. Ile s’empresse de l’assurer de sa totale disponibilité. La femme explique que son mari vient de décéder, que c’était un esthète, qu’elle l’aimait profondément, ayant avec lui vécu un bonheur sans nuages, et tient à l’honorer dans sa dernière demeure mais hésite quant à l’emplacement précis du tombeau où sa dépouille reposera. «Vous comprenez, mon mari était très délicat. Tout manque d’harmonie le faisait souffrir. Je veux que le décor qui le veillera pour l’éternité satisfasse son culte de la beauté.» Ile veut objecter que le corps sera couché sous une épaisse pierre tombale et que, même en admettant une persistance rétinienne par-delà la mort, si le cadavre ouvre les yeux ne s’offriront à sa vue que de profondes ténèbres. La veuve balaie l’argument: les morts voient à travers toutes les parois par les yeux de l’âme. Elle insiste sur l’amour des belles choses que le défunt cultivait, amour supérieur à côté duquel tout souci pragmatique ou rationnel paraît mesquin. Ile la regarde et approuve sans réserve le goût du défunt, mais doit avouer ne pas voir en quoi, avec la meilleure volonté du monde, son avis aidera la belle veuve à accomplir son étrange vœu pieux. La femme se fait implorante: c’est pourtant simple, tout ce qu’elle lui demande, c’est de se coucher à terre aux divers emplacements libres du cimetière, afin de contempler la vue dont on y jouit en position allongée pour, après avoir comparé leurs mérites respectifs, indiquer laquelle pourra répondre aux exigences d’un véritable esthète. Ile est d’une taille approximativement semblable à celle du défunt, sa vision correspondra donc à peu de choses près à celle du mort. Par exemple, ce lopin semble propice, entre cette sépulture ornée d’angelots et le cyprès, mais qui sait si, vu d’en bas, l’arbre par sa hauteur élancée ne fera pas paraître le sépulcre massif, si sa noirceur par contraste ne le blanchira pas? Ile hésite, mais le sourire de la veuve est engageant et son regard plein de reconnaissance anticipée. Ile ôte sa veste, que la veuve recueille avec grand soin, et s’allonge sur l’emplacement qu’elle lui a indiqué. Ile se sent curieusement confortable, malgré la rudesse du sol 68


rugueux sous son dos. Les nuages passent sans hâte au-dessus de sa tête. Entre la longue flamme noire du cyprès et le tremplin pour chérubins du mausolée, le visage interrogateur de la jeune femme vient s’inscrire à l’envers. Ile lui décrit sa vision et ses sensations. Elle hoche la tête, pesant chaque mot qu’elle entend, plissant les yeux pour mieux les mémoriser. Le voyant se relever, elle lui demande de se rallonger mais en sens inverse, pour évaluer la différence. Ile se soumet complaisamment aux caprices de la jeune femme, de toute manière ses vêtements sont déjà pleins de terre et de poussière dans le dos, constituant une preuve accablante du ridicule où sa serviabilité l’a fourré, d’autant que la salissure est hors de sa vue et ne peut donc qu’être imaginée, mieux vaut jouer les gisants et offrir au ciel, sinon au public, sa face et sa poitrine immaculées. Ile se rallonge ainsi entre les tombes une douzaine de fois, aux quatre coins du cimetière. Elle lui demande finalement son avis. Ile craint que la décision ultime lui incombe, avec la responsabilité éthique plus encore qu’esthétique qui va avec. Au fond, la première place expérimentée lui a personnellement paru la plus satisfaisante, peut-être justement parce que c’était la première, un certain charme s’en dégageait que les suivantes n’ont plus suscité. Ile se sent légèrement courbaturé de s’être couché et relevé de cinq en cinq minutes et a maintenant hâte de clore cette aventure rien moins que reluisante. Ile argue que seule la veuve connaît suffisamment le goût du défunt pour se forger une opinion et refuse de trancher. Elle finit par se ranger «à son avis» et décide que la place initiale remplit les meilleures conditions, s’excusant de lui avoir inutilement imposé d’essayer les autres mais «fallait bien vérifier!» Elle lui intime de ne pas bouger, afin qu’elle secoue la poussière accumulée qui macule sa chemise et son pantalon. Sa main parcourt le dos en lui donnant de petites tapes trop timides pour être efficaces, puisque elle s’écrie: «Oh, mon dieu, vous êtes tout sali! Ça ne part pas! C’est de ma faute!» Ile pense qu’elle aurait pu ou dû songer à cela avant et, récupérant sa veste sans toutefois oser l’enfiler pour ne pas la salir à son tour, prend un air pincé. La veuve ne tarde pas à trouver la solution: «Mais j’y pense, vous avez la taille de mon défunt mari, je suis sûre que ses vêtements vous iront comme un gant, je ne savais de toute façon qu’en faire. Accompagnez-moi, j’habite à deux pas.» Ile apprend chemin faisant que le défunt était banquier, ou financier, ou boursier, en tous cas riche et amateur d’art, possédait par ailleurs toutes les perfections, s’avère par conséquent irremplaçable, si bien que ne s’ouvre désormais devant la jolie veuve que la perspective d’une vie sans couleur, sans motif, sans beauté ni poésie, sans rime ni raison. Elle le fait pénétrer dans un immeuble de style art déco où un monumental escalier double semble entourer de ses deux bras la petite cabine d’ascenseur vitrée, tel un géant protégeant son trésor, impression renforcée par les motifs végétaux imitant le lierre des rampes en fer forgé. En fait, tout l’immeuble leur appartient, le rez-de-chaussée ne servant que pour les réceptions donc dorénavant condamné, avec son salon de bal et son immense cuisine, le second étage étant encombré des archives de la comptabilité bancaire du défunt et de toiles collectionnées, trop nombreuses pour être accrochées aux murs, seul le premier étant actuellement habité. L’ascenseur s’élève avec des craquements qui signalent la vétusté vénérable de sa fabrication. Elle le fait entrer dans l’appartement où règne une chaleur étouffante, le conduit dans le fumoir où elle l’invite à se servir un verre au petit bar tandis qu’elle ira trier quelques vêtements 69


dans la garde-robe de son mari. Ile se sent dans ses petits souliers: la demeure respire une opulence qui lui est étrangère. Ile n’envie pas cette richesse, la méprise même, mais se sent néanmoins intimidé. Ile n’est pas habitué à une telle profusion ni à un tel rangement, car toute chose semble avoir une place fixe, calculée de façon à ce que le moindre déplacement brise une harmonie formelle reposant sur le principe de symétrie auquel contribuent les grandes glaces vénitiennes. Du coup ses gestes se font étriqués, tout lui semble trop ample. Ile préfère rester debout et marcher comme un lion dans sa cage à s’enfoncer dans l’un des deux divans profonds qui se font face. La voix de la jeune femme l’appelle à travers les parois. Ile s’engage dans un couloir où donnent une demi-douzaine de portes, toutes fermées. La voix semble proche. Ile ouvre les portes une à une. Ile découvre finalement une chambre où sur un immense lit semblent couchés cinq hommes invisibles, réduits à leurs habits, chemise et pantalon étalés sur le couvre-lit comme des gisants. La veuve, d’un geste de la main, l’invite à choisir la tenue qui lui plaît. Ile hésite, trouve ces vêtements trop chics, trop raides pour son goût, mais elle insiste. «Que pensez-vous de celle-ci? Mon mari les faisait venir directement de Londres.» Ile finit par poser sa veste et déboutonner sa chemise. La veuve, comme excitée par la vision du torse nu, la lui arrache presque, sans lui laisser le temps de défaire le dernier bouton de manchette. Ile se sent gêné par tant d’impatience, d’impudeur également car, le voyant enfiler la chemise du mari défunt, elle s’installe confortablement sur un petit fauteuil, comme au spectacle: or la prochaine pièce à ôter sera son pantalon. Ile cherche une manière plaisante de lui signifier qu’une certaine retenue l’empêche de faire un strip-tease en public, même si l’audience est réduite à la seule jeune femme. Or à ce moment, appelé certainement par quelque sonnette invisible, s’encadre dans la porte le visage austère d’un majordome en livrée à qui la veuve remet la chemise sale avec l’ordre de la brûler sans délai. Ile voudrait protester. Ile en a assez des caprices de la veuve. Ile est pressé de partir, de sortir de cette maison trop lourde et encombrée et aménagée comme un décor plus que comme un lieu de vie. Ile renonce à changer de pantalon et remet sa veste. La veuve, le voyant faire, fronce le sourcil. «Voyons! Cette veste ne va pas du tout avec cette chemise! Où as-tu la tête? Et d’abord, où as-tu été ramasser ce torchon? Ma parole, regarde-toi! Tu as l’air d’un chiffonnier!» Ile s’offense. La veuve dépasse les bornes! Pour qui se prend-elle, pour s’octroyer le droit de juger sa mise? Et de le tutoyer comme si elle le connaissait depuis des lustres? «Enlève cette loque et mets ton smoking!» La veuve suppliante a fait place à la bourgeoise autoritaire. Son ordre se veut sans réplique. Ile éclate: «J’ai beau être de la même taille, ne confondez pas! Je ne suis pas votre mari!» La veuve le foudroie: «Oh que non! Vous ne valez pas même l’ongle de son orteil! Comment osez-vous même vous comparer à lui? Mon mari était un homme raffiné, supérieur, un esthète! Avez-vous la moindre idée de ce que cela signifie? Vous n’êtes rien, une crotte! Vous êtes inexistant. On ne vous remarque même pas, et si par hasard on vous marche dessus, croyez bien que c’est parce que la merde est censée porter bonheur! Comment vous êtes-vous introduit ici? Mais je ne rêve pas: c’est sa chemise que vous portez sous cette guenille! Comment osez-vous? Rendez-la moi!» La voix et le ton sont allés montant. Ile a toutes les peines du monde à lui faire lâcher les manches de sa veste afin de le laisser ôter la chemise. Ile entreprend de la déboutonner, elle se met aussitôt à tirer sur le tissu, de 70


toutes ses forces, au risque de l’étrangler, jusqu’à ce que les coutures cèdent et la soie se déchire. Ile lui abandonne la chemise en lambeaux sur laquelle elle continue de s’acharner, comme pour éliminer toute trace de la souillure, saisit sa veste et s’enfuit. Ile traverse une antichambre, une cuisine, un corridor, avant de parvenir dans le hall d’entrée où l’attend le majordome, impassible, qui lui tend sans mot dire, avec un pincement de nez de répugnance, sa chemise boueuse et lui ouvre grand la porte avec une petite inclinaison du buste pour saluer le visiteur à son départ. Ile dévale l’escalier, se précipite dans la rue et ne se rend compte qu’une fois dehors, en entendant le déclic de la porte cochère de l’immeuble qui se referme dans son dos, que dans son affolement et sa précipitation la présence d’esprit lui a manqué pour se rhabiller. Les passants se retournent sur lui, torse nu, ses habits sales à la main, et lui adressent des grimaces faussement choquées ou moqueuses. Ile enfile, dans sa hâte, sa chemise à l’envers.


22 Ile n’en peut plus d’attendre. Ile n’est pourtant pas arrivé depuis longtemps mais se sent impatient, sans raison. Ile jette un regard sur le cadran où s’affichent les numéros d’appel. Trois personnes doivent encore passer avant lui. Ile vérifie, par acquis de conscience, les chiffres inscrits sur son ticket. C’est bien ça: trois. Ile observe tous ceux qui attendent sur les bancs de la grande salle, s’efforçant de deviner, ou plutôt de se remémorer, qui était déjà là avant son entrée. Ile voit deux vieilles dames se lever, revient au cadran qui a effectivement avancé de deux numéros déjà, examine son ticket, relève les yeux: un groupe de personnes entre et s’installe, le distrayant un instant. Quand ses yeux retournent à l’écran, son tour est arrivé. Ile se précipite et pousse la porte vitrée. Ile remet son ticket à l’employé derrière le guichet et commence à lui expliquer ses démarches auprès du tribunal pour obtenir l’autorisation de consulter son dossier. L’employé écoute patiemment, mais sa mine indique clairement que cette affaire ne concerne aucunement son service et lui est par conséquent parfaitement indifférente. «Je dois joindre à ma demande un extrait de naissance afin de prouver mon identité.» Ile a conclu en adoptant un ton léger pour minimiser, face à un fonctionnaire public, la sourde rage provoquée par la bureaucratie administrative. L’employé lui tend d’un geste las un formulaire à remplir. Ile écrit soigneusement toutes les informations requises, coche diverses cases, date et signe avant de restituer le papier à l’employé qui le parcourt avec attention. «Vous n’avez pas indiqué le bureau du tribunal à qui se destine l’extrait.» Ile s’étonne: «Où ça?» L’employé lui montre. Ile a écrit, à la rubrique Motif de la demande: «consultation de dossier auprès du tribunal». L’employé explique: «Vous devez spécifier quel bureau. Comprenez que ce n’est pas la même chose si votre fiche se destine au bureau des enquêtes, à celui du procureur ou à celui des remises de peine!» Ile ignore quel bureau traitera sa demande: au tribunal, on lui a fait remplir un autre formulaire en lui signalant que des pièces étaient à joindre, dont un extrait de casier judiciaire, fourni par le tribunal lui-même, des renseignements bancaires, un certificat de situation régulière vis à vis du fisc, une déclaration de non endettement à l’égard de la sécurité sociale, etc. et un extrait de naissance. «Vous avez le formulaire? Le nom du bureau y est sans doute inscrit sur l’en-tête.» Ile malheureusement a laissé le formulaire dûment rempli entre les mains du préposé au palais de justice, puisque ne lui manquait plus que l’extrait de naissance à y joindre. Ile n’ose même pas évoquer les semaines perdues à se présenter à d’autres bureaux et remplir d’autres questionnaires pour obtenir un par un les autres documents annexés à sa demande. L’employé est catégorique: «Vous allez devoir retourner au palais de justice et obtenir cette information. C’est la procédure, je ne puis y déroger.» Ile sait l’inutilité de toute protestation et se contient car l’énervement des clients déclenche immanquablement l’hostilité des fonctionnaires qui, se sentant personnellement attaqués, sont capables de faire payer un accès de mauvaise humeur par des atermoiements sans fin. Avec eux, mieux vaut ne pas discuter. Ile s’efforce donc de sourire et s’incline: «Je reviens dès que j’ai l’information. Je vous remercie.» Ile bout intérieurement. L’attente pourtant a finalement été moins longue que dans d’autres administrations. Ile a encore le temps de retourner au palais de justice avant la fermeture des bureaux. Heureusement, le préposé qui s’occupe de sa demande, bien qu’impitoyable quant au nombre de 72


pièces à fournir, a fini, à force de le voir revenir, par l’avoir à la bonne, s’enquérant avec intérêt du succès de ses démarches, lui donnant même parfois un tuyau pour contourner quelque obstacle administratif. En outre, le guichet où s’effectuent les demandes de ce genre est séparé des autres et, tandis que les queues s’allongent infiniment pour toute autorisation, voire tout renseignement judiciaire, ce guichet semble toujours désert. Ile a déjà eu le sentiment, pervers et saugrenu, d’être le seul client de ce guichet et que la sympathie de l’employé était proportionnelle à l’irrémissible ennui d’un comptoir désert et d’une fonction inutile. Ile arrive essoufflé au tribunal, se faufile à l’intérieur sans prendre de ticket ni demander son chemin, parcourt en habitué un certain nombre de couloirs et entre sans frapper dans une des salles. Le préposé, en le reconnaissant de loin, lui sourit. Ile lui explique que le bureau qui étudiera sa demande et lui donnera suite doit être spécifié sur le formulaire de réquisition d’un extrait de naissance. Le préposé se rembrunit. «Je le craignais! C’est logique, ce n’est pas la même chose si cet extrait est sollicité par le bureau des enquêtes, celui du procureur ou celui des remises de peine. Mais c’est là que le bât blesse car cette information est justement de celles que je ne puis vous fournir. Je n’en ai pas le droit. Comprenez bien: vous dire le nom de la section qui va traiter votre requête reviendrait à vous révéler quelle sorte d’accusation est en puissance d’être formulée contre vous. Or cette information est plus que confidentielle, pour votre sécurité elle doit absolument rester secrète. D’abord parce que tant qu’elle n’a pas été formulée, sa divulgation relèverait de la diffamation à l’égard de l’inculpé. Vous savez bien, je vous l’ai déjà expliqué, que malgré le désagrément d’avoir contre soi une accusation pendante, le retard dans la formulation joue virtuellement en votre faveur puisque, en attendant, vous êtes présumé innocent. Le crime doit exister avant la culpabilité, c’est logique! Mais en outre, la connaissance prématurée de ce qui n’est pas encore même un véritable soupçon pourrait modifier le cours de l’enquête. D’une part, parce que la plus grande difficulté de la justice tient à ce que le regard engendre par sa seule présence les événements. Les sociologues et les anthropologues le savent bien et la justice a toutes les peines du monde à ne pas fabriquer, au cours de l’enquête des coupables, pire, à cause de l’enquête des crimes. D’autre part, bien évidemment, les criminels, informés d’une vague suspicion à leur encontre, auraient beau jeu de détruire des preuves, forger des alibis, bref fausser toute l’enquête. Pour votre bien comme pour celui de la justice, je ne peux donc pas satisfaire votre demande.» Le préposé a l’air ennuyé de son propre refus. Ile voit toutes ses démarches s’avérer vaines à cause d’un ridicule extrait de naissance et n’accepte pas de se tenir pour battu. «Rendez-vous compte, je suis dans une impasse: le tribunal d’un côté accepte que, dans ma situation et étant donnés les délais anormalement longs que connaît la procédure intentée contre moi... Oui, je sais bien, ce n’est pas contre moi, vous me l’avez expliqué, disons, à mon égard. Donc le tribunal m’accorde la possibilité, disons le droit, de solliciter une demande de consultation de mon dossier, en accord avec la politique de transparence prônée par les institutions, mais simultanément refuse de me donner les moyens, strictement administratifs, de présenter en due forme ladite demande, en y joignant toutes les pièces nécessaires. C’est quand même sacrément contradictoire, reconnaissez-le! Et je ne parle pas de l’exaspérante lenteur des démarches à faire ni de la miraculeuse multiplication des pièces à fournir, non, 73


