30 (se) débattre interior

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saguenail (textes) JAS et joĂŁo alves (dessins)

(se) dĂŠbattre


(se) débattre raccourcis

J’ai toujours préféré les formes brèves. Avec la conviction que l’élagage est la condition de la floraison et des fruits. Que le juste équivaut au strict nécessaire. Que la contrainte est productive. Que la poésie est une économie particulière de la langue alors que la tentation, vue sa facilité, va à la prolixité. Bref, qu’on ne fait jamais ni assez court ni assez haut. La puissance du minimal explique probablement l’engouement pour le sonnet au siècle dernier, certainement ma fascination pour les haïkus japonais. Il y a quelques années, j’avais commis des «nadjas», débuts de récits dont n’existerait jamais que le commencement. Par goût et par paresse, je me suis attelé à des «raccourcis», résumés d’essais et de romans que je serais incapable d’écrire et sans doute de lire, synopsis, brèves, narrations télégraphiques. Cette concision est traditionnelle en Chine. Je n’ai rien inventé. Sans compter Webern en musique, j’ai bien sûr des prédécesseurs en Occident, depuis les «courts romans-fleuves» de «Centurie», de Giorgio Manganelli, jusqu’à la démonstration de la méthode de coupure présentée par Georges Petitfaux dans sa version du «Cid» en cent octante huit vers, publiée par le Collège de ’Pataphysique.


les doigts pris dans la portière


Elle se déshabille devant la glace. Nue, elle commence à examiner soigneusement chaque partie de son corps en les comparant mentalement au patron de beauté féminine présenté par les magazines. Elle s’épouvante du résultat de son inspection: la cellulite est revenue, elle a encore empâté, elle va devoir recommencer le traitement amaigrissant avec ponctions, le régime et les crèmes sont insuffisants. Finies les minijupes! Mais surtout, les seins se sont affaissés, retombant flasques sur les côtes: le silicone n’a pas tenu, il va falloir en réinjecter, mais cette fois une opération sera nécessaire, le toubib l’a prévenue, pour nettoyer tout ce qu’on y a déjà fourré avant que ça ne s’infecte et que le corps réagisse allergiquement. Elle passe mentalement en revue les bijoux qui lui restent, ceux qu’elle peut encore vendre. Elle détaille son visage sans complaisance: pas encore de ridules visibles, mais on ne lui donne plus d’âge, les fonds de teint finissent par effacer la jeunesse. Il faut rester optimiste, penser positivement. Elle ne va quand même pas se laisser voler sa place par une petite pouffiasse! (Californie, certainement) Elle s’affole. Elle entend le petit crier dans la salle contiguë. Quand il piaille ainsi, elle lui donne le sein à téter. Qui va l’allaiter désormais? Elle court à la porte vérifier qu’on ne le maltraite pas: le médecin l’ausculte tandis qu’un infirmier le tient suspendu, tantôt par les bras tantôt par les pieds, comme un lapin. Puis le toubib le couche sur le dos, le pique avec une aiguille. Le bébé hurle. Elle veut voler à son secours, le soldat lui barre le passage. Le médecin s’approche, une liasse de papiers à la main, lui montrant qu’elle a déjà apposé sa signature. Le soldat traduit. Il ne parle même pas son dialecte à elle, sans doute un vacher du plateau du nord. Il ne fait que répéter qu’elle n’a pas à s’en faire, qu’elle va être payée. En dollars. Elle s’en fout. Elle ne sait même pas combien ça vaut au juste, un dollar. Elle sait seulement qu’on lui prend son enfant. Elle n’est pas sûre que le troufion comprenne l’anglais, qu’il n’invente pas un quelconque baratin. Le fric, il en prélèvera la moitié au passage, pour ses services, et la sautera vite fait en guise de pourboire. Et elle ne reverra jamais son petit. (Somalie, paraît-il) 4


Elle le regarde une dernière fois, souriante, avant de lui tourner le dos. Comme pour fixer son image dans sa rétine. Elle n’ose s’avouer que, malgré toutes ses promesses, elle ne pense pas revenir de sitôt, et qu’il existe une probabilité non négligeable qu’elle ne le revoie pas vivant. Mais que pourrait-elle faire de plus: elle ne peut tout de même pas abandonner son boulot! Depuis la mort de maman, il croupit dans sa crasse. L’aide à domicile vient nettoyer l’appartement une fois par semaine. Un bénévole s’occupe de le rendre présentable: lavé, rasé, peigné, et lui apporte quotidiennement son repas, mais il a d’autres vieillards à traiter et ne peut rester plus d’une demi-heure. Si bien qu’il passe ses journées à somnoler avachi devant la télévision. Il a désormais du mal à se déplacer. Parfois, il passe la nuit dans le fauteuil. Les foyers pour personnes âgées sont hors de prix. C’est une vraie chance d’avoir trouvé une place dans celui-ci qui est quand même convenable. Mais loin. L’ambiance est, elle doit le reconnaître, déprimante: un mouroir! Mais puisque il n’y a pas d’autre solution! (France, peut-être) 5


Elle regarde le bébé qui en se débattant écarte les langes dont l’infirmière veut l’emmailloter, sans comprendre: c’est ça son enfant? Elle a porté ça dans son ventre? C’est ce monstre qui est sorti de ses entrailles? Il a à peine forme humaine, tout entier constitué d’excroissances osseuses et de trous aveugles. Il ne profère aucun son mais on l’entend respirer, d’un souffle rauque et embarrassé de glaires. Elle ne prend conscience que peu à peu que le médecin est en train de parler, qu’il n’a pas cessé de parler depuis l’accouchement, litanie de mauvaises excuses: on vous avait bien dit qu’il valait mieux ne pas le garder, qu’on n’était pas sûr mais que… vous savez, on ne peut jamais être sûr, pas à cent pour cent, la décision revient aux géniteurs. Elle a pourtant quitté la zone dangereuse dès le premier jour, justement à cause de l’embryon dans la matrice. La télévision et les journaux n’ont pas parlé de risques de cet ordre. Ce trou plus large qui s’ouvre et se ferme doit être la bouche. Elle se demande, un peu apeurée, s’il faut lui donner à téter. Le médecin bienveillant veut la rassurer: il ne vivra pas! (Japon, vraisemblablement) Il a senti ses jambes flageoler et le sol se dérober sous lui. Il n’a eu que le temps d’entrer dans le salon de thé et s’écrouler sur une chaise. Il a pourtant tenu bon pendant toute la durée de l’enterrement, s’étonnant même de son propre calme, si proche de l’indifférence ou de la froideur. Ils se voyaient tous les dimanches, sa mère lui préparait les rituelles patates au lard et une mousse au chocolat, son père fumait, malgré l’avis du médecin, une pipe en silence. Ils échangeaient peu de paroles. Il s’étonne de n’avoir pas plus de souvenirs de ses parents jeunes, de ne les revoir que vieillards déjà. Il ne les a jamais vraiment compris, au fond jamais connus: fallait-il qu’ils s’aiment pour qu’elle ne lui survive que quelques heures et s’éteigne naturellement, étendue à son côté! Les a-t-il aimés? Quand la bière est descendue dans le trou, il a poussé à peine un soupir, l’air lui a manqué: il s’est stupidement retrouvé orphelin à cinquante ans. Ils doivent bien avoir de l’alcool dans cette boutique, ne serait-ce que du rhum pour gâteaux. Il n’ose pas en demander. Il faut continuer à feindre d’être adulte. (Suède, sans doute) 6


Il s’immobilise, le bras levé, la matraque serrée dans le poing, contenant enfin l’élan: inutile de frapper plus, il a nettement entendu le craquement, le crâne a cédé même s’il ne saigne pas. Tout a été trop vite: il a immédiatement reconnu son fils mais déjà il ne maîtrisait plus ses réflexes et, sans pouvoir se contrôler, il cognait à tours de bras, laissant les commandes au corps: frapper d’abord penser après, comme le leur avait enseigné le yankee qui ne savait pas parler sans hurler. Et l’esprit s’était obscurci, aveuglé, soumis au réflexe frappeur, sans protester, bien discipliné, sans faire d’exception pour cause de lien de parenté, pour cause d’amour paternel. Il est comme paralysé, avec ce bras qui s’engourdit sans qu’il parvienne à le baisser, les doigts ankylosés sur la poignée du gourdin, la vue trouble. Il revoit le regard de son fils, la dernière fois qu’ils se sont engueulés, où l’incompréhension l’emportait encore sur la haine: il s’était promis de lui expliquer, de lui montrer de quel côté se tient la raison. Et maintenant, il va devoir renier ce cadavre, mais à qui donner ses explications? (Bolivie, par exemple)

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Il les observe un peu amusé, avec un brin de condescendance. Ce qui l’énerve le plus chez ces jeunes arabes, c’est qu’ils sont sincères: Ils traitent ses hommes de nazis, leur jettent des pierres, persuadés d’affronter des monstres assoiffés de sang, se prenant d’avance pour des martyrs. Il ne peut d’ailleurs nier que ses hommes soient des brutes: tous les soldats le sont, sous toutes les latitudes. En virilisant ses troupes, l’armée les déshumanise. Il en sait quelque chose. Même les recrues féminines perdent vite tout sentiment. Et puis on est dans le tiers monde, là où la vie humaine ne vaut pas tripette. Malgré tout, les nazis c’était autre chose. Il aurait aimé voir la réaction d’un SS à un jet de pierre: il ne serait pas resté même un gosse vivant à cinq cents mètres à la ronde! S’il a survécu, c’est parce qu’il a creusé les fosses, y a balancé les cadavres de ses frères et les a couverts de terre. Et au dernier moment, s’est jeté sur le tas et a fait le mort parmi les macchabées. En voyant ces gamins qui, avec leur crâne tondu à cause des poux, tout en l’injuriant lui ressemblent, il a envie de leur tendre une pelle. (Palestine, possiblement) 8


Il se mord la langue. Il se la tranchera à coups de dents plutôt que de crier. Les baffes, les coups de poing, il les sentait à peine; et puis, de la part de flics, de gardiens, c’était normal! Jusque dans le greffe, il avait continué à les narguer, arborant un large sourire plutôt que de les insulter, roulant des mécaniques. Il prenait ce séjour en taule pour une épreuve dont il sortirait glorifié. Et même si, paraît-il, la bouffe était immangeable, ça pouvait difficilement être pire qu’au bidonville. Quand on lui avait fait ôter ses bagues, il avait examiné ses mains nues en les imaginant déjà décorées de tatouages colorés. Un sale moment à passer, mais il était habitué à vivre à la dure. Il le croyait. Il a salué les détenus joyeusement, comme des frères. Ils l’ont accueilli d’une moue de bienvenue. Comme il était tôt, trop tôt pour aller au réfectoire, on l’a envoyé à la douche. C’est là qu’il a déchanté. À six, ils sont entrés. Pas des matons, des taulards, des frères! Ils l’ont coincé, l’ont enculé un par un, sans précaution ni douceur. Il gît dans la flaque d’eau, lèvres serrées pour ne pas laisser échapper un sanglot. (Brésil, ou ailleurs) Le sang l’a éclaboussé. Il devait juste ouvrir la porte, jeter la grenade et filer, mais il n’a pu s’empêcher de vérifier qui reposait dans le lit. En entendant les gonds grincer l’homme s’est redressé. Il a reconnu sans surprise son meilleur ami, son plus que frère, le partenaire des jeux et des aventures, couché contre Leïla qui partageait avec eux presque toutes ses nuits. Ils avaient tout fait ensemble, sauf cette affiliation au groupe des «frères combattants» dont son ami avait tort de se moquer. La preuve! Il avait tenté de l’épargner, de le protéger, de taire ses insultants quolibets, de suggérer une autre victime, un autre antre de perdition: ce ne sont pas les bordels qui manquent dans la ville! Mais l’épreuve d’intronisation exigeait justement le sacrifice des liens et des sentiments. L’imam lui avait expliqué sa mission d’un ton ferme, sans réplique. Martyrs, ils iraient directement au paradis. Leïla s’y emploierait à rendre agréable le séjour des bienheureux. Quant à son ami, il s’expliquera avec lui là-haut, car il ne va pas tarder à l’y rejoindre: il entend déjà les bottes des soldats dans l’escalier. (Algérie, éventuellement) 9


Ils doivent faire vite tandis que les grands règlent les détails de leur affaire: combiner des signes de reconnaissance, établir un code; comme ils ne savent pas où on va l’emmener, probablement à la capitale mais ça n’est pas sûr, ce sera à elle de trouver moyen de lui faire parvenir le premier message et de monter un canal de communication. Lui, dès qu’il en aura l’occasion, s’enfuira et la rejoindra. Il se demande si la vieille sorcière n’a pas fait mal à sa sœur tout à l’heure en lui examinant l’entrejambe mais n’ose pas l’interroger. Il imagine qu’elle possède dans son ventre un précieux trésor. Il comprend vaguement que c’est pour ce magot que la vieille achète sa sœur. Il la supplie de ne pas grandir, de ne pas vieillir, de ne pas oublier leurs jeux quand ils se retrouveront, de ne pas devenir comme leur aînée, qui paraît avoir trente ans quand elle en a seize tellement elle se maquille, n’a jamais de temps pour lui quand elle leur rend visite une fois l’an, se contentant de le faire taire en lui refilant des sucreries, et prétend qu’heureusement elle ne peut plus en avoir car elle hait les enfants. (Thaïlande, entre autres)

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Elle n’a que le temps de se cacher derrière l’encoignure de la première porte cochère et de retenir un cri. En s’écrasant la joue contre la pierre, elle penche le cou avec précaution pour vérifier que ses yeux ne l’ont pas trompée. Après tout, ils sont loin, la rue est mal éclairée, elle n’a en fait distingué que des silhouettes. Pas de doute, c’est bien lui, inconfondable, avec sa tignasse hirsute et ce long manteau de toile tout à fait démodé. Elle, elle ne la reconnaît pas, une inconnue. Il lui serre la taille d’une main, comme il prend d’habitude la sienne, et se penche sur elle pour l’embrasser: il doit aimer les filles plutôt petites! Quelle malchance d’être passée par ce quartier qu’elle ne fréquente pas, et justement aujourd’hui! Elle se sent confuse: que faire désormais de ses convictions romantiques, trop sentimentales, presque fleur bleue? Elle a la gorge nouée, ne parvient pas à détacher les yeux du spectacle de leurs baisers fougueux. Elle n’ose imaginer leur prochaine rencontre: elle ne devra pas l’accuser, l’obliger à mentir. Elle veut s’enfuir, courir jusqu’au pont, mais elle ne sait plus la direction. (Italie, probablement) Sur le coup, elle ne perçoit aucune douleur physique: elle a enregistré la disparition de ses bras, noté sa poitrine éventrée, le sang qui gicle, la flaque rouge que la terre absorbe, mais ne voit que la tête décapitée de la poupée qui continue de lui sourire. Elle n’a pas compris que le jouet était piégé et croit à une malheureuse coïncidence entre l’explosion de la mine et la découverte de la poupée sagement assise sur le bord du chemin. Elle sent que quelque chose se passe à l’intérieur de son corps: la vie s’en échappe convulsivement. L’explosion lui a percé les tympans et en quelque sorte a effacé le monde à son entour pour la laisser confrontée à cette seule poupée mutilée. Elle souffre pour la poupée, pas de ses propres blessures. Elle voudrait la ramasser, la caresser, la bercer, mais comment faire maintenant qu’il ne lui reste en guise de bras que deux moignons pendant ridiculement? Elle se met à lui chantonner une berceuse, mais n’émet qu’un filet de voix tandis que s’ouvre une plaie à sa gorge. Alors elle se penche et glisse à terre, en tendant le cou pour lui envoyer un baiser. (Afghanistan, mais pas seulement) 11



la chasse à l’ange


Le personnage est connu de toute la région, considéré comme un original inoffensif, grand chasseur, sorte de Tartarin, dont il a la barbiche, la bedaine et le verbe haut. On ne se moque pas ouvertement de lui, mais derrière son dos on n’hésite pas à le caricaturer en imitant sa démarche et ses galéjades. Autant dire qu’on ne le prend jamais vraiment au sérieux. S’il s’en aperçoit, il n’en laisse rien paraître et ne semble jamais s’offusquer des sourires qu’il voit s’ébaucher sur les visages des auditeurs quand il entreprend de discourir ou de raconter des exploits cynégétiques. Il passe pour un peu simple mais il pourrait bien tromper son monde qui ne saura jamais s’il était sérieux ou plaisantait quand il évoquait des combats épiques contre des bêtes sauvages et fabuleuses. On a déjà tenté de lui rendre la monnaie de sa pièce en lui servant d’incroyables aventures de chasse exotiques. Il écoute et approuve, pose quelque question pour confirmer un point de détail et semble gober l’appât. Or il ne la mentionnera plus jamais et semble l’oublier sitôt qu’il l’a entendue. Ou la garde pour soi. Le gendarme ne s’est pas étonné de la visite de notre personnage: à moins d’une semaine de l’ouverture, il était normal qu’il vienne renouveler son permis. D’ailleurs, malgré ses fanfaronnades il était toujours en règle et n’avait jamais eu d’ennuis avec la maréchaussée. Il leur arrivait souvent de prendre le pastis et de trinquer ensemble. Quand l’autre lui a demandé si le permis incluait parmi le gibier l’ange, le gendarme s’est retenu de pouffer et, avec un clin d’œil, a répondu: «Sûrement! Pourquoi pas?» Toutefois, quand l’autre a insisté pour qu’il le spécifie par écrit sur le carnet, le brave gendarme a été pris d’un doute: c’est que l’autre paraissait si sérieux! Il a demandé si l’autre en avait déjà vu, des anges. Notre personnage commence un récit où l’ange se trouvait à «ça» du canon de son fusil mais en bon chasseur se refuse à préciser le lieu de la rencontre. Le gendarme ne sait que croire. Dans le doute, il juge plus prudent d’en référer à ses supérieurs car en bon mécréant il prenait l’ange pour un animal mythique et ignore tout de la législation régulant sa chasse. 14


Le rapport du gendarme a remonté la voie hiérarchique jusqu’à la préfecture. Sa lecture à chaque étape a suscité une hilarité sans précédent dans les annales de la maréchaussée. Tous, du brigadier au commissaire, ont tenu à réunir l’ensemble de leurs subordonnés pour leur faire partager, une fois n’est pas coutume, leur allégresse. Ils se sont souvent mis à plusieurs pour rédiger une appréciation de la demande digne de la verve comique qu’elle méritait. Le dossier, entre le village et la préfecture, s’est tellement épaissi qu’il paraît une anthologie. Néanmoins, se méfiant de la malveillance des journalistes prompts à saisir le moindre prétexte pour vitupérer contre le gouvernement et les forces de l’ordre, ils ont pris soin de faire jurer solennellement à leurs hommes le secret absolu sur cette affaire. Alors que tout le corps de la gendarmerie était au courant, rien n’a filtré. Le seul incident notable aura été le tonitruant éclat de rire des flics pliés en deux lors de la très guindée cérémonie de remise de médailles, quand dans le silence recueilli l’épouse du ministre a dit qu’«un ange passait». 15


Le préfet, dans l’intimité, n’a pas su tenir sa langue. Lui qui se faisait un point d’honneur de ne jamais discuter des affaires de la république à la maison, bien que sachant sa femme plutôt bigote mais ne mesurant pas combien elle pouvait être chatouilleuse sur le chapitre de la foi et des dogmes de l’église, n’a pas résisté à exposer le cas de l’autorisation sollicitée par notre personnage. Son épouse n’a pas trouvé l’histoire drôle. Du tout. Elle s’est montrée franchement scandalisée. Plus que de la demande en soi, car depuis que les francs-maçons ont mis fin au concordat on peut s’attendre à tout dans un pays de mécréants condamnés d’avance aux flammes infernales, de la légèreté avec laquelle son mari traite l’affaire. Elle y croit, elle, aux anges, même si elle n’en a jamais vu. Et ce n’est certainement pas l’évêque qui la démentira sur ce point. La moindre des choses, dans une affaire concernant le ciel, est de commencer par consulter ses représentants sur terre! Au-delà de certaines limites, la désinvolture devient irresponsabilité et l’agnosticisme se révèle criminel. Elle est outrée! L’évêque sourit: lui non plus n’a jamais vu d’ange et les tient pour une figure métaphorique plutôt que des êtres matériels. Le préfet, heureux de n’être pas tombé sur un fanatique vénérateur des chérubins, ricane et hoche la tête en signe d’accord sur l’inconsistance du sujet. Mais l’évêque l’arrête: leur incrédulité ne les autorise pas à douter de l’omnipotence du seigneur ni de l’impénétrabilité de ses voies. S’il lui en prend l’envie, matérialiser en chair et en os l’un de ses envoyés ne présente aucune difficulté pratique pour la divinité. Mais le problème n’est pas là: quelque douteuse que puisse paraître l’existence d’êtres anthropomorphes ailés, en aucun cas son improbable occurrence ne saurait mériter une fusillade autorisée. Déjà qu’il n’est pas évident que le sixième commandement divin ne s’applique pas aux animaux, la licence légale de chasser un ange, symbole de pureté et innocence, constituerait une véritable provocation. Le préfet mesure l’enjeu de ce qui lui avait d’abord paru farce. Il remonte la nef de la cathédrale avec la détermination du converti. 16


L’édit préfectoral est formel: la chasse à l’ange est strictement prohibée sur toute l’étendue du département, aucun passe-droit ne pourra être accordé sous quelque prétexte que ce soit et tout contrevenant encourt les peines prévues dans le code pénal pour les crimes avec préméditation, l’ange étant désormais assimilé à un être humain souffrant d’un handicap particulier et en conséquence l’abattage séraphique est, sur tout le territoire relevant de la juridiction préfectorale, tenu pour un assassinat. Ses subordonnés n’en reviennent pas. Mais l’autorité catégorique du ton de la rédaction du décret les retient de formuler le moindre commentaire ni même de poser une question. Personne n’a plus envie de rire. L’ordonnance est placardée dans tous les commissariats. Un contribuable qui à sa lecture s’est esclaffé a dû payer une lourde amende pour outrage aux représentants de l’ordre dans l’exercice de leur fonction. Comme il protestait, le commissaire lui a assuré qu’il pouvait s’estimer heureux que le préfet ne le poursuive pas en diffamation. On ne plaisante pas avec la loi.

