31 se trahir interior

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saguenail

se trahir

couverture de Regina Guimar達es



la route du soi (I) L’ego ne me paraît pas aller de soi. Toute la construction cartésienne, dont est redevable la modernité, avec ses défauts, ses dangers, comme ses qualités, repose en fin de compte sur un strict déterminisme linguistique: la conjugaison des verbes qui attribue au sujet parlant un pronom, donc une identité. Or, cette id-entité devrait plutôt renvoyer au ça psychanalytique, indéfini, qu’à l’individu. Le véritable saut épistémologique de Descartes n’est pas le détour par dieu mais bien le glissement de la chose au moi, de la res cogitans au cogito. C’est sans doute une réflexion de mon psychiatre soulignant que je ne pouvais me contenter d’être «l’ombre de moi-même» qui a motivé cette série de textes – je ne parviens plus à penser en dehors de la formulation, ma réflexion est aboutissement de l’écriture, et non l’inverse –, pour lui répondre, sans le contester mais en me justifiant. J’ai d’ailleurs déjà abordé ce problème dans un essai autobiographique intitulé «Not to be» – in Tout le tremblement – où j’exposais comment, tout au long de ma vie, mes choix avaient été conditionnés par les autres plutôt qu’ils ne résultaient d’une décision ou d’une personnalité propre. En fait, si je dois me chercher un trait spécifique, je le trouve dans l’affirmation par la négative: le rejet ou le refus. C’est ce que je suggère implicitement lorsqu’il m’arrive de me présenter comme un «produit de mai 68», en spécifiant: la dernière génération, ceux qui n’ont rien compris, qui ont intégré les Comités d’Action Lycéens comme un carnaval, ont joué avec les mots d’ordre sans vraiment y croire, se sont retrouvés à la Sorbonne par hasard et se sont fait ramasser par les flics par bêtise ou par méprise. Et concluant: la seule chose que j’ai comprise au cours des «événements», c’est que l’avenir qui m’avait été tracé – devenir prof dans le sillage de mes parents, les surpasser éventuellement en enseignant dans le «supérieur» – n’avait rien à voir avec moi – je ne doutais de rien à l’époque et mon arrogance n’éprouvait pas le besoin de préciser ce moi, de lui donner consistance, de connaître ses désirs, ses peurs et ses limites. Or, après avoir fui ma famille, puis abandonné le lycée, enfin quitté l’Europe, je me suis retrouvé moins de dix ans plus tard enseignant et bientôt professeur universitaire. Donc, à hauteur de mes refus, je dois pour me définir placer mes erreurs et mes illusions. Le rejet du prénom – dont je détaille les étapes dans le texte supra cité – signifiait symboliquement celui de tout l’héritage 3


parental et ancestral, le refus de la filiation, l’obscure conscience d’avoir à m’inventer. Cette attitude se doit probablement, d’une part à quelque manque d’amour – j’appartiens à la «génération Ogino», né sans avoir été désiré, d’autant que mes parents, tous deux à l’époque plongés dans leurs études, avaient d’autres préoccupations et occupations que la maternité ou paternité –, d’autre part à la crise de jalousie provoquée par la naissance de mon frère – désiré lui, mais pour de mauvaises raisons: avec deux enfants à charge, mon père ne partirait pas en Algérie –: incapable de récupérer l’attention que la jovialité de mon cadet m’avait retirée, j’avais tôt fait l’apprentissage de la solitude et élaboré une stratégie de renoncement préférable à la compétition, je savais désormais me passer de ce qui ne m’était pas offert. De tout cela, j’ai déjà parlé. J’ai rejeté la mollesse des convictions politiques de mes parents qui s’avéraient compatibles avec le conformisme bourgeois et la paresse intellectuelle; j’ai rejeté l’institution scolaire, prototype de toutes les autres institutions coercitives, dont en outre mes parents étaient des agents; j’ai rejeté «l’Europe aux anciens parapets», son arrogance, son égoïsme, sa cécité. En partant en Afrique, j’ai adopté un statut d’étranger qui me collerait à la peau même après mon retour. Sans en renier les idéaux, ni même les illusions, voire la naïveté – s’il est une chose à laquelle je ne crois pas, c’est bien l’expérience; je me rappelle toujours Satie qui constatait: «Quand j’étais jeune on me disait: vous verrez quand vous aurez cinquante ans. J’ai cinquante ans, et je n’ai rien vu.» –, j’ai assez tôt condamné ma jeunesse, pour son incohérence, sa veulerie, sa stérilité; quant à mon enfance, je l’ai complètement oubliée – deux psychanalyses ne m’ont permis d’en repêcher que de maigres bribes –; si bien que lorsque j’ai rencontré Corbe, je considérais ma vie achevée – j’avais vingt ans – et j’avais d’avance fait le deuil de moi-même. L’héritage génétique aujourd’hui me pèse encore: j’observe avec effroi comment j’ai assimilé certaines manies de ma mère, à quel point je ressemble physiquement à mon père. J’aurai dépensé beaucoup de temps et d’énergie à me reconstruire une famille à mon goût, par substitution d’abord – Emmo mère idéale, Gilles Mayoux père adoptif –, par affinité ensuite – le travail collectif que réclame un tournage satisfaisait ce désir profond –, avant de parvenir à nouer des relations d’amitié, sans le poids des craintes et de l’autorité, avec mes propres enfants. Je ne me sens réalisé ni dans le statut filial ni dans le rôle paternel. J’ai transporté l’ingratitude adolescente d’âge en âge et, nullement assagi ni réconcilié, je reste un renégat. 4


les territoires du gris (I) Sans doute convient-il de commencer par tenter de définir le gris avant d’en circonscrire les territoires. Tous les dictionnaires semblent s’accorder sur la formulation suivante: «couleur intermédiaire entre le blanc et le noir», qui bien entendu, comme toute définition lexicale, ne fait que multiplier les termes à préciser. Elle nous paraît insuffisante à tous points de vue: 1) Le concept de «couleur» est trouble, à l’intersection de deux champs, celui du physique – qui considère que toute couleur correspond à une longueur d’onde déterminée de lumière, émise ou réfléchie: la couleur d’un objet résulte de l’absorption de certaines ondes lumineuses et de la réflexion des autres, toute surface se comportant comme un filtre, une espèce de miroir sélectif – et celui du physiologique – qui, avec une certaine marge d’incertitude, quasi subjective, assimile la couleur à une «impression visuelle» dépendant des cellules photosensibles des organes de la vue de l’espèce ou du sujet concerné –, si bien qu’en dernier ressort le gris n’est pas tant défini par quelque propriété scientifique que par un consensus impressionniste; 2) Le gris est considéré par rapport à d’autres couleurs, apparemment plus simples à identifier, qui servent de référence, d’encadrement d’une teinte plus floue; mais le blanc comme le noir sont eux-mêmes pour le moins problématiques: le blanc serait la «synthèse des autres couleurs du spectre visible» et le noir l’«absence de radiations visibles» – définitions toujours à cheval entre les deux champs, permettant de déduire que l’impression de noir ou de blanc peut varier selon les espèces et les individus (cf. supra) – alors que, indépendamment de l’acuité de sa vision, nul n’ignore qu’il existe dans le blanc comme dans le noir de multiples nuances, qu’il s’agit justement de concepts à large spectre, fonctionnant l’un comme l’autre essentiellement par contraste, et caractérisés plutôt par une intensité, le blanc étant de toutes les teintes «pâles» la plus pâle et le noir la plus obscure des teintes sombres – nous n’abordons, à ce stade, aucune des valeurs sémantiques inséparables de ces deux couleurs, culturellement associées et fixant leurs connotations, depuis le deuil jusqu’à l’opposition propreté-saleté, justifiant par exemple l’ordre dans lequel elles sont énoncées pour la définition, par Larousse, du gris supra citée –; 3) Le concept d’«intermédiaire» est des plus imprécis: il y a autant de nuances possibles entre le noir et le blanc que de décimales 5


entre deux entiers, ce qui implique qu’il existe toutes sortes de gris, les uns plus clairs les autres plus sombres, car dès que l’on quitte le point défini comme blanc d’un côté, comme noir de l’autre, on entre dans le gris; en outre, le gris s’accommode facilement de mélanges: il peut y avoir des gris plus bleutés ou plus rosés, plus froids ou plus chauds, etc. Le gris, plutôt qu’une situation «intermédiaire», définit un milieu mental – car s’il n’est assurément pas solide, il n’est non plus ni vraiment gazeux ni aqueux. Que retenir alors de la définition des dictionnaires, dont l’apparente neutralité n’est rien moins qu’idéologique, reposant sur un consensus tacite qui permet l’économie d’une définition obligeant à remonter aux origines, sinon de l’univers – encore qu’en l’occurrence il s’agisse de lumière –, du moins de la conception que nous nous en sommes forgée? Or l’opposition noirblanc est indissociable de la conjoncture cosmique où nous nous situons, qui veut que la rotation de la terre sur elle-même fasse se succéder le jour et la nuit, l’obscurité ocellée d’étoiles et l’éclat solaire. Le gris, par rapport à l’éblouissante blancheur du jour, est une lumière basse, éventuellement tamisée par les nuages – prototypes du «milieu» gris, mi-gazeux miaqueux –, ou située à la frontière du jour et de la «brune» – ce n’est qu’en ce sens que l’adjectif «intermédiaire» peut s’avérer juste –, crépusculaire. Pourtant, c’est une lumière également de faible intensité émotionnelle, caractérisant l’ennui spleenétique ou la tristesse sans cause plutôt que l’angoisse ou le chagrin profond. Le gris n’est pas menaçant; il ne saurait être associé à ces crépuscules encore chargés d’or et de sang du couchant, qui préludent à la victoire des ténèbres et de leurs créatures, vampires, zombies et autres incarnations romantiques de la peur de la mort, d’un désir panique de permanence de la vie au-delà de l’extinction de la conscience – i. e. de la perception de la lumière. Car la lumière, essentiellement solaire, est indissociable de la chaleur, donc de la vie. La lumière blanche du soleil n’est pas seulement la «synthèse» de toutes les couleurs, elle est surtout leur origine, le rayon qui les fait naître en touchant toutes les surfaces. C’est pourquoi aussi bien le noir que le gris, en tant qu’amoindrissement de la lumière, donc extinction des couleurs, ne peuvent être perçus que négativement. Aussi, personnellement, plus qu’au crépuscule annonciateur de «la nuit et ses prestiges» – ses fantômes –, j’associerais le gris à une aube sale, entre la minute bleutée qui sonne la retraite nocturne et l’éclat rosé qui trompette la victoire prévisible, «toujours recommencée», du soleil radieux, aube interminable d’un jour dont on n’est pas certain qu’il se lèvera. 6


un sang d’encre (I) Au commencement, il y a peut-être un verbe, de ces verbes irréguliers qui obligent qui les emploie à réfléchir à leur conjugaison, ainsi avant le verbe il y a eu une hésitation, j’ai dû avoir le réflexe de mordiller le bout de mon porte-plume afin de me concentrer, si bien qu’avant le verbe il y a eu ce pâté qui m’a valu d’entendre cette insulte que j’adopterais plus tard comme nom. Précédant l’écriture, il y a donc la tache d’encre, soleil noir, réserve de figures fantastiques que la plume ébauche, trou par lequel on accède à l’imaginaire aussi vite qu’en s’enfonçant dans un terrier de lapin. Les tests de Rorschach ravivent ce plaisir enfantin de projeter des formes mythiques sur les contours incertains d’un nuage ou d’un papier peint tapissant le mur. L’encre, en taches comme en traits, invite à l’interprétation: donner forme à l’informe, surtout lui donner sens. Le tracé des lettres, premier apprentissage systématique de la main est d’ordre idéogrammatique: l’enfant dessine des personnages, en boucles de lasso et nœuds de lacet plus qu’en pleins et déliés – Kipling a intuitivement compris cette animation calligraphique qui fait pousser sur le papier une jungle d’encre dont l’enfant doit capturer les étranges animaux pour les dresser dans son cirque mental. Bien que les écrivains américains aient introduit la pratique de la rédaction romanesque directement dactylographiée – allant jusqu’à élever la machine à écrire au rang de fétiche, de divinité païenne: Burroughs en fait son interlocutrice privilégiée –, je suis convaincu que l’attribution aux mots de quelque puissance incantatoire et magique résulte de la discipline imposée par l’écriture manuelle. La calligraphie, dans la surcharge comme dans l’épure, est une exigence de sens que la simple nomination, trop générique, ne satisfait pas. Car l’écriture est une invention de commerçants phéniciens pour dresser la liste de leurs cargaisons. L’objet nommé est neutre, indifférent, simple unité de compte. Le sens commence avec l’adjectivation, degré zéro de la connotation, et il construit une hiérarchie, du positif au négatif, du plaisant au déplaisant. Cette échelle de valeur, entérinée socialement, dicte leur goût aux sujets, qui n’ont qu’une marge réduite d’expression individuelle. Fixée au cours des âges, la langue en est la gardienne, premier instrument de distinction et principal outil de reproduction du modèle social – la réalité ne saurait démentir le modèle, qui tire sa puissance de son caractère fantasmatique. En dernière analyse, l’idéologie est réductible aux 7


hiérarchies qu’elle établit. Le réel est, sinon absurde, opaque: il se contente d’exister, d’être là, incontournable, indifférent mais durable, obstiné jusqu’à donner la nausée sartrienne. Sa visibilité est indice d’éclairage, son ombre mesure son degré de transparence. Lui manque le sens. Entre une nature insensée et une société aliénante – réduisant le sujet à une existence d’outil, à une valeur de nombre: le social ne considère que la masse anonyme comme la nature ne se préoccupe que de l’espèce –, l’enjeu linguistique de la formulation est capital: toute action sur la réalité, toute transformation du monde, passe par une désarticulation des associations figées de mots et la conception, verbale, de nouveaux rapports entre les choses – nouveaux car non encore formulés jusque là: la verbalisation crée un modèle virtuel que l’action humaine ne réalise jamais intégralement, du fait de l’écart entre les mots et la matière. Le réel est toujours décevant en regard de l’imagination. Breton, en faisant dépendre, dans l’«introduction au discours sur le peu de réalité», «la médiocrité de notre univers» de «notre pouvoir d’énonciation», privilégie le champ verbal pour cette transformation, correction de la création originelle: sa pensée, encore fortement teintée d’idéalisme en 1924, le conduit à juger suffisante une liberté d’esprit. Malgré tout, seule cette ambition rimbaldienne – probablement illusoire, comme sa «déchirante infortune» tendrait à le prouver – me paraît justifier le travail d’écriture. Fils de profs, mon rapport personnel à la langue reste scolaire: mon père m’a transmis son goût des belles phrases – en revanche, sa pratique de l’écriture, non seulement littéralement onaniste mais quasi autiste, m’aura servi de contrexemple –, si bien que mes essais littéraires sont longtemps restés de l’ordre du pastiche. Il a fallu l’émerveillement quotidien de voir Corbe écrire, la perception tant de l’investissement magique dans les mots que de la transe de la dictée poétique, pour me décider à expérimenter l’écriture, avec beaucoup de réserves, une certaine méfiance à l’égard des formules – mai 68 a engendré d’innombrables rhétoriqueurs passés sans solution de continuité de la confection de mots d’ordre politiques à celles de slogans publicitaires –, et une réelle difficulté d’expression. Il a fallu le passage par le coma profond pour me libérer de conventions – qui a joué sa vie n’a plus grand-chose à perdre – et m’ouvrir l’accès au «plaisir du texte» en cours d’écriture, à mesure que la pensée prend, que le sens hésite, répugnant à boucher les failles, rejeter les grumeaux, se faire mur lisse, que les mots coulent, afin que dans le miroir d’encre, le lecteur puisse voir se dessiner, déformé, grimaçant, son reflet. 8