seulement de leur pure et simple impossibilité!» Le préposé bienveillant soupire: «Tout le monde se plaint de la lenteur de la justice parce que les gens ne se rendent pas compte que cette lenteur a non seulement sa raison d’être, car toute précipitation en matière de justice ne saurait que multiplier les risques d’erreur judiciaire, mais une fonction pratique. Plus que le châtiment, la justice désire le repentir du criminel. L’incertitude où celui-ci baigne durant tout le temps que dure l’enquête est favorable à l’examen de conscience, à l’introspection, à la montée des remords. Pensez que plus de moitié des criminels occasionnels en viennent d’eux-mêmes aux aveux dès que l’enquête se prolonge un peu, tant le sentiment d’être dans la mire de la justice favorise l’éclosion de la conscience coupable. Alors qu’au contraire, dès que l’inculpation est formulée, tout homme a le réflexe, instinctif, normal, naturel, de se défendre. Par tous les moyens. Et ce, indépendamment de sa culpabilité ou innocence, tant la conscience est fruit du jugement d’autrui. Si bien que l’accusation atténue paradoxalement le sens moral de l’accusé tandis que l’incertitude et le doute la développent.» Ile en reste abasourdi. «Mais ce n’est pas mon cas! Vous savez bien que je ne cherche pas à me défendre, seulement à me souvenir. Le tribunal a bien dû prévoir cette éventualité. Une solution existe nécessairement! Sinon, je serais en droit de considérer qu’une injustice est commise à mon égard!» Le préposé le regarde, scandalisé. Ile comprend qu’un tel paradoxe, prononcé ici, est perçu comme une insulte et une grossièreté. Ile corrige: «Faut qu’y ait un moyen! Y a forcément une manière de se faire délivrer un extrait de naissance!» Le préposé réfléchit. Ile demande alors timidement à voir l’en-tête du formulaire que le fonctionnaire lui a fait remplir, celui auquel doit être joint encore le fameux extrait de naissance. Le préposé le lui montre complaisamment, mais la seule indication mentionnée est celle, sibylline, du Ministère de la Justice, sans spécification d’aucune section ni bureau. Le préposé participe visiblement à son désarroi, se grattant la tête et tambourinant des doigts sur le plateau du comptoir. «Vous savez, votre cas est assez exceptionnel. En tout cas, avant vous, je n’en avais personnellement jamais rencontré de ce genre, en quarante ans de carrière.» L’homme plisse le front, se recueille et médite, avant de suggérer: «Si vous pouviez trouver une administration quelconque auprès de laquelle vous pourriez faire une demande, de celles auxquelles on exige de joindre un extrait de naissance, votre problème serait résolu. Mais j’ignore qui, aujourd’hui, réclame un extrait de naissance, à part l’état-civil lui-même, puisque même périmée une carte d’identité vaut comme pièce justificative et porte les mêmes indications que l’extrait à la rubrique naissance et filiation.» Ile suggère que le tribunal pourrait se contenter d’une photocopie de sa carte d’identité mais le préposé balaie cette solution trop simple: la loi ne transige pas! Cependant, la réflexion du fonctionnaire a suffi pour ouvrir une brèche dans la muraille des fins de non-recevoir qui bouchait l’horizon et anéantissait tout espoir. Ile est prêt à tenter auprès de toutes les administrations. Qu’à cela ne tienne! Les démarches ne lui font pas peur. Ile remercie chaleureusement le préposé, l’assurant de sa gratitude et lui promettant un rapide succès. Ile retourne quelques temps plus tard au bureau de l’état-civil. Ile a fait chou blanc dans toutes ses tentatives et, en désespoir de cause, s’est résolu à tenter de plaider son cas auprès de l’employé, sans illusion quant aux maigres chances de victoire d’une telle stratégie, car l’administration, plus encore que l’indifférente nature, se caractérise par son 74


impassibilité face aux malheurs des usagers, sans véritable espoir, plutôt pour s’assurer qu’aucun effort n’aura été oublié, aucune possibilité omise, avant de renoncer définitivement à voir sa demande satisfaite et mettre une croix sur l’hypothèse de se découvrir lui-même et son passé en consultant le dossier où tous ses antécédents et les renseignements sur sa vie sont consignés, depuis ses premières vaccinations et résultats scolaires jusqu’à ses doutes et atermoiements après réception de la première convocation au commissariat de police, ses divers interrogatoires et même probablement sa présente démarche. Ile rage d’avoir été si près de toucher au but. Ile a le temps de se morfondre car, alors que l’attente avait été lors de sa première visite extrêmement réduite, elle semble cette fois s’éterniser. Ile se sent nerveux. Le bureau de l’état-civil n’est pas un cabinet de dentiste ni un salon de coiffure et aucune revue ni magazine féminin n’y sont disponibles. Ile doit ronger son frein en examinant autour de lui les personnes qui, plus avisées que lui, ont apporté un journal et tuent le temps en faisant des mots croisés. Son tour arrive enfin. Ile raconte une nouvelle fois son histoire, narre par le menu ses démarches et expose son cas apparemment insoluble. L’employé affirme se souvenir vaguement de sa visite antérieure, l’écoute dérouler la liste de ses vaines tentatives, hoche la tête, approuve certains passages du récit mais ne répond rien quand, l’exposé fini, le silence s’installe. Ile résume à son intention les arguments présentés par son collègue du palais de justice pour justifier l’immobilisme et la bureaucratie des institutions. L’employé continue d’écouter, intéressé, mais se contente de demander à la fin: «Et que voulez-vous que j’y fasse?» Ile se contient difficilement: «Mais, bon sang, ce n’est pas possible! On doit bien pouvoir obtenir un extrait de naissance!» L’employé approuve: «Bien sûr! Ça dépend pour quel motif.» Ile éclate: «Et si je n’ai aucun motif? Si je veux seulement m’assurer que j’existe bien? Que je suis né à telle date et en tel endroit? Par curiosité, par caprice ou par amnésie?» L’employé ne cille pas: «C’est un motif! Aussi bon qu’un autre! Dans ce cas, dans la rubrique Motif de la demande, vous écrivez: personnel.» Ile le regarde en se demandant si l’autre par hasard ne se foutrait pas de sa gueule, mais non, le règlement est le règlement, ne demandez jamais à un fonctionnaire de penser. L’employé poursuit imperturbable: «Revenez chercher votre extrait de naissance dans trois jours ou, si vous voulez, vous pouvez joindre une enveloppe timbrée à votre adresse et vous le recevrez par la poste sans avoir à vous redéplacer.»


23 Ile a un mouvement de recul. La vieille lui a saisi la main et ne la lâche pas. Ile tire vainement puis finit par renoncer à se dégager et lui abandonne sa main. La vieille tourne vers lui une face de carême où flotte un sourire de victoire grimaçant. Elle est vêtue de noir, ample jupe, châle et foulard noué sur la tête d’où s’échappent des mèches de cheveux gris, mais son visage poudré au point de paraître un masque présente l’aspect blafard d’un personnage de la Commedia dell’arte plutôt que celui, cuivré et tanné, d’une véritable gitane. Ile frissonne en sentant ses yeux le scruter et le percer comme des clous qu’on lui enfoncerait dans la chair. «Voyons, mon prince, ne craignez rien! Je suis là pour vous dévoiler le futur et, si l’avenir s’avère menaçant, vous aider à découvrir une solution! Jusqu’à ce jour, je ne me suis jamais trompée dans mes prédictions. Laissez-vous faire, mon prince, que vous ne le regretterez pas!» Les doigts de la vieille agrippent les siens comme des serres et les desserrent pour ouvrir la paume. Ile ne résiste plus. La vieille se plonge dans la contemplation des lignes et, hochant la tête, émet un sifflement de surprise. Ile apprécie la mise en scène mais la prévient, avant qu’elle se lance dans son boniment, que son portefeuille est vide. «Voyons, mon prince, vous n’allez pas me refuser une piécette, vous savez bien que c’est la règle, même si ça reste une offrande purement symbolique, à peine une aumône. Je ne suis pas tarifée, vous pouvez donner ce que vous voulez. Mais pensez que je vais vous révéler votre avenir, alors, vous montrez pas trop chiche! Le futur est sans prix! Y en a qui m’ont offert des fortunes pour que je leur lise leur destin. Mais si vous n’avez pas confiance, mon prince, une piécette suffira, comme à Charon. Seulement, si à la fin vous avez le sentiment que j’ai vu juste, que je ne vous ai pas raconté de bobards ni mené en bateau, alors rajoutez une rallonge, histoire de montrer votre gratitude, hein mon prince!» Son visage enfariné se fend d’un sourire édenté, tandis qu’elle tend sa main libre. Ile fouille ses poches, finit par en extirper une pièce de monnaie et la dépose sur la paume ridée. La vieille fait prestement disparaître l’obole dans l’échancrure de son corsage. Elle reprend son observation des lignes de la main, laissant parfois échapper un grognement mais ne se décidant pas à verbaliser la moindre prédiction. Ile s’impatiente un peu: le désœuvrement et la perspective d’un certain amusement l’ont poussé à céder devant l’insistance de la gitane mais sa curiosité n’est pas vraiment intéressée et s’émousse à l’attente. Ile s’enquiert: «Cas difficile?» La vieille tourne vers lui son visage blafard dont les yeux fixes le percent de part en part. «Mon petit, tu n’y crois pas trop, hein? Mais tu ne devrais pas te moquer quand, au fond, tu ne sais pas. Une part de notre art est du baratin, je te le concède. Mais dis-toi que les clients se satisfont de peu. La plupart viennent pour être rassurés. Ou alors sous l’empire de la passion, pour séduire ou pour se venger. On peut leur raconter n’importe quoi. De toutes façons, leur cervelle n’enregistrerait que ce que leur peur ou leur désir veut entendre. N’empêche qu’y a des mystères et qu’y a une initiation, et si je prends mon temps pour lire les signes, c’est que je veux pas me tromper. De toutes manières, tu t’es montré plutôt radin, hein, petit, alors tu pourras pas dire que t’en n’as pas eu pour ton argent!» La voix, de chevrotante, est devenue fluide bien qu’éraillée, et la vieille est passée d’un coup d’un vouvoiement maniéré à un tutoiement, non pas tant familier que minorant, troquant le pompeux «mon prince» 76


pour «mon petit», comme si sa science, son regard et sa voix venaient du fond des âges, comme si elle avait mille ans, comme si à côté d’elle tout adulte était encore un enfant. Elle explique: «L’avenir, c’est dessiné comme un labyrinthe: à tout moment ça bifurque et tu peux choisir une voie comme une autre, la bonne comme la mauvaise. C’est pour ça, précisément, qu’on intervient. On le prédit, ça veut juste dire qu’on essaie de lire ce qui est écrit. Ensuite, tu en fais ce que tu veux, tu peux vouloir le contrarier, le destin, mais pour ça faut le connaître! T’as remarqué, mon petit, j’ai dit on essaie, parce que les signes sont par nature ambigus. Chaque chose signifie, selon le contexte, elle-même ou son contraire. Et les signaux peuvent, selon les circonstances, être interprétés littéralement ou métaphoriquement. En plus, le destin aime bien jouer avec les humains. Regarde, t’as sûrement entendu causer de l’histoire d’Œdipe, qui est notre patron depuis l’antiquité, celui qui devinait les énigmes, eh bien, mon petit, c’est en croyant y échapper que ce gars l’a accompli, son destin! Et ça reste notre modèle! Alors, tu vois! Et puis, y se trouve que les lignes de ta main, elles sont toutes brouillées: regarde, là, ta ligne de chance, elle se sépare nettement de ta ligne de vie et puis elle s’interrompt et elle dévie en trois lignes, comme une sorte de trident, qui ne se croisent plus. C’est les trois voies que tu peux parcourir. Tu me suis, petit? C’est pas courant, comme dessin. À cet endroit, un gros pépin a dû t’arriver. Pas de ceux qu’on voit venir de loin et qu’on pourrait éviter, non, un insidieux, de ceux qui ont l’air anodins, qu’on remarque à peine, seulement, après, plus rien n’est pareil!» Ile n’a pu retenir une exclamation de surprise. Pourtant, à y réfléchir, la vieille s’en est tenue à une hypothèse vague, tout à fait dans le domaine des généralités peu compromettantes qui assurent aux diseuses de bonne aventure qu’aucun sérieux démenti ne pourra jamais être apporté à leurs prédictions. Au mieux, ça restera de l’ordre de la coïncidence: tout le monde porte son fardeau de soucis comme une chimère sur les épaules. La vieille le scrute comme un joueur de poker évalue son adversaire. Pour mieux le bluffer, bien sûr. En comédienne accomplie, elle sait faire entendre qu’elle en devine plus qu’elle n’en verbalise, sa réserve se devant seulement à la nécessité de précautions dans une matière à la fois si grave de conséquences et si sujette à caution. Elle sent qu’elle a ferré le poisson: «Mon prince, pour vous en dire plus, faut que je tire les cartes. Allez, mon prince, montrez-vous généreux, vous ne le regretterez pas! Plutôt que de nous asseoir sur un banc, on pourrait aller s’installer à la terrasse du troquet là-bas, vous régaleriez la vieille Maria d’une petite liqueur, histoire d’adoucir les paroles qu’elle prononcera, et je vous ferai le grand jeu, le tarot et tout le bataclan. Mais après ça, mon prince, vous pourrez plus dire que le destin vous aura pris en traître et que vous avez reçu un coup que vous n’aviez pas prévu, parce que votre avenir, mon prince, je vais vous l’étaler sur la table comme une opération d’arithmétique et vous pourrez pas dire que deux et deux font pas quatre!» Elle lui lâche la main, sûre que son client la suivra. Ile hausse les épaules, fataliste, et lui emboîte le pas. Une fois assise, la vieille commence par se faire servir une liqueur. Le garçon de café la sert en évitant de trop s’approcher et la regarde de telle manière, mi-méprisant mi-effrayé, que sa familiarité avec la vieille voyante ne fait aucun doute. Ile se demande si le troquet ne lui sert pas de cabinet pour l’exercice de son art, ou si elle ne lui aura pas fait quelque prédiction néfaste qui se sera vérifiée. La vieille boit 77