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Le gendarme adopte un ton paterne pour communiquer au personnage la fin de non-recevoir que sa demande s’est attirée. Il a d’ailleurs été sincèrement surpris, non tant par l’interdiction elle-même dont la matière dépasse assurément ses compétences, mais par son caractère péremptoire. Aussi a-t-il préféré porter lui-même la mauvaise nouvelle comme on annonce un malheur, en tempérant l’amertume de son message par l’offre d’un pastis. Penaud, il voit son ami s’étouffer à l’audition de l’arrêt puis, d’indignation, recracher la boisson. Passée la surprise, le personnage proteste avec véhémence. Il prend à témoin de l’injustice qui lui est faite tous les buveurs rassemblés au bistrot pour l’apéritif. Tous lui donnent raison. Le gendarme s’empresse de spécifier qu’il n’est en l’occurrence que le messager, pas l’auteur de l’interdiction, que s’il ne tenait qu’à lui… Il rappelle que sa première réaction avait été de prendre sur lui d’accorder l’autorisation. Le personnage l’observe, méfiant, et avec une feinte ingénuité demande comment, tout seul, son ami compte faire respecter la défense.

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Le coup a porté. Le soir même, le gendarme entreprend de s’atteler à la composition d’un rapport dont la rédaction lui prendra finalement toute la nuit. Sa conscience professionnelle le pousse en effet à avertir ses chefs de la réaction de la population à l’annonce publique de la prohibition. Il doit donc les prévenir du risque de braconnage à l’ange, mais en procédant tout en suggestions et insinuations car toute accusation directe à l’encontre de l’un ou l’autre des villageois, tous ses amis de surcroît, relèverait de la calomnie. Le danger doit donc rester anonyme, ce qui ne le rend que plus menaçant. Il ne voudrait cependant pas susciter l’affolement des cercles dirigeants. Le péril reste virtuel et des mesures trop voyantes, l’envoi de renforts par exemple, pourraient s’avérer inefficaces voire néfastes en dressant les habitants, paisibles chasseurs, contre les représentants de l’ordre, traditionnels boucs émissaires du mécontentement populaire. À force de précautions et de restrictions, l’exposé du gendarme est si confus qu’il en devient incompréhensible et ne traduit que sa panique. Contacté par le préfet, l’évêque a promis de mobiliser toute sa congrégation pour une campagne de protection des espèces angéliques. Aussi, le dimanche suivant, dans toutes les paroisses de la région, le sermon des prêtres portait sur l’obligation morale de préserver les œuvres du seigneur dont l’amour s’étend à la plus humble de ses créatures. Reprenant de vieux arguments élaborés à l’occasion de la discussion publique de l’avortement, les curés ont prôné le respect absolu de toute vie. Sans jamais parler des anges sinon par allusion, les incluant plutôt dans une généralisation des espèces à sauvegarder, leur prêche, sur un ton variable selon le caractère de son auteur, pouvant aller de la menace d’une vengeance du ciel jusqu’à l’évocation mélodramatique des affres de la créature traquée, en passant par le portrait caustique du chasseur en bourreau ou assassin pathologique, aboutissait à une condamnation inconditionnelle de toute activité cynégétique. Le sujet devait les inspirer car rarement leur harangue avait été aussi enflammée et leur rhétorique si convaincante. 19


Les sociétés de chasse ont immédiatement réagi. Dès l’aprèsmidi, leurs membres étaient convoqués pour une démonstration de puissance. Aux adhérents les plus démunis sont allouées gratuitement des cartouches. Des battues sont organisées pour ratisser le pays. Les chasseurs forment une chaîne et s’avancent en plusieurs lignes de front, tirant sur tout animal que leur foulée fait fuir. Les lapins boulent, les perdrix s’abattent avant d’avoir pris leur envol. Les matous égarés y passent. L’odeur du sang monte à la tête des chiens qu’ils ne peuvent retenir. Dans leur excitation, les mâtins n’hésitent pas à égorger les agneaux restés en arrière quand s’est dispersé le troupeau affolé par leurs abois. Aucun berger ne songerait à protester. Cette journée leur appartient, personne ne leur disputera quelque bête immolée. Diane réclame des sacrifices. On n’avait pas vu une telle hécatombe depuis le massacre qui a suivi en 1789 l’abolition des privilèges aristocratiques. Tant il y en a, ils ne ramassent même pas le gibier abattu, qui faisandera pendant des jours en empestant la région. 20


Parmi les oiseaux décimés lors du carnage, on a trouvé des oies, des faisans, des merles, des corbeaux, des grives, des perdrix, des colombes et même quelques aigles et un paon mais pas d’ange. Ayant vérifié qu’aucune créature céleste n’avait été atteinte, les curés ont organisé quelques processions avec actions de grâce. Après leur démonstration de force, les chasseurs échauffés se sont calmés. Le repeuplement des forêts prendrait des mois. Le préfet, pour ne pas perdre la face, a tout de même tenu à faire dresser par tout le pays de larges pancartes affichant l’interdiction de chasse à l’ange. La conséquence indirecte du constat de l’absence de toute dépouille séraphique au lendemain du dimanche sanglant, au lieu de fournir un argument aux mécréants, a paradoxalement soulagé les populations et affermi la croyance en leur existence. L’omniprésence à chaque recoin du paysage des panneaux préfectoraux a définitivement établi leur réalité légale. Des visionnaires et des hystériques n’ont pas tardé à en voir. Leur rareté justifiait d’autant le souci de les protéger. Comme il est à l’origine de toute l’affaire, le personnage a été consacré, juste récompense, spécialiste ès-anges. Il est très sollicité par les touristes venus de partout pour observer les créatures séraphiques car il est avéré que la région est celle où l’on a le plus de chance d’en apercevoir, plus même qu’en Judée ou sur le mont Sinaï. S’il ne répugne pas à les régaler de récits de rencontres pas toujours sans danger, puisque une fois par exemple il s’est fait attaquer par l’un d’eux avec qui il a dû se battre toute la nuit, il se refuse à leur servir de guide, expliquant avec un sourire contrit qu’un vrai chasseur ne doit jamais révéler les pistes qu’il connaît. On ne manque jamais de lui demander s’il en a déjà tué et combien. Devant son silence modeste, certains, surtout des femmes, le jugent un monstre impitoyable mais fascinant, d’autres croient plutôt à une affectation pour cacher sa maladresse. Partout des amateurs se postent, camouflés, les yeux vissés à leurs jumelles. Certains ont des télescopes. D’autres louent des montgolfières. Il y en a même qui passent leurs journées dans les arbres. 21



Ă nos morts


Au commencement il n’y a pas de verbe. Rien que des noms. Une liste. Assumant qu’il s’agit d’une fiction et pour réduire l’infinité des possibles, on a établi un nombre, arbitraire, de vingt-six noms se succédant selon l’ordre alphabétique des prénoms, de Alain, Bernard, Charles jusqu’à Xavier, Yves et Zacharie. Ça ne fait pas très réaliste, encore qu’on ait vu des coïncidences bien plus troublantes, mais ça fixe une limite à l’énumération. D’ailleurs, les noms ont été mélangés de telle façon que la méthode, ou la contrainte, reste presque invisible, si discrète que seul un lecteur attentif remarquera le détail. On a en outre multiplié les coïncidences pour noyer celle qui a présidé à l’établissement de la liste. De toute façon, le nom est secondaire, l’important tient aux deux dates dont il est suivi. Si la première connaît des fluctuations entre 1865 et 1897, la seconde est immuable: 1916. Il s’agit d’un tombeau symbolique, monument aux morts de la «grande guerre», comme on en trouve dans toutes les communes de France, chargé de perpétuer le souvenir nominal des «enfants de la patrie». Les patronymes sont au nombre de six (éventuellement avec une voyelle à l’initiale mais ce n’est pas nécessaire). On en déduit que d’étroits liens de parenté lient ces personnages. On le vérifie sur le cadastre du village où il apparaît que huit familles seulement se partagent la totalité des terres. Deux ont échappé à la mobilisation, dont les membres étaient sans doute trop jeunes ou trop âgés. Pour protéger le patrimoine, ils devaient se marier entre eux, si bien que certains sont à la fois cousins et beaux-frères. Aussi bien sur le monument que sur le cadastre n’apparaissent que des prénoms masculins, puisque le mari disposait par loi des biens de son épouse. Le recoupement des deux listes fait ainsi correspondre à chaque nom une certaine puissance immobilière. On remarque que certains ne possédaient pas de biens et devaient travailler pour leur aîné. Des énigmes surgissent. On obtient plus un portrait sociologique des mœurs et coutumes rurales au début du XXe siècle qu’une véritable individualisation des figures que la nomination ne suffit pas à tirer de l’anonymat de la mort. 24


D’autres documents ont été consultés, dont copie a été jointe à chaque nom de la liste: certificat de naissance et de baptême, inscription à l’école pour quatre d’entre eux, avec un «carnet de notes», certificat de vaccination contre la variole pour les deux plus jeunes (grande campagne de 1897), actes notariés, de mariage, d’héritage, d’achat et de vente de terrains (on n’a pu retrouver aucun compte en banque), permis de chasse (tous), livret militaire enfin, précisant l’affectation et incluant le certificat de décès. Aucun d’eux n’a reçu la moindre médaille ni de distinction honorifique, aucun n’a été un héro. Tous ces papiers administratifs à quoi se résume une vie les enfoncent dans l’indistinction. L’un aura été bon élève l’autre cancre, l’un sera resté célibataire tandis que l’autre épousait sa belle-sœur après son veuvage, mais les raisons de ces choix et comportements manquent à jamais, si bien que les différences et écarts les plus flagrants se réduisent à des nuances et se fondent dans la banalité de l’histoire archivée. Résumées, les identités se diluent dans l’identique. 25


Un dossier pourtant se détache, ne serait-ce que par l’épaisseur: en effet, l’un d’eux a eu maille à partir avec la justice, a été condamné et a fait de la taule. Bien que le procès ait été plutôt expéditif, de nombreuses pièces, procès-verbaux et comptes-rendus, ont été collationnées: le tribunal ne lésine pas sur le papier. Néanmoins, l’affaire est, plus que d’un «caractère», révélatrice de l’universalité des conflits de voisinage, eux-mêmes issus de rivalités fraternelles ou amoureuses plus anciennes, presque immémoriales, plus proches du mythe que du dilemme individuel, reproduites de génération en génération à l’insu des protagonistes. Les formules juridiques sont inaptes à traduire les sentiments. La propre condamnation n’est exprimée que sous forme de référence à un paragraphe et un article du code pénal. Le rapport de prison ne signale aucun écart de conduite ayant motivé une sanction disciplinaire et fait seulement état de sa libération pour motif de conscription: même les «mauvais sujets» peuvent donner de bons soldats. Que la mort blanchit de toute faute. 26


Or l’objet de la recherche est précisément de percer la chape de la banalité normale et de découvrir sous les actes ordinaires, gestes et paroles à la fois quotidiens et millénaires, le fond dramatique, ou romanesque, de ces vies choisies au hasard d’une inscription funéraire. Le fait qu’il s’agisse d’une fiction n’entre pas en ligne de compte: la réalité n’est qu’un modèle qu’il peut être nécessaire de, sinon corriger, retoucher. Aussi le cas du criminel doit-il être abandonné comme une solution de facilité. Le personnage n’était probablement pas plus intéressant que ses «pays». Combien parmi eux étaient profondément croyants? Combien d’ivrognes? Combien allaient régulièrement au bourg? Au moins pour la foire. Profitant de l’occasion pour une virée chez ces dames de la maison close. Ceux qui n’avaient pas vingt ans sont peut-être morts puceaux. N’ont-ils jamais songé à aller s’installer en ville? Quitter le village, fuir la condition héréditaire. Ils semblent n’avoir eu souci de laisser d’autre trace que leurs champs cultivés et leur ferme où ils couchaient au-dessus des porcs. La tentative de reconstitution des vies individualisées de ces personnages aboutit donc à une aporie. Toutefois, l’insuccès des recherches effectuées comme l’incapacité à combler par l’imagination les insuffisances de la documentation ne témoignent pas tant de la vanité intrinsèque de l’entreprise, aussi paradoxalement futile et fatale que tout projet romanesque, que de l’incompétence de celui qui s’y est attelé et n’a pas su se montrer à la hauteur de la tâche qu’il s’était assignée. À quelles obscures motivations a-t-il obéi? Son grand-père, réformé par l’armée pour quelque faiblesse de constitution, blessure ou maladie, n’a pas été rappelé en 14. La guerre est donc pour lui un événement essentiellement fantasmatique. Comme la peste de l’an mil. Il s’étonne que la destruction n’ait pas été totale, qu’il y ait eu des survivants. Ses parents en premier lieu et lui-même par voie de conséquence. Il perçoit une transcendantale injustice dans sa propre existence, qu’il tente de réparer en rendant à ces morts une personnalité et une biographie fantaisistes. Mais il manque d’inventivité. 27


L’écriture serait en l’occurrence un produit de la mauvaise conscience. L’encre noire serait le résultat symbolique du sang séché d’ancêtres, pas nécessairement personnels car il existe une solidarité dépassant l’étroit cadre clanique, morts en vain, si l’on considère les valeurs pour lesquels ils ont travaillé et se sont battus, sueur et sang concrets mais idéaux abstraits que le courant de l’histoire aura emporté comme fétus, morts pour nous en tout cas puisque ils nous ont légué leur nom et leurs gènes. Et le paysage que leur labeur a construit. Et les haines que leurs passions ont fomentées. Les mots, en les invoquant, les font revivre, leur restituent une dignité et une aventure, leur propriété d’être unique. Ou du moins devraient avoir ce pouvoir. Si celui qui les manie n’était pas écrasé par ses propres contradictions au point de révéler une incapacité plus ontologique qui en fait, dans son rapport aux mots, une fraude vivante, un escroc de la littérature. Un romancier stérile qui flirte avec le lexique sans s’engager dans les mirages du langage, trop matérialiste pour avoir foi en la fiction.

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Mais comme c’est un intellectuel, il sait manipuler les concepts et forger les raisons qui justifient à ses propres yeux son impotence. Comme ces pervers puritains qui ne peuvent s’empêcher de fréquenter des prostituées, il condamne le langage pour le mensonge qui justement lui confère magie et pouvoirs, ne serait-ce que d’émouvoir, sinon convaincre, l’auditeur. Plus profondément, il sait que ses souvenirs sont très concrets: une couleur, une saveur, une odeur. La mémoire fixe des impressions sensorielles irrépétables, liées au lieu et à l’heure. Proust n’a jamais goûté deux fois la même madeleine. Et celle que son écriture a pétrie n’a de réalité que verbale. D’où son intemporalité. Car le «temps retrouvé» ne saurait être que l’éternité relative des écrits. On ne ressuscite pas les morts par des mots. L’écriture est l’espace de l’Hadès. Tout mot est par essence commun. Un vocable unique n’appartient plus au langage mais à une incompréhensible glossolalie. Écrire la vie des morts revient à graver leur nom sur un tombeau, leur ériger une stèle. Illisible donc inutile. La seule issue qu’entrevoit le romancier consisterait à retrouver des lettres intimes écrites par ses protagonistes. Par exemple du front. Malgré la censure et son caviardage. De telles missives seraient indéniablement plus vraies que toutes les fictions qu’il pourrait broder à leur sujet. Plus dramatiques, plus pathétiques même puisque chacune aurait été rédigée avec la conscience qu’il pouvait s’agir de la dernière. Il doit donc entreprendre de fouiller les greniers de son village imaginaire. Les retourner à fond, vider coffres et malles, éplucher toutes paperasses. En vain. Les écrits ne restent pas. L’encre de ces lettres a pâli, s’est effacée. Il ne trouverait, s’il mettait la main dessus, que des feuillets vierges. Et bien sûr l’hypothèse qu’il se substitue aux personnages, prenne leur place et écrive leurs lettres est inadmissible. La vérité d’un amour exprimé sous une pluie d’obus constituerait un cri de protestation contre la guerre, contre toutes les guerres, sa fiction tout au plus une ficelle larmoyante. Assumant d’avance les conséquences éthiques de son échec, l’écrivain renonce. 29


Or au moment où il abandonne sa quête, l’écrivain acquiert une dimension symbolique qui rend son aventure, plutôt que sa personne ou sa personnalité, exemplaire. En ayant entendu parler, un autre auteur décide d’en faire son double caricatural et irreconnaissable, et de ses infructueuses tentatives la métaphore vive des limites et contradictions de la littérature. Il se sent protégé car alors que son personnage incarne l’échec, son histoire lui assure le succès. Il préfère néanmoins ne pas insister sur ce paradoxe, qui risque de déboucher sur la vanité du succès littéraire, la futilité du milieu artistique, les privilèges immérités de l’élite intellectuelle et ne l’épargnerait sans doute pas. Mieux vaut s’en tenir a une parabole strictement abstraite, légèrement fantastique, ne débordant pas l’«espace» rhétorique. L’idée d’une perméabilité entre le réel et le verbal lui déplaît: si des vies imaginaires peuvent peser sur le destin de personnes véritables, si une fable peut arrêter une guerre, l’écrivain se voit investi d’une responsabilité dépassant le cadre ludique du divertissement fictionnel. Son sens de l’ironie et sa causticité naturelle lui rendent sensible le caractère dérisoire de la fable métalittéraire qui l’a séduit: les difficultés rencontrées par son «double» pour retracer vingt-six biographies paraissent inconsistantes si l’on imagine qu’il aurait pu, en lui attribuant l’envergure d’un Tolstoï ou Soljenitsyne, entreprendre de raconter la vie des dix millions de morts de Stalingrad. Il ignore s’il existe pour eux un monument aux morts mais n’ose en imaginer les dimensions. La littérature doit travailler dans le générique, l’emblématique. La prétention de Balzac de rivaliser avec l’étatcivil n’est qu’une boutade digne de son cerveau surexcité par l’abus de café et quelque peu paranoïaque. L’écriture est un refuge et doit assumer son impuissance. L’option d’évoquer la guerre sans la moindre touche d’héroïsme lui paraît déjà méritoire si l’on considère que les écrivains contribuent, par leurs romans, à véhiculer les valeurs martiales pour lesquelles les hommes sacrifient si légèrement leur vie, à façonner des esprits revanchards et les préparer pour «la prochaine». 30


De façon obscure, il devine que l’être paradoxal de la littérature tient probablement à une certaine confusion entre le nom et la trace, que l’histoire de ces biographies impossibles illustre magistralement. Qui laisse un nom ne laisse autant dire rien. Qui laisse un sillon laisse au moins un exemple. Qui laisse un tombeau laisse au mieux un socle monumental d’où le temps peut contempler nos dérisoires ambitions, et s’en rire. Qui laisse un livre ne sait pas vraiment s’il laisse un sillon, une histoire que des lecteurs se transmettront comme un héritage d’autant plus précieux qu’il est moins encombrant, plus fragile, tel le sillon qui ne vaut que pour l’invisible graine qu’on y a enfouie, ou s’il laisse plutôt un tombeau, un monument de papier couvert de mots et de noms, rangé dans les rayonnages d’une de ces nécropoles appelées bibliothèques sur le modèle desquelles sont construites les cités où s’entassent les hommes, chacun convaincu qu’un nom suffit à le tirer du néant anonyme, par lequel, lorsque tout sera retombé en poussière, un ange l’appellera pour ressusciter.

