24 la patience interior

Page 1

saguenail et jas

La patience x xX stances



GERBE à Corbe


L’aurore s’ouvre pétale à pétale turgescence à l’est le soleil bourgeonne éclot la rose du ciel

4


Un premier rideau cramoisi s’ouvre sur un autre rideau infinie levée des rideaux rampe ourlant la rose de la scène où doit se jouer notre vie

5


Pétales qui s’entrouvrent paupières qui se relèvent éclosion du bourgeon de la pupille rose noire des regards qui veillent sur nous

6


Baiser bourgeon lèvres pétales entrouverts la rose des mots d’amour au fond de la bouche dont les épines raclent la gorge

7


Blessure bourgeonnante la chair déborde la peau la plaie déplie déplisse ses pétales éclosion explosion de la rose du sang

8


Un pavé qui se soulève toute une rangée de pavés qui se défroissent bourgeonnement de barricade rose sanglante de l’insurrection

9


Le bourgeon du poing s’ouvre les doigts pétales se déplient la paume corolle se déploie se tend la rose d’une poignée de main

10


Les épines ne suffisent pas à fixer les paupières relevées les pétales du sommeil frémissent s’ouvre la corolle du bâillement fleurit la rose de l’ennui

11


La tige bardée d’épines offre sa fleur absente pétales secs et cassants des jours non jouis pétales envolés des bonheurs entrevus entrevécus rose fanée du regret ni mortelle ni immortelle

12


La peinture s’écaille le plâtre bourgeonne l’humidité repeint les pétales les murs de la vie se tapissent de roses de temps s’opposent à l’immaculée blancheur des couloirs de la mort

13



LE DÉSERTEUR à Corbe


Un homme marche dans le désert il entend une voix il sait pourtant qu’il est seul il se tourne vers son chameau qui bave ravale sa salive et blatère l’homme voudrait lui répondre avoir le dernier mot mais il ne trouve rien à dire

16


Un homme marche dans le désert son chameau se plaint blatère à tort et à travers l’homme a soif du sang de la bête il l’abat et déclare en guise d’oraison: Tu déblatères

17


Un homme marche dans le désert il voit au loin arrondies par la chaleur tremblantes des formes des silhouettes qui dansent parvenu à leur hauteur il ne trouve que des squelettes que le vent a déterrés

18


Un homme marche dans le désert des mirages en formes de flammes ou de femmes dansent devant ses yeux la danse du ventre assoiffé voyant bien que ce ne sont que des squelettes il se couche contre l’un et l’étreint

19


Un homme marche dans le désert la soif est telle qu’il prend le ciel pour un océan le sable que le vent soulève pour rafales de pluie et le soleil pour un nuage rayonnant la nuit tombe en cataracte

20


Un homme marche dans le désert la soif l’assèche la poussière de sable l’enveloppe lui colle à la sueur ses lèvres se fendillent sa peau se craquelle ses membres se granulent il se défait comme château de sable

21


Un homme marche dans le désert ses pas qui se voudraient ligne droite forment en fait arabesques faux-fil sur le velours du sable dessinant un pan de la robe de mariée de la terre le vent derrière lui efface sa trace le désert est sans couture

22


Un homme marche dans le désert qui est filtre dunes qui sont ondes chaque grain de sable est un prisme le désert est un arc-en-ciel étalé dans le temps rouge le soir jaune à midi violet la nuit vert après la pluie quand il ne voit plus que du bleu l’homme sait qu’il marche en plein ciel

23


Un homme marche dans le désert à l’horizon une colonne se tord tornade ou mirage quand il l’atteint c’est une pluie de sable qui coule du ciel et l’éclabousse il sera aspiré vers l’azur quand on retournera le sablier

24


Un homme marche dans le désert qui fut fond marin qui fut montagne qui fut pyramides qui fut sphinx pays de sphinx cimetière de sphinx qui fut labyrinthe qui fut miroir et mirage et n’est même plus chemins

25



CARTES POSTALES DE L’ÉDEN


L’image est uniformément bleue le cliché a été pris à l’aube l’air est cristallin à reflets métalliques parcouru de vibrations de frissons et de sourds craquements l’air est en dégel de la nuit un givre sombre vient à peine de fondre la mémoire des glaçons reste suspendue dans l’air crissant granité à lécher sans croquer

28


L’image est uniformément bleue le cliché a été pris au petit matin l’air est vif voire carrément frisquet il vous coule sur le visage comme de source vous éclabousse en cascade du ruisseau il a la fraîcheur un peu coupante la transparence un peu cassante un vague goût de menthe poivrée

29


L’image est uniformément bleue le cliché a été pris de bonne heure l’air est pétillant un peu acide un peu mousseux il vous tourne la tête il sifflote de contentement quelques notes éparses l’écho d’une mélodie la suggestion d’un concert d’anges ou d’oiseaux invisibles

30


L’image est uniformément bleue le cliché a été pris dans la matinée l’air pique de trop sec il vous prend à la gorge une boule de poussière d’azur le ciel en miettes l’air étouffe l’air assoiffe commence à se gondoler de chaleur à onduler à réverbérer le paradis comme un mirage

31


L’image est uniformément bleue le cliché a été pris en fin de matinée l’air est brûlant sans étincelles tisonnant sans escarbilles comme une théière intouchable un fer rougi une lame trempée une braise ravivée une flamme entretenue une torche haut brandie l’inconfondable odeur des viandes qui commencent à carboniser

32


L’image est uniformément bleue le cliché a été pris vers midi l’air a du corps il empâte la langue se répand généreux monte à la tête capiteux pèse sur les paupières titube hoquette chante faux mais à pleins poumons réclame le coup de l’étrier toujours recommencé

33


L’image est uniformément bleue le cliché a été pris en début d’après-midi l’air est moite perle sur la peau écrase accable aussi chaud qu’humide suant suintant en fin de course en fin de combat post coïtum liquéfié liquidé menace d’orage bleu qui ment

34


L’image est uniformément bleue le cliché a été pris en plein après-midi l’air est poisseux vous colle à la peau vous emmielle sirupeux vous écœure trop sucré vous paralyse pégueux immatérielle toile d’araignée étreinte indésirée qui se prolonge au-delà du cauchemar

35


L’image est uniformément bleue le cliché a été pris en fin de journée l’air est en décomposition il a l’odeur des pommes sures des fruits trop mûrs des feuilles gonflées d’eau pourrissantes des champignons une odeur d’arrière-saison de germination contenue de vie renfermée de cadavres ressuscités

36


L’image est uniformément noire le cliché a été pris de nuit l’air est épais comme liquoreux il se dresse comme un obstacle barre le passage l’obstrue il faut le forcer pour avancer jouer des coudes charger tête baissée l’air résiste vous empêtre dans un drap de ténèbre

37



SANS MAUDIRE


Ne parlons pas d’amour la moindre parole ferait éclater la bulle de paix la moindre parole sonnerait le rassemblement le peloton des mots la hiérarchie du discours priorité au verbe et à l’action qui commande sujet et objet tout le reste est superflu substituable suppressible ce qui justement caractérisait chaque chose cherchait à la distinguer l’appréhender dans sa singularité il faut concevoir et énoncer clairement pas de place pour le bafouillis chaque phrase est une sentence chaque mot doit faire mouche on condamne l’amour en en parlant on l’exécute en le prononçant l’amour est aveugle et tâtonnant certainement pas clair aucun sentiment est-il clair? la mitraille des mots se voudrait assurance or l’ordre masque mal la confusion le discours schématise met en rang range détruit déblaie bouclier brandi face au chaos du monde à l’anarchie des sentiments le martèlement des syllabes résonne comme un bruit de bottes les mots envahissent la tête puis le cœur piétinent l’amour en l’épelant ne parlons pas