une lampée de liqueur, lance une œillade à son client et, tirant des replis insondables de sa jupe un paquet de cartes sale, le pose sur la table et l’invite à couper. Cérémonieusement, elle retourne les quatre premières cartes qu’elle dispose en croix. Elle se remet à parler familièrement mais sans le regarder, comme si elle ne s’adressait à personne: «Tu vois, petit, les cartes, faut que tu saches, elles ont toutes un double sens. Celle-ci te représente, toi, elle s’appelle l’ermite, elle signifie la solitude mais ça peut avoir un sens positif, de sagesse, ou négatif, de misanthropie ou même de fausseté. Le plus important, en fait, c’est son numéro: le neuf, c’est le plus haut chiffre, mais le neuf, si tu l’additionnes, vaut zéro. Tu peux le dire, t’es un drôle de numéro! Et tu as des cartes favorable à droite et défavorable à gauche. Contre toi tu as la justice, numéro huit...» Ile a sursauté: «Comment les cartes peuvent-elles savoir? Vous les avez tirées au hasard ou c’était préparé?» La vieille relève à peine: «Te fie pas aux apparences, le sens des cartes est toujours symbolique: la justice, ici, ça représente l’ordre, encore une fois soit positif, la raison, soit négatif, la méticulosité tatillonne. Tu serais pas un peu maniaque, petit? En ta faveur, t’as le pendu, tu vois ce personnage accroché à l’envers, par les pieds, la tête en bas, numéro douze.» Ile frissonne: «Pendu! Vous trouvez que c’est en ma faveur?!» La vieille répond sans l’honorer d’un regard: «Le pendu représente le sacrifice, le dévouement, mais comme toujours ces qualités peuvent être concrètes ou virtuelles, signifier la générosité ou bien l’impuissance. Mais vas, tu m’as écoutée, tu m’as offert un petit verre, tu vas encore te fendre d’un petit cadeau, hein, alors je vais l’interpréter positivement, disons que cette carte, en gros, elle dit que t’es trop bon, petit, mais que c’est ça qui te sauvera! Enfin, celle du bas signifie le problème, ce qui est en question dans ce tirage, le numéro vingt, le jugement.» Ile est tout ouïe, n’osant interrompre la vieille. «Très bonne carte, tu sais, j’avais bien raison! L’arcane ésotérique par excellence! Elle signifie l’inspiration spirituelle, ça va de la sainteté au charlatanisme. C’est la carte des diseuses de bonne aventure!» Ile n’en peut plus: «Mais quelle est la faute et quel est le verdict?» La vieille se tourne vers lui comme si la question l’avait brusquement tirée de sa rêverie. «Comment interpréter tout ça? En l’occurrence, c’est facile: les cartes commencent toujours par exposer la situation présente, elles racontent notre rencontre, et ton évolution grâce aux cartes, de la solitude à la rédemption. Les forces positives sont liées à ta distraction, les négatives à ton rationalisme. Faut que tu te laisses aller un peu plus, petit, y a des choses qui nous échappent et qu’on comprend pas tout de suite.» Ile proteste: «C’est tout? Même pas de réponse?» La vieille cherche dans le paquet de cartes. «Mais si, bien sûr que les cartes donnent une réponse, suffit d’additionner les numéros: neuf plus huit dix-sept, plus douze vingt-neuf, plus vingt quarante-neuf, c’est à dire quatre plus neuf, ça fait treize.» Triomphalement, elle tire la carte du jeu, réjouie de voir la mine effrayée de son client. «Et treize, c’est la mort. Mais t’y goure pas, petit, c’est pas une mauvaise carte, pas du tout! Faut pas se fier aux apparences, la mort c’est la carte de la transformation. Bien sûr, y a des cas où elle peut signifier la mort physique, mais c’est très rare. C’est plutôt la mort symbolique, la fin des illusions et la pénétration des réalités cachées. La réponse, tu vois, c’est ton initiation, petit!» Ile secoue la tête: «Du baratin!» Elle le regarde offusquée: «Ah, en fait, finalement tu préfères les prédictions rassurantes, j’aurais dû m’en gourer. Ben, petit, dis-toi 78


que t’es l’ermite, donc l’argent va pas te tomber dessus, que pour ce qui concerne la santé, ta carte favorable est le pendu, donc la distraction: tu te porteras bien tant que t’iras pas te fourrer dans les pattes des médecins. Quant à l’amour, les cartes sont formelles, t’es destiné à rester seul. Mais ça veut pas dire que tu peux pas connaître des petits plaisirs pour compenser. Tiens, j’ai justement quelque chose pour toi!» Ile s’apprêtait à saisir le tas de cartes pour examiner les autres arcanes du tarot mais la vieille les empoigne prestement et les fait disparaître dans l’une des nombreuses poches secrètes de sa jupe d’où elle tire un jeu plus petit et apparemment plus neuf, moins écorné. Elle le lui tend pour lui permettre de les étudier à loisir. Les cartes ne portent pas de dessins mais des photographies, et le numéro inscrit au bas est un numéro de téléphone. Elles représentent surtout des gamines auxquelles on n’attribuerait guère plus de dix ou douze ans d’âge, bien que parmi elles se trouvent quelques portraits de femmes mûres, de jeunes éphèbes et même un culturiste musclé. «Je peux te fournir tout ce dont un homme peut rêver. Tiens, ces petites-là sont encore vierges, je te le garantis. Leur défloraison est tabou, pas à portée de ta bourse, mais elles sont déjà expertes et perverses, t’as pas idée! Difficile vraiment d’imaginer le plaisir qu’elles peuvent procurer à un homme! Voyons, te fâche pas! Crache pas sur la soupe avant de l’avoir goûtée!» Ile s’est relevé furieux, d’autant plus mécontent que le bagou de la vieille avait auparavant failli emporter sa conviction. La fausse gitane essaie de se rattraper: «Voyons, mon prince!» Elle s’accroche à lui. Ile doit la secouer pour lui faire lâcher prise, si bien que la vieille s’étale à terre, répandant autour d’elle de nombreux papiers, cartes à jouer, cartes bancaires, trousseaux de clés, montres et téléphones portables. La vieille affolée récupère rapidement les objets dispersés et file sans demander son reste, abandonnant dans sa hâte une carte, son foulard et sa perruque de cheveux gris. Ile retourne la carte: c’est la roue de fortune, numéro dix, que ses connaissances insuffisantes ne lui permettent pas d’interpréter, si bien que le mystérieux dessin le laisse indifférent.


24 Ile est agacé par les claques dans le dos. Une fois, passe encore, mais la répétition de ce geste tourne à l’agressivité. Les trois hommes ne veulent par cette familiarité que manifester leur bonne disposition, qui ressemble assez à de l’ébriété, sans la moindre hostilité, avec au contraire le souci de sceller par ce contact manu costal l’adoption de l’étranger au sein de leur fraternité expansive. Ce sont sans doute des russes, en tout cas des slaves. Ile leur a posé la question mais leur réponse volubile mentionnait un nom imprononçable, plutôt de ville que de pays, à leurs yeux suffisamment important ou connu pour dispenser de plus ample précision. Ile les a rencontrés dans le parc où, cherchant vainement à se repérer sur un vieux plan périmé, les trois touristes lui ont demandé le chemin du musée. Ile les a guidés, toujours serviable, jusqu’à la sortie du jardin. Entretemps, l’un d’eux, celui qui baragouine assez pour se faire comprendre, l’a interrogé sur le bar du musée. Ile a ainsi appris que dans leur pays les meilleurs alcools, réservés à l’exportation et à la vente aux touristes payant en devises étrangères, sont accessibles aux plus bas prix dans les musées subventionnés par l’État, dont le bar pratique les tarifs bonifiés d’une cantine. Ile a donc dû leur expliquer que tel n’est pas le cas ici ni, à sa connaissance, en Occident généralement. Le slave a traduit ses propos pour ses compagnons dont la mine s’est allongée, si bien que leur motivation à visiter le musée est brusquement tombée. Le plus gros tire de la poche intérieure de son épais manteau une bouteille sans étiquette pleine d’un liquide transparent et la montre à la ronde en clignant de l’œil. Les trois slaves l’entraînent derrière un fourré proche de la mare aux canards et l’obligent à s’asseoir avec eux sur l’herbe. La bouteille circule, chacun en boit une goulée. Ile sent le liquide lui brûler la gorge. Le quatrième vide le reste de la bouteille d’une lampée. Celui qui parle d’autres langues commente: «Faite maison! Un régal! Des vodkas comme ça, vous n’en trouverez pas dans les magasins!» Ile est assommé par l’alcool et les événements à son entour gagnent une coloration onirique. L’autre poursuit, traduisant à son intention un commentaire d’un de ses compagnons: «Encore, de la vodka, on en trouve! Même si la qualité laisse à désirer. Mais manquent les vrais cornichons!» Une nouvelle bouteille a comme par magie surgi des profondeurs apparemment inépuisables des poches du gros. Ile voudrait refuser mais doute que les russes, si fiers de leur alcool, admettent la moindre objection. Ile porte donc le goulot à sa bouche tout en maintenant les lèvres serrées afin de ne laisser couler qu’un filet d’eau de vie dans sa gorge, mais c’est alors que le gros le gratifie de la première claque dans le dos, si bien que la vodka avalée le fait s’étouffer, à la grande joie des trois slaves. Depuis, les tapes se sont multipliées tandis que miraculeusement surgissaient, des replis vestimentaires du gros, de nouvelles bouteilles. Ile en vient à imaginer que le ventre du russe est en partie faux, comme une espèce de cuirasse dissimulant un chapelet de bouteilles portées à la ceinture comme ses ancêtres cosaques rangeait leurs cartouches. Les langues se sont déliées. Les russes se disent négociants, bien que l’objet de leur commerce ne soit pas clair, désigné par eux comme surplus de l’armée. Celui qui parle les langues étrangères a l’habitude de voyager et même de faire office d’interprète pour des délégations officielles. Ses deux compagnons, en revanche, ont entrepris leur premier périple en dehors des frontières et se déclarent éblouis par les 80


monuments et les spectacles, mais par ailleurs étonnés de la complication bureaucratique requise pour la moindre démarche. Apparemment, dans leur pays, les problèmes se résolvent très rapidement. Soit par la convocation d’une assemblée qui aura pouvoir de décision en la matière, la seule difficulté dans cette procédure de démocratie directe étant de convaincre les participants qui ne nourrissent le plus souvent aucune opinion à propos de rien, conviction toutefois facilement obtenue, selon leurs dires, par la promesse d’un bénéfice financier, même insignifiant, à court terme. Soit plus expéditivement par le versement de pots de vin aux représentants de l’autorité compétente. Ile doit donc leur expliquer que les formalités administratives dans son pays ne peuvent être si aisément contournées, ce qui ne signifie pas que la corruption n’existe pas mais qu’elle est pratiquée à d’autres niveaux, plus hauts et plus bas, en amont et en aval de la machine, dans les cervelles des usagers et consommateurs, et dans la collusion des pouvoirs politiques et financiers. Ile conte par le menu, pour exemplifier et justifier ses affirmations, les tracasseries que le tribunal a inventées pour lui compliquer la vie et les interminables démarches entreprises pour se blanchir de tout soupçon. Les slaves sont à la fois scandalisés et admiratifs, particulièrement intéressés par le recours à l’argument de l’amnésie, attribuant à tort la surveillance dont leur «camarade» de rencontre fait l’objet à une position sociale et politique d’autant plus importante qu’occulte. Le gros en profite pour lui infliger une nouvelle claque et murmure en clignant de l’œil: «Kommissar!» Ile saisit leur méprise et tente vainement de se défendre. D’autant que les slaves, tout en approuvant le flou et l’imprécision de ses réponses à propos de l’accusation formulée contre lui, ne croient pas une seconde en son ignorance mais attribuent ses dénégations à une rouerie et une prudence nécessaires et positives. Leur connaissance de l’intérieur des mécanismes de vigilance, filature et délation leur permet d’apprécier les précautions prises pour ne pas livrer de détail compromettant, sans s’offenser de ce qui pourrait apparaître comme de la méfiance de la part de leur nouveau compagnon. Aucun d’eux ne songe à rire de ses mésaventures. Une discussion animée s’engage dans leur langue gutturale. Ile n’en saisit pas le sens, malgré son attention. Finalement, le truchement se tourne vers lui et lui demande tout à trac si l’exil, le refuge dans un autre pays, par sa radicalité même ne pourrait pas constituer, sinon une solution au sens d’un innocentement officiel, une issue. Ile n’a pas eu le temps d’envisager réellement la proposition que le troisième russe, celui qui s’est montré jusqu’à présent le plus réservé, tire un téléphone portable de sa poche et s’engage dans une vive conversation dans sa langue. L’interprète explique que son collègue est en train de contacter le conseiller d’ambassade, qui est un ami et leur doit des faveurs. Le gros se lance dans un discours enthousiaste, ponctué de quelques claques. Ile n’en comprend pas un mot. Le truchement traduit: le gros lui a fait le portrait des délices qui l’attendent dans sa nouvelle vie, comment les autorités savent traiter avec munificence ceux qui rejoignent leurs rangs, en leur offrant datcha, caviar et vodka à volonté, et comment les filles de son pays sont irrésistiblement attirées par les étrangers, les occidentaux en particulier, et ne se montrent guère farouches. L’interprète ne peut s’empêcher de rire à mesure que la traduction du discours du gros s’avère plus difficile, abordant des thèmes plus intimes et délicats, pour lesquels son vocabulaire est insuffisant ou inadéquat, à moins de changer de 81


registre et de recourir à l’argot. «Les filles chez nous très chaudes!» glousse le gros, prouvant que sa connaissance des langues étrangères n’est pas aussi limitée que son collègue l’a prétendu. Entretemps, le troisième a terminé sa conversation téléphonique mais garde son portable à la main. Tous trois se remettent à discuter dans leur langue, jusqu’à ce que les accords éraillés de «Kalinka» les interrompent. Le russe porte son portable à son oreille et répond avec volubilité. Le gros extirpe du doublefond de sa poche une nouvelle bouteille. Ile compte les cadavres autour d’eux: cinq ont déjà été descendues et midi n’a pas encore sonné! Mais ses compagnons semblent avoir une résistance à toute épreuve aux effets de l’alcool. Leur débit n’est même pas affecté. La conversation téléphonique avec leur correspondant se prolonge. L’interprète désigne son compagnon et affirme que le conseiller d’ambassade va tout arranger, visa et conditions d’accueil. Et même les ennuis avec la justice, puisque le Garde des sceaux est un ami personnel. Ile n’est pas assez réjoui et convaincu à leur goût. Les deux russes insistent pour le faire chanter avec eux. Le gros entonne une berceuse plaintive en la parsemant de couacs. Bientôt les deux russes braillent à pleins poumons, ignorant leur collègue qui doit se lever et s’éloigner un peu pour poursuivre sa conversation sans être couvert par leurs voix. Ile craint que le gardien du parc ne les entende et survienne, et tente de calmer ses compagnons. Le gros, ému, le serre dans ses bras comme un noyé se raccroche à son sauveteur. Ile envisage un instant de filer à l’anglaise, mais sa curiosité, sinon son avidité, est éveillée et le pousse à attendre encore un peu afin de connaître le résultat de la conversation, non que l’hypothèse d’être accueilli à bras ouverts en tant que réfugié soit plausible, car ses convictions plus philosophiques voire métaphysiques que proprement politiques ne lui ont jamais permis de s’engager, comme on dit, dans aucune action militante ou activité encadrée par un parti mais, sait-on jamais, peutêtre la protection de l’ambassade peut-elle jouer comme un atout pour le tribunal. Ou une aggravante. Ile sent des fourmis lui parcourir les mollets et doit réfréner son envie de prendre ses jambes à son cou. Quand le troisième les rejoint, les deux autres l’interrogent sur le résultat de ses pourparlers avec le conseiller. Ile ne peut, une fois de plus, pénétrer le sens de leur conciliabule. Celui qui a téléphoné griffonne deux mots en alphabet cyrillique ainsi qu’une adresse sur un morceau de papier avant de le lui tendre tandis que l’interprète explique que rendez-vous a été pris à seize heures précises avec le conseiller qui l’attend plein d’impatience. Ile promet, un peu intimidé, de s’y rendre. Le gros intervient. L’interprète traduit: le troquet, au coin de la rue où se trouve l’ambassade, est tenu par un de leurs compatriotes. Tous s’y retrouveront en fin d’après-midi, les russes sont aussi désireux que lui de connaître les effets de la «rencontre au sommet» ainsi programmée. Une bouteille est aussitôt débouchée et vidée. Ile prétexte un déjeuner d’affaire pour se retirer. Les russes exhibent une mine réjouie de profonde satisfaction solidaire avec leur nouvel ami qui chauffe le cœur. Tous trois se mettent debout en flageolant un peu, l’étreignent, l’embrassent et lui recommandent de surtout ne pas arriver en retard au rendez-vous de l’après-midi. Ile pénètre à seize heures tapantes dans l’enceinte de l’ambassade qui s’avère être d’une de ces minuscules républiques satellites que la chute du mur a rendu indépendantes et «démocratiques». Ile présente le morceau de papier où le nom du haut fonctionnaire est écrit à un garde armé d’une mitraillette qui lui indique 82


une porte latérale. Là, deux autres gardes armés le fouillent au corps avant de le mener à un bureau où un fonctionnaire revêche examine le billet puis, sans même l’inviter à s’asseoir, s’engage dans une série de conversations téléphoniques, toutes très laconiques. Enfin, l’homme repose le combiné, s’excuse auprès du visiteur et lui demande de ressortir et se présenter à la réception de l’entrée principale où le conseiller, effectivement averti mais trop occupé pour le recevoir, a laissé quelque chose à son intention. Ile se fend en remerciements. Le fonctionnaire a dû actionner une sonnette cachée car l’un des gardes armés qui l’a amené, après avoir frappé à la porte, se présente pour raccompagner le visiteur jusqu’à la cour où, du canon de la mitraillette, lui est désigné le perron de l’entrée principale. Ile se voit remettre un paquet par un réceptionniste souriant mais peu disert. Ile se sent à la fois embarrassé et plein de gratitude. Ile va rejoindre ses compagnons pour ouvrir le colis et en découvrir avec eux le contenu. Au café du coin, les trois russes sont attablés, comme convenu. Leur discussion les accapare au point que son arrivée passe inaperçue. Et même, le gros le regarde d’un œil aviné sans paraître le reconnaître. Combien de bouteilles auront-elles été vidées depuis le matin? C’est l’interprète qui remarque le premier sa présence et lui fait signe de s’asseoir, avant de reprendre la vive discussion sans plus lui prêter d’attention. Ile entreprend, pour capter leur intérêt sans les interrompre impoliment, d’ouvrir le paquet. Au milieu de divers dépliants touristiques, une boîte en carton contient une matriochka, un de ces typiques jouets gigogne où les poupées s’emboîtent les unes dans les autres. C’est tout. Ile fouille en vain le carton, pas la moindre note, si ce n’est un certificat de conformité aux normes déclarant le joujou apte et idoine à être offert à de jeunes enfants à partir de l’âge de trois ans. Ile démonte les poupées de bois décoré, qui ne contiennent que d’autres poupées, de plus en plus petites, jusqu’à la dernière en guise et à la taille de fève. Ile n’ose pas interroger ses compagnons sur la signification d’un tel présent. Ile range mécaniquement, en ravalant sa déconvenue, les poupées, chacune servant d’emballage à la précédente. Ile s’efforce de ne manifester par aucun signe visible sa déception mais l’interprète remarque, sinon son désenchantement, son manège et se tourne vers lui: «Je vous l’avais dit: notre conseiller d’ambassade est un type formidable! Avec lui, on est sûr de tout résoudre et de trouver la meilleure solution!» Et le gros en profite pour lui flanquer une énorme claque dans le dos.