avec l’eau du bain (I) Ce sont les enfants qui nous font vieillir. Ou plus précisément qui nous obligent à prendre conscience de notre vieillissement à mesure que nous les voyons grandir, vieillir. Car en gros les jours s’écoulent uniformes, réguliers, routiniers, se suivent et se ressemblent, ponctués de loin en loin d’événements servant de référence à une chronologie: avant ou après tel incident, tel accident, telle éphéméride. Les enfants bousculent ce train paisible, ils sont à notre entour ce qui, visiblement, constamment, change. Contraints d’accompagner leur évolution, nous sommes bientôt distancés, c’est cela vieillir. Les hommes se reproduisent. Le plus souvent involontairement, par manque de précaution – surtout depuis que les méthodes contraceptives se sont diffusées: il aura existé toute une génération «Ogino» –, par distraction, par paresse, par négligence. Les contes de fée et leur fin apparemment heureuse – j’ai interrogé leur formule pour en dégager toute l’ambiguïté dans Le cadavre de l’ange – conditionnent filles et garçons à considérer la grossesse comme la conséquence naturelle de leur passion amoureuse – remplissant à leur insu le programme biologique génétiquement transmis, dont cette passion est la forme fictionnelle la plus humainement acceptable; il n’en a toutefois pas toujours été ainsi: la société grecque reléguait les femmes à la fonction reproductrice et concentrait toute la valeur, tant esthétique que sentimentale, sur les jeunes éphèbes – sans que les enfants soient désirés pour eux-mêmes – Descartes rappelle que passion signifie étymologiquement que la volonté n’intervient pas. Avec Corbe, nous avons voulu nos enfants. Au bout de deux années d’amour croissant, notre relation nous paraissait devoir s’épanouir en s’incarnant en de nouveaux êtres, comme le résultat alchimique d’une énergie qui nous dépassait. Nous avions vingt ans, possédions l’inconscience de la jeunesse, nous sentions capables de mener de front toutes les activités – de création, films et livres, comme de transmission, enseignement professionnel et familial; j’y reviendrai – et notre jouvence était provisoirement éternelle – notre arrogance faisait fi de l’expérience; si aujourd’hui je crois moins que jamais à celle-ci, mes certitudes entretemps se sont systématiquement muées en doutes. Pendant toute leur enfance, nous nous sommes consacrés à eux à temps complet: leurs trouvailles quotidiennes valaient tout ce que le cinéma ou la littérature pouvaient nous offrir. À côté de préoccupations 9


véritablement pédagogiques, notre plaisir à suivre leurs pas et leurs sauts intellectuels entre pour une bonne part dans notre décision de ne pas les envoyer à l’école – au moins pendant les premières années d’apprentissages «fondamentaux», avant de nous être assurés qu’ils étaient en état de se défendre et résister au laminoir scolaire. Tous trois très différents, ils ont maintenu entre eux une indéfectible complicité et, chacun à sa manière, se montrent assez imperméables aux fausses valeurs sociales. En les observant aujourd’hui adultes, engagés et critiques, je suis amené à me questionner quant à mon rôle et mon intervention. Je constate immédiatement que le statut compte plus que la personne: mon rapport à mes petits-enfants ne saurait être du même ordre, indépendamment de toute compétence ou conviction – au vrai, depuis la naissance de mon premier petit-fils, je ne suis pas encore parvenu à me figurer les tâches d’un grand-père, pas même l’image qu’il s’est formée de moi. J’entretiens, dans la mesure du possible, avec eux des relations d’amitié – le critère en sera un certain degré de confiance –, autorisées par l’abandon, de ma part, de toute autorité à leur égard. Mais je peux nourrir, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, bien des illusions: je ne suis guère assidu auprès de mes amis, déléguant à Corbe la charge de prendre et donner régulièrement des nouvelles, d’offrir des cadeaux, d’assurer l’office de sociabilité. Je suis certain au moins d’une chose, c’est qu’en grandissant ils sont devenus meilleurs que moi – à tous niveaux: cohérence des attitudes, lucidité du jugement, capacité hédoniste de savourer la vie et même un optimisme suffisant pour s’engager, de façon bien plus réfléchie que leurs parents, dans l’aventure de la procréation. Plus facilement que de mes films ou mes livres, j’ai su néanmoins me détacher d’eux sans qu’ils aient à lutter pour se libérer de ma tutelle et acquérir leur indépendance. Si je ne leur fait pas plus de confidences, cela se doit, non pas à quelque pudeur – j’ignore ce sentiment –, mais plutôt à ce fossé créé par le suicide qui me sépare subtilement de mes semblables, y compris Corbe, et m’a définitivement rendu étranger aux affaires du monde. Je ne me suis jamais cru de mission, je n’ai pas trouvé de justification à ma vie; il me suffit de savoir qu’ils ne me renient pas, que je ne leur suis pas indifférent – comme mon père a fini par le devenir pour moi –, même s’ils ne me voueront aucun culte. Sur bien des points, je ne suis pas sûr qu’ils me comprennent – ce n’est pas grave –: souvent je ne me comprends pas moi-même. Ils sont mon legs le plus optimiste au monde, en vue de son amélioration. Le bonheur est possible: ils en sont la preuve. 10


les territoires du gris (II) Dans l’obscurité il n’y a pas d’ombre. Alors qu’on peut aisément concevoir des ténèbres originelles, voire ontologiques, avant et en dehors de toute lumière, l’ombre ne peut surgir que dans un milieu lumineux – pour être précis: éclairé ponctuellement et directionnellement (cf. infra) –, comme une propriété, contrastante, de la lumière, et non pas un défaut. En tant que projection, l’ombre possède homothétiquement les caractères du solide qui la produit. Ainsi, s’appuyant sur le Traité élémentaire de physique de Haüy, qu’il cite textuellement, Chamisso prête à l’ombre, que vend son personnage Pierre Schlémihl, la qualité de solide, par opposition à l’argent qui n’est que pure convention, valeur virtuelle d’échange. L’ombre est ainsi le signe d’un obstacle barrant la route du rayon lumineux, la marque visible de la présence et de la résistance de la matière. Elle est le point aveugle de toute lumière car, comme le constatait Léonard de Vinci, «jamais le soleil ne voit l’ombre». Face à la puissance divine de l’astre, elle est notre double obscur, inconsistant et protéiforme, et notre alliée. Elle n’est toutefois pas ténèbre. En effet, dépendant de la lumière, elle se répand sur des surfaces éclairées, et n’apparaît si sombre que par contraste: elle n’est jamais vraiment noire mais grise, d’un gris foncé légèrement imprégné de la teinte de la surface sur laquelle elle s’étale. C’est elle qui permet la visibilité du relief, la perception d’une troisième dimension – il suffit d’ailleurs de peindre sur une toile à deux dimensions une ombre pour créer la sensation de modelé, saillies, bosses et creux, l’impression de réalité. La forme de l’ombre dépend de celle du corps dont elle est la projection, de la position de la source lumineuse et de la surface sur laquelle elle est projetée. Elle est donc infiniment variable. En revanche, la matière n’est pas souple et tend à une permanence des formes. L’ombre est, comme le gris, «intermédiaire»: entre la persistance du solide, au niveau d’une silhouette reconnaissable, et la souplesse du liquide. Le peintre Yves Tanguy a su, à partir de 1927 et jusqu’à la fin de son œuvre, employer l’ombre comme l’indice d’une réalité concrète – puisque tridimensionnelle – des paysages qu’il peignait. Au vrai, il est celui qui nous fournit la plus complète exploration visuelle des territoires du gris. L’analyse de certaines caractéristiques stables au long de son œuvre picturale permet peut-être de dégager quelques propriétés du gris. 1) Des formes, que l’on suppose animées – sensation 11


produite justement par l’écart entre les figures et leur ombre –, s’inscrivent sur un fond essentiellement gris, lui-même mouvant – avec des zones plus claires et d’autres plus foncées sans qu’aucun contour ne les sépare – voire indéfini – la ligne d’horizon est rarement marquée –, obéissant toutefois aux lois de la perspective: l’univers représenté s’apparente au nôtre, avec un soleil hors cadre haut dans l’espace à droite ou à gauche du spectateur; la familiarité est renforcée par l’identification vague de fragments tirés de notre propre univers terrestre et quotidien – un chien, une jambe et une chaussure dans Jour de lenteur – mais comme érodés – la ligne courbe domine dans tous les tableaux, même si des pointes et hampes surgissent à la fin de la guerre, ainsi que de grands cônes blancs en 1950 –, minéralisés et usés. 2) Tous les critiques, d’André Breton à Marcel Jean, ont été sensibles à l’exceptionnelle richesse du coloris dans une peinture dominée pourtant par le gris: sa neutralité même accentue paradoxalement le contraste avec toute autre couleur et la ravive, tandis que le gris s’imprègne de toute nuance colorée sans jamais cesser d’être gris; il n’y a pas de gris pur. 3) Entre ombres et gris, les tableaux de Tanguy célèbrent la lumière: le gris n’y est jamais triste en soi – dans les derniers tableaux de 1954, l’angoisse se manifeste par un envahissement des formes rocheuses qui occupent peu à peu tout l’espace, y compris celui de leur ombre, et un net obscurcissement du fond qui, de gris, devient presque noir –; les figures flottent souvent, détachées du «sol» – sans contact avec leur ombre –, au point que Xavière Gonthier y voit un milieu sous-marin et Marcel Jean un espace intra-utérin –; plus même que dans une photographie, se dégage le sentiment d’une pétrification du temps – voire, pour ces deux critiques, d’une régression –; intermédiaire entre familiarité et étrangeté, la peinture de Tanguy présente tous les caractères de l’onirisme: le gris est probablement la couleur de l’inconscient. Curieusement, les ombres dans les tableaux de Tanguy sont douées d’une certaine transparence: le peintre a intuitivement compris qu’il existe différents niveaux de gris, depuis les fonds absorbant toute teinte jusqu’aux ombres déposant leur gris sur les couleurs. La disparition de l’ombre ne signale pas la victoire de la lumière, mais celle des ténèbres – dissolution des corps et perte des contours –: le contraste est propriété de la vie, son abolition indice de mort. Le récit de Chamisso ne s’y trompe pas, assimilant perte de l’ombre à damnation, mort anticipée. Car, indice inconfondable de vie, l’ombre ne s’inscrit pas sur les surfaces: elle les couvre, les caresse et passe. 12


les territoires du gris (III) Il est des espaces lumineux sans ombres: la lumière y est diffuse, réfléchie dans toutes les directions, si bien que l’ombre y est littéralement grignotée par la lumière ambiante. Ce sont à proprement parler des territoires du gris. Il ne s’agit pas d’en faire un relevé exhaustif mais d’en examiner quelques-uns particulièrement représentatifs. Le premier est sans doute le brouillard – toujours cette ambivalence constitutive: ni solide, bien qu’épais jusqu’à être cotonneux, ni gazeux, car insuffisamment volatile, ni même aqueux en dépit des gouttelettes et de l’humidité dont il imprègne tout ce qu’il couvre – qui, avant d’estomper les formes, efface les ombres. D’une certaine manière, le brouillard est une masse lumineuse consistante, lumière en voie de solidification. Le brouillard filtre la lumière sans l’éteindre; au contraire, il gomme les obstacles concrets qui pourraient l’arrêter: le brouillard n’efface que la matière. Dans le brouillard, il n’y a plus d’ombres mais toute chose est réduite à n’être qu’ombre. Ce jeu d’effacement et de révélation exerce immanquablement une fascination d’ordre magique: on assiste à l’accouchement de l’univers, on est le spectateur de la création originelle. Aussi, la qualité matricielle du brouillard a-t-elle inspiré de nombreux photographes et cinéastes. Théo Angelopoulos a consacré tout un film au Paysage dans le brouillard, mais c’est probablement Federico Fellini qui, dans une séquence d’Amarcord, a su reconstituer, en studio avec des machines à fumée, la puissance proprement thaumaturgique du brouillard: le grand-père, après avoir successivement pris un bœuf égaré pour une divinité et un maigre arbuste pour quelque sylve aux doigts crochus, se demande s’il n’a pas pénétré, sans s’en apercevoir, au royaume de la mort. L’ombre définit en quelque sorte le terrestre – et par voie de conséquence l’humain –: son absence caractérise les dieux ou les morts, les premiers pure lumière, les seconds, dématérialisés, devenus ombres euxmêmes. Lumineux, le brouillard n’atteint jamais la blancheur immaculée de la neige: c’est son manque de transparence, son opacité, qui le range dans le gris. Le second exemple est celui de l’éclairage au néon, reflété par des parois traditionnellement peintes en blanc, des hôpitaux. Avec le brouillard, il partage non seulement l’abolition des ombres mais aussi la sensation de froid: nous nous trouvons aux limites de la vie, là où elle surgit – l’hospice a vocation de maternité – mais également là où elle s’éteint. À 13


l’inverse du brouillard, le néon précise les contours, rehausse la moindre tache. Il est indubitablement un territoire du gris, et en révèle une vertu: par contraste avec les drames qui s’y vivent et les douleurs qui y sont ressenties, l’espace hospitalier et sa lumière particulière ont pour fonction de minorer l’intensité des perceptions et des émotions; en opposition avec le pathos du sang et de la fièvre – porteurs de chaleur et couleur –, le gris est la teinte de l’anesthésie. L’un comme l’autre, brouillard et néon clinique, nous introduisent dans l’Hadès, chez les morts. L’annexe de l’hôpital est bien entendu la morgue. Dans un de ses Contes cruels, Villiers de l’IsleAdam décrit successivement l’institut médico-légal et un café fréquenté par des joueurs en Bourse; l’éclairage par une toiture vitrée – le conte s’ouvre sur l’indication: «Par une grise matinée de novembre» – ôtant aux objets leur relief, le narrateur confond les deux espaces – les décrivant avec précisément les mêmes mots –, et leurs hôtes: les affairistes et les cadavres se ressemblent «à s’y méprendre!» La confusion feinte par Villiers anticipe par ailleurs sur une uniformisation grise des espaces comme des mœurs, avant l’avènement d’une pensée unique, ultime mortification, définitive momification de l’esprit. Mythes et idéologies – la superstructure – reflètent les conditions matérielles où ils éclosent. Le progrès technologique transforme jusque nos conceptions de l’enfer: les prisons, institutions d’effacement des condamnés – étymologiquement parents des «damnés» – mis, selon l’expression populaire, «à l’ombre» – quasiment enterrés prématurément –, étaient caractérisées, comme l’indique la métaphore, jusqu’au siècle dernier par leur obscurité; la tendance moderne privilégie la fonction de surveillance – l’étendant simultanément à l’ensemble de l’espace urbain, ordonné désormais selon les mêmes paramètres que le pénitencier – par rapport à celle de punition, celle de thérapie ou pédagogie – un même modèle architectural, fonctionnel, centré sur la figure du couloir, préside à la construction des écoles, des hôpitaux et des prisons – plutôt que celle de ségrégation. Si bien que l’éclairage de l’hôpital – ou de la morgue – règne également dans la prison: on est passé de l’ombre néantisante au gris anonymisant. Nous débouchons ainsi, au sortir du brouillard et du néon – milieux sans soleil visible, sans passion ni aveuglement, sans «illumination», lieux de l’attente et de la résignation –, sur une autre caractéristique du gris: comme la pâleur phtisique, il est l’empreinte de la mort sur le vivant. Il n’est pas la mort, juste son annonce, une conscience scatologique, prolongation, atermoiement, sursis: dans le gris, on survit. 14