40


Ne parlons pas d’amour le lexique est trop pauvre le mot trop galvaudé servi à toutes les sauces vidé de tout contenu il faudrait distinguer entre amour passion et amour possession entre amour fou et amour feu entre amour jaloux et amour jeu il paraît que les arabes ont soixante verbes différents pour formuler la diversité du sentiment et même cet éventail semble insuffisant car le peu que nous en savons par les images oxymores des poètes c’est qu’il est en soi contradiction conscience d’une différence qui voudrait s’abolir aspiration à une fusion qu’on sait impossible si bien qu’à tout je t’aime quel que soit le flou ou la précision du verbe employé l’assentiment de l’autre doit s’exprimer sans nuance presque sans mots par réflexe ricochet plus que réponse par moi aussi négation de la contradiction fondement du malentendu aimer verbe passe-partout amour nom commun par excellence pour dire ce qui nous dépasse l’unique et le divin en nous

41


Ne parlons pas d’amour les mots sont sécrétions de l’esprit incapable d’appréhender la chair l’amour habite les tripes et la peau le désir n’a pas de mots les livres érotiques pas d’orthographe le langage est impuissant entre la crue nomination pornographique qui a toujours quelque chose d’un peu clinique ou médical et la mièvrerie des images fleur bleue le sexe peut bourgeonner mais la chair est niée la chair charnelle la chair charnue molle et élastique chaude et frissonnante la peau n’est jamais qualifiée que par un toucher d’étoffe: veloutée soyeuse satinée les mots l’habillent la rhabillent le langage n’attente pas à la pudeur pire encore: l’intérieur est aussi vêtu que le derme le con lui-même n’a droit qu’à ces trois adjectifs il suffit de lire Sade Restif voire Louÿs ou Genet pour s’en assurer le châtiment du langage est rhétorique le verbe ne se fait jamais chair il impose une idéalisation de l’amour un platonique aplatissement quand le corps se plie à son propre désir ne combat que pour mieux se rendre ne meurt que pour mieux renaître

42


Ne parlons pas d’amour car sous la communauté linguistique la langue distribue encore les rôles derrière l’indifférenciation du je la distinction sexuelle se formule pas tant pour assurer la reproduction de l’espèce car la nature se passe bien de l’amour elle ne fait pas de sentiment que pour reproduire l’antique domination qui attribue à l’homme la verticalité et à la femme l’horizontalité pourtant l’homme ne se tient symboliquement debout que pour pisser parce qu’on lui a appris cette position virile comme on apprend aux chiens à lever la patte et aux garçons à mépriser les filles on a fait du genre une identité alors qu’en ce sens on ne naît pas plus homme que juif ou français l’identité est inculquée et fantasmatique mais se traduit par des comportements attendus et des phrases toute faites l’emploi de l’impératif la langue des kapos le droit à la connaissance et à l’impudeur en tout cas à leur affichage le droit au cynisme la conscience du phallus comme sceptre la hantise de la débandade dérisoire parodie de la castration accomplissement des prédictions de détrônement

43


Ne parlons pas d’amour le sentiment n’est indéfinissable que parce qu’il tend à répéter l’ivresse de l’amour reçu à un stade préverbal où la tendresse se buvait avec le lait les caresses étaient dessert quand le ventre était rassasié et que même le talc était sucre l’amour préfère la position couchée en souvenir d’un temps où l’on ne savait pas encore marcher quand le monde ne se dressait pas comme obstacle la vie n’était pas un combat ni l’amour une récompense le pays de cocagne avec ses ruisseaux de miel et ses arbres à lainages n’était pas une métaphore l’amour est le regret de cet âge d’or quand les voix étaient musique les mots simples jeux phoniques chaque syllabe se répétait bébé maman papa lolo pipi caca langage incantatoire dont les mots d’amour ne savent pas se faire l’écho car on a appris entretemps à articuler à moduler les gémissements à contenir les pleurs à parler à se taire

44


Ne parlons pas d’amour toute parole est appel toute affirmation interrogation cherchant à induire la réponse comme un écho on parle pour éveiller la présence par le mot on invente le dialogue comme par l’amour on invente l’autre à notre image mais en mieux double idéalisé fort de la duplication alors que le compliment ne traduit que la peur de la solitude le complément l’incomplétude la force une fragilité l’amour est un prêche dans le désert une orgie dans l’île le cri à l’arrachement d’une côte ou d’une aile la certitude de n’être pas un ange le refuge dans la forêt des mots qui cache l’arbre sec l’écroulement des murailles la résurrection des corps la trompette embouchée incantation ou malédiction indifféremment formule magique exorcisme blasphème pour conjurer le silence des sphères recours au si refus de la condition incapacité de rester en repos seul dans sa chambre peur du noir

45


Ne parlons pas d’amour nous pourrions nous tromper nous laisser emporter par le vertige du songe et du mensonge d’un mot dédoubler le monde l’accorder à notre désir d’un verbe annuler la chair la résistance de la matière rebâtir un jardin littéraire semé de fleurs de rhétorique revoir la création la corriger pourquoi pas réinventer l’amour décréter l’âge d’or substituer à la dure réalité la souplesse de la fiction dont la richesse ne dépend que de notre pouvoir d’énonciation or il est probable que la dite réalité ne soit que la matérialisation d’un rêve un paradis artificiel conçu verbalement avant que d’être construit car la parole tend au concret les noms ne sont jamais invoqués en vain animaux et sentiments existaient avant d’être nommés la parole les a classifiés avant de les domestiquer les encager les fixer les méduser les pétrifier les naturaliser fiction ou réalité vieillissent mal les mots s’ankylosent les articulations s’arthrosent les locutions se figent les mensonges finissent par rouiller si on ne les repeint pas périodiquement

46


Ne parlons pas d’amour les mots ne sont pas fait pour ça l’amour est dénuement faiblesse assumée défaite consentie la parole est autorité inventée pour dicter la loi éventuellement pour la contourner la parole tranche symboliquement s’entend car en dernier recours on en revient toujours à la force sinon on n’en sortirait jamais à tout argument peut s’opposer un autre argument à toute vérité une autre vérité la parole sert à embrouiller à démontrer l’absurde à interdire le sens et à se défendre car un procès est intenté dès qu’on ouvre la bouche au commencement était la faute innommable tout doigt nous désigne tout regard est accusateur parler c’est avouer se reconnaître coupable donc culpabiliser l’amour reproduire tout le cycle des prohibitions de la chair du sexe de la femme de l’homme le carcan des règles et des conventions dont l’amour devait nous délivrer la chaîne des mots

47


Ne parlons pas d’amour le langage n’est pas naturel aucun enfant sauvage n’a jamais appris à parler il est inculqué sous forme d’ordres et d’interdits et fait régner l’ordre et la prohibition le langage est trafic couverture et blanchiment de concepts et de matières d’images d’idées d’idéaux feu de tout bois eau de toute part du moment que c’est rentable la fonction du langage est la falsification le code cause et cache la corruption économie parallèle des mots univers parallèle de l’illusion langage escamoteur toute magie repose sur un détournement de l’attention le truc est de distraire ou d’éblouir l’amour n’est pas naturel non plus et aveugle tout autant mais on ne nous l’apprend pas il reste sauvage désordre des sens renversement des certitudes déraison socialisé légalisé l’amour se fait matrimonial monogame et hygiénique avec séparation de biens contrat sacrement propriété privée et violence domestique caricature de l’amour oblitération de l’amour