25 Ile ne repère pas immédiatement d’où vient la voix. Ile a juste entendu crier «Fumier!» et s’est demandé qui se faisait insulter de la sorte, sans songer une seconde que l’invective pouvait s’adresser à lui. La voix poursuit: «Salopard!» Ile n’a plus de doute: elle vient des hauteurs sur sa gauche. Ile scrute vainement les étages supérieurs des immeubles à la recherche d’une fenêtre ouverte. «Ohé, Ordure! Tu vois, tu te retournes quand tu t’entends appeler! Salaud, c’est ton nom! Ou tu préfères qu’on t’appelle: fumier?» Ile découvre un homme en bleu de travail perché sur un échafaudage mais hésite encore à le tenir pour l’auteur de ces quolibets outrageants, car l’ouvrier lui est parfaitement inconnu. Aucun doute n’est permis. L’homme doit être ivre, et en outre le prendre pour un autre. «Ah, salaud, c’est pas joli joli, tes petites histoires! Tu veux pas nous dire pourquoi la justice s’intéresse à toi? Hein, fils de pute!?» Ce n’est donc pas une méprise. Si lui ne connaît pas cet homme, l’autre en revanche semble en savoir long, voire plus que lui-même, sur son compte. Non seulement l’insulteur se montre au courant de ses démêlés avec le tribunal mais ses insinuations laissent entendre que ses connaissances vont plus loin encore et que les motifs qu’aurait la justice de le poursuivre ne constituent pas pour lui un mystère. Ile maudit une fois de plus son amnésie, qui le met à la merci d’un tel individu, encore que l’hypothèse que l’homme soit un mauvais plaisant ou un mythomane ne soit pas à écarter. Des passants se sont arrêtés, curieux, et relèvent la tête. L’homme occupe une place stratégique, dominant son auditoire et pouvant observer distinctement ses réactions. Ile se retient de répliquer, préférant attendre que l’homme précise ses accusations. Ou ses calomnies. «Sale branleur! Fils de pute! Enfoiré! Tu mériterais qu’on te fasse ta fête. Les salauds de ton espèce essaient toujours de s’en tirer. Ah, tu sais bien entortiller la justice! Mais tout finit par se savoir! On peut pas cacher indéfiniment la vérité au fond du puits. Qu’est-ce t’as à dire pour ta défense, hein?» La foule attroupée lui est acquise. La plupart des passants n’auront pas la moindre idée de quelle affaire l’homme veut parler sous ses allusions sibyllines mais leur siège est fait: Ile est coupable. Ces paisibles contribuables sont déjà prêts, sur un signe de l’ouvrier harangueur et procureur, à se jeter sur lui et lui régler son sort. Ile a remarqué que, tout en s’écartant ostensiblement de lui, tant pour l’isoler que par précaution, les curieux se sont arrangés pour lui barrer le passage, au cas où l’envie le prendrait de jouer la fille de l’air. «Ah, tu fais plus tant le fanfaron quand tu te vois démasqué, hein! Ordure!» L’homme a beau multiplier les insultes, ses accusations restent vagues sous leur dehors impératif et catégorique. Par ailleurs, l’attention des passants semble lui suffire et sa harangue joue de la menace sans appeler ouvertement au lynchage: «Je t’ai à l’œil, fumier! T’en fais pas, on t’attend au tournant! Tu t’en sortiras pas comme ça, salaud! Y a encore une justice dans ce pays!» Ile n’en mène pas large mais cette dernière phrase le sauve. On s’en remet provisoirement au tribunal. Force reste au droit. L’homme aboie et ne mord pas. Ile marche résolument vers le cercle de passants qui l’entourent. La masse humaine se disloque, se fend et lui laisse le passage. L’ouvrier n’aurait qu’à donner un ordre pour que des bras se saisissent de lui ou des poings s’abattent sur son menton, mais l’homme n’abuse pas de sa victoire, se contentant d’ironiser: «Tu fais plus le fier! T’oses pas la ramener! Peut-être même que t’as fait dans ton froc, pas vrai? Ça m’étonnerait pas. Tu pues! Tire-toi, salopard! On 84


se retrouvera! Regardez-le, ce fils de pute! Regardez-le bien, ce visage; faut surtout plus l’oublier!» Ile se dit que son tort a été de ne pas se défendre, de se laisser insulter, de ne pas répondre dès la première injure, mais que le temps est passé et qu’ouvrir maintenant la bouche serait inutile sinon néfaste, vu comme une provocation. Ile doit donc s’éloigner tête basse, suivi des yeux par la foule heureusement plus amusée et moqueuse que furieuse, en se retenant de courir. Plusieurs badauds lui jettent quelques insultes au passage, pour faire chorus. Un gamin répète avec conviction, après son père: «Fils de pute! Salaud, le peuple aura ta peau!» Mais le père illico lui assène une bonne torgnole. Pour lui apprendre à bien parler et ne pas proférer de gros mots.


26 Ile flâne, plongé dans ses pensées. Ile entend dans son dos une voix fluette crier: «Vingt deux!» Ile poursuit son chemin sans ralentir ni se retourner, ni même s’écarter pour laisser le passage à un policier en uniforme qui s’étonne de ce sans-gêne mais ne va pas jusqu’à sévir. Ile est distrait et, si ses yeux ont remarqué le flic, son cerveau n’a pas associé la présence d’un agent de l’autorité à sa situation judiciaire. Ile n’a pas encore la conscience assez coupable. Ile se promène sans but précis, hésitant entre le parc et le cimetière. La même voix fluette de tout à l’heure se fait entendre derrière lui après une courte toux pour s’éclaircir: «Pardon monsieur, auriez-vous une minute?» Ile est surpris de tant de politesse. Ile s’arrête et se retourne. Un maigre adolescent, aux cheveux longs mal peignés et à l’air débraillé, lui sourit. Le garçon, embarrassé, danse sur un pied sans se décider à parler et finit par proposer, désignant la terrasse d’un café un peu plus loin: «Permettez-moi de vous offrir un verre.» Ile accepte, mi-amusé mi-intrigué, et demande: «Qu’est-ce que vous me voulez?» L’adolescent attend que le garçon qui les sert soit rentré à l’intérieur du troquet, s’assure d’un rapide coup d’œil qu’aucune oreille indiscrète n’est à portée de voix, respire un grand coup pour remplir ses poumons d’autant de courage que d’air avant de plonger et se met à chuchoter: «Nous sommes au courant de vos ennuis avec les keufs et la magistrature. Et nous voulons vous exprimer notre admiration. Chapeau! Vous leur damez le pion! Ça se voit, que vous êtes un pro! Tenez, tout à l’heure, quand j’allais vous aborder, v’là-t-y pas que je repère le flic. J’ai voulu vous avertir, discrètement. Vous avez pas moufeté. Moi, j’avais les jetons, je savais pas si je devais crier plus fort, si vous aviez pas entendu, si par manque d’expérience et de présence d’esprit j’allais pas assister à votre arrestation sans rien pouvoir faire. Surtout que le condé fonçait droit sur vous! Eh bien, vous l’avez ignoré tellement superbement que le mec s’est dégonflé, c’est lui qui s’est écarté pour vous laisser passer! C’est tout juste si ce con allait pas s’excuser ou vous saluer comme un troufion quand passe un officier! Ah, la classe! Ça, vous m’en avez donné une, de leçon! Vous avez marché tout droit et la mer rouge s’est fendue pour vous ouvrir le passage!» Ile hésite à le décevoir en lui avouant la vérité, à savoir que son attitude lors de l’incident ne se doit qu’à sa distraction, que ce que le gamin prend pour prouesse n’est que cécité. «Et vous avez quelque chose à me demander? D’abord, vous avez commencé à parler de vous au pluriel; qui c’est: nous?» L’adolescent lui confie avec fierté: «On est un petit groupe. On s’est connus au lycée. On se prépare. On n’a pas encore de coup spectaculaire à notre actif mais on s’entraîne, et quand on sera prêts...» Ile ne parvient pas à deviner le but de cet entraînement ni en quoi la préparation consiste. Ile a cependant l’intuition que cette rencontre repose sur un malentendu. Ile se défend donc, pour ne pas le prolonger: «Vous savez, je n’ai rien fait. Je n’ai pas la moindre idée des motifs qui poussent la justice à enquêter sur moi.» L’adolescent le regarde longuement, tâchant d’évaluer si sa protestation se doit à une trop grande modestie ou à l’application de règles de prudence élémentaire, voire à quelque méfiance légitime à son égard car cette façon de l’aborder pourrait n’être qu’une feinte pour s’immiscer dans son intimité en le flattant afin de mieux le piéger: la police recrute certainement des indics aussi chez les moins de vingt ans. «Très fort! À vous, on ne la fait pas facilement! Je comprends: vous ne me connaissez 86


pas, vous n’avez aucune raison de me faire confiance. Mais vous verrez, bientôt nous vous prouverons notre bonne foi. Et notre courage. Peut-être que vous relierez pas tout de suite les événements à ce que je vous raconte, mais je vous laisserai un signal. Une signature que vous seul saurez déchiffrer. Alors, après, je pourrai vous recontacter.» L’adolescent a ce regard fixe des fanatiques. Ile commence à s’inquiéter sérieusement. «Quelle signature? Quels événements?» L’adolescent baisse encore la voix: «La signature? Je sais pas, moi. Un gant, par exemple. Comme un défi relevé. Qu’est-ce que vous en pensez? Ça fait à la fois banal et mystérieux, c’est une bonne idée, vous trouvez pas?» Ile émet aussitôt une objection: «Ça risque de constituer une sacrée pièce à conviction! Maintenant la police vous reconstitue l’ADN à partir d’un simple poil. Y aura toujours des fragments minuscules, presque invisibles, de peau à l’intérieur d’un gant. Vaudrait mieux trouver autre chose.» L’adolescent réfléchit. «Vous avez le sens pratique et puis, vous avez l’expérience, ça se voit! Je me réjouis de vous avoir demandé conseil.» Son visage s’illumine: «Ça y est, j’ai une idée: si on laissait juste l’empreinte du gant, qui aurait trempé dans le minium. Non seulement c’est ce que faisaient les hommes préhistoriques dans les grottes, mais paraît que Jarry se baladait toujours avec un pot de peinture et que sa manie consistait à signaler son passage en appliquant l’empreinte de sa main sur le mur d’entrée des immeubles où ses amis habitaient. Comme une sorte de tampon. Un cachet. Une marque indélébile: untel est passé par là. C’est le prof de littérature qui nous a raconté ça. Ça a de la gueule quand même! Du panache, comme dirait Rostand! C’est crâne!» L’adolescent a les yeux qui brillent d’enthousiasme rien que d’imaginer l’effet obtenu. Ile insiste: «Bon, pour la signature, ça me semble pas mal. Mais si tu me disais un peu quels événements tu veux signer, hein?» L’adolescent rougit, hésite, probablement plus par peur du ridicule que par méfiance. Ile attend sans montrer trop de curiosité, son apparent détachement fonctionnant comme une incitation plus efficace qu’une manifestation d’intérêt trop appuyée qui pourrait effaroucher le gamin. «Nous voulons commencer par un coup d’éclat, une action spectaculaire: nous allons faire sauter quelque chose. Nous ne savons pas encore quoi, notre choix n’est pas arrêté: une caserne, un commissariat, pour le symbole, ou une gare, une station de métro, un marché, pour l’impact, ou encore un monument, la cathédrale par exemple, pour provoquer l’unanimité contre nous et être sûrs comme ça que notre geste ne pourra pas être récupéré. Au fond, l’objectif est secondaire, ce qui compte, c’est l’acte. Et puis, comme chantait Vian à propos d’une bombe fabriquée artisanalement: la seule chose qui compte, c’est l’endroit où c’qu’elle tombe! Pour l’instant, on s’occupe de récolter des armes et dénicher des explosifs. Vous auriez pas un tuyau par hasard?» Ile est sidéré. Ile s’attendait bien à quelque projet fou mêlant audace et immaturité inextricablement, mais pas à un réseau de terroristes en herbe. «Vous avez déjà des armes?» L’adolescent se rembrunit: «Vous avez raison, comme toujours: je me laisse emporter par le lyrisme. Faut rester pragmatique. Ça se voit que vous êtes un pro, un dur! Où c’est que vous avez été entraîné? Par le Hamas ou par le Mossad? Oh, pardon! Je voulais pas me montrer indiscret, encore moins inquisiteur. Faut m’excuser, c’est l’enthousiasme de parler avec vous, comme ça, en toute simplicité, à la bonne franquette, presque sur un pied d’égalité. Parce que vous avez ce don: je sais bien que je ne suis qu’un môme et à vos yeux un 87


amateur maladroit, mais vous ne vous êtes pas moqué, vous m’avez écouté et vous m’avez posé des questions. C’est rare, vous savez, de rencontrer quelqu’un qui vous prend un tout petit peu au sérieux. Vous êtes formidable! Ah, si les copains pouvaient me voir en ce moment! Ça, je vais les épater quand je leur raconterai. Vont pas me croire! Oh, si jamais vous avez besoin d’un coup de main, pour n’importe quoi, oh, je vous en supplie, appelez-moi! Je suis prêt à faire tout ce que vous me direz, je vous jure, même si je dois y laisser la peau! Vous vous en repentirez pas. Tous les téléphones sont sous écoute, c’est pas un bon moyen de contact. Mais je sais où vous habitez, je passe devant chez vous chaque soir. Tenez, le jour où je peux vous être utile, la veille vous accrochez un mouchoir rouge à votre fenêtre, j’ai vu ça dans un film. Et je vous retrouve le lendemain matin ici, à ce troquet, comme pour un rendezvous banal. Qu’est-ce que vous en dites?» Ile écarte négligemment la suggestion et pose à nouveau sa question: «Mais des armes, vous en avez?» L’adolescent rit bêtement: «Bien sûr, on en a. Oh, trois fois rien, du vieux matériel, presque périmé. Concrètement? Ben concrètement on a le fusil de chasse du grand-père de mon pote, un pistolet d’alarme que j’ai fauché à mon oncle, une carabine mais qui tire que du petit plomb, et une grenade que le père de mon autre pote a ramenée d’Indochine et gardait sous verre mais on a réussi à la remplacer par une autre, vide, mais exactement pareille, qu’on a dégotée aux puces, seulement on peut pas l’essayer, on saura si elle marche que le jour où on la dégoupillera. Ça fait pas lourd, je sais bien. Mais c’est que le début!» Ile se demande si le mieux ne serait pas de se faire remettre les armes sous un prétexte quelconque. Ile se rassure à l’idée qu’elles sont probablement hors d’usage, difficiles à manipuler et moins dangereuse que ne le laisse entendre leur énumération. Ile répugne à s’engager plus avant dans ce délire de jeunes révoltés. Ile a cependant froid dans le dos. «À votre âge, vous n’avez pas de choses plus intéressantes à faire? Sortir avec des filles, aller au cinoche, je sais pas, moi?» L’adolescent le regarde avec consternation, presque au bord des larmes. «J’aurais pas dû vous parler de ça! Je sais bien que c’est ridicule, un fusil à deux coups et une grenade rouillée! Maintenant, vous vous moquez! Mais des armes, on en trouvera, je vous assure. D’abord, y a des sites sur le réseau où on vous apprend à fabriquer des cocktails Molotov et des bombes à retardement, et puis l’important, c’est la cible, pas tant la flèche. Faut pas rire de nous! Vous avez pas idée de notre détermination. Qu’une occasion se présente de prouver notre courage et vous verrez, nous ne tremblerons pas! Nous n’avons rien à perdre! Ce monde est pourri. La faute nous incombe pas. C’est pas à nous qu’on peut le reprocher. Nos parents comme nos grands-parents se sont avérés incapables de le transformer. Heureusement qu’y a des gens comme vous pour nous montrer l’exemple. Croyez-moi, votre leçon sera pas perdue, indépendamment de ce qui pourra vous arriver. Qu’on vous arrête, qu’on vous torture, qu’on vous trucide, c’est égal. Et nous, on saura se montrer à la hauteur, je vous jure!» Peu à peu, la voix est montée, dans son excitation, et à la fin de son discours le gamin est presque en train de crier. Ile vérifie rapidement que personne ne les écoute. Pas question d’essayer de détourner un bonhomme si déterminé, qui investit toutes ses ambitions et sa libido dans une idée fixe: l’adolescent ne comprendrait pas, se buterait, si même son cerveau ne bloquait pas purement et simplement toute objection. Ile n’a qu’une envie: se dégager de ce guêpier où, à son 88