la route du soi (II) Mon ami – ils se comptent sur les doigts d’une main; je risquerais sans hésiter, comme le réclamais Breton dans les dernières pages de Nadja, ma vie pour eux – Boris Lehman a réalisé un très beau film, Choses qui me rattachent aux êtres, où il énonce: «Je suis fait de ce que les autres m’ont donné.» Cette évidence, qui va au-delà de la simple dépendance – il s’agit de notre essence – mais pose au principe de tout rapport le don – pas le sacrifice ni même la consommation eucharistique; Valéry prévenait: «Rien de plus original, rien de plus «soi» que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer. Le lion est fait de mouton assimilé» –, implique que notre personnalité est un vaste bazar, ou musée, dans lequel il convient de pouvoir opérer quelque sélection – dans la dernière partie de son film, Boris exemplifie en essayant d’enfiler les uns par-dessus les autres le plus grand nombre de vêtements qu’on lui a offerts mais doit bientôt renoncer sous peine d’étouffer – voire jeter quelques accessoires au rebut. L’adoption, ou même la simple acceptation, d’un modèle parental, social, conditionne évidemment tous les choix subséquents. Son refus crée un vide, laisse des trous. Le corollaire d’une telle identité par assemblage – quasi plurielle, cf. infra – est une incomplétude ontologique. Car si nous sommes universels, toute option personnelle est une réduction des possibles, l’affirmation individuelle une atrophie. Condamné, ne serait-ce qu’à une imprenable solitude, est celui qui ne reconnaît pas en l’autre son «semblable», son «frère». Je suis donc hétérogène – voire hétéroclite –, composé aléatoire et provisoire de lectures et rencontres. J’ai tenté de payer tribut aux figures dont j’étais le plus redevable, en dressant le portrait de cinquante d’entre elles – Carne et débauche – et précisant la nature de notre lien – ou des affinités que je me reconnaissais avec –, mais il est probable que des épisodes mineurs, oubliés rapidement, auront eu une importance et une influence nettement prépondérantes. Si mes lapsus me trahissent, c’est que l’ego est, avant tout, une amnésie. En fait, l’écrasante majorité des figures tutélaires que j’ai élues sont des morts, que je n’ai jamais rencontrés, que je ne connais qu’à travers leurs écrits et dont, pour certains, je soupçonne que je n’aurais pas apprécié la fréquentation en personne. On pourrait aussi bien dire que je suis un recueil de «morceaux choisis» si justement la plupart n’étaient fruit d’un hasard qu’aucun critère – donc aucun choix 15


– ne détermine, et éventuellement me sont indifférents ou me déplaisent comme ces cadeaux kitsch qu’on n’ose refuser mais dont on se demande où on pourra bien les planquer pour ne pas les avoir constamment sous les yeux. Amis et rencontres s’imposent, par la gentillesse ou par la contrainte, vous envahissent avant de vous constituer. Comment rejeter la part de nous qui ne nous convient pas, nous embarrasse ou nous fait honte? Dans la séquence du striptease inverse, Boris constate que bon nombre de ces vêtements accumulés ne lui vont pas. Mais même la seyance est subjective, affaire de goût – donc de classe, comme l’a montré Bourdieu –: je croise une infinité de personnes qui ne savent pas s’habiller, bien qu’ils choisissent soigneusement leurs vêtements. L’ego est un patchwork, incohérent, contradictoire, et surtout très mobile, comparable à ces structures qui, apparues une fois dans le kaléidoscope, ne reviendront plus exactement semblables. Ses traits permanents, ce qu’on appelle le «caractère», ne sont probablement que des blocages, hérités de situations infantiles qui se reproduisent symboliquement et se réactualisent à chaque conflit, chaque décision, chaque choix: l’ego est un trauma. Toutes les théories psychologiques, de Freud à Piaget, s’accordent sur le fait que la personnalité se construit pendant l’enfance – leurs divergences tiennent aux pulsions et capacités qu’ils considèrent pertinentes –, à l’âge où l’être est le plus malléable, le plus influençable, et agit par imitation, crainte ou répétition mécanique – le singe, l’agneau et le perroquet sont les trois totems de l’éducation –; cette construction est donc surtout une inculcation, et si les résultats varient d’un enfant à l’autre, il faut l’imputer, autant qu’au hasard toujours souverain, à la mobilité d’humeur et à l’incohérence des propres éducateurs. Il ne faut d’ailleurs pas se leurrer quant à l’individualisme: l’uniformisation des mœurs et des références par la culture de masse est suffisamment efficace pour que la société se reproduise sans grands heurts ni frottements; chaque personne commence par intérioriser la place qu’elle doit occuper et le rôle qu’elle doit jouer, sa personnalité n’intervient que pour particulariser le mode de sa participation. Des caractères vraiment saillants, des personnalités véritablement originales, je ne crois pas en avoir rencontré plus d’une douzaine dans ma vie – et tous n’étaient pas aimables! Notre ego résulte d’un défaut dans l’imitation enfantine, s’appliquant à calquer certaines attitudes sans en comprendre le sens ou la portée, mu par l’espoir de se rendre intéressant, d’augmenter ses capacités de séduction, de plaire, d’être récompensé: nous sommes des caricatures. 16


un sang d’encre (II) On peut voyager à travers les livres comme aux quatre coins du monde, en touriste, en esthète, en collectionneur. Pourtant la lecture peut provoquer une véritable ivresse: le «stupéfiant image» agit sur le lecteur comme sur le poète. De la même manière que la valeur de l’expérience individuelle se limite à ce qui peut s’en transmettre, la passion de la lecture ne se justifie, à mon sens, que par son recyclage pour produire un texte nouveau. La langue est le seul patrimoine appartenant virtuellement à tous, le seul territoire que nul ne peut revendiquer comme sa «propriété privée». Avant d’être «instrument de communication» entre les vivants, elle établit le contact avec les absents – dans l’espace comme dans le temps, avec les morts comme avec les lecteurs futurs: elle est, dans un univers biologique voué à la constante extinction, métamorphose et renaissance, ce qui dure, ce qui reste. La philosophie est définie par Wittgenstein comme un dialogue à travers le temps; la littérature est, dans son essence, spirite. Je reste persuadé que ma frénésie d’écriture, devenue ma principale activité depuis mon réveil après mon suicide, est liée à ce passage par l’Hadès, au souci de ne pas couper les liens avec l’au-delà. L’évidence est là: dès qu’on ouvre un livre, on entre en rapport avec la mort – l’auteur, les personnages, l’univers où ils se meuvent. Mais on les tire de leur temporalité, on les actualise, on les ressuscite. En tant que morts, ils n’ont pas grand-chose à nous dire – si ce n’est, désespérés ou bienheureux, nous presser de les rejoindre; j’ai mis en scène cette situation dans mon film Mes morts –; indépendamment des temps verbaux, la narration rejoint toujours le présent de la lecture – de même que le jeu dramatique se déroule toujours dans un présent gnomique, sur la scène ou devant une caméra, en dehors de toute chronologie diégétique, prolepse ou analepse –; le temps est une convention, la mort un mystère, un document peut renvoyer au passé mais la lecture abolit la diachronie et déploie toute l’histoire sur le seul plan de la contemporanéité. Paulo Rocha, dans ses cours de cinéma, faisait écouter à ses étudiants des opéras, leur montrait des estampes japonaises, leur lisait des traités de philosophie; comme ils se plaignaient d’un manque d’informations techniques ou spécifiques de l’esthétique cinématographique, il tentait de leur expliquer que la «culture», dont le cinéma, n’a d’autre valeur – «capital symbolique» – et fonction que de fournir des modèles de comportement pour les 17


circonstances de la vie où l’enjeu existentiel ou sentimental est tellement élevé – par exemple, pour déclarer sa passion amoureuse ou à l’instant de lucidité avant l’agonie – que le sujet reste désemparé et ne peut chercher secours justement que chez les absents. Il existe en effet nombre de rôles sociaux de composition – on n’apprend pas à jouer les amants, les maris, les pères ou les grands-pères – moins codifiés que ceux réglementés par les lois, des contrats et des conventions collectives – droits et obligations des employés, des patrons, des marchands et des consommateurs. C’est pour que son lecteur puisse mesurer son propre désespoir que Musset a écrit – la complaisance n’est pas ici en cause – Rolla. Tout couple d’amoureux répète la scène du balcon de Juliette et Roméo. Il y a encore des vieillards pour s’émouvoir aux vers de l’Art d’être grand-père. Personnellement, je dialogue beaucoup, en rêve mais également éveillé, avec certains auteurs que je ne me lasse pas de relire – alors que ma curiosité pour le nouveau va s’émoussant –, dont j’ai retenu, à l’instar de mon père qui aimait émailler sa conversation de citations, des passages entiers. Écrire, c’est me mettre en position de leur répondre – pas pour les contester, plutôt pour leur renvoyer un écho: j’ai ainsi dans Abyme commenté un à un les cinquante poèmes du Spleen de Paris. Les morts ont cette suprême qualité de ne jamais s’offenser; désormais inattaquables, ils ne sont pas susceptibles. La langue que je manipule leur appartient; c’est d’eux que je la tiens; ils me la prêtent, me soufflent des tournures, parfois guident ma main. Comme une traduction qui doit périodiquement être renouvelée, j’envisage mon texte comme la formulation d’une idée qui me possède plus que je ne la possède, qui me dépasse, qui a certainement déjà été pensée et rédigée au cours des temps – car si on est loin d’avoir tout dit, l’originalité reste rare –, que je trahis en la traduisant, que j’espère comprendre quand je l’aurai mise en mots. L’oreille joue un rôle car – bien que ou parce que je regrette de n’avoir pas reçu de formation musicale – ma prose suit une mélodie – dissonante – interne; d’ailleurs j’éprouve le besoin de vérifier le rythme des phrases en les lisant à haute voix. Par l’écriture, c’est une chaîne qui se noue, les textes sont des témoins qu’on se passe; l’assomption qu’un lecteur prendra le relais ôte à la mort son caractère définitif – sans ouvrir pour autant un au-delà –; l’«espace littéraire», reflet lacunaire, simplifié au point d’en devenir caricatural, du monde matériel, a l’inconsistance des limbes: ses décors sont des signes, ses personnages des ombres, ses actions des conventions. L’Hadès est le lieu de la chair faite verbe. 18


avec l’eau du bain (II) Ce qui est couramment admis pour un premier court métrage, à savoir tourner sans argent, avec du matériel emprunté, la complicité d’amis et l’aide éventuelle d’un professionnel, est devenu, sans que je l’aie vraiment voulu ou calculé, mon mode particulier de pratiquer le cinéma; d’abord du fait d’une conjoncture exceptionnelle de fièvre généreuse – au lendemain de la révolution portugaise sans violence, ou plus précisément au lendemain du coup d’état qui lui portait l’estocade fatale, quand l’élan utopique n’était pas encore retombé –, qui m’a permis de tourner ainsi mon premier long métrage; puis en raison de l’éloignement géographique des instances de pouvoir et de décision – le Portugal est un des pays les plus centralisés qui soit, au point qu’un dicton affirme «Lisbonne est une ville et le reste est paysage», et toute l’intelligentsia ourdit ses intrigues courtisanes dans la capitale; par bonheur, j’avais à Porto l’exemple de ténacité et indépendance du plus grand cinéaste portugais, Manoel de Oliveira, qui avait payé le prix de ses engagements solitaires –, enfin, à mesure que les frontières du possible reculaient à chaque film, par incapacité de me plier aux exigences des institutions bureaucratiques de subvention ou aux préoccupations commerciales des producteurs. Avant tout, indépendamment du résultat, mes tournages sont une affirmation de la viabilité d’un fonctionnement reposant sur d’autres rapports que la rémunération – j’ai déjà écrit que le cinéma m’avait permis cet extraordinaire privilège de choisir ma famille, mais en outre, en tant que mode de vie, car j’inclus sous cette rubrique non seulement la réalisation mais le visionnement de films, leur présentation et discussion, la réflexion critique, la formation de jeunes, il constitue ma praxis de liberté, de plus en plus exigeante –, la validité de principes utopiques. Le souci d’autonomie, ne serait-ce qu’à l’égard des laboratoires, et l’option politique de poursuivre une activité financièrement accessible à tous, m’ont fait abandonner la pellicule pour l’image numérique et m’équiper – à une époque où une plaque d’acquisition d’images vidéo coûtait une petite fortune – d’un banc de montage virtuel: mon ordinosaure. Si bien que, suivant l’exemple de Corbe, dont la pratique de la vidéo ne se distingue pas fondamentalement de celle de l’écriture, j’en suis venu dernièrement à réaliser mes films pratiquement tout seul; or l’excès d’énergie que la réunion d’une douzaine de personnes solidaires 19


autour d’un projet fomente me manque. À treize ans, quand a éclos ma passion, je voyais le cinéma comme une alternative à la narration littéraire, à l’omnipotence du verbe. Via l’image, j’ai commencé par interroger le visible, mettre en cause l’évidence du dit réel – en filmant des pavés et des tuiles pour montrer la houle maritime, du linge pour évoquer des voiles, des façades anguleuses en guise de proue et toute une ville comme un navire, dans «Promises to keep», première partie de Mourir un peu – mais en suis venu à penser que les images ne parlent jamais que d’images, à considérer que le cinéma s’inscrit dans une histoire de la représentation picturale – citant des modèles tirés de l’histoire de la peinture, dès La femme du prisonnier mais également dans Sabores, Nus dans la cage d’escalier ou L’éternel départ –, à interroger la perception et le déchiffrage de toute image et mettre en cause les schémas structurels d’interprétation projetés par le spectateur – n’opposant plus depuis longtemps langage verbal et iconique, les mêlant comme deux ingrédients, ou les accordant comme deux instruments, complémentaires, éventuellement en contradiction ou en contrepoint, de la narration, que ce soit dans Ma’s sin ou Pas perdus. Ma recherche, qui oriente tous les choix formels de composition des images et des bandes sonores de mes films, se ramène à la tentative répétée de rendre visibles les mécanismes de la pensée – cette ambition a constitué pendant des années le principal sujet de mes discussions avec Manoel de Oliveira. Quant aux fictions mises en scène, elles tournent le plus souvent autour du couple et des relations amoureuses – seule la puissance de l’amour de Corbe m’a permis d’envisager avec assez de distance toutes les variations sentimentales du rapport conjugal quand cette foi fait défaut; si bien que j’ai filmé plus de séparations que de rencontres. Mais mon formalisme me pousse à croire que le sens d’un film – ou d’un texte – résulte plus de la façon dont est représentée – mise en mots ou en images – une situation que des paramètres permettant de la classifier, que ce soit au niveau psychologique, social ou idéologique; je n’ai certainement rien formulé – ni dans mes films ni dans mes textes – de profondément original, mais je me suis toujours astreint à monter mes images – souvent à partir d’un procédé technique, superposition, incrustation, décor peint, faux raccord, ralenti, etc. – sans imiter personne, avec la conviction que nul autre ne les organiserait ainsi. En son essence, je vois la photographie – et le cinéma est une technique photographique – comme un hymne à la lumière. Si bien que tout film me paraît, surtout en comparaison avec un texte, lyrique. 20