48


Ne parlons pas d’amour il faudrait être au moins poète pour arracher le sentiment à la glu des mots sans qu’il y laisse toutes ses plumes car s’il existe une conscience c’est à dire une censure c’est bien pour encager l’amour le mettre au pas en le sachant empêché de marcher comment déjouer la vigilance verbale si même l’inconscient «est structuré comme un langage»? si je n’appréhende ma propre pensée que traduite par les mots les grands mots remèdes trahie par leurs conventions coulée dans le moule de la syntaxe formatée désingularisée étrangère me rendant à moi-même étranger m’aliénant au monde faute d’en pouvoir formuler la perception concevoir la transformation la même langue qui l’enferme pourrait-elle déverrouiller la pensée? libérer les monstres intimes installer le chaos familier reprendre la création à zéro avec la seule certitude de ne pas être le premier d’avoir été infiniment précédé et qu’avant la conscience il y a eu l’amour avant la parole le vagissement qu’on n’en a jamais fini de naître

49



LE DERNIER MOT


Ce pourrait être le mot fin ce qui reviendrait à tout réduire à la conscience dictateur infantile qui prend le désir pour la réalité et la vie pour un film quand l’existence se poursuit hors de son contrôle hors de sa portée comme une résistance comme une évasion dans la mémoire d’autrui et l’encombrement des traces nous n’étions pourtant que de passage rien qu’une étape un point négligeable la mort n’est pas la fin

52


Ce pourrait être le mot pourquoi? mais toute question par sa seule formulation suppose une entité capable de répondre même négativement or il n’y a jamais eu d’interlocuteur le contact n’a pas été coupé n’ayant pas été établi inutile de s’époumoner allô ou de se jeter à l’eau avec l’espoir d’être accueilli par des bras de sirène la seule réponse a toujours été parce que! l’expression de la cause se confond avec celle du but on ne sait jamais pourquoi

53


Ce pourrait être le mot déjà! comme à l’arrivée d’un voyage dont la destination vaut moins que le voyage en soi cahotant chaotique tout en hauts et bas qui vous laisse le corps moulu moulé mou vous modèle pâte vous change en courant d’air vous transforme en passager en passant qui n’existe que dans ce passage qui est déjà passé et ne repassera pas quand on dit déjà! on pense enfin!

54


Ce pourrait être le mot merci comme on demande grâce ou on implore pitié on pleure on a peur devant l’inconnu comme dans un bois ou au contraire comme on remercie on donne son congé on se congédie pas pour faute professionnelle simplement les temps sont durs il faut se serrer la ceinture ou enfin au sens de gratitude pour les larmes versées pour l’occasion manquée car on meurt comme on a vécu: insatisfait la vie est un combat sans merci

55


Ce pourrait être un palindromique Non! un vain refus de la mort? du cours naturel? de la finitude? ou de l’au-delà? des spectres? des présences sans nom? non d’effroi non de froid ce même non! qu’on a vagi au sortir du ventre à la vie à la mort impossibilité d’adhérer incapacité d’adorer inhabileté à même savourer manque de curiosité prescience du piège par principe répondre d’avance non!

56


Ce pourrait être le mot moutarde ou bien le mot cure-dents l’humour est une arme à double piquant la seule à brandir face à la mort capable de la nier à défaut de la vaincre d’opposer à son pompeux pathos la banalité à son catégorique impératif caractère définitif le principe de répétitivité du quotidien c’est plutôt la vie qui est cactus on s’y est échiné épiné échardé planté de tant de clous jusqu’à devenir soi-même cactus oursin bogue hérisson au lieu de rester vulnérable bardé d’indifférence

57


Ce pourrait être l’expression Lâchez tout! larguez les amarres! y en a marre! la grande métaphore maritime la mort comme voyage comme bateau et comme île la vie comme bagne chaîne et boulet la mort évasion voire la mort montgolfière nuage en ascension allègre allègement la mort paire d’ailes car la vie ne tient qu’à un fil si l’on s’accepte marionnette vie tendue contre mort lâche

58


Ce pourrait être le mot amour amour reçu bien plus qu’amour donné amour qui nous dépasse toise notre indignité notre mesquinerie notre lâcheté amour qui nous rend débiteur à vie amour qui nous enchaîne qui provoque les douleurs justifie les chagrins vous ne valez que vos larmes que les couleuvres que vous avalez serpents repêchés amour mesure paradoxale de notre idéal et de notre impuissance envergure du ciel grain de sable dans la machine du temps

59


Ce pourrait être le cri j’arrive comme si les morts vivaient nous attendaient comme si la mort était un état un espace un passage une autre rive et non pas un arrêt l’adieu un au revoir et à corriger les miroirs n’ont pas d’autre côté ce n’est pas en niant le néant qu’on ressuscitera pour autant la mort est un ver qui nous ronge en vie effacement trou ni départ ni arrivée

60


Ce pourrait être le mot pardon comme si la mort pouvait réparer le mal fait mort ni fée ni affaire ni miracle ni gros lot grelot que bouffon nous avons toujours porté sous nos oripeaux une seconde peau nous nous savions condamnés plutôt assumer l’infamie que se repentir notre lot et condition est l’imperfection la vie aura été un châtiment suffisant coup de dé truqué la loi des nombres veut que si nous jouons nous perdons

61



LA PATIENCE


64


Noble chevalier, retiens ta main! Arrête ton bras! Ô lame, suspends ton vol! Je suis déjà vaincu, à terre à tes pieds, à ce point la gloire de m’occire n’est plus redevable qu’au poids de l’épée et à la loi de la gravité. Ni le courage ni aucune qualité chevaleresque ne commandent plus l’accomplissement du geste ultime. Songe que ta victoire est déjà inscrite au fond de mes yeux, que nul ne saurait te la disputer, que si tu m’épargnes je devrai porter sur mon front la marque infamante de la défaite, que je serai désormais un témoignage vivant de ta puissance. Ce n’est donc pas à ta pitié que j’en appelle en te proposant de m’accorder une survie vergogneuse qu’aucun fait d’armes ne pourra à l’avenir racheter, vouée au mépris et aux quolibets de mes pairs dont je devrai m’écarter, ne frayant plus qu’avec la solitude et n’effrayant plus que les animaux, mais à ton sens de l’honneur car lorsque je t’ai rencontré et que tu m’as défié j’étais engagé dans une aventure dont j’attendais de grandes révélations et que ma mort prématurée laisserait à jamais sans dénouement. Or beaucoup ont déjà payé de leur vie pour s’être mis en travers de mon chemin dans cette folle entreprise dont seule l’aboutissement et les prodiges en découlant pourraient compenser le sang versé, la vanité de leur mort me serait éternel remords. En me laissant la vie sauve, tu n’as rien à craindre car si l’univers est vaste la famille des chevaliers est petite, et friande d’histoires, aussi est-il inconcevable que tu restes longtemps sans recevoir de mes nouvelles et impossible que les lacets du sort ne nous amènent à fatalement nous rencontrer de nouveau. Je ne puis te donner rendez-vous car personne ne peut dire quand ni où ces retrouvailles auront lieu, les voies du ciel sont impénétrables et celles de la terre tortueuses. Dieu ou diable guide nos pas, commande nos gestes, souffle nos paroles et approuve nos décisions. Qui a voulu que je succombe à ce combat, qui a soutenu ton bras et lâché le mien inspire maintenant ma demande car lui seul sait l’importance de ma mission. Je suis à ta merci mais au-delà je suis entre ses mains car c’est lui qui maintient ton bras suspendu et empêche ton épée de retomber. Nos lames sont à son service et c’est sur son ordre que le sang des vaincus les trempe. Tout au plus pouvons-nous nous considérer ses valets sinon ses pions. Qui sommes-nous pour discuter ses commandements? Que lui chaut la misère et le souci des hommes? Nos erreurs et nos illusions sont son bon plaisir mais en bon joueur il a toujours prévu une alternative: ou ton épée tranche ma veine et ma mission, ou le répit que tu m’accordes est susceptible de modifier avec notre fortune nos personnes mêmes, de façon inimaginable tant que l’aventure n’est pas terminée mais certainement miraculeuse puisque les effets s’en font déjà sentir, ton muscle s’est roidi, ton bras ne tremble pas, la lourde épée s’est faite plume et c’est en toute conscience et fermeté que tu t’apprêtes à rengainer ton arme, mu non pas par quelque pitié dont je ne saurais que faire mais par la même curiosité qui m’a fait traverser la forêt, affronter dragons et géants, plus menaçants qu’eux les dangers inconnus, plus terrifiants encore les monstres lovés dans ma seule imagination, jusqu’à ce que je te rencontre sur ma route à l’écart pourtant de tout sentier battu, obstacle que je n’ai pu contourner, adversaire que je n’ai su vaincre, échec fatidique dont je m’efforce de comprendre la portée et la signification. Le trépas ne me donnerait même pas le repos. La mort est toujours rapide et décevante, la vie toujours en quelque façon report et attente. J’attendrai, accède le chevalier.