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fiat nox (histoire nipponne)


La lettre x n’a pas d’équivalent en japonais, aussi le personnage ne saurait-il être désigné par elle, comme initiale de son nom, en jouant sur l’ambivalence entre une nomination abréviée et une inconnue. On l’appellera donc z, initiale de Zero, prénom japonais issu du mot européen zéro et qui en a conservé, sinon le sens précis, la connotation. Ce choix s’avèrera recéler une valeur symbolique au cours du récit. Il est un héro. Pas un samouraï, statut qui lui confèrerait d’emblée une dimension anachronique, mythique et moyenâgeuse, incompatible avec une intemporalité voulue du récit qui inclut la modernité, mais un de leurs descendants. Il mène une vie aventureuse composée de voyages et d’exploits, sur le modèle des détectives de la littérature policière, héritiers de la figure tutélaire du chevalier des anciens romans. Il vit donc éloigné de sa famille. Or un jour, au retour d’une mission, il apprend qu’un fantôme hante son village natal et en terrifie les habitants. Cette nouvelle éveille en lui le désir d’y retourner, la nostalgie de son enfance et d’une vie tranquille.

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À l’arrivée en gare, z scrute vainement les visages des voyageurs massés sur le quai tandis que le train freine, à la recherche de traits familiers que sa mémoire pourrait identifier mais il ne reconnaît personne. Il y a trop longtemps qu’il n’est pas revenu. Le village luimême a changé: une boutique moderne, type supermarché, s’est ouverte sur la place devant la gare, remplaçant la vieille épicerie, et un feu rouge a été installé. Comme si le trafic routier justifiait un tel appareillage. Inutile de chercher parmi les jeunes passants, qui devaient être enfants la dernière fois qu’il est venu, si même ils étaient nés. Il s’attache donc aux visages des vieillards. Il croit soudain reconnaître l’ancien croque-mort à sa barbiche et l’interpelle. L’autre le regarde étonné. Il s’est trompé. Il voit alors passer, inconfondable, le tavernier bedonnant et se précipite pour le saluer. Comme l’autre ne lui prête aucune attention, il le retient par la manche. L’homme proteste d’une voix de fausset. Il s’est encore trompé. Il s’enfuit. Il n’y a que trois rues mais quand il s’arrête, haletant, il constate qu’il s’est perdu. Ayant posé son bagage, z a fermé les yeux et se tient les tempes pour mieux se concentrer sur ses souvenirs. Quand il les rouvre il voit à travers ses doigts une silhouette courbée lui passer devant. Elle avance à pas si menus qu’elle ne fait aucun bruit. Il a à peine entrevu le visage parcheminé mais l’énorme chignon de cheveux blancs est indubitablement celui de la vieille sorcière dont il courtisait la fille quand il avait vingt ans, avant de quitter le village. Quel âge peutelle avoir aujourd’hui? Poussé par une force obscure, z lui emboîte le pas. Le temps d’un éclair, il a l’intuition que son enquête va se résoudre avant même d’avoir véritablement commencé et que le hasard lui a fait prendre le fantôme en filature. D’ailleurs, ils sortent du village en direction du vieux cimetière. Sans le vouloir il fait rouler un caillou, le fantôme se retourne et le dévisage longuement. Ses yeux s’écarquillent démesurément. La vieille pousse un cri lancinant avant de fuir vers le village. Surpris, z comprend qu’il a pris la fille pour la mère. Il a suivi un être de chair, bien vivant. Seul son amour est mort. 35


Revenu sur la place, z remarque une gargote toute de guingois coincée entre un atelier de mécanique et la gare. Y entrent et en sortent sans arrêt des ouvriers agricoles chinois, venus s’y désaltérer. Décidément, le village a bien changé. Il se souvient encore de la curiosité éveillée par le passage du premier chinois au village, un colporteur venu vendre des bijoux de pacotille. Il pénètre dans l’étroite salle, repère une tenture, découvre derrière un couloir qu’il suit jusqu’à une salle sombre et enfumée tapissée de nattes. Il s’étend sur l’une d’elles, la tête posée sur son sac. Une servante chinoise lui apporte une pipe d’opium et la lui allume. Puis elle revient avec un bol de riz sur lequel quelques lamelles de poivron saupoudrées sans apprêt forment par hasard le dessin d’une tête de dragon. Affamé, z vide son bol avant de s’endormir. Il rêve qu’il démasque le fantôme, le combat et le terrasse, mais que celui-ci à terre l’accuse d’être la cause de son tourment et de son errance. Au réveil, z s’aperçoit que le dragon de poivron, sur son lit de riz, le regarde fixement. Il aura veillé sur son sommeil. Ayant compris que cette enquête, en raison même de la familiarité des lieux et de la confusion possible de ses souvenirs, risquait de s’avérer plus difficile et lente qu’il ne l’escomptait, z a laissé son sac encombrant à la consigne, s’est fait remettre un plan à jour du village par l’employé de mairie qui fait aussi office de policier et de percepteur, heureusement trop jeune pour le reconnaître, et entreprend un quadrillage systématique de chaque quartier. L’agglomération s’est étendue le long de la rivière: baraques de planches et taudis construits sur la berge le long du chemin du hallage où il aimait flâner et où il avait amené des filles pour folâtrer dans les fourrés de bambous. Revenant pensivement sur ses pas, il découvre à plusieurs places où il se souvient de s’être arrêté pour méditer des cigarettes dont le cylindre de cendre intact prouve qu’elles ont été allumées sans être fumées. La conclusion d’un tel indice est facile à tirer: le fantôme a inversé les rôles, l’invisible poursuivi suit à la trace son poursuivant. D’ailleurs, z n’avait cessé de sentir autour de lui sa présence curieuse. 36


Les villageois qu’il interroge le considèrent d’un air méfiant, le prennent pour un étranger et répondent évasivement quand ils ne l’envoient pas purement et simplement promener. Leur attitude hostile et leur refus de coopération commencent d’irriter z qui soupçonne qu’on lui cache quelque chose, quelque méfait abominable auquel tous les habitants auraient participé et qu’ils tenteraient vainement de couvrir d’une chape de silence. Le fantôme ne serait que la matérialisation spectrale de leur culpabilité collective. Un sourd ressentiment monte en lui à force de se heurter à une évidente mauvaise volonté et, en dépit de ses généreuses intentions, d’être en butte à un ostracisme qui ne se cache même pas sous les dehors d’une élémentaire politesse. C’est tout juste si on ne lui signifie pas qu’il est, non seulement indésirable, mais suspecté de connivence avec les forces maléfiques qui ont élu leur village comme terrain de jeu, champ privilégié de leurs farces et facéties. Le bruit de ses exploits n’est jamais parvenu jusqu’à ce trou perdu qui ignore ou renie son fils prodigue. 37


En opérant des recoupements entre la chronologie des événements telle que l’a retracée pour lui le maître d’école et les confidences arrachées à grand peine au chef de gare partagé entre une réticence matoise et une tendance compulsive au bavardage à tort et à travers, où se mêlaient inextricablement ragots, vieilles rancunes, superstition et sourde peur, z a acquis la conviction que les apparitions du fantôme ne sont pas aussi aléatoires qu’elles le paraissent à première vue, que leurs témoins, car hormis la terreur inspirée il n’y a pas eu proprement de victimes, ont été choisis parmi des membres de sa parenté proche ainsi que d’anciens amis ou amies, obéissant à un plan soigneusement mûri et exécuté dont il ne serait pas surpris de découvrir qu’il visait en dernière instance à le ramener, sous prétexte d’enquête et de mystère à éclaircir, aux lieux de son enfance. Le fait que tous ces témoins directs soient des vieillards ayant peu ou prou son âge suffirait à confirmer son intuition. Peu à peu, z se convainc qu’on lui a tendu un piège. Il en faudrait plus pour le faire reculer. 38


L’homme est déjà très éméché quand z vient s’installer à sa table. Parmi les imprécations lancées à haute voix qui ponctuent le marmonnement continu de l’ivrogne, le mot «fantôme» est revenu plusieurs fois. Pour l’amadouer, z commande un flacon de saké. Un regard brillant de convoitise le remercie de sa générosité. L’homme remplit deux petits bols, vide le sien d’un trait et attend que son mécène ait bu pour servir la prochaine rasade. Le saké n’est qu’un immonde alcool de riz et z ne peut retenir une grimace. «Fameux!», approuve en se léchant les babines son invité. Puis il reprend son monologue que z a du mal à suivre mais ne saurait interrompre. En gros, le fantôme accomplit en s’attaquant aux villageois un acte de justice et exécute pour l’ivrogne la vengeance que celui-ci serait incapable de mener à bien. Il n’en est pas un dont il n’ait à se plaindre. Même ce tavernier sournois derrière ses manières affables. Pas besoin de l’inciter à poursuivre, z n’a qu’à hocher la tête. Turpitude, mesquinerie, sordide avarice, pour les motifs le fantôme n’avait que l’embarras du choix. Tout à la conversation de l’ivrogne, z n’a pas prêté attention au brouhaha qui monte de la rue ni aux allées et venues de la foule. Pourtant la simple présence des habitants dehors à cette heure avancée de la nuit aurait dû l’alerter. Il ne s’est pas rendu compte que ses questions insistantes avaient échauffé les esprits. Tandis qu’il poursuivait son enquête à la taverne, le fantôme avait fait plusieurs apparitions, quasi simultanées, aux quatre coins du village. Mais après la visite de z, chacun se tenait sur ses gardes, si bien que le fantôme, au lieu de la frayeur escomptée, avait provoqué une poursuite, une vraie chasse à quoi participaient même les femmes, armées de serpes et de balais. Les hommes brandissaient des faux, car on sait bien que les balles ne peuvent rien contre les fantômes. N’était le martellement des souliers courant sur l’asphalte, la chasse se déroulait en silence. En fait, il s’agissait d’une farce concoctée par un groupe de gamins qu’on avait talonnés jusqu’en haut de la colline. À minuit, dans l’obscurité, un mioche a dévalé au bas de la falaise. 39


C’est donc seulement au petit matin, quand le tavernier les a secoués avant de les mettre à la porte, que z a pu mesurer l’étendue du désastre. Dans l’aube blafarde, les villageois, tous vêtus de blancs en signe de deuil, le visage hagard après une nuit sans sommeil, paraissent vraiment des fantômes. Les femmes se lamentent et sanglotent mais même les hommes ont du mal à retenir leurs larmes. Ne se trouvant aucune excuse valable justifiant son absence au moment du drame qui lui est passé littéralement «à côté», z juge plus convenable, voire prudent, de se montrer discret et de suivre le cortège qui accompagne la dépouille au cimetière de loin, dissimulé derrière des massifs de pivoines ou de chrysanthèmes bordant le chemin. La souffrance des villageois est si profonde qu’elle pourrait facilement se muer en rage si on lui en donnait prétexte. Parfois une simple étincelle suffit à mettre le feu aux poudres. Mieux vaut clore cette enquête qui n’a pas abouti. Quitte à avouer le premier échec de sa carrière, z décide de profiter du détournement des attentions pour retourner à la gare. À peine a-t-il fait deux pas, z s’entend appeler par son nom. Il se retourne et se retrouve nez à nez avec la fille de la sorcière, la seule qui, la veille, l’a reconnu. Elle a dû courir pour le rattraper et, incapable de parler, reprend son souffle. Il en profite pour la détailler, cherchant sous les rides les traces de cette beauté adolescente qui l’affolait tant. Seuls les yeux ont conservé leur éclat. Voire une lueur d’espièglerie. Mais l’heure n’est pas au divertissement. Sans dire un mot, elle lui saisit timidement la manche et l’entraîne, en faisant un large détour, jusqu’à l’arrière du cimetière, loin de la foule et de l’enterrement de l’enfant. Là, à l’écart, une planchette de bois signale une tombe. Des mains aimantes y ont déposé un bouquet de fleurs. Ému sans en comprendre la cause, z se penche pour déchiffrer les caractères que le temps a presque effacés. Il n’est pourtant pas surpris d’y lire son nom. Il relève les yeux, interrogateur. Elle confirme d’un abaissement de paupières avant d’aller rejoindre les autres. L’énigme est résolue: si elle vient quotidiennement fleurir sa tombe, le fantôme c’est lui. 40


Malgré tous ses efforts, z ne parvient pas à se remémorer les propos de l’ivrogne. Il a la certitude, bien que les mots exacts qui pourraient confirmer son intuition lui échappent, qu’au cours de ses divagations, le saoulard a fait allusion à d’obscurs motifs de vengeance qui, sur le coup, avaient éveillé confusément de très anciens souvenirs enfouis, concernant et son enfance et des épisodes remontant à la génération antérieure. Ses propos rancuniers, s’il pouvait se les rappeler, lui révèleraient probablement la clé tant de sentiments inconscients qui lui restent inaccessibles que d’actes qu’il contrôle si peu qu’il lui a fallu toute une enquête pour simplement en établir la liste. Quel sens peut avoir une vengeance dont on a oublié les raisons initiales, qu’on accomplit à son insu et, n’était le tragique dénouement, que les victimes mettent sur le compte de farces de gamins? Dans l’impossibilité de vaincre son blocage et surmonter son amnésie, z sent une menace touchant son existence même, car en dehors de la vengeance il n’est pas accordé aux morts de revenir parmi les vivants.

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corps perdu


Aussi loin que je me souvienne, la sensation vitale première, la conscience d’être vivant, s’exprime par un embarras des tripes. Pas vraiment une douleur, plutôt un inconfort, la prise de conscience que le corps poursuit ses buts et fonctions propres à notre insu. J’ai tenté de traduire cette obscure perception en logeant l’âme dans l’œsophage et l’intestin, et en fixant pour tâche à l’esprit l’élaboration d’un trompel’œil, d’une illusion – par un jeu de miroirs reflétant le monde, et de métaphores lui attribuant une signification – démiurgique, divine ou humaine. La résurrection quotidienne que constitue le réveil fait démarrer la vie par une vidange des entrailles, les «pompiers du zizi» éteignant l’incendie de la veille susceptible de couver sous les cendres du sommeil, les sphincters expulsant la matière trop opaque ou trop scatologiquement transparente. Cette caricature d’accouchement, de création argileuse, constitue, transfigurée, le fondement même du mythe originel. Le reste de la vie, socialisé, banalisé, sera fait de feintes. À la base du mystère vital, il n’y a que notre cécité volontaire. L’autre pôle de toute interrogation métaphysique, l’autre mythe, est la mort. Alors qu’elle n’est que reconversion de la chair, dispersion des cellules en de nouveaux microorganismes, elle est intuitivement perçue comme extinction de la conscience, dissolution des illusions, assimilée à un anéantissement – car ce sont les illusions qui constituent la «richesse du monde», sa part humaine. Alors qu’elle devrait signifier repos, déchargement du fardeau, chimérique, de la vie, elle est perçue comme froid et effroi, dans sa menace, son inexistence future. Or elle est une dimension de la vie, présente, constante, qui travaille bidoche, os et tripes, par avachissement, arthroses et ulcères. Le ver dans la pomme, en somme. Mais les fruits n’attendent pas la noce insectipète pour flétrir. Je sens ma panse penser, je perçois des mouvements, des palpitations, dans mes boyaux: la mort au travail. Tout le contraire d’une momification: le ventre n’est pas évidé, pas plus que le cerveau – qui est, emmuré dans le crâne, un ventre miniature –, l’embryon de la mort donne des «coups de pieds», veut sortir. 44


C’est cette conscience double – vie et mort inextricablement mêlées – qui nous pousse à «créer». Filmer, peindre, écrire, peu importe: quels que soient les moyens, la fin est, plus ou moins consciemment, semblable: nier la dimension illusoirement mortelle de la vie, en refuser l’éphémérité apparente, demeurer – pas survivre –, s’intégrer à la matière, pétrifiée, inerte et immortelle. Échapper à la vie conçue comme condamnation. Tout texte – ou film ou peinture – est défi et plaidoyer, tentative de rivaliser avec les dieux, de se faire inviter sur leur olympe, de leur voler l’éternité, et simultanément menace, démonstration de leur inutilité, adhésion à la condition humaine, dans sa pathétique fragilité. Comme dans les «Ambassadeurs» d’Holbein, un crâne invisible est présent dans toute image, tout texte est vanité, Jérôme et Madeleine, plus qu’Adam et Ève, sont les archétypes de l’homme et de la femme. Mais toute œuvre est aussi geste avant d’être trace, manifestation du vif, génération spontanée, inspiration instantanée, cri «avant d’être vaincu» dans le duel contre la nature. 45


Quand le corps est organisme vivant répugnant à mourir, l’œuvre est vaine résistance à la métamorphose, désir d’éternité. C’est en cela qu’elle échappe partiellement à son auteur. Il s’agit d’un combat dont le texte, film ou tableau conserve des cicatrices: imperfections ou erreurs attestant l’humanité du projet. L’«œuvre» est cette paire d’ailes que l’homme s’est inventée pour revendiquer une origine angélique, assez matérielle pour lui fournir en poids de plumes quelque preuve d’un au-delà tangible, assez idéale pour lui permettre de décoller, s’approcher mentalement du soleil. Et il y a un concours de circonstances, verbales, colorées ou lumineuses pour faire jaillir de l’assemblage de mots ou taches une étincelle, une flamme invisible qui, se nourrissant du regard d’autrui, lecteur ou spectateur, se régénère et dure. L’œuvre est la réalisation – au sens littéral d’accession à la réalité concrète – de la vie rêvée. C’est pourquoi elle est, par essence ou par définition, utopique. Sans nier aucune faiblesse humaine – esthétisant jusque la douleur –, elle accomplit la multiplication des pouvoirs. Pourquoi les hommes ne créent-ils pas tous? Quels plaisirs sont assez forts pour qu’ils se satisfassent d’une vie corporelle? Les sens sont capables de jouissance, l’émotion requiert l’imagination, la création réclame la passion – la convocation de la raison et sa submersion au service d’une fièvre et d’une rage incontrôlées. La société fournit la satiété charnelle –abondance de victuailles, mise à prix de tout objet désirable – et sentimentale – c’est, à côté du maintien d’un état de peur paranoïaque permanent par les «actualités», la fonction des mass media. La création, qui suppose, sinon la violence comme Breton la faisait entrer en composition dans tout acte surréaliste, l’insatisfaction, voire la «révolte» camusienne à l’égard du monde, dérange. Elle peut rivaliser avec la nature, travailler à la transformation du monde, elle ne peut que refuser les valeurs et les compromissions sociales. Elle résulte d’un apprentissage, d’un travail – le peintre chinois, comme Picasso, spécifie que le tableau a pris autant d’années d’entraînement que de minutes d’exécution – pour déborder le corps. 46


Le corps, comme élément mondain – appartenant à l’«univers» non pensant –, ne se sait pas mortel. C’est, selon Pascal, sa faiblesse; je tendrais à croire, me méfiant de la pensée, que c’est sa force. Mais je crains que toute expérience sensuelle ou sensorielle n’ouvre la conscience à l’évidence scatologique: le corps vit constamment, sinon sa mort, sa mortalité. C’est l’esprit qui est incapable, préférant œdipiennement s’aveugler, de contempler la mort, ou le soleil, en face. Le corps joue – comme un enfant – à la mort: ce n’est pas en vain que l’orgasme est surnommé la «petite» mort. Les plaisirs du sexe ou de la bouche sont liés à une simulation macabre – suivie de résurrection «triste»! Tanatos exerce autant d’attrait qu’Éros – il ne s’en distingue peut-être qu’artificiellement, par une opération négatrice de la raison –, à cela près que la mort est une expérience irrépétable. Ces jeux, qui inventent un au-delà, constituent des modèles de l’acte créateur: une stricte dépense, une création sans œuvre, une vanité. Toute œuvre postule un œil, une oreille, une pensée, une incorporation.