avec l’eau du bain (III) Pour être reconnu comme cinéaste, il n’est pas nécessaire de réaliser des films, il suffit de raconter ses projets – il y a plus de films en papier que sur pellicule –; en revanche, être écrivain n’a rien à voir avec le fait d’écrire: socialement, la littérature est un milieu, pas une activité. S’y côtoient critiques, éditeurs, programmateurs culturels, lecteurs professionnels, agents et nègres: le capital symbolique nourrit autant de parasites que le capital financier. On vérifie que les auteurs les plus maudits, les plus solitaires, s’ils ont été finalement publiés, le doivent à leur fréquentation, leur appartenance à ce milieu. De tous les arts, la littérature est le plus salonnard – en proportion inverse de sa facilité d’exécution: il n’est besoin pour écrire que d’un stylo et de papier; cette trop lâche accessibilité est compensée par une rigoureuse sélection sociale. L’écriture aura été pour moi une passion tardive et une activité solitaire – les pièces écrites avec Corbe en pratique exigent de moi un investissement d’un autre ordre: c’est elle qui assure, assume, la lutte avec les mots –: une forme de sacerdoce laïc. L’évidence poétique est l’alliée de Corbe dans sa «négociation avec le réel»; pour ma part, je ruse avec le réel – fuis souvent – et dois négocier avec les mots. Cette solitude est bien sûr renforcée par la rareté des lecteurs: j’écris et je publie mes textes en français dans un pays où cet idiome – qui, depuis le siècle des «lumières» et plus encore pendant la période du régime fasciste où elle constituait l’un des rares moyens d’accéder à l’information, était la langue de la bourgeoisie éclairée et progressiste – a été supplanté par l’anglais et l’espagnol. Outre Corbe, seuls me lisent des amis de ma génération ou des étrangers. Cependant, le maintien de l’expression dans ma langue maternelle est probablement le seul trait identitaire que je conserve – le seul bagage qui tienne «entre mes deux oreilles» – et si le français cimente les parois de mon labyrinthe mental, il constitue aussi le fil d’Ariane de ma pensée – j’ai abordé cette question dans «Not to be», in Tout le tremblement –, l’instrument me permettant de me rapprocher du centre pour y affronter mon minotaure personnel. Je m’interroge sincèrement sur le profit qu’un lecteur inconnu peut tirer de mes textes – je suis hanté par la crainte de tomber dans le «babil» dénoncé par Barthes –: ils ne le réjouiront sûrement pas. Je l’ai dit ailleurs, j’écris pour des absents, voire pour des morts – on pourrait dire que je leur explique les mauvaises raisons, ou les passions, 21


qui me retiennent, les motifs qui retardent mon «arrivée»; je les distrais et les fais patienter. De tous les objets qui encombrent la maison, les livres sont assurément ceux qui occupent le plus de place: les étagères, pleines, couvrent presque tous les murs, ils s’empilent sur les tables et les bureaux, s’amoncellent par terre au pied du lit. La poussière y dispute le terrain aux mots imprimés: ils deviennent notre symbole scatologique, comme le crâne près de Marie Madeleine ou saint Jérôme. Pas plus que mes films mes écrits ne resteront. Je continue pourtant, tel un naufragé jetant ses bouteilles à la mer. Je varie les thèmes et les formes – sans vraiment les choisir jamais: ils s’imposent à moi, presque toujours en rêve – avec l’angoissante sensation de rabâcher; que je scrute les signes que me présente le monde, que je trace en encoches le décompte des jours, que je dessine le portrait-robot de mes doubles, la cartographie de ma destinée ou que je fouille sous la peau, sous la chair, au plus près du squelette, à la recherche du cadavre logé en moi, le texte finit toujours par m’échapper, devenir, sinon informe, sibyllin, confus concentré d’idées un peu repoussant comme si en palimpseste les vers gravaient d’avance leur propre louange triomphale confondue avec mon oraison funèbre. Je l’ai déjà dit, écrire, surtout écrire pour soi, c’est se familiariser avec la mort, l’apprivoiser, retourner au verbe, à ses limbes syntaxiques, à sa poussière lexicale. Je crains fort de n’être jamais parvenu à énoncer ce sentiment paradoxal d’émerveillement et simultanément de non appartenance face à certaines manifestations simples de la vie, face à l’amour de Corbe – comme lorsqu’on contemple un chef d’œuvre; s’y mêle la conscience obscure d’une certaine indignité: celle d’un «vilain canard» qui a découvert qu’il n’appartenait pas à la race des cygnes. Marcel, au bout de sa «recherche», grâce à elle, se découvre, quand le temps est enfin retrouvé, à la fois vieillard et écrivain; peut-être pour m’y être mis tard, prématurément vieux ou cadavre anticipé, je ne saurais aboutir – condamné à piétiner sur place, à ressasser: les châtiments infernaux sont toujours basés sur la répétition –, tout au plus régresser. J’aurai décliné sur tous les tons et sous toutes les formes mon malaise – que je m’obstine à distinguer d’une dépression –, qui ne se confond ni avec la conscience camusienne de l’absurde – encore moins sa révolte stérile – ni avec la nausée sartrienne – toutes deux m’apparaissent comme de complaisantes justifications, l’une du donjuanisme, l’autre de l’immunité intellectuelle –, proche plutôt du sentiment de dérision: inutilité de l’intelligence, vanité de la beauté, faiblesse humaine, «puissance de la parole». 22


la route du soi (III) Pour pouvoir prétendre être unique, il faut d’abord être un. Or cette unicité est démentie à chaque instant: nous nous moulons aux circonstances. Elle est fantasmatique: nous nous savons multiples. Par nos origines d’abord: nous sommes le produit d’innombrables métissages tant ethniques que culturels; Amin Maalouf, dans Identités meurtrières, s’efforce de dénombrer ses «appartenances» hétérogènes, proposant de considérer l’ego comme l’intersection, le mélange particulier, de ces ingrédients divers. Par nos positions ensuite: nous sommes le champ de tendances contradictoires et de conflits intérieurs; plutôt que de vivre un tel écartèlement – une crucifixion: c’est par cette attitude symbolique que le christ incarne véritablement l’humanité entière –, le poète Fernando Pessoa est parvenu à séparer, sur un mode nettement schizophrène, les différentes personnalités qui habitaient en lui. Vouloir être «soi-même» traduit en somme une ambition médiocre: se contenter de n’être qu’un, renoncer au potentiel irradiant – et chaotique – de sa propre multiplicité. Pourtant, nous avons obscurément conscience de changer de rôle et d’attitude à chaque interlocuteur, selon le rapport qui nous lie à lui – de classe et de relation sociale: patron, subordonné, client ou collègue – et le gain que nous en attendons – un sourire, un rendez-vous, une augmentation ou le simple respect des règles de politesse –, que nous adoptons des comportements conventionnels dans la majorité des cas et que notre personnalité propre, si elle existe, ne se manifeste que dans la plus stricte intimité. Comme un inconscient, qui nous est probablement inaccessible. Car Freud explique bien qu’en raison des mécanismes de censure de la conscience – elle est, avant tout, censure, elle n’est peut-être que censure – l’autoanalyse ne saurait être qu’un leurre. Au vrai, de par le refoulement précoce, l’intime est peut-être la part de nous la plus soumise à des fantaisies préconçues, pêchées dans l’enfer des bibliothèques parentales, subordonnées au rapport au corps que notre culture et sa religion dominante règlemente, et la plus pauvre en imagination – car l’érotisme pictural ou littéraire, bien que secrètement valorisé, n’est dans la majorité des cas guère plus varié que les positions pornographiques auquel on a coutume de vainement l’opposer: 120 journées suffisent plus que largement à en faire le tour. Le problème reste entier: parmi tous les personnages que je recèle en puissance, y en 23


a-t-il un qui soit plus vrai – plus «moi» – que les autres – et en ce cas comment le reconnaître, quels critères d’identification élire? – ou suis-je la somme de tous ceux qui m’habitent? Dans les deux hypothèses, je dois d’abord donner le jour à tous ces avatars potentiels, incarner chacun de mes personnages avec assez d’intégrité et, simultanément, de distance pour les différencier, sous peine de laisser échapper la part la plus personnelle de moi-même. Nous débouchons sur une aporie, le précepte socratique est un défi impossible à relever – Platon l’a bien compris qui, de l’enseignement du maître, évitera de développer la problématique de l’identité –; j’ai déjà traité de cette impasse – «Le daïmon de l’analogie» in Écrits vains. Baudelaire aurait sûrement assumé que cette essence multiple, faite de tous ceux à la place de qui je peux m’introduire en imagination – il suffit de relire «Les foules» et «Les fenêtres» dans Le spleen de Paris pour comprendre que le concept d’«imagination» chez lui correspond littéralement à celui de «générosité», la seule passion dont on n’ait à craindre l’excès, chez Descartes –, est profondément «satanique» – dans l’évangile, quand on lui demande son nom, le diable répond: «Je m’appelle légion» –: notre «part maudite». Nous sommes ce que nous ouvre notre imagination; en d’autres mots, notre ego est limité par notre seule imagination – c’est ce que Breton voulait dire quand il énonçait qu’elle «ne pardonne pas». Et ces personnages qui nous habitent et nous rongent – nos termites – peuvent être en conflit – Flaubert est bien sûr la Bovary, mais il est tout autant Charles –, néanmoins, ils doivent posséder des traits communs: notre ego leur est commun. Les hétéronymes de Pessoa peuvent s’admirer tout en s’opposant, défendre des positions esthétiques divergentes, adopter des styles antagoniques, se réclamer d’écoles plus classiques ou plus modernes, je retrouve en chacun d’eux – en chacun de leurs écrits – un même usage de la langue. C’est paradoxalement dans ce rapport au fond commun qu’est le langage – qui appartient à tous et est constitué de l’apport de tous, morts et vivants – que des particularités idiosyncrasiques peuvent se faire jour – je traite de l’écriture et de ses vertus dans un autre texte. C’est d’une flexion verbale que l’ego est issu, il est sinon naturel du moins logique que ce soit du verbe qu’il tire sa matière et son ciment. S’il se révèle en fin de compte pur château de sable, c’est qu’il n’est jamais qu’un grain de temporalité, un mirage momentané, que la poussière originelle et scatologique qui dicte notre condition précaire n’est elle-même qu’un mot, une idée que le vent soulève et balaie. L’ego est la lie du sablier fêlé. 24


un sang d’encre (III) L’univers verbal, s’il s’est construit comme duplicata, imitation idéale, du visible, n’est pas soumis au «principe de réalité». L’usage social de la langue, toutefois, le conditionne, au point que Roussel a dû désarticuler – syllabe à syllabe, voire lettre à lettre – le lexique pour forger un imaginaire capable de concurrencer le réel – sa convention. Généralement, l’imagination se révèle pauvre, la fantaisie banale et la liberté théorique de création verbale et de fiction narrative reste lettre morte. Le réalisme est plus qu’une esthétique, une idéologie – on l’oppose à la tentation de l’excès, on en fait une qualité, synonyme de sagesse parcimonieuse. J’ai tendance à me méfier de l’imagination; les raisons ne manquent pas, je peux essayer de les énumérer – hommage à Descartes –: 1) La conscience, en tant que mécanisme de surveillance et contrôle, est quasi infaillible: elle ne se relâche pas, ne laisse passer que ce qui lui semble acceptable; il n’y a de transgressions qu’en apparence; 2) L’imagination est rarement discrète: elle se veut voyante, aime le strass et la pacotille; mais son enthousiasme et son excitation sont forcés, comme la joie d’un mariage ou d’un réveillon, ses fantasmagories des trucs de prestidigitateur; elle est enfantine – pour ne pas dire infantile –, attachée à la pompe et au rituel répétitif, fidèle au cirque, son premier émerveillement; 3) La communication de masse – qui s’est appropriée la littérature – a pour fonction, afin de nous détourner de toute velléité d’action sur le réel, de nous forger un imaginaire – du moins ses images – sur mesure; les frontières s’estompent entre fiction et réalité; la société accepte l’existence de soupapes et de moyens d’évasion – elle va jusqu’à les subventionner – du moment qu’elle en garde le contrôle; 4) Pas plus que d’autres entités l’imagination ne crée ex nihilo; le fait de ne pas se souvenir du modèle subconsciemment imité n’est pas innocent: on peut avoir honte aussi bien de cette référence, remontant éventuellement à l’enfance, que du plagiat commis; le refuge dans l’imaginaire n’est pas nécessairement pathologique mais traduit souvent une régression; 5) Un univers fonctionnant vraiment hors de nos cadres référentiels ou nous serait incompréhensible – du coup, indifférent – ou s’avèrerait si dépaysant qu’il en deviendrait effrayant – provoquerait la panique –; or, le trait commun à l’imaginaire conscient et au rêve est la familiarité – et le sentiment engendré est plutôt l’inquiétude –; ses anomalies se révèlent des métaphores littérales, reposant sur des jeux 25


de mots et des fonctionnements symboliques: l’imaginaire est rhétorique. Mais le moindre énoncé ouvre cet espace imaginaire – puisque le mot pain ne se mange pas et qu’on ne couvre pas d’une nappe le mot table – défini par l’écart entre «les mots et les choses». Creuser cet écart est se condamner à ne plus pouvoir, dirait Michaux, intervenir – sur le réel, s’entend –; vouloir le réduire est participer à l’illusion réaliste et sa fonction manipulatoire. Kafka a présenté cette contradiction dans un court apologue intitulé, selon les traducteurs, Des symboles ou Des figures: les deux plans, réel et symbolique, ne communiquent pas, sinon métaphoriquement; agir dans l’un implique de renoncer à influer sur l’autre. L’absence de limites dans l’imaginaire n’est pas une garantie de liberté; au contraire, cette licence indique que la barrière de l’autocensure est suffisante et n’a pas besoin d’être renforcée par des tabous explicites. Les mythes – les plus anciennes rédactions, fournies en occident par le théâtre athénien, en présentent assurément une version tardive – constituent les matrices narratives originelles que la littérature n’a cessé de réécrire en les modifiant, par amalgame, fusion, inversion, déplacement, interprétation littérale, perversion, et autres modifications plus ou moins subtiles – il s’agit de techniques rhétoriques: les trucs de l’art oratoire sont apparemment maîtrisés par l’inconscient, puisque Freud recourt à leur panoplie pour décoder les rêves comme on démonte des mécanismes d’horlogerie. C’est par l’analyse de ces altérations qu’on peut approcher le fonctionnement de l’imagination en tant que dimension particulière de l’énoncé verbal – l’imagination picturale est à la fois plus frappante et plus limitée, le symbolisme des couleurs pouvant même l’emporter sur le sens des figures représentées. L’image est spécifique là où le langage est générique: un tableau présente une chaise unique – celle de Van Gogh ne peut se confondre avec celle de Gauguin – alors que le mot chaise évoquera pour chacun, en l’absence de toute autre précision de détail, une chaise différente, chaise polymorphe, idéale, donc imaginaire, ne correspondant à aucun siège concret – mais possédant des caractéristiques communes à toute chaise, permettant une analyse théorique de sa fonction: c’est l’objet que j’avais choisi pour le «Tractatus pholdulogicus», in Doctorat ès-solitude. L’imaginaire verbal est rarement aussi fantaisiste qu’on le croit – quand il n’est pas fruste, par réalisme ou par convention –; je l’ai rangé parmi les «territoires du gris». Sa meilleure arme est le mensonge, sa plus grande vertu est d’opposer son élasticité à la rigidité du concret, niant d’un trait de plume léger la pesante autorité du réel. 26