65


66


La belle, ça paraît stupide, je t’ai accostée presque mécaniquement, comme je fais à chaque escale, parce que j’étais avec les copains, parce que c’est la coutume, parce que les marins sont plutôt routiniers et la mer plutôt monotone, les voyages sans fins et les ports trop semblables. Je ne t’ai même pas regardée attentivement, tu te tenais dans l’ombre et tu m’as lancé ton invite d’un air fatigué, lasse de ton métier, un peu dégoûtée de la vie. Comme moi, quoi! Blasée mais courageuse et bonne travailleuse. Je n’étais qu’un client de plus. Et puis, il y a eu cette incroyable syntonie, notre envie mutuelle de tendresse sans violence, une espèce d’innocence retrouvée, nos deux corps parfaitement accordés s’ajustant comme de vieux amants et une nuit vraiment partagée. C’est tout. Tu m’as dit ce matin que j’étais celui que tu attendais depuis toujours. Tu n’étais pas obligée, je ne t’avais rien demandé, tu n’avais aucune raison pour me mener en bateau. Pourquoi aurais-tu voulu me tromper? Tu n’avais rien à y gagner. Et tes larmes coulaient malgré tes efforts et ta retenue. Eh bien, je peux bien te l’avouer, tu es celle que je ne cherchais déjà plus. Je n’ai pas le moindre doute. Et voilà qu’à peine notre improbable conjonction accomplie il nous faut nous quitter! Ça paraît absurde, le bonheur est là entre nos mains et nous devons le repousser, le remettre à plus tard, le remettre sur le tapis, nous en remettre au hasard qui t’a épargné la maladie et m’a protégé du naufrage. Je suis matelot et mon navire repart. Tu ne me voudrais pas déserteur. Je ne peux même pas te promettre de t’être fidèle, tu sais comment c’est, les copains ne comprendraient pas, pourtant c’est ton visage que je chercherai désormais sous tous les maquillages outranciers, ton étreinte que je me remémorerai entre d’autres bras, le battement de ton cœur que j’écouterai sous la robe de toutes les filles. Aussi ne puis-je te demander de rester chaste jusqu’à mon retour, tu as ton métier à faire comme j’ai mon quart à prendre sur mon vaisseau, mais si tu m’as attendu sans y croire jusqu’à hier, de ton côté ne m’oublie pas, avec mon visage et mon odeur uniques, souviens-toi qu’en dépit de tous les détours c’est vers toi que je cingle, vers toi que les courants me ramènent. Aussi important que de s’être rencontrés, nous nous sommes reconnus, prédestinés l’un à l’autre. Ce qui nous est arrivé nous dépasse. Est-ce donc cela l’amour? Comment être à la hauteur? Nous ne pouvons échapper à la fatalité de ce rendez-vous tenu sans avoir été pris. Nous resterons ensemble tout le temps de la séparation. Tu créeras tous les corps que tu caresseras à mon image, tandis que j’embrasserai ton absence. Tant de clients te passent entre les bras, comment m’en distinguer? Car si l’un d’eux te maltraite je ne veux pas que tu m’attribues ses coups. Je veux t’offrir ce qu’aucun autre ne possède, conserve de tendresse, saumure inconfondable, le bonheur n’est pas si sucré qu’on le croit puisque il n’a rien à compenser. Quand tu te forceras à sourire en demandant tu viens? Quand tu te dénuderas, ôtant sans lascivité tes vêtements comme on laisse tomber ses illusions, quand tu t’ouvriras sans halètement ni plaisir feint, ce sera ta façon de m’attendre. Toute ta vie passée n’a été qu’un entraînement pour la nuit dernière. J’en appelle à ce qui te reste de rêve et d’espérance, nous aurons d’autres nuits, plus lumineuses les unes que les autres, des feux d’artifice, des pluies d’étoiles, des éclairs sidéraux. Nous savons pour quelle fin nous avons enduré tant d’épreuves. Une seule nuit a tout racheté. L’avenir commence aujourd’hui. Je connais la mer et sais y voir les routes tracées en écume. Ce départ initie mon retour. J’attendrai, renifle la putain.

67


68


Mon bon monsieur, je suis désolé, votre papier n’est pas prêt, il vous faudra repasser un autre jour. Je sais bien que vous êtes déjà venu hier, et avant-hier, qu’on vous l’avait promis pour le mois dernier, puis pour la semaine dernière, qu’il ne manque qu’une insignifiante signature, que ce retard vous cause un incalculable préjudice sans compter le temps perdu pour vous rendre quotidiennement à nos bureaux, faire la queue et vous présenter au guichet. Je ne peux que vous donner raison et je partage votre affliction, croyez-le. Mais si je me montre capable de me mettre à votre place et d’adopter votre point de vue, je dois vous demander à votre tour de faire preuve de la même bonne volonté et, oubliant un instant vos déboires administratifs, de considérer le fonctionnement et la fonction de la bureaucratie en tant que mécanisme de régulation sociale. Ces délais et atermoiements qui vous semblent interminables et inacceptables sont calculés et ont un motif. N’allez pas accuser l’administration d’incompétence. Au contraire, elle est pratiquement infaillible. Pesez tout d’abord le nombre de citoyens recourant à nos services. C’est cette quantité massive d’individus qui justifie notre existence. Ce qui peut se traiter directement d’homme à homme dans une communauté réduite, maisonnée, famille voire village, requiert un service spécifique dans une civilisation urbaine où règne la foule. Par ailleurs, l’état démocratique est fondé sur le principe d’une égalité postulée entre les citoyens, égalité qui en pratique nécessite un nivellement par le bas. Comprenez que chacun voudrait être reçu immédiatement et passer en premier. Car le sens civique n’est pas inné. Or cette mentalité de cow-boy engendre le far-west où règne la loi du plus fort, elle est incompatible avec l’ordre social. L’individu doit se soumettre à la règle générale. Aucun favoritisme, même dû au mérite, n’est ici toléré. En apprenant à faire la queue, à revenir, à ne pas discuter, le citoyen fait l’apprentissage d’une routine indispensable au bon fonctionnement de la machine sociale. Qui ne doit pas aller trop vite ni marcher trop bien, sous peine de perdre en route, donc de léser, les contribuables moins rapides ou mal informés. Les mentalités évoluent moins vite que la société. L’individualisme exacerbé du romantisme domine encore les esprits à l’époque des mouvements de masses. Chacun se croit unique. Le premier réflexe est de se rebiffer, de protester, de provoquer le désordre. Infantilement. Or l’ordre seul assure la régularité nécessaire à la satisfaction des demandes et au règlement des problèmes, et l’ordre requiert la soumission. L’administration est la véritable école de la démocratie. Elle vous enseigne à obéir en employant, vous en conviendrez, des méthodes plus douces, disons moins violentes, que l’armée qui, en république, assume des fonctions semblables. La bureaucratie ne connaît pas les dommages collatéraux, seulement les retards. C’est ce moindre mal ou le fascisme, il faut choisir. C’est pourquoi les délais sont nécessaires. Notre travail est de les calculer au plus juste. Ce que vous appelez inefficacité est au contraire la preuve de notre efficacité majeure mais à un autre niveau, plus large, relevant de la statistique où l’individu comme la société est anonyme, ne compte que comme unité, négligeable. Ici tous sont logés à la même enseigne. Pas de passe-droit, pas de piston, ni coups de gueule ni coups de force. La rhétorique est inutile, nous n’employons que la langue de bois et les phrases toute faites. Notre puissance tient à notre force d’inertie, notre seule arme est la paperasserie. L’attente commune garantit le bien public. À demain. J’attendrai, s’incline le contribuable.