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Comme le «surhomme» nietzschéen est un dépassement de l’homme, la création sublime le corps par le corps. Le corps n’est pas une cage, pas un poids – Baudelaire a bien vu que c’est la chimère, mentale, qui pèse –, pas un défaut. Simplement, il n’est pas séraphique. Il s’inscrit dans un espace et une temporalité, et ce sont ces limites que l’esprit cherche à nier. L’imagination, transcendance par l’esprit, s’avère insuffisante – légère, fluide, distraite, elle coule sans qu’on puisse la retenir –; la création fait intervenir le corps – ne seraient-ce que les yeux, les oreilles et les doigts, comme dans l’écriture –, travaille la matière: l’œuvre est ce qui nous – auteur comme spectateurs, contemporains ou non – survivra. Je comprends que la majorité des hommes préfère s’effacer, jouir – car le corps est assez facile à contenter – sans laisser de trace. La plupart des mythes, de Pygmalion à Melmoth, ne présentent pas l’éternité enviable. Et philosophes et poètes, de Diderot à Lichtenberg ou Pessoa, s’accordent pour attribuer l’inquiétude métaphysique – intuition de la mort – à une mauvaise digestion. 48


Surtout, le corps échappe à l’emprise mortifère de l’esprit. L’esprit vise toujours un gain, son activité est la tromperie. Le corps joue, jouit, gratuitement, par pur plaisir sensuel et sans profit. Le corps goûte les saveurs, hume les senteurs, perçoit sons, formes et couleurs sans leur prêter de signification, les interprétant tout au plus en termes de plaisir ou déplaisir, sensible à la chaleur et à la lumière mais les absorbant sans les mémoriser, donc sans les évaluer, ignorant tant l’espérance que le regret, ne connaissant que le présent, un présent non duratif mais «toujours recommencé». Dans cette mesure, le corps est édénique ou du moins – ce qui s’en rapproche le plus – animal. Sans morale car sans espoir ni mémoire, sans souci – plutôt que sans conscience – de sa mortalité. Il est instinctif, primaire, c’est de lui qu’il faut partir, par lui qu’il faut se laisser guider, même s’il ne peut étancher notre soif de sens. Ni combler notre exigence. Car le corps, vite repu ou épuisé, attriste, déçoit – plus que le monde –, ne se montre jamais à la hauteur du désir, se rend – ou se vend – à l’esprit. La création, c’est l’esprit qui veut se faire corps, qui cherche à enfanter un corps parfait – donc paradoxal. Un corps verbal, lexical, phonétique, musical, fait de points et de lignes, de taches, un corps décomposé à reconstituer – la création reprend le mythe d’Osiris. Ce corps dématérialisé, autrement dit idéal, est en outre, sinon plus performant, plus beau, car doué de sens. Et spirituel. L’œuvre doit être meilleure – y compris au sens moral – que son auteur – ce qui justifie qu’elle lui survive: elle le remplace «tel qu’en lui-même l’éternité le change». Corps de substitution et compensation de celui, physiologique, qui a trop souvent trahi son auteur – son «évidence», sa fixité, sa dureté, sa transparence rachetant faiblesse, inconstance et opacité de l’autre –, corps morcelé et incomplet mais corps quand même, frémissant et nourrissant: chaque lecture, chaque visionnement, chaque contemplation est une eucharistie. Et si le corps est fait de ce dont il se nourrit – le lion de «mouton assimilé», notait Valéry –, notre esprit est «musée imaginaire», bibliothèque de livres lus et digérés. 49


La matière de l’œuvre est le vivant, sucé, broyé, torturé: tout auteur est vampire, bourreau et assassin. Ces lambeaux arrachés au vif pour être éternisés par distillation dans l’alambic des hésitations à choisir le mot, le «cadre» ou la touche de couleur – qui bien qu’arbitraire doit être juste –, une fois fixés n’aspirent qu’à une autre vie. Les mots veulent absolument se faire «formule» – «être ou ne pas être» –, les notes ritournelle, les figures icone, les films rêves. Le mythe démiurgique moderne, qui traduit symboliquement aussi bien l’ambition que la dérision de l’entreprise – sa réussite et son échec paradoxalement indécidables – a été proposé par Mary Shelley: sa créature, tirée de cadavres, une fois cousue – car la création dès l’origine est un métier de toile – doit s’éveiller, une fois renée veut vivre la vie des corps: désirer, se reproduire. Les mots sont porteurs de toute la littérature passée, les couleurs de toute la peinture, les notes de toute la musique; ils copulent et se fécondent tout seuls. L’auteur ne choisit pas: ils s’imposent à lui. Il leur prête main mais n’est qu’un obstétricien.

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Ce n’est donc pas métaphoriquement que l’auteur affirme «écrire avec son sang». De son corps, l’œuvre a l’imperfection, le reflet conjoncturel de l’humeur d’un moment, l’inspiration ou son manque. Les écrits restent mais la plupart s’empoussièrent. Les bibliothèques sont aussi des cimetières. Chris Marker rappelait que «les statues meurent aussi» et expliquait: «Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture.» Au lieu de cette mortification, momification, les œuvres rêvent d’une culture bouillonnante, chaotique, révélatrice du désordre profond, sous son apparence d’organisation, de la société humaine – c’est pourquoi les institutions sociales ont à charge de canaliser la création, la ranger, faire de l’art un marché, la rendre utile par delà sa gratuité ou sa provocation. La santé n’est qu’un équilibre. La création est un symptôme, le signe d’une maladie, diarrhée démiurgique, incontinence verbale, rêve foireux pétant au nez d’une humanité constipée. Car la vie consomme et produit du déchet. L’antique travail de mémoire était, plus que d’emmagasinement, de sélection. Et d’oubli complémentaire, d’évacuation. Or l’inflation, caractéristique d’une production de masse ayant pour matrice le système financier, signifie surproduction et dévalorisation. La culture se fabrique en série et acquiert les «vertus» du modèle médiatique – le spectaculaire – et télévisuel – la manipulation et l’éphémérité. Mais tout se garde, s’archive, selon les critères politiques et circonstanciels des élus – gouverneurs et décideurs – du moment. La création authentique doit assumer la discrétion – la capacité de récupération sociale est illimitée: Dada se vend, expressionnisme et abjectionnisme deviennent des esthétiques de référence, le surréalisme même est plagié par la publicité. La digestion est un processus lent et invisible. Or à ce train, toutes les œuvres sont précipitées aux oubliettes de l’histoire. La création doit accepter sa mise en quarantaine pour entretenir «le feu qui dort». Fausse sceptique, elle couve sous la cendre du désespoir l’œuf du phénix. 51



le royaume des borgnes


L’existence même du langage est liée à la possibilité de mentir: en créant un double verbal du «réel» – quelle que soit la consistance attribuée à ce concept, considéré ici comme référence commune –, on en fait un objet manipulable – Nietzsche le premier a montré que la «loi du plus fort» pouvait par le mensonge être renversée et le règne des faibles institué. Produit de l’imagination, le mensonge est créatif; il est à la base de tout développement culturel et artistique des sociétés humaines, depuis les mythes religieux jusqu’aux fantaisies romanesques. Il n’est pas a priori – même si son utilisation effective est majoritairement orientée par la tromperie – porteur de valeurs morales. Certaines cultures ignorent le concept de vérité au niveau des affaires humaines: dans la religion hindoue ou bouddhiste, qui considère le monde comme une illusion relevant de Maïa, la connaissance de la vérité constitue le stade ultime de la sagesse, une fois dépassées les contingences terrestres; son emploi mondain ne saurait relever que de la rhétorique – «un mensonge plus difficile à corriger», m’a proposé comme définition un Indien. La vérité occidentale est dogmatique, n’acceptant pas de n’être qu’une hypothèse. La vérité ne se contente pas d’une valeur factuelle ou existentielle, elle revendique une positivité d’ordre moral. Dans la mesure où elle s’oppose à l’erreur, elle se confond avec la justesse, voire la justice; dans la mesure où elle s’oppose au mensonge, elle s’apparente à la sincérité – l’erreur ne peut-elle être sincère et le mensonge s’avérer juste? Elle se sait fuyante dès qu’il s’agit d’établir une chronologie exacte, d’appréhender des liens de cause à effet, de reconstituer des événements. Car la vérité est une présentation des faits – les faits eux-mêmes permettant une infinité de formulations –, donc une fiction, une organisation «acceptable» ou «cohérente» des données, une explication. La vérité définit donc une attitude plutôt qu’un résultat. Véridique ne sera pas tant tel épisode que son récit. En dernière instance, il n’est pas certain qu’aucune vérité puisse être prouvée; ce qui est en cause, mis à l’épreuve et objet de vérification, c’est le témoignage. Car le dogme de la vérité considère toute parole comme un aveu. La notion de vérité est corollaire de celle de faute, dans un rapport au langage de type confessionnel et une activité mentale essentiellement paranoïaque consacrée au jugement. 54


Pourtant la relativité de la vérité a toujours paru évidente. Tant au niveau spatial – «vérité en-deçà, mensonge au-delà», veut le proverbe – que temporel – «vérité dans un temps, erreur dans un autre», rappelle Montesquieu. Ce n’est que lorsqu’elle est confondue avec un principe ou un dogme qu’elle acquiert l’autorité, voire l’infaillibilité et l’éternité, bref un caractère divin. Sous le masque aussi bien du canon que de la raison. Elle s’appuie sur des auxiliaires aussi contradictoires que la tradition ou la logique. Elle est, profondément, une question de foi: elle doit justifier une confiance. Elle est allégoriquement représentée nue et au fond d’un puits. Celui-ci est supposé symboliser une difficulté d’accès, toutefois le choix d’un trou plutôt que d’un pic, d’une eau plutôt que d’une lumière, d’une construction humaine plutôt que d’un espace naturel, est évidemment lourd de sens. Surtout, la nudité de la vérité connote certainement, d’un côté une simplicité austère, de l’autre une vulnérabilité qui l’emportent sur le désir qu’elle peut inspirer. Elle est un avatar des magiciennes ensorcelant les preux venus boire à la fontaine, ou de Diane chaste chasseresse châtiant Actéon qui l’avait surprise au bain. 55


Dieu est un mauvais scénariste, la vie est trop souvent un mauvais film. Et ennuyeux. Pour sortir de l’anonymat, le quidam doit devenir un personnage, vivre les événements de façon romanesque. Les intensifier, les exagérer. Revivre la révolte de Spartacus quand il se confronte avec son patron, la course de chars de Ben Hur quand il part en week-end, la bataille de Valmy quand il s’explique avec les gendarmes ou l’enlèvement d’Hélène quand il trompe sa femme. Ces modèles mythiques s’avérant trop ambitieux – il a intégré sa petitesse, sait ne pouvoir aspirer qu’à être une caricature de héros – il se rabat sur d’autres drames, eux-mêmes plagiats d’imitations: ses aventures quotidiennes tiennent du feuilleton, il fait de sa médiocre existence un reality show. Il doit à cette fin en raconter les épisodes aux amis, aux partenaires d’apéro, aux copains de classe: se raconter. En prenant quelques arrangements avec la vérité. Tout récit de vacances tient de l’Odyssée, mais la caractéristique essentielle d’Ulysse, plus importante que ses exploits – descente aux enfers – ou sa légendaire ruse – écoute des sirènes – est son art de conteur: comme dans un championnat, il sait voiler la profonde répétitivité des jeux. On croit que mentir requiert beaucoup d’imagination et on en fait l’apanage de l’enfance. Cela me semble doublement faux: d’une part, le mensonge est d’abord dénégation avant d’être invention, de l’autre la qualité principale de l’enfance est l’imitation, la répétition. C’est leur manque d’imagination qui rend les mensonges enfantins si faciles à éventer. Ils se ramènent le plus souvent à de maladroites tentatives d’opposer à la raison autoritaire et blasée des adultes l’intensité émotionnelle d’un vécu narcissique et conquérant, avant tout joueur. Les gosses déforment en toute sincérité, comme ils animent un pantin ou une poupée, comme ils font d’une branchette un revolver. Le mensonge est précisément l’écart entre cette perception déformée et une vision formatée du monde. Mais ce sont les fausses raisons que se donnent les parents pour justifier leur inertie ou leur inattention qui modèlent le rapport, sinon au langage – susceptible de multiples fonctions, pas seulement «émotive» ou «informationnelle», mais surtout «conative»: l’enfant reçoit sans arrêt des ordres et des prohibitions, c’est en les respectant qu’il devient adulte, c’est-à-dire soumis –, au récit. Et au silence, qui recouvre tant la vérité que le mensonge. 56


L’enfant apprend à mentir pour plaire à ses parents: il cache ses bêtises pour ne pas leur faire de peine. Car le mensonge est généreux tandis que la vérité est dangereuse – elle est blessante, même quand ce n’est pas l’image narcissique de soi qui est en cause. Surtout, tout enfant apprend très vite que la vérité n’est pas rentable. N’y restent attachées que des âmes pures – il y en a – ou naïves – il y en a aussi, même si les deux notions ne se recouvrent pas totalement. En tant qu’absolu, la vérité est aussi difficile – et effrayante – que l’amour. Un univers régi par ces deux valeurs nous est inconcevable. À titre individuel, il me semble aujourd’hui que ces notions ne brillent pour moi qu’au bout d’un chemin d’ascèse où je n’ai plus tant d’orgueil ou de vanité à perdre; par ailleurs la plus grande part de mon existence a été éclairée – illuminée – par un de ces êtres improbables, purs dans la mesure où leur pensée est réglée par l’amour, dont même le rapport au langage est d’énoncer – ou approcher – quelque vérité. Et c’est paradoxalement dans le champ le plus intuitif et irrationnel, celui de la poésie, que l’exigence est la plus grande, que la justesse du moindre mot est considérée véritablement capitale.

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Amour ou vérité ne peuvent constituer pour les humains que des valeurs paradoxales, trop antithétiques de l’égoïsme et des fantasmes sur lesquels repose le développement de leurs cultures. Si l’on peut les concevoir au niveau individuel pour orienter une conduite, ils ne semblent guère compatibles avec aucune organisation sociale si ce n’est l’anarchie utopique: guerres et compétitions reposent sur la feinte, diplomatie et économie sur le mensonge, industrie et technologie sur l’exploitation, etc. La science elle-même est divisée entre une recherche absolue – les équations, ainsi que leurs solutions, sont «éternelles», disait Einstein – et une application pratique relative. L’histoire de la connaissance est celle de rivalités entre savants, pleine de falsifications conscientes et d’erreurs provisoires. La vérité a toujours été, sinon pure conjecture, conjoncturelle. Mais dans un univers où la seule raison est celle du plus fort et l’hypocrisie la conduite de conformité, à la fois conformiste et confortable, le mensonge a le caractère – ou le manque de caractère – de la banalité tandis que l’exigence de vérité apparaît proprement scandaleuse. D’autant qu’une vérité précaire implique une révolution permanente. 58


Le principe du mensonge imprègne toutes les activités sociales: le secret est l’âme du négoce, mais dans la société capitaliste tout est devenu négoce. On légitime le mensonge en le transformant en spectacle: personne n’attend d’un politicien ou d’un diplomate qu’il dise la vérité, le principe de transparence est une simple clause de style. Ce qui suppose toutefois qu’il y a beaucoup de choses à cacher, beaucoup de cadavres dans les armoires d’une histoire à laquelle tous les citoyens, démocratiquement, participent. Contribuables et électeurs ne sont probablement pas dupes. Au niveau d’une société, le mensonge repose sur la lâcheté profonde de ses membres. Les données sont faussées au point que la vérité, qui devrait être simple, naturelle, réclame du courage. Or en se banalisant, le mensonge perd son plumage, ce qui en faisait un ingrédient de la fantaisie, un composant piquant de l’imagination, un piment du récit. Il devient fonctionnel, instrument d’occultation. Il participe au brouillage, au-delà des faits, de la propre notion de vérité. Il entretient la confusion. À une vérité provisoire et relative on préfère un mensonge stable. Le maîtreconcept est spéculation, pari non pascalien qui concilie pensée et finance. Jean-Claude Carrière rappelle que la connaissance passe par le récit, que l’affabulation et le mensonge sont à la source de toute information, partant de toute curiosité. Il place l’art du griot au centre des rites de socialisation: l’accession à l’humain se vérifie d’une part par la maîtrise du langage, d’autre part par la revendication d’une histoire héritée – la biographie individuelle s’insère dans une saga familiale qui appartient elle-même à une mythologie clanique plus large. Son «cercle des menteurs» restitue une tradition de compétition dans l’invraisemblance où les participants faisaient assaut d’imagination débridée. Cette fonction du mensonge s’oppose aussi bien à l’autorité d’une vérité momifiée et statufiée qu’à la médiocrité du mensonge civilement instauré: falsification de comptes, escroqueries boursières, promesses électorales, promotion publicitaire. Une fable débouche sur une morale, assume une fonction pédagogique. Un faux en écritures est seulement le signe d’un pourrissement institutionnel. Quant à la vérité, elle n’est pas donnée mais découle d’une recherche qui, selon Marx, doit déjà être vraie, homothétique de son résultat. Or Bacon et Descartes donnent la vérité comme l’aboutissement du doute. 59


Les sujets vraiment décisifs pour une existence humaine, pour ses choix et ses engagements, ceux qui mettent en question la place et le rôle de l’homme aux diverses échelles où joue son action, ressortissent plus de la croyance que de la vérité, ne sont pas rationnellement vérifiables. L’un des moteurs les plus puissants des actes humains, le désir, échappe à la conscience de celui qui en est la proie. Sa vérité ne saurait être que paradoxale: soit à un niveau proprement métaphysique où la réalité se soumet, voire apporte réponse et satisfaction avant même la conception ou perception de ce désir – c’est le concept de «hasard objectif» formulé par Breton –, soit à un niveau inconscient où l’apparent aléatoire est projectivement déchiffré en fonction de la crainte ou du désir – Freud approuvait la sagesse du romain s’en remettant à l’augure résultant du compte des oiseaux volant vers la droite ou la gauche: son désir filtrait, à son insu, sa vue. Car nous sommes notre premier public et notre première dupe. Si en mentant nous cherchons à tromper quelqu’un, c’est d’abord nousmêmes. La seule vérité vraiment effrayante est celle qui révèle le monstre en nous, que nous soupçonnons mais nous refusons à regarder en face.