insu, ses mésaventures l’ont fourré. Avoir la justice comme adversaire lui suffit. Ile n’a pas besoin d’alliés de ce calibre. Quant aux adolescents, le temps se chargera sans doute de modifier leurs convictions, plus efficacement qu’aucune rhétorique d’adulte. «Je suis désolé, je ne peux pas vous aider. C’est à vous de vous débrouiller! Quand même, faites-moi signe quand vous serez prêts. Et surtout, attendez les ordres. Le plus difficile, c’est de coordonner toutes les actions afin qu’entre nous on ne se tire pas dans les pattes. C’est dur, mais souvent faut savoir attendre. La patience est la première vertu révolutionnaire.» En l’écoutant, l’adolescent s’est calmé et le regarde avec un soupçon de méfiance. «Je comprends. Vous avez raison. Nous ne sommes pas prêts encore. Faut obéir et attendre. C’est ça votre conseil. Obéir et attendre. Comme à l’armée! Comme à la maison! Vous nous prenez pour des gamins. Et vous essayez de nous faire tenir tranquilles, hein?» Ile comprend à l’amertume de son ton qu’à leur guerre sociale et politique se superpose une guerre personnelle, un règlement de comptes avec les parents, un conflit de générations passionné qui l’emporte sur les motifs rationnels. Cet adolescent, en s’ouvrant à lui, lui a dans son désarroi fait plus d’honneur que l’adulte en lui prêtant une oreille complaisante ne pourrait rétribuer. Ile l’a déçu. Son regard est maintenant haineux: le jour où leur action leur permettrait de prendre le pouvoir, son nom figurerait parmi les premiers de la liste, pour être fusillé comme traître à la cause. Ile appelle le garçon d’un signe de la main et règle leurs consommations. L’adolescent avait déjà tiré de sa poche une poignée de piécettes et entrepris de les compter. Ile a tendu un billet d’un geste de grand seigneur. Ile vient, ce faisant, d’ajouter à la rage de l’adolescent de n’avoir pas été pris vraiment au sérieux l’humiliation de se faire offrir un verre par un ennemi. «Notre premier coup, je vous le dédierai quand même! Cochon qui s’en dédit! Vous le reconnaîtrez à la signature! Parce que, entre nous, malgré toute notre admiration, votre révolution, vous l’avez ratée. Le monde pourri dont nous héritons, c’est de vous que nous le recevons. Faire mieux que vous ne sera pas difficile!» Ile n’ose sourire. Ile lance, pour avoir le dernier mot, un dernier conseil, ambigu à souhait, pour que l’adolescent puisse méditer dessus à loisir: «Jouez pas trop avec les allumettes!» Ile lui tourne, sur ces bonnes paroles, résolument le dos.


27 Ile ne reconnaît aucune des maisons autour de lui. Ile s’avance jusqu’au coin de la rue, regarde de chaque côté dans la transversale, sans plus de succès. Ses souvenirs, encore une fois, l’auront trahi. Ile est pourtant persuadé que le bus l’a déposé au bon arrêt. Les noms des deux rues n’éveillent aucun écho dans sa mémoire. Ile est dans une de ces banlieues rénovées où tous les immeubles se ressemblent et abritent les bureaux de douzaines de compagnies différentes. Le nombre aboutit à l’anonymat. Par contre, les commerces sont rares. Pas une boutique où s’informer. Le quartier paraît désert. Ile n’ose pas s’éloigner car le risque de se perdre ne fera qu’augmenter. La silhouette d’un petit vieux se profile au loin qui s’approche à petits pas. Ile se porte à sa rencontre pour lui demander son chemin. La première réaction du vieillard est la peur. Ile l’a pourtant abordé avec des manifestations de politesse extrême. Le retraité le dévisage à travers ses lunettes, comme si le visage de son interlocuteur lui rappelait quelque chose. Ile s’efforce de le rassurer et pose à nouveau sa question. Le retraité ôte ses bésicles, tire un grand mouchoir de la poche de son pardessus, les essuie avec, les replace sur l’arête de son nez et, les yeux agrandis, observe plus attentivement le passant égaré. Hochant la tête, le vieillard, avec un piètre sourire, s’excuse: «Demandez à quelqu’un d’autre. Je n’ai pas le droit d’entrer en communication avec vous car j’ai été convoqué pour intégrer le jury qui doit juger votre affaire. Je suis désolé, mais les instructions sont formelles. Je ne devrais même pas vous parler. C’est strictement interdit. Pour votre bien! Alors, vous pensez bien, vous guider, vous conseiller, encore moins! Ne vous découragez pas, cependant, vous n’êtes pas loin. Vous brûlez!» Le vieillard s’éloigne lentement, en se retournant vers lui tous les trois pas.


28 Ile ne prête d’abord pas attention à la voix. Mais l’appel se fait insistant. Ile finit par comprendre que c’est lui qu’on interpelle et ralentit, s’arrête, se retourne. Ile s’efforce vainement de reconnaître la femme qui court vers lui, essoufflée, échevelée. Parvenue à deux pas, elle s’immobilise et lui sourit: «Vous ne me remettez pas?» Elle comprend à sa concentration et au plissement de son front que ses efforts de remémoration n’aboutissent pas. Elle se charge donc de lui raviver la mémoire: «Nous nous sommes rencontrés y a une demi-douzaine d’années à Venise pendant la biennale. Vous avez dit que l’inflation impliquait toujours dévalorisation, en art comme en finances, et, je m’en souviens parfaitement, que les chefs d’œuvre sont aussi rares que les œufs de chèvre. J’ai éclaté de rire et c’est comme ça que nous avons lié connaissance.» Ile reste incrédule: «Moi, j’ai dit ça? Je suis allé à la biennale, c’est vrai, mais les bons jeux de mots ne sont pas mon fort. Ou vous confondez, ou j’étais saoul et je ne m’en souviens pas.» La femme prend un air pincé. «Pourtant, vous m’avez invitée à dîner. Nous nous sommes revus tous les jours pendant la semaine que j’ai passée à Venise. Et je peux bien vous le dire, vous n’arrêtiez pas de me faire du plat! Mais pour être honnête, je dois ajouter que je me laissais faire, ou plutôt que je vous laissais faire. Vous étiez si amusant!» Ile s’étonne: l’atmosphère de Venise l’avait frappé par la mortalité qui suintait des pierres, la ville comme une immense vanité, la beauté comme une lèpre, le contraste entre le centre envahi par la foule et les petites places désertes dès qu’on s’écartait de l’artère principale lui avaient transmis le sentiment d’une condamnation, d’une ruine implacable, et l’avaient rendu morose, en tout cas certainement pas disposé à la bagatelle. Le visage de la femme ne lui rappelle absolument rien. Ile n’ose pas encore la rembarrer, de crainte de se montrer goujat, mais ne peut dissimuler sa perplexité. La femme alors porte son dernier coup: «Comme vous rentriez par l’avion du matin et moi par celui du soir, nous nous sommes donné rendez-vous le lendemain de notre retour dans un café des grands boulevards... et vous m’avez posé un lapin. Je vous ai attendu toute la matinée et vous n’êtes pas apparu!» Ile respire. La confusion ne fait plus de doute et la nonreconnaissance ne saurait être imputée à une défaillance de sa mémoire. Ile ne supporte pas le changement de pression au décollage et à l’atterrissage et a donc renoncé depuis longtemps à prendre l’avion. Ile était allé à Venise en train et avait poursuivi son voyage par Trieste, Vienne et Prague. Cette femme le confond avec un autre. Tout le monde a au moins un sosie sur terre et c’est une remarquable coïncidence que tous deux se soient trouvés au même moment dans le même lieu. Mais c’est une autre paire de manche de convaincre la femme. Ile a beau lui expliquer qu’elle fait erreur et lui répéter pourquoi, elle n’en démord pas et c’est à son tour de rester perplexe devant une telle insistance dans la dénégation. Gênée mais pas convaincue, elle finit par s’excuser et prend congé, comme à regret, le soupçonnant en dépit de tous les arguments, d’autant plus inefficaces que strictement verbaux, avancés pour la persuader de sa confusion. Ile sent bien que sa candeur affichée ne prouve pas sa bonne foi et ne peut déclencher que le mépris de cette inconnue. Ile la regarde s’éloigner et ne se décide lui-même à partir, dans la direction opposée, qu’après l’avoir vu traverser la rue, et tant que sa silhouette reste visible une sorte de mauvaise conscience le pousse à se retourner à chaque pas. Si bien que son 91


inattention le fait heurter de plein fouet un passant qui, commençant par protester, s’interrompt brusquement et le serre dans ses bras avec une joie non simulée; «Ça alors! C’est toi! Ça fait une paille!» Ile est encore tout secoué par le choc et doit attendre que les effusions du passant se calment pour se reculer et l’observer avec quelque distance sans pourtant parvenir à situer le visage, trop banal pour ne pas être quelque peu familier mais n’offrant justement pas de trait assez saillant pour permettre une identification certaine. Ile décidément n’associe cette tête à aucune accointance précise avec qui aient un jour été noués des rapports suivis mais reste plutôt sur l’impression d’une fausse familiarité, vague et floue, comme avec un acteur connu dont le visage vous sourit périodiquement sur de grandes affiches. L’homme, tout enjoué, excité par les retrouvailles, s’avance d’un pas et lui donne une grande claque dans le dos. «Sacré farceur! Qu’est-ce que tu es devenu? Content de te revoir!» L’inconnu ne relève pas l’air ahuri de son interlocuteur qui bredouille vainement: «Non, non, vraiment, je ne vois pas... Je vous assure!» Ses protestations ne servent qu’à déclencher le rire de l’homme qui, pour peu, manque de s’étrangler. «Ah! Ah! Tu n’as pas changé! Excellent, le coup de la non-reconnaissance! Si je n’étais pas habitué à tes trucs, je m’y laisserais prendre et me mettrais à douter, parole! Et maintenant, tu vas me sortir une histoire d’amnésie, je parie!» Ile est pris de court. Toutes ses dénégations sont inutiles. C’est lui qui se prend à douter. Autant laisser l’autre parler, dans l’espoir que les circonstances de leur passé commun seront évoquées au cours de la conversation. L’homme se plaît à rappeler des farces commises par téléphone, où tous deux se faisaient passer pour d’autres. «Et quand tu as réussi à convaincre ce camé de se raser et d’enfiler ton uniforme pour prendre ta place dans le rang et répondre «Présent!» à l’appel, la fois où on avait fait le pari de faire cette virée à Paris!» Ile tique. Les souvenirs ravivés par l’autre ont trait à la vie militaire, dans un contexte de caserne et de comique troupier. Ile n’a plus le moindre doute: l’homme l’aura confondu avec quelqu’un d’autre. Ce n’est pas sa mémoire qui est fautive mais celle de l’autre. Ile n’a jamais été troufion et tente de faire admettre le fait à cet importun qui lui tient la jambe et se refuse à le lâcher. «Farceur! À moi, tu ne la fais pas! Bien sûr que t’as fait ton service. À l’époque c’était obligatoire. C’est là qu’on devenait homme. Mais à part l’exercice et les corvées, c’était plutôt bonnard, qu’est-ce qu’on a rigolé! Bien sûr que t’as porté l’uniforme! À la caserne Reuilly, classe 82. Me dis pas que t’as oublié le capitaine Pète-sec! Qu’est-ce qu’y nous en a fait baver çui-là!» Ile s’énerve: «Puisque je vous dis que j’ai été exempté! Exempté, vous entendez?! P4, troubles psychiques. Pas vraiment dingue mais pas trop fiable. Je n’ai pas eu l’honneur des pompes matinales, du salut aux officiers, ni connu les joies de la chambrée. Je suis resté un pékin et j’emmerde l’armée!» Ile a levé la voix. L’autre s’offusque: «Mais qu’est-ce qui te prend, bon sang! Ah, farceur! Je te jure, pour un peu, j’allais tomber dans le panneau. Formidable, ton jeu! Quel comédien t’aurais fait!» Ile ne sait comment s’en débarrasser. «Vous confondez! Faut que je vous montre mes papiers d’identité?» L’homme recule, vexé, presque offensé: «Quelle mouche t’a piqué? T’es devenu dingue?! Si le régiment ne te rappelle pas de bons souvenirs, c’est pas une raison pour me jouer cette comédie! Qu’est-ce que je t’ai fait, hein?» L’homme lui secoue le bras, violemment. Ile se dégage brusquement. «Mais lâchez-moi! Vous avez perdu 92


la boule?!» L’homme finit par desserrer son étreinte et s’écarte. Ile s’éloigne rapidement, mais pas assez vite pour ne pas entendre l’autre lui crier encore un «Pauvre type!» en prenant les badauds à témoins. Ile est tellement énervé qu’au bout de quelques pas force lui est de constater que ses pieds l’ont mené dans la mauvaise direction. Ile rebrousse chemin et, dans son mouvement, bouscule un vieillard, si brutalement que l’homme serait certainement tombé à la renverse si son bras, plus rapide que sa pensée, n’avait eu le réflexe de le retenir. Ile s’excuse, confus, tandis que l’autre, mal remis de sa surprise, le regarde et bégaie: «Vous! Vous!» Ile comprend que le vieillard voudrait l’insulter et renouvelle ses plus plates excuses. L’homme, ayant repris son souffle, parvient à articuler distinctement: «Merci!» Ile craint d’abord que le choc ait été plus fort que l’absence d’hématome apparent pourrait le laisser croire. Mais le vieil homme sourit et, le regard s’illuminé prononce: «Enfin! Je vous retrouve!» Ile voit bien que les intentions du vieillard sont bienveillantes mais pense en son for intérieur que c’est décidément la journée des confusions car, si l’autre semble le reconnaître, lui de son côté est bien certain de ne l’avoir jusqu’alors jamais rencontré. Le vieil homme lui a pris la main et la tient serrée, ses yeux se brouillent de larmes tant l’émotion l’a envahi. «Quand tout le monde me tournait le dos et m’aurait laissé crever comme un chien, vous seul m’avez tendu une main secourable. Et je n’hésite pas à le dire, je vous dois la vie! Sans vous, je ne m’en serais jamais sorti!» Ile est de plus en plus embarrassé, sentant poindre le moment où l’homme l’appellera son «sauveur» en lui attribuant les mérites qui reviennent à un autre. Ile tente de faire comprendre au doux vieillard son erreur: «Ce n’était pas moi! Je m’excuse mais je n’ai rien fait.» L’homme ne le laisse pas continuer: «Vous êtes trop modeste! Je le sais bien, puisque vous avez discrètement disparu avant que j’aie pu vous manifester ma reconnaissance!» Le vieil homme sourit et ajoute, complice: «Mais maintenant que je vous tiens, je ne vous lâche plus!» Le pauvre homme lui fait pitié. Ile renonce à le dissuader et préfère inventer un mensonge: «Malheureusement, si je vous ai bousculé, c’est que je suis en retard, pour un rendez-vous très important. Aujourd’hui, je n’ai pas le temps. Vraiment! Mais laissez-moi votre adresse, dès demain je vous rendrai visite.» Le vieillard est méfiant: «C’est ce que vous aviez promis l’autre fois! Et pour un peu, je serais encore en train de vous attendre!» Ile joue de malchance, le vieillard n’a pas donné dans le panneau et a éventé son piètre mensonge. Comment s’en débarrasser? Ile sait que le seul recours qui lui reste est la fuite. Ile a soudain une idée: «Écoutez, pour vous prouver ma bonne foi, je vais tout vous dire: j’ai rendez-vous avec un journaliste à «la chope». Je suis déjà en retard, je dois courir. Mais vous n’avez qu’à m’y retrouver dans dix minutes. Asseyez-vous à une table voisine et je suis à vous dès que j’en aurai terminé avec lui. Ça vous va comme ça?» Le vieillard le remercie du regard et lui lâche le bras, confiant, lui faisant même signe de se dépêcher. Ile a un peu honte de le tromper de cette façon. Et puis, la fréquentation de «la chope» lui est désormais interdite car le vieillard va certainement y installer ses quartiers. C’était pourtant l’un de ses troquets préférés. Ile y avait ses habitudes. Ile espère que le vieillard se lassera bientôt de l’attendre vainement, que ce ne sera qu’une question de jours. Ile se promet d’aller dès le surlendemain épier le café afin de s’assurer si l’autre est à son poste et y monte la garde. Peut-être après tout n’est-ce qu’un inoffensif lunatique 93


prêt à sauter au cou du premier venu. Peut-être une victime plus complaisante se présentera-t-elle sur son chemin. Ile presse le pas. Un coup d’œil en arrière lui permet de s’assurer que le vieillard est hors de vue. Ile l’a semé. Ile s’engage sur la chaussée pour traverser. Un crissement aigu de freins dans son dos lui fait comprendre qu’une automobile a failli le renverser. La conductrice, hors d’elle, a ouvert sa portière et, malgré sa mise soignée et son accent pointu, l’injurie comme un charretier. Ile était prêt à s’excuser mais, sous cette avalanche de grossièretés, sent la colère le gagner et se tourne vers elle pour répliquer. À la vue de son visage, la femme s’interrompt, ses yeux s’arrondissent, sa main se tend vers lui en tremblant. Ile ne lui laisse pas le temps de prononcer une parole et s’écrie: «Non! Vous faites erreur! Vous me prenez pour un autre! Ce n’est pas moi, je vous assure. Vous vous trompez! Je ne suis pas celui que vous croyez!» Ile prend ses jambes à son cou.