69


70


Pauvre homme, vous devez souffrir horriblement! Et malheureusement je ne peux vous soulager, il est important que vous soyez conscient et sensible quand on vous examinera. D’une certaine façon, c’est à la douleur qu’on jauge les blessures et qu’on mesure les dégâts. Et vous êtes salement amoché, je ne veux pas vous le cacher. J’apprécie votre effort pour ne pas hurler et je vous en sais gré, ça ne servirait à rien, qu’à vous épuiser et affoler les autres blessés autour de vous. Éventuellement à rendre les chirurgiens nerveux et rien ne pourrait être pire. Dès qu’on vous aura examiné on vous mettra sous anesthésie et vous ne sentirez plus rien mais jusque là il vous faut tenir le coup sans adjuvant ni analgésique, par votre seul courage et fermeté. Je ne veux pas vous mentir, ça peut durer un certain temps. Voyez-vous, il y a eu une série d’accidents ce week-end, tous les blocs opératoires sont occupés, tous les chirurgiens ont été réquisitionnés, même ceux qui étaient en congé. C’est ce qu’on peut appeler une journée noire! Tous les efforts sont conjugués mais on ne sait plus où donner de la tête, on coupe et on coud à tour de bras et je peux vous dire qu’il y en a qui nous sont arrivés en pire état que vous encore, si c’est possible, il y en a qui nous ont claqué entre les mains, il y en a qui s’ils s’en tirent ça tiendra du miracle, des Lazare, des ressuscités. Dès qu’un bloc se libère c’est pour vous, vous êtes prioritaire. Mais faut tenir jusque là. Dites-vous qu’à cet instant précis on est tous débordés mais que dès qu’on a le moindre répit on sera aux petits soins pour vous, on va vous soigner, vous bichonner, vous choyer comme même votre mère n’a jamais osé. Pas un muscle pas un nerf qu’on ne vérifiera, on vous examinera littéralement sous toutes les coutures parce qu’il va falloir sacrément vous recoudre, du coup on tâtera même vos entrailles, vos organes internes. Dit comme ça, ça a un petit côté boucherie mais ça n’a rien à voir, d’abord on va pas vous écorcher, ensuite tout se passe sous un drap, anonyme, décorporisé, ça en devient presque abstrait. Alors faut juste faire un effort, serrer les dents. Surtout pas regarder l’heure, pas compter les minutes, sinon ça a l’air encore plus interminable. Simplement résister. Et prier. Même si vous n’êtes pas croyant, ça ne peut pas faire de mal dans l’état où vous êtes. Je peux bien vous l’avouer, vous faites partie de ceux pour qui une remise sur pieds complète est impensable. Pas un os entier, pas une articulation intacte, on croirait que vous êtes passé au hachoir! Mais les miracles ça existe. Ça sera d’autant plus difficile qu’aucun chirurgien n’a pu se reposer depuis près de vingt-quatre heures, tous sont sur les rotules. Que vous clamsiez entretemps, ça n’est pas impossible, ça n’aurait rien d’étonnant, vous avez perdu beaucoup de sang, mais ce n’est pas comme ça qu’il faut regarder les choses. Que vous soyez encore en vie, que vous ayez survécu à l’accident, c’est déjà en soi un miracle. Qui se renouvelle à chaque minute qui passe. La vie est toujours un miracle mais dans votre cas un ange gardien a fait des heures sup. Vous n’avez donc aucune raison de désespérer. Miracle a été votre naissance, miracle avant cela la rencontre de vos parents, miracle encore votre croissance car vous n’imaginez pas le nombre d’accidents et de maladies auxquels vous avez échappé. Alors, pourquoi les miracles devraient-ils s’arrêter là? Seulement, ils ne s’accomplissent pas tout seuls, il faut y contribuer. Ce sera miracle si on parvient à vous opérer mais en attendant votre sort est entre vos mains. Respirez, résistez! Vous ne souffrez pas pour rien. Souffrir, c’est vivre. J’attendrai, râle le moribond.

71


72


Ô humain, tu ne me reconnais pas car j’ai grossi et grandi, mais moi je te reconnais. Je ne devrais pas avoir besoin de réveiller ta mémoire ni de fouiller dans tes souvenirs, des poissons qui parlent, tu n’en as pas rencontré tant que ça! Eh oui, j’étais minuscule quand tu m’as pêché la première fois. À vrai dire, si petit qu’en friture tu n’aurais fait de moi qu’une bouchée, si bien que je n’ai pas eu trop de mal à te convaincre de me remettre à l’eau. Je t’avais promis à l’époque qu’en remerciement de ton geste généreux la prochaine fois que tu m’attraperais au bout de ton hameçon je t’apporterais un trésor, j’ai bonne mémoire, je ne l’ai pas oublié. Et j’ai tenu parole. J’ai avalé il y a quelque temps l’anneau d’or que la princesse a maladroitement laissé tomber dans la rivière. Or cette bague a une valeur inestimable, plus sentimentale que strictement joaillière, si bien que le roi pour sécher les larmes intarissables de sa fille a d’abord promis une magnifique récompense puis, comme les recherches restaient infructueuses, a fini par offrir la main de la princesse et la moitié du royaume. Cette fortune est à toi, il te suffit de m’ouvrir le ventre et tu y trouveras l’anneau. Le roi s’en mordra les doigts, s’emportera, tempêtera mais tiendra parole. La princesse si belle et si désirable, à la peau plus douce, plus fraîche et plus sensible que des pétales de rose, celle que tous les nobles de l’empire ont vainement voulu séduire ou conquérir, celle qui les a tous refusés, mettant son cœur au plus haut prix, sera à toi. Tu dormiras dans des draps de satin, tu mangeras dans de la vaisselle d’argent, tu seras riche, fêté et envié. Toutefois, avant d’empoigner ton couteau et de déchirer mes entrailles, considère deux choses, deux raisons justifiant de remettre le coup fatal, de surseoir à mon exécution et, me faisant justement confiance puisque je t’ai prouvé que je la méritais, de me laisser cette fois encore la vie sauve. La première est l’évidence que cette richesse te pèserait, t’écraserait, que tu ne saurais en jouir. Ta peau est plus tannée que le cuir d’une selle de cheval, son contact avec celle de la princesse suffirait à l’écorcher. Que t’importe le satin, toi qui dors sur la paille ou à même le sol, ou les couverts d’argent, toi qui as toujours mangé avec tes doigts? Tu deviendrais en peu de jours la risée de la cour avant que la famille royale te voue une haine sans rémission. Entre les contraintes de l’étiquette et la crainte de l’empoisonnement, tu devras surveiller tous tes mouvements, est-ce là la fortune que tu désires? Rassure-toi, mon second argument en quelque sorte résout ton dilemme. Tu m’as relâché une fois et je t’ai gagné un royaume, qui à y regarder de près s’avère trop pour toi. Ou trop peu, car au-dessus du roi il y a l’empereur et si tu étais le maître de l’univers le roi lui-même tremblerait devant toi. Personne ne se permettrait une remarque ni un sourire sans y être autorisé par ton autorité bienveillante. Après t’avoir conquis un royaume je me sens de taille à soumettre le monde entier à ton pouvoir. J’en appelle à ton sens de la grandeur, à ta capacité de vision, à ton avidité. Que vaut la princesse alors que toutes les femmes vont se presser pour parvenir plus près de toi, ô seigneur, se disputeront pour partager ta couche, rivaliseront à qui t’offrira les plus exquises et folles jouissances. Tu as deux mains et cinq doigts à chacune et je n’ai encore qu’une bague à t’offrir, trop fine pour que tu puisses l’enfiler. Fie-toi à moi, la prochaine fois que tu me pêcheras sera la bonne. Prépare une ligne solide surtout car le goujon s’est fait saumon et aura bientôt la taille d’un dauphin, croissant en proportion de ton désir, pour mieux te servir. J’attendrai, maugrée le pêcheur repenti d’avance.