un sang d’encre (IV) Le monde est contraignant. Grâce au langage, il est aisé de s’en évader, de prendre sa revanche, de recouvrer la souveraineté que l’organisation sociale a confisquée, qu’on a connue pendant ce temps irréel – protégé, épargné – de l’enfance: illusion sans doute, tout enfant s’est cru prince, a régné. Le langage permet de réinterpréter les événements en les corrigeant, de faire coïncider vie vécue et vie rêvée, de délimiter un espace virtuel où effectivement «la vie est un roman», dont nous sommes l’auteur. Le considérable développement de l’informatique au début du XXIe siècle vient ajouter au traditionnel jeu guerrier – qui fait symboliquement du joueur un héros, par figure interposée, et fantasmatiquement un général capable d’ordonner le chaos d’un univers transformé en champ de bataille en remportant la victoire – les réseaux sociaux qui procurent à leurs membres l’illusion de la popularité – les chiffres jouent un rôle fondamental dans la déréalisation progressive du monde et de l’activité humaine, depuis l’accumulation capitaliste primitive, transformation de la matière en numéraire, jusqu’à la dissolution de l’individu dans une masse statistique; les techniques de numérisation de l’information quel que soit le support initial, texte, image, son, voire sensation tactile ou épidermique, s’inscrivent dans ce large mouvement de fétichisation des nombres et des mathématiques, espace de l’idéal soumis à la seule logique, échappant aux contradictions et à la complexité inépuisable de la réalité. Le degré inédit de sophistication des algorithmes couramment employés par les programmes informatiques assurent le primat des machines et relèguent les créations strictement humaines, et au premier chef les spéculations langagières, au champ du loisir inoffensif. La contrepartie consiste en une multiplication des plans et des projets ne dépassant pas le stade de la maquette virtuelle en trois dimensions mais donnés comme accomplis, si bien que la réalité sociale va se dégradant sans qu’on puisse distinguer les ruines des chantiers abandonnés. La précarité des plans, leur constant renouvellement, est en proportion de leur facilité de conception: la machine n’a pas de mémoire, elle enregistre toutes les données sans sélection ni hiérarchie. Car la mémoire est faillible et sélective, la mémoire est déjà traitement et interprétation des événements filtrés dès leur perception par la conscience. La mémoire trie et fixe, son outil est le langage. Les premiers textes narratifs ont été, aux 27


quatre coins du monde, des généalogies: la mémoire des ancêtres, la survie, par le souvenir, des morts. La fiction primordiale – le premier mensonge – est biographique: ce qu’on a fait – vantardise, mythomanie – ou pas fait – omission, dissimulation –; par le langage on s’invente. Non seulement l’identité n’a de consistance que linguistique – pronom ou flexion verbale – mais elle n’a de réalité que fictionnelle: il n’y a de je qu’écrit, et c’est en se contant que l’ego se constitue. Sa vie est imaginaire – au-delà des routines et obligations qui écrasent le sujet social –, pas forcément aventureuse – tous les imaginaires ne sont pas infantiles –, plutôt philosophique, ayant une opinion sur les choses, ayant eu le temps de s’en forger, possédant l’expérience pour l’étayer – même si en fait cette opinion, individuelle par définition, ne fait que répéter l’article du journal de la veille –: l’ego est composé de bribes d’autres vies, lues ou racontées, copiées, adoptées, adaptées; son expérience est livresque et indirecte, son opinion la synthèse de celles qu’il a emmagasinées. C’est la pratique qui donne un contenu aux concepts – la liberté s’éprouve par libérations successives, l’amour par la joie du renoncement, la pensée en associant par tâtonnement les mots. C’est en affabulant qu’on se découvre: l’image de soi que chacun fournit est, à condition de n’être pas prise pour parole d’évangile, révélatrice, même ou d’autant plus si elle est mensongère – je suis persuadé que l’invention totale est rare; la plupart des mensonges sont de petits arrangements ou des plagiats; les faits, irréfutables, sont dépourvus de sens et demandent à être interprétés; la vérité est une catégorie de l’imaginaire. On aura compris que cette essence rhétorique de la vérité à mes yeux ne diminue en rien sa valeur. Ni, bien sûr, l’importance de sa quête: c’est encore la meilleure raison que l’on a de se vouer à l’écriture, la seule justification sérieuse d’une activité aussi futile – puisque immatérielle. Dans les contes populaires, le concours du plus gros mensonge constitue une épreuve récurrente. À l’évidence, cet exercice peut être considéré comme l’un des plus formateurs, utiles, et difficiles qui soit. Or l’enseignement républicain ne l’a pas retenu. Globalement, la rhétorique, art de convaincre, art de mentir, a disparu des programmes scolaires, au profit des sciences exactes, mathématiques, tout aussi incapables d’appréhender le réel dans son fonctionnement chaotique. Les «lettres» avaient du moins le mérite d’être composées de la même matière dont sont faits les rêves – de nourrir un certain optimisme hédoniste quand la rigueur mathématique ne peut que constater après coup la faillite systématique de ses prévisions statistiques. 28


les territoires du gris (IV) Le biologique n’obéit qu’à un seul principe, celui de sa permanence, de sa reproduction, le refus de l’anéantissement. Il s’oppose absolument au scatologique. Aussi, dès que la conscience de la mortalité apparaît – selon Pascal, c’est elle qui définit l’humain –, engendre-t-elle mythes et théories l’assurant de sa perpétuité. Le culte des morts – des ancêtres – qui domine sur l’ensemble du globe, quelque soit la religion pratiquée, suppose tacitement ou ouvertement une vie après la mort, une vie des morts. Vie décorporisée, éthérée en âme immatérielle ou réduite à une ombre. Si prévalent aujourd’hui les conceptions monothéistes d’une divinité morale n’exerçant plus, depuis la fin de la semaine de création, que le jugement – d’où la multiplication des espaces de la mort, d’attente, récompense ou châtiment: purgatoire, paradis et enfer –, les cultes païens de l’Antiquité – y compris les Hébreux – groupaient les morts dans une contrée symboliquement souterraine, c’est-à-dire sans soleil et sans lumière. L’Hadès, royaume des ombres, des ténèbres effrayantes – distinctes toutefois du trou noir de l’inconcevable néant –, est par excellence le territoire du gris. Car les ombres y poursuivent dérisoirement leur vie humaine, oubliant ou niant la perte du corps: les pharaons gardaient nourriture, objets pratiques et bibelots à portée dans leur tombeau. La véritable condamnation les voue à répéter indéfiniment les actions commises de leur vivant. Swedenborg, reprenant ces théories, imaginait des esprits «portant des chapeaux». Comme le nombre des morts ne cesse d’augmenter, seule leur immatérialité leur permet une compressibilité suffisante pour tenir dans l’espace où ils sont confinés, ce qui ne saurait toutefois aller sans une forte promiscuité: les morts forment masse, d’autant plus inextricable que la plupart sombrent bien vite dans l’anonymat, les ombres se mêlent et se confondent – afin de pouvoir se réincarner, les morts commencent par se reproduire –, la vie grise est celle de la foule. Les vivants craignent les morts, ont toujours peur qu’ils ne s’échappent de leur souterrain et de leur existence ectoplasmique. Ils sentent peser sur eux le regard des trépassés. Ils supposent une frontière perméable entre les deux royaumes – Orphée, Thésée et Héraclès ont pénétré aux enfers, certains pourraient en sortir – et les morts exercent une influence sur les vivants. Si bien que ce ne sont plus seulement les morts qui parodient les gestes et rites 29


dérisoires des vivants mais les humains qui organisent leur société sur le modèle de l’Hadès: villes quadrillées comme des cimetières, immeubles cloisonnés en niches, et surtout entassement, compression des habitants – Baudelaire au XIXe siècle appréhende la notion de «foule» dans le cadre de la formulation d’une esthétique nouvelle adéquate au canon urbain «moderne»; au XXe siècle, Canetti à l’occasion de la montée du nazisme analyse les diverses formes de «masses», avant que Morin n’en fasse la base de toute étude anthropologique –, allant de pair avec leur réduction à l’anonymat. Les villes non seulement limitent la perception du ciel – donc les zones d’ensoleillement – mais suppriment toute notion d’horizon. La barrière dressée des immeubles est la première tentative d’instauration concrète d’aires d’ombre pour y loger des ombres. Profondément, la différence traditionnelle entre vivants et morts tend à s’estomper. La civilisation urbaine s’oppose à la nature et sa chaotique profusion de couleurs, ses pierres et son béton participent à l’envahissement du gris. Météorologiquement, la grisaille pluvieuse des campagnes ne diffère en rien de celle des villes, si ce n’est que ce qui réjouit le paysan, lui assurant la prochaine germination de ses semis, ne saurait avoir la moindre utilité pour le citadin, contribuant au renforcement du sentiment d’enfermement, à cette indistinction croissante du jour et de la nuit depuis l’invention de l’éclairage électrique, à la sensation de froid ambiant que le surchauffage central ne saurait abolir. Intermédiaire une fois de plus, entre le mort et le vif, entre le cyclique et l’éternel, entre le naturel et le civilisé, le gris est adopté comme gage de permanence. Demi-vie maintenue à coup de prothèses, demi-joie préservée par les médicaments, demi-confort menacé par les dettes, l’existence des vivants n’a plus grand-chose à offrir que les morts puissent envier. Sebald a bien vu que le territoire du gris est celui de l’encombrement: «dans les conurbations de la fin du XXe siècle, où chacun est remplaçable dans l’instant, et en fait superflu dès sa naissance, il importe de jeter sans cesse du lest par-dessus bord, d’oublier sans réserve tout ce dont on pourrait se souvenir, la jeunesse, l’enfance, l’origine, les aïeux et les ancêtres.» Il conclut: «nous finirons par quitter nous-mêmes la vie sans éprouver le besoin de rester encore ne serait-ce qu’un instant, ou de revenir à l’occasion.» À mesure que le territoire du gris s’étend sur terre, les ténèbres originelles, infernales, d’où sur les pas de Perséphone il s’est échappé, paraissent plus lumineuses. La mort apparaît plus reposante que repoussante. L’Hadès se présente plus accueillant que l’hospice. 30


avec l’eau du bain (IV) Tous comptes faits, mon principal travail – plus de vingt-cinq ans d’activité professionnelle, d’abord comme instituteur puis comme assistant et lecteur à l’université, enfin comme professeur dans des «écoles supérieures artistiques» – aura été l’enseignement. Je n’ai jamais utilisé le moindre manuel, ai toujours élaboré mes programmes – même dans le primaire où, auprès de gosses en situation d’échec scolaire, ma tâche pédagogique se limitait aux apprentissages «fondamentaux»: lire, écrire, compter –, inventé mes cours – la principale plainte des étudiants tenait, année après année, car je ne donnais pas deux fois le même programme, à l’impossibilité de trouver le contenu des leçons publié dans quelque ouvrage universitaire. Il me semble que ce n’est pas tant par influence de mes parents enseignants que par réaction contre une autorité professorale qui s’accommodait chez eux d’une paresse intellectuelle certaine – ma mère lisait très peu, mon père relisait les œuvres qu’il connaissait déjà; aucun n’éprouvait le besoin ou la curiosité d’actualiser ses connaissances – que la transmission, de la passion autant que du savoir, m’est apparue comme un devoir. Ne partageant pas les opinions ni les valeurs sociales en vigueur, le pari véritablement pascalien doit, pour moi, porter non pas sur l’existence de dieu – mon salut individuel me semble un enjeu mesquin – mais sur la capacité des jeunes à devenir meilleurs que leurs aînés – à dépasser même leurs maîtres –: il y va de l’avenir du monde. Adepte des pédagogies «actives», je ne crois pourtant ni à la spontanéité créatrice des enfants ni aux méthodes non-directives; en revanche, je suis convaincu que la solidarité demande un apprentissage et que la responsabilisation constitue la plus efficace motivation. Aux enfants je commençais par expliquer qu’enseigner, comme apprendre, était un travail, rémunéré, et que je n’étais pas venu leur donner cours par amour pour eux; aux étudiants qui sollicitaient mon amitié, je répondais qu’ils se plaignaient déjà de mon exigence en tant que prof mais n’avaient pas idée jusqu’où pouvait aller celle-ci à l’égard de mes amis – ce n’est pas la seule mais c’est une des raisons qui expliquent que j’en aie si peu –: j’ai toujours tenu à verbaliser le contrat qui me liait à tout élève ou collaborateur. Enseigner n’a jamais été une vocation mais bien la seule contribution sociale qui me semble utile, nécessaire, irrécusable – j’avais une fois proposé à une responsable des «affaires culturelles» d’inscrire comme clause première 31


de tout protocole de subvention une contrepartie sous forme de cours ou séminaires donnés par les artistes bénéficiaires. Souvent je suis salué dans la rue par d’anciens étudiants que parfois je reconnais à mon tour. Cependant je ne me fais guère d’illusion quant à l’influence réelle que peut avoir un enseignant: quel étudiant a-t-il jamais relu ses notes de cours une fois passés les examens? Ils se renouvellent, je dois les oublier. Quand je les rencontre, leurs choix de vie et leurs opinions prouvent combien peu j’aurai transmis de mes propres passions et valeurs – de même, voyant la productivité de nos entreprises en dépit de leurs conditions marginales, certains collègues cinéastes affirment nous envier, or aucun n’essaie, ne serait-ce qu’à titre d’expérience, de nous imiter –; nous sommes sans doute des figures publiques mais on nous voit comme des originaux, polémiques – c’est sous cette étiquette qu’un responsable de l’«animation culturelle» avait rangé la fiche nous concernant –, trop radicaux pour être inoffensifs – surtout depuis l’occupation du théâtre municipal de Porto –, si bien que nous avons plus d’ennemis inconnus que de complices. Pendant plus de vingt ans, j’ai enseigné la littérature et la linguistique appliquée – domaines dont je n’étais au départ nullement spécialiste, ce qui m’a obligé à élaborer une approche théorique minimement originale: enseigner m’a fait étudier. Après avoir quitté l’université, j’ai accepté un poste dans une école de cinéma – j’avais déjà donné de nombreux séminaires, dirigé des ateliers, formé des assistants – en croyant ingénument avoir enfin trouvé le créneau où je pourrais partager mon expérience pratique et mes réflexions esthétiques; j’ai vite déchanté: s’il est un champ culturel où mes choix – qui me confinent en marge – n’intéressent personne, c’est bien le cinéma; sur un sujet aussi apparemment neutre et factuel que l’«histoire du cinéma», je suis entré en conflit avec les étudiants parce que je choisissais une perspective où je constatais plus de chemins rebroussés que de progrès; j’ai préféré démissionner. L’enseignement est une activité assez trouble: reposant sur la séduction sans pouvoir jamais ouvrir son jeu. S’y jouent en effet, tant du côté des étudiants que de celui du prof, une image de soi, une assurance, une confiance et un dévouement dont les fondements échappent à la conscience; la transmission du savoir accompagne celle du désir et s’accomplit dans le champ symbolique du fantasme. Flic et clown, le prof est un piètre substitut parental. Les notions, contradictoires, que j’ai tenté de transmettre, doute et exigence, ne constituent pas des matières. La passion se communique par contagion, comme la foi. 32