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Moi qui doute de tout, qui ne voue aucun culte à la vérité, la choisissant en dernier recours surtout par paresse – l’invention coûte un effort et une attention constants –, je regrette qu’on ne nous enseigne pas à mentir. Au lieu des vains exercices scolaires de dissertation, résumé et commentaire de texte, on ne nous fasse pas pratiquer le plagiat, l’interprétation tendancieuse ou le mensonge éhonté – le canard. Notre usage du langage est pauvre, nos mensonges mesquins. La langue, et sa puissance de fabulation, nous est transmise à un état embryonnaire, prétexte à l’inculcation de règles arbitraires, ni outil de pensée ni instrument de communication. Car elle est incapable de briser la gangue d’isolement à quoi a abouti notre culture. La valorisation de l’individualisme forcené favorise l’autisme. La société enjoint d’avoir confiance en soi et de commencer par «s’aimer soi-même». Or toute notre complaisance ne va pas jusqu’à nous aveugler sur notre compte; nous pouvons dissimuler nos tares, de là à les aimer! C’est au contraire l’autre qui incarne notre unique rédemption possible. Il nous faut apprendre à avoir confiance en autrui, à se présenter à lui désarmé, à l’aimer. À n’avoir pas besoin de se, de lui, mentir. Car l’amour peut se passer de serments, les baisers dispensent de causer, l’érotique ignore l’orthographe. Le langage devrait être réservé à la célébration, à l’expression sublimée des émotions, à l’invention – qui est toujours, au commencement, verbale. Dans ce contexte le mensonge recouvrerait tout son sens, deviendrait un art. Il convient de le débarrasser du poids de réprobation accumulée par des siècles de culte hypocrite de la vérité, cette grande inconnue. Est-il seulement certain qu’ils soient incompatibles? Pourquoi le chemin de la fantaisie n’aboutirait-il pas à quelque vérité? Si la vérité n’est pas absolue, y a-t-il une hiérarchie entre les vérités? Si elle se confond avec la révélation ultime, la face impossible à contempler de la divinité, il est probable que tous les chemins, potentiellement, y mènent. Y compris celui, aussi paradoxal qu’il paraisse, du mensonge. D’ailleurs, il faudrait distinguer au moins autant de catégories de mensonge que de vérité. Il y a des vérités vénielles et des mensonges nus. Il faut surtout assumer la fiction, actualiser la formule traditionnelle d’introduction des contes, affirmer originalité et dimension fabuleuse du texte en commençant – une fois n’est pas coutume – par: «Il est une fois». 61



cabales, cliques et claques


Comme au cinéma un visage anonyme, sitôt cadré, devient personnage, toute chose décrite, ou juste nommée, voire simplement mentionnée au détour d’une phrase, entre en fiction, perd sa réalité matérielle unique pour devenir entité verbale générique, et vit désormais la vie des mots: reflet romanesque, double poétique, mensonge littéraire. La porte est étroite entre l’espace littéraire et le nôtre. Théâtre et cinéma ont montré à satiété qu’il est plus aisé de donner corps ou image à un être mythique fait de lettres – donc de pure convention – que de faire passer un peu de vérité pratique dans un texte. L’écriture change tout en sophismes. Le roman va jusqu’à se parer des couleurs du mirage pour nous inviter à nous modeler à son irréalité, à ne plus vivre que selon son débonnaire arbitraire, à nous coucher entre ses feuillets. Les mots, ancrés à leur plage, encrés sur leur page, ne décollent pas du papier. Leur ciel immaculé ignore l’azur, va seulement jaunissant, s’empoussiérant. Tout au plus, vrombissant de confuses paroles, les mots-mouches veillent le cadavre de notre ingénuité. On a glosé à l’infini l’ambition réaliste de refléter le réel dans et par l’écriture, comme le paysage perd au profit de la contemplation sa dimension concrète et spatiale en s’inscrivant sur une plaque photographique, on a pris pour caution l’incurable romantique Stendhal et sa célèbre citation comparant le roman à un miroir, oubliant que Carroll avait justement démontré que ce dernier ouvrait sur une autre dimension, systématiquement déformante du fait de son incomplétude, imaginaire – au sens littéral: réduite à une image – et projective, oubliant surtout que Beyle attribuait la fameuse phrase à SaintRéal, chantre du primat de la rhétorique sur la factualité historique, champion précurseur de l’espace littéraire où la soi-disant réalité ne peut pénétrer que recadrée, aplatie et transformée lyriquement – car tout y fait sens, tandis que les éléments visibles «le long de chemin» se succèdent sans motif ni raison, finissant par se confondre en une masse colorée et pointillée –, si bien que le réalisme, qui n’est qu’une convention mal définie, devrait plutôt s’appeler «saint-réalisme». 64


Si les traductions doivent périodiquement se renouveler, au point qu’on a pu dire qu’une traduction est plus d’une époque que d’un auteur – et celle des proses de Poe par Baudelaire ne constitue une exception que parce que celui-ci, piètre angliciste, a totalement absorbé les écrits de l’américain, ainsi qu’une part de ses idées, pour fournir en français un texte de Baudelaire, porté et pesé autant que le moindre poème des «Fleurs du mal» –, c’est parce qu’on traduit, simultanément, l’original et son interprétation. Or cette dernière est conjoncturelle. Le problème n’est pas linguistique – sinon il suffirait d’actualiser Racine ou Shakespeare dont le lexique comme la syntaxe ont vieilli – mais sémantique et idéologique. Si les écrits restent, c’est qu’aucune interprétation ne les épuise. La survie d’un texte est proportionnelle à son chatoiement sémantique. Un mot est plus qu’un son et un sens. Témoin de la puissance verbale comme de l’échec de la nomination originelle, chaque mot répète l’impossibilité de traduire le monde et la nécessité, plus que de l’imiter, de le limiter.

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Bien qu’il s’agisse d’un des contes les plus courts et les moins spectaculaires, partant de l’un des moins cités, de Poe, «Puissance de la parole» me hante plus obsessivement que le «Nevermore» de son corbeau, non pas tant pour le pas poétique franchi en attribuant au verbe, au-delà de ses pouvoirs traditionnels de prophétie voire de démiurgie – anticiper ou provoquer les événements –, celui de littéralement se matérialiser – les déclarations d’amour du protagoniste ont formé une étoile, parente des planètes du «Petit prince» –, que pour la démonstration du principe créatif illimité des correspondances – «Ses brillantes fleurs sont les plus chers de tous les rêves non réalisés, et ses volcans forcenés sont les passions du plus tumultueux et du plus insulté des cœurs!» – et de la puissance projective du sentiment amoureux, émettant sa lumière propre, contaminant tout le visible ainsi irradié et, à défaut de «transformer le monde» au sens où l’entendait Marx – objectif mais limite objective reconnue par Breton au travail intellectuel –, le changeant du moins en poème concret. Racine, pour formuler l’indicible – sentiments inadmissibles, désirs interdits, humeurs changeantes et pulsions contradictoires –, avait jansénistement réduit son lexique à un millier de vocables, suffisants pour verbaliser tous ces mouvements obscurs en recourant à l’infinie combinatoire de la rhétorique, ce qui tendrait à prouver que ce n’est pas la richesse lexicale, des vingt noms pour désigner la neige en langue eskimo aux soixante verbes pour exprimer l’amour en arabe, qui garantit de pouvoir traduire la nuance – qu’il s’agisse de l’embellie d’un sourire ou de la consistance d’abricot d’une peau permettant de croire au futur des fruits – qui simultanément rattache l’unique au connu et le spécifie en le différenciant du trivial, c’està-dire, pour rester dans le champ du sentiment amoureux, de l’énonciation aveugle et générique des étapes obligées du processus de reproduction biologique qui d’ailleurs, l’érotique ignorant l’orthographe, peut même se passer de phrases, car le mystère de l’amour réside justement dans cette aporie: le mot qui toujours manque. 66


Les mots ont tendance à proliférer. La phrase s’enfle en vague verbeuse avant de retomber. Le sens n’est qu’écume surnageant. Sous des dehors explicatifs ou justificatifs, les incises ôtent aux propositions leur caractère incisif, aphoristique, et posent autant de gardefous de l’expression. Breton affirmait «respecter naturellement la syntaxe» – c’est lui qui a souligné –; sa proposition initiale suscite des incidentes qui la nourrissent et la relancent – ses ennemis l’ont comparé à Bossuet, son ami Gracq à un surfiste à la crête d’une phrase déferlante –; dans cette voix aux accents prophétiques prédominent – Gracq l’a bien vu, bien qu’il n’en tire aucune conclusion – les négations; ou plutôt les restrictions: l’affirmation, bien que fracassante, reste indirecte – on est loin de l’animation généralisée et libératrice, résultant du renversement hiérarchique des «subordonnées» relatives, chez Péret –; chaque incise constitue une protection, ouvre une issue de secours. Autant que le sens que la phrase expose, il faudrait apprendre à lire les doutes et contradictions que la syntaxe occulte. 67


Sauf pour des hommages littéraires – à Loti… –, Roussel, lors de son périple autour du monde, ne débarque jamais. Le réel ne peut que borner l’imaginaire, le conditionner donc l’appauvrir. L’écriture postule un saut dans une ixième dimension strictement lexicale, une claustration hors de la vie mondaine et ses déceptions. Ce refus peut aller jusqu’à la cécité volontaire: Œdipe ne pourrait pas écrire avant la révélation; d’Homère à Borges, l’aveugle est l’icone de l’écrivain. Pourtant, le désir du poète est d’agir sur le monde, de le transformer physiquement, matérialiser l’imaginaire et déboucher sur un nouveau monde – l’«inconnu» baudelairien ou l’«ailleurs» rimbaldien sont cette illumination concrète annoncée. L’un par les «correspondances», l’autre par le «dérèglement de tous les sens», refusent la mystique de l’enfermement verbal, de la pure musique, sphérique ou séraphique, des mots; tous deux s’attellent à une transmutation inverse, alchimie issue du verbe, de l’or abstrait en plomb, de la voix en voir, des «voyelles» en voyance. Quitte à abandonner le vers, ou même la poésie. 68


Je suis frappé par le fait que les écrivains qui ont, indubitablement, au vingtième siècle bouleversé simultanément la littérature – mondiale – et la langue élue – particulière –, d’une part n’écrivaient pas dans leur langue maternelle – qu’il s’agisse de Beckett, de Kafka, de Pessoa ou de Conrad –, d’autre part ont en commun un rapport à la syntaxe de la langue d’adoption de stricte économie – se traduisant par un paradoxal dépouillement baroque, puisque ils ne reculent pas devant un néologisme pour s’épargner une périphrase, une métonymie pour éviter une locution trop longue ou trop lourde, une absurdité dispensant de justification. Leurs raccourcis s’appuient sur une logique formelle à toute épreuve qui révèle l’incohérence de notre pseudo rationalité, fondée sur la routine mentale voire sur le simple préjugé. Tous procèdent par coupe plutôt que par incise, soustraction plutôt qu’ajout; préfèrent le tranchant à la subordination, la répétition à la redondance, l’austérité à la préciosité; refusent la finasserie et l’esprit pour travailler la lettre; désarticulent; recréent. L’écriture est une futilité. Entre publicité et propagande, autopromotion et crétinisation à tant la ligne, il est à craindre que le «métier de pointe» de la littérature ne soit jamais qu’un truc de l’arsenal donjuanesque – il semble avéré que la vocation poétique débute par les billets amoureux, déclaration pudique ou séduction calculée, pendant l’adolescence. Aucun auteur de fiction ne peut nourrir d’illusion quant à sa participation à l’entreprise sociale de décervelage et entretien des croyances infantiles – princes charmants et princes crapauds – ou de conditionnement cynique et espérance arriviste. Il est pourtant des auteurs – je pense à Conrad ou Kafka – qui ont fait de l’écriture un sacerdoce. Leurs fictions se distinguent par une capacité prophétique sans correspondance syntaxique, non contrôlée mais ratifiée par l’histoire: Kafka façonne un univers concentrationnaire, anticipe sur les parodies judiciaires staliniennes; Conrad décrit méticuleusement l’abjection coloniale ou terroriste. En formulant l’imaginaire, le vrai écrivain, apprenti sorcier, soumet l’avenir à des puissances monstrueuses. 69


Ce n’est peut-être pas seulement par provocation que Claudel tirait les exemples de ses «Réflexions et propositions sur le vers français» du «Code pénal» et citait l’alexandrin boiteux: «Tout condamné à mort aura la tête tranchée». L’usage littéraire du langage est toujours parodique. Les fonctions sociales de la langue sont inscrites dans le lexique et la syntaxe: policière et militaire – ordre des mots, hiérarchie grammaticale, principe de l’assertion –, juridique – autonomie du discours, ambivalence et polysémie, principe de l’interprétation –, religieuse – appel sans attente de réponse, subjonctif et optatif, principe de la bénédiction. Toute tentative d’expression personnelle, qu’elle se veuille plaisante, injurieuse, dramatique ou lyrique, ne saurait échapper à l’usage linguistique originel qui, par contamination, l’organe moulant la fonction en l’accomplissant, donne à la parole son sens: une demande est un ordre, une réponse un jugement, une déclaration – surtout amoureuse – une prière. L’alternative poétique impliquerait de reprendre à partir de la modulation du cri.

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On ne possède jamais une langue. On la reçoit de naissance comme, sinon un patrimoine génétique, un milieu, une condition. On la dit maternelle parce qu’elle est transmise d’abord sans ordre ni règle apparente, par jeu et imitation, réponse calmante aux vagissements tandis que le sein tranquillise les entrailles. Or elle possède déjà l’autorité et exige la soumission. Aussi devrait-elle plutôt être qualifiée de paternelle. D’autant qu’elle est publique: aucune entité féminine ne pourrait ainsi être offerte à tous sans se voir stigmatiser – il faut être poète et l’aimer aveuglément, compensant la vue par l’oreille ou ne craignant pas l’horreur, pour se confier totalement à elle et, à l’instar de Baudelaire, se coucher contre elle comme au giron d’une géante ou la courtiser telle une vieille prostituée. L’école, première caserne, en inculque le maniement en tant qu’arme, ultime défense d’une patrie phantasmatique. Grammaticalement ordonnée, elle nous est enfin «donnée» en legs dont nous n’avons que l’usufruit partiel. Car la langue appartient aux morts: c’est avec eux que nous dialoguons. L’écriture suppose une absence – la présence d’un interlocuteur instaurerait un autre mode, oral ou gestuel, d’échange –, un vide, qu’il ne s’agit pas de combler – la «page blanche» n’existe pas: elle se superpose, telle une couche de peinture sur un mur graffité, au palimpseste de toutes les pages déjà lues – mais de franchir, entre qui écrit et son lecteur. L’écriture fixe d’emblée un écart, temporel et spatial, à l’égard de son complément, le déchiffrage. Le texte véhicule à la fois un sens – analysable, critiquable, constituant sa matérialité linguistique – et un mystère – ressortissant au phantasme, attestant l’existence imaginaire d’un auteur, aussi virtuel que le lecteur: le texte est une ruine témoignant, comme les pierres d’une agora grecque, d’une vie antérieure, passée, éteinte. En laissant d’avance une trace, qui écrit fait l’expérience de l’effacement, anticipe sa propre disparition, métaphoriquement pénètre au royaume des ombres. La plupart des écrivains que nous lisons sont morts. L’écriture nous parvient de l’au-delà. Les textes nous préparent à mourir. 71



contrefaรงons


On a numérisé pratiquement tous les livres écrits: ils sont supposés servir de référence ou de matière première pour la production par ordinateur de textes originaux. Comme la machine est inintelligente, on a dû d’abord la programmer à coups d’interdictions, syntaxiques – un adjectif ne qualifie pas un verbe, un adverbe n’est pas en position de sujet grammatical, etc. –, sémantiques – un objet inanimé n’accomplit pas les actions réservées aux sujets humains et vice-versa –, voire sémiotiques – deux actions contradictoires ne doivent pas se suivre si le sujet actant reste identique, sa caractérisation ne doit pas apparaître ni incohérente ni aléatoire, etc. –. Ce travail s’est avéré titanesque, plus laborieux même que la mise en mémoire de toute la littérature. Et vain: l’ordinateur sait maintenant qu’un humain ne se glisse pas dans une enveloppe (prohibition essentielle), pas plus qu’un objet d’un certain volume (prohibition physique), mais s’obstine à vouloir y fourrer tout objet plat, depuis un tapis jusqu’à une lame d’épée. Tout ça parce qu’il a élu comme matrice, au hasard, «La lettre volée» de Poe et va piocher statistiquement dans le reste des textes les compléments de sa phrase. Sans souci aucun de narration.

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L’échec de la littérature programmée, indéniable au plan de la production textuelle, s’est avéré positif à un autre niveau: grâce à l’emmagasinement de la quasi-totalité des écrits constituant le patrimoine verbal de l’humanité, l’ordinateur a facilement décelé un nombre impressionnant de copies, reprises, citations et autres similitudes entre des ouvrages réputés pourtant originaux, aussi bien des traités savants que des œuvres romanesques. Les plagiats avérés ont entraîné de nombreux procès avant que des théoriciens de la littérature ne fassent de la copie et de l’adaptation le principe même de l’écriture depuis son invention. Si certaines réécritures étaient assumées – filiation revendiquée d’Homère par Joyce, de Defoe par Tournier, de multiples auteurs par Borges –, d’autres étaient moins avouées – Hammett avait été pillé par combien d’auteurs de romans policiers? Tabucchi en manque d’inspiration avait puisé chez combien de collègues? –, d’autres enfin voyaient scandaleusement découverte leur supercherie romanesque ou académique. On vérifiait surtout que la plupart des nouveaux romanciers se contentaient de broder sur des canevas fictionnels préexistants, en altérant les lieux et les noms. Ce qu’on a appelé plus tard la «crise de l’inspiration» a été avant tout une crise éditoriale: face à la dénonciation systématique de copies et de plagiats, les grands éditeurs ont reculé devant le risque de publier des écrits dont l’originalité ne pouvait être démontrée. La confiance déposée en leurs auteurs s’étant avérée souvent mal placée, ils ont opté pour la politique du pire, refusant systématiquement toute nouveauté et ne faisant réimprimer que les rares ouvrages que l’ordinateur n’avait pas dénoncés comme imitations ou pastiches. À force de voir leurs manuscrits retournés, les écrivains ont renoncé, sinon à écrire, à se faire publier. Critiques, psychologues et sociologues ont constaté un assèchement de l’imagination et de la fantaisie narratives dont ils ont attribué la cause au mouvement global de rationalisation et uniformisation de la production manufacturée à l’ère électronique. Des prophètes millénaristes avaient déjà clamé la «fin de l’histoire», ils ont annoncé à leur tour la fin des histoires. La lecture qui n’avait déjà, en tant qu’activité enrichissante sinon immédiatement utile, pas la cote, jugée trop scolaire ou pédante, en tout cas lente, individuelle, onaniste même, est tombée en désuétude. 75


Ce sont les scénaristes de cinéma qui ont tiré la littérature de l’impasse. Ils étaient habitués pour les besoins de la production industrielle à devoir reprendre d’anciens arguments de films en les actualisant, en déplaçant le lieu ou l’époque de l’aventure, en en proposant une version plus lyrique ou plus cynique selon la mode, sans se cacher ni en avoir honte. Une enquête rapide a montré que, pour les films à succès les remakes étaient non seulement systématiques mais périodiques, presque à chaque décennie. Le critère d’originalité était sans valeur pour le cinéma, pourquoi devaitil régner en littérature? Les éditeurs ont adopté sans hésitation cette thèse de l’adaptation régulière. Les universitaires ont établi que le métier d’écrivain avait commencé par l’humble charge de copiste, qui n’avait aucun scrupule à pratiquer coupes et ajouts aux textes, même sacrés, qu’il recopiait patiemment. Il ne s’agissait donc que de renouer avec une tradition aussi ancienne que respectable. Paradoxalement, dans leur enthousiasme, les éditeurs sont allés jusqu’à réduire toute la production littéraire passée à une centaine de récits canoniques. La littérature postmoderne devait se limiter aux réécritures et commentaires métatextuels. Les maisons d’édition se sont mises d’accord pour ne plus publier que des versionsdetextesclassiquesreconnusetretenuscommepatronsinépuisables de fiction romanesque. La figure de l’auteur, dans la nouvelle conception de la littérature était désacralisée au profit du professionnel, l’inspiration remplacée par la pige. Un grand concours a été organisé pour sélectionner les plus doués des scribes, portant sur la réécriture de la fameuse «Lettre volée» de Poe (choisie aléatoirement par l’ordinateur central). Du pastiche – reliant la lettre (alphabétique) volée au temps (verbal) perdu, en débutant par: «Longtemps je me suis couché débonnaire par écrit» – à l’invention d’une rocambolesque conspiration expliquant la nature compromettante de la missive, les réécrivains ont lâché la bride à leur imagination. Seule a été abandonnée l’idée originelle d’une démonstration de logique appliquée mettant en cause l’évidence et la perception. La nouvelle du génial américain n’était plus, littéralement, qu’un prétexte. Les gagnants ont immédiatement fondé une corporation fermée et protectionniste qui, une fois légalisée, leur a assuré le monopole du marché de l’écriture. Les droits d’adaptation ont substitué les caducs droits d’auteur. 76


Par un inespéré retour des choses, les techniciens de l’écriture ont remis l’ordinateur à contribution: ramenée à sa seule structure, une fable se décomposait en épisodes actanciels que la machine, mieux que quiconque, pouvait mélanger et réordonner selon une infinie combinatoire. Par ailleurs, elle assurait la variation synonymique permettant la multiplication du même sous des dehors irreconnaissables. Les méthodes de réécritures se ramenaient foncièrement à quatre: interprétation commentée (plus proche de la potache explication de texte que de l’exégèse savante ou cabaliste), concision et réduction (selon les techniques éprouvées du digest), perversion (par retournement de la morale, substitution des actants, déplacement des situations, télescopages et actualisations), inflation surtout (pouvant aller du simple ajout, par souci de précision, au tressage, par le jeu des incises et digressions, en passant par le procédé oulipien dit «sémi-définitionnel» consistant à remplacer n’importe quel terme du texte par sa définition lexicographique). L’adoption d’un critère de «lisibilité facilitée» a été unanime. Bientôt les rotatives se sont remises à tourner et l’industrie du livre, la crise surmontée, est redevenue aussi florissante qu’avant. 77


Il faut noter que les grandes conquêtes de la révolution scripturale de la «nouvelle littérature» (abréviée en «nouvellite»), abolition des privilèges – la tour d’ivoire d’où, au nom de leur originalité, les auteurs snobaient les pigistes avait été abattue – et légitimation des infractions – l’infamante notiondeplagiatdisparaissaitautomatiquementdèslorsqu’iln’existaitplus que des versions renouvelées des mêmes textes originels (par précaution, on avait cependant veillé à ne retenir que ceux qui appartenaient déjà au domaine public) –, revendiquaient avant tout une démocratisation de la production littéraire au moment même où le droit à l’écriture se voyait confisqué par des spécialistes. Le taylorisme appliqué à la composition littéraire n’allait pas tarder à renforcer le principe de spécialisation: chaque scribe se délimitait un créneau. Certains se cantonnaient dans les versions «roses» pour enfants, ou au contraire «noires» pour adolescents gothiques, d’autres pratiquaient l’adaptation dite «pittoresque» en donnant au récit une touche arabisante (à la manière des traducteurs des «Mille et une nuits») ou bretonne. D’autres enfin s’attachaient à un unique texte de départ dont ils variaient indéfiniment les adaptations. Les grandes innovations suscitent immanquablement des résistances. Les plus farouches détracteurs de la nouvelle politique littéraire constituaient ce qu’on peut appeler le noyau conservateur de la défense culturelle. Leur vision du monde et de l’histoire se résumait à une inéluctable décadence, depuis la perfection grecque jusqu’à la vulgarité contemporaine. Férus d’antiquité, ils défendaient le principe de la traduction littérale sans interpolation ni interprétation et n’accordaient aucune valeur à la fonction de divertissement de la littérature. Au contraire, ils reconnaissaient le profond ennui provoqué par la lecture tant des moralistes latins que des mémorialistes classiques mais attribuaient à leur fastidiosité des vertus édifiantes. Leur lobby se composait essentiellement d’académiciens, sénateurs, mandarins universitaires, pédants provinciaux et auteurs «repentis» (Sollers et Kristeva en tête). Toutefois, réunis pour élaborer la liste des ouvrages de référence à adopter comme patrons indépassables, donc immunes à la copie, ils n’avaient pu se mettre d’accord, les uns défendant Corneille les autres Racine, qui Cicéron qui Virgile qui Lucrèce qui Ovide, rejouant la bataille d’Hernani et s’insultant comme des charretiers. 78


Mais l’attaque la plus radicale est venue du camp opposé, celui des ultramodernistes, auto-dénommés les «liquidateurs». Ceux-là ont mis en cause les fondements de toute littérature en contestant le propre langage. Vantant la puissance de l’image, ils ont fait le procès de la communication verbale, proposant de la remplacer par un code simplifié, de nature plus iconique que linguistique, déjà partiellement en usage dans les «SMS» des nouvelles télécommunications. À l’âge du virtuel et de l’instantané, le livre constituait un anachronisme et la lecture un instrument de retard et ralentissement du progrès. De la littérature consacrée, ils ne voulaient conserver que des adaptations en bandes dessinées débarrassées de leurs phylactères. Renversant les valeurs établies, ils ont défendu l’idée que les tenants de l’écrit rémanent étaient les véritables barbares et que le geste souverain de la civilisation consistait désormais à brûler les bibliothèques, témoins de la longue ère obscurantiste du règne des mots. Peu soucieux de cohérence, ils n’hésitent pas à puiser dans les textes canoniques, tels le «Gorgias» de Platon ou les «Provinciales» de Pascal, leurs arguments contre la rhétorique. En outre, ils multiplient les discours.