73


74


Papa, tu es en bonnes mains. Tu ne vas pas me faire une scène! L’hospice n’est pas si terrible qu’on le peint. De toutes façons, tu sais bien qu’on n’avait pas le choix. Tu n’es plus assez autonome pour que je te laisse seul et je n’ai pas le temps de m’occuper de toi. Ici, tu seras bien traité, il y a un personnel spécialisé, pour les soins médicaux mais aussi pour l’animation et pour la diététique. Tu verras, tu seras un vrai coq en pâte. Et puis tu auras la compagnie des gens de ton âge, avec qui discuter de tes problèmes, avec qui comparer tes expériences. Ne viens pas me dire que la présence de la jeunesse, avec son bruit et son mouvement, va te manquer, tu as toujours détesté les jeunes, aussi bien les enfants, stupides, que les adolescents, ingrats, tu ne supportes pas leur boucan ni leur agitation. Tu ne comprends ni leurs curiosités ni leurs craintes. Tu les ignores, tu vis dans ta bulle et tout ce qui t’est extérieur t’est indifférent. T’es-tu même jamais intéressé à tes propres enfants? Ce n’est pas le moment de dresser des bilans, je te l’accorde. Et puis, ça servirait à quoi? Le passé est passé, il n’y a pas à revenir dessus, nous avons assez à nous occuper avec le présent. Tu vois il y a un petit jardin, c’est bien entretenu, les infirmiers ont l’air compétent et les femmes de ménage sympathiques. Plus que toi! Qu’as-tu à faire la grimace? Qu’est-ce que signifie cet attachement à ton espace propre, ta propriété privée, privée même des soins minimes de santé et d’hygiène, privée de vie, ton mouroir personnel que tu appelles ton chez-toi. Tu seras mieux ici, tu le sais bien, tu ne protestes que pour la forme, pour manifester ton sale caractère, pour ne pas perdre une occasion de me faire sentir coupable. Ça suffit, pas de comédie! Je viendrai te rendre visite dès que je pourrai, mais tu sais comme c’est, entre le boulot les courses et le ménage. Au bureau, ça va de pire en pire, ils appellent ça des horaires flexibles mais ça veut seulement dire extensibles sans limite, et pas question de refuser de faire des heures supplémentaires, si ça ne te convient pas on te fait comprendre qu’il y en a plein qui t’envient la place, la reluquent et sont prêts à te la prendre. Même les collègues sont des rivaux. Les acquis sociaux, tu parles, on est revenu à l’esclavage! Tu sais que je rentre à pas d’heure et que souvent je passe mes journées de congé à dormir tellement j’ai accumulé de fatigue et de sommeil en retard, alors je ne te promets rien, ce sera dès que je pourrai mais peut-être pas avant un mois, voire deux, les jours filent, toujours à courir, on n’a pas le temps de se retourner. Mais je n’ai aucune inquiétude, tu seras très bien, je suis sûre que la prochaine fois tu auras déjà tes petites habitudes, tes partenaires pour la belote, tes favoris et tes têtes de turc. Je ne te manquerai pas. Ne commence pas à te plaindre, je t’en prie. Tes journées ne seront certainement pas plus longues que ne l’étaient les miennes quand tu allais travailler et je devais rester à la maison toute seule. Tu n’as jamais eu une minute pour moi si ce n’est pour me donner des ordres, promulguer des interdits et parfois me foutre une raclée, histoire de ne pas perdre la main, ne pas perdre la face. La fessée a été notre principal mode de contact. Non, je ne me venge pas en t’amenant ici, tu le sais parfaitement, simplement la solitude ça me connaît, alors ne viens pas me la faire à l’abandon. Si quelqu’un a été orphelin, entre nous, c’est plutôt moi, tu ne crois pas? Profite du temps qui te reste, essaie plutôt de la ralentir, la vie. Elle passe en un clin d’œil, hier encore je t’admirais d’en bas et tu me méprisais d’en haut. Dès que je peux, promis! J’attendrai, crachote le vieillard.

75


76


Mignonne, comme c’est gentil à toi de t’offrir à aller faire ces commissions pour moi. Je vois bien que tu as surtout envie d’aller courir et jouer le long du chemin. Les jambes te démangent. C’est bien de ton âge, il ne faut pas avoir honte d’aimer s’amuser. Mais je voudrais te demander cette fois de ne pas te presser, de ne pas couper par le parking et le centre commercial mais au contraire de prendre ton temps, de passer par le parc, c’est le chemin le plus long. J’aimerais t’apprendre à muser, c’est aussi amusant que de courir. Je ne dis pas cela parce que mes jambes me portent avec peine et ne me permettent plus de marcher qu’à petits pas, la leçon de lenteur que je veux te donner est certes le fruit de mon grand âge plus que proprement de mon expérience mais elle n’est pas due à la paralysie, je te tiendrais le même discours si j’étais encore ingambe. Ma petite-fille, tu as encore le monde entier à découvrir mais si tu le traverses trop vite tu ne verras rien. Je ne veux pas t’empêcher de courir et de sauter, simplement il ne faut pas courir tout le temps. Savoir gérer le temps est un grand art qu’on apprend malheureusement trop tard quand il n’y a plus de temps à gérer, seulement des souvenirs et des regrets. Alors tu vas aller me chercher un pot de beurre et une galette mais comprends que ça n’est qu’un prétexte pour te faire flâner dans le parc parmi les bosquets et les bassins. Tu t’y promèneras, tu observeras les arbres et les allées, les moineaux et les pigeons, les vasques et les jets d’eau. Tu te choisiras un banc et t’y installeras. On ne voit les choses que si on est prêt à les interroger, à les comprendre, sinon on passe sans leur prêter attention, sans même les remarquer, comme si elles n’étaient pas là. Question de disponibilité. Dès que tu te seras assise tu t’apercevras que beaucoup d’autres gens sont assis sur les bancs du jardin public, qu’ils sont en fait presque tous occupés. Bien sûr il y a des vieillards et des grand-mères comme moi qui ont du mal à marcher mais tu verras aussi des jeunes gens, garçons ou filles, solitaires sur leur banc, ce sont des amoureux, ils se sont donné rendez-vous et sont arrivés en avance pour profiter de l’attente. C’est le meilleur moment de la passion, celui où on imagine l’autre avant que sa présence en chair et en os balaie rêveries et illusions. À ton âge, on se fait des idées sur l’amour, on croit que la passion culmine quand on étreint l’autre, qu’on le sent dans ses bras, qu’on le serre contre soi, qu’on le colle à sa peau comme un tatouage mais les amants savent que le plaisir le plus intense jaillit quand l’autre nous occupe tout entier sans que nos corps se heurtent, qu’il est présent en nous bien qu’absent physiquement, c’est alors qu’il est idéal. Qui sait jouir de l’attente, après, ne veut plus d’autre volupté. L’existence est limitée, dans l’espace et dans le temps, les autres occupent, encombrent, nous bouffent notre vie. Même les fantômes, ectoplasmiques et inconsistants, portent des chaînes. C’est quand ils sont rêvés que les êtres sont pure lumière, après c’est fini. Les amoureux se donnent rendez-vous au parc parce qu’ils savent qu’ils n’y seront pas seuls à attendre, ils pourront prendre modèle sur les statues qui sont des amants et des amantes ayant vécu l’attente jusqu’à se pétrifier, sortir des limites du temps et atteindre l’éternité d’un amour sans expectative. Les arbres aussi nous donnent des leçons d’immobilité, d’attente et d’attention aux murmures du vent et aux jeux de la lumière. Attendre sans but, attendre juste pour attendre. Tu préfères courir parce que tu veux grandir vite, plus vite, mais tu grandiras de toute façon, c’est inéluctable. Ce qu’il faut, c’est apprendre à vieillir. J’attendrai, promet pressée la gamine.