la route du soi (IV) Malgré l’universalité de l’expérience infantile de jeu dramatique où les rôles sont dictés par tirage au sort, un coup voleur, un coup gendarme, un coup cow-boy, un coup indien, un coup patient, un coup médecin, se maintient le préjugé que l’acteur doit se mettre «dans la peau» des personnages qu’il a à représenter – donc distinguer le personnage de la personne, conserver une distance, une distanciation, à l’égard de l’être fictif qu’il doit incarner. C’est Orson Welles qui, dans un interview – le génial acteur et réalisateur était pourtant loin d’être un théoricien – renverse cette idée reçue en affirmant au contraire que, chacun possédant virtuellement en soi tous les sentiments, vices, vertus, peurs, forces et faiblesses concevables à l’échelle d’un humain, l’acteur devait laisser au vestiaire toutes les attitudes et pensées incompatibles avec le personnage à jouer – mais jouer pour lui ne se distingue pas de vivre: nous sommes toujours en représentation –, libérer si nécessaire le bourreau – Baudelaire aurait souscrit à semblable proposition – enfoui au fond de lui. Une telle conception non seulement suppose un ego polymorphe – et en large partie inconnu du sujet – mais laisse entendre que la personnalité assumée, revendiquée, tant publique que privée, n’est qu’un rôle parmi d’autres, une fiction. Je soupçonne que Welles, dont les exigences éthiques ont conditionné la carrière, était reconnaissant au théâtre et au cinéma de lui permettre la jouissance de vivre et sentir temporairement des goûts et des désirs que sa conscience réprouvait par ailleurs catégoriquement. Le problème se pose alors de savoir si chacun est prêt, et véritablement désireux, à se confronter avec soi-même – Mister Hyde est le docteur Jekyll – à ce que le miroir lui renvoie une autre image que celle, rassurante, conforme, qu’il croyait connaître, en laquelle il se reconnaissait, s’acceptait. Plus encore que le prochain, l’ego est un loup pour l’homme. Par ailleurs, la question est soulevée de mesurer quand et jusqu’à quel point, dans la vie courante comme dans l’intimité, nous jouons, nous interprétons un rôle, nous faisons semblant. Le jeu dramatique n’est thérapeutique que parce qu’il est conscient, ritualisé, passant par l’apprentissage de techniques – l’acteur est protégé – plutôt qu’une expérience schizophrène de division de la personnalité. Mais de l’enfance nous conservons tous certaines tendances à l’histrionisme, à l’exagération, à faire des scènes, qui se raviveront dès que les circonstances s’y prêteront, 33


dès qu’un public potentiel sera réuni. Dans ces moments, sommes-nous réellement en train de feindre ou le jeu ne permet-il pas – ivresse comme une autre: in vino veritas – à la vérité profonde de l’ego de remonter à la surface? Le récit de Baudelaire «Le mauvais vitrier» n’est peut-être si perturbant qu’en proportion de la difficulté à démêler la part d’apologue et celle de confession, la part de fiction et celle de vécu. En outre, la dispersion même des activités et des obligations inhérentes à la vie moderne, et la variété des interlocuteurs avec qui nous sommes quotidiennement amenés à engager conversation, nous oblige à tenir des rôles sociaux – de client, de contribuable, etc. – qui, sans impliquer de proprement feindre ou mentir, supposent une tenue adéquate, une connaissance des codes et un respect des règles, bref un comportement conventionnel qui exclut la sincérité, constituant disons le degré zéro du jeu dramatique sur le «théâtre du monde». Le caractère permanent et répétitif de ce jeu de rôles qui constitue la sociabilité finit par créer, via l’habitude, une «seconde nature» couvrant et étouffant l’ego, trop timide ou trop poli. Si bien que le caractère ne se découvre qu’à l’occasion de crises où la personnalité rompt les conventions, «sort de ses gonds», s’affirme théâtralement. Entre le repli introverti et la scène exhibitionniste, il ne semble pas, dans l’espace socialisé, y avoir place – ni surtout utilité – pour l’affirmation naturelle et spontanée de soi-même. La revendication de l’ego, au-delà de toutes les difficultés d’accès, n’est recevable que s’il se plie aux conventions communes, s’il se nie. Pascal questionnait la nature du moi, dont l’identité est supposée se maintenir même quand elle est devenue irreconnaissable, après défiguration physique – vérole – ou diminution mentale – amnésie –, c’est-à-dire indépendamment du regard des autres – et de la conscience du sujet, mais celle-ci n’est jamais fiable: nous sommes toujours notre première dupe. Un ego qui n’a d’existence qu’intermittente n’est plus qu’un habit que l’on enfile momentanément, que rien ne distingue de nos autres travestissements, que l’on fait nettoyer – blanchir – régulièrement. Une coquetterie. Comme un tableau d’ancêtre qui ne nous dit plus rien, que l’on range au grenier, mais que par un reste de sentimentalisme on ne se décide pas à jeter définitivement aux ordures. On ne tient pas vraiment à l’ego – on ne sait pas trop qu’en faire –, on n’ose pourtant pas avouer sa totale absence: il fait partie de l’héritage culturel. Au même titre que certains concepts vermoulus, comme la dignité ou la liberté – actualité de La Boétie –, dont on a oublié l’usage. Dont on a pourtant la garde. 34


les territoires du gris (V) À ce stade, il me faut examiner mon propre rapport, ambigu, d’attraction et répulsion, au gris. Si d’un côté je ne puis nier quelque tendance suicidaire – puisque je suis passé à l’acte et envisage ma vie présente comme une seconde, voire tierce vie –, je ne crois absolument pas à la moindre hypothèse de vie outre-tombe, d’âme immatérielle ou d’existence non biologique – donc dégradable et périssable –: je vois la mort comme un point final et ne lui attribue aucun attrait sinon négatif – le repos. À titre personnel, j’associerais plus spontanément le gris à la vieillesse – cheveux «poivre et sel», teint plombé révélateur de maladie qui couve, réduction de mobilité, souvenirs pâlissant, illusions fanées – qu’à la mort. Et si ce «troisième âge» me répugnait comme perspective d’avenir lorsque j’ai décidé d’en finir avant cinquante ans, il m’apparaît aujourd’hui, après ma «résurrection», non pas appétissant mais tout simplement inévitable, notre propre condition humaine; c’est la jeunesse et ses enthousiasmes qui me semblent des leurres. Ce gris de l’âge est devenu mon territoire, où ne règne que le doute. Si je regarde en arrière ma trajectoire, bien des curiosités et des désirs – j’ai nourri des rêves enfantins d’exploration de terres vierges ou sauvages; j’ai toujours plus ou moins consciemment joué de la séduction auprès de toute rencontre de hasard – me semblent incompréhensibles, comme si ce n’était pas moi, comme si j’avais agi sous l’empire d’une folie compulsive, comme si j’avais changé. Je ne me reconnais pas dans cet être presque solaire, doué d’assez d’énergie pour entraîner proches, étudiants et inconnus dans ses projets. Aussi loin que je remonte, je me revois rongé par le doute, oscillant entre la paralysie, la fuite et le défi. Je suis né dans un milieu urbain, j’ai grandi en banlieue, de toujours les murs m’ont interrogé: le gris est simultanément l’évidence et l’énigme. Voyager était tentative de le fuir, le filmer effort de le percer. Le dernier volet de Mourir un peu, premier essai de réinterprétation du décor urbain, s’est intitulé emblématiquement Griserie – ce titre était d’emblée ambigu, traduisant la crainte que l’image se révèle quasi invisible car une pénurie d’ampoules nous avait obligés à tourner avec des lampes défectueuses qui grillaient au bout de deux minutes sans nous laisser le temps de même mesurer l’intensité de l’éclairage: sans contraste, le film serait tout gris; mais simultanément la fièvre qui nous animait et qui, contagieuse, faisait 35


reculer l’impossible: nous baignions dans un état d’ivresse euphorique –, et condensait en soi tout un programme. Je m’étonne rétrospectivement d’avoir consacré des pages à chaque couleur du spectre – «L’arbitraire du symbole» in Les jeux de Lazare –, d’avoir analysé la composition et signification du noir – «Le noir est une couleur» in Tout le tremblement –, sans songer plus tôt à approfondir l’immense domaine du gris. Ce que le suicide – ou le coma profond où les barbituriques m’ont plongé – a éveillé, c’est une réconciliation avec le langage: alors que je me méfiais des mots et entretenais avec l’écriture un rapport difficile, voire pénible, j’ai été au réveil pris d’une frénésie scripturale qui n’a pas diminué depuis sept ans. Plus même que la pellicule – j’ai d’abord tourné en noir et blanc, c’està-dire en tâchant d’exploiter la plus large gamme de gris entre ces deux extrêmes –, la page écrite m’apparaît comme le territoire ontologique du gris. Non par l’opposition entre le noir de l’encre et la blancheur du papier, mais parce que le texte, tout texte, est un compromis: chaque mot n’y est qu’un pis-aller, un choix jamais totalement satisfaisant, trahissant la pensée autant qu’il la traduit, une faiblesse, une concession qui va rester à perpétuité alors qu’elle se voulait provisoire, un tombeau. L’ambition de la clarté est vaine: il n’y a pas de mot juste, l’expression est en soi une aporie. Or cette valse-hésitation de la pensée ne parvenant pas à se couler totalement dans les contraintes de la syntaxe est perceptible dans le texte abouti, définitif comme tout brouillon. C’est ce débordement du sens au-delà de l’enveloppe lexicale qui répand le gris dans le texte comme un brouillage, un camouflage – le nuage d’encre qu’épanche la seiche – et qui oblige chaque lecteur à retraduire pour soi chacune des formulations – débordement doit être ici pris littéralement: le lecteur doit savoir lire entre les lignes –, à faire de la page un palimpseste. Le gris a cette propriété paradoxale de contraster avec toute couleur et de simultanément s’en imprégner – cf. supra, à propos de la peinture d’Yves Tanguy –, je retrouve cette faculté dans le jeu des mots, leur cache-cache avec le sens. Et cette plongée dans le gris est effectivement grisante – je présume que cette acception métaphorique populaire traduit un état intermédiaire de la conscience, entre lucidité et folie, lorsque l’ivresse perturbe la perception et rend flous les contours –: elle se soumet la vie réelle et me restitue, m’offrant les moyens de la réinventer, la vie rêvée. Couleur du temps, le gris émousse offenses et humiliations, rage et désespoir, réconcilie. Mais, comme s’en étonne Marcel, devenu écrivain, ayant retrouvé le temps, nous déguise en vieillards. 36


la route du soi (V) La conception d’un moi autonome et intégral résulte probablement d’une analogie, d’un parallélisme avec le corps, apparemment clos, à quelques trous près, par une peau imperméable et sans couture. L’ego s’apparente à un méta-organe, cœur et cerveau, siège des pensées et des sentiments, volonté et désir: un corps «doué de raison». Non seulement cette intégrité physique est en permanence menacée, mais elle est illusoire: dents et cheveux – il existe un fétichisme de la chevelure qui amène des jeunes filles à ne jamais se couper les cheveux, qui peut s’étendre aux hommes dans certaines religions, comme celle des sikhs en Inde – commencent à tomber dès la petite enfance; entre chutes et accidents, aucun gosse ne reste intact; toute autopsie révèle un corps mutilé. C’est certainement Antonin Artaud qui a su le mieux formuler les innombrables ablations et amputations – symboliques et fantasmatiques, mais pas moins douloureuses pour autant – dont tout enfant est le cobaye. Métaphoriquement, nouvel Osiris, l’enfant est châtré à la naissance, emmailloté, momifié, condamné à se dédoubler: une part de lui-même errera ou règnera dans les limbes, tandis que l’autre cherchera vainement sur terre l’organe manquant. Le corps est la limite de l’ego, qui lui appartient mais ne lui obéit pas, tel ces esclaves caraïbes que les conquistadores ne parvenaient pas à faire travailler, chien impossible à dresser, serf paresseux qui en outre fait honte à son maître. Il a quelque chose du scribe Bartleby – de Melville – ou de la créature Odradek – de Kafka –, qui hantent l’étude ou la maison – en l’occurrence, tous deux sont des êtres de langage, je traiterai ailleurs de la relation complexe entre corps et écriture – sans rien faire: appendices dont l’ego – chef: père ou patron – ne peut se débarrasser. Le corps n’est jamais à la hauteur des prouesses qu’on attend de lui, toujours il nous trahit. Or, si l’on peut changer de nom, renier sa famille et ses origines, le corps nous «colle à la peau»: tout au plus peut-on en modifier l’apparence par maquillage, exercices ou chirurgies, mais comme un habit retaillé et rajusté il nous faut continuer à le porter, notre fardeau, notre chimère. Faisant mine d’obéir mais n’écoutant que son caprice, jouant de la fièvre comme de la faiblesse, toujours prêt à nous lâcher si nous insistons trop, c’est lui qui, sans avoir lu Swift ni Hegel, commande. Le moi n’a qu’à suivre. Comme toute créature tôt torturée, le corps se révèle aussi capricieux que tyrannique – il est symptomatique 37


que le rôle qu’Artaud a joué au cinéma et qui reste comme son icone soit justement celui de Marat, cloué dans son bain avant d’être sacrifié –, dictant au moi son rythme, son humeur, voire ses réflexions – j’ai réuni de multiples citations, placées en exergue des chapitres de Traite de l’âme, montrant que depuis la plus haute Antiquité philosophes et poètes ont perçu la dépendance du cours des pensées de celui de la digestion des aliments –, exigeant entretien et restauration. Que nous le façonnions, selon quelque canon esthétique – il est, sinon souple, plastique –, ou le délaissions, nous ne nous reconnaissons pas totalement en lui et, sans nécessairement le mépriser, ne nous en contentons pas. Nous entretenons avec lui, à la différence qu’il ne nous est pas permis de nous en désolidariser, la même trouble relation que celle du docteur Frankenstein avec sa créature – il est significatif que le nom soit, dans la mémoire collective, culture de masse aidant, passé du créateur au monstre – qui, comme Jésus ou Macbeth, n’a pas été humainement engendrée. Nous ignorons quels habitants notre corps, à notre insu, abrite – au moins un squelette ambulant et quelques vers –, nous l’occupons en location, nous l’avons reçu sans avoir été consulté quant à son architecture, il croît sans plan, s’affaisse par pans, comporte des ailes condamnées, ressemble par trop à un égout puant et obscur pour que nous ayons jamais osé en visiter les combles – nous n’en connaissons en fait que la façade. Nous le savons fragile: il est contagieusement périssable, la part scatologique qui rend vaine toute prétention de l’ego à durer, notre verdict de précarité. Mais son pire défaut est encore sa passivité: sans volonté, il suffit d’un bâton ou d’une carotte pour le faire avancer. Seulement voilà, il suit n’importe qui, lèche la main de tout étranger, s’excite sur toute femelle en chaleur, bave à la moindre sonnerie, bref ne reconnaît pas le moi. C’est pour échapper à la dépendance d’un corps symboliquement mutilé ou monstrueux que l’homme a inventé l’âme, l’idéal du moi. Or l’âme lui est plus fermée encore que le corps. Est assez généralisé le fantasme paranoïaque d’assister à ses propres funérailles, mais la véritable révélation ne serait accordée qu’à qui pourrait contempler sa propre autopsie – l’autoautopsie comme l’autoanalyse est impraticable. L’ego vivant ressemble sans doute plus à la figure de l’écorché – que l’on peut voir sur les planches anatomiques, toute en nœuds de muscles, fantasme scientifique rejoignant l’iconographie des romans de terreur gothiques – qu’aux mannequins des magazines ou aux statues des musées. L’ego, sphinx – monstre – et antihéros – bot et difforme –, est notre repoussoir. 38