29 Ile veut s’écarter mais l’autre lui barre le passage. Sa masse est si écrasante que ceux qui le croisent ont le réflexe de le contourner. Ile est distrait et a failli lui rentrer dedans. Ile le croit du moins, car son inattention ne lui a pas permis de se rendre compte que c’est l’autre qui s’est porté à sa rencontre et lui a coupé la route. Ile fait un pas de côté mais, avec une prestesse inattendue et un souple mouvement de danseur, l’homme s’est comme laissé glisser devant ses jambes. Ile tente de se faufiler de l’autre côté mais le géant répète son manège dans l’autre sens. Ile va pour protester mais l’autre lui pose la main sur l’épaule et cette simple pression lui clôt le bec. Ile attend que l’homme lui découvre ses intentions car, selon toutes apparences, leur rencontre n’est pas fortuite. «Veuillez m’accompagner, je vous prie.» Le ton est poli mais sans réplique. Ile n’a pas la présence d’esprit de poser la moindre question. La poigne de fer le fait pivoter sur ses talons et le géant lui emboîte le pas. Ile est convaincu que l’homme est un policier, même si ses façons laconiques et rudes peuvent éveiller une méfiance légitime qu’aurait dissipée la présentation de sa carte de police, et malgré sa taille voyante et son habit anachronique, avec gilet, nœud papillon et chapeau melon, qui l’empêcheraient de passer inaperçu même au beau milieu du Carnaval, et que sa mission consiste à le mener au commissariat pour y subir un nouvel interrogatoire. Ile n’essaie donc pas d’opposer une résistance de toute manière inutile. Tout en marchant, le géant ne desserre pas les dents. Ses enjambées sont si longues que son prisonnier doit en faire deux chaque fois que le géant avance d’un pas. Heureusement, le policier ne se montre pas pressé et marche plutôt lentement. Ile se souvient de promenades avec son père pendant son enfance, où ses petites jambes de gamin l’obligeaient à trotter pour se maintenir à la hauteur de l’adulte. Ainsi, flânant presque, sans échanger un mot, les deux hommes parviennent aux limites de la ville, où les anciennes fortifications ont fait place à des terrains vagues envahis de ronces et de détritus. Ce n’est certes pas la direction du commissariat. Ile commence à s’inquiéter sérieusement. L’autre s’en aperçoit et, sans doute pour le rassurer, ébauche un rictus qui se voudrait sourire mais n’est qu’une affreuse grimace. Indiquant du menton une ruine qui se dresse à flanc de colline, vestige d’une chapelle, ou d’une usine, incendiée et écroulée, le géant propose, d’un ton que ses efforts ne parviennent pas à rendre cordial: «Allons là-bas, nous serons plus à l’aise pour causer. La vue y est superbe!» Le géant retrousse soigneusement les jambes de son pantalon, sans crainte du ridicule, afin de ne pas risquer de déchirer l’étoffe aux épines et piétine consciencieusement les massifs de ronces pour permettre à sa victime d’avancer sans s’écorcher. Parvenus à l’emplacement des ruines, des moellons s’offrent à eux, faisant office de bancs. Le lieu doit être fréquenté le soir car des bouteilles vides et des canettes éventrées s’accumulent tout autour, jonchant le sol. Tous deux s’installent. Ile attend que l’autre s’explique. Le géant commence par constater: «Fait plutôt frisquet!» Arrachant quelques rameaux et ramassant des branchages épars, le géant monte un petit bûcher autour d’un buisson qui a pris racine entre les pierres, tire une flasque de sa poche, en vide le contenu sur les fagots de brindilles et, craquant une allumette, y met le feu. Le buisson, bien que vert, flambe rapidement et dégage une bonne chaleur. Le géant se rassied et, pesant ses mots, révèle à son captif le but et les motifs de leur promenade: «Ne craignez rien, c’est le tribunal qui m’envoie. Je suis l’exécuteur.» Ile n’a jamais entendu parler d’un tel personnage et son expression de 95


surprise et incompréhension reflète son ignorance. Le géant estime de son devoir de fournir des précisions: «Lorsque les enquêtes se prolongent au-delà d’une durée disons normale, car les repères ne sauraient être fixes, même les moyennes sont difficiles à établir, mais de même qu’un prisonnier, du fait de sa bonne conduite, en dépit de sa condamnation peut bénéficier d’une remise de peine, les juges prévoient qu’un inculpé, en cas de prolongation de l’enquête, puisse vouloir accélérer les mécanismes de la justice. En fait, voyez-vous, la lenteur de la justice n’est pas seulement due à son énorme bureaucratie, elle a une fonction: celle de permettre à la conscience coupable de s’éveiller. Vous n’imaginez pas le nombre de criminels qui finissent par se dénoncer eux-mêmes! Et des cas sont avérés où des coupables ont entrepris de se racheter avant même que l’accusation, sans parler de condamnation, ait été prononcée! C’est vous dire! Toutefois, les délais nécessaires de la machine judiciaire peuvent également avoir des conséquences, disons, plus négatives: l’angoisse saisit les inculpés, altère leur comportement, les pousse à des manifestations de révolte ou de désespoir pathologiques.» Ile ne comprend toujours pas où l’autre veut en venir. Le buisson en flammes l’hypnotise un peu, si bien que les explications du géant passent par ses oreilles sans vraiment pénétrer son cerveau, comme une musique de fond. Ile regarde le géant avec un haussement de sourcil, comme si son beau discours ne le concernait pas. L’autre l’observe, perplexe, sort un grand mouchoir blanc de sa poche, le déplie et soulève son chapeau pour s’essuyer le front. «La plupart des juges sont des hommes, et même, étant données les étapes de la carrière, des hommes assez âgés, à l’image mythique du créateur et juge suprême dont leur charge les voue à être les représentants sur terre, investis, sinon de sa puissance, du moins de son indiscutable autorité. Mais vous remarquerez que l’allégorie de la justice, qui tient la balance, est féminine. Si je puis risquer cette métaphore, je dirais que l’enfant de la justice, le fruit de ses entrailles, est la sentence. L’enquête et le procès correspondent à la grossesse, la prononciation du verdict à l’accouchement. Vous me suivez? Eh bien, si d’un côté nombre d’enquêtes et de procès n’arrivent pas à terme et, pardonnez-moi l’expression, avortent naturellement, de l’autre, certaines circonstances, disons certains impondérables, certaines difficultés, entraînent des retards, bref l’enquête, c’est extrêmement rare mais ça arrive, n’aboutit pas dans les délais ordinaires. Dans ce cas, le tribunal dans sa sagesse insondable peut, comment dire, provoquer l’accouchement.» Ile ouvre des yeux ronds. «Qu’est-ce que ça a à voir avec mon affaire? Où voulez-vous en arriver?» Le géant s’excuse presque des détours que son exposé a pris: «J’y viens, j’y viens! Eh bien, c’est justement ici que j’interviens, qu’on fait appel à mes services. Voyez-vous, le tribunal suit ses inculpés un peu comme des patients atteints d’une maladie rare, éventuellement dégénérative, sans parler des risques de contagion. En outre, ses informateurs lui fournissent des rapports réguliers et détaillés. Ainsi, les cernes autour de vos yeux, qui dénoncent des nuits sans sommeil, vos traits tirés, vos boutons de fatigue ne lui échappent pas. Pas plus que votre teint bilieux, qui révèle des maux d’estomac, voire un ulcère, le tremblement de vos mains, vos brusques sautes d’humeur, vos emportements immotivés, tous symptômes d’une aggravation de l’angoisse pouvant aller jusqu’à l’impossibilité de vivre normalement, tranquillement, en un mot: de bien vivre. Car à quoi bon vivre si c’est pour connaître les peines de l’enfer dans cette vie-ci? C’est pourquoi le tribunal m’a envoyé.» Ile hésite encore à comprendre: «Vous êtes chargé 96


de clore l’enquête?» Le géant rit de bon cœur et son rire est terrible: «Aucune puissance au monde ne pourrait arrêter une investigation judiciaire une fois la curiosité de la justice éveillée et les mécanismes de vérification des faits et des données mis en branle! Non, je n’ai pouvoir que d’écourter l’angoisse en appliquant, à la demande de l’inculpé, je le précise bien car c’est fondamental, un arrêt disons précoce, devançant l’interminable procédure du procès. En d’autres termes: si cette longue enquête qui entrave votre vie vous pèse trop, ne pouvant influer sur son cours, du moins puis-je mettre fin à votre vie. C’est pour cela qu’on m’appelle l’exécuteur. Attention, je ne suis pas un bourreau, plutôt un médecin et, dois-je le préciser?, l’exécution est absolument indolore. Disons, le dernier médecin. Mais encore ai-je besoin de votre agrément et de votre signature. Vous devez me donner en quelque sorte procuration sur votre vie.» Ile s’indigne: «Mais vous êtes fou! Le tribunal est tombé sur la tête!? Comment pouvez-vous croire qu’un homme bien portant et sain d’esprit va réclamer l’euthanasie!?» Le géant prend un air peiné: «Mais je viens de vous expliquer que le tribunal, se basant sur les rapports de plusieurs spécialistes qui vous ont ausculté, est parvenu à la conclusion que justement votre angoisse a atteint un stade pathologique, que vous n’êtes plus ni bien portant ni sain d’esprit! Vous savez, tous ceux auprès de qui on m’envoie m’accueillent comme un sauveur!» Les dernières brindilles du buisson sont en braise et rougeoient d’un ultime éclat avant de littéralement tomber en cendres. Ile éclate: «Eh bien moi je ne vous ai pas appelé! Si les tracasseries du tribunal indéniablement m’incommodent et ne me facilitent pas la vie, je considère malgré tout votre intervention comme un inqualifiable excès de zèle! Si vous n’avez rien de palpable contre moi, foutez-moi la paix!» Le géant, visiblement inquiet, lui saisit les mains et les broie dans les siennes. «Calmez-vous! Je vous le répète, je ne peux rien faire sans votre consentement, ou plutôt votre volonté expresse. Je suis ici, en quelque sorte, à votre service. Et personne ne songe à vous forcer la main. Personne ne vous menace. Personne ne fait pression sur vous.» Ses paroles se veulent apaisantes. Ile s’excuse de son éclat. Le géant poursuit: «Mais, entre nous, n’en avez-vous pas assez de cette incertitude? Aux yeux de la société, inculpation n’est pas culpabilité, mais aux vôtres? Comment supportez-vous une liberté précaire, qui peut vous être ôtée et déniée à tout instant?» Ile proteste: «La liberté n’est concevable que précaire, comme la vie. C’est ce qui fait son prix.» Le géant paraît déçu et chagriné: «Alors, vraiment, vous ne voulez pas de mon aide? Vous êtes certain? Car le tribunal n’offre cette solution alternative qu’une seule fois!» Ile se sent en fait plutôt regonflé, ragaillardi à l’idée d’avoir échappé à cette condamnation expéditive. Ile le dit sans détour, au risque de vexer le bourreau plein de mansuétude. Le géant a un mouvement d’étonnement: «Mais je ne suis pas bourreau, je vous l’ai déjà dit, et la mort n’est pas condamnation! La vraie condamnation, c’est l’enfermement, la vie sans vie, et c’est vous qui vous l’appliquez! Sans appel!» Ile est insensible à ce raisonnement. Ile se frotte les mains, presque satisfait: «Voyez-vous, le terrible jusqu’à maintenant, dans mes rapports avec la justice, ça tient à l’ignorance de l’accusation, à l’impossibilité de me défendre!» Le géant, sans insister, lui broie une dernière fois les mains et murmure sur un ton de condoléance: «Bonne chance!» Le feu est éteint. Le vent disperse les cendres et efface toute trace du buisson. Ile se relève et, tout guilleret de s’en être sorti si facilement, invite généreusement le bourreau qui n’en est pas un à prendre un verre, mais le géant est en service et a un autre client à visiter.


30 Ile presse le pas. Mais ceux qui le suivent accélèrent également leur allure et le heurt des semelles sur le bitume résonne dans la nuit comme les sabots d’une manade de chevaux. Ile s’affole et, déjà essoufflé, incapable de courir, résigné à se laisser rattraper, voire avoir à se défendre, résolu à attendre ses suiveurs mais préférant les voir en face, s’arrête sous un lampadaire. Une silhouette, la seule visible car les autres se maintiennent dans l’ombre, a ralenti en même temps que lui mais semble maintenant hésiter, se repentir de s’être trop avancée, incapable toutefois de se détourner, de faire machine arrière et rebrousser chemin, presque magnétiquement attirée vers lui comme un papillon par la lumière. Ile comprend, en la voyant timidement approcher, que l’autre a plus peur encore que lui. Ses compagnons l’ont envoyée en éclaireur et se tiennent à distance, protégés par l’obscurité. Ile ne peut les voir mais sent leurs regards percer les ténèbres et fouiller chaque pli de son visage pour déchiffrer sous ses moues ses émotions. Quand la créature pénètre à contrecœur dans le cône de lumière répandue par le réverbère, ses traits lui paraissent familiers. Ile la dévisage, espérant que l’autre va parler, s’identifier, si ce n’est en déclinant son nom, en laissant sa voix la trahir. Ile la reconnaît soudain, sans hésitation, avec la clarté aveuglante des choses dont l’évidence stagnait au bord de la conscience: c’est Pierrot, son meilleur ami, celui avec qui tout devait être partagé, depuis les rêves et les curiosités jusqu’aux goûts et aux filles, celui qui savait rire et consoler, sans qui aucune aventure ne valait d’être tentée, aucun projet être réalisé, la vie même être vécue, à qui pourtant sa mauvaise conscience l’accusait d’avoir survécu, nécessité faisant loi, lorsque la maladie l’avait emporté. Ile l’observe sans oser en croire ses yeux: Pierrot est bien là, vivant, concret. En dépit de son teint blafard qui dénonce la mauvaise santé, son visage arrête les rayons lumineux, les reflète; ses traits ne sont pas transparents, son corps projette une ombre. Ile ne voit pas au travers. «Je croyais que tu étais mort!» Ile est ému, ses yeux s’emplissent de larmes de joie et sa voix tremble d’allégresse contenue. Pierrot répond d’une voix rauque, caverneuse, sans timbre: «D’un point de vue clinique et matérialiste, je suis mort, mais ça n’est pas si simple. Car si l’ego est bien une chose pensante, comme disait l’autre, celle-ci ne constitue pas la totalité de mon existence. Car existe aussi la chose pensée. La chose pensante, en ce qui me concerne, est bel et bien morte. Son corps se décompose dans un cercueil dont le bois a pourri plus vite que les os du cadavre, en train de s’effriter, mais très lentement. En revanche, la chose pensée est bien vivante, et ta mémoire ou ton imagination suffisent pour la faire apparaître.» Ile n’est pas sûr de bien comprendre: «Tu veux dire que tu n’es qu’une hallucination, un produit de ma fantaisie?» L’autre rectifie patiemment: «Pas du tout! Si tu veux, l’ego, c’est à dire moi-même en l’occurrence, est la part non malléable de cette apparition, ce que ton imagination ne peut justement pas inventer, ce qui résiste à ta fantaisie. Ce noyau dur de la personne, rien ne peut le contrôler, ni ton imagination projective ni ma propre conscience introspective du temps que j’étais vivant, car la conscience est une autre forme de projection, une illusion plus grande encore que le regard partiel et partial d’autrui. Du temps que je vivais, j’étais toujours un peu flou, parce que les deux projections, l’interne et l’externe, ne se recouvraient pas exactement, un effet de parallaxe en quelque sorte, une superposition imparfaite.» Ile regarde Pierrot, puis ses propres mains. Comme elles tremblent, ses yeux ne 98