77



Dieu, si tu existes, écoute ma requête car j’ai accompli ma part et toi seul peux parachever l’œuvre. C’est dire si je te fais confiance, je m’en remets entièrement à toi pour mettre la dernière touche à la création et matérialiser sur notre terre imparfaite un échantillon de perfection, de ta perfection. Quand j’ai entrepris de sculpter ce bloc de marbre, j’ignorais la forme qui s’y trouvait enfermée. Mes doigts ont tâtonné, martelé, creusant les veines moins résistantes, contournant les arêtes plus vives et dures, dégageant peu à peu le corps inconnu. Si je l’ai lissé, c’est que son âpreté réclamait la lime, je n’ai pris aucune initiative, en tout je me suis laissé guider par ce qui aspirait à venir au jour. Telle a toujours été ma méthode. Si tu existes, tu le sais bien, tu as dû accompagner mes tentatives maladroites pour pénétrer l’âme des minéraux, toujours en les respectant sans les forcer car ce sont eux qui ont quelque chose à m’apprendre du mystère de leur impassibilité. Mes œuvres me dépassent. Je ne suis que leur humble accoucheur. Quand je me suis attaqué à cette pierre, que j’ai commencé à sentir ses courbes dont le moelleux le dispute à la rigidité dans une tension farouche comme d’une vierge arrogante, je ne me suis pas immédiatement rendu compte que je sculptais un corps si parfait qu’il ne saurait appartenir qu’à une déesse. Maintenant que j’ai fini, j’ai beau l’observer sous tous les angles je ne lui trouve pas le moindre défaut. Ses proportions sont à la fois majestueuses et harmonieuses, son port altier et suave, de ses formes émane autant de force que de féminité. C’est au moins une nymphe, ou la chasseresse qu’aucun œil humain n’avait le droit de voir. Je conçois difficilement que son modèle puisse exister hors de la pierre. Et je m’aperçois que toutes mes œuvres antérieures n’ont été que des ébauches de cette statue qui semble à peine un ouvrage taillé de main d’homme. C’est pourquoi ton intervention est nécessaire. De mon côté je sais que je ne sculpterai plus rien. À quoi bon reprendre le marteau et le ciseau si je sais d’avance qu’aucune autre statue que je pourrai polir n’approchera la perfection de celle-ci? L’avoir ciselée me condamne à ne plus produire dorénavant que des répliques insatisfaisantes, des imitations insuffisantes, des caricatures. La grâce dont tout artiste rêve m’est échue et s’avère une malédiction. On ne se relève pas d’avoir contemplé la beauté, si en outre elle sort de nos mains on reste foudroyé. D’un autre côté, la vie des statues est éphémère, elles ne restent pas longtemps intactes. Quand les barbares ne les décapitent pas, les casseurs ne les démembrent pas, les vandales ne les mutilent pas, le temps se charge de leur irriter et véroler la peau, de les marquer, de les tacher, de les ronger de mousses, de les réduire lentement mais sûrement en poussière. La beauté d’une statue est en creux, un manque, le souvenir et le regret de ce qu’elle a été. Les statues ne vivent pas, aussi ne savent-elles pas vieillir. La seule manière pour cette sculpture de préserver sa perfection est de la tirer de son univers minéral, de la faire femme plutôt que mythique déesse et froide image, de lui donner la vie. Telle est ma prière, toi seul peux l’exaucer. Prouve-moi ton existence. À quoi bon dominer l’univers si tu ne te manifestes pas, à quoi bon l’avoir créé si tu ne scelles sur ce chaos l’empreinte de ta gloire. Nous autres humains ne sommes que des gnomes, des gargouilles, des grenouilles enflées qu’il te revient de changer en princes en éveillant une fois un corps digne au milieu de notre fange. Il y va de la beauté et de la foi. Elle t’appelle muettement. Anime-la! Je t’en somme. Appose ta signature à mon plagiat. J’attendrai, ajoute l’artiste sceptique.

79


80


Doux fiancé, il s’en faut de si peu que je puisse t’appeler mari, une croix au bas d’un parchemin et une nuit à imprimer ton image en caresses sur ma peau et à broder nos deux corps en plis sur les draps. Je te suis promise depuis que je sais marcher et n’ai jamais rêvé d’autre homme que toi. Encore faut-il en voir pour pouvoir en rêver, au village il ne reste qu’une poignée de vieillards et les colporteurs ont depuis longtemps cessé de faire le détour. Si bien que le monde pour moi ne s’étend pas au-delà de la rivière dont l’autre rive est hors d’atteinte, de la colline aux bouleaux et de la lande rocailleuse où paissent les chèvres, dont les loups interdisent la traversée, dont on dit qu’elle nous protège. Nous sommes bien protégés, pas à dire, quasiment enfermés. Je sais pourtant qu’il existe d’autres paysages derrière nos collines. Qui doivent contenir autant de merveilles qu’on me tait que de dangers dont on me rebat les oreilles. Les images que j’ai recueillies, découpées et collectionnées auront sans doute été inspirées par la fantaisie débridée de leurs dessinateurs, il n’empêche que tout ne saurait avoir été inventé et que quelque réalité aura servi de modèle à leur imagination. Le monde est vaste, assez pour ne manquer de s’y perdre, il ne m’effraye pourtant pas autant qu’il n’excite ma curiosité. Mes parents, quand j’étais encore enfant, m’ont emmenée une fois à la foire et la vision de la ville et de la foule, avec son bruit, son mouvement, sa saleté, sa violence et sa presse s’est à jamais gravée en moi. J’ai le sentiment que ces arbres familiers sont les barreaux d’une cage où l’on me tient, par amour, captive, que mes parents sont aussi mes gardiens et que ma condition est d’une prisonnière sans que j’aie commis aucun crime justifiant ma réclusion. J’en appelle à ton amour, t’épouser aujourd’hui signifierait changer de cellule et perdre pour toujours l’espoir de voir les portes du pénitencier s’entrouvrir au moins une fois pour une courte sortie, pas même une évasion, car il n’y a pas de liberté sinon conditionnelle. Tu sais bien que je t’appartiens, que je te reviendrai, mais si tu dis m’aimer je t’adjure de me prouver cet amour en me laissant partir, visiter le monde, le connaître, l’expérimenter, le savourer avant de te revenir. Laisse-moi être à toi par choix et non par obligation. Il ne peut y avoir choix que si l’alternative est connue car comment renoncer à ce qui est peut-être pure illusion? Il me faut vérifier que ce monde qui hante mes rêveries quand je mène les bêtes au pâturage n’existe pas seulement en moi, construction de mon esprit fertile à partir d’histoires entendues à la veillée, d’images découpées et de désirs inconsistants. Il ne me suffit pas de t’accepter, encore dois-je comprendre les raisons de mon choix pour qu’il gagne sens et s’avère inébranlable. Il est probable que je n’irai pas plus loin que le plus proche village, que le premier cabaret me semblera si enfumé et puant que je tournerai les talons et reviendrai en courant. Il est aussi possible, je ne veux rien te celer, que le monde, tant j’en ai rêvé, m’apparaisse comme une fête, que je m’en enivre et m’y égare. En cela doit consister ton amour, me faire confiance et croire en mes forces pour résister aux assauts et aux tentations de cette autre vie que je dois décliner comme toi qui connais la ville mais préfères cultiver ton champ et assumer les travaux et les jours que ton père t’a légués. Même sans ton accord je partirai mais je serai à jamais malheureuse comme je le serais si tu me retenais prisonnière. Car je n’ai pas parlé de l’amour que je te porte et porterai partout comme un enfant dans mes entrailles. J’attendrai, soupire le jeune laboureur.