un sang d’encre (V) Je suis d’un naturel maniaque, voire obsessif. Depuis sept ans, depuis ma «résurrection», l’écriture est devenue une pratique quotidienne, sur le modèle du travail poétique de Corbe qui enfante chaque jour un poème – son présent amoureux. Je n’en suis pas là: d’abord, mon approche de la poésie reste celle d’un jouisseur, j’apprécie les licences prises avec le code, j’admire la fulgurance de certaines images, je suis sensible à la musicalité des vers – mais également à celle de formules en prose –, je m’emballe en accompagnant le mouvement d’animation généralisée engendré par la subordination chez Péret, ou au contraire la rigueur chez Reverdy, l’élan chez Breton, le raccourci chez Pessoa, la dissonance chez Cros, le souffle chez Césaire – la liste serait très longue –, mais je reste distant, le vers m’est une unité artificielle; ensuite, je connais rarement l’illumination, je réécris les textes – au moins trois moutures –, ajoutant une incise, supprimant une digression, élaguant beaucoup, compliquant souvent, la formule ne m’est pas intuitive mais au contraire fruit d’un patient labeur. Or si j’ai toujours eu de l’écriture une approche formaliste – je crois que le fond résulte de la forme: pas de contenu révolutionnaire sans une forme adéquate, c’est la raison pour laquelle le cinéma hollywoodien peut se révéler fortement politique mais jamais révolutionnaire; en outre seule la forme se présente comme un problème à résoudre, le fond qui en découle est par définition soluble, dispersé, contradictoire, inatteignable, mystérieux, insoluble –, j’ai aujourd’hui tellement intégré les mesures du texte – d’où le choix d’une apparence carrée – que le souci formel n’est plus qu’un préalable, le vrai travail consistant à sonder la densité – fermeté, dureté, il s’agit d’un sondage d’ordre géologique – des mots pour y couler ma pensée et la suivre au long de ses méandres, observant presque du dehors ses étalements et ses rapides, recueillant ses alluvions, devenant à mesure que les phrases s’écrivent leur premier lecteur. Car écrire, c’est en la formulant extérioriser sa pensée, un accouchement mental. Et plus j’écris, plus les tournures me viennent facilement, plus la pensée s’excite et cherche à se verbaliser. La contrainte de taille prédéfinie – pas reprise de l’oulipo: seul Perec me paraît avoir été capable de rendre productifs les exercices de combinatoires qu’il s’imposait, en travaillant sur des unités inférieures au mot, les lettres, dépourvues de poids sémantique, pour obtenir une fable issue de la seule 39


contrainte formelle, alliant à la gymnastique des «grands rhétoriqueurs» la patience de son vrai prédécesseur, Roussel, qui découpait syllabiquement le lexique et jouait de toutes les homophonies – énerve Corbe, qui voit l’écriture comme un exercice de liberté absolue, alors que je ne conçois qu’une liberté relative, stimulée justement par la conscience d’une contrainte – ou censure, ou enfermement – mais ne me pèse pas – elle est de l’ordre de ce que j’appelle «dentelle» dans le montage d’un film: travail de limage et d’ajustement pour faire passer le faux raccord; ce n’est guère qu’un cadre: je ne crois pas qu’un peintre soit moins libre du fait de savoir d’avance que son tableau aura telles dimensions. Comme les textes sont toujours très courts, rigueur et contention commandent. Je vois l’écriture comme un artisanat particulier, parent de la miniature ou de la bijouterie – puisque il s’agit en dernier ressort d’arranger, à son propre usage, l’image de soi. Tout texte est un autoportrait. Et une confession – la preuve en est que Flaubert a reconnu, même s’il s’est rétracté par la suite, que la Bovary, c’était lui. J’écris aujourd’hui rapidement – en quelques heures – des textes qui, il y a encore peu d’années, m’auraient demandé des mois. La conséquence immédiate est que j’écris trop! D’autant que je n’ai pratiquement pas de lecteurs – excepté Corbe, dont je quête l’approbation, quitte à corriger si elle émet la moindre réserve ou critique: après tout, c’est essentiellement pour elle que je me voue à ce travail d’exposition, d’expression, ou d’expulsion, de l’intime. Surtout, l’âge aidant, la mémoire s’affaiblit et le bégaiement mental se manifeste: il m’arrive de découvrir horrifié que j’ai déjà écrit, textuellement, une phrase que j’ai polie amoureusement pendant des heures, dans un livre antérieur. Pire, j’ai déjà pris des notes pour un petit apologue paradoxal avant de constater – en vérifiant une vague réminiscence – que je l’avais déjà écrit et publié. J’en viens à croire que l’écriture, maintenant que j’ai cessé de boire, est devenue mon nouveau vice. Ce qui la sauve moralement, c’est sa totale inutilité, son absolue gratuité: au moins ne m’en serai-je jamais servi ni pour séduire quiconque – Corbe a raison de se plaindre que je ne lui presque jamais écrit de poème d’amour – ni pour obtenir la moindre reconnaissance. L’usage personnel que je peux faire de mes propres textes est d’ordre comparatif: mesurer le degré d’affabulation, vérifier une coïncidence ou une prophétie, analyser un lapsus, toujours après coup, quand les phrases se sont détachées de moi – j’ai tenté de donner, sous une forme fictionnelle, une idée de leur fonction virtuelle, dans la section «La sœur du rêve», in Écrits vains –, quand je les lis comme ceux d’un autre. 40


un sang d’encre (VI) L’autonomie du texte, sa soumission à des contraintes strictement linguistiques, ne signifie pas son absolue indépendance: l’autre côté du miroir n’est si troublant que parce qu’il est, à peine reconnaissable, quand même un reflet de la réalité de ce côté-ci. Au-delà du réalisme, l’idéal est une simplification du monde. La littérature est d’abord une mise en ordre – sens et hiérarchie, cf. supra –; mais consciente de ses lacunes, du schématisme de ses descriptions, de la grossièreté de sa psychologie, elle tente de proposer aux problèmes existentiels qu’elle traite des solutions originales, strictement verbales – la critique structuraliste s’est autant intéressée aux premières phrases, celles qui lancent la narration, qu’à celles de clôture; Vilar avait consacré un article à l’analyse du «mot de la fin» dans les grandes pièces du répertoire –, inutilisables dans la vie courante mais servant de référence, caractérisant une attitude sinon héroïque romanesque, par rapport à laquelle chaque lecteur peut composer la sienne. Les êtres imaginaires et les personnages mythiques – le sphinx et Œdipe, fantômes, anges et démons – peuplent mes textes, doubles exemplaires avec lesquels aucune «identification-projection» n’est possible. Ils sont pourtant l’incarnation de tendances réelles, le reflet métaphorisé de contradictions bien humaines. Dès que nous prêtons quelque signification au visible, même si le symbole reste indéchiffrable, nous le ramenons à une dimension verbale, nous le préparons à une transsubstantiation en littérature – de même que géomètres et arpenteurs mesurent le territoire pour le changer en carte. En le couchant sur le papier, qui écrit interprète le monde à sa toise, en fait son image – J’ai souvent cité la parabole de Borges sur le cartographe qui s’aperçoit qu’il a finalement tracé son propre portrait –, et le monde en devient, non pas plus riche mais plus mystérieux, porteur du mystère de l’auteur – le chevalier blanc comme le lapin blanc sont bien sûr des figurations de Carroll lui-même, mais surtout l’univers d’Alice obéit à une logique, car Carroll était mathématicien, déroutante car elle n’a par définition pas cours dans la vie courante, anarchique et chaotique. La création originelle n’est jamais achevée, la nomination initiale s’avère pauvre, il faut constamment les reformuler. Les clichés figés de la langue reflètent les croyances et l’idéologie qui les a fait naître, comme elles ils se prétendent pérennes, comme elles il convient de les renverser. Les écrits 41


ne doivent rester que pour assurer leur renouvellement, leur succession. À chaque texte, une facette inédite d’un infime fragment du monde se compose – tout auteur, même Balzac, sait pertinemment que l’univers ne tient pas dans un livre mais secrètement nourrit le fol espoir qu’une grande, très grande bibliothèque pourrait le contenir presque en entier; seule cette conviction le pousse à continuer d’écrire –; Bouvard et Pécuchet ont entrepris le catalogue des travers du monde, Savinio la redéfinition des concepts de base pour son Encyclopédie nouvelle; un simple haïku, un aphorisme participent à ce grand œuvre de l’«alchimie du verbe» – à condition bien entendu que l’auteur ne borne pas son ambition à plaire, distraire ou amuser le public, c’est-à-dire à l’endormir comme on raconte aux gosses des histoires à l’heure du coucher, à le traiter en enfant voire à le faire régresser. Le texte final est toujours insatisfaisant; il ne restera donc pas final – Beckett dirait que la prochaine fois on «ratera mieux»; Marx avait beau affirmer que «la recherche vraie, c’est la vérité déployée, dont les membres épars se réunissent dans le résultat», il savait que le résultat est toujours repoussé – mais il est bon de croire que chaque texte est le dernier de même que les stoïciens recommandaient de vivre chaque jour comme si l’on devait mourir le lendemain. L’écriture pourrait paraître une activité schizophrène – on s’enferme dans l’imaginaire – ou paranoïaque – on est investi de la toute-puissance à l’égard des personnages inventés et des fictions contées –; or la réalité s’immisce dans le texte comme elle se glisse sous la porte de la chambre où l’on s’est enfermé à double tour dans l’apologue de Kafka, ne permettant ni la clôture ni l’arbitraire; les mots savent contourner autorité et censure; tout en feignant la soumission, ils conservent l’initiative et imposent à l’écrivain leur vérité. Sensations et sentiments en s’écrivant sont médiatisés – le contraire de la «vie immédiate» dont se languissait Éluard –, deviennent rhétoriques. La vérité qui se dégage de l’encre n’a pas la limpidité de son allégorie au sortir du puits. D’où les constantes réserves et restrictions: l’affirmation catégorique est une clause de style. Ce sont justement ses ambiguïtés, les issues qu’il ménage à la pensée, qui font du langage simultanément un refuge et un labyrinthe – deux espaces qui ont tout de la prison mais ne sont pas perçus comme tels. En célébrant le monde, on s’en protège – comme de tout tyran. On a le choix, pour voyager, entre le manuel de géographie, le guide touristique ou les romans de Conrad ou London. Mieux vaut, comme Roussel, ne jamais débarquer. «Words, words, words»: l’encre ou la vie! 42


avec l’eau du bain (V) Un conte de Borges, «L’approche d’Almotasim», derrière une assez lourde allégorie quant aux marques que ne pourrait manquer de laisser le passage sur terre d’une divinité, définit bien la vanité des traces que la crainte du complet effacement pousse les hommes à imprimer, qui ne leur garantissent aucune survie car toute expression compréhensible est trahison de la pensée essentiellement volatile: il est inutile d’essayer de rassembler les morceaux du cadavre d’Osiris, plus encore d’embaumer le souvenir du passage d’un mortel, de sauver ses écrits, voire de partir à la «recherche d’une âme à travers les reflets délicats qu’elle a laissés sur d’autres âmes». En effet, feux follets, l’éclat que nous pouvons répandre n’est indice que de l’avancée de la décomposition interne – la vie est un processus de mortification, dont la lenteur relative dépend du point de vue adopté; Pessoa définit l’homme comme un «cadavre ajourné qui procrée»; Beckett résume: «À cheval sur une tombe et une naissance difficile. Du fond du trou, rêveusement, le fossoyeur applique ses fers». Toutefois, la conscience de sa mortalité est aussi ce qui engendre et entretient chez l’homme l’insatisfaction et, parfois, la créativité. Je laisserai derrière moi des films, des livres et des enfants, ma dérisoire contribution à l’amélioration du monde. Je n’ai jamais milité – me jugeant proche et fiable, un «collègue» m’a proposé de suivre des «écoles» du parti, une première interne à la cellule des enseignants d’Aix, une seconde au niveau départemental, avec l’espoir qu’à leur issue je prendrais ma carte; j’ai accepté mais aucune de ces «formations» n’a emporté mon adhésion; pourtant l’enjeu m’intéressait car, à l’approche des élections qui allaient porter Mitterrand au pouvoir, pour la première fois depuis le Front populaire, le parti envisageait sérieusement de changer de stratégie et de discours, de passer de l’opposition au gouvernement. Mes convictions libertaires m’ont conduit à refuser aussi bien la discipline partidaire, pourtant routinière, que celle, paramilitaire, exigée par le passage à la clandestinité et l’activité terroriste, alternatives sur quoi, dans les années 70, après mon périple africain, débouchaient logiquement mes engagements politiques. J’affiche depuis une attitude sceptique sinon indifférente: je suis prêt à courir tous les risques mais ne crois plus à la révolution – profondément, je suis convaincu que la servitude des hommes est toujours, peut-être pas volontaire, car le choix est un privilège de 43


classe, minimement confortable. Sur ce plan, je me sépare de Corbe qui a trouvé dans le discours de Tom Joad, à la fin du film de Ford adapté des Raisins de la colère de Steinbeck, la formule dont elle a fait sa devise: «Partout où des hommes luttent, c’est là que je serai» – ce qui lui vaut des sollicitations sans nombre, dont ma réputation d’ours me protège. Mon opposition aux valeurs sociales se traduit par des refus, aussi bien des concessions nécessaires à la reconnaissance institutionnelle que des règles de politesse, des rites de sociabilité, des courbettes, voire des sourires, mais encore des communications de masse – nous n’avons pas la télévision, ne lisons pas les journaux, n’utilisons pas de téléphone portable, n’appartenons à aucun des réseaux sociaux d’internet: j’ai même conçu un mode de relation externet basé sur la présence et le contact physique. Bref, une faible participation. Pourtant je ne chéris pas ma «vie intérieure» et reste persuadé que l’existence ne peut gagner de sens que dans la façon d’être au monde. Je suis un médiocre consommateur: en dehors du café ou de la taverne, je ne fréquente aucun magasin, ni boutique ni supermarché; je n’éprouve pas le besoin de renouveler ma garde-robe, je n’aime pas les bibelots, je n’achète aujourd’hui presque plus de livres ni de films en DVD – mais je dois avouer que j’en ai acquis des milliers, qui tapissent les murs de notre maison et débordent jusque dans celle de ma fille aînée. Même si nous n’en arborons pas les signes extérieurs, si nous dédaignons le confort matériel et ne fréquentons pas les cercles de notre milieu, nous n’en sommes pas moins des bourgeois, jouissant d’un considérable capital symbolique – et pas seulement puisque les «droits d’auteur» de Corbe ont suffi à financer mes films qui, malgré l’absence de salaires, réunissent des dizaines de collaborateurs qu’il faut au moins nourrir, sans parler des frais techniques, mon esthétique étant plus proche du studio que du néo-réalisme, mon cinéma «pauvre» parent de la superproduction, mon modèle absolu Fellini; en outre, ayant à une époque réglé notre vie en fonction d’emprunts à rembourser, nous avons acquis des habitudes d’austérité relative qui depuis nous ont permis de ne plus compter nos dépenses. Mais surtout la liberté fait partie de nos privilèges – je n’ai jamais hésité à démissionner d’un poste ni à quitter un pays; je ne reste à Porto qu’à cause de Corbe, mon «Hiroshima». Je pourrais adopter la figure du promeneur comme idéal. Le statut d’étranger me sied, plus que pour des raisons géographiques, du fait d’un nomadisme mental, entre la curiosité qui me pousse et le détachement qui me fait dériver. L’amour de Corbe aura été mon ancre. 44