parviennent pas à fixer leur forme et leur contour avec précision. Ile a le sentiment de perdre de la netteté, de se diluer. «Et maintenant, tu es moins flou?» Pierrot a un sourire triste: «Maintenant, je suis avant tout incomplet. Je suis un manque, une absence. Je dépends désormais de la mémoire de ceux qui m’ont connu. En perdant la vie, j’ai perdu mon autonomie. Je ne suis plus qu’un morceau de moi, l’ombre de moi-même si tu veux. Du temps que je vivais, je me croyais net et entier alors que j’étais en fait flou et morcelé. Maintenant, je me vois défait. Seul l’autre peut me reconstruire, mais c’est bien sûr encore une illusion.» Ile est partagé entre joie de retrouver son ami et tristesse de le voir quelque peu diminué, miné. Ile est tiraillé entre la répugnance à l’idée de la mort et la curiosité. Ile questionne: «Vis-tu de façon discontinue, selon les pensées des autres? Qu’est-ce qui t’arrive quand personne ne pense à toi? Au moins, tu es débarrassé de tout besoin corporel!» Pierrot, encore une fois, le corrige: «Là encore, tu te trompes. Si tu m’invoques alors que tu es à table, je peux parfaitement manger et je sais encore apprécier les saveurs. Et j’ai l’estomac plus sensible que jamais, et je suis sujet aux indigestions. À vrai dire, je soupçonne que je peux tout avaler, mais rien digérer. Parce que ta mémoire est capable de retracer ma bouche, mais pas mon œsophage. Quant aux moments où personne ne pense à moi, ça ressemble à ceux où personne ne pense à toi. Sommeil sans rêve, trou, tu connais ça. Tu vis de façon aussi discontinue que nous, mais tu préfères entretenir l’illusion de ton unité.» Ile est troublé: «C’est comment l’au-delà? Ne me dis pas que tu n’as pas accès aux mystères que la matérialité de notre corps physique nous interdisait de percer!» Pierrot émet un petit rire qui ressemble plutôt à une toux: «Non, mon vieux, y a pas d’au-delà, y a pas d’âme, y a pas de traversée de l’éther ni de révélation. Tout ça c’est de la poésie. Nous n’avons d’existence que terrestre et le terrible de la mort, c’est que nous restons attachés à la vie. Dépendants et pleins de regrets.» Ile fait un pas pour l’étreindre, mais Pierrot l’arrête: «Mieux vaut ne pas me toucher: ma chair est déliquescente, mes os sont fragiles! Reste à distance, contentetoi de mon image! C’est ça, ce qui manque aux morts: le contact.» Ile sent ses yeux le piquer. Pierrot tousse ou rit à nouveau: «Je suis vraiment heureux d’avoir pu te parler. Ça faisait des semaines que je n’attendais qu’une pensée de toi pour t’apparaître. Tu sais, tes parents sont là-bas, dans l’ombre. Ta mère n’ose pas s’approcher. Et ton père a renoncé à surmonter l’effacement auquel le condamne ton oubli. Tu devrais leur faire signe, l’un comme l’autre n’attendent que ça!» Ile s’enquiert: «Et les autres?» Pierrot tousse: «Ce sont des gens que tu as connus. Certains sont des rencontres de passage, d’autres des connaissances plus solides, mais aucun ne voudrait laisser échapper la moindre chance que tu te les remémores, que tu les reconnaisses. Que ne donnerait-on pas pour quelques secondes d’existence!» Ile ne peut contenir ses tremblements. Ile a du mal à respirer. Sa vue est troublée par les larmes. «Dis-leur de s’avancer!» Les ombres se mettent à remuer dans les ténèbres sans parvenir vraiment à se détacher de l’ombre où elles baignent. Seules deux silhouettes gagnent consistance et pénètrent dans le cercle de lumière. Elles s’arrêtent à trois pas, intimidées. Ile a beau se concentrer, leurs traits changent constamment. Ile croit parfois les reconnaître mais, l’instant d’après, est confronté à deux visages inconnus en dépit de quelques détails familiers. Sa mère semble ne pas se décider entre une apparence réaliste de vieille dame et une image quelque peu angélique de jeune 99


femme; ses sourcils se modifient sans cesse, s’arrondissent, s’épilent; sa bouche s’étrécit ou s’élargit en accordéon et ses cheveux changent si vite de taille et de coupe qu’on les croirait secoués par quelque bourrasque intérieure. Son père lui fait l’effet d’un loup-garou en pleine transformation tant sa barbe pousse, ondule et choit rapidement. Ile a un mouvement de recul instinctif et doit faire un effort pour les regarder en face. Or la difficulté à reconnaître l’autre semble réciproque, car sa mère demande: «C’est toi? C’est bien toi? Je ne te voyais pas comme ça, c’est drôle! Tu as changé, c’est incroyable!» Le père la rembarre: «Mets-toi dans la tête que c’est comme ça: les enfants, ça grandit et ça change!» La mère proteste: «Mais à ce point! Je ne l’aurais pas reconnu, je le jure!» Le père se tourne vers Pierrot: «Tu es sûr que c’est lui?» Ile avait tant de choses à dire à ses parents, surtout tant de questions à leur poser, dont les réponses pourraient s’avérer décisives pour l’appréhension de son histoire et donc de son destin, tant de trous de mémoire à colmater, et voilà que son esprit ne parvient pas à formuler la moindre interrogation. Tout se brouille dans sa tête. Ile se trouve face à des inconnus qui se disent ses géniteurs mais avec qui aucun contact n’est possible. Pierrot a dû lire ses pensées car sa voix sans timbre confirme: «Eh oui! Je te l’avais dit, c’est ça la mort: l’impossibilité du contact!» Ses parents se sont détournés et commencent à s’éloigner. La mère demande encore: «Mais nous le reverrons, n’est-ce pas? Je le retrouverai, mon petit?» Le père se contente d’ordonner: «Viens!» Leurs silhouettes se diluent dès qu’elles sortent du faisceau lumineux. Pierrot prend congé. Ile s’inquiète: «On se revoit bientôt, hein?» Pierrot sourit: «Maintenant, tu sais comment faire! C’est facile! Mais nos prochaines rencontres ne dépendent que de toi. Je suis toujours prêt à répondre à l’appel.» Ile doit s’accrocher au lampadaire pour s’efforcer de calmer son tremblement. Ile ferme les yeux. Ile entend des pas et une voix prononcer, en articulant de façon à se faire distinctement entendre: «Encore un poivrot! Quel quartier! Pourrait au moins cuver sa cuite chez lui. Ces gens n’ont aucun respect. Que font les flics, on se le demande!»


31 Ile relève la tête. Le cri n’était pas un appel mais un avertissement: la brique qui tombe lui passe à quelques centimètres du visage avant de s’écraser à ses pieds en dégageant un petit nuage de poussière rose. Ile reste paralysé, littéralement médusé, sous le choc, bien que la brique ne l’ait pas même effleuré. Une silhouette dégringole de la longue échelle appuyée au mur et le secoue avec précaution, palpant les muscles avant de secouer la poussière. «Vous n’avez rien! Par la barbe de celui dont le nom est imprononçable, vous êtes verni! Vous avez la baraka, mon frère! Un ange vous garde qui n’a pas chômé! Vous n’avez donc pas vu le panneau, mon frère? L’entrée du chantier est interdite aux étrangers. Façon de parler, puisque on est tous immigrés ici. Mais le port du casque est obligatoire, c’est affiché, même si y en a pas assez pour tout le monde. De toutes manières, j’aime pas ça, le casque, ça vous tient trop chaud. Là-bas, d’où je viens, j’ai jamais compris comment les blancs pouvaient porter ça! Pour se protéger de la chaleur, mon frère! Ça fait pas de sens. Mais y a sûrement une raison. N’empêche que vous, mon frère, y a pas à dire, vous êtes sous la protection des chérubins! C’était pas aujourd’hui que vous deviez mourir, c’est tout! Mektoub! Tout est écrit!» Ile reprend peu à peu ses esprits. Ile n’a même pas remarqué la palissade, pourtant évidente, peinte en blanc et rouge. La porte était ouverte. Ile a avancé, sans rien voir, suivant son chemin en ligne droite, traversant le chantier par inadvertance, sans intention puisque sans conscience. L’ouvrier rit de sa surprise. Ile veut le remercier et l’invite à prendre un verre. L’autre se récrie: sa maladresse aurait pu le tuer, pour un cheveu, à un pas près. Ile insiste: rien n’est arrivé, son ange gardien était au poste. Ile en est quitte pour la peur. L’ouvrier se détend, regarde l’heure à son téléphone portable et finit par déclarer que la pause de midi va sonner, qu’une demi-heure leur est accordée pour manger, ça tombe bien, les desseins du seigneur sont impénétrables, l’étranger est par définition un émissaire du tout-puissant, devant le destin faut s’incliner, autant faire connaissance en partageant, faute de plus noble chère, un quignon de pain, nourriture symbolique et sacrée. Ile a du mal à suivre les salamalecs entortillés de l’ouvrier mais croit comprendre derrière tous ces détours rhétoriques que sa proposition a été acceptée. Ile s’apprête donc à sortir du chantier mais l’ouvrier lui tape gentiment sur l’épaule et l’invite à le suivre à travers les empilements de matériaux de construction jusqu’à une ancienne chambre à ciel ouvert dont le papier peint en partie arraché est en d’autres endroits couvert de cartes postales collées. Des couvertures jonchent le sol défoncé, pliées à la hâte: c’est là que les travailleurs dorment, installés à même le chantier. L’ouvrier va décrocher une besace pendue à un clou et en retire un pain rond, un fromage sec et un sachet de dattes, ainsi qu’une gourde de métal cabossée. Puis l’homme fait passer son invité dans une pièce plus vaste, sans plafond non plus, où le soleil répand une large plage de lumière et de chaleur, et le convie à s’asseoir sur des parpaings disposés à cet effet. Là, avec des grimaces de plaisir, l’ouvrier s’étire et fait jouer ses muscles pour les décontracter. Puis l’homme rompt le pain, tire de sa poche un petit couteau pliant et découpe le fromage avant d’en glisser les fines tranches dans la mie de chaque moitié de miche, tend enfin le sandwich à son invité. «Un repas princier, mon frère! Ne manquent que les olives! Mais faut toujours que manque quelque chose, histoire de nous rappeler que nous ne sommes pas au 101


paradis!» Ile se sent gêné, avec le sentiment confus de voler sa croûte à l’ouvrier, mais un refus constituerait une offense. Son compagnon le regarde et comprend son dilemme: «Vous en faites pas, mon frère, là où y en a pour un y en a pour deux et plus. L’amitié nourrit plus que le pain et la nourriture a meilleur goût quand elle est partagée! Mangez, mon frère!» L’homme lève la gourde au-dessus de sa bouche et verse doucement un filet d’eau directement au fond de son gosier sans que ses lèvres touchent le goulot. Après avoir bu, le travailleur s’essuie la lippe d’un revers de manche et tend la gourde. Ile la prend et veut imiter son amphitryon en buvant comme à la source sans effleurer le goulot mais ne parvient qu’à s’asperger le visage. Son compagnon s’esclaffe et lui enjoint de boire à volonté, sans faire de manières, sa bouche ne va pas contaminer la gourde. Après quoi, toujours riant, l’homme lui dépose une poignée de dattes au creux de la main, les appelant «crottes de bique» en clignant de l’œil. Ile a apprécié le frugal repas et estime le moment venu de poser quelques questions à son hôte, concernant son pays d’origine, les motifs de son émigration, ses conditions de vie et de travail, sa famille, sa culture. L’homme n’a pas l’air de vouloir raconter sa vie. Sa bouche se tord en une grimace réticente. Mais la politesse le force à répondre, quitte à éluder en partie la demande. L’ouvrier commence par se définir comme «nomade». Ni turc, ni palestinien, ni maghrébin, simplement nomade. L’homme ne se considère pas migrant, ou alors comme les hirondelles: poussé par le vent. Sur son travail, l’homme est plus disert, se déclarant «démolisseur» et considérant la démolition comme une mission. «Dans le temps, mon frère, la liberté était une vraie valeur. Les hommes n’y auraient renoncé pour rien au monde. Tous les ans, à la treizième lune, on commençait l’année nouvelle en jetant tous les objets amassés pendant l’année écoulée, afin de tout renouveler et repartir les poches vides. Comme ça, le monde était toujours neuf! Je te le dis, mon frère! Même les livres étaient soigneusement recopiés tous les ans, pour en rajeunir le texte. Pas question alors de construire des maisons: y avait rien à y entreposer. Pour dormir, une tente suffit. Et en été, le ciel étoilé est le plus beau des plafonds. Même ici, où les étoiles clignotent à peine. Je t’assure, mon frère! L’homme bougeait. Les premières maisons ont été construites pour abriter les morts, qui ne voulaient plus voyager: c’étaient des tombeaux! Mais en plus, chez vous, comme si le froid suffisait pas, les gens aiment conserver. Et amasser. D’abord la nourriture, puis l’or et la soie, enfin tout et n’importe quoi: les choses, quoi! Les choses mortes. Votre pays, mon frère, s’est couvert de petites boîtes, à ranger les morts et les choses. C’est ce qui lui donne l’air si vieux! Car les maisons survivent à ceux qui les habitent. Le vent n’y souffle plus. C’est comme ça que les morts envahissent la terre avant même la résurrection!» L’inspiration lui fait rouler des yeux et écumer les lèvres. L’homme essuie le filet de bave et, maintenant lancé, poursuit: «Mais surtout, mon frère, les objets en s’accumulant occupent toute la place. L’espace rétrécit. Le passé pèse et entrave. Tout mur trace une prison! Alors, mon frère, je viens démolir. Je viens d’un pays de sable, mais vous vivez sur une terre peuplée de pierres. Moi, j’aère. Toi, tu ramollis, mon frère; moi, je démolis. C’est ma mission! Parce que vos prisons, mon frère, elles ont tendance à s’étendre. Votre terre vous suffit pas. C’est vous les émigrants! Vous êtes venus sur mon continent et qu’est-ce que vous y avez fait? Je ne parle même pas de l’esclavage, mon frère, vous y avez construit des bagnes, avec 102


des gardiens armés et des petits chefs, des dictateurs fantoches, et vous avez changé nos cauris pour des billets de banque et vous nous avez ainsi inondés de dettes. Heureusement, mon frère, le vent finit par tout emporter!» Son discours l’a mis en sueur. Son élocution est fluide et sa voix chantante. Ile ne serait pas étonné d’apprendre que son compagnon a été pasteur ou prophète en son pays. Sa harangue a pris des accents lyriques: «Vous vous êtes accroché des pierres aux pieds, mon frère, comme des boulets. Alors, vous nous faites venir, moi et mes frères, pour vous libérer. Pour casser! Faire crouler les murs! Tout réduire en poussière!» Ile objecte: «Mais c’est pour reconstruire du neuf par-dessus! L’ouvrier rit de plus belle: «Oh non, mon frère, vous ne savez construire que du vieux! Dans dix ans à tout casser, faudra tout redémolir!» Ile s’étonne de son enthousiasme: les conditions de travail sont éprouvantes, épouvantables, voire inhumaines, et particulièrement dangereuses. L’ouvrier redevient brusquement sérieux: «Tu te trompes, mon frère! On lit souvent dans les journaux que des travailleurs sont tombés des échafaudages, sont morts à cause des consignes de sécurité qui ne sont pas respectées, des horaires excessifs, de la fatigue, des tâches périlleuses, etcetera. Eh bien, mon frère, c’est vrai et c’est faux. C’est vrai pour les conditions, ça y a pas à dire, mais faut savoir que les ouvriers, y tombent pas, jamais: les ouvriers, y s’envolent. Vous avez remarqué, mon frère, au sommet des immeubles, sur les grues, là où c’est dit dangereux mais où surtout c’est haut, y a que des travailleurs immigrés. Des nomades comme moi. Un peu bronzés. On est volontaires. On accepte parce que là-haut on est plus près du ciel, et si on veut parler aux anges on a plus de chances de se faire entendre. Là-haut, on est frères des chérubins, là-haut on retrouve notre condition originelle. Des ailes nous poussent. C’est pour ça qu’y en a qui s’envolent.» Ile ne parvient pas à démêler si son compagnon est un peu toqué ou se moque de lui. L’ouvrier le regarde droit dans les yeux sans ciller mais ses pupilles brillent de malice et d’ironie. Comme si l’eau fraîche avait suffi à le rendre ivre. L’homme tire son téléphone portable et regarde l’heure: le temps de la pause est fini, le devoir l’appelle. L’homme rote bruyamment, comme une action de grâce, et s’étire une dernière fois avant de se relever en confiant: «Vous savez, frère, j’aime démolir! J’aime faire tomber les murs à coups de marteau! Les plâtras qui s’écroulent, la chute des gravats. Et ces nouveaux immeubles en verre qui perdent leur transparence en moins de dix ans. Vous avez déjà entendu une baie vitrée dégringoler du douzième étage? Quel bruit éclatant, mon frère: un palais de cristal crevé par la foudre! Les hommes ont tellement peur de la mort que leur rêve serait que tout soit éternel, même et d’abord les choses. Ceux qui dirigent, qui commandent, les puissants, les chefs, les patrons, tous confondent tout: y savent plus distinguer entre le mort et le vivant. D’un côté, y restent des petits enfants qui jouent avec les humains, toi, moi, comme avec des soldats de plomb, mais de l’autre y se souviennent plus du plaisir enfantin de détruire. Oh, pas avec des bombes, non! Casser, méthodiquement, ce qu’on a construit comme on regarde s’écrouler un château de cartes.» L’ouvrier rit avant d’ajouter: «Et je ne parle pas du plaisir de voler!» Ile doit pour sortir du chantier longer un échafaudage branlant où son compagnon grimpe avec une allégresse insouciante. Sans un salut, sans même lui dire adieu. Sans doute déjà en retard. Ile entend, au moment de contourner la bâtisse en démolition, une voix crier au-dessus de lui: «Attention!» Ile 103


n’a pas le temps de lever les yeux que s’abat à quelques pas de lui une lourde masse informe qui soulève un nuage de poussière en s’écrasant au sol. Ile pousse un cri et se précipite, affolé. Ce n’est qu’un sac de jute rempli de gravats que l’ouvrier farceur vient de faire basculer. Comme à un signe d’autres sacs sont jetés du faîte des murs, comme une pluie d’anges, comme lors d’un krach boursier. Du haut de la structure métallique, l’ouvrier le salue fraternellement d’un éclat de rire sonore repris à tous les coins du chantier par des travailleurs hilares. Un coup de sifflet déchire l’air et les marteaux entament leur mélopée comme un battement d’énorme tamtam.