81


82


Camarde, pas la peine de dissimuler ton crâne sous le capuchon, je t’ai reconnue, ton odeur de charogne te trahirait dans les plus impénétrables ténèbres. Que vienstu faire ici? Tu t’es trompée de porte, vas chez la voisine, elle est grabataire, aussi te recevra-t-elle chaleureusement, t’offrira feu et joie, te fêtera. Moi, j’ai du travail et n’ai pas de temps à t’accorder. Quel est ce rictus? Tu veux dire qu’il n’y a pas erreur, que c’est moi que tu es venue chercher? C’est impossible, voyons! D’une part je me porte comme un charme mais surtout j’ai mon œuvre à parfaire que je ne peux pas laisser inachevé. Allons, pas de zèle! Tu es en avance, il va te falloir t’en retourner bredouille, je regrette. N’insiste pas, inutile de rester plantée là, tu me gênes, je n’arrive pas à me concentrer. Comment? Que je te suive? Quel toupet! Il n’en est pas question, tu m’entends? Pas question! Les prochaines expériences sont décisives, interrompre maintenant signifierait réduire à néant des mois de labeur quand je suis à deux doigts d’une découverte capitale. Pour le bénéfice de l’humanité toute entière, cela va sans dire. Tu sais bien que je ne travaille pas pour mon profit personnel mais pour l’amélioration de la condition humaine. Tu peux ricaner, qu’ai-je gagné durant toutes ces années de recherche, à part quelques rides et mes cheveux blancs? Bien sûr, le pur plaisir de l’expérimentation et de la connaissance existe, mais nous devons lui trouver une finalité plus haute. Bien sûr, l’humanité n’est qu’un concept mais, même abstraitement, il interdit la poursuite de visées égoïstes et garantit le désintéressement de la science. L’altruisme la justifie et m’autorise, au nom du bien futur, à te réclamer un répit. Tu vas me dire que je ne les connais pas, les hommes dont je me réclame, que je les ai évités, voire fuis. Que je n’ai pas su vivre car la vie m’effrayait et que je suis mort depuis longtemps. Je n’ai pas d’illusion, tu ne te trompes jamais, mon heure est bel et bien arrivée. Mais qui décide de l’échéance, hein? Et au nom de quoi? Seul l’arbitraire règne? L’arrêt est sans appel? N’ai-je droit à aucune défense? Je ne conteste pas la sentence, remarque-le, je demande seulement un report. Tu n’es qu’une exécutante. Auprès de qui dois-je faire valoir mes raisons? Reconnaître mes droits? J’en suis aux ultimes vérifications, c’est peut-être une question de jours. Après quoi, je promets de ne pas résister. Quelle est l’urgence? Bien sûr, à en juger par l’état de fébrilité où je me trouve, où ta présence plutôt m’a mis, on peut sans risque pronostiquer que ce sursis sera inutile, que mon cerveau en panique restera paralysé, médusé non par ta vue mais juste la certitude de ton retour. Soit! Peutêtre ai-je déjà réalisé ma dernière expérience sans réaliser que ce serait la dernière, peut-être la part qui me revient de ce labeur infini est-elle arrivée à terme, peut-être n’ai-je pas prêté assez d’attention aux manifestations des premiers symptômes, petites douleurs et courbatures, et suis-je malgré les apparences au bout du rouleau. Absorbé par ma tâche, je n’ai guère eu le temps de m’inquiéter de l’état de mon corps, du cours des événements ni des soubresauts du monde, voire de l’heure qui pendant ce temps n’a cessé de tourner. Il est tard, n’est-ce pas? Tu vois, maintenant que j’ai dû suspendre un instant mon effort, je sens toute la fatigue accumulée pendant tant d’années retomber et peser sur mes épaules. Pourtant, je ne suis pas encore prêt. Laisse-moi seulement le temps de me faire à l’idée de la fin, de me mentaliser, me calmer, me résigner, renoncer, accepter, t’accueillir enfin, te tendre la main, t’ouvrir les bras, sans répugnance ni regret t’embrasser. J’attendrai, crécelle la mort crâne.

83



L’ENFER DES BIBLIOTHÈQUES


Un livre est un miroir tu ne contemples pas le reflet dans son entier te reconnaÎtre serait trop terrible tu te contentes de suivre les lignes de reconstituer poil à poil la barbe tu achoppes sur un mot le presses pour en faire jaillir le sens abc au pus lent furoncle au bord de la paupière

86


Un livre est un puits tu y jettes des pierres comptes les secondes jusqu’au ploc cries pour provoquer l’écho réveilles les chauves-souris te penches sur la margelle tenté d’y plonger lances en dé le seau n’en remontes aucune vérité

87


Un livre est un poison sans même s’en lécher les doigts sous tant de saveurs à démêler un arrière-goût d’amande amère cyanure des petits mots sans remèdes bouillon d’onze heures de la littérature pas assez pour en mourir juste te clouer l’âme au lit tordue de coliques

88


Un livre est un chemin dont tu ne sais s’il mène quelque part avant d’arriver au bout certains sont d’étroits sentiers de chèvres qui longent l’abîme s’embroussaillent de ronces et d’épines ou tournent court d’autres sont des autoroutes mais leurs paysages manquent de pittoresque

89


Un livre est un arbre abattu une vie fauchée vécue par procuration artificiellement naturalisée bourre et paille remplaçant organes et viscères vie racornie entre des pages écornées enflure baudruche outre trouée de mythes pour combler les vides de l’inscription tumulaire

90


Un livre est une naissance crue montée de l’intérieur dégel mûri des neiges d’antan dilatation du sexe au-delà du dire ou du désir opposition et adhésion à la fois éclosion explosion contrainte contrite contraction contre tout et tout contre conscience de l’inutilité des mots foi en un mot de plus

91


Un livre est une étoile le vide de ses pages ne parvient pas à percer la noirceur de son encre il brille sans éclairer entre les lignes entre les mots qui sont la suie de son feu sans flammes image de gemmes clouées au ciel mais image seulement faux éclat survivant à l’extinction

92


Un livre est une prison chaque mot barre les autres possibles barbèle les issues mentales verrouille la libre pensée la plombe l’empêche de voler les mots se rangent militairement donnent l’exemple de l’ordre et de la règle jamais dupes de leurs fictions en jouent feu!

93


Un livre est un foret pour creuser la matière la dématérialiser en la verbalisant chair sans os mines de diamants du langage fabuleuses richesses justifiant tous les mensonges aventures imaginaires voyages extraordinaires conquêtes domination domestication esclavage désertification un livre est une forêt qui crache l’arbre

94


Un livre est un jardin les fleurs que l’auteur a semées encore faut-il les entretenir les composter pour pouvoir les cueillir fleurs de rhétorique vite fanées qui sèchent entre les pages et vont se décolorant dégageant avant de se décomposer en poussière un vague parfum de regret conservé et d’illusion pourrie

95


Table des Matières

GERBE.................................................................... 3 LE DÉSERTEUR................................................... 15 CARTES POSTALES DE L’ÉDEN...................... 27 SANS MAUDIRE.................................................. 39 LE DERNIER MOT.............................................. 51 LA PATIENCE...................................................... 63 L’ENFER DES BIBLIOTHÈQUES...................... 85


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.