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La littérature a résisté. Aucun de ses opposants n’a eu gain de cause, les livres se sont au contraire mis à foisonner. Il semble que les lecteurs aient apprécié la simplification de l’entreprise textuelle. Ni la répétitivité des intrigues ni la monotonie des styles ne les ont rebutés. Il ne faut pas attribuer ce succès des Lettres minimales répétitives à la seule paresse: la redondance et la familiarité des histoires auront favorisé une certaine régression des lecteurs, adultes en particulier, à qui était restituée, par des voies imprévues et antithétiques de l’imagination surréaliste, une «part de leur enfance» délaissée par Breton. En effet, les enfants répugnent au changement et au renouvellement, ils réclament d’entendre toujours la même histoire exactement, sans que le conteur s’écarte, ne serait-ce que d’un seul mot, de la version connue. L’imitation et la platitude caractérisent l’enfance tout autant que l’originalité et l’imagination. Par ailleurs, la nouvelle littérature introduisait un stimulant ludique inédit: des compétitions se sont organisées pour découvrir de quelle matrice fictionnelle chaque ouvrage neuf était inspiré, repérer les hybrides, remonter la combinatoire, bref faire rétrospectivement participer le lecteur à l’acte créatif. 80


L’ultime conséquence de la nouvelle production textuelle pourrait bien s’avérer la plus paradoxale et inattendue: alors que le nombre des récits originaux et originels avait été réduit et fixé, constituant a priori un fond commun partagé par l’ensemble de la population, la part littéraire, non négligeable, de son identité culturelle, on a assisté à une véritable babélisation des références. En effet, les lecteurs, lors d’échanges, formels ou non, cours magistraux ou conversations de café, à propos des textes qu’ils avaient lus, découvraient qu’ils ne parlaient pas des mêmes ouvrages. La notion de plagiat abolie, il avait paru plus simple, voire plus honnête, de ne pas multiplier les titres. D’où une confusion croissante. L’intrigue, après un départ identique, bifurquait, si bien que tel lecteur érudit, ayant cru reconnaître les prémisses d’une aventure du chevalier Dupin, devait bientôt reconsidérer ses sources lorsque Milady subtilisait la missive. Certaines versions hard d’Œdipe le faisaient assassiner sa fille et violer son père, d’autres le confondaient avec Barbe bleue. Les mères ne savaient plus que conter à leurs enfants. Le morcellement des mythes, en ruinant la communauté des symboles, préludait à la diaspora culturelle. La parution dans un recueil de contes d’une histoire entièrement originale – le copiste s’était fatigué des éternelles variations au point de s’endormir sur son clavier; brusquement tiré d’un rêve oppressant mais encore mal réveillé, il avait de bonne foi cru adapter quand il avait inventé – n’est pas passée inaperçue, bien que sa singularité n’ait pas d’emblée été reconnue. Les critiques ont intuitivement été sensibles à une fraîcheur obsolète et se sont cassé la tête pour lui trouver des sources remarquablement transformées au point d’être devenues méconnaissables. Ils ont donc salué une réécriture exemplaire qui effaçait l’original inspirateur. Néanmoins, libraires et éditeurs se sont effrayés d’une audace qui, sous une apparence timide et respectueuse, mettait en péril la relance éditoriale obtenue au bout de tant d’efforts. Aussi cette innovation n’a-telle pas eu de suite. Malgré son succès critique, le réécrivain a été mis en quarantaine par ses pairs et ses adaptations suivantes ont été boudées par les conseillers d’édition. Il a eu beau faire amende honorable, il était voué à l’oubli. Après ce sursaut, la littérature a retrouvé son ronron berceur et sans heurts, renouant avec sa plus ancestrale vertu: d’être soporifique. 81



le train o첫 vont les choses


Si ce haut relief roman – cartouche cylindrique incisé de pointes de triangles –, ce marbre poli de la renaissance, la figure cuivrée et sans relief de cette icône, ce visage presque familier creusé de clair obscur, cette tache grossièrement anthropomorphe comme un cri de couleur clair cerné de noir et toutes ces autres représentations diversement stylisées évoquent le même saint visionnaire ou halluciné – toutefois les images perçues, dans leur variété comme dans leur déformation, animaux monstrueux ou corps désirables, témoignent autant de l’apparente richesse du monde, donc du créateur, que de l’imagination de l’ermite abstinent et se ramènent en dernière analyse à leur seule signification morale, d’interdit et de transgression, bref de tentation –, il n’est pas si difficile d’admettre qu’en poudre colorée sur les ailes du papillon ou en rayures sur le pelage du tigre ou en filaments évanescents – haillons que la masse cotonneuse du nuage va filant et semant – ou sous toute autre forme, soit écrit, dans une langue protéiforme sinon indéchiffrable, le même unique mot.

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Nous avons tous la musique dans les oreilles et, pour moi mais je ne suis certainement pas le seul – combien d’oiseaux piailleurs pour un rossignol! –, le désir d’un «sifflet dans la gorge», comme l’ourson Colargol, héros discographique de mon enfance. On ne chante plus guère dans les rues mais les refrains flottent sous notre crâne, accordés à nos humeurs. Le chant dispense du sens. L’émotion se passe des paroles, il lui suffit de fredonner. Et la mémoire fixe sans effort les rengaines les plus mièvres. La musique se veut pure, cristalline, de nature, sinon céleste, ornithologique, sommet de l’échelle expressive, idéal de la poésie, horizon de l’écriture. Or la mélodie verbale, surtout allitérative, ne peut rivaliser, l’harmonie phonétique interne aux mots est rude, heurtée, grinçante. L’air manque à leur chanson. Le sens est revendiqué comme compensation d’une insuffisance de son. Mais il est fuyant, ambigu, contradictoire à l’image de l’homme. Le langage est terrestre, refus plus que regret de l’aspiration séraphique, quand, assourdi par le silence des sphères, on se détourne du ciel. Du soleil il ne faut voir que l’ombre et ses gribouillis sur la page de la terre. Toute création, toute floraison, postule l’incarnation d’un verbe. Le papillon chante, la moindre fleur crie et le vent dirige le chœur des feuillages. Mais la vie veut en outre fixer les paroles de sa chanson. La terre est son cahier d’écolier. Il n’est pas jusqu’aux branches des arbres qui n’imitent par leur balancement le mouvement de la plume traçant ses caractères. Tout est, sinon texte, regret de l’écriture. Au ciel, les oiseaux s’entraînent à la calligraphie. Même le lièvre, si étourdi, entre sauts et fumées, mime par ses empreintes quelque tracé scriptural. L’aigle saura le lire. Animaux et plantes flèchent le paysage et, en se racontant, le codifient. Habiter la terre ou la parcourir, c’est toujours la parsemer de signes graphiques, que ce soient les sillons du champ ou le sillage de la caravane. Abel et Caïn participaient tous deux à cette écriture du monde, à cette lallation du verbe originel. Mais l’homme, en prenant pour encre le sang, a brouillé tous les signes et perdu la mémoire de cette langue d’avant Babel. 85


Les paroles nous lient. Nous entravent. Nous condamnent. Ce qui était supposé léger, que le vent emporte et le temps efface, s’avère plus lourd qu’une chimère, plus contraignant qu’un boulet. Car toute parole est promesse, qui engage son auteur et prononce, comme un arrêt, l’avenir. La parole donnée ne peut être reprise et, faute d’accomplissement, spectre ou criquet, nous hante désormais, preuve de notre indignité, conscience faite remords. En outre, les paroles blessent, plus qu’épée ou épine. Celui qui les manipule doit prendre ses précautions: il est des mots qui défigurent la bouche qui les profère. Invisible poussière, rumeurs, ragots et calomnies pénètrent partout, tapissent le monde. Pour, sinon compenser, combattre l’agression verbale, la passion ne répète jamais assez de mots doux. L’affirmation amoureuse «je t’aime» se veut protection, quitte à se faire prison, se prétend médicament, quitte à devenir dépendance. On soliloque toujours, mais toute parole, même un ordre, même une insulte, est prière, attente de la réponse: l’imprononçable mot signifiant le salut. La pensée est floue, composée d’impressions, comme de taches colorées. Certaines peuvent être de nature lexicale, paroles fragmentées, lambeaux de discours, échos plus phonétiques que conceptuels. La pensée n’est en aucun cas syntaxique. Il faut la forcer pour la couler dans le moule des propositions, lui donner une tournure, sinon rationnelle, rhétorique. Plus qu’une traduction ou trahison, l’expression, passage de l’informe à la formule, de l’inconnu au commun et de l’idiot au dit, est asservissement et travestissement. Et aliénation car elle nous rend notre pensée étrangère, irreconnaissable, guérie mais lobotomisée. Conformée. Ce n’est que dans l’«étreinte poétique» que nous sommes possédés par les mots. Ils parlent en nous – muse, «bouche d’ombre», inconscient? –, nous ravissent en une véritable transe, plus forte qu’aucune drogue et pareillement éphémère. Sinon une tempête, au moins une cacophonie sous le crâne. Or ces sécrétions verbales inspirées nous restent à la relecture énigmatiques, écume onirique venue déposer une clé qui ne correspond à aucune serrure. 86


Dès que je cherche à formuler une sensation, les mots accourent: ils se présentent en ordre, selon une hiérarchie conventionnelle qui attribue au verbe le commandement et aux substantifs, comme leur nom l’indique, le rôle de sous-offs. Ils se tiennent au garde-à-vous, chaque synonyme devant sa cohorte de mots troufions, adjectifs, conjonctions et pronoms, pour «articuler» la manœuvre. Ainsi, pour évoquer l’arbre, je dois passer en revue les adjudants feuille, ramure, branche, futaie, etc. Pas une tête ne dépasse, verdure, courbes et pointes en rang. Or je ne distinguais pas les feuilles dans la masse confuse viride, tachetée, frémissante, clair-obscur, ensoleillé et ombragé, tout au plus vert feuillu grammaticalement indéfini. Le lexique arboricole se révèle plutôt caricature qu’imitation, son treillis piètre camouflage, ses substantifs sans substance et le lacis des lettres recouvre l’arbre comme lianes parasites: sous les traits, points et arabesques disparaît le tronc originel, sa tension, sa tentation et, malgré mes tentatives infructueuses, son illisible, indescriptible feuillage. 87


Le nom «commun» est par définition générique, ignorant la nuance, niant voire effaçant la différence. Chacun élit inconsciemment un exemplaire, un échantillon, comme archétype que le nom généralisera: tel chêne du bois des promenades dominicales représentera l’arbre par excellence, tel parterre fleuri constituera à jamais le modèle du jardin, etc. Ainsi le monde est une création linguistique, phantasmatique, qui suppose l’inconnu identique au connu, son prolongement indifférencié. Pour remédier au mensonge découlant d’une telle généralisation abusive, il conviendrait de limiter l’extension générique en donnant des noms spécifiques, «propres», à l’espace et aux objets référés. Ainsi, dans la mesure où la rue où j’habite et que je parcours quotidiennement forme le décor des événements dont je suis le témoin direct, je devrais parler du «monde Anselmo Braamcamp»; et même, puisque je lui reconnais une nature projective, du «monde Saguenail», subjectif et idiolectal. Or je suis à moi-même l’inconnu et ne fais que substituer une illusion, une convention, par une autre. 88


On transmet au long d’une lignée un nom, originellement un surnom qualifiant l’ancêtre, lui accolant une qualité totémique ainsi léguée magiquement, par le pouvoir du patronyme, aux descendants, les distinguant de la famille voisine, les rassemblant en clan ou en maisonnée, les opposant au reste du monde, les isolant, les niant individuellement pour ne retenir que leur filiation, les clouant mythiquement. Mon nom «de famille», hérité, signifie seulement que je suis juif, me colle une judéité phantasmatique à la peau, malédiction comparable à celle des Atrides. Changer de nom, découvrir son «vrai» nom, est la tâche de tous les fils à qui il ne suffit pas d’être l’ombre pâle du père, selon le modèle paradigmatique de Jacob, fils du miraculé Isaac: d’abord un combat contre un être fabuleux, représentant de l’autorité des origines, – et il faut veiller à ne pas prendre pour un ange un sphinx, malgré leur identique fonction de gardiennage. Le moderne s’oppose à l’éternel mythique. La «civilisation» urbaine, foule et «masses», a résolu le conflit de l’individu par l’anonymat. Enfermé dans un appartement, un chien hurle sa détresse en longs gémissements rauques qui ressemblent à s’y méprendre à des sanglots d’enfant. À leurs balcons, les voisins furieux aboient pour le faire taire. Des passants croisés à qui je souris, probablement des immigrés, m’abreuvent en réponse de salamalecs incompréhensibles tenant plutôt du pépiement d’oiseaux. Perchée sur le rebord du toit, une mouette m’éclate de rire au nez. Comme au milieu du bruissement des feuilles, alors que je traverse le parc, je crois reconnaître mon nom prononcé, je me retourne mais le seul promeneur en vue, d’un doigt posé sur les lèvres, réclame le silence. De fait, je vois bien que tous dans la ville communiquent par signes, mouvements des doigts et gestes de la main. Pour lutter contre la panique, je convoque des paroles de chansons débusquées au fin fond de ma mémoire. Or j’ai beau m’époumoner, les mots que j’égrène ne sont plus que sons. Je veux relire ce que j’ai écrit mais les lignes dansent devant mes yeux et les caractères tracés forment des arabesques indéchiffrables. 89


Je prononce une phrase; même pas, un simple mot, peu importe lequel. Tu le comprends, tu approuves. Il désigne pour toi le même référent que pour moi, il n’y a pas quiproquo. Mais il évoque pour toi d’autres associations, porte d’autres connotations, est chargé d’autres valeurs et significations. Si bien qu’en approuvant tu contestes sans le vouloir, sans t’en apercevoir, mon propos, tout en le récupérant à ton profit. Le malentendu est engagé. Il serait inconvenant, presque indécent, de douter de notre entente. Pourtant le dialogue s’est déjà mué en deux soliloques parallèles et une bienveillante surenchère dans l’approbation dissimule de plus en plus mal la conscience de chacun d’un désaccord radical. Comme en aucun cas on ne saurait le mesurer, autant le maintenir tacite. Car il ne saurait être question de le corriger, sous peine d’exposer ouvertement le conflit, que nul ne désire. La connivence ainsi forgée, voire forcée, se distingue à peine du mensonge éhonté. Sous son apparence pentecôtiste, tout langage est en fait idiolecte, tout lexique glossolalie, toute parole autisme. La langue est un puzzle infini. Tu n’as inventé ni la forme ni la couleur des pièces, ni leur mode d’accrochage. Tu n’as de liberté, relative, qu’au jeu de leur combinatoire. Difficile dans ces conditions d’être, pas même original, simplement sincère! Le combat pour la saisie de ta pensée est d’abord une lutte contre l’inertie contraignante de la langue. Tu peux tout juste renommer. Car comment évoquer les puissances les plus élémentaires – «la nuit et ses prestiges» – sans sombrer dans la description triviale – le rêve et l’inspiration balayés par la clarté diurne – ou paradoxale – car le processus onirique se poursuit de jour; les nuits, blanches, réduisent seulement le bruit de fond –? La langue fausse le jeu de la pensée en imposant des connotations conventionnelles à l’intérieur des mots: la nuit phonétiquement associée au verbe nuire, le jour favorablement valorisé par sa rime avec pour. Il n’est pas jusqu’à la décomposition des vocables qui ne serve d’engrais à la reconstitution quotidienne des censures. Singe et signe! Ta formulation est formalité. Tes aveux sont rédigés d’avance. 90


Le langage a été forgé de façon à permettre le recensement, par la nomination, des propriétés, tout en distinguant soigneusement, par l’adjectivation, le tien du mien. Le système verbal supplée à la nécessité d’établir un calendrier des tâches discriminant ce qui a été fait de ce qui reste à faire. La conception de l’outil linguistique répond d’abord à un souci pragmatique, permettant le questionnement et la réponse, l’ordre et l’assentiment, la désignation et la prédiction. La syntaxe ne s’est compliquée qu’avec le besoin de négocier partages et droits de passage – diplomatie –, de justifier après coup manquements et tromperies – politique. En aucun cas le langage ne saurait servir à exprimer des sentiments avec toute la complexité de leurs nuances – il faudrait que la voix passive distingue entre le soumis et le contrarié, que le conditionnel varie selon que l’hypothèse reste rhétorique, paraît possible ou est bel et bien envisagée. L’homme ignore ses désirs et craintes faute de pouvoir les formuler et finit par ne plus les ressentir. Le langage est directement responsable de l’état du monde.