la route du soi (VI) Dans la formulation cartésienne, l’ego, personne verbale, entité linguistique, préexiste à la conscience – qui n’est elle-même probablement qu’une capacité d’énonciation – comme une qualité inhérente au sujet locuteur, sans qu’ait à être déclinée ni détaillée cette identité: la confusion naît d’un statut ambigu: générique en tant que pronom, individuel en tant que personne, même de conjugaison. Le moi est ainsi un donné que le sujet doit remplir, ne gagnant consistance que biographique. Une vie, en dehors des tâches, servitudes et obligations sociales, se ramène essentiellement à la construction d’un ego – à quoi participent routines, divertissements, expectatives et passions. En ultime analyse, elle se confond avec. Si bien que le moi, jusqu’au moment de la mort – d’une part parce que cette dernière épreuve est jugée décisive pour connaître la trempe du moi, d’autre part parce qu’au-delà de cette limite, comme dit Proust, «l’être que je serai après la mort n’a plus de raison de se souvenir de l’homme que je suis depuis ma naissance» –, n’est jamais qu’un édifice provisoire, le trou d’une fondation, peut-être seulement son plan. L’invention de l’ego correspond au «choix libre que l’homme fait de soi-même» qui, selon Sartre dans la conclusion de son Baudelaire, «s’identifie absolument avec ce qu’on appelle sa destinée.» On n’est pas, on devient, comme le forgeron en forgeant, comme les trente de La conférence des oiseaux qui, partis pour élire leur roi, s’aperçoivent au terme du voyage qu’ils constituent à eux tous le mythique monarque – le simurgh –; Carrière, en concluant son adaptation, synthétise la morale soufi de Farid ud-Din Attar: «vous avez fait un long voyage pour arriver au voyageur». La métaphore du voyage pour définir la vie ne va pas sans ambiguïtés et paradoxes: si le nomade indubitablement s’enrichit, au moins sur le plan spirituel, au cours de ses pérégrinations, il ne saurait s’encombrer de bagages sous peine de devoir interrompre sa quête – c’est ce qui le distingue de l’aventurier, qui est un colon sauvage, comme de l’émigrant: tous deux ne sont partis que pour faire fortune, tous deux dès le départ comptaient revenir –; c’est au contraire en se dépouillant – de choses et d’idées héritées, superflues, et en fait étrangères, adoptées comme une carapace ou un grigri, par conformisme et par peur – qu’on pourra donner le jour à l’ego. Le trajet est une ascèse; l’autre voyage – la mort – prolonge le premier. En explorant 45


le monde, c’est soi qu’on doit découvrir, ou plutôt fabriquer, quitte à laisser la part belle à l’imagination. L’ego pourrait n’être qu’un récit, des mémoires éventuellement arrangées, une fiction. En dernière instance le moi n’appartient pas à la conscience du sujet mais au regard d’autrui – qui est, selon Heidegger, le seul mode d’existence –; vérité ou mensonge, sans se confondre, deviennent, comme dans toute histoire, relatifs: le moi est dans la formulation. Paradoxalement, c’est en se confiant à autrui, à son jugement, à son amour, en renonçant à imposer un ego fantasmatique qu’on peut réaliser – rendre réel – le moi. C’est en se plaçant sous la dépendance de l’être aimé – Desnos a bien formulé l’alternative: la liberté ou l’amour – qu’on peut enfin naître, et n’être que soi. Car la naissance de l’ego ne va pas sans douleurs. Il faut que l’autre nous force à être nous-mêmes pour que, abandonnant à regret paresse et confort, nous entreprenions cette création, aussi difficile que le grand œuvre des alchimistes – l’homuncule ou le golem sont des figures extériorisées de l’ego. Il va sans dire que l’amour, tel qu’il est envisagé ici, n’a guère de rapport avec la romantique «passion» amoureuse, adolescente et conventionnelle, fugace et complaisante, capable de tous les compromis, ni même avec l’«amour fou» formulé par Breton: plutôt que l’affirmation de la toute-puissance du désir – conception non exempte de machisme –, c’est la reddition que permet en ce cas l’amour. Le désir est certainement plus animal, voire machinal – Deleuze et Guattari assimilent l’homme à une «machine désirante» –, que personnel – ces considérations n’impliquent aucun jugement de valeur: doutant de la consistance d’un ego, je lui dénie la moindre utilité; il n’est qu’un embarras, son possesseur n’en retire nul profit; aussi est-il compréhensible que l’humanité, profondément, se préfère, sous ses habits, amplification de la feuille de vigne édénique, bestiale et sans âme ni ego, soumise au désir, cultivant la jouissance. Il se trouve que j’ai pu vivre un amour de cet ordre pendant plus de trente ans – parce qu’au départ Corbe s’est aveuglément, sans réserve, remise à moi; mais une vie s’est avérée brève pour me désarmer, dévêtir, désenchaîner de cette seconde peau que je prenais pour mon inviolable ego, pour sortir de l’ombre, pour devenir enfin l’«ombre de moi-même» – et que, sans fusionner – je ne crois ni à la reconstitution du mythique androgyne originel ni à l’osmose spirituelle: la conjugalité, en dépit de l’amour, reste le champ d’exigences et de conflits permettant à chaque partenaire de se dépasser –, nous avons forgé un nous où chacun est l’ombre de l’autre, solidaire, inséparable. L’ego, c’est l’autre. 46


les territoires du gris (VI) Le domaine du gris est la vie végétative, repliée, concentrée, méditative, la vie mentale – les cellules grises – par opposition au mouvement conquérant, expansif, bouillonnant de la vie active, de l’effort physique et de la prolifération. Grise est la poussière des origines – à quoi l’on doit retourner –, grise est la cendre après la flambée. Aussi l’affirmation vitaliste choisit-elle la couleur, toutes les couleurs, contre le gris. Presque trente ans après avoir commencé à peindre, à partir de 1949, Mark Rothko a mis au point son dispositif pictural qu’il n’abandonnera plus: un, deux ou trois rectangles de couleur s’inscrivent sur un fond lui-même coloré; les contours ne sont pas tracés, le contraste entre les couleurs, généralement vives, suffit à délimiter les aires à l’intérieur du tableau; l’orientation est généralement dans le sens vertical – cadrage de portrait –, les rectangles échelonnés les uns au-dessus des autres, mais peut passer à l’horizontale – cadrage de paysage –: au vrai, un même tableau peut se prêter aux deux positions. La structure, simplifiée à l’extrême, renvoie à la fois à une fenêtre – seule vraie concurrente, à partir du XVIIIe siècle, du tableau qui fonctionne comme une fausse ouverture sur le mur du salon – et à une toile – le fond qui déborde les rectangles fonctionne comme un cadre –: toute l’œuvre de Rothko assume une signification métapicturale. La variation des couleurs obéit, plus qu’à quelque esthétique subjective, à une expérimentation systématique, comme pour en tirer une table opératoire sur le modèle des classifications chimiques, des contrastes. Chaque toile est autonome et simultanément inscrite dans une série infinie, pièce d’un traité de peinture, pouvant servir de référence et dépassant son «auteur». Pourtant, au bout de vingt ans, se multiplient les toiles «grises et brunes», comme si le peintre avait fini par épuiser le spectre coloré et les passions qui lui correspondent. Le gris et le noir chassent rapidement les autres couleurs. Quand le noir se grise et le gris se fonce, le dernier contraste s’abolit et le peintre met fin à ses jours. La personne la plus vitale que j’aie jamais rencontrée a décidé de fondre sa vie – sa destinée? – à la mienne. Son amour absolu de la vie est refus catégorique, impératif, de la mort. Elle a tôt troqué ses vêtements noirs, qui lui avaient valu son surnom, pour des habits tropicaux aux teintes vives, comme pour en illuminer le monde à son entour. Elle sait colorer même la vieillesse et dernièrement s’est mise 47


à recycler des sacs en plastique pour confectionner des cibles multicolores capables de faire échec aux ténèbres et à l’angoisse. Telle une abeille qui, en toute logique poétique, commencerait par semer des fleurs, elle assume le devoir d’injecter des couleurs au monde, ou plutôt, si l’on considère les déboisements et désertifications déjà accomplis, de les lui restituer. Il ne s’agit pas tant d’une mission – qui supposerait quelque transcendance – que d’une attitude à l’égard du monde et de son prochain: acceptant le principe de solidarité universelle, donc de mutuelle dépendance, elle assume de commencer par offrir. Son domaine est la langue, qu’elle habite – elle a gagné, à l’occasion de rédaction de lettres d’amour pour les bonnes de ses parents, le goût d’écrire à la commande, à la demande – autant qu’elle en est habitée – elle est possédée par les vers formés dans sa tête durant la journée et ne trouve de repos qu’après les avoir couchés, presque comme des enfants, par écrit –, mais elle n’établit pas de hiérarchie dans la création, s’est mise à la vidéo pour se rapprocher de moi, consacre autant de temps et d’attention à la broderie qu’à l’élaboration d’exercices scolaires pour ses petits enfants, toujours affairée, répugnant seulement à achever les choses. D’une certaine façon, je vis dans son ombre – elle ne craint pas l’encombrement matériel, si bien que la maison commune, à force d’accumulation tant de papiers que de tableaux ou de bibelots ressemble au musée du Caire ou à une boutique d’antiquaire: je ne peux m’y sentir que chez elle – mais toute sa vie durant je lui aurai fait de l’ombre: je ne doute pas que ses dons exceptionnels, sans mon radicalisme et mon asociabilité, lui auraient valu la reconnaissance publique, voire institutionnelle, si elle n’avait toujours tenu à lier sa trajectoire à la mienne. D’elle, j’ai appris la puissance illimitée de l’amour, qui m’a fourni la force de pouvoir m’engager dans des projets lourds – et dispendieux: tournage de films, édition de livres – en faisant fi des mécanismes et des valeurs de leur production sociale courante, parvenant même à des modes de fabrication, sinon légers, festifs. D’elle j’ai tout appris, devant redéfinir chaque idée, chaque concept avant de l’accepter, l’adopter ou le rejeter: paradoxalement, son intuition poétique infaillible m’a rendu cartésien. J’évoquerai ailleurs sa poésie, mais d’elle j’ai bien sûr appris le passage de la lecture à l’écriture. Pourtant, sans doute porté-je en moi «trop de nord» – le nord est un autre nom du gris – pour être «l’homme de la pleine adhésion»: j’ai trop flirté avec la mort pour m’en détourner. Les fleurs fanent, les papillons meurent sans provoquer de déluge: la beauté est éphémère, condamnée. 48


avec l’eau du bain (VI) On dit que «de la discussion naît la lumière», que le conflit est productif, que rien ne s’obtient sans lutte. Je ne suis pas un combattant, ma résistance est surtout passive, en fait mes guerres sont internes, dans ma tête et dans mes tripes. Si la théorie de la relativité expose clairement comment la situation dans l’espace-temps détermine la perception et toute la reconstitution de l’univers, elle ne résout pas pour autant le problème du choix, conjoncturel et immotivé, de cette position précise plutôt qu’une autre. Or toute philosophie aboutit à cette impasse de l’arbitraire de la conscience individuelle – Descartes, en la posant d’emblée, comme pierre fondatrice, condition même de l’être, ne fait que contourner la difficulté. Les desseins impénétrables d’un dieu n’y répondent pas plus que les disputes et rivalités entre divinités païennes. Même le «hasard objectif» de Breton, seule solution qui ne fasse pas intervenir la transcendance, me paraît annoncer la dérive alchimique et mystique des dernières années. Quand ils axent leur réflexion sur le rapport au monde indifférent, les «existentialistes» ont déjà posé un sujet qui perçoit et réagit – par la nausée ou l’engagement. L’«absurde» camusien, qui fait dépendre la déception d’un désir, se situe dans la même perspective. L’individu ne se satisfait pas d’une appartenance à l’espèce – tout enfant s’est à un moment cru unique. Bien qu’on sache pertinemment que les «choix» d’une vie reposent sur des illusions, des erreurs, des coups de tête et des lâchetés, on veut trouver un sens à la «destinée» que leur succession a dessinée. La ligne est rarement droite, la fortune est buissonnière. La curiosité commande, plus encore que le désir. On joue sa vie – et on la perd «par délicatesse» –; or tout joueur est fataliste: le mot «aventure», étymologiquement, signifie «ce qui doit arriver» et s’inscrit dans une conception déterministe de l’existence. Je me suis convaincu que mes errances devaient me mener droit au lieu improbable où je rencontrerais Corbe; que les tournages ont été l’occasion de nouer de solides amitiés imprévisibles; que l’enseignement, favorisant séduction et jeux amoureux, m’aura permis de mesurer la vanité des passions que je n’avais pas vécues pendant l’adolescence; que le suicide, en me plongeant dans les limbes, m’a introduit dans l’«espace littéraire» où le verbe substitue la chair; qu’enfin mes bêtises, contradictions, lâchetés, voire trahisons, me sont pardonnées si elles doivent engendrer et nourrir 49


un texte. Mais aucun film ni livre ne saurait racheter mon indignité: Corbe est justement l’incarnation des idéaux dont je n’ai pas été à la hauteur, je ne suis même pas capable de me contenter d’être son ombre. Car en me vouant un amour inconditionnel, elle s’est placée en situation d’absolue dépendance, plus paralysante encore pour moi que pour elle. Si bien que c’est d’elle que je tire énergie, encouragements, confiance – sans parler de toutes les tâches matérielles de production et de relations publiques qu’elle prend en charge – pour me lancer dans des projets a priori impossibles – nous sommes devenus spécialistes en miracles. Avec son consentement, et même sa participation active et ravie, je l’ai en quelque sorte vampirisée toute ma vie. Et mon écriture oscille sans cesse entre le dialogue avec les morts et l’hommage à ma compagne – qui leur dispute le territoire de la poésie au nom du triomphe de la vie. Écrire, sachant qu’elle sera la première et la plus attentive lectrice du texte, est une façon de croiser, plus que nos destins, nos rêves – souhaits comme angoisses. Elle m’a souvent attendu, a développé un complexe de Pénélope – ces jours-ci, elle s’est mise à la broderie. Elle aurait voulu m’accompagner partout – jusqu’en mon enfer. Je soupçonne qu’elle poursuit son œuvre en vidéo, dont j’assure au moins la phase de montage – bien que sa soi-disant incompétence à manipuler les «machines» soit une pure coquetterie: elle pourrait sans problème se passer de mon aide –, aussi pour accompagner ma recherche sur l’image, suivre au plus près mon cheminement mental. Les incidents et discussions quotidiens se retrouvent dans ses poèmes, à l’instar de l’élaboration des rêves, et son travail de sublimation répond aux doutes que j’ai pu formuler la veille. Exorcisme, son écriture sait repousser les spectres que la mienne suscite. D’inspirations opposées, nos textes au mieux apparaîtront complémentaires – comme nos horaires: à elle l’émerveillement diurne et la rédaction nocturne, à moi l’obsession insomniaque et le travail matinal –; cette dialectique du verbe en est venue à former le noyau de notre amour: dans l’impossibilité de fusionner, chacun a incorporé l’autre, chacun s’est fait vautour niché dans le foie de l’autre. Le paradoxe du prisonnier, formulé par Kafka dans sa «Lettre au père» vaut pour le monde comme pour l’amour, mais il faut ajouter que celui qui se sait captif, qui accepte cette condition comme moyen, sur le modèle des héros stendhaliens, de parvenir à soi – chacun est son propre minotaure, c’est en vain que Dédale et Icare ont cru s’évader –, pourra se reconnaître en l’autre; voir le monde à son image; haruspice, déchiffrer dans ses entrailles le sens du labyrinthe tracé par ses pas. 50


table des matières

la route du soi (I) les territoires du gris (I) un sang d’encre (I) avec l’eau du bain (I) les territoires du gris (II) les territoires du gris (III) la route du soi (II) un sang d’encre (II) avec l’eau du bain (II) avec l’eau du bain (III) la route du soi (III) un sang d’encre (III) un sang d’encre (IV) les territoires du gris (IV) avec l’eau du bain (IV) la route du soi (IV) les territoires du gris (V) la route du soi (V) un sang d’encre (V) un sang d’encre (VI) avec l’eau du bain (V) la route du soi (VI) les territoires du gris (VI) avec l’eau du bain (VI)

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