32 Ile fouille ses poches. En vain. La clé ne s’y trouve pas. Ile les retourne, consterné, faisant tomber à terre mouchoir et pièces de monnaie. La poche droite est trouée. Ile se dit que si la clé était tombée au cours de ses déambulations, le heurt contre les pavés, voire le goudron, aurait certainement attiré son attention. Le plus probable est donc qu’elle ait chu lors d’une de ses haltes, à l’occasion d’une mise à l’aise: Ile aura ôté sa veste et la clé sera tombée sans bruit sur un tapis. Le nombre des endroits possibles pour l’accomplissement de cette perte est donc relativement réduit: à l’annexe du palais de justice, dans l’atelier de son ami peintre Théo ou dans la salle de billard où P’tit Louis et lui ont joué une courte partie, très courte même puisque P’tit Louis a aligné les vingt et un points de suite sans lui laisser l’occasion même d’un carambolage. Ile redescend en pestant les quatre étages par l’étroit escalier qui mène à sa mansarde. Dans le hall d’entrée, son regard est attiré par une machine flambant neuve accrochée au mur que sa distraction ne lui avait pas fait remarquer à son arrivée tout à l’heure. Ile s’approche, curieux: c’est un distributeur de préservatifs. Ile n’en croit pas ses yeux. L’installation d’un tel appareil a dû être votée lors d’une réunion de locataires et co-propriétaires. Ile l’aura manquée, à son habitude. Ile ne sait si la révélation de mœurs libérés sinon libertins dans son immeuble le perturbe ou si son trouble tient seulement à l’impudique complaisance dont font preuve ses voisins, qui jusqu’à présent lui étaient toujours apparus comme des tenants, typiques dans leur anonymat même, d’une moralité bourgeoise caractérisée par une préoccupation formelle, sans doute hypocrite mais affichant une grisaille conventionnelle d’habits et de pratiques que cette machine, aux objectifs certes hygiéniques, impliquant néanmoins par sa seule présence la reconnaissance d’une sexualité plus ou moins licite, vient démentir. Ile n’en revient pas. Ile croyait ses voisins plutôt bigots. Traditionnels, coincés même. Comme quoi les apparences sont trompeuses! Ile envisage encore la possibilité qu’un des adolescents qui habitent l’immeuble ait pu vouloir jouer une blague à ses parents et ait décroché l’appareil d’une pharmacie ou de toilettes publiques. La résolution de l’énigme doit être remise à plus tard car l’heure tourne et les bureaux du palais de justice ne vont pas tarder à fermer. Le plus urgent est de s’assurer d’abord que la clé n’a pas été abandonnée chez Théo. Son ami peintre s’est mis récemment à l’art conceptuel et pourrait engluer la clé sur une toile, la rendant ainsi inutilisable. Ile n’a pas une minute à perdre. Ile ne veut cependant pas courir, pour ne pas s’essouffler trop vite, et se contente de hâter le pas. Ile traverse la chaussée au passage clouté quand un cri retentit derrière lui: «Je t’aime!» C’est une voix de femme. L’apostrophe en aucun cas ne saurait s’adresser à lui, néanmoins le cri interrompt son élan, fige sa course, suspend son pas. Ile s’arrête et se retourne, cherchant des yeux celle qui aura proféré cet appel. Une lourde masse le heurte violemment, venue de derrière lui. Ile s’écroule au milieu de crissements métalliques et d’un hurlement. Ile à terre est submergé par la douleur et son cerveau fonctionne au ralenti, comprenant après coup, tardivement, qu’une voiture l’a renversé. Ile regarde sans y croire, comme dans un rêve, des taches poisseuses et sombres apparaître et s’étaler sur ses vêtements, d’abord sur la cuisse, puis au ventre, d’une couleur brunâtre indistincte qui se révèle rouge vif quand sa main s’y porte. Au-dessus de lui, un homme, sans doute le conducteur, répète: «Je ne roulais pas vite, 105


je l’avais vu traverser, je lui avais laissé tout le temps de passer, et voilà que le bonhomme s’arrête et se plante en plein milieu de la rue au moment où j’arrivais dessus. J’ai freiné. Le bonhomme a pas bougé. J’ai pilé mais c’était trop tard. Mais ça n’est pas ma faute. Ce type l’a fait exprès, je vous jure! Je roulais au pas!» Un piéton, sans doute par esprit de solidarité car lorsque les cris ont attiré son attention le bonhomme en question était déjà à terre, vocifère: «Chauffard!» Le conducteur proteste. Ile gémit. Un homme se penche sur lui, l’examine sans le toucher, lui recommandant de ne pas bouger et s’enquérant à la cantonade si quelqu’un a appelé une ambulance. Pour faire taire le conducteur, un autre automobiliste, qui s’est arrêté pour venir se mêler à la foule attroupée, affirme catégoriquement: «Le gars était dans les clous, donc vous êtes dans votre tort, y a pas à tortiller!» Le conducteur pleurniche: «Mais c’est pas juste! À ce train, je vais être responsable parce qu’un bonhomme a voulu se suicider. Ce type s’est même pas baissé, a pas glissé ni dérapé, non! Y s’est juste planté au beau milieu de la voie quand y m’a vu venir. Car y m’a vu! L’a pas pu ne pas me voir! Je roulais lentement!» Ile râle. Quelqu’un suggère de le relever, un autre de le palper, un troisième de surtout ne pas le toucher avant l’arrivée des infirmiers. Ile se tâte et constate que sa jambe au moins est cassée. Écartant le pan de sa veste empesée de sang, sa main heurte un objet dur et plat qui a glissé dans la doublure: c’est sa clé qui s’est coincée là après avoir traversé sa poche percée. Ile se sent rasséréné: du moins sa propre porte ne lui est pas fermée. Un agent de police est arrivé qui prend la déposition du conducteur. Plusieurs personnes s’offrent à témoigner. Ile perd la notion de la réalité, entre les chaussures qui virevoltent à hauteur de ses yeux et les voix qui lui parviennent, confuses et lointaines au-dessus de lui. Ile sent ses lèvres desséchées et voudrait demander à boire ou au moins à s’humecter la bouche mais personne ne lui prête attention. Ile fait un effort pour redresser sa poitrine mais son bras se replie lamentablement sous le poids de son buste et son crâne cogne à la renverse sur le pavé. La douleur le taraude et lui maintient les yeux ouverts. Une sirène d’ambulance se rapproche à grande vitesse. Des portières claquent. Un infirmier vêtu de blanc s’accroupit à son côté et l’interroge: «Vous avez mal?» La question lui paraît si saugrenue qu’elle le fait rire mais sa gorge ne parvient qu’à cracher un caillot mou qui lui racle pourtant la bouche, suivi d’un flot d’écume vermeille filandreuse. L’infirmier s’est rejeté en arrière. «Non, n’essayez pas de parler!» Ile sent ses mains lui parcourir rapidement le corps de haut en bas, s’arrêtant parfois pour palper un membre. L’infirmier s’adresse à un collègue hors de son champ de vision: «Tu le prends par les pieds? Fais gaffe, la jambe droite est sans doute cassée. Je lui soutiens la colonne. Allez, une, deux...» Ile est soulevé, posé sur une civière puis haussé à hauteur de hanche. Les visages se pressent au-dessus de lui pour le contempler. Les brancardiers écartent les curieux, font glisser la civière dans l’ambulance et referment la portière arrière. L’un des infirmiers s’installe au volant tandis que l’autre s’assied sur un strapontin auprès du blessé. Ile n’a pu réprimer un long gémissement. L’infirmier prépare une seringue et lui injecte un liquide transparent dans la cuisse, à travers le tissu du pantalon, en lui spécifiant: «C’est pour les douleurs!» La sirène mugit et couvre sa voix. La voiture démarre. Ile ferme les yeux. La sirène lui déchire les tympans. Ile a la curieuse sensation de ne plus sentir son corps au-delà de son cou et sa poitrine, ne perçoit en particulier ni ses bras ni ses jambes, et s’imagine en 106


nourrisson emmailloté comme dans une camisole de force. Le parcours jusqu’à l’hôpital paraît presque instantané, bien que l’ambulance ait dû traverser toute la ville. Ile n’a senti que le défilement des lumières et, son esprit flottant au-dessus de son corps inerte, s’est figuré, tant les cahots du trajet étaient rares et comme ouatés, dans un corbillard accompagnant l’enterrement de son propre cadavre. À l’arrivée, devant la porte des urgences, la civière est posée sur un chariot où elle s’encastre avec un claquement métallique sec. Ile parcourt d’interminables couloirs, comme fléchés par les tubes de néon au plafond. Une jeune infirmière blonde trotte à côté de la civière et lui demande son numéro de sécurité sociale. Pour lui éviter d’avoir à parler, elle fouille adroitement les poches de la veste à la recherche d’un portefeuille où seraient rangés ses papiers d’identité et cartes diverses. Son visage se déride en découvrant la carte verte plastifiée. Ile en avait oublié jusqu’à l’existence: Ile ne s’en était encore jamais servi. L’infirmière prend note du numéro et range soigneusement carte et portefeuille dans la poche d’où elle les a tirés, avant de lui adresser un sourire et disparaître. Ile fixe au fond de ses pupilles son sourire qui semble flotter au-dessus de lui même après qu’elle soit partie. Après avoir passé des portes battantes, le chariot s’arrête enfin. Trois médecins en blouse verte, le visage protégé par un masque de coton, viennent se pencher sur lui mais se contentent de hocher la tête. Une autre infirmière, plus âgée, l’air revêche, vient le déshabiller. Elle renonce presque immédiatement à lui ôter ses vêtements et, s’armant d’une paire de ciseaux effilés, entreprend de les découper sans ménagements. Elle vide toutes les poches et, experte, tâte même la doublure qu’elle fend d’un coup de ciseaux et dont elle retire la clé de sa mansarde. Ile se retrouve nu et un frisson de froid le parcourt. L’infirmière le couvre d’une serviette et se met à étancher les plaies avec de grosses boulettes de coton hydrophile qu’elle manipule au bout de longues pincettes. Ile veut se mordre la lèvre mais la douleur lui arrache un cri strident. Les médecins reviennent, comme attirés par son appel. L’infirmière s’excuse sans y mettre la moindre conviction et poursuit impitoyablement son travail de nettoyage. Les médecins relèvent ensemble leurs masques et se mettent à discuter comme si le patient n’était pas là ou ne pouvait les entendre. Celui qui semble le chirurgien-chef, de par l’autorité de son ton, fait la grimace: «Y a du pain sur la planche! Mais on va tenter le coup. Bon, messieurs, vous pouvez déjà téléphoner à vos femmes et vos maîtresses pour leur dire que vous ne rentrerez pas ce soir, parce que, croyez-moi, on en a pour la nuit. Bon. Y nous faut une pompe, trois poches de sang au moins... On a déjà fait les analyses? Bon. On va tirer une radio. Mais de toutes façons, faut commencer par le poumon. Les côtes en se brisant ont déchiré tout le poumon droit. Si on rétablit pas une respiration suffisante, y va nous claquer entre les pattes avant qu’on ait fini. L’a perdu beaucoup de sang. Vous le mettez sous sérum? Bon, le poumon, je m’en occupe. Vous, pendant ce temps, vous pouvez nettoyer les tripes. Doit falloir couper. L’intestin est ouvert, mieux vaut couper. Pour le foie, on verra la radio. Ça dépend si y a des éclats d’os fichés dedans. Bon, préparez-le!» S’apercevant que le blessé le regarde les yeux écarquillés, le chirurgien lui sourit: «Vous en faites pas!» Les autres arborent des mines gênées. Leur entrain s’est dissipé et tous ont l’air maintenant sérieux et même soucieux. Ile pense que sa dernière heure est arrivée, et que c’est sans doute la meilleure mort: une opération chirurgicale dont on ne se réveille pas. Ile n’a pas 107


vraiment peur tant la résistance à la douleur absorbe momentanément toute sa volonté. Les médecins enfilent des gants de caoutchouc. Leurs gestes sont précis, presque lents, professionnels. La jeune infirmière blonde réapparaît pour annoncer: «Le type est sous vigilance. Une enquête a été ouverte sur lui. Faut en référer au tribunal.» Le chirurgien-chef se tourne vers lui: «Qu’est-ce que vous avez fait?» Mais poursuit sans attendre la réponse: «Raison de plus pour essayer de vous sauver! On va pas laisser à la nature ou au hasard ce qui revient à la justice!» L’infirmière apporte un plateau couvert d’instruments qu’elle vérifie, soulevant parfois un scalpel pour l’aseptiser en le frottant d’un morceau de coton imbibé d’éther. Un nouveau toubib, gros et gras, au visage poupin et joufflu, s’approche, demande à l’infirmière si elle a bientôt fini et, sur un hochement affirmatif, commande de préparer une injection à «soixante, non, quatre-vingt plutôt», telles sont du moins les paroles que ses oreilles bourdonnantes perçoivent avant que le médecin précise: «S’agirait pas qu’y se réveille avant que l’intervention soit terminée!» Ile comprend que c’est l’anesthésiste. Sa gorge lui fait mal, comme si des ravines s’ouvraient à l’intérieur de son cou desséché, comme si ses entrailles se transformaient en sable, ses poumons en désert et tout son corps en sablier, comme si le temps le réduisait déjà en poussière. Ile respire mal, par à-coups. L’infirmière s’en aperçoit et lui pose un masque sur le visage. L’oxygène le ranime. Elle noue d’une seule main un élastique autour de son biceps. L’anesthésiste se penche vers lui, affable et rassurant: «Ne vous inquiétez pas, vous ne sentirez rien! Dites-vous que si vous êtes dans ce bloc, c’est que vous avez encore une chance de vous en sortir. Même si vous êtes indubitablement dans un sale état. En somme, vous pouvez vous dire que vous l’avez échappé belle. Vous êtes vivant, on s’occupe de vous, tout va bien! On va vous rafistoler. On a déjà sauvé des gens qu’étaient arrivés en pire condition, alors!? Retenez votre respiration!» Ile sent à peine la piqûre de l’aiguille dans son avant-bras. «Soufflez maintenant!» Ile fixe au-dessus de la tête du médecin un petit rectangle lumineux où se lit issue de secours, mais les lettres se brouillent devant ses yeux. Ile voit trouble. Les corps autour de lui ne sont plus que des ombres sans consistance, comme des taches verdâtres de moisissure qui se déplacent sur le mur de sa vision, les sons se feutrent, résonnent comme si un filtre les atténuait, leur ôtait leur timbre. La voix de l’anesthésiste lui parvient curieusement réverbérée, comme celle d’un hypnotiseur: «Maintenant, vous allez dormir!»


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