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au vu et au su


Les mots s’étalent sur le carré de papier, tracés d’une écriture cursive légèrement penchée: «cher ami». Les caractéristiques matérielles du message – couleur de l’encre, détails calligraphiques, pliage ou déchirure du morceau de papier – tout comme la place précise de sa découverte – dans une enveloppe ou glissé entre les pages d’un livre, coincé derrière un tiroir ou retrouvé au fond de la corbeille – et plus encore la personnalité du lecteur – le destinataire ou l’un de ses familiers, curieux ou jaloux, voire un étranger (ayant acquis d’occasion le livre ou le meuble, ou nouveau locataire) ou encore un policier (enquêtant sur les circonstances de l’empoisonnement ou le suicide du destinataire ou de sa compagne) ou même un huissier procédant à l’inventaire des biens – ne sont certes pas indifférentes mais ne font que renforcer tel aspect du problème, confirmant ou non la probabilité d’une hypothèse mais au fond ne modifiant pas les données théoriques concernant la lisibilité de tout message verbal. Il est entendu que les mots eux-mêmes, dans leur trivialité conventionnelle, sont aléatoires, qu’ils n’ont été choisis, ou retenus, que pour le caractère lapidaire de la formule qui se prête ainsi plus facilement à l’analyse. 94


Il faut commencer par l’évidence: la lecture est simultanément déchiffrage et compréhension, donc reconnaissance grâce à la possession d’un code commun, la langue. La globalité de la formule, qui en l’absence de verbe et d’article se démarque de l’énoncé narratif et peut être identifiée comme adresse, est décomposable en deux termes liés par des rapports de hiérarchie syntaxique et de redondance sémantique. Les lexèmes affichent leur origine latine, qui induit leurs connotations en les rangeant dans des familles étymologiques: le nom ami porte encore en français la trace d’une racine [am] signifiant l’affect circonscrit au domaine du sentiment – l’amour physique est un débordement du et des sens et doit être euphémistiquement spécifié – tandis que l’adjectif appartient au champ de la valorisation – d’où son emploi métaphorique quand il est déplacé au terrain de la finance. Fortement conventionnalisé, le libellé a perdu tout impact littéral et doit se lire comme l’expression d’une certaine familiarité dans la relation, encore que son emploi hypocrite se vérifie même entre des inconnus à l’intérieur d’une classe dirigeante ou d’une communauté académique – inter pares – pour solliciter par la lèche une faveur. L’entendement tacite de l’énoncé relève, autant que du linguistique, de l’idéologie. En fait, il faut pour le lire faire fi du sens des mots, ne pas voir l’amour dans «ami» ni le chéri dans «cher»: il ne s’agit pas d’une déclaration. Il convient même de prendre l’amitié à la légère, de n’en pas faire, comme le suggère Breton dans une note de «Nadja», une affaire de vie ou de mort, engageant la destinée des êtres – lui-même disait changer d’amis comme de chemises, les abandonnant quand ils ne lui servaient plus, car l’usage de la langue permet l’exagération autant que l’euphémisme, les codes de l’univers verbal diffèrent de ceux de la civilité: la passion se gave plus facilement de mots qu’elle ne sait trouver les attitudes ou les gestes justes. La communication repose sur une complicité dans le crime à l’égard du langage, qu’on commence par anesthésier avant de l’émasculer. L’ordre du discours, avec ses règles et ses fautes de grammaire, modèle celui de toute la société. La lettre engendre le fanatisme, seul l’esprit s’en tire par des pirouettes. Doublet par définition du réel, le langage a pour territoire le faux, pouvant mentir par omission autant que par invention ou inversion, évitant la vérité par souci de ne pas blesser. 95


Quoi qu’on veuille exprimer, on doit le dire avec des fleurs de rhétorique. Sans aller jusqu’à énoncer ironiquement le contraire des sentiments réellement nourris – «cher ami» au lieu de «salopard» –, le jeu, sinon des mots eux-mêmes de leur emboîtement, rend toujours le langage ambigu. En creusant l’ambiguïté du plus banal dialogue, Sarraute a mis en lumière l’hypocrisie qu’elle recouvre – et les dramatiques déchirures qu’entraîne le fonctionnement schizophrène de la contenance et la retenue linguistique. Selon les circonstances et la situation, au sens sartrien, une simple adresse peut s’avérer être une déclaration de guerre. La banalité est le plus efficace des masques, Poe l’a prouvé dans «La lettre volée»: l’enveloppe cachera d’autant mieux son contenu explosif qu’elle sera visible et d’apparence inoffensive. L’adresse affectueuse est indubitablement la meilleure introduction à une lettre d’insultes ou de reproches qui, autrement, aurait été froissée et jetée au panier sans même être lue. En résumé, la formule est un cliché, qui n’a pu être employé que par feinte ou par paresse, pour occulter l’inimitié ou, pire, l’indifférence. Simple routine épistolière, sans sincérité ni franchise: elle est impardonnable. L’hypocrisie de l’expéditeur a besoin du consentement, voire de la participation active, du destinataire. Toute lecture est projective et interprétative. Qui a reçu le message ne s’en est pas offusqué car il aura compris que le terme «ami» ne vaut ici que pour «collègue», en lui ôtant son caractère un peu guindé, officiel et cérémoniel, plaçant d’emblée la relation sur un plan d’intimité et d’égalité au moins provisoire. Il n’aura pas accordé d’attention profonde à la formule, ne scrutant pas ce qu’elle pouvait recouvrir, ne lui aura guère attaché d’importance, la rattachant au paradigme des adresses reçues en semblables occasions, ne lui supposant d’autre motivation que la politesse obligée. À moins que justement sa réception n’ait éveillé le douloureux souvenir d’une trahison, car l’histoire individuelle peut contrarier la statistique sociale sur laquelle repose la fixation et perpétuation d’une convention. Notre homme a pu par le passé briguer une amitié, s’illusionnant lui-même sur la nature libidinale de son admiration pour son correspondant, et se voir cruellement éconduit, voire moqué et ridiculisé, sous couvert d’une expression aussi neutre que «cher ami». Auquel cas il n’a conservé le message que pour attiser sa haine. 96


La métonymie joue aussi bien au niveau de l’émission que de la réception. Le lecteur inattentif peut facilement sauter l’adresse, n’en voir qu’un des termes redondants – «cher» est porteur des mêmes connotations qu’«ami» –, substituer inconsciemment, automatiquement, l’adjectif par un autre – chéri, estimé, précieux, adoré –, le nom par un synonyme – compagnon, pote, camarade –, ou plutôt mêler aux premiers les nuances vagues des seconds, sans leur attribuer de signification ni de définition précise, percevant plus l’effort de sympathie que le souci de qualification. Pourtant, il saute aux yeux que le choix justement d’un mot alternatif, en réduisant le flou de la convention, aurait commandé une bien différente interprétation. L’expression choisie joue avant tout un rôle de précaution: le sens reste voilé, comme si la valeur finale, plus ou moins littéralement positive, attribuée au libellé de la lettre dépendait du seul lecteur qui, en cas de malentendu, devra en assumer l’entière responsabilité. Le correspondant n’a pas écrit «camarade», qui aurait pu suggérer d’autres connivences, ni «pote» qui aurait impliqué un rapport plus intime, entre confidents. Toute similitude doit rester fortuite. L’amitié mesure un écart. 97


Il est nécessaire de prendre l’évidence du sens premier comme un appeau dissimulant une signification au moins ambiguë, sinon retorse, que la fonction du langage, de camouflage des sentiments, consiste à maintenir tacite. Du trope déformant à l’inversion ironique, le sens n’est jamais unique, mais résulte d’un jeu de piste du texte qui sème, à l’intérieur même des mots, ses indices. De là à postuler un texte second, en palimpseste du premier qui ne constitue qu’une grille cryptée, un paravent verbal, le pas est vite franchi. Tout message s’offre à une lecture cabalistique. Les unités discrètes, a priori non signifiantes, doivent être considérées: le mot est un assemblage provisoire de lettres. En tant que jeu de combinatoire, le langage fournit un champ infini d’anagrammes possibles dès que l’on décompose les lexèmes – avec les lettres de «cher ami», on obtient les mots: aimer, âme, arche, arme, carie, char, charme, crime, mâcher, marc, marche, mare, mie, mire, rame, riche, rime, etc. – et se prête mieux que tout autre code au chiffrage. Tout énoncé peut recouvrir un message secret – Saussure en découvrait même dans les inscriptions funéraires –, plus enfoui et mystérieux que les artifices de la rhétorique.

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Une fois admis le principe de duplicité du langage et de duplication du sens – au premier niveau, le langage reflète le visible, ou du moins du visible le nommable, au second il ne reflète plus que ses propres signes en un jeu infini de miroirs –, la question se pose des motifs d’un tel cryptage. Le langage n’a jamais été outil de communication mais, dès l’origine, instrument de falsification, servant à tromper l’adversaire et renverser la «loi de la jungle» en faisant vaincre le plus fort par le plus malin. Cette puissance virtuelle a été historiquement exploitée dans deux directions: le mensonge et la fiction. L’un engendre le politique, le journalistique et l’histoire officielle – tout ce qui relève de la propagande –, l’autre le romanesque, du conte de fée au feuilleton. Tous deux fusionnent dans la littérature policière, où l’enquêteur doit démêler le vrai du faux dans les témoignages recueillis. Tout lecteur aujourd’hui se veut détective amateur mais a été conditionné pour en rester au premier niveau, «réaliste», du langage. Pour percer le secret d’un cryptogramme comme «cher ami», il devra mettre en œuvre toutes les ressources de l’encodage, depuis la décomposition phonétique jusqu’à la symbolique pentecôtiste. La lecture implique une discipline rigoureuse dont le premier précepte est la mise en cause des prémisses: on n’échappe pas aux préjugés projectifs. La preuve en est, en l’occurrence, que jusqu’à ce point de l’exposition le lecteur, entraîné par le principe d’enchaînement de la prose où la syntaxe se superpose au raisonnement, n’a pas encore envisagé que l’expéditeur ait pu être un personnage féminin, ce qui dans le cas d’une formule conventionnelle et innocente ne modifie pas l’interprétation, mais ouvre des perspectives radicalement neuve si l’on considère que le message est crypté et prétend dissimuler une relation par exemple adultère: «cher ami» peut alors se lire «cher amant», évoquer un rendez-vous passé – «chair amie» – ou en donner un prochain – «chez Marie». L’imagination des réseaux d’espionnage paraît faible en regard de la fertilité des stratagèmes d’amoureux. Car l’intensité de la passion sait l’insuffisance du langage: les amants apprennent naturellement à lire entre les lignes. Toutefois, dans le cadre de cette hypothèse, des éléments non considérés ici, tels la texture ou la couleur du papier, ou un subtil parfum qui l’imprègne, prennent une valeur et une signification primordiales. 99


Par ailleurs, les potentialités homophoniques d’un énoncé aussi simple et court que «cher ami» peuvent déboucher sur une manipulation ludique et une prolifération poétique. Des auteurs comme Brisset ou Roussel ont su employer la décomposition lexicale comme ferment de production de fiction: sur le principe du rébus, on comprend qu’ils tireraient vite de ces trois syllabes et les personnages – rat et chat, mari et maraîchère, archer et chimère – et les lieux – marais ou marché – et les accessoires – char, crème, mèche, chamarre – d’une de leurs scènes extravagantes – le «procédé» roussélien est parent, non seulement de la rime, mais également du logo-rallye et, revendiqué tant par le «nouveau roman» que l’«oulipo», les lettristes que les surréalistes, généralement de la production textuelle sous contrainte formelle. Les enfants et, si l’on en croit les analyses de Freud, l’inconscient psychique à tout âge, ne se privent pas de jouer ainsi avec les mots, leurs sons et leur sens, les décomposant, les inversant, les avalant, les verlan même. Si bien que la lecture naïve, au premier degré, d’un texte quel qu’il soit semble relever plus de la censure opérée, sous couvert de rationalité, par la conscience que du bon sens. Le véritable problème que pose l’interprétation délirante d’un énoncé n’est pas celui de sa justesse mais de sa limite: où doit-elle s’arrêter? D’une requête officieuse on est vite passé à un rendez-vous clandestin. Le moindre sac, sitôt qu’il est abandonné dans un lieu public, est supposé contenir une bombe. Il n’en va pas autrement d’un message. En temps de guerre, «mon oncle» signifie l’armée alliée et les «tulipes» des parachutages; «cher ami» dans ce contexte peut représenter aussi bien un avis – on vous a dénoncé, fuyez! – qu’un piège – pour endormir votre vigilance. La signification dépend autant de la conjoncture et de l’atmosphère – du degré de paranoïa sociale – que du code. Un contenu dangereux ou compromettant dans des circonstances données s’avèrerait totalement inoffensif dans d’autres. Le péril qu’il recèle est de toute façon proportionnel à l’innocuité apparente de ses termes, si bien qu’on peut formuler une équation pour calculer le risque encouru à l’occasion d’une lecture en fonction de la banalité des mots du texte. Le «Nom de la rose», d’Eco, expose métaphoriquement l’empoisonnement provoqué par l’activité de lecture, le «cher ami» vaut une dose létale de strychnine. 100


Le sens est une conquête toujours précaire, une construction instable sur une fondation mouvante, une conjecture plutôt qu’une certitude. En l’interprétant, le langage fausse la perception du monde, renverse ses assises, le désintègre ou du moins le mine. À l’opacité du visible, à la matérialité de l’évidence, il oppose la flexibilité des tournures, la fluidité de la syntaxe, l’intangibilité des concepts. Traduite en mots, la pensée devient doute – leur méthode et logique n’empêchent pas Descartes et Wittgenstein de buter sur cette aporie. Toute lecture est condamnée, soit à la superficialité – au contresens –, soit au vertige. Le langage est antérieur à l’histoire, ses racines sont ancrées dans un passé enseveli. Le lecteur pour déchiffrer une simple adresse en tête d’une missive doit effectuer une descente au royaume des morts d’où il remontera difficilement indemne. Il perd ses repères, ne sait plus qui est ami qui ennemi, qui croire, à qui se confier. Il devra désormais entendre le contraire de ce qu’on lui dira, lire les pages en diagonale, ou inversées dans un miroir, avaler tous les billets qu’on lui remettra, entrer en délire. Car dès qu’on gratte un peu les mots qui encrent le sens, le texte ne fait que ressasser son illisibilité.

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thÊorèmes de la conspiration


Rares sont ceux qui naissent coiffés. La veine vient par à-coups, tout joueur sait que «la chance tourne» – comme la terre. La fortune est associée à une roue, elle a des hauts et des bas. Rares donc ceux que la mouise poursuit avec continuité, les mauvaises passent ne durent pas, tout malheur a une fin. Nos représentations du sort sont profondément météorologiques: avec une zone centrale affichant «variable» – au contraire du destin, pas nécessairement rectiligne mais immuablement tracé d’avance. Initialement, la fortune était incarnée par une déesse dont l’attribut était la corne d’abondance mais le trait saillant le caprice. La fonction d’une telle conception est d’enseigner aux humains, sinon la résignation, la patience. Toutefois la déveine statistiquement l’emporte. Les joueurs savent bien que la banque finit par rafler toutes les mises. Les amants sentent qu’un trop grand bonheur devra se payer. Les érudits n’oublient pas que les dieux, même capricieux et malgré une apparente bienveillance, au fond haïssent les hommes. S’ils favorisent les uns, c’est pour plus sûrement mortifier les autres. Ils ne les aiment pas mais cependant les châtient. Ils sont jaloux et n’ont d’autres sujets à tenter, éprouver, avec qui jouer. 104


Outre les puissances divines, l’homme doit se soumettre aux autorités sociales. Tout fonctionnaire est représentant de l’ordre. Sans intervenir directement dans la vie privée de chacun, l’administration, avec ses règlements, l’encadre. Elle laisse libre par exemple de choisir une destination pour les vacances mais en fixe les dates, en recommande l’itinéraire, impose les normes de transport, les modalités de séjour, le coût moyen, bref les planifie entièrement à votre place. Elle contrôle les moindres détails de l’existence des citoyens qui, par une perverse inversion des rapports institutionnels, sont en fait à son service: ils sont mis à contribution pour financer ses caisses, pour faire tourner l’industrie, rentabiliser l’investissement, solidairement, sans protester. À eux de se débrouiller pour boucher leurs fins de mois. Ses agents les obligent à circuler sans jamais s’arrêter – car il n’y a rien à voir –, ses juges s’occupent des récalcitrants, ses assistantes sociales des déshérités. Chaque contribuable est sous la mire d’une infinité de fonctionnaires dont il justifie la charge et assure le salaire, tel le prisonnier ses gardiens. Le boulet, pour être de paperasse, n’en est pas moins lourd; les grilles, d’impôts, pas moins infranchissables. Pour la surveillance quotidienne, l’administration publique est relayée par les citoyens eux-mêmes: les voisins, les boutiquiers qui, de leur fenêtre ou du pas de la porte, ne vous quittent pas de l’œil. Les passants, flâneurs ou pressés, sont attentifs à tout manquement: ils vous ignorent tant que vous ne faites pas mine d’abandonner un bagage. Il y a des règles, de sécurité comme de conduite, que tous se chargent de faire respecter. S’ils vous sourient, ce n’est pas tant pour vous accueillir ou vous inviter mais pour avoir vérifié que votre attitude était conforme. Leur observation constante vous place automatiquement en situation d’étranger sinon de suspect. Ils se méfient. Leur sourire s’affiche pour donner le change, pure marque d’hypocrisie. En sus de leur guet vigilant, il leur incombe d’offrir un modèle irréprochable de comportement: ils donnent l’exemple – même si, en douce, l’épicier occulte sous une étiquette la date de péremption, la postière décachette les lettres, le mécanicien truque ses factures, le banquier falsifie ses comptes et le retraité ouvre sa braguette à la sortie de l’école. Ils assurent la maintenance et le ravalement de la façade. La fausseté est admise: on vous demande seulement de faire semblant. 105


Les forces naturelles qui, étant donné l’espace de leur intervention, incommensurableàl’échelledel’homme,devraientsemontrerindifférentes, ignorant jusqu’à l’existence d’une si minuscule créature, subrepticement viennent prêter main-forte aux instances conjurées d’oppression et de malheur. Sans compter les catastrophes – raz de marée, tremblements de terres, cyclones et éruptions volcaniques: les papillons à quelque point du globe ne cessent de battre de l’aile –, les éléments prennent un malin plaisir à déjouer les prévisions, pleuvoir quand on annonçait beau fixe ou écarter d’un brusque coup de vent les nuages amoncelés, asséchant les plantations ou noyant les récoltes, gelant les bourgeons ou envoyant des légions d’insectes et de larves pourrir les fruits. La nature n’est jamais à court d’inventions et, quand il s’agit de détruire, jette des plaies inédites que ses laboratoires – avec l’aide des savants humains que la curiosité pousse à inlassablement rejouer Pandore – ont concoctées: fourmis mutantes, mouches résistant à tous les pesticides, rats irradiés, bacilles et virus infestant l’air. On ne peut plus mettre le nez dehors. Les ondes sont nocives, les aliments cancérigènes. On se nourrit de médicaments.

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L’homme participe activement à la conception et construction des instruments de son asservissement. La machine, initialement, était censée le libérer. C’est elle qui désormais ordonne son espace, son temps, sa gestuelle, voire sa pensée. Campagnes et villes sont redessinées en fonction de la circulation des automobiles dont les dimensions déterminent la largeur des routes, la localisation des entreprises selon la capacité de stationnement, l’aménagement de l’espace urbain tout entier redessiné pour elles – les logis occupent moins de place que chaussées et parkings. Il en va de même des électroménagers, des appareils de télécommunication, pour ne parler que des machines d’usage quotidien et domestique. L’outil commande. Il impose sa logique mécanique, sa rigidité métallique, son mode d’emploi, son efficacité et son obsolescence programmée. Ce qui devait être extension s’est autonomisé. L’homme, se sachant fourmi, a fabriqué des éléphants artificiels dont il ne lui reste qu’à se garer. Car les machines, sans être douées de pensée, ne sont pas neutres: elles encombrent, réclament des soins, des réparations, des renouvellements. Elles façonnent l’homme en robot, se multiplient quand la population décroît. On assimile le propre corps à une machine, ramenant la complexité du vif à la simplicité du mécanique. On le traite comme un ensemble d’appareils à fonction limitée et autonome: respiration, digestion, sécrétion et évacuation. S’il est raide on l’assouplit, s’il résiste on le plie. On voue au mépris les besoins physiologiques, jugés sales, voire dégradants. On lui en veut de la dépendance où il nous tient: même pour les sentiments les plus purs, tel l’amour, il ravale l’homme au rang de la bête. Il interdit toute hypothèse d’atteindre la perfection. Il est la part maudite, périssable, scatologique de l’humain. Son défaut. En outre, il est sensible: pour rester secrets, angoisse ou désir n’en sécrètent pas moins fluides et acides, provoquant ulcères et dysfonctionnements, coliques et transpiration, acné et prolifération. Enfin, le corps vieillit. Il s’arthrose, se rhumatise, se sciatique, se phlébite, se varice, s’ostéoporose. En vieux débauché, il se complaît à la fréquentation de maladies peu vénérables sinon vénériennes. Il se ride, se flétrit, s’atrophie. Au vrai, en toute circonstance, il nous trahit. Oscillant trop vite de l’impétuosité à la fatigue, de la goule à la satiété, du flegme à l’insomnie. Sûr de son impunité, il ne nous obéit jamais. 107


Comme si le pourrissement lent et sûr du tronc ne suffisait pas, les fruits et les racines s’y mettent aussi: ancêtres et descendants vous harcèlent pour vous rappeler que le sang ne charrie pas seulement des humeurs mais qu’il crée des liens. Aux parents on doit le respect, aux enfants l’attention, la famille vous cerne et vous assiège. Car la lignée s’accompagne de tout un patrimoine, tant matériel – propriétés immobilières, actions boursières, dépôts bancaires – qu’immatériel – secrets, traditions, histoires de famille, vieilles haines voire honneur à laver – qui conditionne attentes – héritage, prestige, piston – et relations – rivalités pouvant aller jusqu’à la vendetta. Des cousins, de ceux qu’on ne voit qu’une fois l’an lors d’un grand banquet familial, ne manquent jamais de remémorer tel legs spoliateur, tel partage inégal. Les parents vous font jurer qu’en aucune circonstance vous ne les mettrez à l’hospice, les enfants vous réclament des augmentations régulières de leur argent de poche. Pire que la réclusion est l’impossibilité de s’isoler. En tant que membre, vous êtes tenu de participer, vous ne pouvez vous exclure. Sous peine de devenir la brebis galeuse, dont la honte rejaillira sur cinq générations de rejetons. Les relations de travail sont modelées sur celles qui soudent le cercle familial, l’entreprise se veut une famille à plus large échelle. Il s’agit d’occulter que l’intérêt financier – le salaire – constitue le seul motif de coopération, que la bienveillance patronale est le revers d’une autorité indiscutée, que le travail est facteur de mortel ennui, qu’on ne s’y livre que pour échapper à l’horreur du foyer domestique. La courtoisie y est le masque de l’hypocrisie, l’esprit d’équipe celui de la compétition acharnée. On est conscient de sacrifier, plus encore que sa force physique, son intelligence ou sa santé, le peu de temps qui nous est imparti. Et surtout de la vanité de ce sacrifice, de l’inutilité des efforts déployés, de la stérilité de la besogne accomplie. Mais une partie de l’univers compte sur notre dévouement, repose sinon sur notre effort sur notre salaire: notre famille d’abord, les commerçants du quartier ensuite, et même le supermarché où nous effectuons notre approvisionnement mensuel, et bientôt l’ensemble du système. Cette dépendance nous lie plus sûrement que notre contrat de travail. Et puis nous avons placé tout notre orgueil à ne pas rester chômeur ou oisif, à n’être pas considéré un désœuvré ou un inutile. 108


Une convention collective se négocie, un contrat tacite est d’autant plus contraignant qu’il repose sur des principes moraux, c’est-à-dire discutables. La discussion devient la base de la relation conjugale. On a cru partager les mêmes goûts et les mêmes opinions mais cette communauté s’est vite effritée pour ne laisser subsister que les divergences. On ne partage plus que l’espace. Et le lit. On observe le conjoint sans comprendre ce qui un jour a paru si attirant, à quoi tenait son charme irrésistible. On le voit vieillir, se flétrir et on est forcé d’accompagner cette décrépitude; on n’ose plus se regarder dans une glace de peur d’y découvrir les mêmes indices. On s’est mis en ménage par pression parentale et par peur de la solitude, on reste ensemble par veulerie. À cause des enfants. Qu’on a faits par distraction, manque de précautions, pour prouver sa fécondité, parce que la famille réclamait des petits-enfants. On ne commet que de petites infidélités sans conséquences, plus pour pimenter une relation qui s’aigrit ou profiter d’une opportunité que pour mesurer l’étendue du bonheur manqué. L’écart est plutôt frustrant mais on en garde rancune au conjoint de ne pas limiter les liens du mariage à la seule frivolité sexuelle. 109


On évite de regarder en arrière, de dresser le bilan de toutes les petites lâchetés qui ponctuent le cours d’une vie. On n’a pas commis de crime proprement dit, car cela demanderait plus de courage ou de folie qu’on en nourrit, seulement quelques indélicatesses et goujateries: à ce collègue de bureau dont on a dissimulé le rapport qui lui avait coûté tant d’heures et qui devait assurer sa promotion; à cette fille qui n’avait cédé qu’au bout de semaines de cour assidue et dont au réveil on ne savait plus comment se débarrasser, dont on voulait un peu se venger, de chez qui on s’était esquivé subrepticement en laissant sur la table de chevet un billet de banque; à ce fils à qui on a refusé une sucrerie parce qu’on lui en voulait de ne pas racheter par ses notes à l’école les humiliations qu’on y avait soi-même connues; à cette mère qu’on a laissé crever à l’hôpital sans lui rendre visite, parce qu’on avait la flemme de couvrir la distance, parce que l’odeur d’éther est écœurante, parce que c’est tombé en plein pendant la coupe du monde. À ces manquements il reste à ajouter une infinité de fautes vénielles qui nous hantent et nous paralysent. Ne pouvant l’effacer, on voue le passé à l’oubli; on tâche de se mentir; on omet, on maquille. Plus encore que nos fautes et nos erreurs, nous ronge le souvenir des actions qu’on n’a pas accomplies. Occasions manquées, rêves abandonnés, non seulement ce qu’on a laissé échapper mais surtout l’élan qui nous habitait et qu’on a perdu. Car on ne peut douter d’avoir été l’artisan de son propre médiocre malheur, le bâtisseur de la confortable geôle où l’on a finit par s’installer. On n’est certain que d’une chose: notre vie aurait pu être différente; chaque rencontre, chaque connaissance, chaque chemin, en éveillant une curiosité, offrait une bifurcation. On ne souffre pas tant du remords des lâchetés qu’on a commises que du regret de celles qu’on n’a pas commises: changer d’emploi quand une offre, alléchante mais risquée, s’est présentée; de partenaire quand une invite, accompagnée d’un sourire engageant plein de promesses et d’espoir, nous a été adressée; de pays, d’idéal, de chimère. Mais on a relégué l’aventure aux fantaisies de la jeunesse, l’enthousiasme aux frasques de l’immaturité. On est toujours resté dans le même milieu, à distance raisonnable des tentations ou des folies. Et c’est cette sagesse, composée de refus, de reculs, d’hésitations, de velléités et de projets avortés, qui en dernière instance nous condamne. 110


On construit un labyrinthe en bouchant une par une toutes les issues. Plus lourd que le sommeil – ou le manque de sommeil – qui pèse sur les paupières, il faut soulever chaque matin cette masse de devoirs, engagements et obligations, tant externes – entre contrats et dettes, achats à crédit et amendes, impôts et sécurité sociale – qu’internes – entre la censure de la conscience et la pathologie de l’inconscient –, qui nous enchaînent à notre condition. L’homme est, par faiblesse sinon par nature, crucifié par ses contradictions. Chaque individu doit concentrer tous ses efforts pour résister à l’oppression conjuguée dont il est personnellement la cible. La routine et les habitudes n’ont d’autre fonction que d’arrondir les angles et limer les arêtes de ce cercueil abstrait où on l’a couché dès la naissance. On lui tient la bride serrée, ne lui accordant d’autre vacance que la plage bondée ou les voyages organisés. On occupe, presque militairement, son temps libre. Premier animal domestique, sa fameuse faculté d’adaptation ne recouvre que sa capacité à supporter le pire, à survivre, quitte à substituer tous ses organes par des prothèses, à anesthésier émotions et pensées en se droguant de calmants. Capacité illimitée à souffrir.

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désœuvrer


Insatisfait de l’état du monde, il se croit trop insignifiant pour entreprendre quelque projet de transformation décisive. Il n’aime pas les héros, se méfie de l’exagération épique. Il juge une conception minorée de ses pouvoirs préférable à une illusion de puissance gonflée par l’amour propre et son subséquent aveuglement. En outre, il s’est assez intéressé à l’Histoire pour craindre que les révolutions les plus radicales ne tardent guère à faire marche arrière, rognant, ou reniant, vite leurs conquêtes et que les utopies les plus généreuses ne tournent à l’oppression. Il n’a pas perdu pour autant le sens d’un devoir et d’une responsabilité en tant que citoyen, assume d’avoir à intervenir, mais discrètement. Il trouve que le monde n’est pas assez coloré ni fleuri. Aussi achète-t-il des paquets de graines qu’il sème sur son passage, dans les parcs, sur les pelouses et même le long des trottoirs. Certes, les oiseaux en mangent la plupart. Mais ces violettes qu’un amoureux éconduit a cueillies et arrosées de larmes, et ces pensées rouges et dorées qui fascinent une fillette rieuse, c’est lui qui les a fait pousser. Il ne croit guère à une transmission génétique directe, plutôt à un conditionnement discret mais répété qui, tant par l’exemple que par la prohibition, moule de sa constance insistante le comportement, surtout pendant la période de l’enfance. Ainsi, la personnalité résulte non pas des goûts et opinions individuels mais d’expériences marquantes, pas toujours fortuites, et de routines et principes inculqués. Et surtout de leur souvenir imprimé dans la mémoire. Il a donc décidé de brouiller les cartes. Pour se libérer d’un ego somme toute artificiel, il convoque les scènes de son passé, traumatiques ou banales, qu’il se rappelle nettement et imagine d’autres incidents, d’autres dénouements. Il revit mentalement si intensément ces variations qu’il ne saurait plus démêler le vécu du rêvé. En outre il lit beaucoup, écoute les histoires d’autrui, les assimile, les recrée fantasmatiquement en s’en faisant le protagoniste, les adopte pour son compte biographique personnel. Il abolit ainsi le passé, en effaçant la mémoire revirginise sa conscience, s’ouvre aux sollicitations du monde sans peur ni préjugé. 114


Il refuse l’alternative entre culte du passé et perception du seul présent. Le premier aveugle quant au permanent renouvellement des coordonnées du monde, finissant par confondre en une seule longue journée indistincte les milliers d’aurores, orages, éclaircies et embellies, flamboiements et crépuscules que le ciel a présentés. Le second fond la diversité «toujours recommencée» dans l’indifférence de la pure succession. L’une et l’autre attitude reviennent paradoxalement au même appauvrissement de la réalité, dans sa temporalité scatologique. Aussi s’efforce-t-il de coller au temps, de le vivre dans la durée. N’ayant d’autre repère que le visible, qu’il doit accepter comme un reflet ou une projection de son propre esprit, un double extériorisé, il s’accroche à la surface des choses, accompagne leurs tropismes, vit leur usure: la poussière qui s’accumule, l’encrassement, le sillon que trace la pluie, les rides, l’écaillement de la peinture, la calvitie, l’effritement des pierres, l’arthrose, la rouille, le lent blanchiment des poils, la croissance feutrée de la mousse, de la barbe et des ongles.

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La fréquentation des galeries et des musées l’a définitivement dégoûté, et détourné, de l’art, dont le temple est devenu un marché. Il a cessé de peindre, jeté ses pinceaux, brûlé toutes ses toiles, effacé les traces qui pourraient lui survivre, entrer dans le jeu de la spéculation et valorisation par l’ancienneté. Il défend que la seule création légitime doit être marquée du sceau de l’éphémérité. Il rappelle que le souci de durer a historiquement amené, après la sédentarisation, bâtisseurs et architectes à concevoir l’habitat humain sur le modèle du tombeau, la civilisation urbaine sur le patron des cimetières et tout l’art comme inscription ou décoration funéraire. Il prétend qu’il est temps de désencombrer. Mais il a la création dans le sang. Adoptant la théorie existentialiste qui fait du lecteur l’égal de l’écrivain et du moindre spectateur un artiste, il peint désormais par le seul regard: il s’installe à une terrasse et moule les nuages à l’horizon, sculpte formes et masses, façonne des ressemblances aussi flagrantes que fugitives, trace des stratus, croque des cumulus, les laisse passer ou pleuvoir. Il constate, chaque fois qu’il entreprend de s’éloigner de la ville, qu’elle s’est encore étendue, a rogné sur la campagne, y installant usines, entrepôts, cités-dortoirs, centres commerciaux et les reliant par autoroutes. Sans cesse, quoique sans nécessité, on bâtit, cimente, bétonne, vitrifie, goudronne. Il s’effraie, naturellement, de l’implacable empierrement du monde. Les hommes ne construisent plus Babel pour atteindre le ciel mais pour couvrir la terre. C’est la dalle qui définit la tombe: ils font du globe un sépulcre. Les nouvelles de destruction, chute de tours, écroulement de gratte-ciels, éveillent en lui un réflexe de réjouissance vite éteinte à la pensée de leur reconstruction certaine, plus hautes et plus solides. La retombée en poussière n’est pas moins fatale et vaine que la mise sous couvercle. Inutile de se presser, d’accélérer la fin du monde. Il espère plutôt que malgré le sel et la cendre l’herbe repoussera. Il se contente d’aller jusqu’au bord de la mer, qui est l’alliée du temps, d’observer son patient labeur, comment elle ronge la côte pour fournir la matière première du sablier chthonien. 116


Il fait des expériences avec le temps, dont il croit la vitesse relative, variable en fonction de la position et de l’attitude de l’observateur. Il s’assied à une table du bistrot, laisse refroidir son café et ferme les yeux. C’est tout. Le temps, immédiatement, s’accélère prodigieusement car l’intervalle de noir, le «trou» que représente ce court hiatus de visibilité, rapide, simple abaissement et relèvement de paupières, ou lent, concentration prolongée des yeux plissés comme si les paupières cousues ne parvenaient plus à se rouvrir, a suffi à transformer de fond en comble le décor. Comme dans ce film où l’opérateur des frères Lumière avait cessé de tourner la manivelle, transformant un fiacre en omnibus à impériale, les passants autour de lui ont changé de costume et de sexe, les ombres ont bougé, la lumière a baissé. Or en maintenant les yeux fermés un jour entier, le temps, paradoxalement, s’est arrêté: il a vu en les rouvrant le garçon servant le même café au même habitué. À l’objection qu’entretemps il a vieilli, il répond que dans l’éternité la barbe au menton des dieux ne cesse de pousser. 117


Il s’est aperçu qu’en observant les choses qui l’entourent, pourtant familières, avec l’œil, sinon de l’ethnologue, de l’étranger, il remarque de menus détails saugrenus que la routine lui tenait cachés, des incongruités mineures auxquelles il ne prêtait pas attention. Le monde lui apparaît désormais à la fois moins évident, guère rationnel, mais plus énigmatique et fascinant. Surtout, il a perdu le réflexe de propriétaire ou d’habitué qui lui permettait de réclamer, intervenir, ordonner, redresser, juger des choses et de leurs rapports en fonction d’une utilité pratique supposée qui s’avère, avec le recul et la nouvelle distance acquise, le produit de l’habitude et de la paresse, plus symbolique que fonctionnel. Il découvre ce qu’il croyait connaître, doit tout ranger selon un classement non linnéaire. Le champ à explorer s’ouvre si vaste que toute tentation d’agir est d’emblée écartée. Or plus il approfondit son étude, plus il se sent radicalement étranger, extérieur, solidaire de ceux qui ne touchent à rien et se cantonnent dans une participation strictement spirituelle: les morts et les anges.

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Il prévoit, sinon l’extinction du soleil, un obscurcissement prochain du ciel, dû en partie à la pollution, aux explosions nucléaires et à un empoussièrement général de l’atmosphère, tel qu’on ne distinguera plus le jour de la nuit. Commencera alors le règne des aveugles. Aussi a-t-il décidé de fermer déjà les yeux. De se repérer à tâtons, par le toucher, par les sons, voire par les odeurs. Sans plus recourir aux organes de la vue. Pour ne pas se faire remarquer, il porte des lunettes noires et agite une canne télescopique. Les gens se montrent charitables, lui signalent les obstacles, l’aident à traverser les rues, s’écartent de son passage. Le monde privé de lumière lui apparaît plutôt plus rassurant que dans les souvenirs jaunis que sa mémoire lui présente. Il oublie peu à peu les couleurs: les formes offrent tout autant de nuances. Paradoxalement, la nécessité de distinguer les choses sans l’appui du regard augmente la richesse du réel. Et il a conscience que l’idée qu’il se construit du monde n’est pas plus imaginaire maintenant que du temps où ses mirages et façades lui étaient visibles. Il s’entraîne à tomber. D’abord des chutes faciles, des trébuchements, de simples glissades, presque des galipettes. Puis il va augmentant la hauteur et le risque, dans les escaliers, deux marches, cinq marches, sur le cul, en avant, en arrière, du haut d’un tabouret, d’une table, de l’appui de la fenêtre, du faîte du mur. Puis avec élan, en sautant les obstacles, les haies, les murets, le parapet, le garde-fou. Il s’élance du premier étage, du tablier du pont, du haut de la falaise. Au début, il s’est fait quelques foulures, une luxation de l’épaule, c’est presque miracle qu’il ne se soit rien cassé. Mais il a appris à amortir les chocs, à se plier souplement et à bouler à terre. On le prend pour un maniaque suicidaire ou un de ces fous qui se croient une origine angélique, on pense qu’il cherche à mourir ou à voler. On se trompe: il s’exerce à survivre, même quand l’air vibrera, la lumière frémira et les montagnes trembleront, quand les immeubles chancelleront et s’abattront, le plâtre s’effritera, les murs s’ébouleront et les planchers crouleront, quand la terre se fendra, s’ouvrira et le sol s’effondrera sous nos pieds. 119


Il enregistre des silences. Quand les activités laborieuses s’interrompent, que le bruit de fond industriel se réduit à sa seule harmonique, entre les hautes heures du plaisir nocturne et le chant du coq, il enfile son casque, branche son microphone hypersensible et enregistre. Souvent, il s’éloigne de la ville, part en montagne ou dans le désert, pour s’approcher aussi près que possible du ciel et capter les berceuses des sphères. Il note tous les craquements, frottements, mouvements du silence habité qu’il devra ensuite, revenu dans son studio, éliminer comme autant d’interférences. Puis il amplifie, filtre, accélère artificiellement, pour en augmenter la fréquence, l’infime signal sonore qui surnage. Il devine, plus qu’il n’entend, soupçonnant même qu’il s’agit du seul ronronnement du magnétophone, de vagues sons de mécanique désaccordée, un faible mugissement de fantômes apeurés sur fond indistinct de palpitations sous-marines. Il écoute, ravi, avec la même attention qu’il se grisait, enfant, d’entendre dans des écouteurs faits de coquillages l’appel des marées de son propre sang. Il apprend à planer. Sans se munir d’ailes artificielles, ni s’élancer dans le vide, ni s’envoler mentalement comme certaines drogues le permettent, juste en restant couché sur l’herbe et en se faisant lourd. Il est étendu de façon à occuper la plus large superficie possible, membres tendus et écartés, s’inscrivant, à l’instar du croquis anatomique de Léonard, dans un cercle parfait. Il fait la planche. Et, comme l’eau, la terre le maintient à sa surface par une poussée inverse de son poids. Il se fait très lourd. Ses muscles durcissent, ses os sont de plomb. La terre résiste mais il la sent s’amollir sous lui. Il augmente la pression, ajoute tout le poids de ciel dont son corps peut se charger. Et il commence, doucement, à s’enfoncer. Le sol cède. De sourds craquements montent des entrailles de la planète dont la croûte tremble et s’effrite. Alors, d’un coup, il relâche sa pesée et la terre, telle un ressort qui se détend, le propulse légèrement en l’air: il flotte au-dessus du pré, soutenu par un souffle à une hauteur imperceptible. Les herbes parviennent à peine à lui chatouiller la peau. Il plane. 120


Sans être proprement insomniaque, il dort peu, s’éveillant tôt et ne parvenant, après avoir entrouvert les yeux, plus à se rendormir. Se redressant, il découvre chaque matin le corps de l’aimée étendu à son côté comme une épave déposée par la nuit. Elle ronfle doucement, sa poitrine se soulève comme si, en rêve, quelque regret la faisait soupirer. Il la contemple, s’en emplit les yeux, la hume, s’en pénètre par les narines. Accordant sa respiration à la sienne, il se synchronise avec elle. Ainsi, sans la toucher, sans qu’elle en ait apparemment conscience, encore que sur ses lèvres s’ébauche une moue souriante, il opère leur fusion corporelle. Ensuite, il peut se lever, écartant légèrement la couette pour ne pas l’éveiller, et sortir dans le petit matin, en marchant au hasard. Il la porte en lui, incorporée, perçoit son souffle dans ses poumons, son sang refluant dans ses veines. Si elle se retourne dans son sommeil, il la sent remuer dans ses entrailles: il est gros de son amour comme une femme peut l’être d’un enfant. Il rentre, baptisé de rosée, juste à temps pour assister à son réveil.

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table des matières

les doigts pris dans la portière 3 la chasse à l’ange 13 à nos morts 23 fiat nox (histoire nipponne) 33 corps perdu 43 le royaume des borgnes 53 cabales, cliques et claques 63 contrefaçons 73 le train où vont les choses 83 au vu et au su 93 théorèmes de la conspiration 103 désœuvrer 113



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